Mardi 11 avril 2023
- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de Mme Christelle Rouillé, directrice générale, MM. Arthur Parenty, responsable des affaires publiques, de Hynamics, et Bertrand Le Thiec, directeur des affaires publiques du groupe Électricité de France
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Après avoir entendu la semaine dernière les groupes Engie et TotalEnergies, notre mission d'information reçoit aujourd'hui le groupe EDF, en particulier sa filiale hydrogène, Hynamics, créée en 2019.
Nous avons ainsi le plaisir d'accueillir cet après-midi Mme Christelle Rouillé, directrice générale de Hynamics, M. Arthur Parenty, responsable des affaires publiques de Hynamics et M. Bertrand Le Thiec, directeur des affaires publiques du groupe EDF.
Cette réunion fait l'objet d'une captation vidéo diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, qui pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande.
Madame la directrice générale, Messieurs, notre mission d'information est composée de membres issus des différentes commissions, qui représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
Le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et de l'hydrogène vert représente un enjeu important pour la France et l'Union européenne en vue d'atteindre l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050, mais aussi pour notre souveraineté et la compétitivité de notre économie.
Après avoir entendu de nombreux acteurs publics travaillant sur les stratégies à mettre en oeuvre, des centres de réflexion et des organismes de recherche, il nous importe d'avoir la vision des industriels et, singulièrement, celle des producteurs d'énergie.
Premièrement, il s'agit de comprendre comment votre groupe s'adapte à l'ambition européenne qui se dessine et qui constitue, à certains égards, un véritable changement de paradigme dans le domaine de la mobilité.
Deuxièmement, il est question d'apprécier ce que représentent les perspectives de développement des biocarburants, des carburants de synthèse et de l'hydrogène vert dans le portefeuille d'activités d'un groupe comme EDF, mais aussi d'analyser ce qui peut aujourd'hui freiner la croissance de ces filières, que ce soit sur le plan réglementaire, sur le plan technique ou en termes d'accompagnement fiscal ou financier.
La France et l'Union européenne n'évoluent pas dans une bulle isolée du reste du monde et nous devons faire face à des stratégies de développement industriel très ambitieuses, voire agressives, de la part de certains États, comme c'est le cas avec l'Inflation Reduction Act américain.
Il ressort des stratégies qui se dessinent que l'hydrogène vert et les carburants de synthèse sont appelés à contribuer, de manière significative, à la décarbonation de certains modes de transports, en particulier la mobilité lourde. Plusieurs personnes auditionnées ont toutefois souligné la rareté des ressources disponibles.
La mission d'information a ainsi été alertée sur les tensions pouvant exister entre les besoins en électricité indispensables pour atteindre les objectifs de décarbonation fixés par l'Union européenne, d'une part, et la capacité à produire cette électricité de manière décarbonée à la hauteur de ces besoins, d'autre part. Sur ce sujet, le point de vue du groupe EDF nous intéresse particulièrement, tout comme son analyse des débats en cours au sein de l'Union européenne sur la prise en compte, de manière adéquate, de la contribution de l'hydrogène décarboné, au même titre que celle de l'hydrogène renouvelable. Vous pourrez également nous faire part de votre appréciation des mérites comparés des stratégies de développement française et allemande de la filière hydrogène, puisque vous détenez une filière en Allemagne.
Notre rapporteur, M. Vincent Capo-Canellas, vous a adressé un questionnaire qui peut servir de guide à votre propos liminaire. Toutefois, il nous importe avant tout de connaître votre vision stratégique des enjeux abordés au travers de cette mission.
Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur, puis à l'ensemble de mes collègues, qui vous poseront un certain nombre de questions. Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées.
Madame Rouillé, je vous cède la parole pour une quinzaine de minutes.
Mme Christelle Rouillé, directrice générale de Hynamics. - Je vous remercie de l'opportunité qui nous est offerte de partager avec vous la vision du groupe EDF, que je représente en tant que directrice générale et fondatrice de Hynamics, quant au développement de la filière française de production de carburant synthétique durable et d'hydrogène bas-carbone.
Nous sommes convaincus du rôle majeur de l'hydrogène et de ses dérivés, également qualifiés de carburants de synthèse selon leur utilisation, dans la décarbonation de notre économie, en particulier de l'industrie et des transports lourds. À ce titre, je salue l'angle d'approche de cette mission d'information qui, au-delà des seuls biocarburants, traite de l'ensemble des carburants de substitution, qui sont avant tout complémentaires, et non pas exclusifs les uns des autres, pour faire face à l'immense défi de la réduction des émissions des transports de longue distance.
Ainsi, en avril 2022, le groupe EDF a présenté son plan hydrogène, véritable plan industriel comme les plans relatifs au solaire ou au stockage électrique du groupe, qui mobilisera jusqu'à 3 milliards d'euros d'investissement afin de développer, d'ici à 2030, des projets d'hydrogène électrolytique, c'est-à-dire produit à partir de l'électrolyse de l'eau grâce à de l'électricité renouvelable et bas-carbone, pour une capacité de près de 3 gigawatts.
Cet hydrogène servira à décarboner les secteurs où l'électrification directe s'avère encore difficile sur le plan technologique, voire parfois impossible. C'est le cas de certaines industries lourdes, comme la chimie ou le raffinage, actuellement consommatrices d'hydrogène carboné, mais aussi du secteur de la mobilité lourde où les véhicules à batterie ne peuvent pas assurer le même service que ceux fonctionnant à l'hydrogène. De façon complémentaire, les carburants de synthèse apparaissent particulièrement prometteurs pour décarboner les transports aérien et maritime.
Ce plan hydrogène est l'aboutissement de plusieurs décennies de recherche et développement afin de maîtriser la chaîne de valeur de l'hydrogène et la technologie de l'électrolyse, notamment grâce à une prise de participation du groupe EDF dans la société française d'électrolyseurs, McPhy, en 2017.
Cette montée en compétence et la maturité technologique du procédé ont ensuite motivé la création, en 2019, de Hynamics, filiale du groupe EDF dédiée à la production et à la commercialisation de l'hydrogène bas-carbone. En 2021, un premier projet, conduit en partenariat avec la communauté d'agglomération de l'Auxerrois, a été d'alimenter les premiers bus de cette agglomération et, demain, des camions. En outre, sous réserve des résultats de l'appel d'offres en cours, certaines régions, comme la région Bourgogne-Franche-Comté, se doteront de trains à hydrogène. Une deuxième station sera mise en service à Belfort d'ici à l'automne et une dizaine d'autres le seront d'ici à 2025. Ces premiers projets, reposant majoritairement sur des usages publics, sont essentiels à la maîtrise de l'électrolyse de l'eau, pour conduire les grands projets industriels de demain.
Il s'agit du deuxième secteur d'activité que nous abordons désormais, au sein duquel on peut distinguer deux catégories : d'une part, la substitution d'hydrogène carboné, actuellement consommé dans l'industrie, par de l'hydrogène électrolytique - ce que nous développons avec le chimiste Borealis au sein de la plateforme industrielle de Ottmarsheim pour décarboner la production d'ammoniac servant à la fabrication d'engrais agricoles -, d'autre part, la valorisation des émissions de CO2 qualifiées de fatales, c'est-à-dire inhérentes à certains procédés industriels comme la décarbonation du calcaire pour fabriquer du ciment. Dans ce cas, le CO2 capté à la sortie des cheminées d'une cimenterie est recombiné à l'hydrogène afin de produire des molécules de synthèse de méthanol, pouvant être utilisées comme carburant dans les navires ou les avions. C'est ce que nous développons avec le cimentier français Vicat, à Montalieu-Vercieu, pour produire du méthanol de synthèse destiné au secteur maritime, notamment pour de gros armateurs comme CMA CGM.
L'objectif de la France en matière d'hydrogène - 6,5 gigawatts d'électrolyse installés en 2030 - est particulièrement ambitieux. Parallèlement, l'Union européenne a relevé ses objectifs au travers du paquet « Fit for 55 » (Ajustement à l'objectif 55), présenté après le déclenchement de la guerre en Ukraine, que ce soit en matière d'hydrogène renouvelable consommé, de décarbonation de l'industrie, mais aussi de transports, en particulier maritime et aéronautique. Ces objectifs, essentiels en vue d'atteindre la neutralité carbone en 2050, nous obligent à accélérer le développement de cette filière, ce qui peut être accompli uniquement sur la base de certains prérequis encore actuellement non sécurisés.
Tout d'abord, il est fondamental de dépasser le clivage entre les différentes couleurs de l'hydrogène électrolytique. Les besoins en hydrogène ou en carburants de synthèse sont massifs. Aussi, toutes les sources d'électricité décarbonée doivent contribuer à leur production afin d'atteindre nos objectifs. Nous appelons donc à un traitement équivalent de la molécule produite dans le cadre des politiques de soutien fondées sur l'empreinte carbone, quelle que soit l'origine de l'électricité utilisée.
À la différence de voisins comme l'Allemagne, la France dispose de l'avantage majeur d'avoir accès à un mix électrique largement décarboné, ce qui permet aux électrolyseurs d'être raccordés au réseau électrique et de produire, en volumes importants et sans intermittence, de l'hydrogène à la fois compétitif et vertueux sur le plan environnemental. Si les volumes d'électricité requis pour répondre à nos besoins en hydrogène sont très importants, les objectifs européens de décarbonation du secteur maritime et de l'aéronautique entraîneront, de la même façon, une très forte demande en carburant de synthèse, dont la fabrication nécessite également du CO2. Il apparaît alors comme particulièrement pertinent de valoriser les émissions de CO2 dites fatales, comme celles des cimenteries, dont les fumées très concentrées réduisent le coût du captage, mais surtout pour lesquelles il n'existe pas d'autres solutions de décarbonation. En effet, la grande majorité des sites français de cimenterie sont situés dans les terres, à proximité des réserves de calcaire, et n'ont pas forcément accès aux futures infrastructures de transport du CO2 vers des cavités géologiques afin d'y être stocké de façon permanente.
Malgré cela, l'Union européenne souhaite, à l'avenir, limiter la possibilité de valoriser le CO2 uniquement au CO2 dit biogénique par opposition au CO2 industriel. Ce gisement de CO2, issu de la combustion de biomasse, étant plus diffus et disponible en quantité limitée au regard de l'importance de la demande, nous préconisons la mise en place d'une distinction juridique entre CO2 industriel et CO2 dit fatal, afin de pouvoir valoriser ce dernier.
Enfin, le déploiement des mécanismes de financement public doit être accéléré. Les projets existent, mais les mesures de soutien prévues par l'ordonnance relative à l'hydrogène de février 2021 se font encore attendre et les délais d'instruction des projets pionniers, soumis à la validation de la Commission européenne, engendrent des retards importants par rapport aux calendriers initiaux.
