Jeudi 23 mars 2023
Santé des femmes au travail : des risques professionnels sous-estimés ?
Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Monsieur, nous poursuivons ce matin nos travaux sur la thématique « Santé des femmes au travail » avec deux de nos quatre rapporteures, Annick Jacquemet et Marie-Pierre Richer, qui ont bravé la grève pour nous rejoindre.
Nous nous penchons aujourd'hui sur la question des risques professionnels, physiques et psychosociaux, et des maladies professionnelles auxquels les femmes sont exposées.
Une étude de l'Anact (l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail) publiée en juillet 2022 pointe une sous-estimation de ces risques, tout particulièrement dans les secteurs à prédominance féminine (secteurs du care, du nettoyage, de l'alimentation...). Conséquemment, les politiques de prévention sont moins développées dans ces secteurs.
Or les accidents du travail ont augmenté de 42 % chez les femmes entre 2001 et 2019, et le risque d'accident du travail est aujourd'hui le même pour le secteur des services à la personne que dans le BTP. Les femmes sont deux fois plus exposées aux risques de troubles musculo-squelettiques (TMS) que les hommes. Les cancers d'origine professionnelle sont nombreux et une étude de l'Inserm, publiée en 2018, a montré une augmentation de 26 % du risque de développer un cancer du sein en cas de travail de nuit.
Une étude de la Dares (Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques), publiée en janvier 2023, prolonge ce diagnostic en mettant en avant une exposition différenciée des femmes et des hommes aux risques professionnels, qui s'explique bien sûr par des métiers souvent différents, mais s'observe aussi au sein des mêmes professions. Les hommes sont ainsi davantage exposés aux sollicitations physiques que les femmes, qui le sont davantage aux sollicitations psychosociales.
Cette exposition aux risques psychosociaux n'est pas sans lien avec les problématiques de charge mentale et de santé mentale qui préoccupent particulièrement nos rapporteures. Il est en effet inquiétant que la dépression touche deux fois plus les femmes que les hommes.
Pour approfondir ces différents sujets, nous accueillons ce matin :
- Karine Briard, économiste statisticienne à la Dares, spécialiste des questions d'égalité femmes-hommes, auteure de l'étude intitulée Conditions de travail et mixité : quelles différences entre professions, et entre femmes et hommes ?, connectée par visioconférence ;
- Florence Chappert, responsable de la Mission Égalité Intégrée et du projet Genre, santé et conditions de travail à l'Anact, auteure de l'étude que j'évoquais sur la sinistralité au travail selon le sexe, mais aussi d'études sur la conciliation entre grossesse et travail ou encore sur l'amélioration de la prévention par une approche par le genre ;
- le docteur Agnès Aublet-Cuvelier, adjointe au directeur des études et de la recherche de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), spécialiste des TMS ;
- et Mélody Béaur-Guérin, ergothérapeute-ergonome, qui intervient également comme experte en dommage corporel dans le cadre de procédures judiciaires.
Bienvenue à toutes. Vos présentations pourront s'articuler autour de deux axes :
- premièrement, un état des lieux des constats dressés par les organismes que vous représentez et des facteurs explicatifs de la sous-estimation des risques professionnels auxquels les femmes sont exposées ;
- deuxièmement, les recommandations que vous pouvez formuler afin d'améliorer la prise en compte de ces risques ainsi que les politiques de prévention à destination des femmes.
Je laisse sans plus tarder la parole à Karine Briard de la Dares, qui intervient par visioconférence.
Mme Karine Briard, économiste statisticienne à la Dares, spécialiste des questions d'égalité femmes hommes. - Je travaille depuis plusieurs années sur les inégalités professionnelles entre les hommes et les femmes, et notamment sur l'inégale répartition dans l'emploi, en particulier entre professions. Quels sont les mécanismes à l'oeuvre ? Quelles sont les conséquences de la ségrégation professionnelle ?
Je me suis ainsi naturellement intéressée aux conditions de travail. J'ai exploité les données de l'enquête nationale « Conditions de travail » de la Dares, conduite en 2019, pour éclairer deux questions, en me concentrant sur la population salariée : d'abord, dans quelle mesure les conditions de travail diffèrent entre les métiers, selon qu'ils sont principalement exercés par des hommes ou par des femmes ; par ailleurs, observe-t-on des différences entre les femmes et les hommes au sein des mêmes métiers ?
Dans cette enquête, on dispose d'informations sur plus de 19 000 salariés exerçant dans 88 familles professionnelles. J'ai considéré une gamme très étendue de conditions de travail en m'appuyant sur une centaine de questions et en tenant compte des interactions entre conditions de travail. Par exemple, la pénibilité associée au port de charges lourdes diffère selon la cadence, imposée ou non au travailleur, ou selon les amplitudes horaires, contraintes ou non.
Je ne pourrai pas développer tous mes résultats dans le temps qui m'est imparti, mais nous pourrons revenir sur certains d'entre eux si vous le souhaitez. Je soulignerai quelques constats ressortant de l'analyse quantitative.
D'abord, évoquons le rôle de la ségrégation professionnelle dans les expositions différenciées des femmes et des hommes. Si on catégorise les professions en fonction de leurs conditions de travail, trois grandes lignes de différenciation émergent : la pénibilité physique, le manque d'autonomie et de marges de manoeuvre dans l'organisation du travail, les contraintes d'organisation du temps de travail. En croisant ces éléments avec le degré de mixité des métiers, il apparaît que les 88 professions se répartissent en cinq grandes catégories : deux groupes de métiers à prédominance masculine, deux à prédominance féminine, et un groupe de métiers mixtes.
Parmi les groupes à prédominance féminine, le premier se démarque par une forte exposition à plusieurs risques psychosociaux. Il est essentiellement composé de métiers de service. On y retrouve les agents d'entretien, les enseignants, les vendeurs ou des aides-soignants. Il représente près d'un salarié sur quatre. Le deuxième groupe féminisé regroupe des métiers relativement peu exposés à l'ensemble des risques (relativement à l'ensemble des salariés). Ce sont surtout des métiers que l'on peut qualifier « de bureau », comme les agents administratifs ou les secrétaires, mais aussi les assistantes maternelles. Il comprend 16 % des salariés.
Le premier groupe de métiers masculinisés est, lui, très exposé à la pénibilité physique et au manque d'autonomie dans l'organisation du travail. Il s'agit essentiellement de métiers d'ouvriers, du BTP, de la manutention, des conducteurs de véhicules..., soit un salarié sur cinq environ. Le second groupe compte des salariés qui, à l'inverse, sont peu soumis à la pénibilité physique et disposent d'une certaine autonomie. On y retrouve par exemple les cadres commerciaux ou ingénieurs informatiques ; un salarié sur cinq.
Enfin, 21 % de la population salariée appartient à la dernière catégorie, celle des métiers mixtes. Les conditions de travail peuvent être variées, avec cependant pour point commun que les salariés y sont peu exposés à la pénibilité physique, relativement aux autres. Ils disposent d'une certaine autonomie, mais peuvent être soumis à des contraintes d'organisation du temps de travail, ont de longues semaines et sont plus souvent joints en dehors de leurs horaires habituels. Un salarié sur deux est cadre au sein de cette catégorie. On y retrouve les agents de la fonction publique ou les attachés commerciaux, par exemple.
Ces cinq grands groupes de métiers se différencient par leurs conditions de travail et leur degré de mixité. L'analyse met ensuite en exergue des différences de conditions de travail entre femmes et hommes dans ces groupes, au sein même des professions. Les travaux de sociologues et d'ergonomes l'ont bien mis en évidence sur des populations circonscrites au sein d'entreprises ou d'ateliers, mais on l'observe également au sein des professions. On l'explique par le fait que les femmes et les hommes exerçant la même profession peuvent être affectés à des tâches différentes, avec des modalités d'exercice différentes, dans des milieux différents. Par exemple, dans une même profession, les femmes peuvent exercer davantage dans de petites entreprises, et les hommes dans de grandes. Sans en identifier précisément les causes, j'ai cherché à en faire l'observation. On constate en particulier que dans la plupart des métiers, les hommes sont plus confrontés à la pénibilité physique que leurs homologues féminines, quand bien même leur durée de travail serait équivalente. C'est par exemple le cas des ouvriers, par ailleurs les plus exposés à ce type de risques. En moyenne, les hommes ouvriers sont ainsi encore plus exposés à la pénibilité physique que les femmes ouvrières. En revanche, certaines femmes sont plus exposées que leurs homologues masculins à des postures pénibles dans certains métiers de service féminisés, comme chez les enseignants ou les caissiers. Plus généralement, au sein des mêmes métiers, les femmes sont plus exposées aux risques psychosociaux de toutes natures. Elles ont en général moins d'autonomie. Elles souffrent davantage d'un manque de soutien et de reconnaissance dans leur travail. Elles expriment plus souvent des conflits de valeur, souffrent de ne pas pouvoir faire correctement leur travail, que la qualité de leur travail soit empêchée. Les hommes sont plus confrontés à ces risques lorsqu'ils occupent des métiers dits féminisés, tels qu'employé administratif. Ils sont minoritaires dans ce type de métiers de bureau, mais y sont plus exposés à des risques physiques et psychosociaux que les femmes.
Par ailleurs, les hommes et les femmes sont confrontés à des contraintes d'organisation différentes. Les hommes effectuent plus souvent des heures supplémentaires et sont plus souvent joints en dehors de leur temps de travail. Ils travaillent plus souvent en horaires décalés, connaissent moins souvent leurs horaires à l'avance. Les femmes, quant à elles, travaillent plus souvent le week-end, ont des horaires rigides non concertés, et peinent à s'absenter en cas d'imprévu.
Au-delà des chiffres et des constats, ces travaux soulèvent deux grandes problématiques, qui seront certainement abordées dans les interventions qui suivent.
D'abord, l'importance des facteurs de risques psychosociaux dans certains métiers interroge, de fait, sur leur sous-estimation dans les professions où le travail réel dépasse le travail prescrit. Ainsi, dans les métiers de service nécessitant une interaction avec le patient, le client ou l'usager, le travailleur a à faire des arbitrages parfois subtils entre empathie et prise de distance. Les objectifs quantitatifs et normes de production entrent aussi parfois en contradiction avec la volonté du travailleur de bien faire son travail. Cette problématique, très importante, traverse beaucoup des résultats quantitatifs que j'ai pu mettre en évidence.
Par ailleurs, il me semble intéressant, voire nécessaire, d'analyser les conditions de travail au travers du prisme des comportements et représentations genrés. Nous savons que les stéréotypes de genre influent sur les orientations professionnelles et les métiers exercés par les femmes et les hommes. Mais ces normes sociales agissent également sur la façon dont les travailleurs exercent leur emploi, les contraintes auxquelles ils doivent faire face, les difficultés auxquelles ils sont confrontés, les attentes qui leur sont adressées et les ressources qu'ils peuvent mobiliser. Celles-ci dépendent d'un processus de socialisation dans le travail, mais aussi en dehors.
