Mercredi 8 mars 2023
- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de M. Boris Ravignon, président du conseil d'administration de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe)
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert par l'audition de M. Boris Ravignon, président par intérim du conseil d'administration de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). M. Ravignon est accompagné par M. David Marchal, directeur exécutif-adjoint de l'expertise et des programmes.
Cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande.
Monsieur Ravignon, je rappelle que vous avez été nommé président du conseil d'administration de l'Ademe le 22 décembre dernier, à la suite du départ de votre prédécesseur Arnaud Leroy.
Cette première nomination, faite à l'issue d'auditions par les commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat, conformément à la procédure prévue par l'article 13 de la Constitution, valait pour la durée du mandat de votre prédécesseur restant à courir. Le conseil d'administration de l'Ademe vient d'être intégralement renouvelé par décret du 3 mars dernier et vous êtes à nouveau proposé par le Président de la République pour exercer les fonctions de président du conseil d'administration de l'agence. Vous serez donc entendu de nouveau prochainement par les commissions parlementaires compétentes, en l'espèce au Sénat par la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. C'est pour cette raison que nous vous entendons aujourd'hui en tant que président par intérim.
Je rappelle également que vous êtes maire de Charleville-Mézières et président d'Ardenne Métropole depuis 2014. C'est d'ailleurs en tant que maire de Charleville-Mézières que vous siégez désormais au conseil d'administration de l'Ademe, alors que vous l'étiez les mois précédents en qualité de représentant de l'État. Vous avez aussi été vice-président de la région Grand-Est en charge de l'économie, des fonds européens et de la commande publique de juillet 2021 à décembre 2022, et conseiller général des Ardennes de 2008 à 2015.
Monsieur le président par intérim, monsieur le directeur exécutif-adjoint, notre mission d'information comprend 23 membres issus de différentes commissions et représentant l'ensemble des groupes politiques du Sénat.
Avec mes collègues, nous sommes convaincus de l'enjeu que représente le développement des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert, tant pour la capacité de la France et de l'Union européenne à atteindre l'objectif de neutralité climatique à l'horizon 2050, que pour notre souveraineté et la compétitivité de notre économie.
L'Ademe joue un rôle essentiel dans la conduite de la stratégie de l'État en ce domaine. Elle soutient financièrement, par le biais d'appels à projets, de nombreuses actions. Je pense par exemple aux quatorze nouveaux lauréats de l'appel à projets sur les « écosystèmes territoriaux hydrogène », opéré par l'Ademe, qui ont été dévoilés dernièrement. Je pense également aux appels à projets relatifs aux biocarburants, conventionnels comme avancés. Je pense enfin aux appels à projets liés aux plans de relance et d'investissement. L'agence est également dotée d'une expertise propre et certaines de ses publications portent notamment sur l'impact des différents scénarios de développement des biocarburants. Elle noue enfin de nombreuses relations avec les collectivités territoriales, sujet qui intéresse évidemment tout particulièrement le Sénat.
Votre analyse nous sera donc précieuse pour apprécier les enjeux liés à la décarbonation des transports, pour identifier les forces et les faiblesses des actions déjà menées, mais aussi pour cerner les éventuels freins au développement de filières souveraines permettant à la France, et plus largement à l'Union européenne, d'atteindre les objectifs ambitieux qu'elles ont définis.
Notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, vous a adressé un questionnaire qui peut vous servir de guide - mais sentez-vous libre dans votre propos introductif !
Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur puis à mes collègues, afin qu'ils puissent vous relancer et vous poser un certain nombre de questions.
Vous pourrez nous transmettre ultérieurement des réponses écrites aux questions qui vous ont été adressées.
Monsieur Ravignon, je vous cède la parole pour une quinzaine de minutes.
M. Boris Ravignon, président par intérim du conseil d'administration de l'Ademe. - Merci, Monsieur le Président.
Je précise que l'audition par la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du Sénat devrait se tenir le 12 avril prochain, en coordination avec la commission équivalente de l'Assemblée nationale.
L'Ademe, vous le rappeliez, éclaire les trajectoires de notre pays et a réalisé, fin 2021, un important travail d'analyse et de prospective, qui porte le nom de Transition(s) 2050. Celui-ci s'efforce d'imaginer différents scénarios nous permettant tous d'atteindre la neutralité carbone à l'horizon 2050.
Ces travaux ont été depuis complétés par un certain nombre de feuilletons. D'autres sont à venir. Ce sont les services placés sous l'autorité de David Marchal qui travaillent sur ces éléments et qui les publient. Le feuilleton sur le mix électrique était très attendu. Nous nous apprêtons à publier des éléments sur les matériaux et les matières premières face à la question de la disponibilité des ressources, tout à fait cruciale.
