Mardi 4 avril 2023
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
La réunion est ouverte à 13 h 30.
Audition de M. Renaud Cateland, directeur de l'Agence générale des équipements et produits de santé
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française poursuit aujourd'hui ses travaux par l'audition de M. Renaud Cateland, directeur de l'Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps) de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP). Il est accompagné du Dr Claude Bernard, pharmacien responsable de l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP.
Comme son nom l'indique, l'Ageps met en oeuvre la politique de l'AP-HP en matière d'équipements et de produits de santé. Votre témoignage, monsieur le directeur, est évidemment incontournable compte tenu de la « force de frappe » de l'AP-HP. Je citerai quelques chiffres qui témoignent, parmi d'autres, de la taille « critique » de cet établissement public de santé, de dimension européenne, sinon mondiale, raison pour laquelle les enseignements que nous pouvons retirer de votre expérience sont précieux : l'AP-HP représente, avec ses 37 hôpitaux, environ 10 % de l'hospitalisation en France, accueillant chaque année plus de huit millions de patients ; elle est aussi le premier employeur d'Île-de-France... Or c'est à l'hôpital, nous a dit le président du Comité économique des produits de santé, « qu'il y a le plus de pénuries ».
L'Ageps remplit cinq missions pour le compte de l'AP-HP : l'évaluation des produits de santé ; l'achat de produits dans le cadre de marchés ; l'approvisionnement centralisé et la livraison des hôpitaux parisiens ; le développement et la fabrication de médicaments indispensables pour des besoins non couverts par les laboratoires privés ; la gestion pharmaceutique d'essais cliniques. Cette approche intégrée, de l'évaluation à l'approvisionnement en passant par l'achat, vous donne une vision centralisée ; elle vous rend particulièrement qualifié pour répondre à nos questions sur la prévention et la gestion de ce phénomène des pénuries de médicaments, dont nul ne remet plus en cause désormais le caractère chronique, sinon endémique. Je rappelle qu'un rapport du Sénat de juillet 2018 avait déjà mis en évidence l'acuité de cette pénurie. À l'époque, on recensait 800 médicaments en pénurie contre 2500 à 3000 aujourd'hui.
Nous vous auditionnons, tout d'abord, en tant que représentant d'une centrale d'achat de produits de santé en milieu hospitalier, pour que vous évoquiez les méthodes qui sous-tendent la passation des marchés publics en matière de fourniture de médicaments : ont été évoquées devant nous des politiques d'achat et des critères d'attribution « dangereux », le phénomène des « méga-appels d'offres » hospitaliers étant notamment régulièrement pointé du doigt. Ce problème est d'ailleurs bien documenté et notre collègue Jean-Pierre Decool, dans son rapport de 2018, soulignait déjà que « Notre politique de rationalisation des achats de médicaments hospitaliers, en privilégiant la massification des appels d'offres, a entraîné une raréfaction des fournisseurs et la multiplication subséquente des difficultés d'approvisionnement. » Vous nous direz si ce problème demeure ou si nous sommes sur la voie de sa résolution.
Nous vous entendrons, ensuite, en tant que responsable de l'Établissement pharmaceutique de l'AP-HP, seul site industriel public de fabrication de médicaments avec celui de la Pharmacie centrale des armées. Or, concernant cette autre mission centrale de l'Ageps, nous sommes entre deux eaux : d'un côté, vos capacités de production ont été louées durant la crise de la covid dans le domaine des préparations hospitalières spéciales. Votre mobilisation réussie dans la production en urgence de préparations de cisatracurium, curare en rupture de stock, a notamment été montrée en exemple, cette expérience étant même pérennisée par l'article 61 de la LFSS pour 2022, dont le décret d'application est attendu pour le second semestre 2023.
D'un autre côté, l'Ageps n'a en principe pas vocation à suppléer les laboratoires du secteur privé en cas de rupture d'approvisionnement en médicaments produits par ces derniers, puisque, conformément à l'article R. 5124-69 du code de la santé publique et suivants, un tournant pris à la fin des années 1990, l'Ageps ne peut plus fabriquer de médicaments qui disposent déjà d'une autorisation de mise sur le marché (AMM) exploitée dans le secteur concurrentiel.
De surcroît, elle n'en aurait semble-t-il pas ou plus les moyens, puisque, comme l'a déploré devant nous le président de l'Académie nationale de médecine, « il est clair que l'Ageps [en tant que producteur de médicaments] a été fermée » : « ses équipements sont obsolètes. Elle n'a plus les moyens de produire des médicaments. ». Vous nous direz ce qu'il en est du processus engagé par l'AP-HP depuis septembre 2018 d'externalisation des activités de production de son établissement pharmaceutique. Derrière ce choix dit « de modernisation et de transformation », qui revient à sous-traiter entièrement les activités de production de l'Ageps, se profilent semble-t-il avant tout des motifs économiques...
Vous le voyez, les questions sont nombreuses : il y va de la faisabilité d'une politique souveraine du médicament.
Alors que le nombre de médicaments connaissant des pénuries ou des risques de pénuries ne cesse d'augmenter et que l'hôpital, loin d'être immune à ces difficultés, paraît en être tout particulièrement affecté, nous souhaiterions donc que vous puissiez, dans un bref propos introductif, présenter votre analyse de la situation actuelle, exposer la façon dont l'agence que vous dirigez agit pour prévenir et gérer les pénuries de produits de santé, et nous dire si les évolutions récentes de son positionnement et de ses compétences sont susceptibles d'aider l'Ageps à apporter une contribution essentielle à la lutte, que nous souhaitons victorieuse, contre la multiplication des ruptures d'approvisionnement de ce bien de première nécessité qu'est le médicament. J'y ajouterai également les politiques de contingentement, qui ne sont pas sans poser des questions.
Je donnerai ensuite la parole à Mme Laurence Cohen, rapporteure de notre commission d'enquête, qui vous posera une première série de questions.
Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous donner la parole, je dois vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
M. Cateland et M. Bernard prêtent serment.
Monsieur le directeur et docteur, vous avez la parole.
M. Renaud Cateland, directeur de l'agence générale des équipements et produits de santé (Ageps). - Madame la présidente, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les sénateurs, je commencerai par présenter le volet achat de notre action. L'Ageps a une mission d'évaluation et d'achat pour le compte de l'ensemble des établissements de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP). Notre force principale est notre forte intégration entre la fonction évaluation/achat et celle concernant l'aval du processus d'approvisionnement et de distribution des médicaments et des produits de santé.
Nous revendiquons le titre de direction acheteuse et non pas de centrale d'achat. Cela nous distingue des opérateurs nationaux, qui ont contribué très fortement à la massification des achats hospitaliers ces dernières années. La massification à l'échelle de l'Assistance publique est ancienne. La pharmacie centrale des hôpitaux de Paris est pluriséculaire. La mission d'approvisionnement est également ancienne. La massification se fait pour le compte des 37 établissements de l'AP-HP.
Le volume de marché d'achat annuel, couvrant à la fois les dispositifs médicaux, les médicaments et les équipements bio-médicaux, se rapproche des deux milliards d'euros annuels. Il s'agit d'un montant de marché mais aussi de dépenses. Nous ne sommes pas seulement une centrale de référencement au bénéfice des adhérents. Les marchés passés par l'Ageps correspondent à des besoins réellement mobilisés. Deux milliards d'euros de dépenses sont donc réalisés par an, soit par l'Ageps, soit directement par les sites de l'AP-HP, mobilisant les marchés passés en centrale.
Le taux de couverture de nos marchés est de 99,9 % des médicaments consommés à l'AP-PH, soit environ 4 000 références. La petite proportion restante est laissée au grossiste répartiteur, correspondant aux traitements personnels des patients hospitalisés. Le taux de couverture d'achats centralisés représente près de 95 % des consommations de dispositifs médicaux réalisées à l'AP-HP. S'agissant des consommables de laboratoire, ce chiffre s'établit à près de 90 %. Vous constatez donc la très forte concentration des achats couvrant les besoins de l'AP-HP.
Nous avons depuis plusieurs années un progiciel intégré, qui nous permet de connaitre toutes les consommations de l'ensemble des sites et les stocks disponibles dans les pharmacies à usage intérieur (PUI) de nos établissements. Nous avons donc la capacité, lorsque nous construisons nos marchés, de nous engager sur des quantités ferme. Nous nous imposons la fixation d'un minimum et d'un maximum de montant de marché, que nous respectons. Cela donne une visibilité pour l'industriel. En connaissant nos consommations, nous connaissons nos besoins en volumes.
Grâce au travail de la commission du médicament et des dispositifs médicaux stériles (COMEDIMS), nous connaissons également nos besoins en nouvelles molécules et en nouveaux dispositifs médicaux. Chaque nouvelle référence fait l'objet d'une décision de référencement ou de non référencement par la COMEDIMS, qui est une sous-commission de la commission médicale d'établissement. Cette commission regroupe à la fois des cliniciens de toute discipline et des pharmaciens. Cela nous permet de disposer de décisions pluridisciplinaires et collégiales, de garantir un minimum d'objectivité et de prévenir tout conflit d'intérêt.
Notre organisation est donc très intégrée, ce qui est unique en France. Certes, nous oeuvrons à la massification de nos achats, à hauteur de 10 % de l'hospitalisation française. Mais nous avons une connaissance très fine de nos besoins et nous nous engageons sur les quantités et sur les calendriers. Les industriels répondant à nos appels d'offres ou à nos marchés négociés connaissent à l'avance nos calendriers. Les procédures d'élaboration et de choix de cahiers des charges sont très longues : le délai moyen est de 12 mois. Il y a par ailleurs toujours un laps de temps respecté entre la notification du marché auprès de l'industriel sélectionné et la passation de la première commande.
Au sein de l'Ageps, nous avons une activité évaluation/achat qui est confiée à une pharmacie à usage intérieur, qui se situe sur le site de Paris. Une deuxième pharmacie à usage intérieur se trouve sur le site de Nanterre, qui est chargée de l'approvisionnement, du stockage et de la distribution. Cette cohabitation au sein d'un même établissement sous une même direction permet des échanges renforcés. Une fois que le marché est notifié, les produits sont référencés dans notre système d'information. Les passations de commande peuvent alors être générées par le service approvisionnement et distribution de la plateforme logistique de Nanterre.
