Mardi 4 avril 2023
Parentalité dans les outre-mer - Table ronde sur la situation dans les collectivités du Pacifique
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Chers collègues, Mesdames et Messieurs, nous poursuivons ce matin nos travaux sur la parentalité dans les outre-mer, menés en commun par deux délégations, la délégation aux outre-mer, présidée par Stéphane Artano, et la délégation aux droits des femmes, que j'ai l'honneur de présider.
Outre les présidents des deux délégations, sont également rapporteures sur cette thématique nos collègues Victoire Jasmin et Elsa Schalck.
Si certains constats sont communs aux différents territoires d'outre-mer, chacun présente évidemment ses particularités. C'est pourquoi nous organisons des tables rondes régionales, consacrées à chaque bassin de territoire.
Nous nous intéressons ce matin aux collectivités du Pacifique : Nouvelle-Calédonie, Polynésie française et Wallis-et-Futuna.
Nous entendons, par visioconférence :
- M. Munipoese Muli'aka'aka, président de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna ;
- Mme Kialiki Lagikula, présidente de la commission « Condition féminine » de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna ;
- Mme Isabelle Leblic, docteure en anthropologie sociale et culturelle, directrice de recherche au CNRS ;
- Mme Stéphanie Geneix-Rabault, maîtresse de conférences à l'Université de la Nouvelle-Calédonie ;
- M. Loïs Bastide, maître de conférences en sociologie à l'Université de la Polynésie française, chercheur associé à la Maison des sciences de l'Homme du Pacifique ;
- et Mme Rodica Ailincai, professeure des universités, enseignante chercheuse à l'Institut national supérieur du professorat et de l'éducation de Polynésie française, directrice du Laboratoire EASTCO Sociétés Traditionnelles et Contemporaines en Océanie.
Bienvenue à vous et merci pour votre disponibilité en dépit des décalages horaires.
L'objectif de cette table ronde est double :
- premièrement, examiner ce que recouvre la notion de famille dans les îles du Pacifique, les évolutions des structures familiales, les rôles des mères, pères, grands-parents et autres membres de la famille, ainsi que la question de la circulation des enfants, fréquente dans les sociétés traditionnelles kanak et polynésienne ;
- deuxièmement, examiner les actions de soutien à la parentalité mises en place par les collectivités de Nouvelle-Calédonie, Polynésie française et Wallis-et-Futuna, sachant que ces collectivités d'outre-mer sont autonomes en matière de politiques familiales et sociales. Il est toujours intéressant pour nous de prendre connaissance des initiatives mises en place localement, dans différents territoires, afin d'envisager de les dupliquer ailleurs.
Je laisse sans plus tarder la parole à mon collègue Stéphane Artano, président de la délégation aux outre-mer, qui intervient à distance depuis Saint-Pierre-et-Miquelon, à un horaire plus que matinal, soit 4 heures du matin !
M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Mesdames, Messieurs, chers collègues, je vous salue depuis Saint-Pierre-et-Miquelon où je me trouve actuellement.
Je participerai donc en visioconférence à cette table ronde sur la parentalité dans le Pacifique, je vous prie de m'en excuser.
Comme vous, je me félicite de cette opportunité d'appréhender les notions de famille élargie, d'adoption, de réseau de parents.
Je remercie nos intervenants, qui connaissent particulièrement bien ces réalités de nos trois collectivités du Pacifique, de nous aider à entrer dans les subtilités des réalités sociologiques de territoires qui ont leurs cultures spécifiques et de fortes identités.
Ces sociétés, qu'elles soient polynésiennes ou mélanésiennes, sont aussi impactées par la modernité. Il nous est particulièrement utile, Mesdames et Messieurs, d'avoir vos différents points de vue sur l'évolution des rapports au sein des familles dans des sociétés issues d'autres traditions que celles que nous avons dans l'Hexagone.
Je suis également particulièrement heureux de saluer le président de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna, M. Munipoese Muni'aka'aka, que j'ai eu le plaisir d'accueillir au Sénat il y a quelques mois dans le cadre de notre étude sur l'évolution institutionnelle, et que nous avons sollicité sur d'autres sujets comme la continuité territoriale, qui vient de faire l'objet du rapport de nos collègues Catherine Conconne et Guillaume Chevrollier, lequel bénéficie d'une large couverture presse.
Je ne serai pas plus long pour laisser la parole aux invités et à nos collègues.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Merci beaucoup Monsieur le Président. Je me tourne en premier lieu vers les représentants de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna, M. Munipoese Muni'aka'aka et Mme Kialiki Lagikula. Vous nous présenterez les particularités des structures familiales et parentales à Wallis-et-Futuna, l'organisation des politiques familiales, ainsi que les actions en matière de soutien à la parentalité qui existent sur votre territoire ou qui gagneraient à y être développées. Je vous laisse organiser vos prises de parole comme vous le souhaitez.
M. Munipoese Muni'aka'aka, président de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna. - Bonjour à tous.
Je profite de cette prise de parole pour présenter mes salutations les plus respectueuses au président de la délégation aux outre-mer. Par ailleurs, j'adresse mes salutations à la présidente de la délégation aux droits des femmes, Mme Billon, qui se charge de l'animation de cette réunion tenue conjointement en visioconférence et en présentiel.
Pour le territoire de Wallis-et-Futuna, le traitement du sujet relatif à la parentalité a donné lieu à la réalisation d'une analyse spécifique. Nous allons vous présenter cette étude en la déclinant en trois volets. Le premier reviendra sur les particularités des structures familiales et parentales. Le deuxième volet portera sur l'organisation des politiques familiales. Enfin, la troisième partie se focalisera sur les actions d'accueil et de soutien propres au thème de la parentalité.
Ma collègue, Mme Lagikula, n'a pas eu la possibilité de participer à cette présente réunion, car elle a dû s'absenter pour des raisons de santé. Néanmoins, deux élus représentant le territoire de Futuna ont eu la possibilité de prendre part à notre table ronde. La présentation du rapport sera quant à elle effectuée par ma chargée de mission, Mme Olga Gaveau.
Je vous remercie pour votre attention.
Mme Olga Gaveau, chargée de mission à l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna. - Comme je l'ai indiqué à la présidente, je vous transmettrai la version écrite du rapport à l'issue de la présente séance.
Au sein des îles Wallis-et-Futuna, la notion de famille inclut les parents et les enfants, mais également - c'est une particularité - la famille élargie, qui intègre les grands-parents, les conjoints, les oncles et les tantes, ainsi que les « nounous » et l'ensemble des personnes qui contribuent à l'éducation de l'enfant. En réalité, la notion de famille s'apparente davantage à un clan. Les grands-parents sont à la tête de ce clan, ils se chargent de la transmission des savoir-faire, des coutumes et des traditions.
Nous avons aussi la présence de familles monoparentales qui apparaissent à la suite d'un divorce. Enfin, les couples sans enfant sont également à prendre en considération.
Au sein des maisons traditionnelles, les « fale », qui peuvent encore exister localement, toute la famille habite sous le même toit ; une maison peut donc accueillir simultanément jusqu'à quatre générations.
Par ailleurs, il existe des communautés composées de personnes expatriées. Ces populations se fondent principalement sur le modèle métropolitain.
Comme indiqué précédemment, la deuxième partie de ma présentation revient sur l'organisation des politiques familiales.
Il est à noter que sur le territoire de Wallis-et-Futuna, les parents sont davantage conservateurs et traditionalistes.
Dans le même temps, les grands-parents jouent un rôle important, car ils contribuent activement à l'éducation de l'enfant, à la transmission des savoirs, des valeurs - notamment du respect, des priorités de vie, des traditions, de la culture, des travaux à la maison et aux champs - envers les plus jeunes.
Dans ce contexte particulier, les enfants affichent un niveau plus ou moins élevé de proximité avec le noyau familial. Les interactions entre les membres de la famille sont quasi-quotidiennes. Puis par moment, certains oncles et tantes prennent le relais sur les parents biologiques.
L'autorité parentale recouvre l'ensemble des droits et devoirs des parents à l'égard de l'enfant mineur qu'ils doivent élever. En réalité, la notion de protection - physique comme morale - de l'enfant n'est apparue que très récemment. À Wallis-et-Futuna, chaque parent, accompagné des grands-parents, oeuvre pour la transmission d'informations sur le droit coutumier, sur la tradition et sur la culture. Dans cette tâche, les parents bénéficient de l'appui des grands-parents. Par ailleurs, ils transmettent les informations à l'enfant en tenant compte de son âge et de son genre.
L'organisation politique de Wallis-et-Futuna a pour particularité la présence d'une chefferie, qui joue un rôle important dans l'éducation des enfants.
Le troisième volet du rapport se concentre sur les actions de soutien à la parentalité. Plusieurs services territoriaux agissent aujourd'hui pour les enfants et les jeunes vivant à Wallis-et-Futuna : le pôle social du SITAS (Service de l'inspection du travail et des affaires sociales), l'Agence de santé, qui travaille quotidiennement dans le domaine de la prévention, une semi PMI gérée par le pôle de sages-femmes. Le vice-rectorat suit pour sa part les établissements scolaires grâce à un réseau d'infirmières et de référentes. Il existe aussi de nombreuses associations de parents d'élèves.
En outre, la déléguée aux droits des femmes intervient au sein du pôle social et gère des dossiers qui concernent des enfants victimes de violences diverses. Le rôle joué par la Fédération du handicap, par les associations sportives, par l'Assemblée territoriale, par le tribunal et par la Gendarmerie est aussi à prendre en considération.
L'Église dispose également d'un rôle prépondérant sur le territoire de Wallis-et-Futuna. Les actions et les messages passés lors des messes contribuent à la création d'un référent commun qui rassemble les jeunes.
Il devient aujourd'hui nécessaire de créer un soutien et une éducation à la parentalité sur Wallis-et-Futuna. Il est impératif d'y inclure toutes les catégories sociales et de s'adapter à l'intégralité des niveaux de compréhension. Par ailleurs, un outil d'accompagnement doit être mis en place, aussi bien pour les jeunes parents que pour les parents les plus âgés et pour l'intégralité des enfants.
Il existe actuellement un déficit de communication imputable à la censure inhérente au système familial et social. Les conflits restent réguliers au sein des familles et les violences intrafamiliales comme extrafamiliales sont fréquentes. En parallèle, les situations de mal-être liées à l'adolescence tendent à augmenter.
Des formations portant sur l'utilisation des outils numériques et des réseaux sociaux sont indispensables sur notre territoire, auprès des parents, des grands-parents et pour la chefferie qui se charge du suivi des enfants.
Notre Chefferie accorde une attention particulière à la coutume.
Plusieurs actions restent à développer. Nous devons notamment déployer une approche globale pour informer l'ensemble de la population et cibler des lieux d'échange par site, par district et par village. Nous devons également oeuvrer pour la création de postes de médiateurs sociaux de proximité dont certains seraient issus de la chefferie.
Les élus de l'Assemblée territoriale prévoient d'engager des actions concrètes de soutien en faveur de la prévention des conflits dans les familles.
De plus, une forte restructuration, avec une augmentation des personnels qualifiés et des salariés, est à entamer au niveau du pôle social du SITAS et du pôle Petite enfance de l'Agence de santé - avec la création d'une PMI quotidienne et d'une maison de la petite enfance - et au sein du pôle Prévention.
Les services et les associations partenaires doivent améliorer leur niveau de coordination, mieux communiquer et mettre en place un schéma de structuration des interventions communes.
Une réflexion globale à 360° doit être initiée. Cette étude devra donner lieu à l'instauration d'un plan d'action général tenant compte des lacunes du territoire et des problèmes imputables à l'absence de structures. La mise en place d'une politique sociale adaptée aux spécificités du territoire de Wallis-et-Futuna doit être étudiée.
De manière globale, la réalité récente montre que les îles Wallis-et-Futuna ont connu des évolutions technologiques considérables. Pour autant, le rôle joué par les parents dans l'éducation de l'enfant demeure important car les adultes qui vivent encore dans le foyer familial restent considérés comme des enfants.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Je vous remercie. Je donne la parole à Mme Isabelle Leblic, directrice de recherche au CNRS, pour une présentation des particularités de la parentalité en Nouvelle-Calédonie et un éclairage sur le sujet de la circulation des enfants dans les sociétés kanak et polynésienne. Vous nous direz également quelles conséquences vous en tirez quant aux besoins en matière de soutien à la parentalité et à la nécessaire adaptation des politiques familiales.
Mme Isabelle Leblic, docteure en anthropologie sociale et culturelle, directrice de recherche au CNRS. - Bonjour. Je tiens à préciser que mes travaux remontent déjà à quelques années. Je ne bénéficie pas d'une vision sur la situation actuelle de la Nouvelle-Calédonie, car je n'ai pas pu poursuivre mes recherches. L'arrêt de mes analyses résulte principalement de problématiques imputables à un manque de ressources disponibles sur le terrain.
La Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française disposent de structures familiales semblables à celles de Wallis-et-Futuna : des parentés élargies et pas simplement une famille nucléaire comme en métropole. Ce modèle reste encore largement répandu en Nouvelle-Calédonie, bien qu'il faille distinguer le Grand Nouméa de l'intérieur et des îles, avec des contextes différents tant au niveau de l'urbanisation que des modes de vie, qui influent grandement sur les modèles parentaux.
Comme dit précédemment, les familles incluent les parents mais aussi les frères des pères, les soeurs des mères, voire dans certaines régions tous les oncles et tantes des côtés maternels et paternels. Ces personnes interviennent de façon traditionnelle dans l'éducation des enfants, dans la transmission orale des savoirs et dans les soins des enfants. Toutefois, leur niveau d'influence tend à diminuer depuis l'émergence des nouvelles technologies. De ce fait, les enfants passent moins de temps avec leurs grands-parents.
Malgré l'arrivée de ces nouvelles technologies, la vie des familles demeure rythmée par certaines cérémonies. Ces dernières vont de la naissance au deuil. Il s'agit de temps de rencontre qui rappellent l'existence de liens particuliers entre les individus, les groupes, les familles et les clans.
Il est également important de différencier les familles qui dépendent du statut coutumier de celles qui dépendent du droit commun. Le statut coutumier concerne uniquement les populations Kanak. Le statut de droit commun s'adresse quant à lui aux populations arrivées en Nouvelle-Calédonie par le biais de la colonisation.
Tous les parents présents dans les familles Kanak ont un rôle important. Pour autant, les possibilités de prise en charge peuvent être multiples.
En ville, l'éducation repose surtout sur une parentalité restreinte et les parents confient généralement la surveillance des enfants à des garderies et à des « nounous »...
Dans les tribus, l'habitat est familial et les maisons sont proches les unes des autres. Ainsi, les enfants côtoient régulièrement les tantes, les oncles et les grands-parents.
Par ailleurs, comme dans de nombreuses sociétés océaniennes, les sociétés kanak et polynésienne connaissent une circulation traditionnelle des enfants, dans la parenté proche ou dans une parenté élargie par alliance.
Ces opérations de circulation ont de multiples raisons. Le processus d'adoption ne vient pas seulement pallier un manque de descendance. Cette pratique peut en effet être liée à d'autres éléments.
Actuellement, les circulations d'enfants demeurent importantes en Nouvelle-Calédonie. Lors de mon étude, j'ai constaté qu'un quart des enfants recensés dans les généalogies avait fait l'objet d'un transfert d'enfant. Il s'agit donc d'une proportion importante.
Les adoptions ont généralement lieu par le biais du droit coutumier. De ce fait, les transferts de parenté ne nécessitent pas de jugements spécifiques. Je tiens à préciser que le secret adoptif n'existe pas dans la plupart des régions de Nouvelle-Calédonie. Les enfants circulent dans leur famille de naissance et dans leur famille adoptive de façon conjointe. Par ailleurs, les parties prenantes s'appuient sur le principe de cumul de filiations.
Durant mes travaux, j'ai uniquement travaillé avec des adultes ayant été adoptés durant leur enfance. Je n'ai pas pu m'entretenir avec des enfants adoptés, car ce procédé implique une méthodologie particulière qui n'était pas réalisable. Néanmoins, j'ai tout de même eu la possibilité d'observer des enfants dans leur milieu d'adoption. Ces études ont montré que les enfants naviguent entre leurs différentes familles.
Il existe une différence fondamentale entre les processus d'adoption initiés en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie et les processus engagés en métropole. Il est à noter que de nombreux couples sans enfant issus de l'Hexagone se rendent en Polynésie pour émettre une demande d'adoption. C'est souvent un système d'adoption ouverte prévoyant des retours réguliers de l'enfant adopté sur le territoire polynésien. Il s'agit d'une donnée importante à prendre en considération.
La différence entre le droit commun et le droit coutumier demeure effective en Nouvelle-Calédonie. Lorsque j'avais étudié cette thématique au cours des années 1990, j'ai pu constater que les adoptions engagées en milieu kanak suscitaient régulièrement l'incompréhension des intervenants sociaux. Les acteurs mobilisés avaient notamment tendance à se calquer sur leurs modèles de référence et sur les traumatismes générés par la séparation.
Je vous confirme que les traumatismes imputables à l'adoption peuvent effectivement exister. Toutefois, nous ne pouvons effectuer de généralités. Pour le moment, le secteur social de la Nouvelle-Calédonie reste relativement pauvre, car les autorités se heurtent à un manque d'intervenants issus des différentes communautés locales. Les instances ne parviennent donc pas à intégrer les différences communautaires dans leur système de gestion.
L'importance accordée aux liens familiaux est encore prégnante en Nouvelle-Calédonie. Cependant, je ne peux pas m'exprimer sur le Grand Nouméa, car mes travaux n'ont porté que sur l'intérieur et sur les îles.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Je souhaite mentionner la présence aujourd'hui au Sénat des sénateurs des territoires dont nous traitons ce matin. Nous accueillons notamment le sénateur de Wallis-et-Futuna Mikaele Kulimoetoke et notre collègue de Nouvelle-Calédonie Gérard Poadja. J'imagine que les sénateurs présents réagiront ultérieurement aux interventions des experts.
Je vais maintenant passer la parole à Stéphanie Geneix-Rabault. Cette dernière se charge de la présentation du projet P'tit Campus.
Mme Stéphanie Geneix-Rabault, maîtresse de conférences à l'Université de la Nouvelle-Calédonie. - Bonjour à tous. Merci d'avoir associé l'université de la Nouvelle-Calédonie à ce panel. J'espère que le dispositif que je m'apprête à vous présenter apportera des éclairages complémentaires.
Le projet P'tit Campus a été initié en 2020. L'Université de la Nouvelle-Calédonie se compose actuellement de deux campus, dont un localisé au sud de l'archipel. En 2023, l'établissement compte environ 4 000 étudiants inscrits.
Le projet a émergé en mai 2020 à la suite d'une demande émise par une étudiante enceinte de sept mois. Cette personne faisait alors face à des difficultés sociales notables ; elle envisageait donc d'interrompre son cursus scolaire. Il s'agissait pourtant d'une étudiante brillante qui s'apprêtait à obtenir sa licence.
Au vu des difficultés rencontrées, la personne concernée s'est tournée vers la directrice de l'université pour lui faire part de ses doutes. Un élan de solidarité s'est ensuite créé.
Les responsables chargés de traiter la requête d'accompagnement émise par l'étudiante ont par la suite décidé de déployer un dispositif collectif. L'objectif de ce projet était de répondre aux besoins des étudiants contraints de concilier leur parentalité avec leur cursus scolaire.
Durant la phase d'analyse préalable, les chargés de projet ont observé que neuf fois sur dix, les étudiantes enceintes décident d'abandonner leur enfant du fait de l'absence de solutions. La seule alternative qui se présente à ces personnes consiste à confier l'enfant aux grands-parents. Cependant, ce type de pratique nécessite parfois des déplacements dans les îles et des ruptures de liens familiaux imputables à des difficultés financières.
Comme expliqué précédemment, le dispositif P'tit Campus vient accompagner les étudiants qui se préparent à la parentalité. L'outil s'adresse aussi aux étudiants déjà parents. Les personnes mobilisées aident également les bénéficiaires à concilier la poursuite d'études avec leur parentalité.
Le dispositif P'tit Campus s'est constitué grâce à des partenariats. L'université a notamment signé des partenariats avec des collectivités de Nouvelle-Calédonie, telles que la Province Sud. Dans le même temps, des associations comme Kwanis ont pris part au projet.
En parallèle, la Fondation de l'Université de Nouvelle-Calédonie a contribué au plan P'tit Campus en s'appuyant sur du mécénat. Grâce aux mécènes, la Fondation a pu engager des actions innovantes. De plus, la mission « Égalité » lancée au sein de l'établissement a joué un rôle majeur lors de la précédente mandature ainsi que l'actuelle.
Les différents partenariats évoqués plus tôt ont donc permis de déployer l'outil P'tit Campus. L'inauguration de la nouvelle salle de parentalité a ensuite eu lieu en avril 2022.
Je précise que la salle de parentalité a été montée avec le soutien de la Maison de l'étudiant. Il s'agit d'une instance équivalente au Crous.
La pièce de parentalité mise en place dans le cadre du projet P'tit Campus est accessible du lundi au samedi. L'espace se compose d'accessoires qui permettent aux utilisateurs de concilier travail, études et parentalité. Les étudiantes présentes dans la salle ont également la possibilité d'allaiter, de tirer leur lait et de le conserver dans un réfrigérateur.