Dans tous ces scénarios que nous envisageons, le recours à des carburants moins carbonés que ceux qui existent aujourd'hui est absolument nécessaire et constitue un objectif important. Ce recours n'est hélas pas suffisant. Pour que la décarbonation soit complète, il convient tout d'abord de faire progresser la sobriété, y compris dans le domaine des transports et de la mobilité.
Cela renvoie aux politiques d'autopartage, de covoiturage - voire d'encouragement au télétravail qui permet notamment, sous certaines conditions, une économie importante en matière de transports -, à un report vers des modes de transport plus respectueux comme la marche, le vélo, la trottinette, le train et les autres transports en commun. On a donc des gains à réaliser en termes d'amélioration de l'efficacité énergétique de la chaîne de traction des véhicules et en termes de sobriété et d'efficacité en recourant à d'autres modes de transport que le véhicule individuel.
Dans notre vision prospective, on a des couples « véhicules/carburants décarbonés » qui diffèrent selon les secteurs. Le sujet le plus compliqué, pour lequel la décarbonation sera la plus difficile à effectuer, reste le secteur aérien.
Pour ce qui est de la mobilité routière légère, on s'oriente a priori plutôt majoritairement vers l'électricité à partir de batteries. Les récentes déclarations de l'Allemagne tendent à remettre en question la fin de la commercialisation des véhicules thermiques. Il n'est toutefois pas certain que cette démarche aboutisse, l'ensemble des industriels européens, notamment français, s'étant déjà réorganisés autour de cette décision.
Nous ne voyons donc pas de place significative pour les biocarburants à l'horizon 2050, même si, d'ici là, on peut passer par d'autres étapes.
Pour ce qui est de la mobilité routière lourde concernant le transport de voyageurs ou de marchandises, tous les types de carburants alternatifs peuvent aujourd'hui jouer un rôle, qu'il s'agisse des biocarburants liquides ou gazeux, de l'électricité-batterie, qui semble pouvoir s'appliquer à certains types de transport, ou de l'hydrogène qui, en tant que tel, doit pouvoir figurer parmi les sources d'énergie.
S'agissant du transport fluvial, on serait plutôt sur une combinaison entre batterie et pile à combustible, y compris hydrogène.
Dans le domaine maritime, les besoins sont assez largement couverts par les électro-carburants - hydrogène, ammoniac, électro-méthane, etc., qui sont les carburants synthétiques de demain, avec une quantité probablement minoritaire de biocarburants - bio-GNL notamment.
Ceci s'accompagnera très certainement d'une généralisation de l'assistance vélique, qui ne suffit pas mais qui permet, dans certains cas, de soulager énormément la consommation d'énergie, mais également, il faut le mentionner, d'une baisse moyenne des vitesses commerciales de circulation des bateaux - c'est un élément plus difficile à évaluer dès aujourd'hui.
Dans le ferroviaire, la piste privilégiée par la SNCF est plutôt celle du train-batterie, train léger, innovant, afin de circuler sur les lignes qui ne sont pas électrifiées.
Reste l'aérien qui, du point de vue de l'Ademe, est le secteur le plus complexe à décarboner, à telle enseigne qu'on envisage qu'il reste en 2050 du kérosène fossile dans les consommations des transports aériens.
Tous ces enseignements sont issus pour nous de l'exercice qu'a constitué Transition(s) 2050. Ils sont d'ores et déjà renforcés par l'existence d'objectifs réglementaires importants, notamment européens, avec l'incorporation de biocarburants de synthèse, notamment pour l'aviation ; à ce titre, l'initiative ReFuelUE Aviation fixe un objectif d'incorporation de 85 % de carburants aéronautiques durables à l'horizon 2050, dont 50 % au minimum de e-kérosène.
Le contexte réglementaire n'est pas totalement stabilisé dans les autres domaines mais, dans l'aérien, le cadre semble fixé et permet de faire un certain nombre de calculs sur ce que la consommation de ces carburants de synthèse génère comme besoins en termes de ressources.
Les ressources utilisées pour produire ces biocarburants - la biomasse, le CO2, l'eau, les ressources électriques - vont se trouver d'ici 2050 en concurrence avec un certain nombre d'autres usages et d'autres secteurs. Nous devons donc être vigilants sur la disponibilité de l'hydrogène, intermédiaire pour l'électro-fioul, mais aussi d'un carburant direct pour la mobilité routière lourde et un intrant pour l'industrie dans un certain nombre d'activités.
La biomasse et la capacité à la produire en quantité suffisante pour tous les usages envisagés sont des sujets qui nous préoccupent tous aujourd'hui, qu'il s'agisse des matériaux de construction, de l'alimentation ou du champ énergétique. Le CO2 est dans un certain nombre de cas recombiné avec de l'hydrogène pour produire un électro-fioul, dont la disponibilité sur les sites est tout sauf triviale.