Certaines difficultés sont spécifiquement genrées. Par exemple, les agressions sexistes dirigées contre les femmes peuvent leur occasionner plus de difficultés dans certaines professions et certains environnements de travail. Pour autant, le poids des normes sociales peut expliquer d'autres différences entre les femmes et les hommes. Je pense notamment aux contraintes d'organisation du temps de travail. On peut par exemple se demander dans quelle mesure l'emprise du temps professionnel sur le temps personnel des hommes - le fait qu'ils soient plus souvent joints en dehors de leurs horaires de travail habituels, qu'ils fassent plus d'heures supplémentaires que les femmes, à même profession et à même durée de travail hebdomadaire, par exemple - n'est pas la matérialisation d'une injonction sociale qui leur est faite d'être disponibles, car ils sont encore souvent vus comme déchargés des tâches domestiques et familiales. Ce n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres. Il me semble que c'est une combinaison d'approches quantitatives et qualitatives qui permet de saisir tout ce qui joue au-delà de l'activité de travail, des contraintes propres à l'activité. Le regard croisé de plusieurs disciplines sur ces sujets est fondamental sur ces questions.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour cette présentation très complète. Je laisse la parole à Florence Chappert, de l'Anact.
Mme Florence Chappert, responsable du projet Genre, santé et conditions de travail à l'Anact. - Je suis responsable de la mission égalité intégrée, rattachée à la direction technique et scientifique de l'Anact, Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail. « Égalité » n'est pas le terme adéquat. Nous avons pour mission d'intégrer la question des situations de travail des femmes et des hommes à tous nos sujets de conditions de travail.
Merci de m'avoir invitée à partager nos analyses, à la suite des travaux que nous menons sur le sujet depuis 2008. J'ai pu prendre connaissance des différentes auditions. Je crois comprendre que vous avez déjà beaucoup exploré le sujet. Karine Briard vient de dresser une présentation synthétique des risques auxquels sont exposés les femmes et les hommes. Ainsi, je centrerai mon propos sur l'une de vos questions, l'analyse des facteurs explicatifs de la sous-estimation des risques professionnels auxquels sont exposées les femmes.
En 2008, le conseil d'administration de l'agence a décidé d'introduire la question du genre comme élément de méthode dans nos démarches d'amélioration des conditions de travail dans les entreprises. Nous avons alors émis une hypothèse selon laquelle la prise en compte du fait que les femmes et les hommes n'appartiennent pas aux mêmes métiers, n'occupent majoritairement pas les mêmes postes et ne sont pas exposés aux mêmes contraintes de travail ou d'articulation des temps, devait permettre d'affiner nos diagnostics et recommandations pour bâtir des systèmes de prévention en matière de santé et d'organisation de travail pour toutes et tous. Il s'agit d'une évaluation différenciée, mais pas d'une prévention différenciée.
J'ai identifié huit facteurs explicatifs de la sous-évaluation des risques professionnels pour les femmes, en commençant par la question des données et de leur analyse. En 2008, lorsque nous avons démarré nos travaux, il n'existait pas de données sexuées en santé au travail. C'est en 2012 que nous avons publié cette première photographie statistique des accidents de travail et maladies professionnelles selon le sexe. Depuis, la loi pour l'égalité réelle de 2014 a exigé des entreprises des indicateurs sexués de santé et sécurité au travail. Ils ne sont aujourd'hui plus obligatoires dans la Base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE). Par ailleurs, la loi de 2016 de modernisation du système de santé impose à la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) et aux services de santé au travail de produire des données sexuées. Ce n'est pas ou que très partiellement réalisé.
Revenons-en aux données publiées. Il est vrai qu'une baisse des accidents de travail a été observée pour les hommes, tandis qu'ils connaissent une recrudescence chez les femmes, bien que les premiers restent statistiquement plus concernés. Depuis 2013, la ré-augmentation des accidents de travail avec arrêt est uniquement due à ceux qui touchent les femmes. En revanche, il est à noter que la population française a crû de 13 % entre 2001 et 2019. Il est, dans ce cadre, nécessaire de recalculer des taux de fréquence par million d'heures travaillées. Sur 19,6 millions de travailleurs couverts par la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), nous ne connaissons pas la part d'hommes et de femmes. Néanmoins, des études plus fines de la Dares et de l'Insee permettent d'établir ce calcul de nombre d'heures travaillées. On constate alors que le taux de fréquence des femmes et des hommes se rapproche. Si l'on réalise une analyse par catégorie socioprofessionnelle, les ouvrières sont plus exposées que les ouvriers aux risques d'accident de travail, même si ces derniers sont plus exposés à la pénibilité physique. Les dernières données de l'Insee datant de 2018 et portant sur le périmètre Cnam et MSA (Mutualité sociale agricole) montrent que quarante-deux accidents de travail sont reconnus pour un million d'heures travaillées chez les femmes, contre trente-six chez les hommes pour la catégorie Ouvriers.
Il est vrai que l'analyse sectorielle est intéressante. En effet, on s'aperçoit que dans les secteurs de la métallurgie, du bois ou de la chimie, les accidents de travail baissent pour les hommes et les femmes à cause de la baisse des effectifs, mais aussi grâce à des politiques de prévention vraisemblablement plus anciennes. Dans le secteur du BTP et des transports, on observe une baisse pour les hommes mais une augmentation pour les femmes. Sur le terrain, nous constatons que les matériels, les équipements de protection individuels et les ports de charge sont insuffisamment adaptés à la morphologie et à la force musculaire des femmes.
Dans les secteurs à prédominance féminine, notamment dans la santé, le social, le nettoyage et l'intérim, le commerce, la grande distribution et l'industrie de l'alimentation, ainsi que dans la banque et l'assurance, nous observons une sous-évaluation des risques, avec une augmentation très forte des accidents pour les femmes, tandis qu'ils diminuent pour les hommes. Les politiques de prévention y sont vraisemblablement plus récentes et insuffisantes, même si un rapport de l'assurance maladie, établi en 2018, a noté qu'un certain nombre d'affectations psychiques liées au travail avaient été requalifiées en accidents de travail dans trois secteurs : le médico-social, le commerce et le transport.
Le deuxième facteur explicatif de la sous-évaluation des risques professionnels pour les femmes est lié à l'exploitation des données. Lorsque l'on dispose de données - et c'est désormais le cas -, de plus en plus sexuées, les explications dispensées sont le plus souvent erronées. Comme l'a démontré Karen Messing, les études épidémiologiques, lorsqu'elles existent, raisonnent encore trop souvent « toutes choses égales par ailleurs ». Or les situations de travail sont différenciées, donc les expositions aux risques le sont. Lorsque nous menons des études en entreprise sur l'absentéisme, pour montrer pourquoi les femmes sont plus absentes que les hommes, les explications renvoient systématiquement à la nature fragile des femmes ou à la présence d'enfants, et non aux situations de travail - alors même que nous ne disposons, en France, de quasiment aucune étude mesurant la charge mentale liée à l'articulation des temps. Seule une chercheuse du Cnam, Livia Scheller, a étudié ce phénomène en Suisse pour des conductrices de bus. Au Québec, un recensement démarre sur ces questions de charge mentale liée à l'articulation des temps.
Or les études menées sur 2,5 millions de salariés couverts par une mutuelle, mais aussi menées par la Dares et la Drees, montrent que les femmes sont 30 à 40 % plus absentes que les hommes, soit quatre à cinq jours de plus par an, hors maternité et paternité. Ce constat est dû essentiellement au cumul des contraintes de travail, mais aussi à l'arrêt maladie avant maternité. La Dares observe un supplément de 0,2 % d'absence seulement en cas d'enfant de moins de 6 ans. La seule situation personnelle liée à plus d'absence est celle des séparations, divorces et veuvages. C'est vrai pour les femmes comme pour les hommes.
Vous évoquiez les violences sexistes et sexuelles. Il s'agit du cas type pour lequel les entreprises adoptent une lecture individuelle de ces sujets, liés à des personnes et aux conséquences de relations personnelles, et non à des environnements de travail très peu mixtes ou des organisations de travail avec une répartition des tâches très sexuée. Ce n'est, par ailleurs, pas lié à un certain nombre d'autres facteurs de conditions de travail tels que les relations avec le public, les tenues sexuées des hôtesses d'accueil ou les horaires atypiques le soir.
L'approche de la prévention constitue le troisième facteur explicatif de la sous-estimation des risques professionnels propres aux femmes. Elle est aujourd'hui segmentée, en France, mais aussi ailleurs, par risques - troubles musculo-squelettiques, risques psychosociaux, amiante, bruit -, mais déconnectée des populations au travail, ce qui conduit à une méconnaissance des différences d'exposition selon le sexe. En effet, en entreprise, l'évaluation des risques n'est pas réalisée à partir des conditions de réalisation réelle du travail, selon le métier, le statut, le sexe, l'expérience, l'âge. C'est ce qui conduit à des Documents uniques d'évaluation des risques professionnels (DUERP) qui consignent des dangers, risques et cotations, mais ne disent rien des populations exposées.
Ce constat a pour conséquence le quatrième facteur explicatif, notamment dans les secteurs à prédominance masculine : la conception de systèmes et d'organisations de travail pensés en référence à un homme moyen. J'illustrerai mon propos par l'exemple d'une grande entreprise de la logistique. Les femmes sont beaucoup plus absentes que les hommes, mais ce n'est pas à cause des enfants. En effet, plus elles ont d'enfants, moins elles sont absentes. Ces absences sont liées à une insuffisante adaptation des organisations du travail. Le port de charges amène à porter des colis au-delà des normes du code du travail, en raison d'une règle organisationnelle liée à l'ancienneté. Les femmes se retrouvent donc avec plus de colis à livrer, dans des quartiers plus difficiles. Sur le plan physique, du dire même des médecins du travail, les cadences sont conçues pour des hommes jeunes et en bonne santé. Le matériel (vélos, voitures et étagères de tri) ne prend pas en compte la différence entre la taille moyenne des femmes et celle des hommes. Le constat inverse est observé dans les pressings, par exemple, les tables à repasser n'étant pas adaptées à la taille des hommes. Il est à noter que les femmes sont aujourd'hui plus nombreuses à entrer dans des métiers masculins que les hommes dans des métiers féminins. Ainsi, les différences biologiques ne sont pas suffisamment prises en compte.
Je peux également illustrer mon propos en évoquant les femmes enceintes. Dans la grande distribution, nous nous sommes aperçus que les aménagements de poste ou changements temporaires d'affectation n'étaient pas suffisants, renvoyant majoritairement ces femmes en arrêt maladie dès trois mois de grossesse.