En situation de tension et de rupture, cette organisation intégrée est aussi une chance. La plateforme logistique passant les commandes aux fournisseurs constatera très vite que les commandes passées ne sont pas intégralement honorées ou que les délais d'approvisionnement sont allongés. Un dialogue se met alors immédiatement en place. Un échange a également lieu entre la plateforme logistique de Nanterre et le service évaluation achat situé à Paris. Le cas échéant, l'information est également partagée avec l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).
En cas de rupture d'approvisionnement décelée précocement, des contingentements sont mis en place. Le fait d'être une plateforme unique alimentant la totalité des établissements de l'AP-HP, avec un système d'information unique, et le fait de connaitre les stocks disponibles dans la vingtaine de pharmacies à usage intérieur (PUI) de l'AP-HP nous permettent de choisir à qui l'on distribue les produits. Connaitre l'activité des sites, le nombre de patients et le nombre de lits - comme cela a été le cas pendant le covid - nous donne la possibilité de faire du contingentement et d'attribuer les produits en tension ou proches de la rupture en fonction de la localisation des patients et de l'activité réelle.
S'agissant de notre politique d'achat, la massification à l'AP-HP s'accompagne de montants de marché et de quantités appelées fermes et connues. Les calendriers de notification de mobilisation des marchés sont connus à l'avance. L'existence de la plateforme met à la disposition de l'industriel un point de livraison unique s'agissant des médicaments. Plutôt que de faire le tour des 37 établissements, l'industriel ne livre que le site de Nanterre. À charge ensuite pour l'Ageps d'assurer la distribution. Nous essayons de donner un maximum de perspective et de lisibilité à nos fournisseurs. Cela est tout particulièrement précieux en période de crise.
S'agissant des procédures de marché, nous réalisons de la gestion multi attributaire ou de lots identiques sur les produits sensibles. Nous l'avons fait historiquement sur près de 10 % de nos références de dispositifs médicaux. Il n'est pas rare que pour un même type de médicament ou de dispositif médical nous fassions plusieurs lots identiques, ce qui permet de diversifier nos sources d'approvisionnement. Nous l'avons fait sur le curare ou encore sur les hypnotiques. Nous l'avons fait de façon systématique sur les immunoglobulines polyvalentes. Sur ce dernier sujet, vieux sujet de tensions, le marché en cours d'exécution bénéficie à trois fournisseurs ; le marché en cours de négociation sera notifié à quatre fournisseurs. Chaque fois que cela est possible, nous essayons de diversifier nos sources d'approvisionnement.
Il n'en demeure pas moins que cela reste compliqué. Au sein de l'AP-HP, avec la multitude d'établissements, les personnels circulent d'un établissement à l'autre, multipliant les références et donc les risques d'erreurs. Cela est particulièrement vrai pour les dispositifs médicaux mais aussi pour les poches d'injection, sujet d'actualité. Changer de dispositif d'injection implique de devoir former à nouveau les personnels et d'adapter les automates. Nous engageons donc cette démarche de diversification des sources d'approvisionnement avec parcimonie, en ayant conscience des risques que nous prenons et de l'accompagnement qu'elle nécessite. Nous comptons aussi sur les industriels, en insistant auprès d'eux sur la nécessité de nous accompagner dans la formation des personnels.
On a beaucoup reproché aux hospitaliers le recours aux exécutions aux frais et risques. Il contribuerait aux pénuries et à la mise en difficulté des fournisseurs. Nous ne partageons pas cette opinion. Il s'agit d'un outil indispensable de responsabilisation de l'industriel et, pour nous, une garantie de trouver un industriel de substitution. Quand un fournisseur retenu au marché est défaillant, nous nous adressons à l'industriel classé en numéro 2. La différence de prix est opposable au fournisseur titulaire défaillant. Selon nous, cela est assez dissuasif vis-à-vis d'industriels qui parfois s'engagent sur des quantités ou sur un nouveau produit dont on peut douter, au moment de la réponse à l'appel d'offre, qu'ils seront en capacité de répondre aux besoins. Il n'est en effet pas rare, six mois après la signature du marché, que le fournisseur soit défaillant. Je souligne que nous usons de ce système avec parcimonie. Par ailleurs, pendant la crise covid, nous n'avons pas facturé les différentiels, qui sont restés à la charge de l'AP-HP. Nous souhaitons continuer à bénéficier de ce dispositif.
La richesse de cette direction acheteuse réside enfin dans ses missions d'évaluation et de bon usage. Au sein de la COMEDIMS, outre le travail de référencement, un travail sur la préconisation du bon usage est également conduit de façon routinière. Je rappelle à nouveau que ne sont concernés que les dispositifs médicaux ou les molécules strictement indispensables à l'AP-HP ; nous ne référençons pas tout ce qui apparait sur le marché. En situation de crise, nous avons la capacité de mobiliser l'expert de la COMEDIMS pour prioriser les pathologies et les patients les plus lourds et trouver des solutions de substitution pour la prise en charge de patients qui en « moins » besoin.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Après avoir entendu votre présentation, on comprend que l'Ageps est un outil précieux. Son rôle est fondamental et nous l'avons encore vu lors de la crise de la covid.
J'aimerais approfondir certaines des questions posées par la présidente. On a connu pendant la crise de la covid une pénurie de curare. Vous avez pu y répondre en partie via la production de cisatracurium. Cela vous parait-il susceptible d'être répliqué hors période de crise ? Pour cette production spécifique de curare, vous avez dû faire appel à de nombreux acteurs, aussi bien publics que privés. Comment y êtes-vous parvenu ?
L'Ageps fabriquait historiquement des médicaments développés par l'AP-HP. Il semblerait que vos moyens aient été considérablement diminués. Dès lors, vous ne produisez plus ou presque plus de médicaments. Comment en est-on arrivés à cette politique ? S'agit-il de choix purement économique ? Est-ce parce que cette production rentrait en concurrence avec le secteur privé ? On pourrait imaginer que l'Ageps assure un rôle hors période de crise, parallèlement au secteur privé, pour permettre de pallier ces ruptures d'approvisionnement.
Au niveau de l'Ageps, continuez-vous à développer de nouvelles molécules ? En quoi y a-t-il une plus-value à recourir de manière généralisée à la sous-traitance ?
Par ailleurs, votre portefeuille de médicaments s'est également réduit. Quelles sont les justifications à ce choix ? Y a-t-il des avantages à la réduction de ce portefeuille ? Quels sont les inconvénients que vous avez pu observer ?
Quelles sont les grandes lignes de votre mode opératoire quand il s'agit d'assurer la continuité des soins malgré les ruptures d'approvisionnement (équivalences thérapeutiques, recherche de traitements de substitution pour les patients concernés, émissions de recommandations...) ?
Dans un rapport de 2021, nos collègues députés préconisaient la mise en place en France, sous pilotage public, d'une structure analogue au groupement sans but lucratif états-unien Civica. Ils proposaient que l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP joue pour le compte des pouvoirs publics le rôle de coordinateur de ce réseau. Cela vous semble-t-il possible ? Vous auditionnant au moins pour la troisième fois, vous connaissez mes positions sur le sujet.
M. Renaud Cateland. - Le cisatracurium a confirmé notre conviction sur le fait que nous ne pourrons pas y arriver tout seul. Il s'agit d'une aventure collective, qui a été plutôt un succès. Nous avons travaillé avec le public et le privé, sous l'égide de la direction générale de la santé (DGS) et de l'ANSM, qui ont été extrêmement proactifs sur ce sujet. En septembre 2018, le choix est fait d'arrêter la production et le contrôle qualité réalisés en régie, dans nos ateliers et dans nos laboratoires de contrôle.
Mme Sonia de La Provôté. - Qui a fait ce choix ?
M. Renaud Cateland. - C'est la direction générale de l'AP-HP qui a pris cette décision.
Ce choix est multifactoriel et n'est pas principalement économique - loin de là. Le premier facteur concerne le corpus réglementaire. Une des spécificités et forces de l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP est d'être un établissement pharmaceutique soumis aux bonnes pratiques de fabrication (BPF) et d'être inspecté par l'ANSM. Cela le différencie des autres lieux hospitaliers de fabrication de médicaments - les PUI - qui réalisent des préparations hospitalières selon un corpus réglementaire et de niveaux de qualité pas aussi exigeants. La force de l'établissement pharmaceutique était donc aussi une contrainte. On se retrouvait à exercer nos activités à la fois pour des productions correspondant à des AMM mais également pour des préparations hospitalières, réalisées au sein de l'établissement pharmaceutique et soumises à des règles de bonnes pratiques de fabrication.
Or, ces règles sont très rigoureuses. Année après année, les lignes directrices arrêtées au niveau européen s'accumulent. Elles ne sont pas forcément adaptées à nos productions, qui sont de petites productions en volumes correspondant à des produits historiques développés à l'assistance publique. Ces produits n'ont pas nécessairement connu toutes les phases de développement et ne bénéficient pas de toute la complétude des dossiers pharmaceutiques permettant d'aller jusqu'à l'AMM. Notre référentiel compte un peu plus de 40 produits : la moitié était sous traitée, l'autre moitié était réalisée dans nos ateliers. Ces productions correspondent en général à deux ou trois lots annuels. Sur 20 références, cela nécessite des nettoyages constants des automates, des réglages réguliers de machines ...
Dès lors, le corpus réglementaire et le niveau de qualité exigés ne correspondaient pas à nos produits. Nous n'arrivions pas à trouver un statut intermédiaire pour nos productions très spécifiques qui relevaient par leur nature de préparations hospitalières mais qui étaient à l'échelle industrielle par leurs volumes. Nous ne trouvions pas de moyen terme entre le statut AMM et le statut préparation hospitalière local.
La deuxième raison qui a motivé ce choix a trait à la diminution du nombre de références produites. Le statut de l'établissement pharmaceutique est de ne produire que ce qui n'est pas disponible auprès des industriels pharmaceutiques. Or, sur la période récente, nous avons vu apparaitre de plus en plus de petites sociétés intéressées par nos produits. Elles se sont proposé de reprendre ces productions, de contribuer à les mener à l'AMM et de les diffuser hors de France - l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP n'ayant pas vocation à faire des autorisations de mise sur le marché pour l'Europe.
De plus en plus d'industriels souhaitent reprendre nos produits car nous sommes sur des segments de maladies rares. Or, la réglementation sur la fixation des prix a évolué depuis une dizaine d'années et dès lors qu'un médicament reçoit la désignation orpheline, les prix deviennent intéressants. Alors qu'il s'agissait de produits de niche, fabriqués en petite quantité et peu rentables, le système actuel de fixation des prix au titre de la maladie orpheline et du médicament orphelin suscite désormais l'intérêt des industriels. Je rappelle qu'aujourd'hui le statut de notre établissement pharmaceutique ne nous permet pas de produire des médicaments déjà proposés par le secteur privé.