Nous avons calculé ce que l'initiative ReFuelEU Aviation générerait comme besoins électriques à l'horizon 2050 pour tenir les objectifs d'incorporation. On s'aperçoit qu'on se situe entre 17 % et 28 % de la consommation électrique nationale actuelle. Tenir aujourd'hui les obligations d'incorporation de l'initiative ReFuelEU Aviation sur les électro-carburants aboutit à une consommation électrique extrêmement significative, autour du quart de la consommation actuelle.
Il va donc falloir déterminer des fléchages d'utilisation de ces ressources, notamment la biomasse et l'hydrogène, pour arriver à produire les électro-carburants qui ont le moins de substituts possible et présentent, en termes de rendement énergétique, les perspectives les plus intéressantes.
On peut toujours imaginer des importations d'hydrogène ou même de carburant de synthèse. C'est faisable techniquement, mais cela rejoint les questions de souveraineté et nécessite de tracer l'origine et le caractère réellement durable des productions ainsi importées. On ne devrait donc pas imaginer un recours autre que ponctuel aux importations en la matière.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Merci de votre présentation et d'avoir indiqué des couples « véhicules-carburants décarbonés ». C'est un effort de pédagogie et de synthèse louable.
Estimez-vous que votre vision est partagée par les pouvoirs publics et qu'elle est suffisamment traduite dans les textes et dans les engagements ? Est-elle par ailleurs déclinée ? La question qu'on se pose est naturellement de savoir si l'on va être capable de constituer des filières. Disposons-nous de suffisamment de mécanismes incitatifs ? Quel est l'état des lieux ?
L'Ademe pratique un certain nombre d'appels à projets. La démarche vous paraît-elle efficace ? Plusieurs dizaines d'entreprises ont été choisies dans le cadre d'un appel à projets dans le domaine de l'hydrogène - et il y en a dans d'autres domaines. Cela vous paraît-il constituer la bonne démarche ? N'agit-on pas ponctuellement ? La stratégie du pays en matière de décarbonation, s'agissant de l'hydrogène vert, des carburants synthétiques durables et des biocarburants, vous paraît-elle assez opérationnelle ?
Vous avez vous-même indiqué qu'il y avait là un sujet de souveraineté. Vous avez notamment cité le domaine aérien. Air France a fait des annonces et va passer des contrats avec des sociétés étrangères pour un certain nombre de carburants d'aviation durables, dits sustainable aviation fuels (SAF). N'est-on pas en train d'échanger une dépendance contre une autre ?
Qu'est-ce qui vous paraît manquer au vu de vos propres appels à projets et de la démarche engagée jusque-là ? Que nous suggérez-vous d'étudier comme piste pour rendre cette transition plus opérationnelle ? Des évolutions législatives sont-elles à mettre en oeuvre pour lever un certain nombre de freins s'agissant de ces filières ?
Avez-vous identifié des volumes ? Vous avez en partie abordé ce point en indiquant que la conséquence, quels que soient les choix de filière, sera de produire plus d'électricité. Ce constat vous paraît-il partagé, et quelle est la réponse envisagée aujourd'hui ?
Ces 25 % de production électrique supplémentaires sont-ils à notre portée ? Il semble que ce ne soit pas le cas à court terme. Comment rendre notre démarche un peu plus efficace ?
M. Boris Ravignon. - Les constats que formule l'Ademe sont aujourd'hui partagés et alimente notamment les choix sur la répartition et les appels à projets de France 2030. Si je prends l'exemple de l'hydrogène, on est encore dans une phase préalable. Tout n'est pas écrit et on a besoin de vérifier comment faire fonctionner la production d'hydrogène décarboné sur des écosystèmes locaux, en testant les utilisations les plus pertinentes. On est encore dans une phase d'apprentissage et de construction de modèles pour ce qui est de l'hydrogène, mais ce que nous faisons aujourd'hui correspond aux trajectoires et aux transitions telles qu'on les envisage.
Ces stratégies sont-elles suffisamment opérationnelles ? Je crois qu'elles correspondent à l'état de développement et de maturité des différents projets. Sur les carburants de synthèse, sauf erreur de ma part, on en est encore au stade de pilote ou de démonstrateur. On est encore dans des phases où on accompagne l'effort d'innovation des acteurs. On verra ensuite comment ces différents carburants de synthèse peuvent trouver leur place sur le marché.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - On entend parfois dire que l'Allemagne, en matière de carburants de synthèse, aurait deux à trois ans d'avance sur nous en termes de capacités de production. On se dit aussi que l'Europe est partie plus tôt que les États-Unis en termes d'objectifs, mais qu'elle se trouve maintenant rattrapée. Après tout, les États-Unis se sont dotés de mécanismes incitatifs, plus simples, alors que nous sommes plutôt dans une mécanique de taxation.