Le cinquième facteur explicatif concerne les secteurs à prédominance féminine qui vous intéressent. Les risques physiques y sont sous-évalués. Le dernier rapport-bilan de l'Assurance maladie montre que seuls 23 % des personnes concernées par le compte personnel de prévention sont des femmes, dans le domaine de la santé humaine, de l'action sociale et des services administratifs. Ainsi, tous les secteurs de santé, sociaux et humains sont très en retard. Ce n'est que depuis 2018 que la Haute autorité de santé (HAS) puis le ministère de la santé ont engagé des politiques de qualité de vie au travail dans les hôpitaux, les Ehpad, dans les secteurs de la petite enfance ou de l'enfance en détresse, auxquelles l'Anact contribue.
Le sixième facteur explicatif, non négligeable, provient de l'absence d'évolution du parcours professionnel des femmes, qui les expose durablement à des phénomènes d'usure professionnelle, et, à terme, d'inaptitude. Dans une imprimerie, nous avons constaté qu'outre le fait de porter plus de onze tonnes par jour, les femmes entraient dans l'entreprise en tant qu'aides de finition, comme les hommes, mais qu'elles restaient à ce poste jusqu'au licenciement pour inaptitude ou à la retraite, tandis que les hommes partaient après trois ans. Ce phénomène d'inaptitude a été très bien documenté par Marion Gaboriau et sa directrice de thèse, Marie Cartier. Il participe à l'invisibilisation des facteurs de pénibilité.
Je pourrais aussi vous parler d'un rapport du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP) sur les femmes seniors, dont vous avez peut-être pris connaissance. Il montre qu'à la fin de leur carrière, les femmes sont tout autant exposées aux facteurs de pénibilité qu'au début de leur carrière. C'est différent pour les hommes, ces facteurs diminuant au fil du temps. L'analyse des expositions aux risques psychosociaux montre également que les femmes sont encore plus exposées en fin de carrière qu'en début de carrière, contrairement aux hommes. De nombreux travaux ont été menés par un groupe de recherche « genre, activité, santé » avec Isabelle Prost et Christelle Casse, explorant la question du vieillissement au travail, incluant la question de la ménopause. Cela me semble utile dans le contexte de réforme des retraites.
Le septième facteur concerne les enjeux de santé publique s'invitant, pour les femmes, alors qu'elles sont encore actives, à la différence des hommes. Je pense ici aux maladies chroniques évolutives telles que l'endométriose, la fibromyalgie ou le cancer du sein. Ces questions de santé publique ne s'articulent pas facilement avec les dispositifs de santé au travail imprégnés des paradigmes de prévention des expositions, de compensation et de réparation.
Il est à noter que le cancer du sein est le plus fréquent dans la population en âge de travailler. Une femme sur neuf ou dix est concernée, dont la moitié en âge de travailler. Or ces femmes présentent une caractéristique commune dans leur diversité, si elles veulent continuer à travailler : la variabilité et l'incertitude qui pèsent sur leur capacité à travailler ou à continuer à produire. Cela réclame non pas une protection des expositions, mais beaucoup plus de souplesse dans l'emploi du temps et dans les horaires, des marges de manoeuvre, du soutien managérial. Pourtant, Karine Briard a redémontré que les conditions du travail des femmes sont marquées par une moindre autonomie. La Dares l'a montré à plusieurs reprises, elles manquent de ressources pour effectuer un travail en santé. À ce sujet, je vous recommande d'auditionner Pascale Levet, déléguée générale du Nouvel Institut, qui a expérimenté sur ce thème avec un certain nombre de grandes entreprises, avec le soutien de la Direction générale du travail et désormais du plan santé au travail n° 4. Aujourd'hui, on assiste à une multiplication de prises de parole pour briser le tabou du cancer, notamment du sein, en entreprise. Les femmes en parlent. Nous devons désormais faire évoluer le régime du travail, le développement des marges de manoeuvre, la question de l'organisation capacitante pour les femmes comme pour les hommes.
Enfin, le huitième et dernier facteur explicatif est lié à notre méconnaissance des impacts des nouveaux risques environnementaux : perturbateurs endocriniens, nanomatériaux, crise climatique, nouveaux risques sociaux... Je parle, par exemple, du fait que les seniors en emploi sont aussi des aidants en termes de garde d'enfants et d'aide à leurs propres parents et cela concerne plus particulièrement les femmes. C'est un facteur de cumul supplémentaire de leurs activités hors travail.
S'agissant du télétravail, un certain nombre d'études ont porté sur ses conditions et impacts sur la santé, mais nous manquons de travaux sur les conditions de télétravail normal, qui s'est massifié. La chercheuse Gabrielle Schütz a notamment montré que les conditions et politiques de télétravail étaient genrées, et comportaient un risque sur la santé des femmes. La Dares le documente également. Nous sommes nous-mêmes intervenus dans une branche à ce sujet.
Pour ce qui est de l'agriculture, nous constatons qu'il faut deux fois plus d'emplois dans le bio, car il y a moins d'intrants, d'engrais et de machine, mais plus d'actions manuelles - désherbage, tri des déchets.... À qui revient le travail ? Nous ne sommes pas sûrs que la pénibilité manuelle ne revienne pas plus particulièrement aux femmes. Il est tout de même vrai que nous avons vu un projet innovant émerger comme d'autres dans ce secteur. Le projet Transformations du travail et transition vers l'agro-écologie en élevage de ruminants (Transaé) suivi par l'Inrae (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement) a montré que la participation d'agricultrices permettait de concilier santé au travail et transition agro-écologique.
Dans l'hôtellerie-restauration, des chercheuses de Grenoble ont montré qu'une politique de développement durable avait renforcé la division sexuelle du travail et amené une surcharge de travail pour les femmes plus que pour les hommes. Nous-mêmes, à l'Anact, finançons deux projets, dont l'un dans une collectivité locale qui s'interroge sur l'impact du réchauffement sur le travail des agents. Nous prendrons en compte le fait que le métabolisme des hommes et des femmes n'est pas le même face à la chaleur, et qu'il faut le prendre en compte dans l'adaptation du travail à de fortes chaleurs.
Je conclurai avec quelques recommandations, sur lesquelles nous pourrons peut-être échanger davantage plus tard. D'abord, il nous faut renforcer la production de données sexuées en santé au travail au niveau des entreprises et des territoires. Nous ne pouvons que saluer a minima les huit plans régionaux de santé au travail ayant développé des actions concernant la santé des femmes et ayant produit un diagnostic à cet effet. Ce sont aussi les services de santé au travail, la Cnam, la MSA, les branches et les mutuelles qui doivent appliquer et faire appliquer les lois de 2014 et 2016.
Il convient en outre de mener plus de recherches sur les liens entre genre, santé et travail, avec trois recommandations :
- prendre en compte la notion d'exposome, c'est-à-dire la multi-exposition des femmes et des hommes sur des facteurs de risque concernant le travail et le hors travail ;
- réviser le principe des études épidémiologiques qui raisonnent encore beaucoup « toutes choses égales par ailleurs », pour mieux prendre en compte les effets de genre ;
- développer des focus sur certains risques dans les emplois à prédominance féminine, liés aux risques chimiques, perturbateurs endocriniens, à l'articulation des temps, au télétravail et aux organisations de travail hybride, aux violences sexistes et sexuelles, aux cycles reproductifs, à la crise climatique...
Au niveau des entreprises, j'émettrai également trois recommandations :
- développer de nouvelles normes pour les matériels, outils et équipements de protection individuelle afin de prendre en compte les différences physiologiques entre les femmes et les hommes - lors de l'audition du Coct, les organisations patronales nous ont expliqué que nous étions très en retard en France, contrairement à l'Allemagne, car le code du travail a supprimé il y a trente ans toute référence au sexe, sauf la question de l'exposition au port de charges et du plomb ;
- faire appliquer la loi de 2014 visant à outiller le DUERP pour prendre en compte l'impact différencié à l'exposition en fonction du sexe, et inclure les risques des femmes dans leurs emplois, les risques liés à la grossesse, aux violences sexistes et sexuelles. Le Plan santé travail 4 (PST4) prévoit une action dans ce sens, pour outiller les entreprises qui associent les services de santé au travail, l'INRS et la Cnam pour expérimenter en région ;
- adapter une démarche large de prévention intégrée visant à une amélioration des conditions de travail pour toutes et tous, en supprimant par exemple du code du travail la disposition visant à limiter le port de charges à 25 kilos pour les femmes et 55 pour les hommes, en appliquant la norme européenne de 15 kilos pour tout le monde, et inclure les risques de prévention de la désinsertion professionnelle liée aux enjeux de santé publique avec les maladies typiquement féminines.
Je vous remercie pour votre attention.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour la précision de cet exposé, et son organisation très compréhensible. Je laisse la parole à Mme Aublet-Cuvelier, de l'INRS.
Docteure Agnès Aublet-Cuvelier, adjointe au directeur des études et de la recherche de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS). - Merci, Madame la Présidente. Je m'exprime aujourd'hui au nom de l'INRS, organisme paritaire ayant pour mission d'agir en prévention des risques professionnels par différents modes d'action - recherche, expertise, information et formation - pour les entreprises du régime général en France. Pour illustrer les différences entre les hommes et les femmes en matière de risques professionnels, j'ai choisi de parler de la prévention des troubles musculo-squelettiques et des facteurs explicatifs étayant la compréhension des différences existant en matière d'exposition et de prise en charge.
J'ai produit il y a quelques années un article intitulé Les TMS ont-ils un sexe ? pour la revue Santé & travail. Cette question anime les chercheurs et préventeurs depuis un certain nombre d'années, puisque ces troubles constituent, et de loin, la première maladie professionnelle en France depuis plus de deux décennies. Ils représentent en effet plus de 85 % des maladies professionnelles reconnues dans le régime général.
En 2019, un excédent de représentation des femmes est observé dans les statistiques de maladies professionnelles de type TMS reconnues par la Cnam. Leur pic de fréquence apparaît en outre à un âge plus précoce que chez les hommes. Nous essaierons de détailler les causes de cette surreprésentation.