Ainsi, si la stratégie nationale hydrogène définit les bonnes priorités et dispose d'une enveloppe budgétaire conséquente, l'enjeu est aujourd'hui de concrétiser ces ambitions en engageant les crédits déjà annoncés. Nous constatons que la France, pourtant précurseure en matière d'hydrogène, est rattrapée par des pays qui, malgré leur retard initial, ont donné davantage de visibilité à la filière en finalisant rapidement leurs politiques publiques de soutien.
Pour conclure, nous avons en France toute la chaîne de valeur pour réussir le développement de cette filière stratégique, essentielle à la souveraineté énergétique européenne. Pour ce faire, nous devons accélérer la stabilisation du cadre réglementaire et l'engagement des financements publics.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Merci pour ce plaidoyer dynamique et fort en faveur de l'hydrogène.
On s'attend à ce qu'EDF plaide pour l'électrification des transports et de l'industrie. Tel n'est pas votre cas. Comment justifiez-vous cette contradiction apparente ? Certains experts voient en l'hydrogène un complément à l'électrification, en tout cas en matière de transport. Pour les poids lourds, certains nous disent d'oublier l'hydrogène. Vous avez sur ce sujet également un point de vue différent.
En matière de sûreté et de sécurité, partagez-vous les conclusions du Conseil général de l'économie et de l'Inspection générale de l'environnement et du développement durable, qui ont émis des réserves ?
Que pensez-vous de la multiplication des électrolyseurs et des difficultés à développer les gigafactories ? Votre expérience nous sera utile sur ce point.
En matière de transport, vous avez plaidé pour les bus et pour les trains à hydrogène. Est-il possible de régler les problèmes de décarbonation pour ces modes de transport ? Où en êtes-vous avec la SNCF ? Voyez-vous une solution pour les petites lignes ? Y a-t-il une concurrence entre l'hydrogène et les carburants de synthèse ou procèdent-ils de la même logique ?
Vous avez évoqué les projets dont la mise en oeuvre est en retard. Pourriez-vous nous renseigner un peu plus sur ce sujet ? Certains acteurs nous ont dit être prêts à développer l'hydrogène, mais que les appels à projets ne sont pas suivis de financement.
Mme Christelle Rouillé. - La meilleure des électrifications reste l'électrification directe. On a recours à l'hydrogène lorsqu'il n'y a pas d'autres possibilités.
Lorsque les chauffeurs de bus doivent parcourir une distance de 300 kilomètres, lorsqu'ils ont besoin d'une énergie embarquée importante et de pouvoir charger leur véhicule en quelques minutes, il est préférable d'avoir recours à l'hydrogène plutôt qu'à une batterie électrique. À cet égard, nous travaillons en totale collaboration avec les opérateurs, qu'il s'agisse de Transdev ou de Keolis, afin d'optimiser la fourniture de l'hydrogène au bon moment, en fonction des contraintes des chauffeurs de bus notamment. Dans certaines agglomérations, on trouve concomitamment des bus électriques et des bus à hydrogène, en fonction des lignes.
Il en va de même pour les camions. Dès lors qu'une autonomie extrêmement importante est nécessaire, la batterie n'est pas adaptée, l'hydrogène est alors une solution plus pertinente. Nous développons nos propres projets en lien avec la puissance publique, les communautés de communes ou les communautés d'agglomération, qui ont, conformément à une directive européenne, l'obligation d'atteindre zéro émission de CO2 d'ici à 2030 pour leurs transports publics interurbains. La plupart de nos projets sont développés à proximité d'axes routiers qui permettront demain à des camions de venir se charger.
Il en est de même pour les trains. D'ici à 2028, 400 lignes ou rames de TER devront être renouvelées et 400 autres d'ici à 2030. La mission de ces TER est double, en mode électrique et en mode autre, souvent du fioul. Ainsi, une partie de la ligne Paris-Auxerre-Laroche-Migennes fonctionne au fioul, l'autre est électrifiée. Demain, le train hybride, ou bimode, développé par Alstom, le Régiolis, fonctionnera à l'électricité et à l'hydrogène et remplacera les rames actuelles. Notre perspective est de décarboner les trains en utilisant notre équipement existant pour les alimenter avec l'hydrogène électrolytique gazeux que nous produisons grâce aux électrolyseurs que nous installons.
J'en viens à la multiplication des électrolyseurs et aux difficultés rencontrées pour développer les gigafactories. L'électrolyse de l'eau existe depuis des dizaines d'années. Il existe aujourd'hui deux types d'électrolyseurs, les électrolyseurs à basse température et les électrolyseurs à haute température. Les électrolyseurs à basse température se divisent en deux sous-familles : l'alcalin et le PEM (proton exchange membranes). Les électrolyseurs à haute température fonctionnent à double sens, puisqu'ils utilisent de l'électricité et de la chaleur.
Les électrolyseurs à basse température constituent les technologies les plus matures aujourd'hui. Ces technologies existent depuis des années, en tout cas pour l'alcalin. L'enjeu est désormais de faire passer ces électrolyseurs de un, deux, trois ou quatre mégawatts à plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de mégawatts, ces puissances étant requises pour les grandes installations de nos industriels.
Les gigafactories en France bénéficieront des électrolyseurs de plusieurs fabricants - McPhy et John Cockerill pour les alcalins, Genvia pour la haute température, Elogem pour les PEM. Il s'agit de fabriquer désormais des catalyseurs de manière plus industrielle tout en réduisant leurs coûts de fabrication. Aujourd'hui, la part de l'électrolyseur dans le coût de revient de l'hydrogène oscille entre 1,2 et 1,5 million d'euros par mégawatt. Pour être plus compétitif, il faudra demain réduire au moins de moitié leur coût de fabrication.
Nous n'avons pas aujourd'hui de recul sur la performance de ces électrolyseurs, sur leur durabilité. Nous faisons l'hypothèse qu'un électrolyseur va durer dix ans, puis qu'il faudra le changer. Pour vérifier cette hypothèse, nous travaillons avec la société McPhy, dans laquelle nous avons pris une participation, sur l'accélération de la durée de vie des électrolyseurs afin de mieux appréhender le moment où ils devront être changés.
Les gigafactories vont permettre de produire massivement. Certaines sont capables de produire entre un et trois gigawatts par an, de manière industrielle et donc plus rapidement. En outre, elles sont en mesure d'avoir le recul sur la performance et la durabilité de ces électrolyseurs.
Vous m'avez aussi interrogée sur la sécurité et la sûreté. Les électrolyseurs sont aujourd'hui installés dans des containers, lesquels sont qualifiés de zones Atex (atmosphère explosive) afin d'éviter tout risque d'explosion. Des capteurs permettent également de détecter ce risque. Le risque est maîtrisé et circonscrit. Les grands groupes comme les gaziers maîtrisent parfaitement l'hydrogène. La filière s'est organisée dans le cadre de France Hydrogène. Des groupes de travail élaborent les normes relatives aux petits électrolyseurs et aux gros ouvrages. Pour notre part, nous avons mis en place un partenariat avec l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) afin d'être les plus à jour possible sur les meilleures conditions d'exploitation des électrolyseurs en milieu urbain et en milieu rural.
J'en viens à présent aux projets en retard. L'hydrogène électrolytique, on l'a compris, nécessite encore un soutien public. Ce soutien porte sur la partie investissement. Pour nos projets de mobilité, nous avons la chance de bénéficier des appels à projets territoriaux de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), qui constituent des aides au capex (capital expenditure). Cela nous permet de déployer des installations à proximité des usages. On se réjouit de ces appels à projets, mais le délai d'instruction, la signature des conventions de financement et l'obtention des financements pourraient être plus rapides.
Bon nombre de projets industriels ont fait l'objet de demandes d'investissement ou de subventions par le biais des projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC), ce qui suppose une instruction par la direction générale de la concurrence de la Commission européenne. On constate aujourd'hui un goulot d'étranglement au niveau européen. Nous attendons des réponses pour nos projets depuis plus de six mois. Ces projets, qui ont été prénotifiés, sont donc en suspens. Cela va retarder certaines de nos décisions d'investissement, car, faute d'avoir la certitude que nos projets seront notifiés en temps et en heure, nous préférons nous montrer prudents.
M. Stéphane Demilly. - Pouvez-vous nous parler du projet d'électrolyseur de 85 mégawatts du site Belle-Étoile, à Saint-Fons ? Le calendrier et le budget de 100 millions d'euros seront-ils respectés ?
Mme Christelle Rouillé. - Ce projet, mené avec notre partenaire DOMO Chemicals, vise à remplacer totalement l'hydrogène gris par de l'hydrogène électrolytique ; c'est très ambitieux et il conviendra de s'assurer que le site soit toujours approvisionné en hydrogène, y compris pendant la période de transition. Ce projet de 85 mégawatts a déjà été prénotifié dans le cadre du contrôle des aides d'État et des projets importants d'intérêt européen commun, mais il reste en suspens en raison des délais d'instruction de la DG concurrence. Si nous n'avons pas de retour dans les mois qui viennent sur ce projet, le planning de DOMO Chemicals pour l'exploitation sera mis en péril. C'est pourquoi il est impératif d'inciter la Commission européenne à accélérer l'instruction de ces projets qui ont été, du côté français - Ademe, DGE -, déjà préinstruits.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Qui doit accélérer les choses du côté européen ?
Mme Christelle Rouillé. - Roland Lescure et Agnès Pannier-Runacher se démènent, je le sais, pour faire avancer le sujet. On cherche des solutions, semble-t-il, mais ce n'est pas aussi clair que nous le souhaiterions...
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Vous avez abordé la question de la capture de CO2, pour produire notamment du méthanol. Quel est le degré de maturité de cette technique ? Y a-t-il un potentiel important ? Quels sont les obstacles ? Cela peut-il doper la production et la décarbonation ?
Sur l'aérien, vous avez dit que vous étiez prêts à produire des carburants de synthèse. Où en sont vos discussions avec les compagnies ? Certaines d'entre elles se fournissent à l'étranger, semble-t-il.
Vous dites enfin qu'il faut dépasser le clivage sur la « couleur de l'hydrogène », sur l'origine de l'électricité. Pouvez-vous approfondir cette question ?
Mme Christelle Rouillé. - Certains secteurs ne pourront pas décarboner leur production autrement qu'au travers de la capture de CO2, notamment la cimenterie. Cela permet de fabriquer du méthanol (CO2+H2), grâce à une colonne de méthanolisation. Le méthanol est alors directement utilisable, car nombre d'armateurs possèdent déjà ou vont posséder prochainement des bateaux à méthanol : Maersk en a six, CMA CMG en a commandé six et envisage d'en commander six autres.