La salle de parentalité comprend aussi d'autres équipements tels que des transats, des tables à langer, des tapis, un ordinateur, une table d'étude et un accès au Wi-Fi. Les étudiants qui se rendent dans cet espace peuvent ainsi rester avec leur enfant tout en étudiant.
Par ailleurs, nous proposons des prêts de trousseaux de linges aux jeunes parents. Cette pratique s'inscrit dans le cadre d'une démarche éco-citoyenne. À l'issue de leur utilisation, les accessoires sont nettoyés et remis à d'autres jeunes parents. Les trousseaux attribués évoluent en fonction de l'âge de l'enfant.
Lors des deux premières années d'existence du P'tit Campus, une dizaine d'étudiantes ont pu bénéficier du dispositif. Depuis la dernière rentrée universitaire, deux étudiantes occupent la salle de parentalité de façon régulière. Elles peuvent ainsi revenir sur le campus tout en passant du temps avec leur enfant et en continuant leurs travaux.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Merci beaucoup.
Nous nous intéressons maintenant à la Polynésie française. Je laisse la parole à M. Loïs Bastide, sociologue, pour une présentation des spécificités familiales et parentales dans ce territoire.
M. Loïs Bastide, maître de conférences en sociologie à l'Université de la Polynésie française, chercheur associé à la Maison des sciences de l'Homme du Pacifique. - De nombreux éléments évoqués au sujet des structures familiales en Nouvelle-Calédonie se retrouvent en Polynésie française. Je vais donc essayer d'aborder les points non évoqués préalablement.
En Polynésie française, on distingue la grande famille - feti'i - et la famille conjugale. Avec les interventions des églises, la globalisation des productions culturelles et le métissage des familles, les familles sont mises en tension entre différents modèles.
Ces problématiques se retrouvent surtout chez les jeunes générations qui aspirent à se concentrer sur la sphère conjugale.
Dans ce contexte, la famille élargie continue néanmoins à jouer un rôle prépondérant à la fois sur le plan affectif et pour des raisons matérielles. De nombreuses personnes s'appuient sur leur famille élargie pour assurer leur survie économique, sachant que le coût de la vie en Polynésie française est élevé, avec un taux de pauvreté monétaire important.
Au sein de la grande famille, les rapports de solidarité jouent beaucoup. La Polynésie française est un territoire éclaté géographiquement. Il existe un phénomène de forte polarisation autour de Tahiti, pour accéder à des emplois et à des établissements scolaires. De façon globale, les individus ont la quasi-obligation de migrer. Ces mouvements s'effectuent vers Tahiti ou les îles de la Polynésie française. Les migrations au sein du réseau familial sont souvent les seules solutions possibles car moins onéreuses. Les personnes concernées par ce cas de figure développent ainsi un fort niveau de dépendance vis-à-vis du cadre familial.
Même si les prestations sociales existantes visent à permettre aux jeunes de s'émanciper, cette émancipation demeure relativement difficile en Polynésie française.
La suite de mon intervention porte sur la question du transfert d'enfant ou fa'a'mu. Pour ma part, j'ai étudié ce sujet à travers le prisme des violences interfamiliales. Mes recherches indiquent que l'adoption coutumière est un phénomène persistant qui ne diminue pas. Une étude réalisée par l'Institut national d'études démographiques (Ined) en 2022 vient d'ailleurs confirmer ce ressenti de stabilité du phénomène. D'après cette analyse, les pratiques visant à donner un enfant concernent plus de 11 % des femmes de plus de 35 ans. En parallèle, 20 % des femmes de plus 55 ans reçoivent, à leur domicile, des enfants considérés comme étant des Fa'a'mu.
Comme indiqué par Mme Leblic, les raisons qui donnent lieu à un transfert d'enfant restent multiples et de nos jours, les motifs sont encore plus hétérogènes qu'auparavant. Par exemple, des difficultés économiques peuvent contraindre des couples à confier leur enfant, y compris hors de la famille élargie.
S'il existe plusieurs formes de Fa'a'amu, ces différentes pratiques bénéficient d'une légitimité sociale, elles ne sont pas socialement dévalorisées. C'est une option qui s'offre aux personnes confrontées à des situations de vie qui peuvent être compliquées par ailleurs.
Les anciennes générations n'associent plus les transferts d'enfants actuels à des Fa'a'amu, les motifs étant différents des motifs traditionnels.
Les transferts d'enfants restent très importants dans la société polynésienne et il est important de préciser que les procédures de transfert d'enfant se passent généralement très bien.
Néanmoins, notre enquête relative aux violences familiales montre une surreprésentation des enfants Fa'a'amu impliqués dans les violences familiales, à la fois comme victimes et comme auteurs. Pour autant, cette distinction peut s'avérer biaisée, car les victimes sont davantage susceptibles de devenir auteurs de violences.
En Polynésie française, la famille continue à accorder une importance considérable aux terres familiales. Contrairement à la Nouvelle-Calédonie, les populations polynésiennes ont eu la possibilité de conserver leurs terres. Les individus peuvent ainsi disposer de terres grâce à leur famille élargie. Ces terres sont détenues de façon collective, en indivision, ce qui est un facteur majeur de conflits. Au moment de l'héritage, la place de l'enfant Fa'a'mu est un facteur majeur de tensions dans les fratries.
J'ai eu l'occasion d'échanger avec des enfants Fa'a'amu. L'enfant Fa'a'amu peut être l'enfant le plus ou le moins chéri de la famille d'accueil. Par ailleurs, la différence entre l'enfant Fa'a'amu et l'enfant biologique gagne en importance au moment où la question du partage des biens familiaux devient effective.
En Polynésie française, le droit n'est pas adapté pour gérer les Fa'a'amu de façon optimale. Dans ce sens, les acteurs locaux agissent en procédant à du « bricolage ». Il y a un dualisme entre le droit civil français et le droit coutumier, qui demeure opérant.
L'effectivité des normes coutumières mène à une absence de formalisation des transferts d'enfant en droit civil français. Le statut juridique des enfants concernés par un transfert demeure imprécis. Les organismes médicaux et les opérateurs de terrain qui gèrent ces dossiers se retrouvent donc contraints de prendre des risques juridiques majeurs. Ce point a régulièrement été mis en exergue par les personnes interrogées dans le cadre de notre enquête.
L'aménagement du Fa'a'amu dépend principalement de la politique pénale du moment. Dans ce sens, un procureur pourrait subitement décider de mettre un terme à la pratique du Fa'a'amu. Il s'agit d'une problématique notable en Polynésie française.
Je termine ma prise de parole avec le sujet propre aux aides sociales. Même si les prestations sociales proposées restent modestes en Polynésie française, les aides jouent un rôle critique dans le quotidien des bénéficiaires.
À date, les dépenses sociales par habitant s'élèvent à 1 700 euros en métropole, contre 630 euros en Polynésie française. Les besoins y sont pourtant plus importants. C'est une des raisons qui expliquent la dépendance des individus au cadre familial.
Je ne vais pas m'étendre sur le paysage institutionnel car je ne maîtrise pas suffisamment ce sujet. Je tiens seulement à vous communiquer une donnée intéressante relative aux allocations familiales. Actuellement, les allocations familiales liées au régime des salariés s'établissent mensuellement à 10 000 francs Pacifique par enfant. Ce montant passe à 7 000 francs Pacifique par enfant pour les bénéficiaires du régime social. J'estime qu'il s'agit d'un fait paradoxal : les familles en difficulté perçoivent des prestations inférieures à celles des individus disposant d'un emploi.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Merci de nous avoir montré les spécificités de la Polynésie française.
Je laisse maintenant la parole à notre dernière intervenante, Mme Rodica Ailincai, sur la question des actions de soutien à la parentalité en Polynésie française.
Mme Rodica Ailincai, professeure des universités, enseignante chercheuse à l'Institut national supérieur du professorat et de l'éducation de Polynésie française, directrice du Laboratoire EASTCO Sociétés Traditionnelles et Contemporaines en Océanie. - Bonjour à tous. Ma présentation se consacre au soutien à la parentalité. Je vais commencer par expliquer l'origine des besoins exprimés par les parents.
En premier lieu, les besoins proviennent de l'évolution de la structure familiale. Par le passé, les familles élargies s'appuyaient sur un fonctionnement homogène. Désormais, le principe d'individualisation gagne en importance. Les familles polynésiennes se retrouvent donc contraintes d'ajuster leur mode de vie. La modification des habitudes quotidiennes donne lieu à l'émergence de nouveaux besoins et à la création d'outils complémentaires d'accompagnement.
Le passage d'une société rurale autosuffisante à une société basée sur une rémunération stable pousse les populations issues des îles éloignées à migrer vers Tahiti. Certains parents s'appuient même sur cet exode pour éviter la rupture familiale. Par exemple, des parents n'hésitent pas à déménager vers Tahiti pour permettre à leur enfant de poursuivre ses études. Parfois, des parents décident également de se tourner vers la scolarisation et l'instruction à domicile.
Les études notent une différence d'implication des parents dans la scolarité des enfants. Le niveau d'implication dépend du milieu social d'appartenance et de la situation économique. Les données relevées par l'Institut des statistiques de la Nouvelle-Calédonie indiquent que 60 % des Polynésiens vivent sous le seuil du bas revenu métropolitain et 36 % sous le seuil de pauvreté, contre 14 % en métropole.
Les mutations sociales et la fragilité économique affichée par les familles mènent aussi à l'émergence d'autres phénomènes préoccupants. Les observateurs ont notamment pu constater une hausse des comportements à risques, de la surconsommation d'alcool, des rapports sexuels non protégés, des ruptures familiales, des défauts de soin, des décrochages scolaires et des violences intrafamiliales. Ces situations nécessitent le déploiement de dispositifs spécifiques d'aide à la parentalité.
Je précise qu'on distingue dans le soutien à la parentalité, les besoins des familles connaissant les difficultés évoquées et ceux des parents dits « ordinaires ».
En Polynésie française, les acteurs locaux accordent une attention particulière aux besoins manifestés par les familles et par les parents en situation de précarité. Par exemple, des travaux axés sur la définition d'un plan d'action adapté aux besoins des Polynésiens et sur la mise en place d'une politique de prévention de la délinquance ont récemment été menés. Cette action a donné lieu à la création de dispositifs d'accompagnement gérés par le service social de la Caisse de prévoyance, par l'office polynésien de l'habitat, par les services de la santé, par les associations et par d'autres partenaires.
En parallèle, le ministère de l'immigration a créé, dans certaines communes, une plateforme d'accueil réservée aux décrocheurs scolaires. Par ailleurs, des référents « Décrochage » ont été désignés dans chaque établissement scolaire. Les autorités ont également mis en place un groupe de prévention spécialisé dans la gestion du décrochage. Cette instance se concentre surtout sur la lutte contre l'absentéisme. Enfin, des dispositifs spécifiques permettent aux élèves de sixième de rester plus longuement dans leur ville d'origine.
L'importance accordée au décrochage scolaire est élevée. Les instances chargées de la supervision de l'éducation ont notamment décidé d'intégrer la thématique du décrochage dans leurs objectifs. Les autorités impliquent aussi les parents dans les actions. En outre, les services de transports scolaires sont adaptés à la réalité du terrain.
Dans le même temps, des associations organisent des sessions collectives de sensibilisation centrées sur la parentalité. La Maison de l'enfance propose pour sa part des ateliers portant sur le thème de la parentalité positive. L'association Agir pour l'insertion organise également des formations de soutien à la parentalité. La durée de ces sessions d'apprentissage peut atteindre deux mois, et ce, à raison de deux séances hebdomadaires.
Les mairies déploient quant à elles des dispositifs multi-parentaux visant à favoriser la réussite éducative des jeunes et des élèves vivant dans des quartiers prioritaires. Pour finir, l'entité Parent Autrement organise des formations en ligne. Celles-ci se focalisent sur la promotion d'une parentalité bienveillante.
Je pense qu'il serait préférable de traiter du soutien à la parentalité en optant pour une approche globale. Par la suite, il serait intéressant d'adapter les aides aux différentes situations existantes. Ce fonctionnement permettrait de tenir compte de la diversité des populations locales.
Par moment, les cas à traiter s'apparentent à des situations de décrochage scolaire.
Il est à noter que des parents manifestent des besoins centrés sur le contenu des programmes d'apprentissage présentés à l'école. Enfin, certains parents n'expriment pas de besoins particuliers, et ce, pour des raisons diverses.
Même si des dispositifs d'accompagnement à la parentalité existent à Tahiti, l'accessibilité de ces outils est faible, voire nulle, au sein des archipels éloignés. Je considère ainsi qu'il devient impératif de déployer des aides spécifiques dans les différentes îles de la Polynésie française.
Lorsque nous analysons la situation locale avec davantage de finesse, nous pouvons observer que les besoins des parents évoluent en fonction de leur localisation géographique. Dans ce sens, l'instauration d'outils adaptés aux spécificités locales revêt une importance majeure, car la nature des facteurs d'évolution peut changer.
Un autre aspect important porte sur l'impact des dispositifs mis en place par les instances étatiques. Aujourd'hui, les parents accordent une importance certaine aux aides et à la localisation géographique des sessions d'accompagnement. Les parents bénéficiaires agissent également de manière proactive, et ce, en participant activement aux ateliers organisés par les associations.
Toutefois, le nombre de places disponibles à ces sessions d'échange est souvent limité. En général, les ateliers ont lieu au siège de l'association ou à l'école. En parallèle, les familles manifestant un volume considérable de besoins rencontrent des difficultés pour accéder aux formations en ligne, car elles ne disposent pas forcément d'outils numériques.
Au vu de ces différents éléments, j'estime que le déploiement de solutions itinérantes revêt un intérêt certain. Les acteurs pourraient ainsi se rendre au domicile des parents. Nous avons également la possibilité de mettre en place des outils qui permettraient d'améliorer l'image de l'école dans l'esprit des parents.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Merci pour ces précisions sur les solutions d'itinérance. Avant de passer la parole aux rapporteurs, je reviens sur le thème des transferts d'enfants en Polynésie française. Pouvez-vous nous donner des chiffres ? Ce type de donnée nous permettrait de connaître la proportion de ces transferts par rapport aux naissances.
Je souhaite aussi bénéficier de détails sur les liens entre les violences intrafamiliales et les transferts d'enfants. Je me demande surtout si les enfants transférés se trouvent dans un état de stress ou de colère. De manière globale, mes interrogations portent principalement sur les raisons qui poussent les enfants transférés à jouer un rôle dans les cas de violences intrafamiliales.
Mes questions suivantes se focalisent sur le projet P'tit Campus. Je souhaiterais connaître le budget accordé dans le cadre de ce programme, les modalités de répartition et les possibilités de garde d'enfant existantes sur le campus de l'Université de la Nouvelle-Calédonie. Cette dernière solution offrirait plus de souplesse aux jeunes parents.
Pour terminer, je voudrais connaître la place occupée par l'Église et la religion dans la parentalité.
Je vais m'arrêter là afin de permettre au président et aux rapporteures de poser leurs questions. Je passe la parole au président Stéphane Artano.
M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Je crois que M. Bastide évoquait plus tôt le processus d'adoption et de transfert d'enfant. Je lui adresse donc la question suivante : pensez-vous qu'il est possible de déployer des dispositifs d'adoption qui tiennent compte des pratiques locales ?
La sociologie propre à la thématique de l'adoption en Polynésie française diffère de celle des autres territoires. Pourtant, la loi relative à l'adoption est nationale et s'applique dans l'ensemble des territoires français.
Je connais d'ailleurs un couple, en demande d'adoption, qui s'est heurté aux spécificités de la loi française alors que le cadre sociologique de la Polynésie française est différent de celui de la métropole. Je souhaite ainsi savoir s'il serait souhaitable d'adapter les dispositifs existants aux pratiques. Cette interrogation s'adresse également à M. Bastide.
Je reviens sur les options d'itinérance évoquées plus tôt par Mme Ailincai.
Je souhaiterai savoir si des fédérations nationales venant de l'Hexagone se rendent en Polynésie française pour apporter un appui aux acteurs présents sur place ou si les solutions existantes ont été mises en oeuvre par des institutions locales.
La réponse à cette question me permettrait de voir si les fédérations de parentalité de l'Hexagone se heurtent à des freins particuliers dans le cadre de leurs interventions. Par ailleurs, je souhaite savoir si l'instauration des dispositifs d'aide peut s'effectuer par le biais des acteurs déjà présents dans les territoires concernés.
Mme Victoire Jasmin, co-rapporteure. - Merci pour les informations apportées aujourd'hui.
Je reviens sur l'intérêt représenté par la famille élargie. Je note que quatre générations peuvent vivre sous un même toit. Pour autant, la famille nucléaire reste présente. Pensez-vous que cette cohabitation est profitable à l'éducation des enfants ?
Je souhaite savoir si les utilisateurs du P'tit Campus sont soumis à des conventions et à des contreparties spécifiques. Est-ce que des études visant à évaluer le niveau d'efficacité et de pertinence de cette solution ont été effectuées ?
Je note que le nombre de bénéficiaires de l'outil P'tit Campus est passé de dix à deux en quelques mois. Je me demande donc si l'Université de Nouvelle-Calédonie a été confrontée à un phénomène de désertion.
Enfin, au niveau de l'accès au numérique, je rappelle qu'il existe un niveau élevé de disparité. Notre dernière intervenante a notamment proposé d'explorer les bénéfices apportés par les dispositifs itinérants. Au vu des spécificités affichées par la Polynésie française, ne serait-il pas plus opportun de prendre des mesures destinées à l'ensemble des individus ? Ce fonctionnement permettrait de mettre en avant le principe d'égalité des chances.
Mme Elsa Schalck, co-rapporteure. - À mon tour de remercier nos intervenants pour la qualité de leurs présentations. Les éléments rapportés montrent que les familles ont traversé des mutations majeures au cours des dernières années. L'influence des réseaux sociaux, l'éloignement géographique et la fluctuation de la situation économique ont aussi créé de nouveaux bouleversements.
En tant que législateurs, nous portons une attention particulière au droit appliqué. La situation actuelle montre une coexistence entre un droit civil commun et un droit coutumier. Les intervenants ont d'ailleurs exposé plusieurs exemples marquants.
Pour ma part, je voudrais savoir comment s'articulent les notions de droit civil et de droit coutumier. Je souhaite aussi connaître les méthodes utilisées par les nouvelles générations pour s'approprier ces notions. Est-ce que les jeunes se reconnaissent dans un droit coutumier ? Est-ce que les nouvelles générations oeuvrent pour une dilution progressive du droit coutumier ?
Ma deuxième question fait écho au développement des familles monoparentales et à l'évolution de la famille. Est-ce que les acteurs locaux ont constaté une augmentation des cas de monoparentalité et de grossesses précoces ?
J'en reviens maintenant au projet P'tit Campus. Je me demande si l'outil est uniquement destiné aux femmes ou s'il s'adresse à de jeunes hommes étudiants. J'associe ce dispositif à un outil novateur qui permet de concilier vie professionnelle et vie parentale.
Pour finir, je souhaite m'adresser à l'intervenant qui représente la Nouvelle-Calédonie. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur la politique pénale effective à l'échelle locale ? Cette thématique revêt un intérêt certain, car nous observons parfois des liens entre la délinquance juvénile et les problématiques familiales.
Je vous remercie d'avance pour les réponses apportées.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Merci aux rapporteurs. Je laisse les intervenants répondre aux questions et organiser leurs prises de parole.
Mme Stéphanie Geneix-Rabault. - Je vais répondre à la question relative au budget accordé pour le projet P'tit Campus. Les gestionnaires ont bénéficié d'un fond de 800 000 francs Pacifique, soit 6 600 euros, dans le cadre de la rénovation de la salle de la parentalité. Les travaux portaient principalement sur le rafraîchissement de la peinture et sur la mise aux normes de l'espace. Une partie de l'enveloppe budgétaire a également été consacrée à l'installation des réfrigérateurs et des armoires de rangement. Les autres équipements ont été fournis par des bénévoles et des associations.
L'Université de la Nouvelle-Calédonie a longuement étudié la question portant sur l'instauration d'un système de garde d'enfants. Nous avons constaté que ce dispositif implique une souscription à des assurances au coût relativement élevé.
Le dispositif P'tit Campus offre pour sa part davantage de souplesse aux parents, car ces derniers peuvent agir et se déplacer librement. Les responsables avaient même pensé à la mise en place d'un système de Blablacar visant à faciliter les déplacements sur le campus. Néanmoins, ce projet n'a pas abouti.
Je précise que le déploiement d'une garde d'enfants peut s'avérer compliqué, car l'université se situe dans une partie excentrée de la Nouvelle-Calédonie. En outre, les navettes de bus s'arrêtent à 19 heures alors que la salle de parentalité reste accessible jusqu'à 22 heures.
J'en viens maintenant aux contrats imposés aux utilisateurs de P'tit Campus. Il existe une convention soumise à la signature du demandeur, de la Maison de l'étudiant et de l'Université de la Nouvelle-Calédonie. Ce document fixe la durée et les conditions d'accès.
