Mardi 14 mars 2023
- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -
La réunion est ouverte à 17 h 35.
Audition de MM. Éric Bergé, chef de projet « Industrie lourde » de The Shift Project, Jean-Philippe Hermine, coordinateur de l'initiative « Mobilité en transition » de l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), et de Mmes Diane Strauss, directrice du bureau France, et Fanny Pointet, responsable du transport maritime de Transport & Environment (T&E)
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Nous poursuivons les travaux de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert par une table ronde réunissant des représentants de trois groupes de réflexion.
Cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande.
La première association est The Shift Project, représentée par M. Éric Bergé, chef de projet « Industrie lourde » dans le cadre du plan de transformation de l'économie française élaboré par l'organisation. Je rappelle que The Shift Project est un groupe de réflexion créé notamment par Jean-Marc Jancovici, qui oeuvre en faveur d'une économie libérée de la contrainte carbone.
Monsieur Bergé, avant de rejoindre ce groupe de réflexion, vous avez passé près de trente ans dans l'industrie des matériaux et dans la chimie de la construction en France, aux États-Unis et en Asie.
La deuxième association participant à cette table ronde est Transport & Environment (T&E), dont le bureau principal est basé à Bruxelles. Celle-ci comprend des bureaux nationaux en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne, en Espagne et au Royaume-Uni. Le travail de Transport & Environment est soutenu par 61 organisations, dont Réseau Action Climat, France Nature Environnement, la Fondation pour la Nature et l'Homme et la Fédération nationale des associations d'usagers des transports (Fnaut). Nous avons aujourd'hui le plaisir d'accueillir Mme Diane Strauss, directrice du bureau France de Transport & Environment, et Mme Fanny Pointet, responsable du transport maritime.
La troisième et dernière organisation que nous recevons cet après-midi est l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Il s'agit d'une fondation reconnue d'utilité publique réunissant une équipe pluridisciplinaire et internationale d'une quarantaine de personnes en vue de faciliter la transition vers le développement durable. Nous avons ainsi le plaisir d'accueillir M. Jean-Philippe Hermine, coordinateur de l'initiative « Mobilité en transition ». Monsieur Hermine, vous avez auparavant travaillé dans l'industrie automobile et avez été le directeur de la stratégie environnement de Renault.
Mesdames, Messieurs, notre mission d'information comprend 23 membres issus de différentes commissions et représentant l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
Avec mes collègues, nous sommes convaincus de l'enjeu que représente le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert, tant pour la capacité de la France et de l'Union européenne à atteindre l'objectif de neutralité climatique à l'horizon 2050, que pour notre souveraineté et la compétitivité de notre économie.
Vos organisations ont publié de nombreux travaux en lien avec l'objet de notre mission d'information et continuent à mener des recherches sur ces sujets. Votre analyse nous sera donc précieuse pour apprécier les enjeux liés à la décarbonation des transports, pour identifier les forces et les faiblesses des actions déjà menées, mais aussi pour cerner les éventuels freins au développement de filières souveraines qui permettraient à la France, et plus largement à l'Union européenne, d'atteindre les objectifs ambitieux qu'elles ont définis.
Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, vous a adressé un questionnaire qui peut vous servir de guide, mais vous êtes, bien sûr, libres dans vos propos.
Je lui passerai ensuite la parole, puis à l'ensemble de mes collègues, afin qu'ils puissent vous poser des questions. Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées.
Je propose de céder en premier lieu la parole à M. Éric Bergé, chef de projet « Industrie lourde » de The Shift Project.
M. Éric Bergé, chef de projet « Industrie lourde » de The Shift Project. - Je vous remercie pour votre invitation. J'associe à ma prise de parole Nicolas Raillard, qui était le responsable du volet « énergie et matière », qui constitue la clé de voûte du Plan de transformation de l'économie française (PTEF), défendu par notre organisation.
D'emblée, je précise que nous ne sommes pas technophobes : nous avons tenté d'identifier toutes les technologies qui nous paraissaient utiles, même lorsque leur niveau de maturité n'était pas très abouti, comme la capture du CO2 émis par les industries. Nous avons formé plusieurs ateliers - j'étais chargé de la rédaction d'un rapport intitulé « Comment décarboner l'industrie française sans la saborder ? ». Nous voulons non seulement stopper l'hémorragie du tissu industriel, mais aussi relocaliser certaines productions. Toutefois, il faut tenir compte de la réalité à laquelle se heurtera n'importe quel acteur économique d'ici quelques années : la contrainte physique et la disponibilité des ressources, minérales, métalliques ou énergétiques. Ainsi, la France importe les deux tiers de ses engrais azotés, qui sont produits à partir de gaz grâce au procédé Haber-Bosch, extrêmement polluant - deux tonnes de CO2 sont nécessaires par tonne d'engrais azoté produit. Utiliser l'hydrogène comme source d'énergie permettrait de verdir la production et de la rapatrier en France. Malgré ces arguments, il n'est possible de « décrocher » qu'un nombre limité de térawattheures (TWh) : sur la base du scénario N03 de Réseau de transport d'électricité (RTE), la production électrique est insuffisante pour envisager un tel projet, et, en même temps, décarboner l'intégralité des transports et promouvoir des initiatives visant à capturer le CO2 - notre projet prévoit de capturer 10 millions de tonnes de CO2, alors que l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) estime qu'il serait possible d'en capturer 50 millions de tonnes. Compte tenu de ces contraintes, les ressources rares telles que l'hydrogène, mais aussi les biocarburants ou les carburants de synthèse, encore appelés « e-carburants » - ou « e-fuels » en anglais -, doivent être affectées aux projets les plus bénéfiques pour l'environnement.