La molécule de méthanol est une molécule de base, simple à produire. Elle était produite naguère en France, mais, désormais, elle est produite dans des contrées exotiques, de manière non écologique - avec du méthane -, puis elle est importée, ce qui accentue encore son empreinte carbone. On peut le regretter. Nous pouvons capturer le CO2 dans les cimenteries. La technologie existe et les grands industriels français la maîtrisent. Il y a plusieurs technologies, mais Air Liquide, par exemple, sait la mettre en oeuvre de manière industrielle.
Évidemment, cela peut doper la décarbonation : ces sites de cimenterie n'ont pas besoin d'hydrogène pour leur production, mais ils ont besoin de décarboner, car il y a du CO2 dans leurs fumées. On décarbone donc grâce à la capture de CO2 pour produire soit du méthanol, soit du SAF (Sustainable Aviation Fuel ou carburant d'aviation durable), qui repose sur une autre réaction chimique. Nous travaillons sur ces deux types de projets, un à Montalieu, avec le cimentier Vicat, et un à Saint-Nazaire pour produire des SAF. Des clients industriels ont déjà fait part de leur intérêt pour ces produits, que ce soient des fabricants ou des opérateurs d'avions.
Donc, oui, cela dope la décarbonation et cela aide les industriels qui n'ont pas d'autre possibilité.
Cela étant dit, nous devons aussi valoriser le CO2 fatal. On distingue en effet le CO2 biogénique, issu de la combustion de matières « recyclables », pour faire simple, du CO2 fatal, issu de la combustion d'autres matières, mais qui doit aussi être capturé. Il faudrait reconnaître le CO2 fatal ou, au moins, le prioriser dans les enfouissements géologiques afin de l'évacuer. Nous travaillons actuellement sur la capture de CO2 biogénique.
Sur l'aérien, oui, nous savons faire des carburants de synthèse. Les briques technologiques prises individuellement sont maîtrisées, mais l'enjeu est de les intégrer. Pour cela, nous travaillons en partenariat avec des entreprises comme Technip.
J'en viens au débat sur les « couleurs de l'hydrogène ». La France a du mal à se faire entendre en Europe sur ce sujet, en raison de son mix énergétique spécifique, notamment son recours aux centrales nucléaires ou hydroélectriques. C'est dommage. Nous pouvons comparer la situation des deux côtés du Rhin, puisque nous avons aussi une filiale en Allemagne. Dans ce pays, nous concluons des contrats d'achat d'électricité renouvelable, car l'électricité allemande est très carbonée. Nous avons calculé le nombre de tonnes de CO2 évitées sur un véhicule hydrogène à partir de l'électricité allemande ou française : il vaut mieux avoir de l'hydrogène « gris », produit par vaporéformage, qu'un hydrogène produit par le mix allemand.
Le contrat d'achat d'électricité renouvelable pose néanmoins un problème : cette énergie est intermittente. Or un industriel ne peut pas arrêter sa production. C'est pourquoi on surdimensionne le contrat d'achat, l'électrolyseur et, éventuellement, le stockage, ce qui entraîne une augmentation des coûts d'investissement, que l'on peut éviter en France. D'où notre combat pour pouvoir nous affranchir, dans le cadre des actes délégués, de l'obligation d'additionnalité, c'est-à-dire de l'obligation de construire des parcs renouvelables additionnels pour alimenter les électrolyseurs.
Nous sommes isolés sur ce sujet, compte tenu de la spécificité du mix énergétique français, mais c'est un combat à mener dans la durée et avec ardeur, parce que cela nous permettra de fournir en continu nos électrolyseurs, afin d'alimenter en continu nos industriels voire, demain, du fait du nouveau programme nucléaire, d'exporter notre hydrogène vers l'Allemagne, en substitution de l'hydrogène issu de contrées exotiques - ce qui soulève d'autres problèmes de souveraineté énergétique, déplacés vers l'hydrogène.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Y a-t-il des réserves ou des difficultés à utiliser le CO2 fatal ?
Serait-il possible que la France devienne exportatrice d'électrolyseurs ? Quels sont nos concurrents ?
Mme Christelle Rouillé. - Nous avons la chance d'avoir en France des fabricants d'électrolyseurs, qui peuvent en effet exporter. On trouve des fabricants d'électrolyseurs en Allemagne - ThyssenKrupp, Siemens et Sunfire -, en Norvège - Nel -, au Royaume-Uni - ITM - et en France : McPhy, Elogen, Genvia et John Cockerill.
En revanche, il faut vigilant sur un point : les gigafactories doivent permettre d'industrialiser la production, pour passer, comme il y a un siècle avec l'automobile, de la production artisanale à la production industrielle. La production doit désormais être assurée par des robots.
Ensuite, nous devons tirer les leçons de la concurrence chinoise sur le solaire pour être plus prudents à l'égard des électrolyseurs chinois. Les fabricants chinois d'électrolyseurs existent, ils produisent massivement, grâce à leur marché intérieur. Pour l'heure, ils sont circonscrits dans leur marché et, en outre, leurs performances ne sont pas à la hauteur de nos attentes en Europe : nos électrolyseurs doivent avoir une empreinte au sol plus petite, donc une capacité de faire plus d'hydrogène avec moins de stacks. Les Chinois pourraient nous vendre leurs électrolyseurs, mais nous avons des arguments de qualité, de performance, à leur opposer.
Sur le CO2 fatal, l'acte délégué de la directive sur les énergies renouvelables (RED II), validé en février 2023, ne prend pas en considération le CO2 industriel au-delà de 2041. En outre, il ne distingue pas entre CO2 fatal et CO2 biogénique, lequel sera donc favorisé, alors que le CO2 fatal peut être capturé dans un but de décarbonation. Il faut en tenir compte.
M. Bertrand Le Thiec, directeur des affaires publiques du groupe Électricité de France. - En effet, l'année 2041 paraît lointaine, mais nous parlons d'investissements qui s'amortissent sur des durées très longues, tant pour les producteurs que pour les industriels. Si ces carburants ne sont plus considérés comme verts à partir de 2041, l'investissement industriel n'aura plus de valeur. Donc les décisions d'investissement risquent de ne pas être prises.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - L'Allemagne a plutôt une stratégie d'importation. Qu'est-ce que cela vous inspire au regard de la stratégie française ?
Pour ce qui a trait à la production d'hydrogène, on entend parler d'un système en taches de léopard et d'un réseau de transport connecté. Est-ce la bonne méthode ?
En outre, que penser d'un système qui irait du sud de l'Europe, voire de l'Afrique du Nord, jusqu'à l'Allemagne ?
Mme Christelle Rouillé. - L'Allemagne fait face à un problème colossal dans sa transition énergétique, car elle ne pourra pas tapisser son sol de champs solaires ou éoliens. En outre, nombre de ses équipements renouvelables sont installés dans le nord, alors que la consommation se concentre plutôt dans le sud.
C'est un pays gazier et non électrique comme la France. Elle s'appuiera sur ses actifs tangibles : l'éolien en mer du Nord et les réseaux de transport de gaz. Toutefois, ces réseaux devraient être transformés, car la molécule d'hydrogène est trop petite pour être transportée dans les réseaux existants, ils ne sont pas assez étanches. Toutefois, même en les modifiant, l'utilisation de ces réseaux ne pourra pas servir à décarboner leurs sites industriels.
Ainsi, pour avoir accès à une électricité réputée peu chère, comme le solaire en Afrique, les Allemands envisagent de transformer l'hydrogène produit en Afrique du Nord en hydrogène liquide, en ammoniac ou en méthanol pour le transporter plus facilement. Or, d'une part, si un producteur d'énergie renouvelable peut vendre son électricité à un prix élevé sur le marché de l'électricité, pourquoi la vendrait-il bon marché à un producteur d'hydrogène ? D'autre part, même si c'était le cas, l'hydrogène ne peut être transporté sous forme gazeuse, il faudrait donc le transformer en hydrogène liquide, ce qui exige d'importants investissements additionnels et de l'énergie, alors que l'on parle là de quantités massives ; il ne s'agit pas des quelques de centaines de kilogrammes requis pour faire décoller une fusée.
Cela pose donc la question du rendement, car, quand on a transformé l'hydrogène gazeux en hydrogène liquide et qu'on l'a transporté en Allemagne, on doit le retransformer en hydrogène gazeux. Là encore, il faut des investissements et de l'énergie pour procéder à cette opération, sauf à utiliser l'ammoniac en tant que tel, mais dans ce cas, cela soulève la question de la souveraineté de l'ammoniac en Europe.
Ainsi, nous estimons qu'il est crucial de privilégier la production d'hydrogène ou d'ammoniac en Europe. En effet, il y va de la souveraineté de notre agriculture et de notre alimentation. Il faut bien prendre en compte toute la chaîne de valeur.
J'en viens à l'organisation en taches de léopard. Le réseau de transport en Europe existera : quand on produit, on pense forcément à l'évacuation du produit, c'est-à-dire à son transport à grande échelle. Nous ne disons donc pas qu'il n'y aura pas de transport d'hydrogène, simplement, avant de transporter, il faut commencer par produire et, pour produire, il faut des clients. Or nos clients ont besoin d'hydrogène près de chez eux. Par la suite, rien n'empêchera de faire croître les installations et d'orienter une partie de cette production vers un réseau de transport. Mais commençons par produire localement, à destination de nos industriels, afin que ceux-ci puissent décarboner leurs sites. La temporalité n'est pas la même.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Vous avez abordé la question de la stabilisation du cadre réglementaire et du financement public. Pouvez-vous préciser ce que vous attendez ?
Que pensez-vous de la réponse européenne à l'Inflation Reduction Act (IRA) américain ? Comment soutenir la filière ?
Mme Christelle Rouillé. - On s'est fixé un objectif de 6,5 gigawatts d'électrolyse installée en 2030, avec une enveloppe budgétaire de 9 milliards d'euros sur dix ans. Les mécanismes de soutien à la production représentent 4 milliards d'euros sur les 9 milliards, avec un soutien d'abord aux investissements puis aux dépenses d'exploitation. On attend toujours la définition du ratio du nombre d'euros par tonne de CO2 évitée.
La première mouture du mécanisme a été présentée à la fin de 2022 et prévoyait le financement de 1 gigawatt d'électrolyse d'ici à 2027, à hauteur de 1 milliard d'euros. Le traitement de la notification de ce financement est toujours en cours à la Commission européenne.
Nous apprécions le mécanisme de la taxe incitative relative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans les transports (Tiruert), qui est très efficace et structurant pour les projets d'hydrogène à destination de la mobilité. En effet, combiné à une aide aux dépenses d'exploitation, il réduit l'écart de compétitivité avec le diesel. Il serait opportun d'appliquer un multiplicateur de coefficient 2 à l'hydrogène bas-carbone, comme pour le renouvelable, afin d'étendre le périmètre au maritime.