La salle de parentalité est généralement occupée par des étudiants parents. Les mères ne se trouvent jamais seules dans cet espace. Pour autant, les déplacements seuls demeurent occasionnellement possibles.
Les utilisateurs de P'tit Campus sont également soumis à un système de convention. Par ailleurs, ils bénéficient d'un trousseau d'outils prêtés par les gestionnaires de la salle de parentalité. Les responsables dressent régulièrement des inventaires des linges et des matériaux de première nécessité mis à disposition. Ces vérifications leur permettent de s'assurer que les matériels restitués sont en bon état, et ce, en vue d'un redéploiement dans le circuit de prêt.
Le dispositif P'tit Campus a compté respectivement neuf et dix étudiants utilisateurs en 2021 et en 2022. L'année universitaire 2023 vient quant à elle de débuter en février dernier. Je ne peux donc pas encore vous communiquer les chiffres sur l'exercice entier.
Les requêtes d'utilisation de la salle de parentalité sont majoritairement émises par des étudiantes. Des membres de la communauté universitaire demandent aussi à accéder ponctuellement à l'espace pour procéder à un tirage de lait.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Merci pour ces précisions. Je vais faire intervenir M. Bastide afin qu'il nous apporte des informations sur les transferts d'enfants.
M. Loïs Bastide. - Merci. Je vais essayer de répondre aux questions dans l'ordre.
D'un point de vue sociologique, la coexistence d'univers normatifs très différents s'agissant des transferts d'enfants ne peut qu'engendrer des tensions et des incompréhensions. Dans ce sens, je pense que le fait de disposer de moyens juridiques adaptés aux transferts d'enfants appliqués en Polynésie française améliorerait la situation. J'ajoute que de nouveaux outils réglementaires seraient un acte symbolique majeur, car le transfert d'enfant est une institution importante dans la communauté polynésienne. En reconnaissant juridiquement cet acte, l'État français montrerait qu'il accorde une valeur considérable aux pratiques propres à la Polynésie française.
Une question portait sur la notion de famille élargie et sur son impact sur les enfants. Les cas changent en fonction des situations. En Polynésie française, il existe une pluralité de modèles familiaux. Le véritable souci est qu'aujourd'hui la vie au sein de la famille étendue n'est pas un choix mais une nécessité. Les entretiens avec les populations locales montrent d'ailleurs que la plupart des individus souhaiteraient bénéficier d'une plus grande autonomie.
Il est ainsi important d'aménager les choix disponibles, de faciliter l'émancipation. Pour l'instant, les personnes ont seulement la possibilité de choisir entre l'éloignement et le rapprochement familial.
Les jeunes de Polynésie française ont des aspirations individuelles plus fortes. Néanmoins, il reste difficile de s'émanciper du cadre familial.
Je reviens sur le thème des modèles familiaux. Je précise que les institutions portent aussi des normes parentales spécifiques, même de façon implicite, par exemple dans la gestion des politiques sociales ou l'organisation de l'école, conduisant à une diffusion des modèles parentaux occidentaux vers l'Océanie.
Au niveau de la politique pénale, le problème principal porte sur l'absence de cadre juridique. Dans ce contexte, la sécurisation juridique des pratiques permettrait de décharger les opérateurs de première ligne. Ces opérateurs gèrent quotidiennement les problèmes familiaux en prenant des risques juridiques majeurs du fait de l'absence de décision juridique claire.
Les enfants Fa'a'amu sont généralement plus exposés aux violences. Nous retrouvons des configurations similaires dans les familles recomposées.
Dans ces familles recomposées, l'idée globale donne l'impression que les enfants issus des « précédents lits » sont mal perçus par les membres du « nouveau lit ». Ce type de situation mène parfois à la hausse du nombre d'enfants Fa'a'amu.
Pour rappel, la présence d'enfants Fa'a'amu donne mécaniquement lieu à une multiplication des acteurs de la parentalité, car il s'agit d'une parenté additive, avec à la fois les parents biologiques et les parents adoptifs. La situation sociale dans laquelle s'inscrivent les relations de parenté et les relations familiales en devient plus complexe et peut mener à l'apparition de nouveaux conflits, notamment sur la question de la dévolution des biens familiaux. Traditionnellement, l'enfant Fa'a'amu n'héritait que de sa famille biologique. Désormais, il peut légitimement hériter de sa famille adoptive.
Je ne dispose pas de données statistiques sur l'évolution du nombre de familles monoparentales. De façon globale, la situation des familles monoparentales est différente, car ces dernières cohabitent souvent avec la famille élargie. L'obtention de chiffres plus précis passe forcément par la réalisation d'enquêtes centrées sur ces cas de figure.
Je termine en évoquant les grossesses précoces. Il s'agit d'un phénomène important en Polynésie française. Toutefois, le volume de grossesses précoces tend à diminuer depuis plusieurs années. J'ajoute que le taux de fécondité, en Polynésie française, a très rapidement baissé au cours de la dernière décennie.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Avez-vous une explication à ce phénomène ? La réduction du taux de fécondité résulte-t-elle de normes préventives spécifiques ?
M. Loïs Bastide. - Je ne pourrai pas vous expliquer ce phénomène.
L'une de spécificités de la Polynésie française porte sur le passage brutal d'une société traditionnelle à une société salariale. Ce changement a eu lieu suite aux essais nucléaires et à l'implantation du Centre d'expérimentation du Pacifique. Ces évènements ont donné lieu à un boom économique relativement violent pour les populations locales. Un processus accéléré de modernisation, étendu sur une période de vingt ans, a d'ailleurs eu lieu.
Ce type de modification reste difficile à comprendre pour les individus non issus d'une société traditionnelle. En réalité, les changements sociétaux majeurs, semblables à ceux survenus au cours du XXe siècle en Polynésie française, demandent une capacité d'adaptation extraordinaire.
En parallèle, dans une société salariale, le fait de concevoir un volume élevé d'enfants est souvent associé à une difficulté. Ces différents éléments montrent qu'il est primordial de bénéficier de données concrètes pour connaître les causes ayant mené à la baisse de la fécondité en Polynésie française.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Merci pour ces réponses. Je rappelle que les intervenants peuvent répondre aux questions, transmises à l'écrit, par courriel. Je passe la parole à Mme Leblic.
Mme Isabelle Leblic. - Je voudrais compléter l'intervention préalable de M. Bastide.
Aujourd'hui, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, la notion de salariat concerne principalement Tahiti. Je pense que l'influence du salariat demeure moins importante dans les territoires éloignés.
Nous ne devons pas oublier que le territoire de Polynésie française est vaste et diversifié. De ce fait, il est particulièrement difficile de procéder à une étude générale couvrant l'ensemble des archipels.
Par le passé, des expériences axées sur la décentralisation des tribunaux ont été effectuées. Je considère que l'étude de cette solution revêtirait un intérêt certain.
Il existe une multitude de Fa'a'amu. Je me demande donc si les personnes chargées de la réalisation des études ont identifié des types de Fa'a'amu davantage concernés par les violences, par la délinquance et par le mal-être. J'ajoute que les Fa'a'amu accordent une importance particulière aux personnes âgées. Il s'agit d'un facteur à prendre en compte.
Les familles hexagonales décident fréquemment de placer les personnes âgées dans des Ehpad du fait de l'absence de solidarité familiale. En parallèle, les sociétés océaniennes continuent à s'appuyer sur la notion de solidarité familiale. Pour autant, cette stratégie ne correspond pas toujours à une solution optimale, car les familles manquent parfois de moyens tout en étant exposées à l'isolement.
En outre, les prestations proposées aux familles en milieu rural qui ne dépendent pas du salariat sont généralement moins élevées. Nous devons donc croiser la totalité des facteurs existants pour bénéficier d'une vision objective.
Je note que les chargés d'étude ont analysé la situation des Fa'a'amu en se basant sur les cas de violences familiales. Pour ma part, j'ai pris la décision d'étudier les adoptions à part entière, et ce, en évitant de m'appuyer sur le prisme des violences familiales. J'ai fait ce choix, car je considérais qu'il était impératif de tenir compte de l'ensemble des éléments effectifs.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Merci pour ces précisions. Je vais d'abord donner la parole à mes collègues représentants des territoires ultramarins. Par la suite, je donnerai la possibilité aux autres intervenants de s'exprimer.
M. Gérard Poadja. - Merci Madame la Présidente. Je tiens à indiquer aux rapporteurs qu'il existe deux statuts en Nouvelle-Calédonie. Il s'agit du droit coutumier et du droit commun.
Le droit coutumier présente des particularités liées à la tradition. Les autorités se heurtent aujourd'hui à des difficultés dans le cadre de la gestion des terres, car la différence entre le droit coutumier et le droit commun s'applique aussi dans le domaine du foncier.
Je tenais simplement à préciser que le fait de dépendre du droit coutumier engendre des difficultés majeures, car les instances étatiques ont tendance à penser que les dossiers à traiter correspondent à des cas de droit commun. Il est à noter que les tribunaux se composent d'assesseurs coutumiers, car ces instances ont l'obligation de gérer des situations dépendantes du droit coutumier. Cette particularité est à prendre en considération.
De mon point de vue, je trouve que l'absence de questionnements centrés sur les caisses d'aides sociales et les allocations familiales est dommageable.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Je peux vous assurer que la délégation aux droits des femmes accorde une attention particulière aux prestations sociales existantes dans les territoires ultramarins. Les informations complémentaires qui pourront nous être transmises par écrit nous permettraient de connaître l'ensemble des spécificités et des pistes de réflexion envisagées par les acteurs locaux.
M. Gérard Poadja. - Je souhaitais préciser que le statut de la Nouvelle-Calédonie a connu plusieurs évolutions notables au cours des dernières années. Nous disposons désormais de compétences propres au gouvernement, aux trois provinces et à la caisse de compensation des prestations familiales, des accidents du travail et de prévoyance des travailleurs de Nouvelle-Calédonie (Cafat). Pour l'instant, ce système ne donne pas la possibilité aux collectivités et à la caisse de prestations familiales de répartir leurs responsabilités de façon optimale.
Je précise que les dispositifs existants en Nouvelle-Calédonie mettent l'accent sur le développement économique. Cependant, nous faisons actuellement face à des problématiques imputables à l'instabilité de la situation politique locale. Ces difficultés s'ajoutent aux complexités statutaires.
En réalité, la situation sociale de la Nouvelle-Calédonie est complexe, car certaines familles vivent en dessous du seuil de pauvreté.
En Nouvelle-Calédonie, le phénomène de développement économique est mieux géré dans les territoires dépendant du droit commun. Les autorités présentes dans les secteurs dépendant du droit coutumier rencontrent pour leur part des difficultés notables, car ce droit comporte plusieurs spécificités. Ces problématiques réglementaires viennent par la suite impacter le cadre familial.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Merci beaucoup cher collègue. Je vais maintenant céder la parole au sénateur de Wallis-et-Futuna, Mikaele Kulimoetoke.
M. Mikaele Kulimoetoke. - Merci Madame la Présidente.
Je pense que tout a été dit par l'Assemblée territoriale. Je complète en rappelant que les difficultés économiques influencent directement le contexte social. Dans ce sens, les aides portent surtout sur le domaine de la parentalité.
À Wallis-et-Futuna, le service de l'inspection du travail et des affaires sociales (Sitas) et la Caisse des prestations sociales interviennent auprès des familles en leur apportant des aides spécifiques. Actuellement, les outils déployés par les instances locales se concentrent principalement sur la petite enfance.
Mme Gaveau a évoqué plus tôt la notion de famille élargie. Il s'agit d'un terme qui s'inscrit dans un premier temps dans le noyau classique. Dans un second temps, la famille élargie donne généralement lieu à la création d'un clan.
En 2010, le nombre de naissances enregistré par les îles de Wallis-et-Futuna s'établissait à 300. Puis, en 2022, nous avons observé une baisse conséquente de ce chiffre. Le volume annuel de naissances est passé à 100.
Je pense qu'il existe une problématique sociale majeure. Au niveau sociologique, nous remarquons que le quotidien des populations locales évolue de façon continue. Désormais, les jeunes couples ont tendance à s'« européaniser ».
Ces différents éléments mènent à une modification des habitudes et à une réduction de la natalité. Par ailleurs, l'exode vers la métropole et la Nouvelle-Calédonie croît. Ces déplacements résultent des difficultés matérielles et du manque d'emploi.
Les structures existantes à Wallis-et-Futuna doivent donc faire l'objet d'une amélioration. Même si les difficultés sont nombreuses, les parlementaires et l'Assemblée territoriale oeuvrent constamment pour une optimisation des aides.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Merci beaucoup. J'invite les intervenants à faire part de leurs réponses et de leurs réactions. Pourrions-nous bénéficier d'informations sur le taux de représentation des familles monoparentales ?
Mme Rodica Ailincai. - J'ai trouvé quelques chiffres, datant de 2022 et de 2021, sur les enfants Fa'a'amu et les familles monoparentales. Je vais donc vous les communiquer.
Sur cette période, les enfants Fa'a'amu représentaient environ 9 % de la population des mineurs, soit 7 000 enfants ne vivant pas avec leurs parents biologiques. Les études indiquent que le nombre d'enfants Fa'a'amu change en fonction du type de famille. Par exemple, la population des Fa'a'amu est deux fois moins importante chez les couples que chez les familles monoparentales.
Après l'audition, je vous transmettrai un document centré sur la typologie des enfants Fa'a'amu. Ce fichier propose notamment de traiter les problématiques effectives en analysant plusieurs angles d'études.
Concernant l'intervention des fédérations de métropole sur les territoires ultramarins, je pense que ces actions sont impossibles juridiquement. En outre, les familles locales se montrent plus sensibles lorsqu'elles participent à des séances animées par des personnes venant de Polynésie française. Pour autant, les associations peuvent tout de même inviter des spécialistes de métropoles à leurs ateliers.
M. Loïs Bastide. - Je suis tout à fait d'accord avec l'intervention de Mme Leblic.
Tout d'abord, le caractère éclaté affiché par les territoires ultramarins mène à l'émergence d'un phénomène d'hyper-concentration des populations sur la zone de Tahiti. En parallèle, les situations évoluent en fonction des îles et des archipels. Par exemple, des communautés polynésiennes parviennent à rester en marge de la société salariale. Dans le même temps, l'autoconsommation joue un rôle économique majeur pour les familles vivant en Polynésie française.
En ce qui concerne le Fa'a'amu, j'insiste sur le fait que les formes demeurent très hétérogènes. Comme évoqué dans une des interventions précédentes, mon étude aborde le prisme des violences familiales. Pour autant, j'ai également proposé de réaliser une enquête axée sur la définition d'une typologie des formes contemporaines de Fa'a'amu. Ce procédé donnerait la possibilité d'identifier les types de violence qui fragilisent directement les enfants.
Lors d'une de mes prises de parole, j'ai pris la précaution de rappeler que la majorité des Fa'a'amu se passent relativement bien. Je ne veux pas donner l'impression aux intervenants que j'associe le Fa'a'amu à une institution pathologique.
Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, co-rapporteure. - Merci beaucoup. Nous avons étudié toutes les questions.
La délégation aux outre-mer et la délégation aux droits des femmes ont adressé, à chaque territoire, un questionnaire adapté aux spécificités locales. Si besoin, les représentants peuvent nous faire parvenir des compléments écrits et des données chiffrées. Ces informations seront les bienvenues.
Je vais désormais mettre un terme à cette table ronde. Avant de refermer ce temps d'échanges, je vais laisser la parole au président Stéphane Artano. Je remercie également l'ensemble des participants pour leur implication.
Je conclus mon intervention en adressant aussi mes remerciements aux rapporteurs.
M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, co-rapporteur. - Je n'ai pas grand-chose à ajouter. Je remercie l'ensemble des collègues et des intervenants pour leur travail. Les différentes prises de parole nous ont notamment permis de prendre connaissance d'éléments sociologiques très intéressants.
Je vous souhaite à tous une très bonne journée.
Jeudi 6 avril 2023
Santé des femmes au travail - Table ronde sur les métiers du care
Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Monsieur, Nous poursuivons ce matin nos travaux sur la thématique « Santé des femmes au travail » avec nos quatre rapporteures, Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.
Lors de notre table ronde du 23 mars dernier nous ont été présentées deux études récentes particulièrement intéressantes :
- une étude de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) qui pointe une sous-estimation des risques professionnels auxquels les femmes sont exposées, tout particulièrement dans les secteurs à prédominance féminine ;
- ainsi qu'une étude de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) qui a mis en évidence une exposition différenciée des femmes et des hommes aux risques professionnels, qui s'explique bien sûr par des métiers souvent différents, mais s'observe aussi au sein des mêmes professions.
Sur la base de ces constats, il nous a semblé indispensable d'organiser des tables rondes sectorielles, consacrées aux secteurs d'activité au sein desquels les femmes sont majoritaires, et qui ont été mis en avant par les études précitées.
Notre première table ronde est consacrée au secteur dit du care, qui regroupe tous les métiers du soin, de l'aide à domicile, du service à la personne, du lien. Les femmes représentent - selon le périmètre retenu - 70 à 90 % des travailleurs de ce secteur.
Selon une étude de l'institut Odoxa, réalisée pour la Mutuelle nationale des hospitaliers (MNH) et Le Figaro Santé, publiée le 8 mars dernier, les femmes professionnelles de santé - et tout particulièrement les infirmières et les aides-soignantes - sont plus sujettes aux problèmes de santé que la population générale. Leur travail a des conséquences directes sur leur santé physique comme mentale. Ainsi, les trois quarts des hospitalières déclarent que leur travail implique une pénibilité physique importante, soit sept points de plus que leurs collègues masculins et trente points de plus que pour l'ensemble des actifs. 80 % d'entre elles déclarent que leur travail génère un stress très important, soit trente points de plus que le reste des actifs en emploi.
Outre des risques physiques, les salariées du secteur du care sont confrontées à des exigences émotionnelles fortes du fait de leur contact avec le public, à des contraintes organisationnelles importantes, de fortes amplitudes horaires, des horaires morcelés, des week-ends d'astreinte, du travail de nuit, ainsi qu'un manque de reconnaissance et des conflits de valeur qui peuvent affecter leur santé mentale.
Tous ces risques physiques et psychiques exigent des mesures de prévention adaptées, qui ne semblent pas pleinement définies ni mises en oeuvre aujourd'hui. Ce sera un point central de nos échanges ce matin, dans l'optique de formuler des préconisations opérationnelles.
Pour approfondir ces différents sujets, nous accueillons, outre les rapporteures :
- Robin Mor, directeur des affaires publiques de la Mutuelle nationale des hospitaliers (MNH) qui est à l'origine de la récente étude Odoxa, que j'ai précédemment citée, sur les conditions de travail des femmes professionnelles de santé ;
- Catherine Cornibert, directrice générale de l'association Soins aux professionnels de santé (SPS), connectée par visioconférence ;
- et Béatrice Barthe, maître de conférences HDR en Ergonomie, experte et rapporteure de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), auteure de travaux sur les temps de travail atypiques et notamment le travail de nuit - fréquent dans les hôpitaux et les Ehpad et dont on connaît désormais l'impact sur le risque de développer un cancer du sein. Ce cancer a d'ailleurs été très récemment reconnu comme maladie professionnelle dans le cas d'une infirmière qui avait travaillé de nuit à l'hôpital durant 28 ans.
Bienvenue à toutes et tous. Je laisse sans plus tarder la parole à Robin Mor pour la MNH, qui pourra approfondir pour nous les résultats de l'étude menée auprès des professionnelles de santé sur leurs conditions de travail et sur l'incidence de ces conditions sur leur état de santé.
M. Robin Mor, directeur des affaires publiques de la Mutuelle nationale des hospitaliers (MNH). - Madame la Présidente, Mesdames les rapporteures, Mesdames, je suis très heureux d'être parmi vous aujourd'hui. Merci pour cette invitation et pour l'attention que vous avez pu porter à notre étude. Plus globalement, merci pour l'attention que vous portez à la santé des femmes du care. Vous l'avez dit, elles représentent entre 70 et 90 % des personnels qui prennent soin des Françaises et des Français au quotidien. Mécaniquement, à travers leur implication dans le service public de santé, elles participent à la cohésion nationale et à l'accès à la santé, sujet de préoccupation majeure de nos concitoyens. Nous savons pertinemment que des professionnels de santé en bonne santé prennent mieux en charge leurs patients. Des études le prouvent. L'inverse étant exact également. Il est ainsi opportun de s'intéresser à leur état de santé.
Vous avez déjà planté le décor. Oui, l'état de santé des femmes qui travaillent dans le secteur de la santé, ou plus largement dans le secteur du care, est préoccupant, voire très préoccupant au regard des indicateurs qui ressortent des différentes études dont nous serons amenés à parler. J'axerai mes propos sur la population des hospitalières, parce que la mutuelle que je représente protège les agents du service public hospitalier. Je ne traiterai donc pas d'autres publics tels que les aides à domicile, à propos desquelles je n'ai pas de données à vous partager. Ce point mériterait peut-être d'être creusé avec des acteurs complémentaires.