Les troubles musculo-squelettiques comprennent des pathologies telles que le syndrome du canal carpien, les tendinopathies, les épicondylites, les hygromas du genou ou la lombalgie, autant d'atteintes touchant toutes les régions péri-articulaires de l'appareil locomoteur. Elles sont à l'origine de douleurs et d'atteintes fonctionnelles. Elles peuvent s'avérer transitoires et passer à la suite d'un retrait d'exposition à un certain nombre de facteurs de risques. Elles peuvent aussi s'installer de façon durable et devenir chroniques, sources de handicap. Elles peuvent compromettre le maintien et le retour au travail d'un certain nombre de salariés. Leur origine est multifactorielle, liée aux conditions de réalisation du travail. Nous pouvons identifier deux grandes familles de facteurs de risques, à commencer par les contraintes biomécaniques, efforts excessifs, répétitivité, postures inconfortables ou en position statique soutenue. S'y ajoutent les facteurs psychosociaux, également cumulatifs, à l'origine d'autres conséquences pour la santé mentale. Parmi ces facteurs psychosociaux, je peux par exemple citer la pression temporelle, le manque d'autonomie en excédent chez les femmes, des exigences psychologiques et émotionnelles plus prévalentes chez ces dernières que chez les hommes au travail du fait de la nature même de leurs activités. Celles-ci sont souvent très tournées vers le care, le soin, les relations avec le public, qui impactent largement ces questions de contraintes émotionnelles. Ces deux grandes familles sont déterminées par un environnement physique, organisationnel, managérial et économique qui joue un rôle majeur, dans lequel on va puiser des ingrédients et leviers d'action pour agir en prévention de ces affections.
Le rôle des facteurs extra-professionnels est réel dans la survenue de ces pathologies, mais on a montré qu'il était mineur dans le contexte professionnel de survenue des troubles musculo-squelettiques.
C'est par une approche participative, globale et pluridisciplinaire que l'on parvient à les prévenir.
Pourquoi les femmes sont-elles plus à risque que les hommes en matière de troubles musculo-squelettiques ?
Nous l'avons vu ce matin, la répartition des hommes et des femmes est différenciée dans différents secteurs d'activité, et au sein d'un même secteur, selon les postes et les tâches. Les hommes sont plus présents dans des secteurs comportant des activités physiques lourdes en termes de manutention de charge, dans le BTP ou l'industrie dite lourde, dans les secteurs du transport et de la logistique. Les femmes, quant à elles, sont plus représentées dans des activités de service, d'aide et de soin à la personne, et dans des activités de l'industrie dite légère. On y considère que le travail ne concerne pas le port de charges très lourdes, mais des activités d'assemblage avec des gestes très précis et très fins, par exemple, dont on a parfois du mal à estimer la réalité en matière qualitative et quantitative. Elles ont parfois été sous-estimées. Or des gestes précis et très fins impliquent une gestuelle sollicitant, par exemple, les muscles fléchisseurs des mains et des doigts et les muscles extenseurs, et peuvent être à l'origine de tendinopathies invalidantes à terme. Ces facteurs de risques peuvent être sous-considérés ou sous-évalués. Ils paraissent secondaires dans l'inconscient collectif, au regard du port de charges lourdes pour les hommes, par exemple.
Ces derniers sont donc, en général, plus confrontés à des contraintes physiques liées à la manutention manuelle de charges lourdes. Ils sont exposés aux vibrations des mains, des bras ou du corps entier par la conduite d'engins ou l'utilisation d'outils vibrants portatifs, notamment dans le BTP. Ils sont plus exposés au bruit, au travail à la chaleur et au travail de nuit. Les femmes, quant à elles, sont exposées à des facteurs de risque qui paraissent moins évidents et qui peuvent donc être sous-estimés, de manière générale, dans le monde du travail. Elles ne portent pas forcément de charges très lourdes mais elles ont la charge de la manutention et de l'aide à la mobilisation de personnes. Celle-ci constitue une charge très importante sur le plan physiologique, d'autant que les contraintes sont liées à des personnes en mouvement qu'on va assister, avec une fragilité importante qu'on ne peut ignorer. Il est bien moins grave de laisser tomber un sac de ciment qu'une personne. Par ailleurs, ces femmes sont plus en lien avec le public, qui peut être à l'origine du développement potentiel plus important de facteurs de risques psychosociaux. Il existe également d'autres sources de risques, mais je centrerai mon propos sur les troubles musculo-squelettiques.
La sous-estimation des risques, elle, est à la fois liée à une perception du risque, elle-même liée au genre, à des risques psychosociaux qui peuvent être de natures différentes de ceux des hommes, à un héritage de culture, de métier. En effet, les femmes seraient naturellement enclines à prendre soin des autres. Le dévouement et la dévotion seraient bien plus nobles que les petits maux dont elles pourraient souffrir. Ces éléments perdurent dans certains milieux. Ils ont longtemps entraîné un retard de prise en compte et une sous-estimation de ces risques. Les femmes elles-mêmes se refusent à se plaindre dans un certain nombre de situations, parce que le sens de leur travail et l'importance de la mission sont bien supérieurs aux douleurs qu'elles pourraient éprouver.
L'impact de la sous-estimation et de la représentation des risques est aussi lié à une répartition hommes-femmes différente dans le management et dans les instances représentatives du personnel, encore insuffisante dans certains secteurs. Les hommes y sont parfois surreprésentés, et laissent alors - inconsciemment - moins d'espace d'expression aux femmes sur leurs propres conditions de travail.
Des différences de statut et d'évolution professionnelle peuvent s'avérer défavorables aux femmes ; Florence Chappert l'évoquait plus tôt. Les femmes travaillent davantage à temps partiel et leurs carrières sont plus morcelées, impliquant une nécessité de travailler plus longtemps, d'avoir des parcours professionnels plus longs pour accéder à une retraite décente. Un cumul d'expositions va alors s'engager, avec un travail à un âge parfois reculé et l'accentuation d'un phénomène de moindres opportunités d'évolution professionnelle à mesure de l'avancée en âge. Ainsi, ces femmes ont moins de possibilités d'extraction de conditions de travail délétères ou pénibles en matière d'exposition à des facteurs de risque. Elles y seront exposées de façon prolongée par rapport à leurs homologues masculins.
Je m'engagerai également sur la voie de l'accumulation d'expositions à des facteurs de risque dans la vie privée et dans la vie professionnelle, avec des différences dans la gestion de l'équilibre entre ces deux aspects. Elles ont été mises en lumière lors de la crise covid, en particulier en télétravail. Il a été démontré que les femmes peinaient davantage à travailler chez elles sans enfant que leurs époux, qui parvenaient à s'isoler pour fournir le travail attendu à distance. La somme de travail rémunéré et non rémunérée est plus importante également chez les femmes, particulièrement lorsqu'elles ont des enfants. De plus, Florence Chappert le disait, elles sont trois fois plus sollicitées en tant qu'aidantes que les hommes. On imagine bien que cet ensemble de tâches domestiques, d'aidantes, de support à différentes fonctions génère une exposition à des facteurs de risques biomécaniques et psychosociaux, y compris dans la vie hors travail. Ils se cumulent avec les expositions aux facteurs de risques professionnels dans ces conditions.
Les femmes bénéficient en outre de temps de récupération moindres, puisqu'elles continuent à travailler en dehors de leur activité professionnelle. Or ces temps de récupération sont précieux pour réparer les microlésions tissulaires qui font le lit des tendinopathies et de toutes sortes de petites lésions péri-articulaires. Ces temps manquants entraîneront des retards de cicatrisation ou pourront générer des phénomènes pro-inflammatoires accentuant et déréglant paradoxalement les phénomènes de cicatrisation, contribuant également à la chronicisation de certaines lésions.
Les femmes sont également confrontées à plus d'horaires morcelés pour adapter les temps de vie travail et hors travail, et pour répondre à certaines exigences du travail. La première intervenante soulignait par exemple que les femmes travaillaient plus le week-end pour concilier ces temps de vie professionnelle et personnelle. Leur récupération ne peut alors se faire par du repos, mais par une occupation complémentaire en dehors de l'activité professionnelle.
On retrouve également des différences sur les aspects physiques et physiologiques entre femmes et hommes. Les taille moyenne, poids moyen, indice de masse corporelle moyen et leur morphologie sont évidemment différents. Or les postes de travail et l'organisation spatiale sont souvent pensés pour un homme de taille moyenne et s'avèrent finalement inadaptés à la morphologie et aux caractéristiques anthropométriques des femmes. Les équipements de travail et dispositifs d'aide technique seront plus difficiles à utiliser pour elles. Les équipements de protection individuelle peuvent également être inadaptés. On voit souvent dans les entreprises des boîtes de gants en taille M, censée convenir à la moyenne des personnes. Les femmes ont souvent des plus petites mains que les hommes. Ce constat peut paraître anecdotique, mais lorsqu'on porte des gants surdimensionnés par rapport à la taille de nos mains, et que l'on doit saisir des objets ou faire de la manutention, on réalise des efforts de serrage plus importants pour maintenir le gant sur la main et pour maintenir le colis ou les objets que l'on est censé transporter. Ainsi, ces gants trop grands accroissent les facteurs de risques biomécaniques délétères s'agissant des risques de troubles musculo-squelettiques.
Il en va de même pour les zones d'atteintes en approvisionnement, où les femmes seront contraintes de lever les bras au-dessus des épaules de façon beaucoup plus fréquente, parce que les approvisionnements sont à hauteur inadaptée, ce qui générera, là encore, des facteurs de risques spécifiques.
En matière de constitution organique aussi, des différences tissulaires existent entre les femmes et les hommes en termes de propriétés élastiques, ligamentaires, tendineuses, ou osseuses. Les femmes ont également des capacités fonctionnelles sur le plan cardiovasculaire de base inférieures à celles des hommes, en raison notamment d'un taux d'hémoglobine en moyenne plus faible et d'un coeur plus petit. Elles sont obligées d'augmenter leur fréquence cardiaque pour préserver un débit permettant d'oxygéner correctement l'ensemble de l'organisme. Cela ne signifie pas que ce sont des femmes faibles, mais simplement qu'à effort ou à exigence égale en matière de contraintes biomécaniques ou physiologiques, elles devront souvent réaliser des efforts supplémentaires par rapport à leur force maximale ou leur capacité cardiovasculaire maximale. Au final, ces efforts seront plus coûteux pour leur organisme. Par ailleurs, on l'a évoqué très rapidement, le fonctionnement hormonal, du métabolisme et de l'immunité constitue également un facteur différenciant les hommes et les femmes.
En termes d'éléments complémentaires, nous avons à faire face à une forme de déterminisme social et culturel sur les rôles, valeurs et comportements attribués aux femmes et aux hommes. Ils peuvent déterminer des façons de travailler, de se comporter, de réprimer des émotions, de bouger. L'IRSST (Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et sécurité au travail, organisme québécois homologue de l'INRS) a notamment observé que les femmes n'avaient pas la même façon de réaliser de la manutention manuelle de charges que les hommes. Ce constat est à la fois lié à des éléments physiologiques - l'anatomie n'est pas la même, les centres de gravité ne sont pas les mêmes, les chaînes posturales sont différentes -, mais aussi à des codes sociaux sur la façon dont une femme et un homme se tiennent dans la vie de tous les jours.