À cet égard, l'hydrogène doit être utilisé non pas au profit de la mobilité, mais pour les initiatives diminuant fortement les émissions de CO2, comme la production d'engrais azotés ou d'acier décarboné. Le groupe ArcelorMittal a annoncé la conversion des hauts-fourneaux de l'usine de Dunkerque, qui utiliseront du méthane, puis de l'hydrogène. Résultat : deux tonnes de CO2 en moins pour produire une tôle d'acier plat. L'hydrogène vert doit donc être affecté à ces usages basiques plutôt qu'à la mobilité. Bien sûr, avec 100 ou 200 térawattheures supplémentaires, la relocalisation d'activités industrielles pourrait être envisagée, mais ce n'est pas à l'ordre du jour pour le moment. Nous considérons que l'hydrogène ne présente pas d'intérêt en tant que vecteur énergétique : nous préférons lui assigner un rôle d'intrant dans l'industrie.
D'ici à 2050, tous les industriels auront recours aux mêmes techniques, comme l'hydrogène, la biomasse ou la capture de CO2, pour réduire leur empreinte carbone, mais les ressources seront largement insuffisantes pour répondre à tous les besoins. Dans notre scénario, l'utilisation de la biomasse pour produire de l'énergie représente 20 millions de tonnes équivalent pétrole, contre 10 millions aujourd'hui. Il sera difficile d'aller plus loin, car la biomasse servira aussi à la constitution de puits de carbone, nécessaires pour que la France atteigne les objectifs prévus par l'accord de Paris sur le climat.
Une autre option consisterait à consacrer davantage de surfaces agricoles à la production de biocarburants. Mais 25 % des terres céréalières devraient changer de vocation pour convertir le kérosène en e-fuel : est-ce souhaitable ? Leur production suppose en outre d'utiliser du carbone et de l'hydrogène vert : on se heurte toujours aux mêmes difficultés.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Merci pour cette présentation. Vous évoquez la répartition des ressources, compte tenu de leur rareté. Vous prônez la sobriété en matière de transports, surtout pour le secteur aérien, puisqu'il sera difficile de disposer de l'énergie verte. Mais l'innovation ne contribuera-t-elle pas à améliorer les choses ? Ne faut-il pas se départir d'une vision « toutes choses égales par ailleurs » ?
M. Éric Bergé. - Le PTEF ne prévoit pas d'imposer la sobriété par principe. Au contraire, nous essayons d'utiliser tous les leviers technologiques pour y avoir recours le moins possible. Il convient de favoriser la rupture technologique, en vue de diminuer l'effort de sobriété, qui ne doit pas se transformer en appauvrissement. La sobriété est nécessaire pour « reboucler » notre modèle.
Premier levier : produire davantage d'électricité. The Shift Project élabore des scénarios dans lesquels notre pays produirait 100 térawattheures supplémentaires : cela changerait radicalement la donne. Nos EPR rencontrent aujourd'hui des difficultés mais nous ferons peut-être beaucoup mieux d'ici quelques années.
Deuxième levier : le progrès technique. Le rendement des biocarburants pourrait potentiellement encore évoluer - sans doute à la marge - et la technologie de l'électrolyse et des membranes améliorera le rendement de la production d'hydrogène, mais ces progrès ne bouleverseront pas la donne.
Troisième levier : l'importation, privilégiée par nos voisins allemands, par exemple - le projet de Porsche est d'importer du Chili de l'e-fuel produit à partir d'éoliennes. Mais la contrainte de la ressource physique s'appliquera à tous. À titre d'exemple, d'ici à 2030, les ressources en gaz manqueront pour fabriquer des éoliennes et des panneaux photovoltaïques. En ce qui nous concerne, nous plaidons en faveur d'une production locale de l'hydrogène.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je vous remercie. Je passe la parole à Mme Diane Strauss, directrice du bureau France de Transport & Environment.
Mme Diane Strauss, directrice du bureau France de Transport & Environment. - Transport & Environment est une organisation non gouvernementale (ONG) basée à Bruxelles et dispose d'un bureau à Paris. Nous plaidons pour des transports décarbonés d'ici à 2050, neutres pour la santé et abordables pour tous. En Europe, le secteur représente un tiers des émissions de CO2, qui continuent d'augmenter.
Les carburants alternatifs ont leurs limites et posent des questions de durabilité et de disponibilité : mal employé, le remède peut être pire que le mal. Il est donc nécessaire d'adopter une approche holistique en la matière pour déterminer quel carburant est le plus efficace pour chaque mode de transport.
M. Bergé a bien souligné la rareté de l'électricité et de la biomasse. D'après nos études, le transport routier aura principalement recours à l'énergie électrique et, en particulier, aux batteries. La question est déjà tranchée pour les véhicules particuliers, après la décision de l'Union européenne d'interdire la vente de véhicules thermiques à compter de 2035 : tous les constructeurs automobiles ont adopté cette technologie.
L'Allemagne plaide, depuis peu, en faveur des carburants de synthèse. C'est une chimère pour conserver le moteur thermique : ceux-ci ne seront jamais assez suffisants pour faire rouler les véhicules européens. Il faut les réserver aux secteurs maritime et aérien, qui ne peuvent avoir recours aux batteries.