Le Royaume-Uni a programmé une capacité de production d'hydrogène de 10 gigawatts pour 2030, dont 50 % par électrolyse, avec un budget public de 1 milliard d'euros d'ici à 2025. Il s'appuie en outre, de façon plus pragmatique, sur une définition du contenu de l'hydrogène en carbone et non sur l'origine de l'électricité. Ainsi, alors qu'ils étaient en retard, ils tendent à gagner du terrain. Aux États-Unis, l'IRA comprend un crédit d'impôt pouvant aller jusqu'à 3 dollars par kilogramme de dihydrogène sur dix ans, en dessous du seuil de 0,45 kilogramme de CO2 par kilogramme d'hydrogène.
Ainsi, ces pays promeuvent l'accélération de l'hydrogène et les fabricants américains d'électrolyseurs pourraient être plus avancés que les nôtres, parce qu'ils auront traité plus de commandes et donc auront plus de retours d'expérience. Cela peut nuire à la compétitivité de nos fabricants d'électrolyseurs.
M. Arthur Parenty, responsable des affaires publiques de Hynamics. - Au-delà de la question du financement, il y a aussi le sujet réglementaire. Le surcoût entre les carburants utilisés - le maritime ou l'aérien - et ce que l'on peut proposer en matière d'hydrogène électrolytique ou de carburant de synthèse sera durable. Donc on a besoin de mécanismes de financement, mais aussi d'obligations réglementaires compatibles avec la production française, c'est-à-dire l'hydrogène et les carburants de synthèse bas-carbone.
Les avancées ont pris du temps, notamment avec le paquet Fit for 55. Sur le maritime, on arrive à faire reconnaître les carburants de synthèse bas-carbone pour atteindre les cibles ; sur l'aéronautique, on n'y est pas encore et c'est un point très bloquant entre États membres. Or les clients attendent de connaître les obligations réglementaires qui s'imposeront à eux avant de se lancer dans des investissements. Le sort de l'hydrogène bas-carbone n'est pas encore scellé. Aux États-Unis, dont le mix électrique est proche du nôtre, on a établi une définition pragmatique : l'hydrogène qui sera soutenu publiquement sera celui qui sera sous un certain seuil de carbone.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Vous avez évoqué l'incitation que peuvent représenter des contrats d'achat à prix garanti, pour structurer la filière. Qu'attendez-vous de l'État dans ce domaine ?
Mme Christelle Rouillé. - Le groupe EDF investit dans des ouvrages de production et de commercialisation d'hydrogène. Ce sont des investissements industriels de long terme. Face à cela, nous avons des clients : des collectivités ou des industriels. Ces industriels ne peuvent prendre des décisions d'investissement qu'en ayant de la visibilité. Ils sont prêts à contractualiser sur du long terme. En tout état de cause, les collectivités contractualisent des achats d'hydrogène sur du long terme : de neuf à vingt ans.
Pour garantir un prix d'hydrogène, avoir un contrat de long terme est bienvenu. Les discussions en cours devraient nous aider à conclure des contrats d'électricité de long terme, ce qui donnera de la visibilité sur nos contrats de vente d'hydrogène. Ainsi, nos acheteurs pourront prendre leurs décisions d'investissement, car, quand on installe un électrolyseur chez un industriel, cela implique pour ce dernier de s'engager dans un investissement important. L'industriel ne prend cette décision qu'en ayant la visibilité nécessaire.
M. Stéphane Demilly. - Une commune peut s'engager sur vingt ans ?
Mme Christelle Rouillé. - Ce sont plutôt des syndicats.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Nous avons entendu des industriels et des porteurs de projet, et tous parlent du délai de raccordement au réseau. Avez-vous conscience de ce problème ? Pouvez-vous nous en expliquer la cause ? Certains sont prêts, mais peinent à convaincre leurs investisseurs tant que le raccordement n'a pas été fait.
Mme Christelle Rouillé. - Vous avez raison, nous y sommes confrontés. Nous avons donc pris la décision, pour certains projets, de demander en avance à RTE (Réseau de transport d'électricité) la proposition technique et financière, afin que le raccordement ne soit pas bloquant dans le déroulement du projet. Nous avons pris le risque de payer en avance les études pour nous assurer que cela ne bloque pas le développement du projet. Le raccordement nécessite en effet de lourdes études, voire un débat public.
M. Bertrand Le Thiec. - Nous ne pouvons pas parler au nom des filiales du groupe, Enedis et RTE, mais j'ai vu que RTE demandait des moyens supplémentaires et voulait faire évoluer les règles. Il faudrait échanger avec RTE et Enedis sur ce sujet.
Il y a dans le groupe une filiale qui aurait besoin d'être raccordée rapidement au réseau : EDF Renouvelables. Cette filiale fait aussi face à des délais longs, mais le volume des nouvelles installations de production ou de consommation augmente fortement ; c'est la transition énergétique en marche.
Mme Christelle Rouillé. - Avoir une vision globale des demandes de raccordement est nécessaire, mais il faut également tenir compte du réalisme des projets. Il faut vérifier que les demandes de raccordement émanent de projets réalistes, avec des clients.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - À Auxerre, comment les transports en commun sont-ils gérés ?
Mme Christelle Rouillé. - Nous alimentons les 7 premiers bus de l'agglomération, au travers d'une délégation de service public (DSP), avec Transdev. L'agglomération souhaite augmenter le nombre de bus, comme à Belfort. Les communes commencent en général par moins de 10 bus, puis elles changent progressivement la totalité de la flotte ou de certaines lignes, quand l'hydrogène est plus pertinent que la batterie.
M. Bertrand Le Thiec. - M. le rapporteur se demandait si le volume d'électricité serait suffisant pour couvrir l'ensemble des besoins. Nous sommes en pleine transition énergétique, donc il faut être prudent dans les scénarios, mais EDF se fonde toujours, dans ses prévisions, sur une évolution forte de la mobilité électrique directe, sur l'électrification d'usages industriels, mais aussi sur l'affectation d'une part importante de l'électricité à la production d'hydrogène électrolytique. Nous pourrons vous envoyer ultérieurement le volume que cela représente, c'est significatif.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - En effet, nous souhaitons estimer le volume que cela représente et ce qu'il permettra de faire, car ce point revient toujours dans nos discussions : l'affectation d'une partie de la production d'électricité à la production d'hydrogène peut-elle limiter le potentiel de la filière ? Nous sommes preneurs d'éléments sur ce sujet.
M. Bertrand Le Thiec. - Nous vous les transmettrons. Cela ne limite pas la production d'électricité. Aujourd'hui, on ne manque pas l'électricité pour produire de l'hydrogène et il n'est pas question d'en manquer à l'avenir. Cela fait partie des hypothèses prises en compte pour dimensionner le parc de production nécessaire.
Nous vous transmettrons ces éléments.
Mme Christelle Rouillé. - Ce ne sont pas les montants qui sont en jeu aujourd'hui ; les ambitions affichées sont les bonnes. En revanche, il faut réussir à accélérer le déblocage des fonds publics. Ces fonds conditionneront la création de valeur de la chaîne, ils permettront aux industriels de prendre les décisions d'investissement à temps, aux fabricants de produire massivement les électrolyseurs ayant les bonnes performances et de bénéficier de retours d'expérience sur les électrolyseurs installés afin d'ajuster le tir pour les autres installations.
Si nous réussissons cela, nous aurons un temps d'avance.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je vous remercie de cette audition sur un sujet difficile.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 05.
Mercredi 12 avril 2023
- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -
La réunion est ouverte à 17 h 30.
Audition de M. Erwin Penfornis, vice-président de la branche mondiale « énergie hydrogène » d'Air Liquide, co-secrétaire du Conseil national de l'hydrogène
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Mes chers collègues, notre mission d'information poursuit ses auditions en recevant cet après-midi M. Erwin Penfornis, vice-président de la branche mondiale « Énergie hydrogène » du groupe Air Liquide. Vous êtes accompagné de M. Pierre Cavelan, responsable des affaires publiques pour la France.
Je rappelle que cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, sur lequel elle pourra être consultée en vidéo à la demande.
Monsieur le Vice-président, notre mission d'information comprend des membres issus de différentes commissions, qui représentent l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
Le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert représente un enjeu important pour permettre à la France et à l'Union européenne d'atteindre l'objectif de neutralité carbone à l'horizon 2050, mais aussi pour notre souveraineté et la compétitivité de notre économie.
Après avoir entendu de nombreux acteurs publics qui se penchent sur les stratégies à mettre en oeuvre, des centres de réflexion et des organismes de recherche, il nous importe d'avoir la vision des industriels et singulièrement des producteurs d'énergie :
- premièrement, pour comprendre comment votre groupe s'adapte à l'ambition européenne qui se dessine, qui constitue à certains égards un véritable changement de paradigme dans le domaine de la mobilité ;
- deuxièmement, pour apprécier ce que représentent les perspectives de développement des biocarburants, des carburants de synthèse et de l'hydrogène vert dans le portefeuille d'activités d'un groupe comme Air Liquide ;
- troisièmement, pour analyser ce qui peut aujourd'hui freiner le développement de ces filières, que ce soit sur le plan réglementaire, sur le plan technique ou en termes d'accompagnement fiscal ou financier.
Nous avons bien conscience que la France et l'Union européenne n'évoluent pas dans une bulle isolée du reste du monde et que nous devons faire face à des stratégies de développement industriel très ambitieuses, voire agressives, de la part de certains États. Je pense évidemment à l'Inflation Reduction Act (IRA) américain. Air Liquide étant présent dans 73 pays à travers le monde, vous pourrez nous faire part de votre vision des enjeux en la matière.
Nous comprenons des stratégies qui se dessinent que l'hydrogène vert et les carburants de synthèse sont appelés à contribuer de manière significative à la décarbonation de certains modes de transports, et en particulier la mobilité lourde. Plusieurs personnes auditionnées ont toutefois souligné la rareté des ressources disponibles.
Les besoins en électricité nécessaire pour atteindre les objectifs de décarbonation fixés par l'Union européenne, et notamment pour produire de l'hydrogène vert, seront très élevés. Or la capacité à produire de l'électricité décarbonée à hauteur de ces besoins apparaît incertaine. Nous avons de fait devant nous un « mur d'investissements ». Le point de vue du groupe Air Liquide nous intéresse évidemment tout particulièrement, tout comme votre analyse concernant les débats en cours au niveau de l'Union européenne pour prendre en compte de manière adéquate la contribution de l'hydrogène décarboné, au même titre que l'hydrogène renouvelable.
Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, qui est à l'origine de cette mission, vous a adressé un questionnaire qui peut vous servir de guide. Toutefois, ce qui nous importe dans votre propos liminaire, c'est évidemment votre vision stratégique des enjeux que nous abordons au travers de cette mission.
Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur puis à l'ensemble de mes collègues, afin qu'ils puissent vous relancer et vous poser un certain nombre de questions.
Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées par notre rapporteur.
Monsieur le Vice-président, je vous cède la parole pour une quinzaine de minutes.
M. Erwin Penfornis, vice-président de la branche mondiale « Énergie hydrogène » d'Air Liquide. - Merci, Monsieur le Président. Je suis en charge de l'activité mobilité pour le groupe Air Liquide. Je travaille au sein du groupe depuis un peu plus d'une vingtaine d'années et dans le domaine de l'hydrogène depuis déjà une quinzaine d'années. J'ai eu l'occasion de diriger notamment cette activité au Japon, et donc d'être particulièrement en prise avec la montée du secteur sur toute la zone Asie-Pacifique.
Je commencerai par quelques mots de description du groupe Air Liquide. Notre groupe a 120 ans. Nous sommes l'un des leaders mondiaux des gaz industriels. Nous fournissons ces gaz à une variété d'industries, depuis les industries lourdes jusqu'à des secteurs plus spécialisés comme l'électronique ou la santé, le monde hospitalier ou la santé à domicile. Vous l'avez dit, nous sommes présents dans 73 pays, ce qui représente à peu près deux millions de clients industriels et deux millions de patients que nous accompagnons. Au-delà du fait que le groupe Air Liquide a été l'un des pionniers en France et, plus largement, qu'il est intervenu sur l'inspiration du développement d'une filière hydrogène, nous sommes nous-mêmes impliqués dans le secteur de l'hydrogène depuis près de soixante ans. Il faut se rappeler les origines du programme spatial Ariane, puis tout un ensemble d'investissements pour désulfurer les carburants, l'hydrogène étant une molécule essentielle dans cette opération. Le groupe Air Liquide maîtrise aujourd'hui l'ensemble de la chaîne, depuis la production jusqu'à la distribution d'hydrogène et l'ensemble des technologies associées. C'est aussi un point qui nous caractérise. Nous sommes particulièrement impliqués et actifs dans le développement des technologies. Nous construisons nous-mêmes nos propres usines, que nous exploitons pour fournir l'hydrogène à nos clients.
Je propose de prendre ensuite un peu de recul et d'évoquer les engagements climat du groupe Air Liquide et nos autres activités. Nous sommes engagés depuis plusieurs années dans un plan climat qui comprend des objectifs très ambitieux. Nous avons annoncé une réduction de 33 % de nos émissions d'ici 2035, pour viser la neutralité carbone en 2050. Même si nous sommes une industrie particulièrement intensive en énergie, nous visons vise une inflexion de nos émissions de CO2 à l'horizon 2025, pour baisser déjà d'un tiers à l'horizon 2035. Le plan d'entreprise Advance, que le groupe a présenté l'année dernière, reflète vraiment cette ambition, avec des objectifs financiers et désormais des objectifs extrafinanciers. Sur les 16 milliards d'euros d'investissements que le groupe Air Liquide réalisera sur la durée de ce plan, 50 % de ces investissements sont directement liés à la transition énergétique. Je parle ici de l'hydrogène et de tous les projets de captage et de stockage du CO2, c'est-à-dire de projets d'efficacité énergétique, plus généralement. Plus spécifiquement sur la partie hydrogène, nous avons également annoncé il y a plus de deux ans un plan d'investissement de 8 milliards d'euros dans la décennie. A cet horizon, notre objectif est de tripler notre activité hydrogène et d'investir des capacités de production d'hydrogène décarboné, de l'ordre de 3 GW d'électrolyse.
Au-delà de cette introduction, je voudrais revenir sur un point de terminologie, qui éclairera aussi une partie des propos que je tiendrai par la suite. L'intitulé de la mission parle d'hydrogène vert. Je souhaite clarifier le référentiel que nous utilisons, en lien notamment avec la terminologie européenne qui date de 2020. Pour notre part, nous distinguons l'hydrogène renouvelable, produit à partir d'électricité d'origine renouvelable, par le procédé d'électrolyse, ainsi que la production à partir de biométhane, dans des unités de réformage, telles qu'il en existe déjà aujourd'hui. À côté de cet hydrogène renouvelable, on trouve l'hydrogène bas-carbone, qui permet de produire de l'hydrogène à faible empreinte de CO2, soit toujours par cette technologie d'électrolyse en utilisant de l'électricité nucléaire, soit en utilisant des procédés à partir d'énergies fossiles et captage de CO2, pour stockage. C'est très important. En effet, dans un certain nombre de régions du monde, c'est l'aspect hydrogène bas-carbone qui prime, au niveau de l'empreinte CO2 de cet hydrogène, quelle que soit son origine. J'emploierai donc l'expression d'hydrogène renouvelable ou d'hydrogène bas-carbone, selon les cas, et je ferai parfois aussi le raccourci CCS quand j'évoquerai le captage du CO2 (captage et stockage du CO2).
Avant de continuer plus spécifiquement et de vous décrire la vision du groupe Air Liquide pour développer et promouvoir le rôle de l'hydrogène dans la transition énergétique, je voudrais saluer les avancées sur la stratégie française de développement de l'hydrogène des dernières années. Comme je le disais, j'ai moi-même été impliqué dans le développement de l'écosystème pendant une quinzaine d'années. Nous avons démarré à l'époque avec des activités fortes du CEA et des développements académiques, véritablement dans une phase de R&D. Nous avons manifestement franchi un cap majeur ces dernières années. Les technologies sont prêtes pour être déployées sur les marchés.
De manière encore plus importante, nous pouvons vraiment voir le rôle que le gouvernement a joué, également via le Conseil national de l'hydrogène ces dernières années, pour véritablement structurer une vraie stratégie hydrogène autour de certains piliers, d'abord un pilier industriel à décarboner, puis un pilier mobilité. Nous avons réussi à regrouper les acteurs industriels français, qui sont nombreux à être particulièrement pertinents sur le sujet.
J'en arrive à la vision du groupe Air Liquide sur l'hydrogène et les conditions de son succès, pour qu'il puisse jouer tout son rôle dans la transition énergétique. Je pense qu'un certain nombre de personnes ont en tête que l'hydrogène peut représenter, à l'horizon 2050, de l'ordre de 20 % du mix énergétique. Une fois cette information posée, il est important de voir où l'hydrogène est véritablement pertinent, le but n'étant pas de l'utiliser dans n'importe quelle application. Pour faire très simple, c'est une solution idéale pour tous les secteurs les plus difficiles à décarboner, afin d'apporter une résilience à notre système énergétique. Les secteurs les plus difficiles à décarboner sont les secteurs pour lesquels nous n'avons pas d'autre alternative, par exemple via l'électrification directe, qui serait viable, pérenne et véritablement adaptée pour passer à l'échelle. Quand j'évoque un bénéfice en termes de résilience pour notre système énergétique, c'est véritablement par rapport aux énergies renouvelables. Nous nous orientons en effet vers un système qui sera fortement basé sur ces énergies renouvelables. Nous avons absolument besoin de solutions pour être capables de stocker de l'énergie et transporter de l'énergie depuis les régions plus riches en énergies renouvelables vers les points de consommation et, de manière générale, pour gérer l'intermittence.
On compte donc deux principaux piliers, sur lesquels s'appuie aussi le Conseil national de l'hydrogène. Le premier est un pilier d'utilisation de l'hydrogène pour le secteur industriel. Dans le domaine de l'industrie lourde (raffinage, chimie, sidérurgie et potentiellement les cimenteries), l'hydrogène est une solution assez évidente pour décarboner ces secteurs. Ce sont certainement des domaines à prioriser dans les années qui viennent, en attaquant le sujet via les grands bassins industriels existants, pour massifier à moindres coûts et à moindres efforts des installations de production d'hydrogène renouvelable ou d'hydrogène bas-carbone, à partir de CCS. Il s'agit donc de bâtir une base de production compétitive d'hydrogène décarboné dans la décennie. Les objectifs français fixés par le Conseil national de l'hydrogène sont de l'ordre d'un million de tonnes d'hydrogène à produire chaque année d'ici 2030. De son côté, le plan REPowerEU de la Commission européenne en prévoit une vingtaine de millions de tonnes (10 millions en domestique et potentiellement 10 millions d'import). Les secteurs industriels que j'ai évoqués précédemment seront clés pour bâtir cette base de production. Ce pilier nous semble donc être essentiel.
Le second pilier concerne la décarbonation du secteur de la mobilité, que vous mentionniez en introduction. Là aussi, la même logique prévaut. L'hydrogène doit permettre de décarboner les applications de la mobilité les plus difficiles à traiter. Par ordre de mérite, ce qui peut être électrifié doit être électrifié, d'abord le transport ferroviaire avec une électrification des lignes. Les véhicules légers sont également de bons candidats pour une électrification à partir de batteries. L'étape suivante met en avant le rôle des biocarburants ou agrocarburants qui, de fait, sont limités en termes de capacité de ressource biomasse disponible. Vient alors une unique solution, l'hydrogène ou ses dérivés. Nous n'avons pas d'autre solution pour décarboner certaines franges du transport routier, l'aérien, le maritime ou une partie du ferroviaire. Le rôle indispensable de l'hydrogène est tout à fait clair, mais quelques questions se posent sur ce constat. La première concerne la forme de son utilisation. Il peut être utilisé sous forme d'hydrogène lui-même, que l'hydrogène soit stocké sous forme gazeuse ou liquide, cryogénique à basse température, soit sous forme d'ammoniac. Dans certains secteurs, l'ammoniac est un dérivé permettant de stocker l'hydrogène, sans aucune émission de CO2 lorsqu'il est utilisé. Il peut aussi être utilisé sous forme de carburants synthétiques durables, qui font notamment l'objet de la mission. Comme il a déjà dû vous être indiqué précédemment, ce carburant est produit à partir d'hydrogène renouvelable et de CO2 biogénique. Cela permet de recréer des carburants liquides très proches de ceux qui sont utilisés aujourd'hui. Chacune de ces formes à ses avantages et ses inconvénients. Les carburants synthétiques durables ont le bénéfice de pouvoir remplacer très facilement ce que nous utilisons aujourd'hui. Malheureusement, leur production est très consommatrice d'hydrogène et nous évaluons leur coût de production à environ cinq fois le coût du carburant remplacé. Cela pose un vrai sujet quant à la viabilité de son usage. Par ailleurs, quand bien même le CO2 est d'origine biogénique, le cycle émet de nouvelles émissions de CO2.