Après ce panorama un peu général qui vous éclaire sur la question des TMS, mais qu'on pourrait appliquer à bien d'autres risques, que dit le code du travail ? Il stipule notamment que l'évaluation des risques tient compte de l'impact différencié de l'exposition au risque en fonction du sexe. La prise en compte de cet élément nous apparaît effectivement très importante. Elle aboutira à la prise en compte dans l'évaluation des risques de tous les facteurs de variabilité entre les hommes et les femmes. Ceux-ci sont liés au sexe, mais aussi à l'âge, à la corpulence, à des facteurs génétiques, des antécédents médicaux, des capacités fonctionnelles, à l'expérience des femmes et des hommes dans leur activité professionnelle. L'évaluation des risques doit être au plus proche de la situation de travail et de l'exposition réelle. Elle peut - et doit - considérer des caractéristiques individuelles lorsqu'elles s'avèrent nécessaires pour tenir compte des différents facteurs de variabilité. La séniorité, les spécificités des nouveaux embauchés, l'expérience professionnelle ou la situation de handicap sont autant de facteurs à prendre en compte dans l'évaluation des risques.
La prévention, quant à elle, doit respecter des principes généraux, qui sont également édictés dans le code du travail. Elle doit, à notre sens, être collective et adaptée à toutes et à tous, y compris à ceux qui sont le plus à risque, quelles que soient les caractéristiques physiques, physiologiques et psychologiques de ces personnes. Les situations spécifiques doivent être prises en compte, notamment grâce au rôle du médecin du travail et plus largement des services de prévention et de santé au travail. Ceux-ci ont une connaissance fine de la situation médicale et de santé des personnes qu'ils ont en charge. Ils ont également une connaissance des situations de travail qui leur permet de proposer des pistes de prévention. Ces dernières, en complément de la prévention collective, peuvent s'adapter à ces situations particulières.
Il existe néanmoins des points de vigilance à souligner. Il est plus facile d'agir en prévention sur certains risques plus visibles, qui sont plutôt masculins, dans un certain nombre de situations par l'accès à des actions de mécanisation, d'automatisation ou d'aide technique à la manutention manuelle de charge, par exemple. Je peux également citer des actions sur les dispositifs anti-vibratiles. Ces actions de prévention sont évidemment fondamentales. Elles bénéficient à toutes et à tous. Néanmoins, il est primordial de conserver une certaine vigilance pour ne pas négliger pour autant la nécessaire prévention de risques qui seraient plus difficiles à rendre visibles et à juguler, et pour agir sur les causes profondes. Nous évoquions tout à l'heure ces gestes précis et très fins qui peuvent parfois paraître anodins. Répétés à de très nombreuses reprises durant de longues années, ils peuvent s'avérer particulièrement délétères. Nous pouvons également mentionner les facteurs de risques psychosociaux qui ont un rôle dans la survenue des troubles musculo-squelettiques. Ils peuvent être plus difficiles à aborder, à qualifier, à quantifier. Il faut agir sur ceux-ci de manière tout aussi efficace que sur d'autres facteurs biomécaniques.
On peut aboutir, si l'on n'y prend pas suffisamment garde, à une forme de discrimination. Nous avons vu les différences qui existent entre les hommes et les femmes sur des aspects physiologiques. Ceux-ci ont longtemps été mis en avant pour expliquer les risques de troubles musculo-squelettiques, dont on considérait qu'ils étaient l'apanage de la femme ménopausée qui tricote, avec parfois un certain mépris. Il a fallu travailler beaucoup pour mettre en avant l'ensemble des facteurs déterminants sur un plan social et organisationnel, expliquant de façon beaucoup plus argumentée les différences de risque entre les hommes et les femmes.
Attention également à ne pas chercher, en protégeant ou en préservant la santé des femmes, à surexposer celle des hommes à qui serait dévolu le port de charge pour prévenir ou réduire le risque. Il s'agit là d'une raison supplémentaire pour agir de façon collective à l'attention de toutes et tous, y compris des plus fragiles.
Il existe aussi un risque de renforcement des stéréotypes de genre qui pourrait aboutir à des actions ciblées contre-productives. Je viens d'en donner un exemple. Soyons vigilants au risque d'enfermement dans certaines représentations. Je ne reviendrai pas sur les normes de manutention manuelle de charges, puisque Florence a exposé cet exemple.
S'agissant des actions à mener, il est évident que la recherche doit veiller à renforcer la prise en compte du sexe et du genre dans toutes les études, avec des analyses différenciées hommes-femmes. La compréhension des mécanismes qui viennent soutenir l'étiologie et la survenue d'un grand nombre de maladies professionnelles doit être poussée. L'apport des différentes disciplines pour améliorer les connaissances est nécessaire. Nous l'entendons depuis ce matin, l'apport des épidémiologistes, des ergonomes, des sociologues, des biomécaniciens, des physiologistes, des psychologues sont autant de portes d'entrée vers des espaces qu'il est important de faire communiquer pour obtenir des pistes de prévention qui soient intégratives d'un ensemble de conditions de travail.
La formation initiale des futurs professionnels et décideurs, managers et concepteurs est également essentielle pour les rendre sensibles à ces questions de déterminisme social, en termes de prévention de la santé des hommes et des femmes en milieu de travail. Il existe un certain nombre d'initiatives de formation vers ces publics cibles depuis plusieurs années sur la question de la prévention des risques professionnels, très insuffisamment enseignée. De nombreux futurs professionnels n'y sont pas suffisamment sensibilisés, y compris parmi les personnes qui s'engageront ensuite dans des voies de ressources humaines ou de management.
Nous devons veiller à ce que les concepteurs des équipements de travail soient également sensibilisés à ces questions. Nous avons encore vu récemment l'importance d'un ajustement au visage des appareils individuels de protection respiratoire, toute fuite constituant évidemment un facteur délétère pour la protection de ces personnes. Or, souvent, le visage des femmes est plus petit et différent de celui des hommes, et le masque n'est pas nécessairement adapté à leur morphologie.
Ensuite, j'insisterai sur l'information et la sensibilisation nécessaires de toutes les parties prenantes - préventeurs, employeurs, instances représentatives du personnel, salariés - et sur l'ancrage d'un certain nombre de facteurs à traiter à un niveau beaucoup plus macro, au niveau sociétal, en faveur de la prévention des risques des femmes et des hommes. Merci de votre attention.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour cette présentation très complète. Je laisse la parole à notre dernière intervenante.
Mme Mélody Béaur-Guérin, ergothérapeute, ergonome. - J'essaierai d'éviter les redites à la suite des interventions précédentes. Je dresserai notamment un focus sur les femmes au travail et le handicap.
Aujourd'hui, nous savons que, quel que soit le type de travaux effectués ou le type de secteur, les femmes peuvent tout faire, dans une certaine mesure bien sûr. Même les travaux qui peuvent être jugés simples par la société ne le sont pas nécessairement. Ils ne sont pas plus simples, et ils ne sont pas forcément plus sûrs et sécurisés. Aujourd'hui, les femmes comme les hommes ont besoin d'un équilibre occupationnel, c'est-à-dire qu'ils ont besoin d'allier différentes activités dans leur vie de façon à s'épanouir. Il s'agit notamment d'allier le travail et la famille, différentes responsabilités qui pèsent aujourd'hui sur les femmes. Malheureusement, nous observons davantage de situations de monoparentalité chez ces dernières. Le fait d'avoir un travail et une activité domestique génère un cumul des contraintes, notamment physiques, et une surexposition à terme. Nous le voyons notamment en matière de temps alloué aux tâches domestiques : 2h32 chez les femmes, contre 2 heures chez les hommes. Cet écart augmente la charge mentale et réduit drastiquement le temps pour les loisirs des femmes.
Je ne reviendrai pas sur les différences physiques et physiologiques entre les femmes et les hommes, déjà évoquées précédemment, tout comme sur les postes qui n'y sont pas systématiquement adaptés. Les normes ne sont pas basées sur les femmes, sauf la norme NF X 35-109 concernant le port de charge. À cette exception près, les postes sont de manière générale adaptés à l'homme moyen.
Les femmes sont donc contraintes à réaliser des efforts supplémentaires pour faire un travail qui peut être identique. Elles ont également des besoins différents, notamment en lien avec leurs menstruations. Contrairement à ce que voudrait l'imaginaire masculin collectif, elles ne sont pas accompagnées uniquement d'irritabilité et de douleurs abdominales, mais aussi de céphalées, de douleurs lombaires, de vertige... En France, il n'existe pas, aujourd'hui, de congé menstruel. Des besoins spécifiques sont également liés aux grossesses et au post-partum. Ils dépendent de chaque femme, de manière spécifique.
Entre 2001 et 2019 a été observée une augmentation du nombre d'accidents du travail pour les femmes, massive dans le secteur des activités de services - + 110 % -, mais aussi des accidents, multipliés par deux par rapport aux hommes, toujours sur ce type d'activité. Par ailleurs, les durées d'arrêt de travail sont plus longues pour les femmes que pour les hommes, sauf dans le secteur du BTP qui reste extrêmement exposé aux diverses contraintes.
Selon le Comité régional d'orientation des conditions de travail (Croct) de Bretagne, on retrouvait, en 2019, entre 32 et 40 % de femmes victimes de harcèlement sexuel au travail, d'agressions sexuelles ou de viol. Ces 40 % correspondent notamment aux cadres, et les 32 % aux autres statuts. 80 % des salariées feraient face à des attitudes sexistes. Cette étude a évidemment été réalisée sur une échelle, mais on pourrait penser que ces résultats sont sous-estimés, puisque les femmes en France, et dans le monde, sont aujourd'hui toutes victimes d'attitudes sexistes, a minima. Je pense que personne, dans cette assemblée, ne pourrait dire qu'elle n'a connu aucune attitude sexiste, au moins verbale. Pour les femmes, les risques professionnels sont différents, puisqu'on peut en ajouter certains à ceux que connaissent les hommes.
Je peux ici citer les risques classiques que sont les risques thermiques, physiques, liés aux produits utilisés et qui engendrent des maladies, liés aux bruits, mais aussi des risques de violences et de discriminations. C'est ici que je vais tisser le lien avec mon activité d'experte en dommages corporels. Les femmes sont victimes de violences, conjugales ou non, liées à des agressions, des viols, des mutilations. Ces violences engendrent des conséquences physiques, mais aussi psychologiques gravissimes, des limitations fonctionnelles, des pertes de mobilité ou de sensibilité... Elles vont nécessairement influer sur le travail, occasionnant des arrêts, voire un changement d'orientation. Si ces incidents se produisent sur le lieu de travail, on n'a en général aucune envie d'y retourner. Ainsi, nous observons dans ces situations des changements dans les habitudes de vie, et même des conduites d'évitement, ce qui signifie que, finalement, la vie antérieure n'est plus retrouvée.