Les batteries sont en passe de gagner la bataille pour équiper les camions - cinq grands constructeurs ont annoncé équiper de batteries entre 30 % et 50 % de leurs véhicules neufs d'ici à 2030. Les freins technologiques sont levés, puisque les batteries permettront des trajets de 500 kilomètres. Le camion électrique sera plus avantageux, en coût total de possession, pour 100 % des usages d'ici à 2030, et il le sera déjà pour 60 % des usages d'ici l'année prochaine. Certes, le coût d'achat est plus important, mais le coût total de possession est plus intéressant - compte tenu des frais réduits d'entretien et d'énergie -, surtout pour les camions qui roulent beaucoup. L'électrification du parc n'entraînera qu'une hausse des besoins en batteries de 20 % d'ici à 2040. L'électricité et les batteries seront les meilleurs vecteurs pour permettre aux camions de rouler.
Le biogaz pour les camions est une question franco-française, qui se pose assez peu en Europe. La filière commence à émerger mais le potentiel de décarbonation du gaz est assez faible, en raison des fuites de méthane, beaucoup plus dangereuses que les émissions de CO2. Sur le long terme, les émissions des camions roulant au gaz sont semblables à celles du diesel - voire plus mauvaises.
Le biogaz est certes une ressource décarbonée, mais celle-ci ne doit pas être utilisée dans les transports car elle pose des questions de santé publique : elle émet des particules ultrafines, qui franchissent la barrière des poumons avant d'arriver dans le système sanguin, puis dans le cerveau, créant des tumeurs et des maladies cardio-vasculaires. Cela dit, le biogaz présente un meilleur bilan en matière d'émissions d'oxyde d'azote.
Mme Fanny Pointet, responsable du transport maritime de Transport & Environment. - On part de beaucoup plus loin pour les secteurs aérien et maritime, car ce sont des modes de transport qui dépendent encore presque entièrement des énergies fossiles. Plusieurs leviers peuvent être activés en vue de les rendre propres d'ici à 2050 : réduction de la consommation de carburant, grâce à des mesures élevées d'efficacité énergétique ; augmentation du prix du carbone, afin de favoriser les innovations ; adoption de mesures de sobriété et de modes de propulsion propres ; utilisation des carburants d'aviation durables - en anglais, « Sustainable Aviation Fuel » (SAF) -, notamment le kérosène de synthèse, ou e-kérosène, qui réduira les émissions d'un tiers d'ici à 2050, ou encore les biocarburants de deuxième génération, mais ces derniers joueront un rôle plus limité. L'électricité ou l'hydrogène seront des modes de propulsion réservés à de petits avions ; il convient donc d'utiliser le kérosène de synthèse pour agir rapidement.
Plusieurs solutions de décarbonation sont possibles pour le secteur maritime, car les flottes sont très différentes. L'électricité sera la solution retenue pour les bateaux de petite taille destinés à la navigation fluviale et côtière. Les navires de taille moyenne utiliseront l'hydrogène, et les gros navires fonctionneront avec des carburants de synthèse, tels que l'ammoniac de synthèse, le méthane de synthèse, le diesel de synthèse ou le méthanol de synthèse. En raison de leur disponibilité limitée, les biocarburants seront réservés aux petites flottes rencontrant des difficultés lors de leur opération de « rétrofit ».
Bien que celle-ci soit en plein essor, nous sommes opposés à l'utilisation du gaz naturel liquéfié (GNL) : certes, celui-ci réduit l'émission de polluants atmosphériques, mais son bilan carbone est plus mauvais que celui des carburants conventionnels en raison des fuites de méthane. Nous lui préférons l'utilisation des carburants de synthèse, qui constituent une technologie de rupture. Cette vision est partagée par de nombreux acteurs économiques. Toutefois, leur maturité technologique et leurs coûts de production posent encore problème : il faut encourager leur développement à l'échelle européenne et nationale. Une intervention des pouvoirs publics est nécessaire.
La réforme du marché carbone européen est un moyen de favoriser l'innovation. Il existe une palette de financements, par l'intermédiaire d'appels à projets, de systèmes d'amortissement fiscal, de contrats d'achat public - les contrats pour différence -, autant de solutions réduisant l'écart de prix entre les carburants de synthèse et les carburants fossiles. Ces solutions ont prouvé leur efficacité en Norvège et au Royaume-Uni. En outre, les carburants de synthèse préservent la souveraineté stratégique et économique européenne.
L'hydrogène est un vecteur énergétique : il faut utiliser de l'énergie pour le produire. Son coût sera toujours élevé et son rendement énergétique est faible. En outre, mieux vaut réserver la ressource de CO2 à la production de carburants de synthèse. Certes, ces derniers joueront un rôle déterminant pour décarboner les secteurs pour lesquels on ne pourra pas utiliser d'autres sources d'énergie, tels que l'industrie et les transports lourds, mais il convient de rester prudent : l'arbitrage entre les usages reste une mesure phare. Il sera impossible d'utiliser l'hydrogène dans tous les transports : son utilisation doit être cantonnée à la production de carburants de synthèse pour les secteurs maritime et aérien. En outre, il convient de prévoir de nouvelles capacités de production d'énergies renouvelables car la production de carburants de synthèse ne doit pas se faire au détriment d'autres usages ; nous assisterons, en effet, à une massification du recours à l'électricité. Enfin, il faut bannir à tout prix l'hydrogène bleu, fossile, dont la production repose sur l'utilisation du gaz.