Ce sont des opinions qui se discutent ou des clichés, mais je vous invite à réagir.
M. David Marchal, directeur exécutif-adjoint de l'expertise et des programmes de l'Ademe. - En ce qui concerne les carburants, le dispositif, en France, consiste en une obligation d'incorporation, à la fois concernant les biocarburants de première et de deuxième génération. Ce n'est pas véritablement une taxation, les surcoûts reposant in fine sur le consommateur.
Aujourd'hui, les objectifs d'incorporation fixés dans la loi sont atteints pour les biocarburants de première et de deuxième générations. Pourquoi n'y a-t-il pas de développement plus massif des biocarburants de deuxième génération, alors qu'on a financé des démonstrateurs industriels ? C'est une question de taille des investissements - qui nécessitent d'être massifs - et de durée d'amortissement - donc de visibilité pour les industriels.
Globalement, les cadres d'intervention de l'État, sur ces sujets comme sur tous les sujets de la transition, ont été fixés au travers de France 2030 via des stratégies d'accélération sur les carburants durables, l'hydrogène et la décarbonation de l'industrie. Les différents leviers de politique publique ont tous été passés en revue pour voir comment favoriser la transition et développer le tissu industriel français favorable à cette transition.
C'est pourquoi différents dispositifs sont en place pour ce qui est de l'hydrogène : aide à la R&D et développement de briques technologiques pour soutenir les équipementiers plutôt en amont, soutien à de premiers déploiements, comme les écosystèmes territoriaux hydrogène, avec le soutien au déploiement de bus, de mobilité hydrogène ou de bennes à ordures ménagères. Enfin, les pouvoirs publics mènent une réflexion sur des aides au fonctionnement - OPEX - pour de gros électrolyseurs.
Cette réflexion est encore en cours, mais c'est toute la panoplie des instruments de politique publique qui est mise en place dans une stratégie d'accélération, de l'amont vers l'aval, pour faire en sorte qu'il existe une cohérence globale de l'action de l'État.
On a, de la même façon, une stratégie d'accélération sur les biocarburants et les électro-carburants, dont l'avancée diffère un peu selon la technologie. Pour les biocarburants de deuxième génération, on a financé de gros démonstrateurs industriels qui ont démontré la faisabilité technique de l'opération. Il faut maintenant passer à l'étape supérieure.
Pour les électro-carburants dans le domaine de l'aviation, un appel à projets a été piloté par l'Ademe dans le cadre de France 2030 et a permis de financer des études de préfiguration de ce que seraient des usines de fabrication en France, avec une dizaine de lauréats. L'étape suivante devrait être un appel à projets pour financer ces usines une fois les études de préfiguration réalisées. On a donc toute une panoplie d'instruments.
Comment inciter à l'utilisation de ces carburants ? Il est certain que ces carburants présentent tous des surcoûts notables par rapport au kérosène actuel, notamment dans l'aviation, que ce soient les biocarburants ou les électro-carburants. On estime qu'en 2030, on aura toujours des surcoûts multipliés par trois pour les biocarburants de deuxième génération et multipliés par cinq, a minima, pour les électro-carburants.
La question de savoir comment subventionner les filières pour les faire décoller se pose donc, ainsi que la question du signal-prix, en lien avec le marché du carbone européen, pour inciter à une certaine forme de sobriété. En matière de transport aérien, les scénarios vont d'une stabilité du trafic entre aujourd'hui et 2050 à une multiplication par deux de ce même trafic, ce qui correspond à une vision plus compatible avec celle de la filière.
Nous avons publié cette étude fin 2022. Elle envisage trois scénarios d'évolution du trafic - l'iso-trafic, plus 50 % de trafic et la multiplication par deux du trafic aérien de passagers - ainsi que différents scénarios de décarbonation, soit basés à 100 % sur la technologie - électro-carburants, biocarburants -, soit faisant davantage appel à la sobriété, notamment celui à iso-trafic.
Il est intéressant de constater qu'on enregistre une baisse de trafic même dans le scénario très orienté vers les technologies. S'agissant des tensions sur les ressources et les coûts, il semble important que votre commission prenne en compte une certaine nécessité de décarbonation via ces carburants, mais en incitant à une consommation modérée de ceux-ci.
M. le Rapporteur a cité Air France. Ceci rejoint la question de la planification. Aujourd'hui, le secteur des électro-carburants, qui était balbutiant lors de l'élaboration de la dernière programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), avance très vite. Il est clair que la question doit être traitée dans la future PPE, qui est intégrée à la stratégie française sur l'énergie et le climat (SFEC).