J'ai mentionné l'ammoniac. Il présente l'intérêt de ne pas réémettre de CO2. Il est moins pratique à stocker que les carburants durables et présente des enjeux de toxicité, ce qui réduit son potentiel dans un certain nombre d'applications. Vient ensuite l'hydrogène, sous forme gazeuse ou sous forme liquide. Il n'affiche aucun des inconvénients que j'ai cités. Il est plus économique à produire que les carburants synthétiques. Il n'est pas toxique et ne réémet pas de CO2. En revanche, pour être stocké facilement, il est nécessaire de monter à certains niveaux de pression ou de descendre dans des températures basses, ce qui requiert de nouvelles technologies. Le groupe Air Liquide est particulièrement engagé pour développer ces technologies et montrer le potentiel de l'hydrogène, utilisé directement dans toutes ses applications. Je les présenterai rapidement dans quelques instants.
La seconde question porte sur les bonnes stratégies de transition et de transformation pour introduire l'hydrogène dans le secteur de la mobilité. Vous avez employé l'expression de « changement de paradigme ». C'est vraiment le sujet. Pour décarboner la mobilité, on parle la plupart du temps d'un remplacement des véhicules eux-mêmes, d'investissements massifs d'infrastructures de ravitaillement ou de recharge, et de l'ensemble de la chaîne d'avitaillement en hydrogène. Il faut avoir en tête que pour passer tout cela à l'échelle, il faut développer de nouveaux équipements et de nouveaux composants. Il faut des investissements massifs, à tous les niveaux de la filière, et beaucoup de coordination entre les différents acteurs. À l'heure actuelle, c'est encore ce qui pêche dans un certain nombre de cas, pour accorder tout le monde sur une même trajectoire. Cela montre toute l'importance d'avoir des politiques fines de soutien et d'accompagnement sur ces enjeux, ce qui implique forcément une certaine complexité, pour les adapter dans le temps. Nous l'avons expérimenté aussi bien aux États-Unis ou en Asie qu'en Europe.
Avant d'entrer dans le détail, secteur par secteur, je tiens à souligner les quelques enjeux que cela soulève. Il apparaît tout d'abord un enjeu d'articulation entre les deux grands piliers que j'ai cités. Nous développons des capacités d'hydrogène pour l'industrie, que nous voulons utiliser ensuite pour la mobilité. Il apparaît un vrai besoin d'articuler ces deux mondes, ce qui implique notamment des schémas industriels plus centralisés, à même d'aller à l'encontre de certaines visions qui décentraliseraient davantage et pousseraient les petites sources de production d'hydrogène localisées, notamment en Ile-de-France, proche des lieux d'usage. À notre sens - et l'expérience le montre - il est beaucoup plus économique et efficace de centraliser, via de plus grandes unités de production. Le second enjeu pour la mobilité est que les politiques de soutien traitent l'ensemble des trois composantes de l'offre, c'est-à-dire le soutien aux véhicules, à l'infrastructure de recharge et au carburant lui-même, sous diverses formes. En tout cas, dès lors que l'un de ces trois éléments est oublié, il est tout de suite beaucoup plus difficile de faire émerger la filière. Par ailleurs, le troisième enjeu nécessite de conserver en tête que nous partons quasiment de zéro dans ces secteurs. La logique d'activation est donc absolument critique. Pour permettre cette logique d'activation, nous avons besoin de flexibilité dans le système. Or des contraintes sont parfois mises en contrepartie d'un mécanisme de soutien, sur des règles très prescriptives en termes d'origine de l'hydrogène et de schéma industriel de production, même en France. Il apparaît un vrai risque que ce type de conditions nuise à un essor rapide de la filière, alors que d'autres pays sont au contraire en train d'accélérer. Enfin, le dernier enjeu de haut niveau porte sur l'importance, au niveau national, de diversifier les approches et les solutions de décarbonation visées pour ces différents secteurs. Il faut, par exemple, être capable à la fois de soutenir le développement d'une filière de batteries pour les véhicules, en même temps qu'une filière hydrogène ou, dans l'aviation, une filière de carburants durables en même temps qu'une filière hydrogène liquide. Il en va de la capacité à « dérisquer » les enjeux technologiques que nous pourrions rencontrer dans les années futures. En tant qu'acteur véritablement engagé dans le développement de la filière, ce sont les principaux éléments auxquels nous sommes confrontés.
Je voudrais traiter ensuite très rapidement de deux secteurs, la mobilité routière et l'aviation. Quel est le rôle de l'hydrogène dans la mobilité routière ? Il s'agit évidemment du plus gros émetteur de CO2 à l'échelle nationale. Quant au secteur de la mobilité commerciale, des poids lourds et des véhicules utilitaires, il représente 50 % des émissions du secteur routier. Avec l'hydrogène, nous disposons aujourd'hui de toutes les technologies nécessaires pour accélérer. On compte actuellement 70 000 véhicules à hydrogène déployés à travers le monde. Ces chiffres restent encore limités par rapport aux véhicules à batteries, mais on observe une accélération depuis quelques années, quand il n'y avait que quelques centaines de véhicules concernés. Les technologies et les acteurs sont présents. Nous sommes nous-mêmes impliqués. Nous avons par exemple été à l'origine du projet de taxis hydrogène dans Paris. Vous pouvez voir les flottes croître. Nous visons 2 000 taxis hydrogène d'ici aux Jeux olympiques. Nous inaugurerons bientôt la première station poids lourds hydrogène dans le sud de la France. Plus récemment, nous avons annoncé une coentreprise avec le groupe TotalEnergies pour accélérer l'investissement de stations destinées aux véhicules commerciaux, le long des corridors.
En développant cette filière en France et en Europe, nous nous confrontons à deux défis. Le premier a trait au soutien à l'investissement dans les stations. Comme vous l'avez vu, la réglementation sur l'infrastructure pour les carburants alternatifs (AFIR) a pu être conclue ces dernières semaines. Elle permet de définir un maillage minimum en Europe sur le nombre de stations de distribution d'hydrogène afin de permettre l'émergence de la filière. Nous nous situons à un moment où une contrainte est mise sur les constructeurs automobiles, notamment de poids lourds, qui doivent réduire leurs émissions de 45 % d'ici 2030, sans avoir totalement mis en place un plan pour déployer l'infrastructure de carburants alternatifs, notamment hydrogène, qui leur permettra d'atteindre ces objectifs.
Définir un plan de soutien à l'investissement constitue une vraie priorité pour les mois à venir, aussi bien au niveau européen que national. Différents exemples existent à travers le monde sur la manière d'inciter à la construction de capacités et de « dérisquer » le marché. Le second défi qu'il nous semble nécessaire de relever pour accompagner l'essor de l'hydrogène dans la mobilité routière doit être de donner plus de flexibilité au système d'accompagnement, notamment sur l'origine de l'hydrogène utilisé. Dans de trop nombreux cas, c'est de l'hydrogène d'origine purement renouvelable qui est prescrit dans les mécanismes de soutien. Nous avons besoin non seulement d'élargir cette prescription à l'hydrogène bas-carbone, incluant l'hydrogène produit à partir de nucléaire, mais aussi de définir une trajectoire raisonnable de décarbonation de cet hydrogène, jusqu'à 2030, pour que nous soyons capables de boucler l'équation économique. Nous introduisons actuellement des véhicules qui ne bénéficient pas encore d'effets d'échelle. De la même manière, on ne peut pas demander simultanément sur les stations d'avoir un hydrogène renouvelable, qui est également le plus coûteux à produire. Nous avons donc véritablement besoin de flexibilité. Là encore, les pays qui mettent en oeuvre ce type de flexibilité - et c'est flagrant - sont ceux qui sont en train d'accélérer le plus vite sur le développement de la filière.
De son côté, le secteur aérien est le deuxième secteur clé pour l'hydrogène, car aucune décarbonation du secteur aérien n'est envisageable sans utiliser d'hydrogène sous diverses formes, notamment ses formes dérivées, c'est-à-dire les carburants synthétiques durables. Une forte dynamique se fait jour derrière ces carburants. C'est en un sens la solution la plus simple, mais elle pose certaines questions de pérennité quant à la disponibilité de quantités de CO2 biogénique suffisantes et par rapport au coût de ces carburants, qui est cinq fois plus élevé qu'un kérosène classique, l'alternative étant l'hydrogène liquide. C'est une solution que le groupe Airbus développe très activement, sur les court-courriers et moyen-courriers. A l'horizon d'une dizaine d'années, nous pourrions disposer de solutions totalement industrielles et pérennes, sur la base d'hydrogène liquide, pour les plus petits avions, typiquement des avions régionaux de quelques dizaines de places. C'est un déploiement que nous envisageons dès l'horizon 2027. Le premier vol d'un avion hydrogène trente places a eu lieu récemment aux Etats-Unis. De même, des compagnies aériennes régionales françaises ont commencé à passer commande de ces avions. On voit donc vraiment émerger ces deux solutions, hydrogène liquide et carburant synthétique durable. Elles ne doivent pas être opposées. Il faut être capable de soutenir ces solutions complémentaires, qui servent différents horizons de temps. En France, il existe un certain nombre d'acteurs qui permettent de développer véritablement une filière d'excellence, au niveau de la promotion de l'hydrogène liquide, que ce soit des groupes comme Airbus ou Air Liquide, qui affichent évidemment une très grande expérience dans le domaine des technologies cryogéniques, ou des groupes comme Fives ou Alstom, en élargissant à d'autres secteurs. Il s'agit d'une vraie opportunité pour la France de développer une filière qui puisse ensuite s'exporter.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Merci de cette présentation. Vous êtes l'un des dirigeants d'un groupe qui affiche une place éminente dans le domaine qui nous occupe, et ce au niveau mondial. Vous avez justement évoqué en partie la question de la comparaison internationale, au fil des postes que vous avez occupés. Avec la vision que vous pouvez avoir aujourd'hui, nous avons compris, en creux, qu'il y avait un sujet de flexibilité, un sujet de plan d'accompagnement et, parfois, des logiques d'adaptations que vous aimeriez voir conduites, j'imagine par l'Union européenne et par la France, en tout cas les deux ensemble. Pourriez-vous nous dire plus précisément, de manière concrète, ce que vous attendriez des pouvoirs publics, en l'occurrence d'une mission comme la nôtre qui sera appelée à formuler des propositions ? Quelles sont, de votre point de vue, les marges de progression ou les mesures qu'il pourrait être utile de recommander aujourd'hui pour permettre à cette filière de trouver sa place ?
M. Erwin Penfornis. - J'identifie plusieurs axes. S'agissant de l'hydrogène renouvelable, il est important de s'assurer dans la décennie à venir de disponibilités suffisantes d'électricité renouvelable abondante et économique. Comme vous l'avez mentionné, le développement de la filière appelle des quantités et des capacités de production d'électricité renouvelable significatives. Nous avons véritablement besoin à ce niveau-là de mesures d'accompagnement pour pouvoir produire cet hydrogène renouvelable.