Permettez-moi maintenant de dresser un focus sur la santé et le handicap, puisque cela n'a pas été fait avant. En tant qu'ergothérapeute, je vais prêcher pour ma paroisse. La définition de la santé la plus connue est celle de l'OMS. Elle est définit comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. » Le handicap, quant à lui, correspond à toute limitation d'activité ou même seulement à une restriction de participation à la vie en société dans un environnement donné pour une personne, et qui génère une altération substantielle durable, ou même définitive, d'une ou plusieurs fonctions, qu'elles soient physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant. Je tiens à rappeler que 80 % des handicaps sont invisibles. Ainsi, on peut très bien être dans une situation de travail sans que notre employeur soit informé de notre situation de handicap. En effet, les chiffres que je vous exposerai tout à l'heure tiennent compte des déclarations de reconnaissance en tant que travailleur handicapé (RQTH). Pour disposer de cette reconnaissance, il faut avoir engagé des démarches, et donc avoir constitué un dossier auprès de la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Sans cela, nos pathologies et handicaps, bien réels, ne sont pas reconnus.
On considère qu'il y a en France en moyenne 2,7 millions de personnes âgées de 15 à 64 ans bénéficiant d'une reconnaissance administrative en lien avec le handicap ou une perte d'autonomie, dont 50 % de femmes, soit 1,35 million de personnes. Sur cette population globale, seules 955 000 personnes travaillent. Pourquoi autant de personnes en situation de handicap ne travaillent-elles pas ? Pour les jeunes, nous pouvons mentionner la question de l'insertion professionnelle, mais je peine à croire que la moitié de cette population soit en situation de formation.
Les femmes en situation de handicap sont aujourd'hui beaucoup plus touchées par le sous-emploi. Elles travaillent, mais à temps partiel, même si elles souhaitent et peuvent travailler davantage. Leur taux d'inactivité est plus élevé que celui des hommes. Elles sont davantage touchées par le chômage que le reste de la population française. Aujourd'hui, une femme souffrant de handicap souffre ainsi d'une double discrimination : celle du genre et celle du handicap.
Nous avons identifié des axes de travail, tant pour les entreprises qu'en matière de formation. La priorité revient à l'évaluation des risques sur le terrain, qu'ils soient individuels ou collectifs, en y incluant la dimension du genre. L'évaluation, si elle est trop globale, ne pourra en effet pas inclure la femme, et nous resterons sur les mêmes problématiques que celles que nous connaissons actuellement. Il s'agit aussi de faire émerger des situations de discrimination, notamment liées à notre construction sociale et nos normes culturelles, et de parler de la variabilité inter et intra-individuelle. La variabilité interindividuelle est celle que nous avons entre deux personnes. La variabilité intra-individuelle correspond aux fluctuations que nous pouvons connaître au sein de notre propre corps, au sein d'une même journée, d'une même période. Je ne suis pas dans les mêmes dispositions à cet instant précis que dans quelques heures, quand je ne serai plus ici. Mes capacités ne seront pas forcément les mêmes, et mes tâches, elles aussi, seront différentes.
Après l'évaluation vient la prévention. Plus on prévient de manière précoce, plus nos adaptations pourront être efficaces. L'adaptation permet aussi la performance, et donc le lien entre la productivité et la santé. C'est un double bénéfice, tant pour les entreprises qui enregistreront moins d'arrêt de travail et de maladies professionnelles, que pour les salariés qui souffriront moins.
Nous devons également éduquer par le biais de sensibilisations, de formations, de conseils, qui peuvent être dispensés en interne. On entend souvent parler de formations organisées sur quelques heures ou quelques jours dans les entreprises, telles que la formation « gestes et postures », mais aussi bien d'autres, qui toucheront toutes les difficultés évoquées aujourd'hui, en particulier les risques psychosociaux. Il s'agit aussi d'aborder tous les risques cités aujourd'hui dans les formations initiales, et pas uniquement au niveau des ressources humaines, mais bien au niveau managérial de manière globale, et dans tous les métiers, puisqu'ils sont tous exposés à des risques professionnels. Il s'agit également de favoriser la mixité. Les femmes sont aujourd'hui sous-représentées dans la hiérarchie. Plus on favorise la mixité, plus on pourra aussi favoriser cette prévention, parce que les femmes seront peut-être plus impliquées dans ces sujets qui les concernent.
Tout cela nécessite un accompagnement vers des changements organisationnels, techniques, architecturaux et de compréhension de l'autre, au niveau du genre, mais aussi du handicap. En effet, chaque handicap est différent, et chaque personne est différente. Au sein d'un même groupe d'individus ou de travailleurs, comprendre l'autre et ses difficultés, l'autre et ses différences, permet de limiter les discriminations. Cette compréhension permet également un meilleur vécu au travail, de manière très globale.
Pour cela, des professionnels peuvent intervenir. Les ergothérapeutes, professionnels de santé diplômés d'État, interviennent auprès de tout type de population. Nous avons pour objectif de rendre la personne autonome dans ses activités de vie quotidienne. Si elle rencontre une difficulté dans ce contexte, et notamment au travail, nous pouvons intervenir par le biais d'analyses d'activités qui feront le lien entre l'activité et la santé. Ces éléments seront remis au sein de l'environnement de façon à recontextualiser et à être le plus proches de l'activité réalisée.
Il est aussi possible de se spécialiser au niveau du travail ou au niveau judiciaire - c'est mon cas. Ces formations spécifiques permettent d'adopter une vision plus fine sur certains domaines.
L'ergonome n'est pas un professionnel de santé, mais il est spécialiste de l'adaptation du travail humain à l'être humain. Son travail s'appuie sur une recherche sur les interactions entre le travail et ses différentes composantes. Il va mettre en oeuvre et utiliser différentes connaissances scientifiques pour concevoir des outils, des postes de travail, des machines adaptés aux personnes qui vont les utiliser, de façon à être confortable lors du travail et à effectuer un travail sécurisé et efficace. L'utilisateur sera protégé et performant, ce qui offrira ainsi un double bénéfice pour l'employeur et pour le salarié.
Dans ce contexte, les professionnels doivent impérativement articuler les facteurs biomécaniques, techniques, psychosociaux. Dès l'évaluation, ils doivent prendre en compte les besoins spécifiques liés aux femmes. Sans cette prise en compte, on ne pourra pas faire évoluer les mentalités et les situations de manière spécifique aux femmes.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci Mesdames, pour ces présentations qui se sont complétées de manière judicieuse. Merci d'avoir vu l'intérêt de chacune de vos interventions, nous offrant une vision d'ensemble très riche. Je laisse la parole aux rapporteures.
Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci pour vos présentations.
Madame Béaur-Guérin, vous avez relevé les problématiques de handicap dues au travail. Qu'en est-il des femmes handicapées avant même de travailler ? Nous savons qu'elles connaissent plus de problèmes de recrutement que les hommes. Quels sont leurs freins ? Quels leviers permettraient de les accompagner ? Il me semble que la délégation avait mené un travail sur les femmes et le handicap.
Mme Annick Billon, présidente. - Ce travail portait davantage sur les violences.
Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - D'accord. Je pense que ce sujet fait partie de la santé des femmes handicapées au travail.
Vous avez par ailleurs évoqué les conditions de travail des femmes dans les secteurs d'activités. Quid des entreprises en fonction du nombre de salariés ? Avez-vous étudié la différenciation entre les grandes entreprises, les TPE et PME ?
Madame Chappert, vous avez parlé de Karen Messing. J'ai lu qu'elle estimait que la solidarité féminine constituait un élément essentiel pour améliorer les conditions de travail des femmes. Elle en illustre la portée en décrivant la création, le développement et les apports du Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l'environnement, Cinbiose. Elle considère que son influence fut positive sur l'orientation des politiques publiques, parce qu'il parvient à démontrer que les travailleuses étaient mal étudiées, mal protégées et mal indemnisées par les agences gouvernementales au Québec. J'aimerais connaître votre avis : un centre de cette sorte serait-il à même de rendre moins invisible la problématique de la santé des femmes au travail ?
Mme Florence Chappert. - L'Anact m'a envoyée au Cinbiose en 2012 pour prendre connaissance des travaux menés au Québec sur la question de la santé au travail des femmes et des hommes. À l'époque, le Québec était très en avance sur la France. Depuis, nous avons beaucoup progressé. Nous avons rattrapé beaucoup de retard.
Quand Karen Messing fait référence à la solidarité féminine, elle évoque deux sujets, de niveaux différents. Elle parle d'abord des espaces de parole au sein des entreprises, que l'on nomme « espaces de discussion » à l'Anact. Ils permettent aux femmes, mais aussi aux hommes au travail d'échanger sur leurs problématiques de travail, sur la meilleure manière de travailler. Au Québec, il y a plus de groupes non mixtes, qui réfléchissent et discutent par rapport à leur travail, composés de femmes, mais aussi d'hommes - vous connaissez la question des masculinités qui monte en puissance. C'est moins le cas en France, bien que l'on constate des évolutions en ce sens dans la société. Nous observons également des revendications dans la société civile, de la part de jeunes générations qui revendiquent un développement de la sororité, etc. Ceci dit, lorsque je suis intervenue dans des structures sur la question des violences sexistes et sexuelles au travail, j'ai interrogé les Comités de direction (CoDir) ou les CHSCT (Comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail) de l'époque. J'ai dû créer des groupes non mixtes pour qu'ils et elles puissent s'exprimer sur certains sujets tabous, tels que les violences sexistes et sexuelles ou les règles ou les problèmes gynécologiques ou d'endométriose. J'imagine mal des groupes mixtes en discuter, bien qu'il serait opportun que les hommes s'emparent également des problèmes de santé au travail des femmes.
Il reste un problème dans l'entreprise. Comment parler de ce sujet ? Il existe un tel risque de discrimination, positive ou négative, un risque de naturalisation et de renvoi à la nature biologique des femmes, et donc stigmatisante, qu'il est difficile d'en parler.
Dans la grande entreprise que j'évoquais plus tôt, les femmes ont fait savoir que leur plus grand problème était de pouvoir se rendre aux toilettes durant leur tournée à l'extérieur. Elles ont toutes indiqué avoir souffert d'infections urinaires ou de cystites. C'était la première fois que ce sujet remontait au CHSCT central de l'entreprise, alors que cette branche compte 150 000 personnes, et que les syndicats et médecins du travail l'évoquaient publiquement comme n'étant plus un tabou. Dès lors, sur le parcours des tournées ont été identifiés des lieux - mairies, écoles - dans lesquels les femmes pourraient se rendre aux sanitaires. Ce problème se posait notamment en zone rurale. Les besoins physiologiques des femmes ne sont pas exactement les mêmes que ceux des hommes.
Ensuite, le centre Cinbiose est un département de recherche monté au sein de l'UQAM, l'Université du Québec à Montréal. Il a créé des partenariats et des alliances avec les syndicats représentant les salariés. C'est ce partenariat qui a été très intéressant pour faire remonter les problèmes que rencontraient les femmes sur le terrain.