Quelle part donne-t-on à la production locale de ces carburants ? Cela répond aux questions de souveraineté, mais il n'en reste pas moins que des acteurs économiques pourront chercher à importer à moindre coût. Le chantier est encore ouvert. On a pu voir, pendant la crise énergétique, des acteurs du secteur des engrais substituer des importations de gaz à des importations directes d'ammoniac fabriqué à l'étranger avec du gaz moins cher. Ces acteurs économiques sont agiles et passent très facilement d'un vecteur énergétique à l'autre.
Si je parle de l'ammoniac, c'est parce qu'il s'agit d'un vecteur énergétique envisagé pour décarboner le transport maritime. Ce sont des marchés mondiaux. La question de la souveraineté est donc, à mon sens, primordiale.
M. Boris Ravignon. - On a aujourd'hui recours à des carburants importés dans leur écrasante majorité. On doit donc pouvoir arriver à regagner de la souveraineté. Savoir s'il faut aller jusqu'à l'autarcie est un sujet mais, dans ce domaine, on va à la fois décarboner et regagner en souveraineté. Des réflexions existent aujourd'hui sur la construction d'hydrogénoducs permettant de faire arriver en Europe cet hydrogène à plus bas coût que celui qu'on pourra produire localement avec de petits systèmes, même si ceux-ci ont leur cohérence.
M. David Marchal. - On peut, dans une logique de planification énergétique, avoir une préférence pour une souveraineté française complète. C'est dans cette optique que nous nous sommes placés dans trois scénarios sur quatre. Dans l'un d'eux, on s'est dit qu'une partie de l'hydrogène pourrait être importée, pour être représentatif de la société de 2050 qui se dessine devant nous et essayer d'élargir le champ des possibles.
Vous nous interrogiez sur les leviers de politique publique à mettre en place. Aujourd'hui, les stratégies d'accélération ont été élaborées en silos, l'industrie d'un côté, les carburants aériens ou l'hydrogène de l'autre. Il est clair qu'avec l'angle des électro-carburants, on voit que ces stratégies ont des points de convergence forts, notamment en matière de ressources. Le CO2 va être capté par l'industrie, la biomasse peut être utilisée dans l'industrie et pour les biocarburants. Il serait intéressant que les futures stratégies d'accélération ou leur mise à jour englobent cette vision d'ensemble.
Mme Nadia Sollogoub. - Vous avez dit qu'il s'agit d'un marché mondial et de fournisseurs très agiles, avec des produits qui doivent pouvoir arriver à transiter. Si on veut aller vers plus de souveraineté, et sans aller jusqu'au protectionnisme, imaginez-vous qu'il faille des mesures législatives ou réglementaires pour mieux protéger nos productions nationales et s'assurer qu'il n'existe pas trop de distorsion de prix ?
M. Boris Ravignon. - Il existe sur ces sujets des enjeux de souveraineté et même d'efficacité de la démarche. Si l'on fait tout cela, c'est pour réduire les émissions de CO2. Si on est capable de proposer des productions totalement décarbonées, comme l'hydrogène produit avec des énergies renouvelables, et d'assurer leur traçabilité, la question d'une composante d'hydrogène vert de ce type dans notre mix n'est pas scandaleuse.
Si on a en revanche recours à des vecteurs énergétiques qu'on a du mal à tracer, qui pourraient en outre ne pas être aussi verts qu'on le prétend, on passe à côté de l'objectif global. Peut-être faudrait-il que le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières s'intéresse à ces importations. Que le CO2 soit produit hors de l'Europe puis importé ou produit chez nous ne change absolument rien au problème de lutte contre le changement climatique.
Je ne sais s'il est prévu que les importations de produits carbonés soient touchées.
M. David Marchal. - D'autres dispositifs existent en matière de traçabilité au niveau européen, notamment les directives sur les énergies renouvelables, Renewable Energy Directive II (RED II) et Renewable Energy Directive III (RED III). Ce sont des directives qui évoluent vite. On est seulement en train de transposer RED II que RED III arrive déjà avec des questions très importantes sur des sujets autres que les biocarburants, comme la biomasse primaire. On peut être assez rassuré sur les critères de durabilité qui sont inclus dans ces directives. Cela peut faire tache d'encre hors de l'Europe.
Mme Martine Berthet. - Il faut savoir quelle politique mettre en oeuvre pour accentuer le développement des biocarburants, mais aussi de l'hydrogène. Comment vous articulez-vous par rapport aux appels à projets européens ? L'accompagnement des entreprises est-il direct ? Comment peut-il être mis en oeuvre dans le futur plan pour une industrie verte ? À quel niveau allez-vous intervenir ?