Vous avez mentionné les études de l'Anact et de la Dares. L'hôpital est un miroir grossissant de la société sur les difficultés de santé que peuvent rencontrer les femmes au travail, et sur la sous-évaluation ou le manque de considération vis-à-vis des risques spécifiques auxquels elles peuvent être exposées dans le cadre de leur exercice professionnel. Si l'on note des différences dans les études qu'on mène sur l'état de santé entre les femmes hospitalières et les femmes actives en général, il est important de prendre en considération l'existence d'inégalités au sein même de la population féminine à l'hôpital. La réalité de la santé d'une médecin n'est pas la même que celle d'une aide-soignante, d'une infirmière, d'une agente de service hospitalier ou encore d'une agente administrative... Cette complexité doit être prise en compte dans l'analyse de la situation. Si des études scientifiques traitent du sujet de la santé des médecins, et même si les travaux sont encore parcellaires à ce stade, on constate que la santé de certaines professions - dont les aides-soignants et agents de service hospitalier - est totalement inexplorée par la recherche scientifique. On manque donc de données objectivées sur leur état de santé.
Vous avez cité l'étude que nous avons publiée avec l'institut Odoxa et Le Figaro. Je reviendrai sur quelques enseignements clés que nous en avons tirés. Les premiers concernent tant les hospitalières que les hospitaliers. Lorsqu'on interroge cette population quant à son appréhension de sa propre santé, avec le biais que peut représenter un sondage, un quart des répondants se déclare en mauvaise santé. C'est deux fois plus que la population active. En effet, sur un panel représentatif des actifs, seuls 13 % se déclarent en mauvaise santé, contre 24 % chez les hospitaliers. Lorsqu'on interroge des populations plus spécifiques, on observe une augmentation du risque. Un tiers de la population aide-soignante se déclare en mauvaise santé. Les soignants sont plus de 70 % à nous dire que leur métier est fatigant - c'est 25 % de plus que la moyenne générale. Près de 90 % des aides-soignants sont ici concernés. Ainsi, la réalité varie en fonction de la population interrogée.
73 % des hospitalières interrogées déclarent que leur travail a un impact négatif sur leur état de santé. C'est 36 points de plus que les actives en emploi en général. Elles sont 82 % à nous dire qu'elles sont victimes ou ont été victimes d'incivilités, d'agressivité et de violence au travail. C'est deux fois plus que les actifs en emploi en général. Quand on leur demande si l'impact de leur travail sur leur santé les amène à réfléchir à leur parcours professionnel, elles sont 60 % à répondre qu'elles ont envisagé de quitter leur travail à cause de son impact sur leur santé. Au vu de la réalité démographique des professions de santé, composées très majoritairement d'effectifs féminins, et de ces proportions, nous pouvons nous interroger. Ce taux dépasse de vingt points celui des actives en emploi en général, toutes populations confondues.
Je vous épargnerai une longue litanie de chiffres, mais je tiens les données de l'observatoire et les analyses réalisées à votre disposition. Je pourrai, si vous le souhaitez, vous les adresser a posteriori de notre réunion. Les sondages sont intéressants mais ils sont soumis à un certain nombre de biais. Nous avons donc essayé d'approfondir ce que la littérature scientifique pouvait nous dire de l'état de santé de cette population. Nous sommes partis du principe selon lequel si elles se déclarent en mauvaise santé, on devrait pouvoir retrouver dans la littérature scientifique des éléments qui corroboraient les constats tirés de nos sondages.
Nous avons missionné notre fondation d'entreprise pour mener ces études bibliographiques. En réalité, nous avons constaté qu'il n'existe presque aucune étude portant sur la population féminine des professionnels de santé, ce qui interroge. Il en existe quelques-unes à l'international, mais elles commencent à dater. Sur la population féminine à proprement parler, une étude a été réalisée à Taiwan, sur les cancers des médecins, et une autre, aux États-Unis, porte sur la surexposition au burn-out. Si nous avons trouvé quelques publications, les données ne sont en réalité pas très étayées lorsqu'on les compare à d'autres populations exposées à des risques particuliers.
Les professionnels de santé passent leur journée à produire des études sur l'état de santé de différentes populations, avec leur équipe hospitalo-universitaire, mais eux-mêmes ne font l'objet que de peu de recherches. Les quelques études existantes corroborent ce que nous pouvons noter dans nos observatoires. En réalité, on retrouve les mêmes problématiques socioprofessionnelles. Plus on essaie de creuser certaines strates de l'hôpital, moins on trouve d'études. Il en existe quelques-unes sur les internes, mais elles sont très rares s'agissant des infirmières, et inexistantes sur les aides-soignantes. Je ne parle même pas des agents de service hospitalier. Ce constat nous a amenés à réfléchir sur le sujet, nous poussant à croire qu'il était nécessaire d'accompagner la recherche. Pour cette raison, nous avons publié un appel à manifestation d'intérêt commun entre notre fondation et la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) pour que des équipes hospitalo-universitaires puissent croiser les bases de données de l'Insee et du Système national des données de santé (SNDS). Ainsi, elles pourront mener des études exploratoires sur un certain nombre d'items, dont la santé des femmes de santé, pour essayer d'étayer les thèses avec des données scientifiques et des chiffres concrets. Nous verrons ainsi si les constats que nous sommes amenés à dresser à partir des sondages et dans les quelques études portant spécifiquement sur quelques professions de santé ou sur la population générale sont cohérents avec ce que l'on peut constater vis-à-vis de la population spécifique des professionnels de santé. Ici encore, si ces revues bibliographiques vous intéressent, je pourrai vous les communiquer. Elles ont déjà été rendues publiques. Elles porteront à votre connaissance un état des lieux de l'addictologie, de la santé mentale, ou encore de la santé des femmes de santé.
Le tableau que je viens de dresser est assez pessimiste, mais il pointe le fait que le temps du constat est un peu dépassé. Maintenant, que faisons-nous ? Comment agissons-nous efficacement pour améliorer la situation ? Nous sommes en train de produire un ouvrage qui vous sera adressé à l'été, après avoir interrogé une douzaine de professionnelles de santé de divers métiers, à l'hôpital. Il s'agit d'un cahier d'interviews de personnes qui vivent l'hôpital au quotidien. En réalité, leur parole, que je relaie ici, revient à nous dire que tous ces constats étaient connus, bien qu'ils méritent d'être étayés et précisés. Maintenant, ces professionnelles attendent une véritable action, une politique publique d'amélioration de leur état de santé.
La mutuelle a récemment produit quelques propositions sur le sujet de la santé des professionnelles de santé. Vous avez dû les recevoir la semaine dernière. Si ce n'est pas le cas, je pourrai vous les adresser sans difficulté. Nous essayons de réfléchir à des moyens de structurer cette politique de santé pour les hospitalières, parce qu'on ne pourra pas compter indéfiniment sur leur résilience incroyable et incontestable. Nous travaillons aujourd'hui dans des conditions particulières, avec un faisceau de déterminants aboutissant à cette situation.
Nous constatons une pluralité d'initiatives déjà en place. Lorsqu'on fouille à l'hôpital et qu'on essaye d'interroger les hospitaliers sur les initiatives prises pour améliorer leur santé, ils nous indiquent qu'elles existent. L'hôpital n'est pas muet sur le sujet. La question centrale qui nous occupe aujourd'hui relève du fait qu'aucune priorité n'est fixée en termes d'actions à mener. Quels sont les trois ou quatre axes prioritaires en termes de santé des hospitalières ? Est-ce le cancer du sein et de l'utérus, le travail de nuit, la grossesse et l'incidence du travail sur celle-ci, l'endométriose, des pathologies partagées entre les femmes et les hommes, la santé psychologique ? Nous avons besoin de le savoir, et qu'une politique publique de santé soit clairement tournée vers l'action. Pour ce faire, l'ensemble des acteurs doit se fixer quatre ou cinq priorités pour tenter d'arrêter la déperdition d'énergie constatée un peu partout. Chacun monte des initiatives sans coordination, sans direction commune sur lesquelles l'assurance maladie, les complémentaires santé, les employeurs, les partenaires sociaux et les pouvoirs publics orientent l'action pour analyser un état des lieux, mener des actions, expérimenter et analyser l'impact qu'elles pourraient avoir.
Pour cette raison, nous n'appelons pas à la création de nouveaux outils. Ils existent déjà à l'hôpital. Ils peuvent être utilisés au service de cette politique de santé.
Nous appelons à la fixation de quatre priorités, à commencer par un réel effort sur la recherche. Celui-ci ne doit pas viser à constater, une fois de plus, que les hospitaliers vont mal, mais à comprendre les déterminants sur lesquels on peut prioritairement agir. Typiquement, les études internationales mettent en exergue un sur-risque de diagnostic tardif du cancer du sein pour les femmes de santé. Est-ce corroboré par la recherche nous indiquant que celles-ci sous-consomment les politiques de prévention de l'assurance maladie en matière de dépistage de ce cancer à partir de 50 ans ? Le cas échéant, comment faire pour que tous les acteurs adressent des éléments sur le sujet ?
La deuxième priorité concerne le virage préventif. Je pense que nous devons aller plus loin que la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2023. Elle enclenche le virage préventif, mais ce sont maintenant une vraie politique de prévention et des dispositifs qui facilitent la prévention au travail qui sont nécessaires. J'identifie ici un réel sujet de complémentarité entre l'assurance maladie et les complémentaires santé.
La troisième priorité porte sur la santé des hospitalières à proprement parler, j'y reviendrai.
Le dernier axe est enfin commun aux hospitaliers et hospitalières. Nous constatons une surconsommation en matière de santé psychique, mais je pense que Mme Cornibert pourra y revenir plus précisément que moi. Elle s'intéresse à ce sujet avec beaucoup d'attention.
On observe une explosion des consultations de psychologues et des hospitalisations en psychiatrie sur la population que l'on couvre par rapport à la population générale. Dans ce contexte, que pouvons-nous utiliser ? D'abord, ce qui existe, à commencer par les campagnes de dépistage. Nous supputons qu'elles puissent être sous-consommées. Ainsi, la question de l'« aller vers » les professionnels de santé, et notamment ceux qui travaillent la nuit, est un vrai sujet. Comment met-on en place une action permettant de promouvoir les campagnes de dépistage du cancer du sein ou de col de l'utérus, vis-à-vis d'une population que l'on sait surexposée à ce risque ?
Les plans égalité femmes-hommes en cours de déploiement à l'hôpital public peuvent par ailleurs se révéler de véritables outils dans lesquels on peut aborder santé par le prisme du parcours professionnel ou des moments de vie. Ces plans peuvent traiter de la grossesse, de son impact sur l'évolution de la carrière. Dans ce cadre, pourquoi ne pas envisager que l'on puisse traiter de la prévention de la santé de la femme enceinte au travail, faisant en sorte que le travail des femmes de santé ne soit pas un obstacle à leur projet familial ou à leur santé et à celle de leur enfant à naître ? La même question se pose s'agissant de l'endométriose ou de la survenance d'un cancer, en termes de prévention ou de maintien et de retour dans l'emploi. Ces sujets peuvent être traités par le prisme de la santé dans les plans égalité femmes-hommes.
Il existe d'autres outils, dont le Document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP), encore bien trop souvent considéré comme un simple document administratif. Il peut pourtant constituer un véritable outil dans lequel adopter une approche genrée des risques professionnels, et dans lequel objectiver les risques en fonction du sexe et de la population professionnelle exposée.
Certains établissements se sont saisis de ces deux plans. J'observe une maturité, ou du moins une prise de conscience du fait que ces documents, au-delà de leur caractère obligatoire, doivent être mis au service de l'amélioration de l'état de santé et de la prévention des risques professionnels auxquels sont exposées les femmes de santé.
Je reste à votre disposition si vous avez des questions. Je vous remercie une nouvelle fois de l'attention que vous pouvez porter à ce sujet.
Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour votre exposé. Nous voyons qu'il y a beaucoup à faire en matière de santé des femmes au travail. Je laisse la parole à Catherine Cornibert, directrice générale de l'association Soins aux professionnels de santé (SPS) qui intervient à distance.
Mme Catherine Cornibert, directrice générale de l'association Soins aux professionnels de santé (SPS). - Merci à toutes. Bonjour Mesdames. J'ai été élue femme de santé 2021, ce qui prouve combien ce sujet est important pour moi, au regard également du poste que j'occupe. Je suis directrice générale de l'association Soins aux professionnels de la santé (SPS), que j'ai cofondée avec d'autres professionnels de la santé. Cette association loi de 1901, à but non lucratif, est reconnue d'intérêt général. Elle est née en 2015 d'un petit groupe d'acteurs de la santé qui souhaitaient déjà s'occuper de la santé des soignants et soignantes. À l'époque, ce sujet était un peu tabou - c'est d'ailleurs toujours un peu le cas. Il ne fallait pas en parler. On nous disait que le faire reviendrait à abîmer l'image de la profession. Aujourd'hui, ces propos paraissent un peu dérisoires. À l'époque, pour pallier ces obstacles, nous nous sommes beaucoup appuyés sur les médias pour lancer des enquêtes. Depuis 2015, nous en avons réalisé une dizaine pour montrer et structurer les missions de l'association en deux parties : l'accompagnement psychologique des professionnels de la santé en souffrance, et les actions de prévention pour leur mieux-être. En effet, je pense que l'enjeu essentiel n'est pas d'agir en curatif, mais bien en prévention.
Qui sont nos professionnels et professionnelles de santé ? La définition n'est pas tout à fait claire. Vous avez-vous-même parlé de professions du care, ce qui me semble très adapté. Je pense que nous avons été les premiers à recenser l'intégralité, ou quasiment, de tous les professionnels, dans le secteur privé ou public, des hommes, des femmes. Plus de cinquante métiers, et peut-être jusque deux-cents, sont centrés autour du patient. Nous avons pris le parti de nous occuper de tous les professionnels à leur contact. Nous les avons recensés sur notre site. Nous pouvons citer toutes les professions médicales et paramédicales, mais aussi administratives (cadres de santé, DRH...), les brancardiers, les agents techniques, les professions médico-sociales, les auxiliaires de vie, assistants de soin en gérontologie, aides à domicile, accompagnateurs à la mobilité, et toutes autres professions de santé, y compris les vétérinaires. Si ces derniers ne sont pas considérés comme des professionnels de santé à proprement parler, ils sont en grande souffrance, et enregistrent le plus fort taux de suicide en France. Au total, les professionnels que nous avons répertoriés sont plus de 3,5 millions. Ces chiffres sont à votre disposition, parce que nous avons réalisé un important travail d'épidémiologie. Nous avons défini nos cibles en nous appuyant sur les populations qui nous contactaient pour faire appel à l'association.
Parmi nos missions, nous comptons le plus bel observatoire de la santé des soignants en France, par le biais d'une plateforme nationale d'écoute mise à disposition depuis 2016. Elle permet d'écouter, d'orienter et d'hospitaliser les professionnels de la santé qui ne vont pas bien. Nous avons reçu plus de 25 000 appels en six ans, dont près de 70 % provenant de femmes âgées de 43 ans en moyenne. Le profil type correspond ainsi à une femme de 43 ans, mère de deux enfants, vivant en Ile-de-France et étant en souffrance plus ou moins importante. Nous graduons nos appels de 1 à 5. Les appels les plus importants étaient de grade 5. Nous avons reçu quarante appels d'urgence immédiate de personnes en idées suicidaires depuis mars 2020.
Parmi ces appels, les métiers les plus représentés sont les infirmières, les aides-soignantes et les médecins, mais toutes les professions sont concernées, dans toutes les régions de France, bien que l'Ile-de-France soit surreprésentée. Nous n'avons pas tiré d'analyse femmes-hommes des motifs d'appels, même si nous avons établi, pour certains partenaires, des profils en fonction des métiers et régions. On retrouve tout de même entre 66 et 80 % d'appels féminins dans chaque région. Les motifs sont plurifactoriels et évoluent au fil du temps. En mars 2021, ils portaient surtout sur de l'anxiété vis-à-vis du covid. Depuis 2021, les motifs personnels évoluent énormément. On parle beaucoup de qualité de vie au travail et de ses conséquences sur la santé lorsqu'elle est mauvaise. Par ailleurs, nous recevons de nombreux appels concernant une perte de sens, d'envie et d'attractivité. Depuis l'année dernière, bon nombre d'entre eux sont liés à une anxiété relative à l'environnement global : la guerre ; la crise ; les gilets jaunes ; la grève ; la pénurie d'essence. Ces éléments ont également occasionné une désorientation par rapport au milieu familial. Les divorces sont en effet beaucoup plus nombreux que par le passé. Ainsi, si on parle beaucoup de qualité de vie au travail et de troubles musculo-squelettiques, il ne faut pas oublier les difficultés personnelles et l'environnement. Oui, la santé des soignantes passe par la qualité de vie au travail, mais aussi par leur santé personnelle, qui peut être liée au sommeil, par exemple.
On savait, par les enquêtes, que 50 % des professionnels de santé en souffrance pouvaient ressentir une influence sur la qualité des soins prodigués, au point de mettre en danger la vie du patient. Oui, un soignant mal soigné, c'est aussi un patient mal soigné. Ces chiffres sont très importants.
Nous avons donc mis en place un dispositif essentiel d'accompagnement psychologique, avec un taux de réponse de 100 %. Une cellule spécifique permet de rappeler et de prévoir l'hospitalisation d'urgence en cas de nécessité. Les soignantes ont une santé plus fragilisée que celle des soignants. Nous avons pu, dès 2018, mettre en place des actions de prévention. En effet, nous avions réalisé que la santé des soignants était très dégradée sur tous les critères - activité physique, alimentation, sommeil, addictions, vaccination -, comme l'a montré une étude menée avec la MNH. Puisque les femmes représentent 80 % des soignants et professionnels de santé, on peut estimer qu'elles sont concernées, à tous les niveaux : cancer du sein, troubles musculo-squelettiques, accidents de travail, risques psychosociaux tels que les burn-out, la violence, l'épuisement émotionnel. Je n'oublie pas les tentatives de suicide. En France, 200 000 tentatives de suicide sont dénombrées chaque année. Leur prévalence est deux fois plus importante chez les femmes que chez les hommes, alors que le suicide en lui-même concerne davantage les hommes. Nous avons estimé, en nous appuyant sur des chiffres qui ne sont pas récents - il ne faut en effet pas trop parler du suicide en France - qu'en moyenne trois professionnels de santé se suicident tous les deux jours en France. Je ne dispose pas de données spécifiques aux professionnelles de santé, mais ce chiffre fait froid dans le dos. Il faut s'en charger.
Il est capital de s'occuper de la prévention des professionnelles de santé. On s'occupe beaucoup des troubles musculo-squelettiques, maladies infectieuses et accidents du travail, mais qu'en est-il de la prévention ? Elle est presque inexistante, tant à l'hôpital qu'en libéral. Je n'oublierai pas les libéraux, qui nous contactent également. Les études que nous avons menées en 2020 ont montré que les principales ressources des professionnels de santé ne se trouvent pas dans l'approche thérapeutique ou psychologique, mais qu'elle est à plus de 70 % non-médicamenteuse, tant en libéral qu'à l'hôpital. Je ne parle pas ici des médecines complémentaires.
Dans le questionnaire que vous m'avez adressé, vous vous enquériez des initiatives existant en France en termes de prévention. Notre association a été à l'origine de nombreuses initiatives dans ce domaine. Nous avons organisé dès 2019 des journées de prévention, déclinées dans les hôpitaux et les structures de santé autour de la gestion du stress, le management et la communication, les modes de vie et l'alimentation, et enfin la prévoyance et les droits. Ces thématiques sont issues d'enquêtes et visent à répondre à des besoins d'amélioration de la santé des soignants. Plus de deux cents ateliers ont été organisés par l'association pour répondre à ce besoin. Le taux de satisfaction dépasse les 90 %. L'enjeu, à mon sens, se trouve ici : comment ressourcer les professionnels de santé ? Comment prévenir leur santé ? Des actions sont mises en place par SPS en ce sens.
Nous avons également créé une première maison des soignants, que nous devrions plutôt appeler « Maison des soignantes ». En effet, elle n'accueille quasiment que des femmes. Elle se trouve à Paris. On y propose des entretiens avec des psychologues. On se forme, on s'informe. Y sont également accessibles des ateliers de ressources ou de reconversion, ainsi que des groupes de parole. Sur plus de 1 000 visites depuis 18 mois, nous n'avons compté que très peu d'hommes. Ce sont surtout des femmes qui viennent y chercher un échange et des ressources.
Certes, la bonne santé des femmes est physique, psychique et sociale, mais nous devons aussi redonner du sens à leur métier, par l'attractivité sociale, l'écoute avec les patients et patientes. On parle beaucoup de cancers et de troubles musculo-squelettiques. Revenons aux fondamentaux dont elles ont besoin quand on les interroge : être en bonne santé, mais aussi être reconnues, écoutées, avoir un échange avec leurs patients pour continuer à exercer leur métier.
Au-delà de ces propos, notre toute petite association de trois salariées a fait appel à tous ses bénévoles en région pour dresser une revue bibliographique afin de répondre à votre questionnaire. De nombreuses études et enquêtes ont été menées, mais elles ne sont pas nécessairement publiées. Nous en avons-nous-mêmes réalisé une dizaine. Évidemment, elles sont plutôt générales, et ne sont pas forcément adaptées aux femmes, mais elles contiennent tout de même des informations qui devraient vous aider dans le cadre de votre travail. Celui-ci sera très utile pour les soignantes, et leur donnera de l'espoir.