La troisième justification est que la capacité de production de l'établissement restait très réduite. Les formes galéniques ont évolué. Nous fonctionnons sur de l'ampoule alors que le standard actuel est de plus en plus le flacon ou la poche. Nous sommes limités en taille de comprimé et en type de gélules. Il y avait un manque de souplesse et un besoin d'extension des murs, qui ont expliqué que l'AP-HP n'avait pas vocation à investir massivement pour cet outil. De toute façon, les formes galéniques se diversifiant, notre conviction était qu'un opérateur unique - public ou privé - ne satisferait jamais la totalité des besoins.
Il y avait enfin un sujet conjoncturel immobilier. Les laboratoires étaient situés sur Paris. Il y a un projet de cession de parcelles. Il aurait donc fallu déménager ces laboratoires et reconstruire un laboratoire de contrôle, avec les coûts que cela engendrerait. Mais il s'agissait d'un enjeu marginal pour la décision.
J'insiste : notre conviction était que nous ne pouvions pas tout faire, qu'il était nécessaire d'adapter l'outil de façon souple et que nous étions soumis à une forte contrainte qualitative et réglementaire.
En parallèle du choix d'externalisation des activités de production et de contrôle qualité de l'établissement, il a été décidé de renforcer la Recherche et Développement (R&D). Cela s'est traduit par de nouveaux moyens. Nous avons renforcé les équipes : le redéploiement a concerné un cinquième à un quart des effectifs. Nous avons un département de R&D galénique et analytique. L'ambition est de continuer à faire ce que nous avons toujours fait, à savoir chercher auprès du clinicien une idée, soit le repositionnement d'une molécule, soit une forme galénique plus adaptée au grand âge ou à la pédiatrie, pour développer un nouveau produit. Nous avons actuellement une dizaine de projets correspondant à ce repositionnement de molécules.
Contrairement à ce qu'a déclaré l'Académie de médecine, l'externalisation des activités de production et de contrôle qualité ne signifie pas la fermeture de l'établissement pharmaceutique. Nous généralisons la sous-traitance : nous appliquons à la totalité des produits ce que nous faisions pour la moitié d'entre eux. Ce choix est assumé. Notre conviction est que cela permet d'avoir plus de souplesse et de pouvoir s'appuyer sur des façonniers qui à eux tous disposent de la totalité des formes galéniques et des outils de production dont nous aurions besoin. Cela nous évite de courir après une usine de production que nous n'arriverions jamais ni à monter ni à entretenir, ni à adapter suffisamment par rapport aux besoins.
Certes, la sous-traitance a ses contraintes : il faut un temps pour choisir ses sous-traitants. Dans le cadre de marchés publics, nous mettons en concurrence nos sous-traitants et retenons les offres les plus intéressantes et les plus performantes techniquement. L'idée est non pas de fermer l'établissement pharmaceutique mais de pérenniser nos productions actuelles et de les multiplier potentiellement, soit à partir de notre R&D, soit à partir des demandes des pouvoirs publics, en récupérant de nouveaux produits.
Suivant le schéma historique de l'établissement pharmaceutique, nous avons deux types de produits : les produits historiques issus des idées des cliniciens de l'AP-HP et les produits repris après transfert de savoir-faire par des industriels, qui se chargent du dépôt de l'AMM. Sur ce dernier point, nous avons quelques success stories avec notamment la gamme Pediaven de Fresenius Kavi, la Méthadone AP-HP commercialisée par Bouchara-Recordati, le traitement Orphacol qui évite les greffes de foie par CRTS...Une dizaine de produits historiques de l'AP-HP font l'objet de partenariats avec l'industrie. La licence de savoir-faire génère des redevances pour l'établissement pharmaceutique, ce qui permet notamment de financer notre R&D.
Nous voulons aussi continuer à nous positionner sur d'autres types d'activités historiques. Cela concerne les sollicitations de pouvoirs publics quand il manque des molécules. Nous y répondrons d'autant plus facilement que nous aurons un éventail développé de sous-traitants. Lorsque l'établissement pharmaceutique de Libourne a fermé, nous avons récupéré une dizaine de ses productions. Lorsqu'un industriel produisant un médicament cardiologique en a cessé la production, l'ANSM nous a demandé de la reprendre (à l'exception d'une frange limitée de malades) et nous l'avons repris. Nous souhaitons poursuivre ce type d'activités. Pour être précis, dans ces deux cas, c'est l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), ancêtre de l'ANSM, qui nous avait sollicités.
Je le répète : l'externalisation des productions et du contrôle qualité n'est pas un abandon des productions. Nous restons fabricant et nous souhaitons développer nos fabrications. L'expertise que nous avons encore en tant que producteur et le fait que nous sous-traitons déjà la moitié de notre production font que nous connaissons très bien le tissu de l'offre des façonniers. Nous connaissons les fournisseurs de matières premières, nous sommes rompus aux audits des sous-traitants.
Dr Claude Bernard, pharmacien, responsable de l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP. - Je me propose de vous retracer l'épisode du cisatracurium. Le lundi de Pâques 2020, j'ai reçu un coup de téléphone d'un collègue me demandant si l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP pouvait stocker des principes actifs d'anesthésie en tension, dont les curares, le cisatracurium, l'atracurium, le midazolam, le propofol, etc. Nous avons passé le marché en une demi-journée. Nous avons acheté pour le compte de l'État plusieurs principes actifs pour plusieurs millions d'euros.
Assez rapidement, sous l'égide de l'ANSM et de la DGS, s'est posée la question de faire fabriquer par les PUI de certains CHU un de ces médicaments. L'attention a été portée sur les curares, en particulier le cisatracurium. Il faut savoir que le cisatracurium est très utilisé en dehors de l'AP-HP. Les anesthésistes réanimateurs À l'AP-HP utilisent quant à eux de l'atracurium. Les PUI se sont mis à étudier la question de fabriquer différentes formes injectables de cisatracurium pour venir en aide aux patients, nécessaire lors de l'intubation de patients ayant besoin d'une respiration artificielle.
J'ai pris la décision en tant que pharmacien responsable de ne pas fabriquer en interne le cisatracurium parce que c'est un produit qui se conserve au froid (entre + 2 et + 8 degrés) et qu'il exige des techniques que nous n'avons pas. Par ailleurs, c'est un produit extrêmement actif. La mise en oeuvre de la production de cisatracurium n'est possible qu'à la condition d'avoir de fortes garanties sur le nettoyage après fabrication et elle exige d'importantes précautions pour manipuler ce type de produit extrêmement toxique. Il faut s'assurer qu'il n'y a plus de traces de cisatracurium dans le produit suivant qui sera fabriqué.
Les PUI ont développé des méthodes de fabrication et d'analyse et ont fait la preuve de concept fin 2020. En avril 2021, l'Ageps et l'ANSM nous ont demandé de faire fabriquer par Delpharm des ampoules de cisatracurium. Nous nous sommes entendus sur la formulation finale : 10 mg/ml avec des ampoules de 50 mg. Les quatre premiers lots ont été libérés sous le statut de préparations hospitalières début juillet 2021, soit deux mois et demi plus tard. Ce délai avec une AMM aurait pris au moins un an. Cela a permis de sauver des vies.
La distribution a été confiée à Santé publique France (SPF) car elle est en relation avec les ARS et connaît donc la remontée des besoins. Courant 2022, nous avons fabriqué quatre nouveaux lots. La question peut se poser de savoir si cette présentation avec une concentration au double de ce qui existe sur le marché actuellement pourrait faire l'objet d'un partenariat et aboutir à une AMM, la présentation 10 mg/ml n'existant pas sur le marché aujourd'hui.
Mme Laurence Cohen. - Pour bien comprendre, vous constatez que vous ne pouvez pas produire ce curare pour les raisons que vous nous avez données. Les PUI développent alors des méthodes de fabrication de produits sous statut de préparations hospitalières. Pour ces préparations hospitalières, il n'y a pas besoin d'AMM ?
Docteur Claude Bernard. - Non. Cela est allé plus vite car dans le cadre de la collaboration avec Delpharm, tout n'a pas été fait dans le cadre strict du respect des bonnes pratiques de fabrication et de l'AMM. J'ai pris cette responsabilité.
Mme Laurence Cohen. - Ce genre de méthode ne peut-il être utilisé qu'en situation d'urgence ? Pourrait-on le généraliser à des situations « normales », compte tenu du nombre actuel important de molécules en tension ou en pénurie ?
M. Renaud Cateland. - Ce n'est pas possible en raison du statut de l'établissement pharmaceutique. Nous ne pouvons produire que ce qui manque. Aujourd'hui, nous discutons de la liste des médicaments indispensables. Ressortent toujours le propofol, le midazolam, le cisatracurim et autres. Ils ont été en tension du fait de la crise exceptionnelle de la covid. Mais ils ne sont ni en rupture, ni en tension contrairement aux immunoglobulines. Ils sont toujours dans le champ concurrentiel. Au vu du statut d'établissement pharmaceutique, nous ne sommes pas autorisés à faire ces préparations hospitalières.
En revanche, en situation de crise ou de préparation de crise, l'article 61 de la LFSS pour 2022 permet un statut intermédiaire de préparation hospitalière spéciale (PHS). Dans les cas où un produit sous AMM existe mais qu'il n'est pas disponible du fait d'un choc de demande (crise sanitaire) ou d'un choc d'offre (difficultés de production chez le fabricant), nous sommes alors autorisés à réaliser ces préparations.
Mme Laurence Harribey. - Vous nous dites donc que vous ne pouvez pas fabriquer ce curare. Mais vous nous indiquez ensuite que ce sont les PUI qui l'ont fabriqué. J'ai du mal à comprendre comment une PUI pourrait fabriquer ce curare alors que l'Ageps ne le pouvait pas. Elles ont les mêmes problèmes techniques que vous et sont soumises aux mêmes risques.
Docteur Claude Bernard. - Nous utilisons et réutilisons nos appareils, ce qui nous oblige à les nettoyer d'un produit à l'autre. À l'inverse, les PUI ont essentiellement des appareils à usage unique. Ils les jettent une fois le produit fabriqué. La taille des lots n'est pas du tout la même : les PUI fabriquent de tout petits lots (d'une dizaine à une centaine d'ampoules) quand les industriels fabriquent des lots de 5 000 à 20 000 ampoules.