Quelques solutions pourraient être envisagées à l'échelle de la France, comme soutenir la production d'électrolyseurs ou arbitrer les usages. La production française est en train de se constituer. Une filière hydrogène a annoncé des productions assez élevées de carburant de synthèse à l'horizon de 2030 - 425 000 tonnes -, ce qui, rapporté aux objectifs européens pour l'aviation et le maritime, permettrait de répondre à la demande de notre pays. La formalisation d'un tel objectif dans le droit européen ou français permettrait à ces industriels de tenir leurs promesses et de les orienter vers les activités possibles selon les usages. Bref, il faut créer la demande, créer l'offre et créer les infrastructures adaptées. Les carburants de synthèse sont une bonne solution, s'ils sont utilisés intelligemment.
En revanche, nous avons exclu les biocarburants de nos solutions de décarbonation, car ils présentent de problèmes de durabilité et de disponibilité.
Mme Diane Strauss. - En effet, Transport & Environment identifie deux faiblesses sur les biocarburants. Nous ne les avons jamais soutenus comme une solution pour le climat, bien au contraire : nous pensons qu'ils sont un problème.
Les biocarburants de première génération ont un impact climatique négatif. Nous venons de publier une étude démontrant qu'ils sont un gâchis de ressources naturelles : en Europe, les surfaces agricoles consacrées à la production de biocarburants de première génération représentent la superficie de l'Irlande et la France est le premier consommateur de colza pour biocarburants. Si cette surface était laissée à la nature, l'impact sur les émissions de CO2 serait deux fois supérieur, compte non tenu des ressources en eau consommée et de l'impact sur la biodiversité, notamment de la réduction des populations d'insectes, qui contribue à la sixième extinction de masse et à des pressions très fortes sur notre biosphère. On pourrait aussi consacrer cette superficie à des cultures alimentaires, ce qui permettrait de nourrir 120 millions de personnes, sachant qu'il y a 50 millions de personnes en détresse alimentaire dans le monde. Enfin, si on les recouvrait de panneaux solaires - ce n'est pas ce que nous préconisons -, on pourrait rouler quarante fois plus de kilomètres.
Quant aux biocarburants de deuxième génération, au-delà de leur faible disponibilité, ils posent des problèmes de traçabilité, car l'huile est majoritairement importée de Chine, qui l'importe de Malaisie et d'Indonésie et la mélange probablement à de l'huile de palme, issue de la déforestation. Le bois énergie entraîne une très forte pression sur les puits de carbone. Pour faire face à la demande de carburant, la France plaide en faveur de l'intégration des graisses animales de type 3, mais celles-ci sont déjà utilisées pour l'alimentation animale et, si l'on supprime cette source d'alimentation, ces secteurs se reporteront sur l'huile de palme.
En réalité, le système est fermé : il se produit, dans le monde, une certaine quantité d'huiles végétales, qui est déjà utilisée pour différents usages. Aussi, nous recommandons d'arrêter de toute urgence d'utiliser des biocarburants dans nos moteurs et, pour le carburant avancé, de se limiter aux quantités recommandées par la directive européenne sur les énergies renouvelables pour la décarbonation des transports lourds, en particulier l'aviation.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Vous préconisez la batterie pour les poids lourds mais on entend parfois dire que les camions sont déjà trop lourds et que l'électrique n'est pas adapté à leur format.
Vous dites que l'e-kérosène permettrait de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 30 % d'ici à 2050. On entend parfois dire que les baisses d'émissions liées à l'usage d'e-kérosène couplé à des moteurs et à des avions de dernière génération pourraient être plus importantes. D'où vient votre estimation ?
Vous mettez l'accent sur les carburants de synthèse et vous paraissez plus optimistes sur la capacité à produire vert.
Mme Diane Strauss. - S'agissant des camions, voilà encore un an, nous n'avions pas tranché le débat entre hydrogène et batterie. Néanmoins, nous voyons maintenant que les constructeurs arrivent à produire des camions parcourant 500 kilomètres en une charge. La question sera donc celle de l'accessibilité des bornes de recharge au dépôt et des appels de puissance, mais la technologie électrique est opérationnelle. De toute façon, les conducteurs sont astreints à un certain nombre de pauses, dont le rythme correspond à peu près au niveau d'autonomie des technologies les plus avancées. En toute hypothèse, les constructeurs semblent faire le choix de l'électrique. Mais T&E était neutre à cet égard.
Mme Fanny Pointet. - Je vais répondre à la question sur les carburants de synthèse dans l'aviation mais je m'occupe plutôt du transport maritime, donc ma réponse ne sera peut-être pas exhaustive.
En réalité, la décarbonation passera par une combinaison de mesures. Les carburants de synthèse ne permettront pas seuls de décarboner l'aviation ; il faudra y associer des mesures d'efficacité énergétique élevée et une réduction de la demande. Il existe plusieurs scénarios différents sur le potentiel de l'e-kérosène pour décarboner le transport aérien, en fonction de la demande en 2050. Sur la sobriété, Transport & Environment recommande de réduire les voyages d'affaires et d'arrêter l'expansion des aéroports.
Concernant la capacité à produire vert, nous avons fait plusieurs modélisations. Selon que l'on projette une utilisation majoritaire d'électricité, d'hydrogène ou de carburants de synthèse dans les différents modes de transport d'ici à 2050, la superficie requise d'installations de production d'énergies renouvelables supplémentaires varie entre trois et cinq fois la superficie du Danemark. Il est donc plus que nécessaire d'orienter les usages.