Je vous remercie pour votre attention, et reste à votre disposition.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci à vous. Votre intervention, qui complète celle de M. Mor, fera, je n'en doute pas, réagir nos rapporteures. Je donne maintenant la parole à Béatrice Barthe, maître de conférences en ergonomie et experte pour l'ANSES.
Mme Béatrice Barthe, maître de conférences HDR en Ergonomie, experte et rapporteure de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). - Merci. Bonjour Mesdames, bonjour Monsieur. Merci de votre invitation. Il m'est aujourd'hui demandé de présenter mes recherches sur les temps de travail atypiques, notamment sur les horaires de nuit. Ils ne sont pas anodins, ni sans risque sur la santé, parce qu'ils sont fréquents, voire habituels, dans le secteur féminisé qu'est celui du soin, du care. C'est par cette porte d'entrée, celle des horaires, que j'aborderai la santé des femmes dans les métiers féminisés, ainsi que ce qu'elles mettent en oeuvre dans ces métiers du care, afin de préserver leur santé.
Je précise que le point de vue adopté dans mon propos liminaire se place dans le cadre d'une expertise collective menée à l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) entre 2012 et 2016, avec dix-sept experts, dont Florence Chappert de l'Anact que vous avez auditionnée, au sujet des risques sanitaires liés au travail de nuit. Il reflète aussi mes activités de chercheuse en ergonomie, dans le cadre de recherches-actions que je mène depuis le début de ma carrière dans les situations de travail en contexte, avec des analyses ciblées, qualitatives, qui visent à repérer et à comprendre les réalités du travail et ses exigences dans le secteur du care, notamment hospitalier..
Tout d'abord, les horaires atypiques renvoient à une multitude de réalités : le travail tôt le matin, tard le soir, la nuit, le samedi et/ou le dimanche, les longues journées de travail, de plus de 11 ou 12 heures - fréquentes à l'hôpital - ou les horaires imprévisibles. Un ensemble de réalités est ainsi englobé par ce terme très général. En outre, le code du travail définit le travail de nuit comme tout travail accompli entre 21 heures et 6 heures. Cette période légale du travail peut être remplacée par une autre période négociée définie par accord collectif de branche étendue ou par accord d'entreprise incluant obligatoirement la plage comprise entre minuit et 5 heures.
S'agissant des données à disposition concernant le travail en horaires atypiques, j'ai cherché les études alliant horaires atypiques, femmes et secteur du soin. La Dares a publié en 2014, sur des données de 2012, une étude montrant que 15 % des salariés travaillaient la nuit, soit 3,5 millions de personnes environ. Ce travail de nuit se cumule avec d'autres formes d'horaires atypiques, telles que des alternances, des variations d'une semaine à l'autre, du travail le soir ou en fin de semaine. Les métiers du care - et notamment les infirmières et aides-soignantes - font partie des cinq familles professionnelles comptant le plus de travailleurs de nuit, après les conducteurs de véhicules et les policiers et militaires.
Plus récemment, une autre étude de la Dares, publiée cette fois en 2022 et portant sur des données de 2017 à 2019, analysait les temps de travail par métier. Elle nous apprenait que 22 % des infirmières et 15 % des aides-soignantes, qui sont pour 91 % des femmes, travaillent de nuit et le week-end.
La question du travail de nuit en lien avec la santé est abordée depuis longtemps dans la littérature scientifique. Des travaux nous montrent que le travail de nuit a des effets sur la santé. Il perturbe l'alternance entre la veille et le sommeil et désynchronise les rythmes biologiques, notamment les rythmes circadiens, c'est-à-dire les rythmes qui ont une période de 24 heures. Ceux-ci sont contrôlés par une horloge interne, au coeur de notre cerveau, qui régule toutes les grandes fonctions de notre organisme ; elle est remise à l'heure chaque jour par l'alternance de la lumière et de l'obscurité - du jour et de la nuit - et par des repères temporels de la vie sociale : les heures d'ouverture des crèches, des écoles, des commerces, des repas...
Or la situation de travail de nuit provoque un conflit entre ces différentes temporalités, obligeant les travailleurs et travailleuses de nuit à dormir pendant leur journée biologique et à être actifs pendant la nuit biologique. C'est cette désynchronisation biologique des rythmes, associée à une dette chronique de sommeil due au travail de nuit, qui provoque des effets néfastes sur la santé. Les conclusions de l'expertise collective de l'Anses mettent en évidence des effets, avec différents niveaux de preuve :
- des effets avérés sur la somnolence, les troubles du sommeil et les troubles métaboliques ;
- des effets probables sur la santé psychologique, l'anxiété, la dépression, le burn-out, les performances cognitives, l'obésité, la prise de poids, le diabète et les maladies coronariennes ;
- des effets possibles sur l'augmentation du taux de lipides dans le sang, l'hypertension artérielle et les accidents vasculaires cérébraux.
Considérant le cancer, l'expertise conclut à un effet probable du travail de nuit. Une étude publiée en 2018, menée par Pascal Guenel, directeur de recherche à l'Inserm, apporte de nouvelles informations sur l'association entre le travail de nuit et le risque de cancer du sein. Elle ré-analyse cinq études réalisées en Australie, au Canada, en Allemagne, en Espagne et en France, retraçant l'exposition au travail de nuit de 13 000 femmes, dont la moitié ont souffert d'un cancer du sein, et l'autre est en bonne santé. Les analyses menées à travers cette grande base de données montrent que le risque de cancer du sein augmente de 26 % en cas de travail de nuit. Par ailleurs, ce risque augmente chez les femmes ayant travaillé plus de deux nuits par semaine pendant plus de dix ans.
Précisons que le Centre international de la recherche contre le cancer (CIRC), agence de l'OMS, avait classé en 2007 le travail posté avec nuit parmi les agents probablement cancérogènes. En 2019, il a conclu, sur la base d'indications limitées, que le travail de nuit posté était un facteur de risque de cancer du sein, mais aussi probablement de la prostate et colorectal.
Vous l'avez rappelé, début février 2023, une infirmière vivant en Moselle ayant travaillé vingt-huit ans de nuit à l'hôpital a obtenu la reconnaissance de son cancer du sein comme maladie professionnelle. C'est une première en France. Jusqu'à cette date, et malgré les pathologies associées à ce type d'horaire, aucune maladie professionnelle n'avait jamais été reconnue en France comme associée au travail de nuit. Seul le Danemark avait accordé en 2008 une indemnisation à trente-sept femmes atteintes d'un cancer du sein lié à ces contraintes de travail. Ainsi, le cas de cette infirmière française pourrait faire jurisprudence et permettre d'indemniser d'autres femmes atteintes de cette maladie. Les enjeux sont colossaux, pour les victimes comme pour les employeurs.
Permettez-moi à présent de réaliser un focus beaucoup plus proche des réalités des services hospitaliers et des métiers du care. Travailler la nuit - à l'hôpital, dans un Ehpad ou autre - ne revient pas seulement à être bousculé dans ses rythmes biologiques. Pour certains et certaines, c'est un choix très satisfaisant, donnant le sentiment de gagner du temps pour soi, représentant un gain financier, une opportunité pour s'occuper de ses enfants, aller les chercher à l'école, les coucher avant de partir travailler. C'est aussi une opportunité de travailler dans un environnement plus calme, d'apprendre. Dans ces métiers, la contrainte des horaires est de toute façon connue et acceptée dès la formation.
Pour d'autres, ou pour les mêmes personnes, mais à d'autres moments de leur vie, travailler de nuit sera plus difficile, en raison de problèmes de santé qui commencent à apparaître, avec l'arrivée des enfants et de nouvelles difficultés de conciliation entre la vie professionnelle et personnelle... Pour garder l'équilibre entre ces différentes dimensions, les personnels soignants mettront activement en place des processus de régulation, dans le travail et hors travail, visant à minimiser les impacts des horaires atypiques. C'est ce que je vais illustrer, s'il me reste un peu de temps, avec mon regard d'ergonome, à partir des analyses de terrain que je mène dans les services hospitaliers, dont les résultats montrent que l'activité de travail mise en oeuvre peut être bien différente du travail prescrit, être adaptée à l'état fonctionnel des salariés, et aux exigences de leur travail, donc à la préservation de la santé du soigné.
La première stratégie identifiée dans l'activité de travail vise à anticiper et à se réserver des marges de manoeuvre pour faire face au mieux aux aléas. Par exemple, dans un service de pneumologie, les infirmières vont s'assurer dès la prise de poste que les prescriptions médicales permettent de prendre en charge l'éventuelle anxiété nocturne des patients qui souffrent de pathologies très lourdes. Elles vont également s'arranger pour faire la tournée des chambres le plus tôt possible afin de rencontrer un maximum de patients éveillés, se construisant ainsi une représentation précise de leur état de santé, afin d'être en mesure d'anticiper au mieux le déroulement de la nuit.
Je peux également évoquer la possibilité de transférer certaines tâches, les avancer, les cumuler au cours du poste, même si cela va à l'encontre des prescriptions. Dans un service de réanimation, nous avons montré que les soignants réalisent un maximum de tâches en début de poste, comme l'étiquetage des bilans sanguins, la préparation des seringues, ou le relevé des constantes. Prendre de l'avance leur permet d'avoir une vision précise de la charge de travail à venir et de se rendre disponibles pour gérer les urgences potentielles et l'augmentation de leur somnolence.
Ces stratégies fines, que l'on met en visibilité, leur permettent de préserver leur santé et de mieux soigner leurs patients.
Une autre stratégie est identifiée au niveau du collectif de soignants. Celui-ci constitue une ressource capitale pour maîtriser les risques, notamment lors du pic de fatigue en situation de travail de nuit. Dans un service de néonatalogie, nous avons montré que lorsque les actes infirmiers nécessitent une concentration maximale à 3 ou 4 heures du matin, ils sont systématiquement réalisés à deux ou trois personnes, pour renforcer la sécurité auprès du patient, mais aussi pour plus de fiabilité.
Ensuite, lorsque le travail le permet, nous observons aussi des stratégies de repos, voire des prises de sieste, pour gérer au mieux la fatigue et la qualité des soins. C'est ce que nous avons montré dans un service de soins intensifs, dans lequel les personnels soignants avaient la possibilité de prendre du repos ou même de faire une sieste. Le personnel encadrant le tolérait, voire l'encourageait, ce qui est rare. Dans 25 % des cas, les soignants ne peuvent pas prendre de repos, parce que la nuit est trop chargée. Lorsqu'ils le peuvent, dans 16 % des cas, le niveau de somnolence remonte significativement en fin de poste. Lorsque le travail de nuit dure douze heures, ces stratégies de repos sont un gage de fiabilité, notamment pour la relève, mais aussi pour le trajet de retour au domicile en voiture.
Enfin, les horaires de travail définissent aussi les horaires hors travail et ceux de la vie personnelle et familiale. Les études montrent que les activités de conciliation mises en place diffèrent selon le genre, avec des difficultés majeures pour les femmes. Il existe des travaux dans la littérature depuis longtemps sur ce sujet. Des stratégies particulières ont été identifiées, notamment auprès de personnes travaillant en trois fois huit heures, et de nuit. Elles se manifestent, d'une part, par une organisation individuelle très rigide autour de la prise de repas et de siestes et, d'autre part, par des accords trouvés au sein de la famille, avec les conjoints et enfants vivant au plus près du rythme du travailleur posté ou de nuit, du père, ces travaux portant majoritairement sur des hommes travaillant dans l'industrie.
Lorsque l'individu travaillant en horaires atypiques ou de nuit est une femme, les stratégies de conciliation observées sont très différentes, pour des raisons liées aux stéréotypes et rôles sociaux induits par le genre. Elles sont de deux types : des choix d'horaires particuliers pour être en mesure de s'occuper des enfants en journée ou en semaine - comment, dans ces conditions, trouver du temps pour récupérer ? - ou une gestion des responsabilités familiales pendant le temps de travail, si l'organisation est suffisamment souple. Les mères vont alors passer des appels à 23 heures pour s'assurer que les enfants sont bien couchés, que le dîner a été servi, que la maison n'a pas pris feu si l'aîné des enfants a préparé le repas. Un auteur espagnol parle alors de double présence dans la sphère personnelle et du travail, qui amène souvent les femmes à ressentir une double absence, une impuissance sur ces deux aspects. Cette situation peut être source d'épuisement.
Vous l'aurez compris, les travaux que je mène concernent l'apport d'éléments de prévention primaire et d'analyses plus contextualisées pour identifier, dans le réel, les déterminants de la santé au travail. Nous réalisons en effet que, même avec des horaires de travail similaires et en travaillant dans les mêmes services hospitaliers, les réalités restent différentes. Ainsi, il me semble nécessaire de poursuivre les études pour rendre visibles ces analyses et stratégies mises en place par les soignants, et surtout les soignantes, pour maintenir cet équilibre. À partir de ce point, je vous propose différents niveaux d'actions à investiguer conjointement.
Le premier consiste en un travail sur la modification des systèmes horaires. Évidemment, il n'est pas possible de supprimer le travail de nuit dans le secteur du care. Ceci étant, nous pouvons mener des réflexions pour trouver un système horaire minimisant la désynchronisation circadienne et favorisant la récupération de la dette de sommeil, permettant de concilier au mieux la vie personnelle et la vie professionnelle. Le succès des rythmes en deux fois douze heures à l'hôpital vient de cette réflexion.
Ensuite, des actions doivent être menées sur les conditions de travail et sur son contenu. En termes d'ergonomie, nous essayons de soigner l'organisation du travail pour soigner les travailleurs - ici, les soignants. Pour ce faire, nous pouvons travailler sur l'augmentation des marges de manoeuvre, l'anticipation des périodes de repos, le soutien du travail collectif. On constate en effet que les équipes travaillant la nuit sont de plus en plus réduites dans le secteur hospitalier, ce qui dessert le travail collectif, et ne parlons pas des Ehpad.
Une série d'actions doit également porter sur la conciliation de la vie au travail et hors travail.
Enfin, une action doit être réalisée sur les parcours professionnels et la gestion des ressources humaines. Maîtriser le risque lié aux horaires atypiques, c'est aussi l'envisager sur l'ensemble de la carrière professionnelle afin d'éviter de maintenir ces salariés dans de tels horaires de trop longues années, surtout dans un contexte d'allongement des carrières dans le cadre de la réforme des retraites. Ce dernier levier me semble essentiel.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour ces trois interventions qui nous éclairent un peu plus sur le déficit de prévention ou les actions mises en place à la maison des soignants, par exemple. Nous aurons peut-être besoin de plus amples informations sur cette dernière et son organisation, son articulation au sein de la structure globale.
La statistique des trois suicides de soignants tous les deux jours intègre-t-elle les vétérinaires ? Nous savons que leur proportion est très élevée, raison pour laquelle il me semblerait opportun de disposer également de chiffres qui n'intègreraient pas cette catégorie professionnelle parmi les soignants.
Mme Catherine Cornibert. - La maison des soignants, initiative de l'association SPS, a été ouverte en 2021. Nous sommes hébergés à Paris par l'Union régionale des professionnels de santé (URPS) des chirurgiens-dentistes d'Ile-de-France. À ce jour, nous y proposons des entretiens avec des psychologues, gratuits pour les soignants nous rendant visite, des formations et informations en présentiel, des groupes de reconversion et de parole, des sports santé, sur rendez-vous. Ces derniers peuvent être pris sur notre site, maisondessoignants.fr. Nous organisons par ailleurs des journées thématiques sur la reconversion, le suicide, les aidants, les droits et démarches des soignants en libéral... Cette initiative est aujourd'hui très peu financée. Nous avons perdu nos contacts avec la région Ile-de-France et l'Agence régionale de santé (ARS) d'Ile-de-France l'année dernière, raison pour laquelle nous sommes trop peu développés et déployés. Nous pourrions largement ouvrir d'autres maisons des soignants, à Paris, mais aussi ailleurs. Nous en avons le projet ; Metz et Montpellier sont notamment en négociation. Nous avons pour objectif d'ouvrir une maison des soignants dans chaque région, et de travailler sur la mobilité pour disposer d'antennes et être au plus près des professionnels de la santé, ceci afin de les accompagner au mieux.
Ensuite, les données concernant les suicides des professionnels de la santé sont assez cartésiennes. Nous peinons à obtenir des chiffres sur ce sujet en France. Les derniers dont nous disposons datent de 2017. Le ministère de la santé travaille sur une campagne de prévention. Il était temps. Les autres pays européens disposent de chiffres beaucoup plus récents, datant de 2021. Les nôtres, plus anciens, nous placent trois points au-dessus de la moyenne européenne, le taux de prévalence s'établissant à quatorze suicides pour 100 000 habitants, contre onze pour 100 000 habitants en moyenne dans le reste de l'Europe. Nous devons nous en occuper.
Le taux de suicide chez les vétérinaires est deux à quatre fois plus important que dans la population générale, d'après une étude réalisée par l'Ordre des vétérinaires en juin dernier. Je ne dispose pas de la donnée abstraction faite de cette population. Nous avons appliqué une règle de trois à partir des 3,5 millions de professionnels de la santé en France et de la population française âgée de plus de quinze ans. Ainsi, notre résultat est un minimum, ne tenant pas compte de la prévalence supérieure, mais assez hétérogène, entre les différentes professions de santé. Certaines enquêtes montrent par exemple que le taux de suicide est deux fois plus important chez les médecins que dans la population générale, mais nous ne connaissons pas les chiffres des autres populations. Ces chiffres sont pourtant bien spécifiés pour la population policière. D'ailleurs, notre plateforme est aussi celle des policiers. En tout cas, le chiffre donné s'agissant des professionnels de la santé est sous-estimé, nous le savons. Il fait froid dans le dos. Évidemment, il n'inclut pas que les médecins, soignants et paramédicaux, mais bien l'ensemble des personnels du care. Je vous communiquerai le calcul que nous avons réalisé.
Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie. Je me tourne vers mes collègues de la délégation, et en premier lieu vers nos quatre rapporteures. Qui souhaite intervenir ?
Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Il existe une maison des soignants dans le Cher, rattachée au centre hospitalier psychiatrique George Sand de Bourges, développée par une association avec des fonds privés. Je regrette que le ministère ne s'empare pas plus de ces initiatives qui sont associatives, et auxquelles des fondations d'entreprise s'intéressent aujourd'hui.
J'ai visité cette maison des soignants. Je sais que les femmes hésitaient au départ à s'y rendre, considérant cette visite comme une faiblesse. Elles s'en sont ensuite emparées. Elles y ont retrouvé un moment d'échange qu'elles ne trouvent plus au quotidien, tant les rythmes sont intenses.
Mme Catherine Cornibert. - Je précise que notre concept se situe en dehors d'une structure de santé pour le rendre plus anonyme et confidentiel. Il permet aussi d'échanger avec d'autres professionnels. Ces deux dispositifs sont, à mes yeux, très complémentaires.
Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Je pense que cette initiative est opportune, qu'elles soient accolées ou non aux hôpitaux. Elle répond à un besoin.
Monsieur Mor, vous indiquiez que les soignantes mettaient plus de temps à s'orienter vers le dépistage. Quelle est l'influence du travail de nuit sur le dépistage tardif ducancer du sein?
Vous évoquiez ensuite l'enquête réalisée par votre organisme. Disposez-vous d'une analyse plus fine en fonction de la taille des établissements, de leur implantation en milieu rural ou urbain, du fait qu'ils soient publics ou privés, et en fonction des services auxquels sont rattachés les soignants ? Si aucun service n'est à mon avis facile, certains doivent être plus en difficulté que d'autres. Dans ce cas, est-ce dû aux problématiques de personnel ? Est-ce dû aux conditions de travail en lien avec l'organisation, ou avec le contenu du travail ? Certains ont mentionné ce matin la perte de sens. Quand on côtoie des professionnels de la santé, on voit qu'ils aiment leur métier. Peut-on opérer une distinction philosophique entre le métier et le travail ?
On constate aussi que de nombreuses infirmières quittent le milieu hospitalier pour aller en libéral, ce qui peut également interroger.
Ensuite, avez-vous été contactés par le ministère qui mène actuellement une mission sur la santé des soignants ?
Enfin, avez-vous réalisé une enquête sur le taux d'encadrement ? Moins il y a de personnel, plus la charge de travail est reportée sur les autres.
M. Robin Mor. - S'agissant du dépistage tardif, nous nous appuyons sur une enquête internationale, qui présente des biais. Les campagnes de dépistage ne sont en effet pas les mêmes en France qu'ailleurs. Il est en tout cas démontré que les femmes médecins ont 2,64 fois plus de risques d'être dépistées d'un cancer de stade 4, c'est-à-dire à un stade très avancé, au moment du diagnostic comparativement à la population générale. Cette étude montre en effet une participation moindre de cette population aux campagnes de dépistage. Ces femmes se font dépister lorsque des problématiques de santé commencent à se manifester. Elles sont donc mécaniquement surexposées à un risque de cancer avancé, comparativement à la population générale. Est-ce la question du travail de nuit, de l'équilibre entre vie professionnelle et personnelle, ou d'autres problématiques ? Les études ne le disent pas. Je l'indiquais plus tôt, nous manquons de données exploratoires sur les déterminants, sur ce qui fait qu'un soignant se soigne moins aujourd'hui, ou qu'il participe moins aux campagnes de dépistage que la population générale. La littérature est muette sur le sujet, qui mérite que des études quantitatives et qualitatives soient menées. Nous avons un double regard à porter. C'est l'objet des travaux que mènera notre fondation avec la Drees pour disposer de données quantitatives sur le taux de recours effectif à ces campagnes. Nous aurons ensuite à réaliser des enquêtes plus qualitatives sur les raisons pour lesquelles les soignants n'y recourent pas.