Mme Laurence Harribey. - Chaque CHU avec sa PUI peut donc aujourd'hui produire ces préparations ?
M. Renaud Cateland. - Il y a eu deux étapes.
Tout d'abord, les pouvoirs publics ont sollicité l'établissement pharmaceutique comme les PUI pour savoir s'ils avaient la capacité de fabriquer. Nous avons répondu qu'à l'échelle industrielle nous n'étions pas capables de le faire dans nos ateliers. Les PUI ont eu la réactivité suffisante pour réaliser les premiers lots pour les besoins de leurs propres patients en réanimation. Très vite, elles ont fait la preuve de concept. Cela nous a permis ensuite de construire des méthodes analytiques et de nous engager sur la stabilité des produits au moment de la distribution.
La deuxième étape est ensuite intervenue. Au-delà des quelques centaines ou milliers d'ampoules faites pour les besoins propres des quelques CHU, il était nécessaire de passer à une phase industrielle. Cette amplification ne pouvait être assurée par les PUI. Nous ne pouvions pas non plus le faire dans nos ateliers pour les raisons déjà citées. Nous nous sommes donc tournés vers un sous-traitant.
Pour une gestion de crise dans le cadre de l'article 61 de la LFSS pour 2022, nous envisageons ce type de schéma. L'idée est de mobiliser la réactivité des PUI et l'expertise du pharmacien responsable en matière d'industrialisation et de prise de responsabilité (analyse bénéfice/risques et du niveau de qualité, en lien avec l'ANSM). On s'adresse ensuite à un façonnier pour le volume industriel.
Docteur Claude Bernard. - Comme le montre l'exemple du cisatracurim, le travail en équipe est indispensable, à la fois avec les institutions et les autorités comme l'ANSM et la DGS, les pharmaciens des PUI ou encore les industriels comme Delpharm.
Mme Sonia de La Provôté. - J'ai quelques questions complémentaires. On recensait 150 personnes travaillant pour l'Ageps en 2016. Quels sont les effectifs en 2023 ?
Le choix de ne plus produire a-t-il un caractère complétement irréversible ? À l'aune de votre expérience pour les curares, considérez-vous que ce qui a été mis en place peut pallier toutes les carences ? Je note que la pénurie persiste et qu'elle est même croissante. Nous ne sommes pas stabilisés sur un certain nombre de médicaments essentiels.
Dans vos réflexions, considérez-vous qu'une forme d'autonomie dans une production à plus grande échelle pourrait se justifier ? À défaut, un pôle public ne pourrait-il pas être mis en place pour faire le lien entre l'Ageps, les pharmacies internes, la pharmacie centrale des armées ? Une structuration à l'échelle nationale ne permettrait-elle pas de répondre à l'urgence ? Cela fait notamment trois mois qu'il n'y a pratiquement plus d'amoxicilline disponible en officine. Ce n'est pas comparable aux curares mais ce problème pourrait devenir assez fondamental et cruel, comme tout ce qui concerne les antalgiques.
Ma troisième question porte sur la fameuse AMM AP-HP. Quel est le statut de cette autorisation ? Qui décrète cette AMM ? Existe-t-il d'autres AMM ad hoc de ce type ?
M. Renaud Cateland. - S'agissant des effectifs, l'Ageps compte au total 480 employés.
Mme Sonia de La Provôté. - On aimerait bien comprendre ce que l'on fait et ce que l'on ne fait plus à l'Ageps ! Nous souhaiterions nous projeter sur le périmètre d'un éventuel pôle public, dans lequel l'Ageps jouerait un rôle.
M. Renaud Cateland. - Le chiffre de 120 employés concerne les effectifs de l'établissement pharmaceutique. Ne sont concernés par le projet d'externalisation de la moitié restante de nos productions que 80 ETP. Pour ces 80 ETP, le projet est de supprimer les postes correspondant à l'activité de production (ouvriers de production et techniciens de laboratoire qui effectuent le contrôle qualité). Au final, la cible fixée se situe entre 40 et 50 ETP, organisée en quadrinôme d'expertises : pharmaceutique, ingénierie, logistique et contrôle qualité, avec des spécialisations par portefeuilles de produits et de sous-traitants.
Mme Sonia de La Provôté. - Vous passeriez donc de 80 à un chiffre situé entre 40 et 50 ETP dans un futur relativement proche ? Ceci est-il conforme au plan de charge décidé par l'AP-HP en 2018 ? Est-ce un choix unique de l'AP-HP ou cette cible a-t-elle fixée après discussion après l'État ?
M. Renaud Cateland. - C'est bien une décision de l'AP-HP seule. Nous avons régulièrement discuté avec la DGS et l'ANSM sur nos problématiques d'activités, la nature de nos produits, ou encore sur le statut d'exploitation de ces produits. Mais il ne s'agit pas d'une codécision. La décision a été arrêtée au niveau de l'AP-HP, sachant, encore une fois, que l'idée est de continuer notre activité, et même de la développer.
Mme Laurence Cohen. - On part donc de 120 ETP pour aboutir à 40 à 50 ETP. Vous évoquez par ailleurs un redéploiement en faveur de la recherche. Or ce redéploiement ne permettra pas de remplacer les personnes dont les postes vont être supprimés. Il s'agit d'ouvriers spécialisés et pas obligatoirement de chercheurs. Vous n'êtes donc pas sur le même profil d'emplois. C'est une grande diminution de tomber à 40 ETP.
M. Renaud Cateland. - Nous ne tombons pas à 40 ETP. Nous passons de 80 à 40 ou 50 ETP pour le périmètre concerné par cette externalisation - production actuelle dans nos ateliers et contrôle qualité.
Docteur Claude Bernard. - Nous avons 120 employés pour six départements. Parmi ces six départements, le département recherche pharmaceutique et développement (DRPD) n'est pas touché et bénéficiera d'un renforcement de ses effectifs. Le département des essais cliniques (DEC) n'est pas non plus touché. Il mériterait d'ailleurs sans doute d'être renforcé ; c'est une réflexion en cours. Sont concernés par la baisse d'effectifs deux départements en priorité : le département contrôle qualité (DCQ) et le département de production industrielle (DPI). Deux autres départements seront impactés dans une moindre proportion. Le département qualité (DQ) ne verra pas son périmètre évoluer. En revanche, le département des affaires réglementaires et pharmaceutiques et médicales (DARPEM), qui gère la pharmacovigilance et l'information médicale aura sans doute, selon moi, besoin d'être renforcé. Parmi 120 ETP, il n'y a que 80 ETP concernés par cette réorganisation et qui vont passer à 40 ETP.
Mme Sonia de La Provôté. - Quelle est votre position s'agissant de la création d'un pôle public du médicament ? Pendant la crise covid, vous avez été mobilisés sur instruction des pouvoirs publics pour jouer un rôle particulier pour assurer la disponibilité des curares nécessaires. Depuis, une réflexion a-t-elle été conduite pour remettre en cause cette décision irréversible de ne plus pouvoir répondre à une telle situation d'urgence ?
Docteur Claude Bernard. - Vous parlez bien des productions en propre par la régie ? Dans ce cas, pour le cisatracurium, cela a été fait hors régie.
Mme Sonia de La Provôté. - C'était en régie par les PUI dont vous dites fort justement que ce n'est pas dans les conditions sanitaires strictement académiques à l'Ageps.
Docteur Claude Bernard. - C'est la première étape. Il a fallu faire la preuve de concept et les PUI ont une vélocité que les établissements pharmaceutiques, qu'ils soient privés ou publics, n'ont pas. Ensuite, les sous-traitants (en l'occurrence Delpharm) sont sollicités pour la production industrielle. Par ailleurs, le cisatracurium est un produit froid (entre + 2 et + 8 degrés) et dont la fabrication requiert une grande technicité.
M. Renaud Cateland. - Nous avançons au quotidien sur la mise en sous-traitance de nos productions. Nous n'envisageons pas une réversibilité de cette décision, qui est déjà très avancée. Encore une fois, la diversité du besoin nous incite plutôt à miser sur une organisation en réseau plutôt qu'une production en propre.
S'agissant de l'idée d'un pôle public, dans le cadre de l'article 61 de la LFSS pour 2022 et de son décret d'application, nous envisageons de reproduire ce qui a plutôt bien fonctionné pour le cisatracurium. Si nous sommes sollicités, nous envisageons tout à fait de renouveler cette expérience. À la demande de la DGS et de l'ANSM, nous mobiliserions dans un premier temps les PUI pour les preuves de concept puis, dans un deuxième temps, les façonniers avec qui nous travaillons au quotidien pour notre propre production. Le pôle public tel que le directeur de l'AP-HP le propose est de reproduire en routine ce que nous avons fait pour le cisatracurium. L'objectif est d'anticiper davantage grâce à une liste pas trop extensive des médicaments sensibles. L'idée est d'avoir, par produit, des fiches réflexes ou « recettes de cuisine » en termes de formulation et de conditionnement. Il faut également disposer d'un carnet d'adresses pour savoir à qui s'adresser pour produite tel ou tel type de formule.
Docteur Claude Bernard. - Nous imaginons ce pôle public plutôt comme un outil de coordination des différents acteurs nécessaires pour fabriquer des médicaments en cas de besoin. Il est essentiel que cela soit anticipé. Avec le cisatracurium, nous avons eu de la chance : il y avait du cisatracurium et nous avons pu compter sur les PUI. Ce qui manque aujourd'hui ce sont les principes actifs. Il faut réinternaliser la synthèse et être en mesure d'en produire.
Mme Sonia de La Provôté. - Où en est-on sur ce sujet ?
Docteur Claude Bernard. - La question devrait être adressée au Gouvernement...
Mme Sonia de La Provôté. - L'Ageps a-t-elle à une époque fabriqué des principes actifs ?
Docteur Claude Bernard. - À ma connaissance, l'Ageps n'a jamais fabriqué de principes actifs. Cela relève de la chimie pure. La biologie, c'est bien ; les CAR-T cells, c'est extraordinaire. Mais si vous n'avez pas de chimie, vous ne faites pas. Il faut par ailleurs savoir que certaines molécules sont simples à fabriquer, n'exigeant que deux à trois réactions. D'autres molécules sont plus compliquées à obtenir. C'est le cas pour les glucocorticoïdes en rupture, qui nécessitent 30 à 40 réactions.