M. Jean-Philippe Hermine, coordinateur de l'initiative « Mobilité en transition » de l'Institut du développement durable et des relations internationales - Mon propos sera complémentaire des interventions précédentes. Jusqu'à maintenant, on a plutôt eu les approches normatives, qui déterminent l'optimum de la décarbonation totale de nos activités industrielles ou de mobilité à un horizon assez lointain et les trajectoires pour y parvenir. Ce travail est indispensable. Il conduit à des engagements de l'État, comme la fin des véhicules thermiques en 2035 ou le taux d'incorporation des biocarburants.
Le travail de l'Iddri consiste à analyser les dynamiques industrielles, économiques, techniques et sociales qui correspondent à ces trajectoires, en partant du présent - réalité des usages, stratégies des constructeurs, niveau d'investissement dans les différentes technologies, enjeux budgétaires pour l'État - pour déterminer l'avenir. Nous ne nous désintéressons pas du but final, mais nous partons des éléments factuels présents pour déterminer la capacité à faire et le potentiel d'une solution par rapport à une autre, car, malgré un certain volontarisme, certaines trajectoires peuvent se heurter à quelques difficultés, d'ordre industriel ou économique. C'est notamment le cas des carburants dont on parle. Notre travail vise à objectiver ces situations, à produire des analyses et des scénarios à l'horizon de 2030 ou 2035, pour vérifier si les points intermédiaires sont compatibles avec les objectifs finaux et s'il y a des opportunités industrielles.
J'évoquerai les différents carburants - biogaz et agrocarburants, hydrogène, e-fuel - et je concentrerai mon propos sur la France. Je parlerai surtout du routier, puisque ces carburants sont principalement utilisés dans ce secteur, avec l'espoir d'un développement technologique et capacitaire permettant de passer au maritime ou à l'aérien.
Je suis globalement d'accord pour dire que l'hydrogène décarboné doit servir d'abord à l'industrie, car c'est dans ce domaine que c'est le plus pertinent du point de vue du coût de la tonne évitée et de l'efficience énergétique. On l'utilisera donc pour la production d'engrais ou d'acier, qui représente 8 % des émissions de gaz à effet de serre, soit la moitié du transport. Ensuite, il pourra éventuellement être utilisé dans le transport comme vecteur énergétique, pour des usages spécifiques, car ce sera plus onéreux que l'électricité, avec un rendement énergétique moins élevé. Il sera donc utilisé dans des niches, dans de la logistique en boucle ou très intense, sans arrêt, ou encore pour de longues distances, mais jamais dans l'automobile particulière, car cela n'aurait pas de sens économique ni énergétique.
L'e-fuel peut également être écarté pour les véhicules particuliers, les véhicules utilitaires et les poids lourds. Ce que nous raconte Porsche à ce sujet est une vaste plaisanterie, uniquement destinée à soutenir la position d'un parti en Allemagne qui souhaite remporter une petite victoire politique et qui remet en cause une décision structurante. Les règlements sont nécessaires pour baliser le terrain du point de vue industriel, et l'incertitude dans laquelle nous plongerait la remise en cause de la décision de la fin des véhicules thermiques en 2035 poserait problème par rapport à tous les investissements qu'il convient de réaliser, de sécuriser et de rentabiliser. Porsche annonce produire au Chili 500 millions de mètres cubes d'e-fuel pour l'automobile, pour le monde entier. Mais cela représente moins de 1 % de la consommation française de carburant, sans parler du rendement économique et énergétique ridicule... Cette année, Porsche produira à peu près quatre citernes. Bref, ce n'est pas une solution pour le transport routier, et cela ne doit pas remettre en cause la trajectoire industrielle prévue.
J'en viens aux biocarburants ou aux agrocarburants, car tous n'ont pas une performance environnementale parfaite, loin de là. L'Iddri étudie, avec le secteur agricole, les conditions de production de ces agrocarburants et biogaz. La production du biogaz provient des déchets agricoles, ce qui est intéressant, puisqu'il faut de toute façon les traiter. Autant profiter de leur pouvoir calorifique !
En revanche, le bilan environnemental du biogaz, indépendamment des émissions et de l'usage, devient problématique lorsque les installations deviennent très importantes, qu'elles engendrent beaucoup de déplacements et qu'elles concurrencent l'alimentaire. En outre, s'il faut traverser la France pour éliminer le digestat, on atteint une limite. Ainsi, cette production a tout à fait du sens localement et à de petites échelles, mais, si on veut la rendre profitable en développant les volumes - aujourd'hui, le coût de production est intéressant, parce que le prix du gaz lié à la crise en Ukraine est très élevé, mais, dans des conditions normales, il est nettement plus élevé que celui du gaz naturel -, cela entraîne des nuisances et nuit au bilan environnemental. On est sur une ligne de crête.
Cela dit, il n'est pas question de développer cette production dans des proportions importantes. On pense passer à une production d'une centaine de térawattheures en 2030, ce qui est déjà très important, les scénarios les plus ambitieux allant jusqu'à 250 térawattheures en 2050.
Beaucoup de scénarios de type normatif considèrent que le principal débouché du biogaz sera le transport. Cela a-t-il du sens ? Nous nous sommes intéressés à l'offre des constructeurs : y a-t-il des véhicules roulant au biogaz ? Est-ce pertinent du point de vue économique ou budgétaire, s'agissant d'un carburant à subventionner fortement, eu égard à son coût de revient actuel ? D'abord, les ventes de véhicule roulant au gaz naturel comprimé ou pour véhicules (GNC et GNV) s'écroulent actuellement, en raison du niveau élevé et de la volatilité du prix du gaz. En outre, les constructeurs automobiles doivent respecter des objectifs européens d'émissions de CO2 par kilomètre parcouru, imposant une vente de 50 % de véhicules électriques dès 2030. Or les constructeurs assument maintenant largement le choix du véhicule électrique, ce qui implique de ne plus investir dans le véhicule thermique et d'investir très peu dans les véhicules au gaz. Moins de la moitié des constructeurs envisagent de conserver une offre de véhicules au gaz et, à part Iveco, presque tous les constructeurs ont abandonné cette technologie.