Ensuite, une réalité plus malheureuse doit être prise en compte, les inégalités sociodémographiques de la population générale s'appliquent aussi chez les soignants. On retrouve les mêmes biais. La priorité de certains publics peut être portée non pas sur leur état de santé, mais plutôt sur leur qualité de vie au travail en général, le logement, le transport ou le pouvoir d'achat. Ce sont de vrais sujets sociaux et sociétaux dont nous devons avoir conscience dans nos travaux.
Vous m'interrogiez également sur une éventuelle analyse en fonction de la typologie des établissements. Nous n'en disposons pas. Nos échantillonnages ne nous le permettent pas, car nous ne posons pas ces questions discriminantes. Nous interrogeons les sondés sur la profession, et non sur la nature des services. Les réalités sont différentes. On parlait de prise en charge psychologique. Nous suivons avec attention ce qui peut être fait à la maison des soignants. Nous savons que la réalité du soutien psychologique apporté au professionnel n'est pas la même en psychiatrie, où s'applique une culture de la prévention psychologique des professionnels beaucoup plus importante que dans d'autres services. On y observe une culture de la supervision individuelle ou collective beaucoup plus prégnante, parce que l'on sait que l'activité a une très forte influence sur la psychologie. Nous devons tenir compte de cette diversité et de cette pluralité, mais nos études ne nous le permettent pas aujourd'hui.
S'agissant du manque de personnel, c'est un peu le serpent qui se mord la queue. Cette question est centrale. Moins vous avez de personnel, plus vous faites peser la charge sur ceux qui restent, plus vous créez des impacts sur leur état de santé, moins vous rendez ces carrières attractives, et moins vous attirez de professionnels. Qui, de l'oeuf ou de la poule, a généré ce problème ? Nous ne le saurons pas. Nous observons en tout cas, aujourd'hui, un vrai sujet démographique, pas uniquement sur la population médicale, mais sur toutes les professions. Il faut remettre du sens, mais aussi du positif dans la manière de traiter la question hospitalière et les métiers du soin. Si tous les reportages diffusés à la télévision et dans les médias ne parlent que du marasme et de la situation catastrophique à l'hôpital, on participe à l'absence d'attractivité de ces professions. Je ne dis évidemment pas que nous devons nier cette réalité, mais j'identifie un réel sujet de promotion de ces métiers. Nous ne rendrons pas ces carrières attractives uniquement en ouvrant des places. Nous devons y attirer des jeunes. Certaines promotions sont aujourd'hui incomplètes en pharmacie. Le taux de déperdition s'établit à 30 % chez les infirmières entre l'entrée à l'école et le diplôme.
En effet, nous avons été interrogés dans le cadre de la mission sur la santé des soignants. Nous avons besoin que la pluralité des initiatives prises par les acteurs associatifs, non lucratifs ou publics, soit coordonnée par une vraie politique publique qui donne des axes prioritaires pour les embarquer dans une même dynamique. Aujourd'hui, nous identifions un besoin criant de soutien psychologique. Le soutien à une initiative portée par la puissance publique peut-il être opéré par un acteur associatif, généralisé à l'échelle nationale, ou devons-nous attendre une démultiplication d'initiatives locales ? Ces priorités devront être définies pour coordonner tout le monde.
Enfin, nous ne disposons pas d'enquêtes sur le taux d'encadrement. Je pense que vous devriez plutôt interroger les fédérations hospitalières à ce sujet, puisque nous n'opérons nous-mêmes pas de soins.
Mme Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Merci pour vos exposés.
Monsieur Mor, vous indiquiez qu'un nombre conséquent de personnels hospitaliers avaient envisagé de changer de travail. Connaissez-vous le pourcentage de ceux qui l'ont fait ? Pourquoi les autres y ont-ils renoncé ? Les raisons sont-elles liées à leur amour du métier, à un problème de financement, de courage, à un manque d'accompagnement ?
Vous avez par ailleurs mentionné les incivilités auxquelles sont confrontés les soignants, dans une proportion bien supérieure aux autres salariés. Englobez-vous ici tous les métiers, ou avez-vous opéré une distinction avec les salariés au contact du public ? Seul dans un bureau, le risque est moindre.
À votre connaissance, des propositions de dépistage sont-elles réalisées en interne ? S'ils sont en contact avec les malades, les soignants voient, pour beaucoup, les inconvénients d'un dépistage tardif. Leur situation est donc étonnante.
Madame Cornibert, merci d'avoir parlé des vétérinaires, car j'ai exercé cette profession pendant des années. Je confirme que nos métiers sont touchés par énormément de suicides. Nous pouvons également l'expliquer par le fait que nous disposons, à domicile, de tous les produits nous permettant techniquement et matériellement de nous donner la mort. Cette problématique est très connue dans notre milieu.
Vous avez évoqué la moyenne d'âge de 43 ans sur la plateforme d'écoute. Savez-vous pourquoi cette moyenne ressort ? Par ailleurs, savez-vous laquelle, de la vie personnelle et de la vie professionnelle, influence l'autre dans les situations de mal-être que vous mentionniez plus tôt ?
Madame Barthe, vous avez parlé des horaires atypiques de travail. Il faut pourtant des personnes qui travaillent le jour et la nuit pour continuer les soins. Avez-vous des préconisations à nous exposer ? Est-ce une question de durée ? Vous évoquiez une incidence encore plus importante du cancer du sein après dix ans de travail de nuit. Des chiffres pourraient-ils nous orienter en termes de jours ou d'années au maximum ?
Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - S'agissant des problèmes de personnel, le Sénat a voté récemment, à l'unanimité, une proposition de loi sur un ratio minimum patients/soignants. Dans les travaux préparatoires, nous avions bien identifié tous les mécanismes d'éviction et de fuite des hôpitaux, qui concernaient l'ensemble des personnels soignants et hospitaliers. Nous déplorons que cette proposition de loi ne soit pas inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale, comme elle devrait l'être. Nous aurions une première réponse si nous donnions aux soignants un cadre de travail sécurisant. Commencer par un ratio patients/soignants adéquat nous permettrait d'y voir plus clair.
Ensuite, avez-vous observé une prévalence des suicides des femmes par rapport aux hommes chez les soignants, toutes professions confondues, et par profession ? Certaines sont infiniment plus féminisées que d'autres.
Enfin, merci d'avoir insisté sur le fait que les femmes travaillant de nuit conservent la charge mentale de la vie domestique, et que le travail de nuit correspond, en réalité, à une triple journée.
Mme Béatrice Barthe. - Comment diminuer l'impact des horaires dans des secteurs imposant une continuité de soins 24/24 ? Les actions que je propose sont plus contextualisées au niveau de la situation de travail. Les changements d'horaire constituent une porte d'entrée. Travailler la question de la coordination entre les médecins et les personnels soignants, les flux patients et le temps passé auprès du patient permet de reprendre le pouvoir sur le travail et de préserver sa santé. Ces actions locales me semblent importantes à mettre en place lorsqu'on accompagne des établissements et services sur un changement d'horaire.
Nous ne disposons pas de données concernant un seuil de jours ou d'années de travail de nuit en deçà duquel cette organisation ne favoriserait pas le risque de cancer du sein. En revanche, nous savons que la durée d'exposition augmente ce risque. Un consensus scientifique fixe tout de même un seuil maximal de dix ans de travail de nuit.
Mme Catherine Cornibert. - La moyenne d'âge de 43 ans sur notre plateforme correspond à l'âge d'une femme ayant deux enfants pour lesquels il faut s'occuper des devoirs, rencontrant souvent plus de difficultés à s'organiser dans son travail, et monoparentale. Elle est exposée à un risque d'anxiété et de burn-out plus important.
Vous m'interrogiez ensuite sur le lien entre la vie personnelle et la vie professionnelle dans les difficultés. Les motifs d'appel sur notre plateforme sont multifactoriels. Souvent, on nous dit « Mon chef ne m'a pas dit bonjour ce matin, et j'ai pété les plombs ». En réalité, c'est l'accumulation de plusieurs couches, issues de plusieurs facteurs, qui a engendré un trop-plein. Nous savons que les motifs personnels sont beaucoup plus importants que les motifs professionnels. Ces éléments sont liés à la santé physique, psychique et sociale, et vont bien au-delà de la qualité de vie au travail. Ils touchent à la santé propre des personnes. Tous ces critères doivent être pris en compte.
Comme Robin Mor, je suis intégrée aux discussions sur l'amélioration de la santé des soignants et dans l'élaboration de la feuille de route du ministère de la santé. Toutes les enquêtes et études sont à notre disposition. Il est désormais urgent d'agir, pour la santé de nos patients. Deux tiers des urgentistes sont en burn-out et tout le système de soins en est ébranlé. L'encadrement est également compliqué.
S'agissant de suicide, nous n'avons que peu de données, en dehors de quelques populations telles que les médecins et les vétérinaires. C'est dommage. Nous savons en revanche que la prévalence de tentatives de suicide est deux fois plus importante chez les femmes que chez les hommes, toutes populations confondues, alors que les suicides en eux-mêmes sont plus importants chez les hommes. On compte 200 000 tentatives par an en France, et un suicide par heure. Trois professionnels de santé se suicident tous les deux jours. Ces chiffres illustrent la gravité de la situation. Nous accompagnons chaque jour des familles. Il est urgent d'en parler et d'agir, pas seulement par le biais du 3114, affichant un taux de « décroché » de 70 %, mais aussi avec des plateformes efficaces qui répondent et prennent en charge ces personnes dans l'urgence.
M. Robin Mor. - S'agissant du changement de carrière professionnelle, j'imagine que d'autres structures auront une vision plus étayée que moi de cette situation. Je pense notamment aux ordres et à Pôle Emploi ou aux organismes similaires, ayant une incidence sur le changement de métier de ces professionnels. Nous savons que ces personnes ont une volonté de changer, mais je ne connais pas le nombre de celles qui passent le pas. Le taux de rotation des effectifs de la fonction publique hospitalière avoisine, je crois, les 8 %, avec de plus en plus de contractuels. Le sujet existe, mais je ne dispose pas de données.
S'agissant des incivilités, nous nous sommes appuyés sur un panel représentatif des actifs en emploi. Il ne comporte pas uniquement des personnes concernées par l'exposition à du public. Nous ne les avons pas interrogées uniquement sur les violences auxquelles elles sont exposées du fait du public. Les violences peuvent émerger au sein du travail, et peuvent être inhérentes au métier dans lequel vous êtes confrontés au quotidien à des difficultés sociales, à la mort, à la tristesse et à des situations compliquées.
Ensuite, il est en effet possible d'accéder à une offre de dépistage en interne, mais un soignant veut-il se faire diagnostiquer un cancer par le praticien avec lequel il déjeune tous les jours au self ? La question se pose de la même manière en termes de souffrance psychologique ou vis-à-vis de la médecine du travail. Veut-on démontrer sa pathologie sur son lieu de travail ? Il y a ici un vrai sujet de coordination. Par ailleurs, cet accès direct à un dispositif permettant le diagnostic est très inégal dans la fonction publique hospitalière. 20 % des effectifs travaillent en structures médicosociales, sans plateau technique. Ainsi, un sujet d'accessibilité globale aux campagnes de dépistage se pose.
Enfin, nous avons un vrai sujet sociétal à traiter sur la charge mentale, y compris des femmes en santé. C'est un réel point de préoccupations dans le cadre de l'équilibre entre vie professionnelle et personnelle. Le secteur de la santé compte 80 % de femmes, qui ont à supporter, en plus d'une charge professionnelle, une charge mentale très forte issue d'un historique que l'on connaît, et que l'on n'aura pas à traiter aujourd'hui, au regard du temps qui nous est imparti.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci à tous les trois pour vos propos, vos explications, vos démonstrations. Merci Mesdames les rapporteures. Cette matinée nous a permis de réaliser un tour de table intéressant sur les métiers du care et la santé des femmes au travail. N'hésitez pas à nous envoyer d'autres éléments si vous estimez n'avoir pas eu suffisamment de temps pour répondre à nos questions.
Santé des femmes au travail - Table ronde sur les métiers de la grande distribution et de la propreté
Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Messieurs, après une première table ronde ce matin consacrée au secteur dit du care, nous poursuivons nos travaux « sectoriels » consacrés aux secteurs d'activité les plus féminisés, au sein desquels les risques professionnels sont souvent sous-estimés et les politiques de prévention dédiées aux femmes insuffisamment développées.
Notre seconde table ronde de la matinée porte sur les métiers de la grande distribution d'une part, et ceux du nettoyage d'autre part.
Je rappelle que quatre rapporteures ont été désignées par notre délégation pour étudier la thématique de la santé des femmes au travail. Il s'agit de Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol.
S'agissant de la grande distribution, les femmes représentent 60 % des employés. Elles occupent plus des trois quarts des postes de caissiers - on devrait plutôt dire de « caissières » - et 40 % d'entre elles sont à temps partiel.
Les caissières et employées de libre-service sont particulièrement exposées aux risques de troubles musculo-squelettiques (TMS).
S'agissant des métiers du nettoyage, d'après des chiffres de la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), huit emplois sur dix sont occupés par des femmes, le plus souvent âgées de plus de 50 ans, sans diplôme et d'origine étrangère.
Ces métiers sont très exposés aux risques physiques. 71 % des salariés du nettoyage sont exposés au travail répétitif, 61 % au risque chimique et 52 % aux postures pénibles. En plus des TMS, les agents du nettoyage sont donc soumis à un important risque chimique, dû à la composition des produits utilisés, ainsi qu'à un rythme de travail intense et le plus souvent fragmenté.
Le secteur de la propreté est également le plus grand employeur de travailleurs à temps partiel puisque, dans les métiers du nettoyage, plus de la moitié des postes principaux sont occupés à temps partiel.
Quels sont les obstacles à l'identification des facteurs de risques et à la reconnaissance des maladies professionnelles dans ces secteurs particulièrement féminisés ? Comment réussir à mettre en place des actions de prévention efficaces dans ces secteurs ?
Pour approfondir ces différents sujets, nous accueillons ce matin :
- Guillaume Boulanger, responsable de l'Unité « Qualité des milieux de vie et du travail et santé des populations » chez Santé publique France ;
- François-Xavier Devetter, professeur des universités au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), co-auteur de l'ouvrage Deux millions de travailleurs et des poussières. L'avenir des emplois du nettoyage dans une société juste, paru en 2022 ;
- Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé, directrice honoraire de recherches à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), accompagnée de Marie-Christine Limame, ancienne infirmière du travail, toutes deux membres du Groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle du Vaucluse (Giscop 84, Université d'Avignon).
Bienvenue à toutes et tous.
Je laisse sans plus tarder la parole à notre premier intervenant, Guillaume Boulanger, qui représente Santé publique France. Cette agence nationale de santé publique a participé à une étude de surveillance épidémiologique sur les maladies à caractère professionnel chez les salariés de la grande distribution alimentaire, et publiera dans quelques semaines un rapport sur les maladies professionnelles, avec des données genrées qui pourront nourrir nos travaux.
M. Guillaume Boulanger, responsable de l'Unité « Qualité des milieux de vie et du travail et santé des populations » chez Santé publique France. - Je vous remercie pour cette invitation. J'ai le plaisir de partager avec vous ces résultats concernant la grande distribution alimentaire.
Il me semble nécessaire de définir ce qu'est une maladie professionnelle pour bien comprendre la suite des résultats. Ce terme, selon la loi, correspond aux conséquences directes de l'exposition d'un travailleur à un risque, ou résulte des conditions dans lesquelles il exerce son activité professionnelle. On entend souvent parler des données de l'Assurance maladie concernant les accidents du travail et maladies professionnelles, qu'on appelle les maladies professionnelles indemnisées. Elles font l'objet de tableaux de maladies. Parfois, lorsque les conditions ne sont pas suffisantes ou qu'il n'y a pas de tableau, un système complémentaire de reconnaissance peut être mis en oeuvre. Il s'agit de données visibles s'agissant de la réparation par les régimes de sécurité sociale - Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) ou Mutualité Sociale Agricole (MSA). C'est souvent la face émergée de l'iceberg. Lorsque l'on considère toutes les maladies professionnelles, on observe que certaines ne sont pas reconnues, parce qu'il n'y a pas de tableaux de maladies professionnelles ou qu'elles ne font pas l'objet d'une demande de reconnaissance par le salarié. Nous le verrons par la suite, elles représentent un important corpus de maladies professionnelles.
Notre programme de travail, chez Santé publique France, a pour objectif de surveiller et de rendre plus visibles ces maladies à caractère professionnel, depuis 2003.
La notion de maladie à caractère professionnel a été définie lors de la mise en place du premier tableau, en 1919. Le code de la sécurité sociale prévoit que tout médecin - notamment du travail - doit déclarer une maladie qui présente « à son avis » un caractère professionnel. Aucun décret ni aucune modalité n'organisent ce signalement. Ainsi, depuis 2003, le code de la santé publique a donné la charge à Santé publique France, en partenariat avec l'inspection médicale du travail et les observatoires régionaux de santé, de monter ce système de centralisation des données concernant les maladies à caractère professionnel.
Ce programme a pour objectif d'estimer les prévalences de ces maladies chez les salariés. Nous organisons deux quinzaines chaque année avec les médecins du travail pour faire remonter ce type de pathologies. Nous visons aussi à réaliser un suivi historique. Il est très important de contribuer à l'estimation de la sous-déclaration pour les maladies professionnelles indemnisables, et de faire évoluer les tableaux. Enfin, Santé publique France a bien évidemment pour finalité d'orienter les politiques de prévention en milieu professionnel.
Venons-en à la grande distribution. Elle est définie par l'ensemble des grandes, moyennes et petites surfaces de commerce de détail et de biens à prédominance alimentaire. D'après les dernières données que j'ai pu recenser, un peu plus de 44 000 points de vente alimentaires existent sur l'ensemble du territoire. Le secteur est un important pourvoyeur d'emplois, puisqu'il compterait entre 660 000 et 750 000 salariés. Il est très féminisé, environ 60 % de ses effectifs étant des femmes. Il est aussi plutôt jeune, incluant un peu moins de 40 % de salariés de moins de 35 ans. Ces salariés, et notamment ces femmes salariées, sont soumises à une multi-exposition des contraintes biomécaniques et physiques - répétition de mouvement, manutention -, organisationnelles - fragmentation des horaires de travail -, et psychosociales, en termes de management, mais aussi de contact avec le public, générant parfois de violentes tensions.
En termes de maladies indemnisées, le secteur est caractérisé par un lourd fardeau et une sinistralité assez forte, à la fois en accident du travail, mais aussi en matière de maladies professionnelles. Enfin, très peu de données d'études épidémiologiques s'intéressent en profondeur à ces salariés de la grande distribution.
S'agissant des résultats, je me concentrerai uniquement sur les femmes salariées. Il me semble important de souligner qu'elles présentent des TMS de manière plus importante que les autres secteurs, et ce pour toutes les localisations : cou, épaule, rachis, mains, poignets... Dans le même temps, on observe un signalement moins important de souffrance psychique, bien que nous soyons possiblement face à un biais de déclaration. En tout cas, une souffrance psychique est déclarée dans le secteur, et elle est égale ou légèrement inférieure à la moyenne de l'ensemble des salariées faisant l'objet d'une surveillance dans le cadre de notre programme.
Il nous semblait également intéressant de dresser un focus plus particulier sur les caissières et les employées de libre-service, qui assurent entre autres le rayonnage. Elles ont tendance à être exposées à un risque plus important de TMS par rapport aux autres métiers de la grande distribution, et par rapport au secteur.
Grâce à une étude réalisée entre 2009 et 2016, nous observons une tendance à la baisse significative de la prévalence des TMS chez les salariées de la grande distribution alimentaire. Parmi nos hypothèses expliquant ce constat, nous identifions notamment l'implantation de plus en plus forte de caisses automatiques à partir de 2007. Elles présentent un intérêt pour limiter les TMS, mais certaines études montrent un report de pression psychosociale. Par le passé, la caissière était en relation avec le client. Elle se positionne désormais plutôt en surveillance. Nous pouvons également citer une évolution des conditions de travail. Un effort important a été réalisé en termes de limitation du port de charge. Un certain nombre d'actions de prévention ont été mises en place, notamment par la Cnam.
Dans le même temps, nous constatons une hausse notable de la souffrance psychique à partir de 2010. Nous devrions réaliser une actualisation pour voir si cette tendance se prolonge après 2016.