Selon moi, il faudrait réinternaliser en France nos capacités de chimie. Nous avons de grands groupes, comme Seqens. Nous travaillons avec Axyntis ou encore Seratec. Il y a des synthétiseurs en France mais il faut leur donner les moyens de pouvoir développer de nouvelles techniques de synthèse plus performantes. Ce qui différencie l'Europe ou les États-Unis de l'Inde et de la Chine, est le coût de la main d'oeuvre et la place que nous accordons au développement durable dans nos productions. Cette prise en compte génère pour nous des coûts.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que pour fabriquer un principe actif, plusieurs composants sont nécessaires (raw materials). Il faut aussi disposer d'excipients. Je rappelle que les gélules sont en tension en termes d'approvisionnement. Enfin, il faut des articles de conditionnement. Sans ampoule, ni flacon, ni bouchon, on ne peut pas faire de médicament.
Le tissu des Contract Development Manufacturing Organisations (CDMO) est capable de fabriquer l'essentiel des formes nécessaires.
Mme Annick Jacquemet. - Ma question est destinée au docteur Bernard et sera courte. Vous avez dit que la fabrication du cisatracurium a pu être lancée rapidement parce que vous aviez « pris vos responsabilités ». Pensez-vous que notre système réglementaire ou administratif est trop rigide et favorise dans certains cas ces ruptures ?
Mme Laurence Cohen. - En vous entendant, j'ai l'impression que vous nous privez de savoir-faire. Avec un tel amoindrissement des effectifs, nous nous tirons une balle dans le pied.
Vous n'avez pas répondu s'agissant de la continuité des soins.
Docteur Claude Bernard. - Si nous restons strictement dans le cadre d'une AMM, nous sommes pieds et poings liés aux bonnes pratiques de fabrication et aux niveaux d'exigence auxquels il faut répondre. La ligne directrice numéro 1 sur les produits injectables vient ainsi d'être modifiée : elle faisait 10 pages, elle en fait aujourd'hui plus de 50.
Pour les curares, nous devons normalement qualifier les filtres avec différents tests. Nous avons cependant pris la responsabilité de ne pas les qualifier car cela aurait considérablement rallongé les délais. Il s'agit de décisions au cas par cas et cela dépend de la personne chargée de prendre la décision.
M. Renaud Cateland. - En routine, nous avons le degré d'exigence qualité et réglementaire que demande la société. Je rappelle par ailleurs qu'il s'agit de normes européennes. En période de crise, l'épisode du cisatracurium a démontré que chacun prenait ses responsabilités : l'ANSM en amont en contribuant à proposer une formulation contrôlée dans ses laboratoires ; les PUI ; la sous-traitance en bout de chaine... Il y a eu un beau partage de responsabilités, même si, in fine, le portage à l'échelle industrielle a reposé sur l'établissement pharmaceutique de l'AP-HP.
Les AMM AP-HP ne sont pas une spécificité. Il n'est même pas besoin d'être un établissement pharmaceutique pour être titulaire d'AMM et percevoir des redevances sur une AMM. Être titulaire d'une AMM n'est pas juste détenir un brevet.
Sur l'organisation et la gestion des pénuries et la priorisation des patients, nous travaillons sur les équivalents thérapeutiques. La première étape consiste à trouver des fournisseurs de substitut. Pendant la crise, nous avons été proactifs, avec la DGS, sur ce sujet. Nous avons trouvé des sous-approvisionnements éloignés, y compris au Japon. Nous avons travaillé pendant la crise sur des doctrines d'économie sur la curarisation. Nous avons ainsi privilégié le midazolam pour les patients en long séjour et réservé le propofol au cas les plus aigus. Les choix sont faits de façon collégiale et en pluridisciplinarité.
Mme Sonia de La Provôté. - Le chiffre de 2,5 milliards d'euros par an concerne les dispositifs médicaux et les médicaments ? Quel est la part des médicaments ?
M. Renaud Cateland. - La dépense de médicaments en marché à l'AP-HP se situe autour d'1 à 1,2 milliard d'euros. Cela a été très fluctuant en fonction des thérapies et des molécules. On a connu un pic à 1,8 milliard d'euros avec les anticorps anti-hépatite C (anti-VHC).
Mme Sonia de La Provôté. - Cette information est importante car la ligne médicament du PLFSS n'est pas concernée par ce 1,2 milliard d'euros.
Je vous remercie d'avoir participé à cette audition. Nous vous enverrons prochainement un questionnaire complémentaire. Je vous remercie pour la qualité de vos réponses.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 h 00.
Mercredi 5 avril 2023
- Présidence de Mme Sonia de La Provôté, présidente -
La réunion est ouverte à 13 h 35.
Audition de Mme Pauline Londeix et M. Jérôme Martin, co-fondateurs de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds)
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit aujourd'hui ses travaux par l'audition de Mme Pauline Londeix et M. Jérôme Martin, co-fondateurs de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds).
Mme Londeix et M. Martin, ancienne vice-présidente et ancien vice-président d'Act-Up Paris, vous avez fondé l'OTMeds en 2019, suite à l'adoption, par l'Assemblée mondiale de la santé, d'une résolution visant à améliorer la transparence des marchés de médicaments. S'inquiétant des prix élevés de certains produits sanitaires et constatant que les informations publiquement disponibles, notamment sur les prix, variaient d'un pays à l'autre, l'Assemblée mondiale de la santé invitait les États membres à renforcer la transparence dans ce domaine en encourageant la diffusion d'informations sur les prix, les coûts des essais cliniques, les unités vendues, les frais de commercialisation ou les subventions reçues.
Convaincus de l'intérêt de ces informations pour « guider de façon rationnelle les politiques publiques en santé », vous avez publié, en septembre 2019, une check-list de la transparence sur les médicaments réunissant l'ensemble des informations devant, selon vous, être rendues accessibles après vérification par des agents publics.
En octobre 2021, vous avez enfin publié un rapport relatif à la relocalisation de l'industrie pharmaceutique en Europe, commandé par le groupe de la Gauche au Parlement européen. Vous y défendez, notamment, que la relocalisation de la production des principes actifs constitue un « enjeu fondamental » et soulignez les risques associés à une concentration de la production dans les pays asiatiques. Vous y formulez également dix propositions relatives à la production pharmaceutique, invitant par exemple les pays membres de l'Union européenne à établir une cartographie des sites de production publics et privés et à mettre en place de façon coordonnée une production publique de médicaments.
Sans préjuger des conclusions de notre commission d'enquête, il est clair que la transparence, avec la gouvernance, figurent parmi les mots clés les plus fréquemment employés lors de nos auditions. Encore faut-il préciser de quelles mesures parle-t-on concrètement. Et préciser comment elles seraient compatibles avec les règles encadrant le secret des affaires comme les normes sociales et environnementales prévalant en Europe. Nous attendons donc des éléments précis et concrets de votre part.
Avant de vous donner la parole, je dois vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
Mme Pauline Londeix et M. Jérôme Martin prêtent serment.
Mme Pauline Londeix, co-fondatrice de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament. - Messieurs et Mesdames les sénateurs et sénatrices, nous vous remercions de nous auditionner aujourd'hui. Nous avions appelé de nos voeux, dès novembre 2022, la mise en place d'une commission d'enquête sur les pénuries de médicaments. Nous sommes donc ravis que le Sénat se soit emparé de ce sujet.
Nos parcours nous ont amenés à travailler dans les pays à bas et moyens revenus, confrontés depuis longtemps à des enjeux majeurs de disponibilité des produits pharmaceutiques. De ces travaux aux côtés de la société civile et des gouvernements de ces pays, nous avons pu tirer un certain nombre d'enseignements sur les stratégies susceptibles de favoriser l'accès aux médicaments, d'améliorer leur production et de limiter les pénuries.
En France, nous avons assisté, en 2014, à un tournant, avec la mise sur le marché d'un médicament contre l'hépatite virale C, le Sofosbuvir, à un prix de 56 000 euros par traitement. Si toutes les personnes le nécessitant avaient alors accédé à ce traitement, le coût correspondant aurait représenté deux fois le budget annuel de l'AP-HP. Ceci a mis en évidence qu'une problématique d'accès aux médicaments allait survenir en France, à court ou moyen terme.
Nous menons aujourd'hui ce combat parce que des personnes n'ont pas accès à certains médicaments et que les pertes de chances liées aux pénuries de médicaments compromettent la vie de certaines personnes, y compris en France. Depuis le début de notre lutte sur ce sujet, nous avons constaté que des personnes mourraient. Cette situation nous inquiète donc profondément.
Nous avons constaté les conséquences dramatiques de l'opacité de la chaine du médicament. On observe aujourd'hui une problématique d'accès aux données, pour guider les politiques publiques, permettre la prise de décisions éclairées par les élus et alimenter les analyses, y compris des journalistes, sur le sujet. C'est ce qui nous a poussés, en juin 2019, à créer l'OTMeds, au sein duquel nous nous efforçons de mettre en commun différentes expertises, en pharmacologie, en pharmacologie industrielle, en économie de la santé, en droit de la propriété intellectuelle, en épidémiologie, etc.
Autour des pénuries de médicaments, je citerai un article de la Radio Télévision Suisse paru le 22 mars 2023, faisant état de pharmacies appelées, pour faire face aux pénuries, à délivrer certains médicaments en quantités plus limitées, quitte à fractionner les emballages ; et préconisant des hausses de prix, en évoquant des baisses de prix pouvant amener les fabricants à retirer certains produits du marché en raison d'un manque de rentabilité.
Dans le cadre vos auditions, nous avons entendu les industriels mettre en avant la question du prix comme une des raisons expliquant les pénuries. Or, en Suisse, même avec des produits originaux tombés dans le domaine public en moyenne 10 % plus chers et des génériques 42 % plus chers, on observe malgré tout des pénuries. Jusqu'à quel niveau faudrait-il donc relever le prix des médicaments pour faire face aux pénuries ?
Comme beaucoup des personnes que vous avez auditionnées l'ont rappelé, les pénuries sont multifactorielles. Elles peuvent être structurelles et/ou conjoncturelles. Cependant, sur le site de l'ANSM, il est très difficile de trouver des informations précises sur les pénuries, les tensions et les contingentements. Nous n'avons que très peu de visibilité sur les dates de remise sur le marché et les remises à disposition.