Le second point renvoie à la notion de flexibilité. Face au défi de la décarbonation, notamment de la mobilité dans sa globalité, il nous semble essentiel de prescrire l'ensemble des options d'hydrogène décarboné, à savoir de l'hydrogène renouvelable, mais également de l'hydrogène à partir de fossiles et CCS et de l'hydrogène à partir d'énergie nucléaire. Dans des pays comme les États-Unis ou dans plusieurs pays asiatiques, on observe ce pragmatisme et cette flexibilité. Plusieurs pays asiatiques se sont focalisés pour les années à venir sur la transformation de l'aval, c'est-à-dire la mise sur la route des véhicules ou l'investissement dans les stations, sans même placer de contraintes sur l'origine de l'hydrogène à ce stade, sachant que la décarbonation de cet hydrogène sera progressive. Du côté américain, l'IRA, qui a généré beaucoup d'analyses et de commentaires ces derniers mois, affiche aussi beaucoup de pragmatisme. Ce système vient soutenir la production d'hydrogène décarboné, quelle que soit son origine, et est neutre technologiquement. Il s'appuie uniquement sur une empreinte CO2 de l'hydrogène produit pour définir un mécanisme de soutien. Il présente également l'intérêt d'apporter de la visibilité, puisque le mécanisme est stable sur les dix ans d'investissement de cette technologie. Ce sont des caractéristiques que nous souhaiterions retrouver en France et en Europe.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Quel est votre objectif de production, d'ici quelques années ? On parle beaucoup d'électrolyse, de gigafactories, etc. Avez-vous des projets d'investissement de ce type ? Quelles difficultés rencontrez-vous ? On entend parfois qu'il existe des sujets de raccordement avec RTE. Est-ce le cas ? Quels sont vos projets en France là-dessus ? Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre partenariat avec TotalEnergies ?
M. Erwin Penfornis. - Avec plaisir. Je commencerai par évoquer les technologies. Vous mentionnez l'électrolyse, nous avons lancé une coentreprise avec le groupe Siemens Energy pour bâtir un leader européen des technologies d'électrolyse à membrane électrolytique polymère (PEM). Nous sommes en cours de finalisation de la construction d'une gigafactory d'une capacité significative, de l'ordre de 3 GW. Elle sera démarrée en Allemagne d'ici à la fin de l'année. Ce projet est intéressant à souligner, car il montre la puissance de ce moteur franco-allemand pour tirer la filière. Nous utiliserons cette technologie pour des projets d'investissements en France. Nous avons lancé en Normandie un projet étendard de 200 MW d'électrolyse. Quand nous le démarrerons, ce sera vraisemblablement la plus grosse unité d'électrolyse PEM au monde. Actuellement, nous exploitons nous-mêmes une unité de 20 MW au Québec qui constitue une vraie référence pour que nous passions à l'échelle suivante. Nous avons lancé plusieurs projets d'électrolyseurs de cette taille qui sont à un niveau très avancé de développement en Europe, notamment aux Pays-Bas. L'objectif pour le groupe Air Liquide est de développer 3 GW d'électrolyse d'ici à 2030. Comme vous l'avez compris, nous sommes particulièrement agnostiques sur les technologies et les sources d'énergie pour produire cet hydrogène. À côté de ce pilier s'appuyant sur l'électrolyse, nous affichons également un développement très fort de la production d'hydrogène par CCS. Nous disposons de la technologie probablement la plus avancée pour capter le CO2 sur nos usines. Nous avons lancé un pilote il y a sept ans sur une autre de nos usines en Normandie. Nous développons de gros projets, aussi bien dans le Nord de la France, à Dunkerque, qu'en Belgique, avec nos partenaires industriels. Nous voulons vraiment nous appuyer sur ces deux volets pour tripler nos capacités de production d'hydrogène d'ici 2030, en les décarbonant au fur et à mesure.
Vous demandez quelles difficultés nous rencontrons. Quand on développe des projets d'électrolyse, les délais de raccordement au réseau électrique et de renforcement du réseau électrique sont un vrai problème. C'est le cas notamment sur un projet d'ampleur à Dunkerque, ce qui a un impact direct sur le calendrier d'exécution. Face aux objectifs ambitieux que nous nous fixons au niveau national et européen d'ici 2030, il est clair qu'il est essentiel de traiter ces problèmes dans les années qui viennent.
M. Pierre Cuypers. - Restons sur la technologie. J'aurais voulu savoir où vous en étiez dans l'évolution des capacités de stockage embarqué sur les véhicules légers, comme sur les poids lourds, en précisant le poids et l'inconvénient que cela pouvait représenter. J'ai visité il y a quelques années votre site de Buc. J'ai pu voir le début de l'évolution des réservoirs. Où en êtes-vous ? Quelle sécurité cela vous apporte-t-il ?
M. Erwin Penfornis. - Merci pour cette question. De fait, par notre histoire, nous sommes un acteur des gaz industriels très impliqué dans le développement des solutions et des technologies de stockage. Historiquement, l'hydrogène était stocké dans des capacités métalliques à 200 bars. Pour pouvoir en transporter davantage et le rendre plus économique, il a besoin d'être stocké à plus haute pression quand il est conservé sous forme gazeuse, jusqu'à 700 bars. Avec un certain nombre d'autres acteurs, nous avons développé des technologies composites. Elles sont aujourd'hui parfaitement matures. Depuis votre dernière visite, nous sommes véritablement passés au stade de l'industrialisation, avec des partenaires français aussi bien qu'européens, notamment allemands. Cette voie est totalement mûre. À côté de cette voie de stockage à haute pression se développe très fortement une filière hydrogène liquide. Vous êtes peut-être familiers de la filière du gaz naturel liquéfié. Nous sommes ici à des températures plus faibles, à 20 degrés Kelvin, qui ont le bénéfice de maximiser vraiment la densité de stockage de l'hydrogène. C'est la solution qu'Airbus emploiera à bord de ses avions. C'est également la solution utilisée dans le domaine maritime pour embarquer de l'hydrogène. Nous développons aussi activement cette solution nous-mêmes, pour notre logistique hydrogène, jusqu'au point de ravitaillement des camions. Nous affichons donc des axes de développement très fort, qui sont des facteurs de différenciation pour un groupe comme Air Liquide et pour la France.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Vous vous dites agnostique du point de vue technologique. Vous avez également employé une formule de ce type dans votre propos liminaire. Je ne sais pas si vous l'appliquez à votre manière de produire de l'hydrogène ou de manière plus générale. On entend souvent des experts nous dire : « il faut laisser flotter les rubans, puis on verra bien, à un moment donné, qui va gagner, avec quelles technologies, quel mode de faire, quel type d'organisation, etc. ». Pour nous qui sommes les décideurs publics, qui essayons en tout cas de nous pencher sur les recommandations à émettre, en tâchant de retenir la bonne stratégie, en prenant du recul et en faisant des comparaisons, ce type de propos, que nous pouvons entendre scientifiquement, reste tout de même un peu déstabilisant. Comment voyez-vous les choses ? Parfois, nous aurions envie d'entendre les filières nous expliquer comment elles planifient les choses et quelles peuvent être les solutions. En outre, nous aurions parfois envie de mieux organiser la décarbonation. Cette incertitude scientifique présente tout de même un côté très déstabilisant.
M. Erwin Penfornis. - Merci pour cette question, qui mérite précision. Quand on emploie ce terme, ce n'est certainement pas pour garder toutes les portes ouvertes ou traiter un risque technologique ou une filière qui pourrait rencontrer des difficultés, avant de basculer sur une autre. C'est véritablement un enjeu industriel. À l'heure actuelle sont produites dans le monde à peu près 90 millions de tonnes d'hydrogène par an, très majoritairement à partir de gaz naturel, dans des unités de réformage. Il apparaît un intérêt immédiat à venir investir et déployer du captage de CO2 sur cette base installée, à la fois pour réduire immédiatement les émissions de CO2 de cette base, mais aussi pour utiliser les capacités existantes pour ouvrir de nouveaux marchés, comme la mobilité notamment. Nous avons donc besoin de ces technologies de CCS immédiatement.
Dans la durée, l'évolution du mix énergétique passera par une sortie des énergies fossiles pour aller vers du renouvelable. Nous aurons donc besoin d'électrolyse et, pour la rendre plus efficace, nous aurons besoin d'une électrolyse qui soit alimentée par une électricité à la fois renouvelable et nucléaire. On finit bien par avoir les trois piliers. Je n'ai pas mentionné ici une autre technologie qui a également son mérite, qui consiste à utiliser du biométhane dans les installations existantes de reformage. On peut en effet tout simplement substituer le gaz naturel par le biométhane. Il existe donc différentes solutions pour différents horizons de temps, sur lesquels il nous faut nous appuyer.
Par ailleurs, on entend trop souvent le raccourci consistant à affirmer que l'hydrogène décarboné de demain doit être d'origine renouvelable électrolytique. Nous considérons qu'il faut un soutien beaucoup plus clair et probablement plus résolu sur l'investissement de technologies de captage de CO2, ainsi que sur toute la filière des développements de réseaux de canalisations de CO2, pour être capable de transporter ce CO2 jusqu'aux zones de stockage. C'est ce qui est mis en place progressivement dans certains pays.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - S'agissant de l'aérien, que vous avez évoqué tout à l'heure, nous avons compris qu'il y avait deux hypothèses, avec l'hydrogène et les carburants synthétiques durables (SAF). Quel développement envisagez-vous ? Vous mettez-vous en situation de répondre, sachant qu'apparaissent d'ores et déjà des enjeux d'incorporation, d'image pour les compagnies, ainsi que de réputation et de responsabilité sociétale pour ces secteurs, avec une envie de se décarboner au plus vite. Les SAF apparaissent comme la solution qui pourrait être industrialisée à court terme, qui fonctionne et qui ne pose pas de vraies difficultés. Même s'il apparaît un sujet de certification à partir de 50 % de SAF, ce sujet ne semble pas non plus insurmontable. Votre groupe se met-il en situation d'être un acteur de la production et de la distribution de ce type de carburant ?