Avant de conclure, je me permets de vous présenter une ouverture. Aujourd'hui, nous discutons principalement de la grande distribution alimentaire et de l'entretien. Nous n'avons malheureusement pas mené de travaux sur ce dernier secteur, mais il pourrait faire l'objet d'une plaquette ou d'une analyse dans notre programme de travail. Il me semblait intéressant d'illustrer mon intervention avec d'autres travaux. Nous réalisons à chaque fois des analyses genrées. Nous avons récemment publié une plaquette sur des résultats qui concernent les femmes aides à domicile. Nous constatons qu'elles sont plus âgées, plus souvent à temps partiel, et sont exposées à des contraintes physiques ou biomécaniques très fortes, notamment de port de charge. Elles sont également soumises à une exposition à des produits chimiques, en particulier des agents nettoyants, et à des agents biologiques. Souvent, elles aident des personnes malades, et sont ainsi potentiellement exposées à des agents infectieux. Elles présentent plus souvent des affections de l'appareil locomoteur - des TMS -, des allergies cutanées ou respiratoires en lien avec les produits. Enfin, elles supportent plus fréquemment de souffrance psychique.
Nous avons publié une deuxième plaquette faisant écho à la première table ronde, concernant les professionnels de la santé humaine et de l'action sociale. On retrouve chez ces femmes une tendance durable et historique à plus de TMS. C'est un métier très dur. Les salariées en santé humaine souffrent également de plus d'irritation et d'allergie. On observe en outre une forte hausse de la souffrance psychique, avec les tensions de l'activité hospitalière notamment.
Le 18 avril prochain, nous sortirons des résultats avec une profondeur historique de 2012 à 2018. Je ne manquerai pas de vous les faire suivre.
Je terminerai mon intervention par deux points d'attention. Souvent, l'inégalité de genre se double d'une inégalité sociale de santé. Les aides à domicile, les salariées de la santé humaine et de l'action sociale ainsi que de la grande distribution sont les femmes ouvrières ou employées, plus impactées que les professions intellectuelles ou cadres. On identifie un vrai gradient social doublé de cette inégalité de genre.
Enfin, ce programme est le seul, en France, qui permet de mesurer et de quantifier la sous-déclaration. Environ 75 % des TMS, qui correspondent à un tableau de maladie de professionnel existant, ne font pas l'objet d'une déclaration. Les raisons souvent invoquées voudraient que le salarié ne connaisse pas le dispositif de réparation, qu'il le refuse pour conserver son emploi, par exemple, ou en raison d'une non-satisfaction des critères permettant de remplir les conditions du tableau de maladies professionnelles.
Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie. Je donne la parole à François-Xavier Devetter, professeur des universités à Lille et auteur d'un ouvrage consacré aux emplois de la propreté.
M. François-Xavier Devetter, professeur des universités au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). - Je précise que je suis également membre de l'Institut de recherche économique et sociale (Ires), depuis peu.
Je vous parlerai des métiers de la propreté, et plus spécifiquement du secteur de la propreté. Il est scindé en deux volets importants, bien que nous puissions si nous le souhaitions le diviser davantage : les salariés relevant des prestataires de service, dans les entreprises de la branche, et ceux qui se chargent de l'entretien, du nettoyage et de la propreté au sein d'une entreprise, d'une administration, qui ne relèvent pas de la branche propreté. Ils connaissent des conditions de travail et de santé différentes. Je n'aurai pas le temps d'entrer à chaque fois dans le détail de ces différences, mais nous y reviendrons éventuellement.
Mon intervention se déroulera en quatre points. Je commencerai par deux brèves illustrations, dont la valeur dépasse la simple dimension anecdotique, avant de pointer quelques chiffres ou quelques données statistiques qui rejoindront ce qu'a dit mon prédécesseur Guillaume Boulanger. Je m'arrêterai ensuite un instant sur les raisons qui expliquent, selon moi et selon mes collègues qui ont mené ces recherches, pourquoi nous sommes dans cette situation. Je terminerai par quelques pistes de réflexion.
Ma première anecdote renvoie à un échange sur les réseaux sociaux entre Philippe Jouanny, président de la Fédération des entreprises de propreté, et Alexandre Bellety, chef d'entreprise de ce même secteur. Le second a posté un court message sur ses réseaux, disant « Dans la propreté la pénibilité est forte, dans l'hôtellerie la pénibilité est très forte ». Philippe Jouanny lui répond très rapidement « Dans la propreté la pénibilité forte... depuis quand ? Vous avez une statistique ? Je suis preneur » s'en suit un smiley interrogatif face à cette position très forte de son collègue. M. Bellety renvoie alors aux publications de la Dares, du ministère du travail, ce à quoi M. Jouanny répond que ces statistiques sont contestées par la Fédération des entreprises de la propreté et que, je cite, « par ailleurs, il n'y a pas de notion de pénibilité inscrite dans la nomenclature actuelle des métiers référencés comme pénibles ». Cet échange nous rappelle combien la pénibilité est une question de convention sociale, de discussion, et une question sociopolitique au-delà d'une stricte observation. Je retiens aussi de ce qui été présenté plus tôt que l'on pourrait peut-être considérer l'existence de métiers à caractère pénible, et non pas directement pénibles au sens juridique du terme.
La deuxième histoire est celle de Badia, 50 ans, agent d'entretien depuis vingt ans. Elle travaille le matin de 6h30 à 9 heures pour une société, puis de 14h30 à 20 heures pour une autre société. Le 31 décembre de l'année dernière, le chantier de l'entreprise du matin est repris par la société de l'après-midi. Un premier problème apparaît : son temps de travail cumulé dépasse le temps plein. L'entrepreneur refuse donc de reprendre intégralement son contrat. Après des pressions et difficultés, elle finit par abandonner une partie de ses heures de travail. Le problème majeur, pour nous, n'est pas là. Le second souci survient quelques jours plus tard : le 5 janvier, Badia est victime d'un accident du travail. Aujourd'hui, trois mois plus tard, elle n'est toujours indemnisée que sur la base de son premier contrat de travail, ou de ce seul contrat de travail, celui de 12h30 par semaine. Elle ne perçoit donc que 400 euros mensuels depuis janvier, alors qu'elle occupait normalement un temps plein.
La prise en charge des accidents du travail par l'Assurance maladie dans ce secteur est rendue particulièrement complexe par l'organisation économique du travail, et notamment par la sous-traitance.
Nous pouvons compléter ces deux histoires par des statistiques, nombreuses. On l'a évoqué précédemment, comme pour la grande distribution, il est difficile de dénombrer le nombre de salariés. Selon les sources, ils seraient entre 300 000 et 800 000. Comptons-nous les postes, les personnes, les temps pleins, les salariés présents tout au long de l'année, les contrats courts ? Ces éléments renvoient à une précarité forte, qui constitue un défi, y compris pour les analyses statistiques.
Le secteur compte deux tiers - si ce n'est plus - de femmes, et environ 40 % d'immigrés. Là aussi, les décomptes sont difficiles. Une forte concentration est observée en Ile-de-France. La moyenne d'âge est élevée, dépassant les 49 ans, soit au moins huit ans de plus que la moyenne des actifs.
Toutes les enquêtes statistiques, et notamment celles de la Dares sur les conditions de travail ou de l'enquête Sumer, renvoient à un état de santé déclaré « mauvais », à des inaptitudes fréquentes. Selon l'enquête « emploi », entre 60 et 62 ans, ce sont 50 % des salariés ou anciens salariés de la propreté qui déclarent des limitations pour effectuer les gestes de la vie quotidienne, contre un peu moins de 30 % pour l'ensemble de la population active. Les licenciements pour inaptitude sont fréquents, voire très fréquents. Les nettoyeurs représentent à eux seuls environ 7 % des licenciements pour inaptitude, alors qu'ils ne représentent dans la même base de données que 1,7 et 1,8 % des CDI. Cette situation s'explique évidemment par une exposition à de multiples mauvaises conditions de travail. Nous avons parlé de poly-exposition tout à l'heure. 96 % des sondés déclarent des postures debout prolongées. Plus des deux tiers déclarent des mouvements douloureux ou des postures pénibles. On peut aligner ici des chiffres bien connus. Le risque chimique est également très présent et mal mesuré. En revanche, les études épidémiologiques montrent des problèmes respiratoires et dermatologiques largement surreprésentés dans ces populations. La plupart de ces études sont plutôt internationales. Je pense que ma collègue reviendra plus précisément sur cette question. Les difficultés sont également d'ordre temporel : des journées hachées, une densité de la journée de travail faible. Si on rapporte le temps de travail payé à l'amplitude de la journée de travail, on avoisine 60 % de travail payé. Ce taux est similaire pour les aides à domicile. La journée est poreuse. Nous observons en quelque sorte une sous-rémunération du temps dédié au travail, qui n'est pas au sens strict un temps de travail.
Les horaires sont atypiques, mais sont dans leur immense majorité non dérogatoires. De la même façon que les maladies, la pénibilité fait l'objet d'une définition juridique. La nuit également. Les salariées travaillent en horaires décalés, pénibles pour la vie familiale et la santé, mais pas entre minuit et 5 heures du matin. Elles ne perçoivent donc pas les compensations adéquates et qui correspondent au travail de nuit.
Les difficultés psychosociales sont également nombreuses. L'isolement est extrêmement marqué. Le management est souvent marqué par la discipline.
Le dernier risque présentant un impact important sur la santé est le risque de pauvreté. Les rémunérations horaires sont faibles - plus ou moins au niveau du Smic - pour des temps partiels. Selon les sources, entre un tiers et la moitié des salariées sont des travailleuses pauvres. L'ensemble des travailleuses de la propreté constitue le paquet le plus important de ces travailleurs pauvres.
Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Les salariées concernées sont souvent rejetées de la communauté de travail du site sur lequel elles interviennent. Elles sont déléguées, voire reléguées à des prestataires spécialisés. Qui dit prestataire dit « faible marge de manoeuvre » et « obligation de faire pression sur les salariés pour retrouver ces marges financières ». À titre d'illustration, j'évoquerai un bâtiment pour lequel il était prévu, en 2006, 22h30 de nettoyage quotidien pour l'entretenir. Aujourd'hui, en 2023, seules 12h30 de nettoyage sont prévues. Cette règle est assez courante. Le renouvellement des marchés engendre une diminution du volume de travail accordé pour des bâtiments qui - sauf vérification - n'ont pas tendance à se réduire avec le temps. Ce doublement des cadences est évidemment pénible pour les salariés.
Le caractère « spécialisé » de l'activité implique également une absence de diversité des métiers et des tâches, et une impossibilité de reclassement lorsque l'on a des TMS. Souvent, le licenciement pour inaptitude s'impose. Dans ce contexte, les salariés craignent la médecine du travail, qui est perçue comme une autorisation à travailler plutôt que comme un soutien, comme un outil de contrôle plutôt que d'accompagnement.
On peut ajouter que le fonctionnement de cette branche via l'article 7 de la convention collective des entreprises de propreté (CCN n° 3043), qui organise les transferts conventionnels, fait disparaître la notion d'employeur et sa responsabilité, y compris en matière de santé.
Enfin, quelles évolutions envisager ? J'en mentionnerai trois. Nous identifions un enjeu essentiel sur les rémunérations, et donc sur les temps de travail. Je le dirai très simplement : quand on nettoie, 28 heures de travail par semaine correspondent à un temps plein en termes d'usure professionnelle. Le calcul du temps devrait ainsi probablement être modifié.
Ensuite, j'évoquerai les conditions de travail au sens propre, et l'enjeu principal que constituent les cadences. Elles sont aujourd'hui d'une opacité totale, alors qu'elles sont relativement objectivables. Au-delà de 300 m² à l'heure, le travail n'est pas soutenable.
Enfin, le dernier enjeu concerne l'exclusion, l'invisibilisation des salariées. Elles pourraient le plus souvent être réintégrées dans la communauté de travail, couvertes par la commission de santé et sécurité au travail ou la convention collective du donneur d'ordre. Elles pourraient également le plus souvent travailler en journée.
Ces transformations concernent les employeurs, mais également les donneurs d'ordres. Les pouvoirs publics, à ce titre, représentent environ un tiers du chiffre d'affaires du secteur. Une circulaire de mars 2022, portant sur l'achat public responsable, constitue une avancée. Pour autant, elle reste peu appliquée et n'est suivie que de peu d'éléments concrets. Pourtant, pour une partie des salariés, les pouvoirs publics sont, en tant que donneurs d'ordre et régulateurs, les détenteurs de l'intégralité des leviers pour améliorer la situation de ces travailleurs.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci à vous. Je me tourne vers nos deux dernières intervenantes, Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé et spécialiste des sujets de santé au travail, co-auteure d'un rapport sur l'identification et la prévention des expositions aux cancérogènes dans les produits de nettoyage et qui a également travaillé sur les conditions de travail des femmes en grande surface. Vous êtes accompagnée de Marie-Christine Limame, ancienne infirmière du travail et membre, comme vous, du Giscop 84 qui travaille sur les cancers d'origine professionnelle.
Mme Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé. - Merci. Je vous parlerai aujourd'hui de l'invisibilisation du travail, des travailleurs et des maux du travail dans ces activités de nettoyage, en prenant le relais de l'exposé précédent. Mon propos se composera de quatre axes : un travail invisible et des risques ignorés ; la démarche de recherche des Giscop visant à briser l'invisibilité des cancers professionnels ; l'expertise des parcours professionnels pour identifier les expositions à des cancérogènes avérés ; et les inégalités de genre liées à la question du nettoyage.
Le travail est invisible, car il est sous-traité, qu'il dépend des rythmes de travail des salariés du donneur d'ordre, qu'il est précaire ou à temps partiel. C'est un travail majoritairement confié aux femmes, en raison de la division du travail.
Les risques sont ignorés. La Dares a mené un ensemble d'enquêtes permettant tout de même de pointer le risque chimique, en particulier. Au moins 61 % des salariés des métiers du nettoyage y sont exposés. Je dis au moins en raison de cette invisibilité sur laquelle nous travaillons.
Les Groupements d'intérêt scientifiques sur les cancers d'origine professionnelle (Giscop) réunissent un certain nombre d'institutions se regroupant pour soutenir institutionnellement, scientifiquement et financièrement un programme de recherche sur un sujet ne faisant pas partie des thématiques officielles de la recherche scientifique. Depuis 2002, ce programme existe en Seine-Saint-Denis sous la forme d'une enquête permanente auprès de patients atteints de cancers respiratoires et urinaires. Nous travaillons avec des services hospitaliers. Nous avons reconstitué les parcours professionnels de 1 200 patients atteints de cancers primitifs dans ces services.
Le Giscop 84 travaille quant à lui depuis 2017sur les cancers hématologiques. Nous travaillons avec le Centre hospitalier d'Avignon sur les hémopathies cancéreuses.
Cette démarche est partie du constat d'une triple invisibilité des cancers d'origine professionnelle, à commencer par l'ignorance toxique. Énormément de substances sont mises en milieu de travail et de production sans avoir été testées pour la toxicité. On estimait au début des années 2000 à moins de 10 % le nombre de substances évaluées, en comprenant les mélanges. Cette ignorance toxique est plus forte pour les femmes que pour les hommes. J'y reviendrai plus tard.
Nous observons également une invisibilité physique. La plupart des cancérogènes ne sont pas perceptibles pour ceux qui les manipulent ou les respirent ; une fibre d'amiante ne se voit pas, le benzène est inodore. De nombreuses substances toxiques sont imperceptibles. Ainsi, cette invisibilité physique contribue à maintenir les travailleurs dans l'ignorance. J'aurais de nombreux exemples à vous fournir, mais je n'ai pas le temps de les exposer.
Enfin, l'invisibilité sociale correspond au fait qu'il n'y a pas de véritable traçabilité des expositions en milieu de travail. Elle est également percutée par l'importante sous-déclaration des cancers professionnels, mais aussi d'autres maladies professionnelles qui pourraient alerter sur ce risque de cancer.
Dans nos enquêtes, le cancer est appréhendé comme un évènement sentinelle pour chaque patient. On considère que la maladie permet d'accéder en rétrospectif aux expositions professionnelles subies et aux cancérogènes avérés. Un premier temps de reconstitution des parcours professionnels est suivi de leur analyse par un collectif d'experts des conditions de travail, de la toxicologie, de l'ergo-toxicologie. Ces collectifs multidisciplinaires permettent d'identifier les cancérogènes auxquels les salarié.es ont été exposés dans chaque poste de travail.
Les données que je vais vous communiquer résultent de cette expertise. S'en suit une phase prospective. Les experts se prononcent sur la possibilité ou non pour le patient de faire une déclaration de maladie professionnelle. L'équipe assure un suivi de la procédure de déclaration-reconnaissance ce qui permet aussi d'en analyser les difficultés et les obstacles.
D'un point de vue structurel, les grandes tendances que nous retrouvons dans ces deux enquêtes, qui concernent maintenant 1 600 patients environ, nous montrent que les parcours de ceux-ci sont massivement marqués par la précarisation sociale de l'emploi, du travail et de la santé. Nous observons également une fréquence du travail ouvrier sous-traité, notamment dans les fonctions de maintenance, de nettoyage et de gestion des déchets. Plus de 85 % des patients concernés par nos enquêtes ont en outre été massivement exposés à des cancérogènes, avec une prédominance de la poly-exposition. Ainsi, ils ont parfois été confrontés à dix ou quinze cancérogènes au cours de leur parcours professionnel.
J'ai choisi de focaliser mes résultats sur ce qu'il se passe dans le Vaucluse, car ce sont les données les plus récentes dont nous disposons. Elles sont genrées, ce qui nous permet de voir comment se construit l'invisibilisation des cancers professionnels chez les femmes. Les patients inclus correspondent à tous les patients dans la file active du service. Nous avons pu expertiser 318 parcours sur 555 patients inclus. L'écart est souvent lié à la gravité de la maladie qui rend impossible l'entretien avec le malade. Les parcours de 188 hommes et 130 femmes ont été expertisés, ce qui correspond à un sex-ratio de 1,5 environ. On s'est aperçu que la connaissance des risques toxiques était moindre chez les femmes, car il n'y a que très peu d'épidémiologie. Je dirais que nous remarquons une extrapolation de l'épidémiologie des hommes vers les femmes. Aucune étude ne lie les métiers du nettoyage et le cancer. Des études ont été réalisées au Canada et en France pour montrer qu'il existe un immense déficit de connaissances épidémiologiques et toxicologiques sur les métiers féminins.
À partir de la connaissance des expositions, nous observons 126 orientations vers une déclaration de maladie professionnelle pour 188 parcours expertisés chez les hommes, contre seulement 38 orientations pour 130 parcours expertisés chez les femmes. Dans l'engagement dans la déclaration, nous constations, en outre, que les femmes hésitent beaucoup plus. En reconnaissance, nous observons encore un déficit supplémentaire, le sex-ratio s'élevant alors à 11,5.
Les hommes et les femmes n'occupent pas les mêmes places dans la division sociale du travail. Nous observons une invisibilisation des risques cancérogènes dans le travail des femmes, et une invisibilité de leurs cancers professionnels. Nous avons également identifié un énorme angle mort : le nettoyage, qui regroupe une population à 90 % féminine. C'est ce qui a motivé la création du groupe de travail nettoyage au Giscop 84, avec des experts et des membres de l'équipe, pour rechercher les expositions cancérogènes en réalisant une veille documentaire et des analyses de produits, et pour revenir sur la connaissance des parcours de travail et d'exposition.
S'agissant des substances, la première démarche initiée sur 18 à 24 mois montre la présence de sept cancérogènes, parmi lesquels le formaldéhyde, l'un des produits les plus utilisés dans le nettoyage. Il a été interdit en 2018, mais remplacé par des produits contenant des « libérateurs de formaldéhyde ». Ainsi, bien qu'elle ait fortement diminué, l'exposition reste présente. Or un cancérogène est une substance avec absence de seuil de toxicité. Le formaldéhyde est là. Dans des situations de co ou poly-exposition, sa présence joue certainement un rôle dans la possibilité de développer un cancer.
Je ne détaillerai pas les sept substances, mais la silice est très présente dans l'Ajax, le Cif et un certain nombre de produits pour lesquels des substituts seraient possibles. Elle figure sur le tableau n° 251(*) des maladies professionnelles. C'est un des polluants les plus connus depuis deux siècles. L'oxyde d'éthylène est quant à lui utilisé dans la stérilisation des dispositifs médicaux, en milieu hospitalier notamment, mais pas uniquement. Je pense notamment à Tétra Médical, une entreprise d'Annonay qui a stérilisé pendant des années avec ce produit. Sachant que la contamination des lieux de travail par le gaz d'oxyde d'éthylène a été très présente, le nettoyage est évidemment concerné par la pollution extensive dans cette entreprise. Le nettoyage était effectué dans des lieux où étaient entreposés les objets stérilisés pour un dégazage. On a observé des cancers, y compris parmi les salariées en charge du nettoyage. Nous allons tenter de les faire reconnaître en maladies professionnelles.
Rien que sur ces trois cancérogènes, la situation est très préoccupante du point de vue de l'exposition ignorée des travailleuses du nettoyage.
S'agissant de la connaissance des activités de travail et d'exposition, la multiplicité des produits utilisés et les mélanges peuvent occasionner des effets de synergie. À l'utilisation de produits interdits, notamment dans le ménage à domicile, aux caractéristiques propres des activités de travail exposantes, s'ajoutent des dimensions des conditions de travail qui peuvent jouer un rôle important sur la contamination par des cancérogènes, telles que des postures, de la respiration ou des contacts cutanés, un travail confiné.