On observe par ailleurs un flou sémantique autour du mot « tension ». De manière intuitive, une tension pourrait signifier une absence de rupture. Or, en pratique, on observe que beaucoup de tensions conduisent à des contingentements. Nous avons ainsi constaté que, sur les 14 classes thérapeutiques, 14 étaient aujourd'hui concernées par des tensions et 13 étaient concernées par des ruptures.
Pour comprendre ce contexte, il est nécessaire de revenir sur les étapes de production de la chaine pharmaceutique, pour les petites molécules et les médicaments issus de la chimie de synthèse, les biomédicaments, les vaccins et les diagnostics.
Pour les petites molécules issues de la biochimie, la production de vrac pharmaceutique demeure une étape essentielle - cette étape ayant vocation à être suivie par des phases d'extraction, de fermentation et de transformation, avant flaconnage et mise en conditionnement. huit façonniers peuvent ainsi être alimentés par un seul producteur de vrac pharmaceutique. Pour certains médicaments, la délivrance d'une autorisation de mise sur le marché (Amm) en France à huit producteurs différents ne saurait donc garantir une sécurité de l'approvisionnement. Notre inquiétude est que ce marché du vrac pharmaceutique est aujourd'hui ultraconcentré.
Nous sommes par ailleurs confrontés à une augmentation de la population mondiale. Les principaux pays émergents (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) représentent aujourd'hui 41 % de la population mondiale, avec 3,3 milliards d'habitants. Dans ces pays, la capacité à payer pour des médicaments est de surcroît en augmentation. On y observe également un vieillissement de la population. Lorsqu'un pays comme la Chine décide que sa population doit avoir accès à une molécule, celle-ci est donc appelée à rester sur le marché chinois. Nous en avons eu l'illustration le 22 décembre 2022, lorsque la Chine a décidé d'interdire les exportations d'Ibuprofène pour faire face à un rebond de la covid-19.
Nous ne découvrons pas cette problématique. Nous savons, par exemple, que les besoins en paracétamol continuent d'augmenter. Il est donc positif que l'on réfléchisse à produire du paracétamol en France. Cependant, on sait que des volumes supplémentaires seront nécessaires pour couvrir les besoins de notre population.
La question des conflits géopolitiques apparait également centrale, bien qu'ayant été très peu évoquée. Notre crainte est que les exportations de produits pharmaceutiques puissent être utilisées dans le cadre de conflits mondiaux, avec des refus d'exportation, le cas échéant de la part de la Chine, vers certains pays. La guerre en Ukraine a par ailleurs conduit à une hausse des prix de l'énergie, qui a des conséquences sur les producteurs, y compris de vrac pharmaceutique - les productions d'antibiotiques ou d'insuline étant, par exemple, très consommatrices d'énergie.
Enfin, les pénuries liées à un producteur unique, souvent présentées comme résultant d'un manque d'intérêt de la part de nombreux producteurs pour telle ou telle molécule, sont souvent liées à une problématique de brevet. La Rifapentine, par exemple, a été brevetée dans une combinaison par Sanofi. Or, en 2018, une impureté détectée dans la seule usine de Sanofi produisant ce traitement a entrainé une rupture et des problèmes d'approvisionnement au niveau mondial. Le Misoprostol, pilule abortive de dernière génération produite par la firme Norgine, a également rencontré des problèmes de production, ayant conduit à la destruction de lots, avec des enjeux de propriété intellectuelle empêchant d'autres producteurs de venir sur le marché.
En pratique, un brevet n'est pas nécessairement synonyme d'innovation. En principe, il faut que l'invention soit nouvelle, qu'elle implique une activité inventive et qu'elle soit susceptible de donner lieu à une application industrielle. Cependant, lorsque l'on observe les brevets octroyés par l'Office européen des brevets, l'Office indien de la propriété intellectuelle ou encore l'Office égyptien de la propriété intellectuelle, on constate des erreurs, avec des brevets octroyés à des médicaments ne constituant pas de réelles inventions au regard de l'accord de l'OMC sur la propriété intellectuelle.
La possibilité de développer des achats groupés au niveau européen a par ailleurs souvent été évoquée. À cet égard, il convient toutefois de garder à l'esprit que, dès lors que l'essentiel de la production de principes actifs est concentrée en Asie et que la population des BRICS est de 3,3 milliards d'habitants, le marché européen pèse peu.
Le 26 avril 2023, une proposition de législation devrait être publiée par la Commission européenne, qui pourrait permettre des avancées, s'agissant notamment de mettre en place un système de veille commun sur les pénuries, de lever l'exclusivité des données cliniques sur certaines formes de médicaments (notamment pédiatriques), etc. Cependant, les lobbys exercent des pressions contre la publication de ce texte. Ce texte ne contiendrait par ailleurs rien sur la production ni sur les prix.
Il conviendrait donc que les États membres réfléchissent à une stratégie européenne de production des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur, le cas échéant en s'inspirant d'exemples de productions publiques de médicaments, en Égypte et au Brésil notamment. L'Égypte est ainsi parvenue à donner accès à des médicaments contre l'hépatite C à plus de 10 millions de personnes au sein de sa population. Le Brésil, quant à lui, donne ainsi accès à sa population, depuis plus de 20 ans, à de nombreux médicaments, y compris contre des maladies très rares.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Vous avez été et vous êtes encore des lanceurs d'alerte. Pendant la crise de la covid notamment, vous avez lancé un certain nombre d'alertes en direction des autorités, qu'il s'agisse de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ou du ministère de la santé. Vous l'avez également fait autour de la problématique des antibiotiques et singulièrement de l'amoxicilline. Estimez-vous que les différentes instances que vous avez ainsi alertées ont été suffisamment réactives ? Ont-elles au contraire trop tardé à réagir ? Dans votre ouvrage « Combien coûtent nos vies ? », vous avez pointé une réaction trop tardive de l'ANSM.
Vous placez par ailleurs la transparence au coeur de toutes vos propositions. Lors de nos différentes auditions, avec le LEEM ou avec le Comité économique des produits de santé (CEPS), nous avons constaté la persistance d'une opacité certaine, avec le secret des affaires bloquant l'accès à un certain nombre d'informations précises. Comment envisagez-vous la manière d'aboutir à davantage de transparence, s'agissant notamment de permettre la participation, à tous les niveaux de négociation, d'un certain nombre d'acteurs, représentants des professions médicales et/ou des usagers ?
Vous avez également souligné que les pénuries touchaient aujourd'hui énormément de produits, dans des aires thérapeutiques très diverses, et entrainaient une perte de chances pour un certain nombre de patients. Tous les traitements ne peuvent pas nécessairement être substitués. Auriez-vous des exemples pour illustrer cette problématique ?
Enfin, pourriez-vous nous apporter un éclairage plus précis sur les expériences de productions publiques menées en Égypte ou au Brésil ? Ces propositions suscitent souvent des réactions de la part des acteurs de l'industrie, voire des politiques, qui craignent une mainmise de l'État et du secteur public sur les médicaments. Or, au Brésil, cette production publique ne semble pas faire ombrage aux laboratoires privés, tout en répondant à un certain nombre de besoins de la population.
M. Jérôme Martin, co-fondateur de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament. - Les responsables politiques et les institutions ne sont pas aujourd'hui en mesure d'anticiper, de prévoir et d'être réactifs face aux pénuries de médicaments. Le 23 octobre 2022, le ministre de la santé et de la prévention a assuré, sur BFM TV, qu'il y aurait assez de paracétamol pour l'hiver. Le 20 novembre 2022, dans l'émission le Grand Jury de RTL, il a ensuite évoqué un retour à la normale dans les semaines à venir. Le 5 janvier 2023, sur France 2, il a finalement indiqué qu'une hausse de 13 % de la consommation de paracétamol n'avait pas été anticipée par les industriels, en promettant un retour rapide à la normale. Cet exemple met en évidence une problématique systémique. Les élus, les administrations et les responsables politiques n'ont aujourd'hui pas les moyens d'anticiper les pénuries et tensions, ni les possibilités de sortie de crises une fois celles-ci survenues.
Les industriels nous disent ne pas pouvoir anticiper les causes structurelles des pénuries. Les besoins liés au vieillissement de la population devraient pourtant pouvoir être anticipés. S'agissant de l'amoxicilline, l'ANSM a expliqué que la production avait diminué du fait d'une demande moins forte suite à la mise en oeuvre des mesures de confinement et de protection contre la covid-19. Sous l'angle de la santé publique, à la levée de ces mesures, une plus grande circulation des agents infectieux et une augmentation de la demande d'antibiotiques auraient dû être anticipées. Cependant, avec des logiques marchandes, des productions en flux tendus et une vision court-termiste soumise à la loi de l'offre et de la demande, la question de la capacité d'anticipation se pose différemment. Les déclarations étant faites par les industriels, elles arrivent toujours trop tard au niveau de l'ANSM. Et celle-ci ne dispose de toute évidence pas d'une capacité d'anticipation.
Nous avons eu une première réunion avec l'ANSM et les associations de personnes concernées par l'usage des antibiotiques consacrée aux tensions relatives à l'amoxicilline le 18 novembre 2022. Or la conférence de presse d'annonce des mesures prises était programmée le lendemain. Les associations de patients n'ont donc pas été incluses. De notre côté, nous étions alertés depuis des semaines, à travers une veille médiatique, sur les pénuries et tensions survenant dans un certain nombre de pays tels que les États-Unis et l'Irlande.
La question de l'anticipation se pose également lors de la survenance des tensions et pénuries. Plus de la moitié des signalements de tensions ou de ruptures ne sont pas accompagnés d'une date de retour à la normale. Les représentants de l'association Renaloo ont ainsi indiqué que, depuis cinq ou six ans, l'industriel producteur du Bélatacept promettait chaque année un retour à la normale, sans que la situation s'améliore. Dans notre base de données, 38 % des produits affichent par ailleurs une date de retour à la normale dépassée, parfois de plusieurs mois, voire de plus d'un an.
Que ce soit au niveau des industriels, des responsables politiques ou des administrations, la capacité d'anticipation demeure donc faible, malgré les lanceurs d'alerte.
Lorsqu'un médicament est utilisé à l'hôpital, une alerte concernant un risque de pénurie ne risque pas de provoquer une panique et une consommation de masse. En revanche, pour certains produits, sans moyens pour informer les praticiens et les pharmaciens, les alertes peuvent soulever ce risque. Il appartient donc aux agences d'assurer cette information. Or, autour de la pénurie d'amoxicilline, les courriers aux professionnels de santé n'ont été envoyés par la Direction générale de la santé (DGS) que quatre ou cinq jours après la conférence de presse. Le grand public a donc été informé avant les professionnels de santé sur cette pénurie concernant un médicament symbolique, cristallisant un certain nombre de peurs et d'angoisses car beaucoup utilisé en pédiatrie.