Cela nous a permis de calculer le niveau maximal des ventes de véhicules compatibles au biogaz et de déterminer l'évolution du parc ; nous aboutissons à une consommation de l'ordre de 10 térawattheures, à comparer à la projection de production de 100 térawattheures. Cette consommation sera limitée au transport routier de longue distance, aux bus et aux cars déjà équipés. On arrive à un usage vingt fois supérieur à la consommation actuelle. Il y a donc un potentiel de croissance, mais il est nettement plus faible que ce que prévoyaient l'Ademe et la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), qui envisageait que les véhicules au GNV ou au biogaz représenteraient 25 % des ventes en 2030, alors que ce sera plutôt 5 % à 7 %. Il y a donc une incohérence dans la trajectoire nationale et il faut trouver d'autres usages potentiels du biogaz que l'on produira, dans l'industrie ou dans la production d'électricité, dans la période transitoire autour de 2030.
J'en viens aux agrocarburants, biogazole et E85. Du côté du gazole, il y a l'Emag (ester méthylique d'acide gras) - c'est le B10 que l'on trouve à la pompe pour les véhicules particuliers et les camions. Il y a également le B100, qui est une offre nouvelle mais qui concerne des quantités extrêmement faibles et qui ne représentera jamais l'ensemble du biogazole, et il y a le HVO (Hydrotreated Vegetable Oil), qui est miscible dans le gazole classique et dont les performances sont un peu meilleures que le GPL ou le B100, notamment en matière d'émissions de NOx. Dans la filière essence, on observe une croissance très forte de l'E85 parce qu'il est défiscalisé. Néanmoins, les véhicules homologués ou transformés pour être compatibles avec l'E85 sont très loin d'expliquer la consommation accrue d'éthanol. Environ 45 % de l'éthanol consommé en France l'est dans des véhicules non convertis. C'est un problème, parce que les émissions de polluants sont très supérieures avec des véhicules qui ne sont pas dotés de moteurs compatibles avec ce carburant. Il y a un manque de contrôle sur l'utilisation de l'E85 en France. En matière d'émissions de CO2, quand on considère l'ensemble du cycle de vie et l'impact agricole, le biogazole n'est pas réellement décarbonant par rapport à l'hydrocarbure, alors que l'E85 a un bilan plus favorable que la filière hydrocarbure.
En tout état de cause, il s'agit là de biocarburants de première génération, alors que tous les objectifs européens d'augmentation des biocarburants reposent sur le développement de biocarburants de deuxième génération. Or, pour l'instant, ces carburants ont très peu de réalité technologique et représentent un volume extrêmement faible. On les attend pourtant depuis dix ou quinze ans. Quand j'étais directeur de l'environnement du groupe Renault, on les attendait avec impatience. Il y a eu un espoir énorme en Suède, où l'on a mis en place des mesures très volontaristes d'utilisation de biocarburants de première génération pour susciter un développement industriel de deuxième génération, mais cela a été un échec.
On met souvent en avant, autour des agrocarburants, l'enjeu de la souveraineté énergétique. L'Iddri a étudié l'origine des matières premières entrant dans la production de la filière essence et de la filière gazole. Pour la filière essence, environ 52 % des matériaux proviennent de France, le reste étant importé de pays européens, de l'Ukraine ou du Brésil. La production française - les 52 %, soit 14 millions de tonnes - représente à peu près 12,5 % de la production de maïs. Pour la filière gasoil, les chiffres sont presque inquiétants : seulement 22 % des matières premières entrant dans les produits consommés en France proviennent de France, et le deuxième fournisseur est l'Australie, ce qui soulève la question du bilan environnemental et celle de la capacité à apprécier la durabilité des agrocarburants.
Pourquoi y a-t-il si peu de notre autoproduction de colza dans notre filière ? À cela, plusieurs raisons. Il y a d'abord la saisonnalité : on produit du colza à certaines périodes de l'année. Il y a l'enjeu de la fluctuation et des aléas climatiques : la production n'est pas constante d'une année sur l'autre, ce qui entraîne une variabilité de la disponibilité de cette source d'énergie. Enfin, le rendement du colza baisse parce que nos sols s'appauvrissent, parce que les intrants sont de plus en plus limités, par exemple avec l'interdiction des néonicotinoïdes. Au mieux, on pourra conserver les volumes mais ce n'est pas évident. Par conséquent, la question de l'augmentation des surfaces agricoles consacrées à cette production se posera. Tout cela est de nature à remettre en cause les idées de souveraineté énergétique associées aux agrocarburants.
On importe du colza et on en exporte. Il y a beaucoup de trafic d'huiles végétales et animales, entraînant des problèmes de qualification. L'interdiction de certaines huiles, comme l'huile de palme, nous fait importer d'autres huiles végétales de Chine, mais la Chine importe alors pour elle-même de l'huile de palme d'Asie du Sud-Est. Cela ne résout donc rien, puisque, malgré les critères européens, on continue à engendrer de la déforestation.