Le conseil d'administration de l'Anact travaille sous un mandat tripartite entre l'État, les représentations des organisations syndicales de salariés, et des organisations patronales. Lorsque nous mettons des actions en place, nous ne travaillons pas qu'avec un type de syndicat plutôt que l'autre. Nous avons des liens collectifs au niveau des instances de gouvernance, mais aussi unilatéraux avec chacun des représentants des employeurs ou des salariés. En France, je recommande la création d'un institut de la recherche en santé pour les femmes et pour les hommes prenant en compte ces questions de sexe et de genre, tant pour des enjeux de santé publique que de santé au travail, comme il en existe au Canada (Institut de la santé des femmes et des hommes dans le cadre des I.R.S.C).
Catherine Vidal vous a parlé d'un gros projet qui démarrait à ce sujet, pour 10 millions d'euros. Je ne sais pas s'il concerne aussi la santé au travail. En tout cas, n'oublions pas celle-ci. Pour cette raison, je recommande la création d'un institut de recherche-action. Ces problématiques sont ancrées dans des situations de travail. Nos différents métiers de prévention ne peuvent se faire sans nous rendre sur le terrain, en raison du décalage important entre travail prescrit et travail réel.
Ensuite, nous intervenons dans de petites et grandes entreprises. Je dois dire que je ne dispose pas d'éléments statistiques à vous communiquer quant aux conditions de travail d'une manière générale entre les petites et les grandes entreprises. De fait, je n'ai pas moi-même creusé ce sujet (sauf une analyse statistique sur 2,5 millions de salariés couverts par une mutuelle montrant que plus on est dans une grande entreprise, plus on est absents), mais il existe sûrement d'autres études. Je m'interroge quant aux marges de manoeuvre, qui pourraient être plus ou moins importantes dans les grandes et petites entreprises. Je ne sais pas si cette question est genrée ou non. En tout cas, les grandes entreprises ont connu un phénomène d'intensification importante et de standardisation du travail qui, de mon analyse, a impacté plus négativement les femmes que les hommes. J'aurais tendance à dire que les femmes, et les hommes d'ailleurs, ont plus de marges de manoeuvre dans les petites entreprises que dans les grandes, les métiers étant plus complets et moins standardisés, mais ce n'est qu'empirique.
Mme Agnès Aublet-Cuvelier. - Je ne dispose pas moi non plus de données à ce sujet. Je pense que l'on pourra trouver des points discriminants dans les relations entre les uns et les autres. On peut supposer que la représentation syndicale est plus importante dans les grandes entreprises que dans un certain nombre de petites structures, et qu'elle peut faire entendre les voix des salariés d'une façon plus favorable. Dans le même temps, on constate souvent une forte discrimination dans la répartition des postes et des tâches dans les grandes entreprises, avec des assignations liées à une forte standardisation des postes. Ainsi, je ne suis pas persuadée que les marges de manoeuvre soient plus importantes dans les grandes entreprises par rapport aux plus petites. On pourrait supposer que les femmes - et les salariés en général - ont plus de latitude décisionnelle et d'autonomie dans ces dernières, avec des possibilités de régulation en boucle courte et des hiérarchies directes. Néanmoins, dans les petites entreprises, les activités ne sont pas les mêmes que dans les grandes. Elles peuvent disposer d'une moindre information, sensibilisation et de moins de moyens de prévention que les grandes entreprises. Finalement, de nombreux facteurs peuvent être en faveur ou en défaveur de la santé des femmes dans les différentes structures.
Je tiens à préciser que l'INRS effectue des travaux qui peuvent considérer les questions de genre. En matière de toxicologie, par exemple, il existe des études expérimentales ayant pour objectif d'évaluer les risques liés à l'exposition à un certain nombre de toxiques, qui peuvent notamment l'être pour la reproduction, de façon très différenciée pour le sexe féminin et le sexe masculin. Ces recherches sont très rigoureuses et approfondies. Nous prenons en compte de la façon la plus systématique possible les différences de sexe dans l'ensemble des études que nous réalisons, lorsque cela est possible. Ce n'est pas toujours le cas pour des raisons pragmatiques. Il nous arrive parfois de favoriser des recherches considérant le genre féminin ou masculin de façon préférentielle en fonction des situations. C'est notamment le cas en matière épidémiologique : on n'a pas toujours la possibilité d'accéder à des individus de sexe masculin, peu nombreux dans un secteur d'activité et nous empêchant d'atteindre la puissance statistique suffisante pour apporter des éléments de preuve, par exemple.
Mme Karine Briard. - À ma connaissance, il n'existe pas d'étude quantitative sur les différences d'expositions professionnelles selon la taille des entreprises, mais il serait très intéressant de creuser cette question. Il s'agit en outre d'un facteur, observable, disponible dans les enquêtes telles que l'enquête « Conditions de travail » de la Dares. Il n'y a certainement pas de réponse univoque sur ce sujet, qui doit dépendre des secteurs d'activité, des environnements de travail et des cultures d'entreprise. Il faudrait donc regarder finement les secteurs, les types d'environnements professionnels, prendre en compte la zone géographique, rurale ou urbaine, par exemple. Je ne reviendrai pas sur les arguments exposés, parce que je les rejoins totalement.
Mme Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Mesdames, merci pour vos exposés bien structurés et détaillés, qui recoupent les auditions que nous avons déjà menées.
Nous avons largement évoqué la question des entreprises avec ma collègue. Les réponses que vous nous avez fournies me renseignent bien.
Madame Chappert, vous avez plusieurs fois parlé des lois de 2014 et 2016. Au-delà de leur défaut d'application, vous paraissent-elles suffisantes, ou identifiez-vous des vides, manquements et orientations à retravailler ? Vous avez également évoqué la suppression d'un certain nombre de normes dans le code du travail. Où en sommes-nous sur ce point ? Vont-elles être réappliquées ? Où en est le sujet du port de charge et de ses limites pour les hommes et les femmes ?
Par ailleurs, pensez-vous que la relation entre un chef d'entreprise et ses salariés est plus proche dans les petites que dans les grandes entreprises ? Nous avons évoqué les syndicats, qui jouent bien entendu un rôle considérable.
Les postes de travail étant souvent interchangeables, sont-ils adaptables entre les hommes et les femmes, en fonction de leurs différences biologiques ? Sinon, est-il possible de les spécifier sans occasionner un risque de discrimination ?
Ensuite, Madame Aublet, vous avez évoqué de moindres opportunités d'évolution professionnelle pour les femmes que pour les hommes. Avez-vous pu les lier à une différence de formation au cours de la vie professionnelle ?
Par ailleurs, des ergothérapeutes travaillent-ils au sein de la médecine du travail ? Les médecins du travail sont-ils formés à cette spécialisation ? Les ergonomes travaillent-ils avec les fabricants de machines ?
Enfin, la maternité est-elle une contrainte ou un épanouissement ? Dans les auditions, je la ressens plus comme une contrainte. J'estime pourtant qu'il s'agit d'un épanouissement qui aide les femmes à se réaliser.
Mme Annick Billon, présidente. - Chacune pourrait répondre à cette question différemment. Personnellement, j'étais directrice commerciale, et je parcourais 300 kilomètres par jour. Il était compliqué de trouver des sanitaires avant d'arriver chez les clients. Dans ce contexte, mes grossesses n'ont pas été épanouissantes, puisqu'elles étaient associées à cette contrainte et à cette inquiétude.
Mme Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Je ne parle pas uniquement de grossesse, mais de maternité au sens large, du fait d'avoir des enfants, de les accompagner, de les éduquer.
Mme Mélody Béaur-Guérin. - Bien sûr qu'il existe des postes adaptables entre les hommes et les femmes, mais tous ne le sont pas. Certaines machines sont conçues de telle manière que leur adaptation est complexe. En revanche, de nombreux postes peuvent être adaptés, tant au niveau technique qu'organisationnel. Ils doivent être pris au cas par cas, en fonction de l'activité réalisée par l'entreprise, et de la façon dont elle est réalisée. C'est pour cette raison que l'évaluation doit être effectuée de façon précise, et non adaptée à chaque entreprise. Cela n'aurait pas de sens.
Ensuite, on rencontre plutôt des ergonomes que des ergothérapeutes au niveau de la médecine du travail. Les médecins ont l'habitude de travailler avec ces professionnels. L'ergonomie comme l'ergothérapie restent à mon sens des disciplines trop méconnues du grand public. Souvent, on rencontre un ergothérapeute quand on en a besoin, ce qui n'est pas bon signe. Une plus grande sensibilisation serait essentielle. Pour cette raison, je suis ravie d'être parmi vous aujourd'hui pour évoquer ces deux métiers extrêmement importants pour les êtres humains de manière générale.
Les ergonomes sont souvent, mais pas systématiquement, inclus dans la conception des machines et outils, mais ce n'est pas obligatoire. On peut très bien créer un outil, quel qu'il soit, et dire qu'il est ergonomique. Ce terme fait aujourd'hui vendre, mais il veut tout et rien dire et ne reflète pas toujours la réalité. Un outil ergonomique est normalement un outil ayant été étudié pour le travail d'un être humain ou un groupe d'êtres humains. Je ne suis pas convaincue que le stylo que je tiens actuellement dans les mains ait été étudié par un ergonome pour tel type de préhension, tel type d'écriture...
Oui, des ergonomes et ergothérapeutes agissent au quotidien, mais leur travail reste méconnu. Ils sont également confrontés à une pénurie. En effet, nous sommes 15 000 ergothérapeutes en France. La double casquette ergonome et ergothérapeute est très rare. Je n'en connais que six, à titre personnel. Par ailleurs, ceux qui ont la double casquette ne l'utilisent pas toujours, en ne faisant que de l'ergothérapie ou que de l'ergonomie.
S'agissant de la maternité, qui relève d'un caractère individuel et d'un choix, du moins je l'espère, je souhaite que tout le monde y trouve un épanouissement. On peut tout de même y trouver des contraintes, tant physiques lors de la grossesse que plus tard, liées au fait d'avoir des enfants et de les accompagner dans le long chemin qu'est la vie. Nous devons par ailleurs lier ces contraintes aux autres, attachées à notre équilibre occupationnel : notre travail, nos loisirs, nos besoins en tant qu'être humain... En effet, on peut être mère, mais aussi femme, salariée, cheffe d'entreprise, ou occuper énormément d'autres rôles. Atteindre un équilibre est très compliqué, mais je souhaite à tout le monde de le trouver. Pour ma part, je ne l'ai pas encore trouvé dans mes activités habituelles. Il ne serait pas simple d'y ajouter des contraintes matérielles, mais si la maternité est un choix et un épanouissement, c'est formidable.