M. David Marchal. - Un certain nombre de dispositifs sont mis en place par l'État pour soutenir l'hydrogène, en se basant sur des projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC). Nous sommes partie prenante de ces dispositifs, aux côtés de la direction générale des entreprises (DGE) pour un financement d'usines d'équipements cohérent, dans le cadre de partenariats au niveau européen. On estime que l'hydrogène est un sujet de premier intérêt qui nécessite qu'on autorise de dépasser les taux d'encadrement des aides d'État. Ces PIIEC ont permis d'identifier des projets à financer.
Mme Martine Filleul. - Accompagnez-vous beaucoup de dossiers ? Quelle est votre prévision concernant le projet de loi sur l'industrie verte qui sera présenté avant l'été ?
M. Boris Ravignon. - Nous sommes aujourd'hui consultés. Un certain nombre de groupes de travail ont été mis en place pour préparer ce texte avec un binôme, souvent un chef d'entreprise issu de la société civile ou un scientifique et un parlementaire. Ces groupes de travail s'entretiennent avec les collaborateurs de l'Ademe. Nous ne connaissons pas, pour l'instant, les orientations qui vont être mises en avant.
L'idée est à la fois d'accompagner les entreprises dans la transition énergétique et faire de celle-ci une opportunité de réindustrialisation pour notre territoire. Il s'agit de lever les verrous et les difficultés que peuvent aujourd'hui rencontrer un certain nombre de chefs d'entreprise ou de start-up pour concrétiser les opportunités qu'ouvre la transition écologique. On se focalise parfois sur les secteurs qui vont être impactés négativement, mais il existe aussi des opportunités dans cette transition. L'objet principal du projet de loi sur l'industrie verte est de faciliter ces projets pour qu'ils voient le jour.
À ce stade, nous ne sommes toutefois pas destinataires d'un projet de loi.
M. David Marchal. - L'Ademe gère énormément d'appels à projets. Il n'est donc pas évident de vous fournir un nombre global. Sur l'hydrogène, 35 à 40 écosystèmes ont été financés par l'Ademe, en trois vagues, depuis 2018.
De façon complémentaire, nous avons soutenu des études de préfaisabilité concernant cinq gros projets de bioraffinerie pour les carburants aériens. Les enveloppes de financement de certains de ces projets sont supérieures à 500 millions d'euros. Il s'agit d'investissements massifs.
M. Boris Ravignon. - Notre chance vient du fait qu'il existe une véritable effervescence industrielle dans le domaine de l'hydrogène. Les quatorze projets retenus ont été choisis parmi 56 projets. On assiste à une vraie mobilisation des élus locaux, qui sont souvent à l'origine de la mise en relation de ceux qui peuvent produire l'hydrogène et de ceux qui pourraient avoir vocation à l'utiliser. Certains des projets retoqués vont pouvoir être présentés à nouveau.
On essaie de faire en sorte qu'il existe une vraie courbe d'apprentissage pour les territoires qui s'engagent sur ces questions.
M. David Marchal. - La question de la planification territoriale et nationale peut également vous intéresser tant qu'élus locaux. On a évoqué la question de la récupération du CO2 nécessaire à ces usines. Cela s'inscrit dans une dynamique de zones industrielles bas carbone (Zibac), qui fait partie de la stratégie d'accélération de la décarbonation de l'industrie. Nous accompagnons de grosses zones industrielles dans la définition de stratégies de décarbonation et dans l'identification des échanges entre vecteurs énergétiques. On peut penser à un réseau de chaleur mutualisé entre industriels d'un même site, mais aussi à la récupération du CO2 chez un industriel pour faire des électro-carburants chez un autre industriel.
Nous commençons à avoir les outils pour accompagner la mise en place de groupements d'intérêt économique (GIE) au niveau de ces zones afin de favoriser les investissements mutualisés dans des réseaux de CO2 ou d'hydrogène par exemple, s'ils sont nécessaires.
Il faut aussi mettre cette planification territoriale en cohérence avec une planification nationale. Ce maillon n'existe pas aujourd'hui. Ce sont des éléments qui restent à bâtir.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Comment voyez-vous l'articulation entre l'État et les stratégies des collectivités territoriales, notamment les régions ?
M. Boris Ravignon. - Aujourd'hui, les collectivités se mobilisent par le biais des appels à projets et trouvent généralement un certain nombre d'appuis. Des coalitions se forment entre les partenaires industriels ou les territoires. Il y a très régulièrement des coalitions de collectivités. L'État met à disposition des écosystèmes locaux hydrogène des moyens qui incluent souvent le bloc communal et la région dans laquelle se situe le projet.
Nous avons des partenariats un peu plus structurants avec les régions. L'action se situe à deux niveaux : l'État soutient un certain nombre d'acteurs - et l'émergence d'innovations - et accompagne les territoires qui décident d'agir dans les domaines où une dimension territoriale est nécessaire.