J'évoquerai également les co-expositions et expositions successives. Il y a les produits de nettoyage mais aussi les surfaces nettoyées. J'attire ici votre attention sur l'amiante. La situation est catastrophique du point de vue de l'exposition des travailleuses du nettoyage à ce minéral à travers les sols amiantés appelés dalami, que l'on retrouve dans de nombreux locaux publics, y compris des écoles ou hôpitaux. L'usage des mono-brosses remet en suspension, dans l'air, des fibres d'amiante. Dans ce cas, les nettoyeuses devraient porter les équipements spécialisés utilisés sur les chantiers de désamiantage. Malheureusement, nous n'avons pour l'heure pas obtenu que la Direction générale du travail (DGT) se prononce sur le sujet. Seule une recommandation de la Cnam porte plus ou moins sur cet aspect. L'usage des mono-brosses sur des sols amiantés devraient pourtant être interdit. Il nous serait donc utile que votre délégation se prononce à ce propos.
En conclusion, nos démarches montrent une identité de problèmes que l'on pourrait certainement décliner sur toutes les régions de France. Il est urgent de briser l'invisibilité du rôle du travail et de la division sociale et sexuelle du travail dans l'épidémie de cancer. Nous devons agir sur les causes de non-recours au droit à la réparation, car la situation est très préoccupante. Les femmes, ignorant les risques, sont aussi beaucoup moins favorables, pour leur cas personnel, à l'engagement dans la procédure de déclaration et reconnaissance. Même lorsque l'on essaie de les convaincre qu'il y a des risques, elles sont convaincues qu'ils n'existent pas, car elles ne peuvent pas imaginer qu'on puisse les mettre sciemment dans une situation de danger aussi grave. Elles n'initient alors pas la démarche de déclaration, même lorsqu'elles y ont droit. Enfin, dans les activités de nettoyage, la prévention est jusqu'à présent un domaine vierge, alors même que le nettoyage est un secteur dans lequel la substitution est possible. Le savon noir, parmi d'autres produits non toxiques, pourrait par exemple être utilisé. L'interdiction des mono-brosses dans le nettoyage des sols amiantés est également nécessaire. Malheureusement, concernant l'amiante, nous en avons encore pour longtemps, car il y en a partout, sachant que 80 kilogrammes d'amiante par habitant ont été importés en France. Il n'y a pas de recensement précis, mais on peut faire l'hypothèse que moins de 10 % de tout l'amiante présent a pu être enlevé.
Nous identifions également un problème d'information et de formation. Par ailleurs, il est nécessaire d'alerter les acteurs de la prévention. C'est ce que nous tentons de faire au travers des institutions membres des deux GIS, dont la Direction générale du travail, les Directions régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets), les inspecteurs du travail, la Caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) et les services de santé au travail, mais aussi, en premier lieu, les Comité sociaux et économiques (CSE) et syndicalistes, y compris des donneurs d'ordre. Ils doivent disposer de cette information sur les dangers cancérogènes du nettoyage.
Enfin, je tiens à évoquer ici le droit au suivi médical pour les personnes exposées aux cancérogènes, mutagènes et produits toxiques pour la reproduction en activité et au suivi post-professionnel pour les personnes à la retraite. Malheureusement, ils ne sont pas mis en oeuvre.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour cette présentation extrêmement complète. Vos propos étaient très précis et détaillés.
Compte tenu de la force de frappe de communication des entreprises dans le domaine de la propreté, je m'étonne que jamais personne ne se soit préoccupé de la santé des salariés dans ce secteur. C'est assez stupéfiant. Lorsque nous voyons toutes les études menées sur l'utilisation d'autres produits, dans d'autres secteurs tels que l'agriculture, je suis surprise de constater qu'il n'existe absolument rien dans ce domaine. On sait pourtant parfaitement que ces entreprises de nettoyage utilisent de nombreux produits, avec les conséquences que vous avez pu exposer.
Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Madame Thébaud-Mony, vous avez parlé des appareils mono-brosses. Vos propos m'ont interpellée. Dans de nombreuses collectivités, presque tout le ménage est réalisé à l'aide ces équipements, en partie en raison de l'influence des commerciaux. Les personnes en charge de l'entretien ont pu vivre leur arrivée comme un soulagement, comme un apport rendant leur travail plus technique, ressentant une certaine valorisation de leur métier. Je découvre qu'ils font remonter l'amiante des sols qui en ont. Vous indiquiez que ces sols dalami étaient nombreux dans les écoles. Dans ce cadre, je suis étonnée que ce sujet n'ait pas plus alerté les pouvoirs publics alors que beaucoup de personnes, dont une majorité d'enfants, les fréquentent.
Nous n'avons pas parlé des Équipements de protection individuelle (EPI). Le fait qu'on ne les propose pas aux femmes relève-t-il de la négligence du travail qu'elles effectuent ? Est-ce parce qu'il n'y a pas suffisamment de formation pour expliquer en quoi ils pourraient les protéger de ces maladies ? Nous savons que la reconnaissance des dangers de l'amiante, notamment pour les peintres en bâtiment, a demandé des décennies. J'espère que la reconnaissance des risques occasionnés par les produits aujourd'hui utilisés ne prendra pas autant de temps.
Enfin, Monsieur Boulanger, vous avez évoqué des études signifiant la baisse significative de la prévalence des TMS et le rôle de surveillance induit par les caisses automatiques de plus en plus nombreuses. Dans ces conditions, nous comptons aussi moins de femmes travaillant sur les caisses dites « historiques ». Cet élément ne contrarie-t-il pas votre étude ? Comment faites-vous la part des choses entre la baisse du recrutement et l'impact de ces caisses automatiques ?
Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Je n'ai pas de question, vos exposés étant très clairs et exhaustifs. Je retiens simplement qu'il n'y a pas d'épidémiologie sur les substances chimiques utilisées dans les métiers à dominance féminine. On travaille uniquement par extrapolation à partir des métiers masculins. C'est comparable avec ce que l'on observe de manière générale en termes de santé. Nous devrions, à mon sens, noter dans notre rapport le constat selon lequel la santé est phallo-centrée.
Bien sûr, les substances cancérogènes sont celles pour lesquelles on n'a pas de seuil d'exposition. Sur toutes les substances analysées, une étude est-elle réalisée sur les femmes au foyer, qui nettoient toute la journée, pour certaines ? Ce point concerne, si ce n'est la santé professionnelle des femmes, au moins leur santé en général.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci, chère collègue. Peut-être que les femmes au foyer ne nettoient pas toute la journée, tout de même. Elles ont sûrement d'autres occupations très intéressantes.
Mme Annie Thébaud-Mony. - Sur les mono-brosses, un problème préalable n'est pas suffisamment évoqué : il s'agit de l'évaluation des risques et du repérage de l'amiante avant travaux. Le Diagnostic technique amiante (DTA) a été instauré en 1996. Il devrait être à disposition de toute personne souhaitant savoir où se situe l'amiante dans le bâtiment. On pense que 85 % des écoles sont encore amiantées, quel que soit le niveau d'enseignement. Le DTA devrait ainsi être accessible. Il devrait ensuite conditionner toute démarche de travaux, y compris de nettoyage. Quand on sait qu'il y a du dalami quelque part, le repérage de l'amiante avant travaux doit être réalisé. Il a été instauré en 2012. Un dispositif similaire pour le nettoyage n'existe pas. Enfin, en situation de sous-traitance, un plan de prévention doit être établi entre le donneur d'ordre et le sous-traitant. Ce dernier n'est pas nécessairement censé savoir qu'il travaille sur du dalami. C'est donc dans le cadre du plan de prévention que cet élément devrait être évoqué, avec les éléments de protection nécessaire pour éviter l'exposition à l'amiante. Voilà l'architecture de la prévention. Maintenant, demandez à une femme de ménage qui se retrouve dans une école ou un hôpital où l'on trouve du dalami si elle en est informée. Elle ne sait même pas que ces dispositifs existent. Elle ne sait pas qu'il y a de l'amiante dans le sol.
Il est évident que dans le secteur, des équipements devraient être mis à disposition dès lors que l'on utilise des mono-brosses. À mon sens, il n'est d'ailleurs pas judicieux de s'en servir, dès lors que l'on sait qu'il y a de l'amiante. En effet, elles mettent en suspension un nuage de fibres invisibles, extrêmement nocives, parce que fraîchement émises et encore plus réactives vis-à-vis de leur toxicité. Ainsi, les équipements devraient automatiquement être mis à disposition, dans les conditions adéquates. En effet, ils sont très fatigants. Il existe des dispositions sur le temps durant lequel les travailleurs les portent. Se pose également la question des pauses mais aussi des vestiaires. On devrait être dans le cas de figure des chantiers amiantés.
Se pose ensuite la question des EPI pour les substances toxiques évoquées plus tôt. Je laisse Marie-Christine Limame exposer ce point.
Mme Marie-Christine Limame, ancienne infirmière du travail. - J'aimerais que l'on revienne sur les principes généraux de prévention du code du travail. Les équipements de protection individuels ne devraient intervenir qu'en fin de liste. Il faudrait d'abord tout faire pour encourager la substitution, principe le plus important. Nous avons à notre disposition des produits non dangereux. Dans ce cadre, il est regrettable d'utiliser des produits irritants ou allergisants, ou cancérogènes. Ils vont agresser le système immunitaire, et ainsi favoriser le développement d'un cancer. Parmi ces substances, je peux citer des colorants pour « faire joli », ou des parfums pour « sentir bon ». Le savon noir ne présente pas ces inconvénients. En cas d'utilisation de vinaigre blanc, il suffit d'aérer un peu pour faire disparaître l'odeur. Le bicarbonate de soude ou le nettoyage vapeur sont également non-dangereux. On s'est malheureusement fait avoir depuis des décennies par les fabricants de lessive, qui ont cherché à nous vendre de beaux produits.
Vous évoquiez les femmes au foyer, je mentionnerai plus largement les consommatrices dans ce propos. Nous achetons en supermarché ou en droguerie des produits en vente libre, qui ne nous semblent pas dangereux. Cette première représentation est à combattre. Je pense également aux aides à domicile, à qui des personnes âgées exigent d'utiliser de l'eau de javel - ce qui leur est interdit -, parce qu'elles en ont une certaine représentation de produit miracle contre tous les microbes. Il faut ainsi que ces professionnelles soient formées pour argumenter auprès de la personne âgée sur les raisons de l'interdiction d'utiliser l'eau de javel. Le service d'aide à domicile doit alors également porter ce message de prévention, de sensibilisation et d'information directement auprès des bénéficiaires lorsque ceux-ci se montrent très réticents, évitant ainsi à la salariée d'être seule face à une personne qui aurait mis une bouteille d'eau de javel sous l'évier.
Les travailleuses, consommatrices et femmes au foyer sont confrontées aux mêmes difficultés. Lorsqu'elles achètent un produit en supermarché, si elles ne sont pas toxicologues, elles ne savent que le 2-bromo-2-nitropropane-1, 3-diol est cancérogène. Il y a l'étiquetage, la lecture de l'étiquette - qui n'est parfois pas visible -, et l'absence de la mention d'un produit cancérigène, car il a été décidé dans la réglementation de ne pas le noter sur l'étiquette s'il était présent à moins de 5 %. Ce taux, qui ne repose sur aucune donnée scientifique, laisse entendre qu'une présence de la substance à 6 % serait dangereuse, alors qu'elle ne le serait pas à 4 %. On invisibilise ici une donnée importante pour un produit potentiellement cancérogène. Ce faisceau d'invisibilisation nous rend démunies, raison pour laquelle les femmes ne se sentent pas légitimes à demander une reconnaissance en maladie professionnelle. Elles ont utilisé du Cif en poudre ou des berlingots de Mini-Mir, estimant que ce n'était pas dangereux. En réalité, ça l'était peut-être.
Nous travaillons sur la composition des produits disponibles actuellement, mais peinons à retrouver des informations sur le sujet pour les produits des années 1980 à 2 000.
Pour ce qui est des EPI, encore faut-il qu'ils soient fournis, adaptés et portés, ce qui renvoie à la formation des personnels de nettoyage et au choix des entreprises. Il arrive que des gants soient commandés seulement en grande taille, pour correspondre à tout le monde. Pourtant, quand vos mains sont petites, les gants pendouillent, tombent, et vous ne les portez pas. Des aides à domicile n'ont pas accès aux gants stockés au siège social le week-end, lorsque celui-ci est fermé. Il arrive qu'elles aillent s'acheter elles-mêmes une boîte de gants le samedi, en dépannage. Par ailleurs, ceux qui leur sont fournis sont-ils adaptés ? Ils peuvent être poreux, auquel cas le produit pourrait les traverser, ou trop courts, et il pourra se faufiler. La cadence de changement est également à prendre en compte. Y a-t-il plusieurs chantiers, plusieurs bénéficiaires ? Peut-on se changer des pieds à la tête en sortant de chez M. Martin pour se rendre chez Mme Dupont ? Tous ces aspects doivent être étudiés.
Rappelons bien le grand principe de la substitution. Ensuite, on descend dans le détail, et on est confronté à de nombreux problèmes.
Rappelons aux employeurs leurs obligations en matière de santé et de sécurité au travail, de moyens et de résultats. Or, s'il y a des cancers, c'est que le résultat n'a pas été atteint.
Je signale enfin que les tableaux de maladies professionnelles ont été pensés au masculin pour les secteurs des mines, de la chimie ou du BTP. Il faut maintenant les penser au féminin, pour l'hôpital ou la propreté.
M. François-Xavier Devetter. - En effet, il faut rappeler aux employeurs leurs obligations. Pour cela, ils doivent être présents. La sous-traitance les fait disparaître. Je n'ai pas évoqué la partie domicile, mais il y aurait beaucoup à dire sur les particuliers employeurs. Ce système est une négation de l'idée même d'un employeur responsable, le plus souvent. Il n'y a pas de CHSCT, de CSE, de collectif de travail ou d'accompagnement. Les suivis médicaux, de sécurité et autres sont alors plus que défaillants. Très souvent, les choses sont renvoyées à la responsabilité individuelle et à la prise de conscience de la salariée elle-même.
Il est évident que cette prise de conscience, qui concerne les EPI, les formations, les dangers, est une première étape, mais la renvoyer au niveau individuel est très décalé. Elle est extrêmement dépendante du contexte organisationnel dans lequel s'effectue le travail. On ne sait pas forcément par soi-même, mais parce qu'on a suivi une formation ou parce qu'on a des collègues de travail, parce qu'on a eu droit à un encadrement et à un accompagnement. Encore une fois, les situations de sous-traitance ou d'emploi direct nient, par leur nature et leur mode organisationnel, ces possibilités.
À titre d'exemple, les assistantes maternelles déclaraient majoritairement en 2005, dans l'enquête « Conditions de travail », ne pas porter de charges lourdes, alors que les auxiliaires de puériculture déclaraient en porter. L'écart s'est considérablement réduit dans les enquêtes suivantes, en 2013 et 2019, en raison d'une prise de conscience progressive du fait qu'un enfant, aussi merveilleux soit-il, puisse être lourd. Il peut peser 15, 16, jusqu'à 20 kilos, même avant trois ans. Le contexte de travail et l'accompagnement de la Carsat, des syndicats et des particuliers employeurs ont permis de prendre conscience d'une pénibilité qui n'était pas vécue auparavant.
Sur les questions de nettoyage et d'usage de produits chimiques ou toxiques, cette prise de conscience est aussi très importante.
S'agissant des EPI, il n'y a pas de petits profits pour les entreprises. Elles peuvent récupérer un peu d'argent sur ces démarches.
Ensuite, j'observe un paradoxe sur les mono-brosses. Elles sont fortement utilisées, alors que la classification de la branche impose un passage automatique en AS 2, loin d'être majoritaire, lorsqu'elle est employée. Ainsi, son usage et la reconnaissance de celui-ci sont fortement décalés, parce que des répercussions en termes de coûts devraient être appliquées sur les donneurs d'ordre.
Je rappelle enfin que les coûts des inaptitudes sur l'assurance maladie, entre autres, ne sont pas intégrés dans les calculs de décision d'externalisation. On oublie que c'est bien la collectivité publique qui récupérera la dépense.
Mme Annie Thébaud-Mony. - Je précise que tous les cancers professionnels n'étant pas reconnus sont portés au compte du régime général et de l'Assurance maladie, et ne sont pas à la charge de l'employeur. Or moins de 0,5 % des cancers sont reconnus comme maladie professionnelle.
M. Guillaume Boulanger. - Le code du travail organise trois types de prévention, à commencer par la prévention primaire, sur laquelle vous avez insisté, à savoir la substitution. Elle concerne les produits chimiques, mais aussi l'organisation du travail. Les activités d'entretien peuvent être réalisées la journée, pas nécessairement la nuit, de manière organisée pour moins contraindre les travailleuses. Lorsqu'on met en place de nouvelles formes d'activité - je pense ici aux caissières et employées de libre-service -, on peut mesurer et quantifier les impacts. Ce partage d'expérience me semble nécessaire, avec d'autres secteurs. Il est important de changer ou adapter les conditions de travail.
La prévention secondaire consiste à dire que si l'on ne peut écarter le risque, on doit s'adapter. C'est ici qu'interviennent les EPI, qui doivent en effet être adaptés. S'agissant des produits d'entretien, on pourra utiliser du savon noir dans certaines conditions, mais il ne sera pas suffisant à l'hôpital par exemple, où les agents infectieux sont plus dangereux. Ainsi, une analyse au cas par cas est essentielle. Vous évoquiez plus tôt les chantiers de désamiantage. Les masques qui y sont utilisés sont des FFP3, proposant une protection très forte. Dans le même temps, ils contraignent beaucoup le travailleur dans son activité. Ainsi, si vous réalisez une activité très physique, vous ne pourrez pas le conserver en permanence. Il faut le prendre en compte, et adapter le risque avec des moyens appropriés.
Enfin, la prévention tertiaire vise à accompagner la réparation. Encore une fois, il est primordial de sensibiliser les personnes à cette possibilité, puisque nous avons constaté une forte sous-déclaration, concernant notamment les troubles musculo squelettiques (TMS). Par ailleurs, il n'existe pour l'heure pas de tableaux de maladies professionnelles concernant la souffrance psychique. Ainsi, des efforts doivent être fournis sur chaque type de prévention, notamment dans des secteurs touchés par la précarité, très féminisés.
Vous indiquiez que la prise en charge des pathologies est reportée sur la branche générale. Sachez qu'une commission présidée par un magistrat de la cour des comptes, tous les trois ans, dresse un bilan de la sous-déclaration. Elle demande à la branche ATMP de reverser à la branche générale son équivalent, évalué à un milliard d'euros. Si cette compensation ne change rien, dans les faits, elle correspond à une reconnaissance du problème.
J'insisterai maintenant sur l'épidémiologie, trop rare. Il est très compliqué pour le secteur de la surveillance sanitaire, les agences d'expertise ou la recherche de rentrer dans les entreprises. Nous ne pouvons le faire que sur la base du volontariat. Santé publique France peine à réaliser des études épidémiologiques dans ces sociétés. Nous émettons alors des recommandations de portage institutionnel des administrations et politiques pour assurer cette mission de surveillance par les agences d'expertise et par la communauté des chercheurs.
Madame Richer, le nombre de postes de caissières a en effet décru au fil du temps, à mesure de l'automatisation et des caisses en libre-service. Néanmoins, d'un point de vue épidémiologique et statistique, les effectifs restent conséquents. On travaille sur plus de 20 000 cas, ce qui nous permet de comparer des effectifs plus importants par le passé qu'aujourd'hui. Des méthodes statistiques nous permettent d'obtenir des données probantes et robustes. Finalement, la diminution de l'effectif ne nous contraint pas trop dans la comparaison des analyses.
Enfin, nous travaillons avec l'Observatoire de la qualité de l'air intérieur, qui mène une campagne de mesure dans 600 logements en France, ayant vocation à être représentative de toutes les habitations. Nous faisons passer un questionnaire santé et sur l'utilisation des produits d'entretien. Nous avons pour objectif d'identifier un éventuel lien entre les personnes du foyer - notamment celles qui restent au domicile toute la journée -, et l'utilisation de produits d'entretien. Ces résultats ne devraient pas être publiés avant 2025.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour ces interventions. Nous clôturons cette matinée consacrée aux métiers du care, de la grande distribution et de la propreté, avec des informations extrêmement précieuses, portant notamment sur l'invisibilité, les techniques et le déficit de reconnaissance des maladies professionnelles. N'hésitez pas à nous envoyer des informations complémentaires qui viendront étayer notre rapport.
Mme Marie-Christine Limame. - Je terminerai sur une bonne nouvelle. Les pays nordiques se sont penchés sur le travail de nuit dans le secteur du nettoyage, à cause du risque cancérigène. Le travail a été modifié et transformé, et le ménage se fait désormais en journée.
Mme Annick Billon, présidente. - Pour avoir entendu les représentants des entreprises de propreté, cette piste me semble être une solution pragmatique, qui devrait pouvoir être mise en oeuvre. À l'heure où nous avons besoin de relations sociales, après la crise du covid, cela me semblerait d'ailleurs être bénéfique pour tous.
Merci pour votre participation à cette deuxième table ronde. Bonne journée à tous, et merci aux rapporteures.