J'insisterai par ailleurs sur la perte de chances pour les patients induite par les pénuries. Beaucoup d'associations, dont Renaloo, ont témoigné en ce sens. Cette perte de chances a également un coût économique, bien que la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) et les institutions ne disposent pas d'évaluation générale de cet impact.
Nous sommes aujourd'hui confrontés à des tensions sur deux antithrombotiques utilisés en cas d'un accident vasculaire cérébral (AVC). Or ces médicaments permettent de sauver des vies ou d'éviter des séquelles lourdes. Ces médicaments nécessitent de surcroît une formation pour être administrés, le cas échéant avec de nouveaux dosages, ce qui, dans un contexte de pénurie de personnels hospitaliers, multiplie les risques de retard de soins, voire d'erreur médicale. Nous avons ces remontées de la part des représentants hospitaliers, qui font le lien entre le manque de personnels, les enjeux de formation et les tensions permanentes qui conduisent à modifier les modes d'administration et les dosages.
Durant la crise de la covid, nous avons connu les mêmes contraintes induites par les tensions sur certains produits (avec des dosages différents, des modes d'emploi en anglais ou en chinois, etc.) - ces contraintes se traduisant en pertes de chances pour les patients.
Les pénuries ont également un impact sur le temps de travail des professionnels de santé. Cet élément nécessiterait d'être évalué et pris en compte dans le coût des pénuries.
Enfin, les pénuries de réactifs freinent le dépistage de certaines maladies, s'agissant notamment des infections sexuellement transmissibles, ce qui se traduit par des pertes de chances en santé individuelle (avec des possibilités réduites de prise en charge précoce), mais aussi par des risques en termes de santé publique (avec la circulation de personnes ne se sachant pas contaminées).
Mme Pauline Londeix. - L'arrivée des traitements contre le VIH-Sida, en 1996, a amorcé un mouvement dans beaucoup de pays à bas et moyens revenus, qui ont alors commencé à produire, soit en confiant la production à des industriels privés, soit en produisant eux-mêmes publiquement. Parmi ces pays, on retrouve le Brésil, mais aussi la Thaïlande, l'Égypte, le Maroc, l'Inde, la Chine, le Pakistan ou encore le Bengladesh.
Parmi ces exemples, le modèle brésilien apparait spécifique. Le président Lula, lors de son premier mandat, a souhaité développer une production principalement publique, avec une articulation entre les producteurs brésiliens, le bureau de la propriété intellectuelle brésilien et l'agence de régulation sanitaire brésilienne (ANVISA). Ceci a permis la production de médicaments contre des maladies très graves, qui n'auraient pas été accessibles à la population brésilienne. Aujourd'hui, des formes d'insuline sont ainsi produites publiquement au Brésil et gratuites pour les populations en ayant besoin, ce qui n'est pas négligeable.
Dans d'autres pays tels que la Thaïlande, l'Inde, l'Égypte ou le Maroc, la production demeure privée, mais est réalisée en articulation très intelligente avec les pouvoirs publics et les bureaux des brevets, avec une volonté politique forte de faire accéder la population à des médicaments vitaux. Le bureau des brevets égyptien a ainsi refusé d'accorder un brevet au laboratoire Gilead pour le Sofosbuvir, considérant celui-ci comme découlant de l'état des connaissances pharmacologiques. Dès 2014, la production de ce traitement a ensuite été confiée au producteur privé égyptien Pharco. Cette production a permis à l'Égypte d'éliminer pratiquement l'hépatite C de sa population, alors qu'elle comptait près de 10 millions de personnes contaminées.
En Europe, les hôpitaux des Pays-Bas ont décidé de produire publiquement certains anticancéreux pédiatriques, face au prix très élevé demandé par le laboratoire Novartis.
Ces exemples montrent qu'une production publique de médicaments est possible.
M. Jérôme Martin. - Pour ce qui est de la contradiction potentielle entre la transparence et le secret des affaires, il convient de rappeler que, pour prendre des décisions rationnelles, il est nécessaire de disposer d'informations. L'opacité constitue aujourd'hui un frein à la construction de politiques de santé et de politiques de dépenses de santé rationnelles.
Parmi les éléments que nous avons inclus dans la check-list de la transparence, figurent notamment ceux ayant trait aux financements publics et aux aides publiques. À cet égard, la résolution de l'Assemblée mondiale de la santé aboutit à de très faibles résultats en matière de transparence. Dans sa formulation actuelle, ce texte ne tient par exemple pas compte des incitations fiscales. Or les citoyens ont le droit de savoir comment leur argent est utilisé.
Le crédit d'impôt recherche (CIR), par exemple, représente pour Sanofi, depuis 13 ou 14 ans, entre 130 et 150 millions d'euros par an. Ceci n'est pas négligeable pour les finances publiques. Or nous avons pu observer, au sein de cette multinationale, des suppressions de postes de recherche, des abandons de recherches autour de la maladie d'Alzheimer, de cancers ou des coronavirus, etc.
Cette transparence apparait aujourd'hui nécessaire, pour tous les produits, y compris s'agissant des génériques. Si les industriels nous disent que certaines productions ne sont pas rentables, nous sommes prêts à les croire. Cependant, il faut qu'ils le démontrent. Or la disposition de l'article 28 de l'accord-cadre relative aux coûts de production demeure peu utilisée. Je n'ai pas entendu de réponse sur ce point de leur part dans le cadre des auditions de votre commission.
La thérapie innovante apportée par le Zolgensma, par exemple, a été découverte grâce à l'argent public de l'Inserm et aux dons défiscalisés au Téléthon. Or cette thérapie est aujourd'hui vendue pour deux millions d'euros, avec des tirages au sort organisés en Belgique où elle n'est pas remboursée. La transparence nécessiterait d'être assurée sur les éléments justifiant ce prix (coûts de production, montant réel des aides publiques, etc.) et l'attribution d'un brevet.
Un brevet est censé récompenser une prise de risque et un investissement. Cependant, si la prise de risque et l'investissement ont été considérablement absorbés par le public, un brevet est-il légitime ? Dans pareils cas, comment justifier que l'on paie deux fois les médicaments ?
De même, nous sommes prêts à croire que les coûts de production peuvent parfois être un problème et expliquer les pénuries ou les tensions. Cependant, la transparence nécessiterait d'être faite sur ces éléments, pour que le régulateur public puisse prendre des décisions rationnelles concernant les prix.
Mme Laurence Harribey. - Vous avez évoqué une nécessaire transparence, y compris autour des éléments ayant trait aux brevets et à l'innovation. À cet égard, l'accès précoce aux médicaments ne constitue-t-il pas un moyen de favoriser l'opacité ? Les autorités de santé ne sont-elles pas prises au piège, entre la nécessité de répondre au plus vite à des besoins de santé et le temps nécessaire pour assurer la transparence sur la chaine de production et le prix de certains médicaments, le cas échéant en tenant compte des financements publics ? Faudrait-il remettre cela en cause ?
Nous travaillons par ailleurs sur les règlementations autour de la criticité des médicaments, pour établir une liste des thérapeutiques indispensables, avec un système d'alerte associé. Selon vous, cette liste sera-t-elle utile ?
M. Bruno Belin. - Quelles solutions proposez-vous pour l'avenir ?
Mme Pascale Gruny. - Le monde de l'entreprise est très concurrentiel. En pratique, les brevets ouverts et la transparence concernant les coûts de production que vous appelez de vos voeux risqueraient de donner la main à la concurrence.
Par ailleurs, je ne peux pas laisser dire qu'aucun contrôle n'est exercé. Le CIR, par exemple, fait l'objet d'un très grand nombre de contrôles fiscaux, ce qui fait que beaucoup de PME y renoncent.
Quoi qu'il en soit, pour éviter les pénuries, une solution ne pourrait-elle pas être de constituer des stocks ? Le cas échéant, par qui ces stocks pourraient-ils être financés ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp. - Et après, que fait-on ?
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Un certain nombre de mesures, ayant trait au secret et à l'estimation du coût de fabrication notamment, pourraient être réservées à une liste de médicaments critiques au regard des enjeux de santé publique. Le cas échéant, les laboratoires pourraient se voir imposer une responsabilité particulière par rapport à cette liste. Cela fait-il partie des sujets que vous avez évoqués ?
Avez-vous par ailleurs travaillé sur la question du coût des pénuries, sous l'angle de la santé publique, s'agissant de prendre en compte les coûts induits par les retards ou absences de traitement, l'efficacité moindre de certains traitements de remplacement, etc. ?
Enfin, vous avez témoigné du fait qu'en Europe, les laboratoires étaient plutôt réduits à un rôle de façonniers. Voyez-vous donc des perspectives de développement industriel, pour leur permettre de produire davantage de médicaments ?
Mme Pauline Londeix. - Vous vous étonnez que nous demandions une transparence sur les coûts de production dans un domaine ultra-concurrentiel. Cependant, les produits de santé ne sont pas des produits de consommation comme les autres. Le système actuel fait que l'on prive certaines personnes d'un accès à des traitements vitaux.
Nous comprenons tout à fait les industriels, qui s'inscrivent dans des logiques de rentabilité et de maximisation des profits. Si certains médicaments d'intérêt thérapeutique majeur n'intéressent plus financièrement certains producteurs, nous estimons qu'une partie de leur production nécessiterait d'être confiée à des producteurs publics.
Depuis une quinzaine d'années, nous disposons par ailleurs d'études sur les coûts réels de production. Le pharmacologue Andrew Hill, de l'Université de Liverpool, a notamment publié dans le Lancet une étude réalisée à partir des données relatives aux transactions de matières premières pour les principes actifs pharmaceutiques. Ces travaux ont permis de mettre en évidence qu'en 2014, le Sofosbuvir, facturé 56 000 euros à l'Assurance maladie, ne coûtait que 100 euros à produire.
M. Bruno Belin. - Ce prix a été validé par des commissions dans le cadre de l'autorisation de mise sur le marché. Il faut par ailleurs que nous continuions à protéger nos chercheurs et nos scientifiques. Si nous leur imposons trop de contraintes, ils continueront de s'expatrier aux États-Unis ou à Dubaï.