À terme, les agrocarburants seront utilisés dans l'aviation et le maritime. Pour l'instant, on les utilise dans le routier pour conserver un marché jusqu'à ce que l'usage puisse se déplacer vers le maritime et l'aérien. On a instauré des critères d'impact pour s'assurer que l'on ne fait pas de bêtises, mais, on l'a vu, on en fait indirectement. On doit promouvoir les carburants de deuxième génération. De l'argent est investi, mais on ne voit pas beaucoup de développement industriel.
Tout cela nous coûte de l'argent, via d'abord la défiscalisation. Cela commence à coûter cher, puisque l'on va bientôt atteindre 1 milliard d'euros annuels de dépenses fiscales sur l'E85. On est passé, en deux ans, de 300 millions à 800 millions d'euros par an. Il y a, en outre, des mesures de suramortissement liées à l'achat de véhicules compatibles. La taxe incitative relative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans les transports (Tiruert) est efficace, puisque l'on tire très peu de revenus des sanctions applicables en cas de non-respect du taux d'incorporation dans les carburants, mais les obligations d'incorporation se traduisent par une hausse des prix à la pompe, puisqu'il y a un coût de production supérieur au prix des énergies fossiles. Nous estimons ce coût supplémentaire, pour les usagers, à 3,2 milliards d'euros. Cela peut être pertinent : il faut le comparer au nombre de tonnes de CO2 évitées. Le CO2 évité est probable avec l'éthanol, mais peu probable avec le gazole. Quant à l'enjeu de la souveraineté nationale, il est limité.
Enfin, il y a des revenus agricoles à la clé, de l'ordre de 1 milliard d'euros, mais ils doivent être comparés au milliard d'euros de dépenses de l'État.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Sur l'Allemagne et Porsche, vos propos sont forts.
Sur les biocarburants, votre discours est différent de celui des autres intervenants.
M. Jean-Philippe Hermine. - Je n'ai pas de parti pris. J'ai simplement analysé le potentiel de développement du biogaz dans le transport routier. Notre étude démontre que ce développement est possible - j'ai parlé d'un facteur 20 -, mais limité à 10 térawattheures et ne pouvant pas atteindre les 35 térawattheures actuellement prévus dans la SNBC pour 2030. L'objectif doit simplement être confronté à la réalité. Néanmoins, dès lors que l'on sait que l'on peut passer de 0,5 à 10 térawattheures de biogaz, fixons-nous cet objectif et mettons en place un système de soutien adapté. C'est justement parce que l'on sait que l'on ne dépassera pas cette limite que des dépenses publiques peuvent se justifier. C'est une logique pragmatique.
En ce qui concerne les agrocarburants, il faut être vigilant sur l'E85 du point de vue du coût budgétaire et des émissions polluantes, puisque la moitié de l'éthanol est utilisée par des moteurs non compatibles.
Pour ce qui concerne le biogazole, je pose la question de la souveraineté, du bilan environnemental et du coût. Il y a un potentiel pour les camions autour du B100, avec un transfert d'une partie de la consommation du B10 vers le B100, dans le cadre de la fin des véhicules thermiques, mais il y a aussi une limite à la croissance de ce système.
M. Pierre Cuypers. - Je suis atterré par ce que j'entends.
Pourriez-vous nous fournir des tableaux rapportant, toutes sources confondues, l'énergie consommée à l'énergie restituée, ainsi qu'un tableau analysant les molécules du champ d'extraction à la roue du véhicule ?
Sur la fiscalité, il faut toujours adapter la fiscalité aux nouvelles énergies : c'est vrai pour l'hydraulique, le nucléaire, les énergies renouvelables, etc. On ne peut donc pas critiquer le coût de la fiscalité car elle vise à soutenir le développement de ces technologies.
Pouvez-vous nous donner le coût de notre dépendance énergétique ?
M. Jean-Philippe Hermine. - J'ai tenté d'objectiver le coût budgétaire ; il faut tout de même une certaine vigilance. Sur le bilan carbone, pour produire 1 mégajoule de biogazole, il faut 1,1 mégajoule d'énergie au total, d'après une étude de Renault Trucks. Le bilan énergétique n'est donc pas extraordinaire.
M. Pierre Cuypers. - Je ne suis pas d'accord. Cela dépend de chaque filière. Chaque filière a un rapport coût-énergie restituée différent.
M. Jean-Phillipe Hermine. - Vous avez raison : on ne peut pas faire de moyenne. C'est le problème de ces produits. On ne sait pas quels intrants sont utilisés, quelle quantité d'engrais, sur quelle qualité de sol, en Chine, en Australie ou en France. Le rendement dépend aussi de la météo. C'est très variable.
M. Pierre Cuypers. - L'E85 entraîne une économie pour les consommateurs de 587,10 euros par an.
M. Jean-Philippe Hermine. - Oui, les 800 millions d'euros de défiscalisation sont redistribués aux usagers de ces carburants.
Mme Diane Strauss. - Il faut distinguer de façon rigoureuse source d'énergie et vecteur énergétique. Les biocarburants de première génération sont plutôt des vecteurs énergétiques, de même que l'hydrogène : ils ne créent pas d'énergie, ils la transportent. Il faut distinguer les sources d'énergie - les énergies renouvelables, le nucléaire, les énergies fossiles - des vecteurs énergétiques, qui permettent de transporter l'énergie, comme l'hydrogène : on transforme l'électricité en gaz, que l'on peut transporter, mais avec une perte de rendement.