Les Zibac sont aujourd'hui au nombre de trois - Le Havre, Dunkerque et Fos-sur-Mer. Les acteurs locaux sont convaincus que le CO2 des hauts fourneaux d'Arcelor peut être utilisé pour produire des électro-carburants en le combinant avec de l'hydrogène produit de manière durable. L'État vient donc concrétiser ces visions locales-globales.
Je suis absolument convaincu que c'est ainsi que l'on réussira la transition écologique. C'est une bonne illustration d'une méthode assez efficace en la matière.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Dans mon territoire, les agriculteurs sont déjà lancés dans la méthanisation et mobilisent de la biomasse. L'Académie des technologies dit qu'il faudrait 6 millions de tonnes de biocarburants pour l'aérien en 2050.
Où va la biomasse ? Quelle est sa priorité ? Sur mon territoire, elle sert à la fois à faire du gaz, à faire fonctionner des cars, etc. À un certain moment, il va bien falloir articuler tout cela.
Par ailleurs, la biomasse nécessite d'utiliser de la terre qui, pour le moment, peut être agricole. Il y aura donc une réflexion à mener entre la part destinée à l'agriculture et celle destinée à produire de la biomasse à des fins énergétiques.
M. Boris Ravignon. - La consistance dans le temps de cette coopération entre initiatives locales et cadre national relève de ce qu'on appelle la planification écologique. La biomasse qui est disponible dans les Pyrénées ne va pas servir à alimenter les productions du Grand Est ou du nord de la France. On est en train d'évaluer tous les gisements.
Vous évoquiez les méthaniseurs et faisiez le lien avec les agriculteurs, qui portent souvent ces projets. Les biodéchets sont interdits dans les ordures ménagères. Voilà un gisement considérable qui peut alimenter les méthaniseurs et réduire la part des productions agricoles dans ces méthaniseurs ou permettre de tenir la part des 15 % de méthaniseurs qui doivent accueillir des productions alimentaires.
Le sujet est d'arriver à bâtir des trajectoires et à les décliner à des échelons au moins régionaux pour vérifier que les projets contribuent efficacement à résoudre les difficultés. Il va falloir aussi flécher les usages de la biomasse et se poser la question de savoir si, sur un certain nombre de sites, on doit ou non recourir davantage à la géothermie pour soulager l'utilisation d'une biomasse qui pourrait être indispensable à la décarbonation d'autres usages.
M. David Marchal. - Cette priorisation des usages est complexe. Elle inclut des questions de rendement énergétique et de difficulté à décarboner certains secteurs. Installer une usine de fabrication d'électro-carburants en utilisant de la biomasse et de l'électricité sur un site donné constitue-t-il la façon optimale d'utiliser cette biomasse en concurrence avec d'autres usages ? Il n'est pas évident de répondre à cette question.
À chaque fois qu'on ajoute une étape de transformation dans la chaîne, on perd quasiment 30 % de rendement. Si on brûle de la biomasse ligneuse dans un réseau de chaleur, on va avoir 90 % de rendement. Si on décide d'en faire du gaz par pyrogazéification, on va descendre à 60 % de rendement. L'énergéticien dira qu'il vaut mieux la brûler, plutôt que de perdre 30 % de rendement, mais si on prend en compte la difficulté à décarboner certains usages, notamment le transport aérien, cela peut être pertinent parce qu'on ne sait pas décarboner cet usage-là autrement.
On a besoin d'un équilibre entre l'initiative locale, l'initiative conjointe d'une collectivité et d'un ou plusieurs industriels et la vision planificatrice de l'État dans la priorisation des usages de la biomasse. Ce n'est pas du tout évident.
Comment les stratégies régionales s'articulent-elles avec les stratégies de l'État ? Aujourd'hui, il n'existe pas encore une complète cohérence entre les objectifs fixés par l'État dans la PPE ou la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) et les objectifs fixés dans chaque région, mais cela va dans le bon sens.
La mise en place des comités régionaux de l'énergie va ainsi permettre de décliner la PPE, territoire par territoire. Vous en avez parfaitement conscience, les territoires ont chacun leurs particularités. Certains vont développer une technologie plutôt qu'une autre et le partage de l'effort ne sera pas complètement homothétique. Il y a un juste milieu à trouver entre les objectifs émanant des territoires et ceux de l'État.
En matière de concurrence avec l'alimentation, l'un des sujets du développement des biocarburants est bien entendu celui du changement d'affectation des sols. Il est important de le rappeler. Il existe aussi des conséquences dans les pays qui, du fait de la surface utilisée pour les biocarburants, doivent importer par ailleurs.