Mme Pauline Londeix. - Le problème est que le pouvoir de négociation est aujourd'hui extrêmement déséquilibré. En 2014, des centaines de milliers de personnes attendaient un traitement contre l'hépatite C, voyant leur foie se détériorer d'année en année. Les associations de patients ont donc fait pression pour que les négociations soient accélérées et que l'État accepte un prix à hauteur de 56 000 euros, bien que ce prix ne soit pas nécessairement justifié.
Pour ce qui est des solutions pour l'avenir, il nous parait essentiel que le secteur public se réapproprie ces questions, pour qu'il n'y ait plus de ruptures de médicaments essentiels et pour garantir un accès à l'innovation.
Le Conseil consultatif national d'éthique, dans son avis de novembre 2020, avait déjà insisté sur le fait que, dans le cadre actuel, avec des prix en constante augmentation, l'État serait de moins en moins en mesure de permettre à la population française d'accéder à certains médicaments. Il nous faut aujourd'hui répondre à cet enjeu. L'augmentation constatée des prix continuera si nous ne définissons pas de critères rationnels dans le cadre des négociations.
En parallèle, il nous faut répondre aux causes structurelles des pénuries. Si les pays à moyens revenus y sont parvenus, nous devrions être en capacité de le faire également.
M. Jérôme Martin. - L'accès précoce répond à une nécessité éthique, pour permettre l'accès aux soins. Il s'est agi d'un enjeu majeur dans le cadre de la lutte contre le SIDA. Le risque est toutefois que cet enjeu puisse être utilisé par l'industrie dans le cadre des négociations.
En 2019, le laboratoire Vertex a ainsi annoncé la suspension des essais d'un traitement révolutionnaire contre la mucoviscidose, au motif que la négociation avec les pouvoirs publics concernant le prix de ce traitement n'allait pas dans le sens qu'il souhaitait. Le représentant en France de ce laboratoire a confirmé, dans un article publié dans le Figaro, que son laboratoire n'entendait pas faire des essais dans un pays où le traitement ne pourrait être commercialisé. Face à ce type de situations, la solution serait que l'État se place du côté des malades, pour rééquilibrer le rapport de force, le cas échéant en organisant une production publique.
En mai 2020, le laboratoire Sanofi a quant à lui annoncé qu'il livrerait plus tardivement la France et l'Europe que les États-Unis en vaccins contre la covid, estimant ne pas y bénéficier de suffisamment d'argent public.
Les relations entre les malades, les pouvoirs publics, les régulateurs et l'industrie privée relèvent parfois davantage d'un rapport de force que d'un partenariat. L'enjeu serait donc d'instaurer un autre rapport de force, en imposant une plus grande transparence. Une transparence est ainsi demandée à tous les acteurs recevant de l'argent public.
Mme Pascale Gruny. - Il existe tout de même des règles.
M. Jérôme Martin. - Le système fonctionne-t-il pour autant et répond-il aux besoins en santé ? Les financements publics mobilisés, le cas échéant à travers le CIR, sont-ils bien utilisés ? Nous ne pourrons répondre à ces questions qu'avec une transparence sur l'ensemble des éléments figurant dans notre check-list.
Des listes de médicaments essentiels ou critiques ont par ailleurs déjà été établies, par l'OMS notamment. Une telle liste pourrait être utile, en fonction des critères retenus et des capacités à la mettre à jour. Dans ce cadre, un croisement nécessiterait d'être opéré entre les médicaments absolument essentiels et les médicaments le plus souvent en pénurie, avec des informations sur la vulnérabilité des chaines de production. Pour un antibiotique, il conviendrait ainsi de préciser s'il peut être produit en France, si les lignes de production associées seraient facilement réorientables, si la matière première peut facilement être produite en France, etc.
Pour ce qui est des stocks, la proposition de constituer des stocks à deux mois ne correspondrait pas à la demande des associations de patients - une durée de quatre mois n'ayant pu être obtenue pour certaines formes d'amoxicilline au motif que les pénuries précédentes n'avaient pas eu lieu au cours des deux dernières années. Il serait par ailleurs cohérent que les frais supplémentaires liés aux stocks soient supportés par les pouvoirs publics, à condition que les industriels démontrent leur incapacité à le faire.
Nous avons aujourd'hui des informations sur la santé financière des entreprises concernées, sur leurs bénéfices et la façon dont ils sont réinvestis ou reversés sous forme de dividendes. Depuis la crise de la covid, des efforts financiers sont demandés à tous. L'inflation touche les producteurs, ce qui peut conduire à des arrêts de production pour des raisons de rentabilité. Cependant, elle touche aussi ceux à qui il sera bientôt demandé de payer leurs médicaments et à qui il sera demandé de payer plus d'impôts pour financer les stocks de certains producteurs, tel Sanofi, qui versent des milliards d'euros de dividendes à leurs actionnaires.
Pour faire des choix en la matière, il s'agira de se demander si l'argent public est bien utilisé. Pour ma part, je serais favorable à la constitution de stocks, à travers un circuit public et transparent, ayant uniquement pour objectif la santé. Dans ce cadre, nous pourrons laisser les industriels privés répondre aux besoins lorsqu'ils le peuvent.
Mme Laurence Cohen, rapporteure. - Les règlements, européens notamment, sont aujourd'hui respectés. Cependant, nous observons, à l'échelle mondiale, une multiplication des pénuries, touchant toutes les molécules, à l'exception des plus innovantes. Au-delà des constats, notre commission d'enquête est donc appelée à s'interroger sur les propositions à formuler pour sortir de ce cercle vicieux et permettre à toutes les populations d'accéder aux traitements. Force est de constater que les règles actuelles ne permettent pas de résoudre les pénuries et les tensions. Or nous sommes des législateurs. S'il est nécessaire de changer les règles, faisons-le.
Le paquet pharmaceutique européen, quant à lui, du fait d'actions de lobbying et compte tenu du calendrier parlementaire, pourrait voir sa publication repoussée d'un an.
Mme Pauline Londeix. - La volonté de certains lobbys serait de temporiser, pour empêcher que cette proposition soit débattue avant les prochaines élections européennes.
M. Jérôme Martin. - Une production publique permettrait, comme l'a demandé le Président de la République dans son allocution du 12 mars 2020, de sortir le médicament, le dépistage et le vaccin du champ de l'offre et de la demande. Il ne s'agit pas d'un jugement moral ou d'un parti pris idéologique. Nous constatons simplement que certaines logiques ne peuvent pas fonctionner.
Dans le domaine de la recherche, la branche santé de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et les industriels eux-mêmes reconnaissent une difficulté à travailler sur de nouveaux antibiotiques en sachant que ceux-ci devront être utilisés avec parcimonie pour éviter le développement d'antibiorésistances. Au regard des perspectives de commercialisation, les industriels sont peu intéressés par ces développements, sauf lorsqu'ils font l'objet de partenariats public-privé.
Ceci met en évidence un besoin de planification sanitaire publique, reposant sur une politique de production publique, à la gouvernance transparente, sans conflit d'intérêt et partagée, associant les responsables politiques, les entreprises, les médecins, les chercheurs, les associations de patients et les associations de consommateurs, dans une logique de démocratie sanitaire.
À cet égard, il est malheureux qu'aucun représentant des médecins ou des chercheurs n'ait été inclus dans la mission intergouvernementale sur les pénuries.
Une production publique ne signifie pas nécessairement une production étatisée. Il existe différents modèles, en fonction des types de médicaments : productions à l'hôpital ou par le biais d'acteurs associatifs, productions soutenues par des collectivités territoriales, productions en open source, etc.
Cela étant, l'enjeu sera de veiller à ce que la règlementation autour de la qualité soit adaptée à tous les types de productions publiques, y compris à petite échelle, le cas échéant en vue de permettre une diminution du prix de certains médicaments innovants.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - Quel regard portez-vous sur la gouvernance des politiques sanitaires et du médicament en France ? La multiplicité des interlocuteurs ne nuit-elle pas à la transparence ?
Mme Pauline Londeix. - Après trois ans de pandémie et une période au cours de laquelle nous avons pu interagir avec certains cabinets ministériels, notre inquiétude est qu'il ne semble pas y avoir de réflexion stratégique sur la politique industrielle du médicament. Face à la complexité, avec des chaines de production mondiales, le soin a été laissé aux industriels de guider la politique. Les acteurs publics semblent dépassés par les évènements et ne pas avoir conscience de pouvoir prendre des décisions publiques fortes.
La gestion des alertes autour de l'amoxicilline, par exemple, a semblé frôler l'amateurisme. Nous étions informés depuis des mois de certaines pénuries. Nous n'avons pas lancé d'alerte pour ne pas créer de panique. Cependant, l'ANSM a tardé à préconiser des solutions. Nous savions de surcroît que la perspective d'importer des antibiotiques depuis l'hémisphère sud se heurterait à des pénuries observées au Brésil, en Australie et en Afrique du Sud. L'information aux soignants, pour agir sur les prescriptions, a ensuite été délivrée par la DGS quatre jours après la communication de l'ANSM.
Nous avons ainsi le sentiment d'un manque de coordination et de réflexion stratégique.
Mme Émilienne Poumirol. - L'Ageps a indiqué avoir abandonné, depuis 2018, sa production publique, car celle-ci était trop complexe et trop coûteuse.
M. Jérôme Martin. - Le mode de production de l'Ageps s'est heurté à un problème règlementaire, concernant la qualité. Sans remettre en cause la qualité, l'enjeu serait d'adapter la règlementation associée à des types de productions différents, pour permettre des productions publiques.
L'OTMeds n'a par ailleurs pas vocation à mener, en lieu et place des institutions, des études pour évaluer le coût des pénuries. Nous avons simplement pris acte du fait que la CNAM ne disposait pas d'études d'impact en santé publique ou économiques. De telles études seraient pourtant essentielles pour répondre à certaines réticences face aux solutions proposées. Évaluons déjà ce que nous payons sans le savoir, pour pouvoir prendre des décisions rationnelles. C'est en faisant la transparence, y compris sur le coût des pénuries, que nous pourrons utiliser au mieux l'argent public pour mettre en oeuvre le droit à la santé.
Mme Sonia de La Provôté, présidente. - De fait, le coût des pénuries de médicaments n'est pas nécessairement pris en compte dans le PLFSS.
Merci pour votre contribution. Un questionnaire vous sera également adressé, auquel vous pourrez apporter des réponses écrites, le cas échéant en abordant des sujets complémentaires.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 14 h 45.