M. Erwin Penfornis. - En ce qui nous concerne, nous sommes focalisés sur la production et la chaîne de distribution d'hydrogène. Nous sommes amenés à devenir un fournisseur d'hydrogène pour des acteurs qui produiraient ensuite leur carburant synthétique eux-mêmes, en adjoignant de leur côté du CO2 biogénique à cet hydrogène. Les réserves que j'ai évoquées tout à l'heure sont un vrai sujet pour nous. On observe une dynamique, voire une frénésie autour du développement de ces usines de carburants synthétiques durables. Elles ne seront toutefois pas prêtes dès demain matin. Pour pouvoir proposer de vraies capacités de production d'hydrogène à base d'électrolyse, il faut en effet disposer de capacités significatives d'électricité renouvelable en amont, ne serait-ce que pour pouvoir répondre aux quelques pourcentages d'incorporation de SAF dans le mix à horizon 2030. Dans ce contexte, quand on étudie une logique de mérite d'utilisation des différentes énergies, la production de SAF devrait être assez basse dans l'échelle. Compte tenu des enjeux du secteur aérien, il nous semble absolument impératif, en parallèle du développement de cette filière - car nous n'avons pas le choix -, de promouvoir et soutenir le développement d'une filière d'hydrogène liquide. Il faut en effet développer et industrialiser d'autres technologies, ainsi que les infrastructures dans les aéroports. C'est pour cette raison que nous avons créé une coentreprise avec Aéroports de Paris pour réaliser la planification et l'ingénierie de ce que seront demain les terminaux hydrogène et les infrastructures de stockage d'hydrogène liquide. Il est important d'être capable de mener de front deux voies parallèles, puisque l'aviation aura probablement besoin des deux à l'avenir.
M. Pierre Cuypers. - Quel est votre objectif de prix à la pompe pour le client et de coût au kilomètre ?
M. Erwin Penfornis. - C'est une bonne question. Sur les usages commerciaux, nous savons que chaque euro compte pour les opérateurs et peut les faire basculer d'une solution vers une autre. Pour être un peu large, on considère une plage de 7 à 10 euros du kilo pour un hydrogène décarboné. Avec un kilo, un véhicule passager parcourt cent kilomètres. Pour un poids lourd, il faut disposer de dix kilos pour parcourir cent kilomètres.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je vais me positionner sur un autre plan, sachant que vous intervenez dans plusieurs pays, notamment en Europe, en particulier en Allemagne. Quelle est votre analyse concernant les divergences stratégiques qui apparaissent au niveau européen, notamment entre la France et l'Allemagne ?
M. Erwin Penfornis. - Comme je le disais tout à l'heure, nous avons des exemples spécifiques de collaborations fructueuses avec des partenaires allemands, notamment une société de développement d'électrolyseurs. Par le passé, nous avons nous-mêmes contribué à l'investissement dans le réseau d'infrastructures de chargement d'hydrogène en Allemagne. Cette initiative, lancée il y a quasiment dix ans, était véritablement pionnière au niveau mondial. Les tergiversations de l'hiver dernier concernant la prise en compte de l'hydrogène bas-carbone ont indéniablement ralenti la mise en oeuvre du cadre de soutien et du cadre réglementaire au niveau européen. C'est évidemment préjudiciable, alors que d'autres zones sont actuellement en mesure d'accélérer. Nous avons véritablement besoin d'un alignement entre les deux pays, notamment sur l'hydrogène bas-carbone.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Vous avez abordé l'enjeu de la captation du CO2. Lors d'une précédente audition, l'une des personnes auditionnées nous a apporté un éclairage particulier sur l'utilisation du CO2 fatal pour fabriquer les carburants de synthèse. Il apparaît parfois des réticences pour ce type de mesures ou de projets. Que pouvez-vous nous dire de ces enjeux ?
M. Erwin Penfornis. - En premier lieu, nous sommes nous-mêmes impliqués dans le développement de la filière de captage de CO2, avec de la technologie que nous mettons en oeuvre sur nos propres usines. Nous avons également créé une coentreprise dans le transport du CO2 avec Sogestran, une société française impliquée dans le transport maritime, pour acheminer le CO2 jusqu'à des puits de stockage. Cette partie devient donc une vraie réalité pour nous. Comme je l'ai dit tout à l'heure, elle est indispensable. S'agissant de l'autre voie, qui consiste à réutiliser ce CO2, nous en avons très clairement besoin, notamment dans la chimie. Il va en effet falloir recomposer la pétrochimie, en remplaçant les sources de carbone d'origine fossile par du CO2. S'agissant des carburants synthétiques, c'est selon nous un CO2 d'origine biogénique qui doit être privilégié pour que le bilan global sur la baisse des émissions dans le transport soit véritablement au rendez-vous. Réutiliser un CO2 d'origine industrielle pour en faire des carburants synthétiques durables réduit fortement l'efficacité de l'ensemble de la chaîne.
M. Lucien Stanzione. - Vous avez évoqué les questions de transport de l'hydrogène. La question de sécurité n'est-elle pas prégnante, sachant que le transport maritime serait peut-être le moins dangereux, puis le train, en tout cas en comparaison avec les véhicules routiers ?
Pour vous qui êtes spécialiste des gaz, l'hydrogène est-il simplement un carburant ou est-ce un moyen de stockage d'énergie ?
M. Erwin Penfornis. - Je répondrai d'abord sur la sécurité, qui est effectivement un point essentiel. Ce sujet était encore haut dans les préoccupations il y a une dizaine ou une quinzaine d'années. Depuis, le sujet a été traité par les industriels, y compris dans l'application la plus « grand public », qui est le véhicule léger pouvant accueillir des passagers. Comme je le disais tout à l'heure, vous pouvez emprunter des taxis à hydrogène à Paris. Les grands constructeurs automobiles considèrent même que cette solution de stockage hydrogène est plus sûre qu'un véhicule à essence normale, notamment en cas d'accident, les réservoirs en carbone étant extrêmement solides. C'est d'une part dû à de nombreux développements normatifs depuis quinze ans. Un certain nombre de standards techniques ont été mis en place au niveau international, au niveau européen et au niveau français. Toute une supply chain d'équipements a également été créée, ce qui permet une mise en oeuvre de manière sûre, sans parler du fait qu'il y a quand même un vécu industriel très important sur l'hydrogène. Je faisais référence plus tôt aux soixante ans d'expérience qu'a un acteur comme Air Liquide. 100 millions de tonnes d'hydrogène sont produites par an, via des installations colossales, avec une accidentologie et un retour d'expérience très importants. La mise en oeuvre dans de nouveaux usages se fait facilement. C'est donc vraiment un sujet qui est derrière nous.
S'agissant ensuite du second point, les deux sont critiques. Des pays comme le Japon ou la Corée deviendront encore plus dépendants énergétiquement qu'ils l'étaient par le passé. Ils vont devoir importer beaucoup d'hydrogène dans le futur, sous forme d'ammoniac ou directement sous forme d'hydrogène. Nous ne sommes pas directement impliqués dans ces filières. Nous utilisons l'hydrogène à sa réception, quand il est transporté de manière transcontinentale, pour le mettre en oeuvre dans des applications industrielles ou pour la mobilité.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Nous traiterons de la future programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) dans un futur relativement proche. Vous êtes devant des législateurs. Que souhaiteriez-vous s'agissant de l'hydrogène ?
M. Erwin Penfornis. -J'ai déjà cité un certain nombre d'éléments importants. Dans les logiques d'amorçage de la filière, il nous semble important de préserver une activation via des grands bassins industriels, avec le soutien à l'investissement d'usines de production véritablement à l'échelle. Je citais tout à l'heure un projet de 200 MW. Il nécessite 80 tonnes d'hydrogène par jour. Une telle dimension est appelée à devenir la taille minimum pour densifier les installations.
Autre point important, il faut diversifier les sources d'hydrogène bas-carbone, sans uniquement prescrire un hydrogène renouvelable, mais aussi un hydrogène base nucléaire et base CCS. Si l'objectif commun est de faire partie des nations qui déploieront le plus rapidement possible l'hydrogène à l'échelle, d'ici 2030 et de la manière la plus économique, cela nous semble une condition sine qua non. Ce sont donc deux piliers d'envergure.
Il apparaît aussi un corollaire du dernier point, l'hydrogène base CCS. Il nous semble qu'il faille davantage de mécanismes de soutien pour la filière de captage et de stockage du CO2 en France, avec probablement des mécanismes de type contract for difference qui puissent vraiment soutenir les investissements, d'autant que ces investissements concerneront aussi d'autres procédés industriels qui ont également besoin d'un captage de CO2 dans leur fumée.
Je souhaite revenir aussi sur le développement de la mobilité. Si on veut véritablement voir éclore d'ici 2030 une mobilité à l'échelle, il faut se saisir de cet enjeu de soutien à l'investissement des stations. Aujourd'hui, cela passe par des appels à projets ponctuels. Le dernier appel à projets de l'Ademe date déjà d'il y a deux ans. Nous avons besoin d'une approche plus systématique pour soutenir ces investissements de stations et là encore, de nouveau, être moins prescriptifs sur l'origine de l'hydrogène pour la mobilité.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Comment vous situez-vous sur le volet importation de l'hydrogène ?
M. Erwin Penfornis. - La priorité, en Europe comme en France, doit être de développer dans un premier temps une base de production solide et d'assurer véritablement cette souveraineté énergétique qui est critique. On le voit de nouveau à l'occasion du conflit ukrainien. Il faut de surcroît se laisser la possibilité, au cours de la décennie et en fonction de la construction de la demande, de voir comment ajuster la vitesse à laquelle nous sommes capables de bâtir ces capacités de production en Europe, quitte à les compléter avec de l'import. En tout cas, la priorité reste de bâtir nos propres capacités, de nouveau en s'appuyant sur les bassins industriels particulièrement solides que nous avons déjà en France.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Comment appréciez-vous la stratégie allemande ? Ils se positionnent en effet surtout sur un modèle d'importation, semble-t-il.
M. Erwin Penfornis. - Ils sont également plus vulnérables, au vu de leur mix énergétique. Je pense que c'est ce qui nous différencie aujourd'hui. En France, nous nous appuyons sur un mix électrique à la fois nucléaire et renouvelable - et je souligne à nouveau qu'il faut créer les conditions pour disposer de capacités de renouvelables suffisantes et pousser le CCS. Sur cette base, nous avons tout ce qu'il nous faut pour bâtir une base de production nationale solide.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - De façon concrète, comment voyez-vous la mise en oeuvre du projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) hydrogène ?
M. Erwin Penfornis. - Les axes du PIIEC nous semblent adaptés. La partie technologique a permis de soutenir un panel large de sociétés, sur des équipements tout le long de la chaîne. En l'occurrence, nous trouvons qu'il a bien couvert les besoins. Ensuite, il faut considérer la dimension d'investissement dans des usines de production d'hydrogène. Notre projet d'électrolyseur en Normandie bénéficie de ce PIIEC. Il répond donc au besoin. Si nous avions quelque chose à redire, ce serait sur la vitesse à laquelle ce type de projet se met en oeuvre, du fait du processus de validation européen. En effet, cela fait maintenant deux à trois ans, sans que nous en soyons totalement sortis. On voit bien que ce n'est pas un rythme viable pour atteindre les objectifs 2030.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Merci de nous avoir accordé votre éclairage. Un certain nombre de questions vous ont été envoyées. C'est avec plaisir que nous prendrons connaissance de vos réponses.
M. Erwin Penfornis. - Merci, nous vous enverrons ces compléments.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 00.