Mme Agnès Aublet-Cuvelier. - S'agissant des postes de travail, il existe, au plan européen, une directive « Machines » prévoyant de prendre en compte la diversité des personnes en charge de leur utilisation et de leur mise en oeuvre. Des normes renforcent les aspects de confort, de maniabilité, d'accès à différents organes de ces équipements, de façon sécuritaire et en prenant en compte la santé au travail. Ainsi, il existe des moyens de mettre en oeuvre toute disposition visant à adapter la machine à l'homme, et non l'inverse. Quand on parle d'adapter la machine à l'homme, c'est un terme générique : on parle aussi d'adaptation de la machine à la femme. En termes sémantiques, il serait également opportun de faire évoluer ces éléments dans l'expression courante.
Ensuite, les ergonomes sont de plus en plus associés à la conception des machines. De nombreuses interactions et collaborations se jouent entre développeurs d'équipements de travail et équipes d'ergonomes les rejoignant dès le stade de la conception.
Par ailleurs, les services de prévention et de santé au travail sont constitués d'équipes pluridisciplinaires dans lesquelles les ergonomes ont toute leur place. Ils sont maintenant très répandus dans ces services. Sur le plan de l'ergothérapie, c'est un peu différent, puisque l'on est souvent dans des situations de prévention de la désinsertion professionnelle et de retour au travail. Ce sont plutôt les services de prévention et de santé au travail qui vont travailler en collaboration avec des ergothérapeutes institutionnalisés. Ils peuvent se trouver dans des instituts de réadaptation fonctionnelle. Ils vont accompagner des patients, futurs repreneurs d'emploi et de travail, dans l'intégration en entreprise. Un certain nombre d'initiatives sont réalisées. C'est d'autant plus important que la réforme de la santé au travail a remis au premier plan cette question de la prévention de la désinsertion professionnelle, avec des cellules dédiées dans les services de prévention et de santé au travail.
Enfin, la maternité doit être épanouissante. Elle l'est, à titre personnel. Elle n'est pas qu'une affaire de femme, mais de parentalité. Il me semble que les femmes doivent pouvoir s'épanouir dans leur parentalité, mais leurs conjoints, les papas, ont une part à jouer égalitaire dans la prise en charge de l'éducation et de l'accompagnement des enfants jusqu'à l'âge adulte. Un juste équilibre doit être trouvé en termes de parentalité vis-à-vis des carrières et des parcours professionnels des hommes et des femmes, pour équilibrer les charges. Des évolutions de carrière équitables doivent être proposées aux femmes comme aux hommes, quelle que soit leur situation familiale.
C'est aussi l'affaire de l'entreprise, car on sait que les femmes ont souvent beaucoup d'appréhensions à annoncer leur grossesse à leur employeur. Elles en craignent les répercussions sur leur carrière, l'accès la formation, l'avancement. Elles appréhendent également un report de charge sur leurs collègues. En effet, une infirmière enceinte peut par exemple être soumise à une limitation de charge, ce qui occasionnera des réflexions en matière de redéploiement d'effectifs au regard des tâches qu'elle ne peut plus réaliser, et qui sont bien souvent réparties sur d'autres personnes. C'est compliqué à vivre pour la femme concernée, ainsi que pour l'équipe. Un ensemble de facteurs doit être pris en compte pour faire face à ces situations, qui peuvent être angoissantes pour ces femmes, freinant de fait leur épanouissement dans la maternité, à toutes les étapes.
Mme Florence Chappert. - Vous m'interrogiez quant à l'application des lois et leurs éventuels manquements. La loi de 2014 concernait la production d'indicateurs sexués en santé et sécurité au travail. La mise en place de la Base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE) a laissé aux entreprises la possibilité de choisir les indicateurs dont ils s'emparent pour réaliser leurs diagnostics et négociations. Ils ne sont plus contraints de produire des indicateurs sexués dans ce domaine. C'est dommage. Je recommande que ces données soient systématiquement sexuées.
Par ailleurs, cette même loi imposait la prise en compte, dans l'évaluation des risques professionnels, de l'impact différentiel des expositions aux risques en fonction du sexe. Cette loi date de 2014, mais les entreprises ne s'en sont pas emparées. Le PST4 et huit plans régionaux ont décidé de travailler sur l'outillage de ce sujet, avec les partenaires nationaux ou en région. Ce n'est pas si simple, parce qu'il ne s'agit pas de monter une usine à gaz. Quels sont les points de repère méthodologiques pour ne pas manquer des risques auxquels sont exposées les femmes dans leurs emplois ? Comment éviter de se concentrer sur les dangers les plus visibles auxquels sont exposés les hommes, en oubliant certaines situations telles que la grossesse ou les risques de violences sexistes et sexuelles ?
Sur le premier point, nous pourrions demander que la BDESE soit systématiquement sexuée. Sur le second, il me semble essentiel d'impliquer l'Inspection du travail et de donner les moyens aux organismes comme les nôtres ou aux préventeurs institutionnels, services de prévention au travail, de former, de sensibiliser et d'outiller les différents acteurs. Je pense que nous y verrons plus clair dans cinq ans, lorsque des expérimentations auront déjà été menées en entreprise.
Au sein de notre réseau de l'Anact, nous avons expérimenté le fait de sexuer le document unique dans deux entreprises. Nous travaillons sur cette méthodologie.
La loi de modernisation du système de santé de 2016 obligeait la Cnam à produire des données sexuées en santé au travail, dont les accidents de travail ; il ne revient pas à l'Anact de les produire. Nous ne sommes pas un organisme de publication de données. J'ai regardé le dernier bilan de l'assurance maladie, datant de 2021. Seuls deux indicateurs y sont sexués : le compte personnel de prévention, concernant majoritairement des hommes, et les accidents de travail à bicyclette ou à trottinette. Les autres accidents de travail ou de trajet, de plus en plus nombreux pour les femmes, ne font l'objet d'aucune distinction. Je ne sais pas quel est le moyen de voir le sujet avancer.
La Cnam se heurte à une difficulté majeure. Le directeur de la statistique, avec qui je corresponds souvent, ne dispose pas de base sexuée. Sur les 19,6 millions de salariés en 2019, il ne connaît pas la part d'hommes et de femmes. Il est nécessaire de travailler les logiciels dès le début.
Ensuite, les médecins du travail ont à produire des rapports annuels. Ils n'y ont pas été suffisamment sensibilisés et formés. C'est aussi le rôle du Plan santé au travail. Au niveau national, nous assurons une mission spécifique dans le cadre du PST n° 4. Nous travaillerons sans doute avec des organismes tels que Présanse pour sexuer les données produites par les médecins. Là aussi se pose un problème de logiciels et d'informatique, qui n'inclut pas cette donnée.
S'agissant du code du travail, je pense que nous devons insister non pas sur des particularismes, mais sur des mesures permettant de construire des organisations de travail, des dispositifs de prévention prenant en compte tout le monde. Sur certains aspects - et je pense notamment au maintien en activité des personnes souffrant de maladies chroniques évolutives ou de cancers du sein qui concernent plus les femmes -, nous devrions peut-être faire évoluer notre régime d'arrêts maladie et de mi-temps thérapeutique pour qu'ils s'adaptent mieux à ces situations. Il doit permettre de travailler tout en se soignant.
Ensuite, théoriquement, l'ergonomie doit prendre en compte la variabilité liée au sexe et au genre. Dans cette grande entreprise de distribution que j'évoquais plus tôt, quinze ou vingt ergonomes contribuaient à la conception, mais bon nombre d'entre eux ne prenaient pas en compte la variation liée au sexe et au genre. Le groupe de recherche Genre, activité et santé se réunit régulièrement pour travailler sur ce sujet. Le symposium Genre, travail et ergonomie au congrès de la Société d'ergonomie de langue française n'est, lui, que très récent. Ainsi, il reste un travail de sensibilisation nécessaire vis-à-vis des ergonomes, des organisateurs du travail ainsi que des médecins du travail.
Je me demande si nous ne devrions pas faire évoluer les normes en matière d'adaptation, intégrant une obligation de prise en compte de la différence en fonction du sexe dans les EPI, les machines et autres. Nous devons également être attentifs au fait que de nombreuses questions organisationnelles discriminent les femmes ou les hommes. Les règles telles que l'ancienneté ou la mise en place du télétravail nous le prouvent.
Enfin, d'un point de vue personnel, j'estime que les femmes ont la chance de s'investir dans plusieurs sphères de vie. Beaucoup d'hommes sont malheureux de n'être que « mono-tâches ». Ils sont restés dans un ancien modèle. Il faut parler de maternité et de paternité de manière équilibrée. Face aux questions d'impacts de la transition écologique sur nos systèmes de vie et de travail, face à la question de la soutenabilité de ces systèmes de travail, je pense que nous devons réfléchir à la façon dont notre futur travail pourra à la fois tenir compte des limites humaines, dont celles des hommes et des femmes, et des limites écologiques. Je vois que nous allons vers une plus grande reconnaissance du travail domestique ou de ce que la sociologue Geneviève Pruvost appelle plus largement le « travail de subsistance ». Nous observons que les gens travailleront plus pour produire leurs légumes ou leur énergie, pour éduquer, pour se soigner en préventif. Dans le même temps, nous observons une désaffection du travail par les jeunes générations par rapport aux entreprises telles qu'elles sont aujourd'hui pensées, qui détruisent en partie les ressources de la planète. Je pense que nous nous orientons vers une meilleure prise en compte des questions de maternité et de paternité, comme des questions écologiques. Un rééquilibrage plutôt global me semble s'opérer, sous la contrainte.
Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - J'aimerais obtenir une réponse à ma question sur les femmes handicapées. Elle pourra faire l'objet d'un retour écrit.
Par ailleurs, nous travaillons sur la santé des femmes, mais ces discussions peuvent ouvrir des perspectives sur la santé des hommes au travail.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci Madame la rapporteure. Je laisse quelques minutes à Karine Briard pour s'exprimer, puis nous devrons clore la réunion.
Mme Karine Briard. - Madame Jacquemet, s'agissant de la maternité comme facteur d'épanouissement ou de contrainte, je voudrais juste signaler qu'un certain nombre de travaux, de publications scientifiques, traitent de ce sujet en convoquant les théories de la conservation des ressources, de l'enrichissement du travail sur la famille, et de la famille sur le travail.
S'agissant de l'évolution professionnelle des femmes et du rôle éventuel de la formation, tous les métiers n'offrent pas les mêmes perspectives d'évolution. Un certain nombre de travaux de sociologues, d'économistes, d'historiennes, mettent en évidence le fait que les mobilités professionnelles et les perspectives d'évolution sont moindres dans les métiers très féminisés, ce qui renvoie à la codification des postes, à la reconnaissance des compétences.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour vos réponses efficaces et complètes. N'hésitez pas à alimenter nos réflexions par des informations complémentaires par écrit.
Merci pour votre participation à cette table ronde. Je remercie également les rapporteures présentes.