Nous avons produit un tableau déclinant les rendements énergétiques de l'hydrogène pour un camion. On part chaque fois de la même base : l'électricité que l'on injecte dans le vecteur énergétique. Il y a tout d'abord l'électrification directe, le vecteur énergétique étant une batterie. Il y a ensuite le vecteur énergétique de l'hydrogène, un gaz. Puis, il y a les carburants de synthèse à base d'hydrogène : on utilise de l'hydrogène pour produire du liquide, comme de l'e-kérosène. Il y a, enfin, l'utilisation de l'hydrogène pour produire du méthane. Ainsi, pour l'électrification directe des camions, en injectant 100 d'électricité dans une batterie, on récupère 77 d'énergie finale pour faire rouler son véhicule, soit un rendement global de 77 %. En produisant de l'hydrogène pour l'injecter dans un camion, on a un rendement de 33 %. Et, avec les carburants de synthèse et la production de méthane, on a un rendement de 21 %. On part donc d'une source d'énergie, l'électricité, et selon les vecteurs, les pertes sont plus ou moins importantes.
M. Éric Bergé. - Nous sommes d'accord avec l'analyse de T&E. Vu les besoins de l'industrie en hydrogène, on n'aura pas les moyens d'utiliser l'hydrogène comme vecteur pour le transport.
Sur le e-fuel, il faut à la fois du carbone et de l'hydrogène vert. Or on se heurte à la quantité d'électricité décarbonée disponible pour produire ce dernier.
Sur les biocarburants, la quantité de biomasse est, de toute façon, assez limitée. Nous faisons l'hypothèse d'un passage à 250 térawattheures à l'horizon de 2050, et il sera difficile d'aller au-delà. Rien que passer tout le kérosène en e-fuel exigerait de consacrer 25 % à 30 % des terres céréalières à cette production.
M. Pierre Cuypers. - Ce n'est pas l'objectif non plus.
M. Éric Bergé. - En effet, je dis cela pour donner un ordre de grandeur.
M. Pierre-Antoine Levi. - Le président-directeur général d'Airbus, Guillaume Faury, veut décarboner, grâce à l'hydrogène, 90 % d'un vol en 2035. Est-ce réaliste ?
M. Jean-Philippe Hermine. - Ce sont sans doute des chiffres à l'usage, c'est-à-dire quand on vole, mais cela ne prend pas en compte la production du carburant. Il faut donc additionner, à cela, l'empreinte de la production.
M. Éric Bergé. - Il a raison de dire cela : c'est ce qu'il y aurait de plus efficace pour décarboner le vol. Mais avec quelle ressource pourra-t-on produire cet e-fuel ou cet hydrogène ? C'est là que le bât blesse. C'est une concurrence entre usages.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Vous avez parlé des limites physiques de production de certains carburants. Quelle est votre analyse sur l'accompagnement financier privé et public des filières ?
M. Jean-Philippe Hermine. - M. Cuypers a raison : lorsque l'on a une ambition politique, il est naturel d'avoir un temps d'amorçage et un accompagnement de l'investissement ou de l'usage, via, par exemple, une défiscalisation temporaire. Il est néanmoins un paramètre à avoir à l'esprit : le coût, pour les citoyens, de la tonne de CO2 évitée.
Il est important de connaître le coût budgétaire pour chaque tonne de CO2 évitée. De ce point de vue, un euro dépensé par l'État au profit du biogaz est aujourd'hui plus rentable qu'un euro dépensé pour l'électrification des camions. Le coût par tonne évitée est de 300 euros pour le biogaz, contre 500 ou 600 euros pour l'électricité. Mais ce ratio s'inversera à compter de 2027 ou 2028, car le biogaz dispose de peu de marges de productivité. Ce dernier présente un intérêt pour la phase intermédiaire que nous traversons actuellement, mais il sera rapidement frappé par une limite physique, d'où la nécessité de trouver d'autres solutions, telles que l'électrification.
Mme Diane Strauss. - Certaines filières comme le biogaz n'atteignent pas leur objectif de décarbonation - ou ne l'atteindront plus d'ici quelques années.
Les filières ont besoin de visibilité. L'échéance de 2035, pour la fin de la vente des véhicules thermiques, était nécessaire pour que le secteur de l'automobile entame sa transition vers l'électrique. Certes, la France compte des fleurons de la production de moteurs thermiques, mais le ministère de l'industrie élabore des procédures d'accompagnement de la filière aval : les entreprises sont incitées à se convertir à la production de bornes de recharge, par exemple. Comme l'a rappelé le Président de la République, la planification est une nécessité pour favoriser une transition des emplois en douceur. Il en va de même pour assurer le maintien du revenu des agriculteurs, très dépendants de la filière des bioénergies.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Il me semble que les Autoroutes du Sud de la France (ASF) travaillent à un projet d'autoroute électrique. Qu'en pensez-vous ?
Mme Diane Strauss - Le principal problème de l'autoroute électrique est son coût, souvent assumé par la puissance publique. De plus, les tronçons des autoroutes électriques sont limités, alors que l'avantage du camion est de pouvoir aller partout. Nous pensons plutôt que c'est le modèle des bornes de recharge qui s'imposera. Les autoroutes électriques se développeront peut-être dans le futur, notamment pour réduire les appels de charge, mais il faut relativiser l'importance de la recharge en cours de route pour les camions, car 70 % des trajets font moins de 300 kilomètres : il vaut mieux prévoir des bornes de recharge efficaces dans les dépôts et des bornes de secours en cas de panne.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Je vous adresse moi aussi mes remerciements, même si je repars de cette réunion avec encore plus de questions !
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 20.