Les directives RED II et RED III visent à limiter les impacts de ce changement d'affectation des sols. C'est aussi pour cela que l'État n'envisage pas de développer outre mesure les biocarburants de première génération. On en a 7 % aujourd'hui. Pourquoi n'en met-on pas plus ? Précisément pour ces raisons environnementales, qui font qu'on préfère s'orienter vers des biocarburants qui auront moins d'impact sur la concurrence d'usage des sols.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Je reviens sur les conflits d'usage que vous avez évoqués plusieurs fois. On oublie souvent l'industrie et les modes de transport. Certains souhaitent utiliser tel ou tel mode ou telle ou telle énergie. Vous disiez vous-même que la biomasse n'est pas extensible à l'infini. À quel moment et comment pensez-vous que l'on puisse progresser pour avoir une synthèse ?
Par ailleurs, je n'aime pas beaucoup le terme de « planification ». J'ai tendance à penser qu'une stratégie, une déclinaison territoriale, des mécanismes incitatifs et une évaluation claire ne seraient pas si mal. Je ne sais s'il faut vraiment être planificateur. En a-t-on d'ailleurs les moyens ? Va-t-on interdire tel ou tel usage ?
Sans vouloir viser l'Ademe, dont j'apprécie le travail, j'ai le sentiment qu'on fait des appels à projets lorsqu'on ne sait pas quoi faire, quand on veut montrer qu'il existe de l'innovation et qu'on veut la susciter et l'encourager. Cela ne constitue pas une stratégie.
Il arrive un moment où il faut aussi s'interroger. C'est pourquoi il vaut mieux regarder l'exemple allemand ou l'exemple américain. Les États-Unis ont fait un choix.
On pourrait aussi s'interroger sur les conflits d'usages s'agissant de l'automobile. Visiblement, les Allemands considèrent qu'ils vont conserver le thermique avec le même type de carburant. Ne va-t-on pas vers un conflit à ce sujet ? Quelle est votre analyse de la position allemande ?
Vous avez parlé de la taille des investissements. Concernant les carburants durables, je vous ai entendu dire que le problème est de les financer. Jusqu'à quel moment le marché peut-il l'absorber, même s'il existe une certaine élasticité ?
Quant à la lisibilité, comment aboutir à quelque chose de clair sur le moyen-long terme ?
M. Boris Ravignon. - Je ne pense pas qu'il faille entrer dans un débat ou une polémique sémantique sur la planification. L'idée est d'essayer, dans ce monde fini en matière de ressources dans lequel nous évoluons, d'anticiper les besoins et de disposer des outils de suivi de la demande d'une ressource ou d'une autre, de son évolution et de sa disponibilité.
Il va de soi que si nous arrivions à une impasse en matière de disponibilité de biomasse, on se trouverait tous dans une situation assez dramatique. On aurait reproduit, avec l'alternative aux énergies fossiles dont on cherche à sortir, les mêmes impasses que celles dans lesquelles on se trouve aujourd'hui avec le pétrole ou le gaz.
On est plutôt dans la tradition française de planification que dans la planification soviétique, je vous rassure. Il n'y a pas de velléité d'étatisation de l'ensemble de l'économie. On sait bien qu'on a en face de nous une myriade d'acteurs privés, mais la discussion permet de savoir quelles sont les stratégies des uns et des autres et essayer de s'y tenir.
De quels outils dispose-t-on pour corriger les trajectoires ? La question n'est pas encore réglée. L'Ademe est en train de mener, avec le secrétariat général pour la planification écologique, un travail sur le bouclage de la biomasse, et notamment des besoins régionaux. On va se rendre compte des marges dont on dispose. Il faudra se doter de moyens d'action. L'Ademe dispose aujourd'hui d'un fonds « chaleur renouvelable » par lequel elle soutient certains projets et au travers duquel il est possible d'orienter la demande vers une source renouvelable plutôt que vers une autre.
Il est fondamental d'assurer un suivi extrêmement rigoureux de ce qu'on croit être les tendances du marché. L'une des utilisations de la biomasse est de servir de puits de carbone, et il ne faut pas dégrader ce stock, faute de quoi le défi sera encore plus important.
En tant qu'élu local, j'ai suffisamment pesté, comme beaucoup d'autres, contre les appels à projets pour ne pas renier ce que ce que j'ai dit durant des années. Cela suppose une ingénierie importante de la part de celui ou de ceux qui sont appelés à déposer les projets. Il y a donc un effet de sélection. Si on parle des collectivités, l'Ademe finance plus de 700 chargés de mission en équivalents temps plein dans les collectivités françaises. Ce n'est probablement pas assez, mais c'est une contribution assez significative pour essayer de faire en sorte qu'il existe une ingénierie au plus près de ceux qui développent les projets.
Certains de nos chargés de mission travaillent sur l'économie circulaire, le développement des énergies renouvelables ou les mobilités durables. Cela reste un outil assez impartial et objectif, qui permet de financer à coup sûr les meilleurs projets. Cela correspond aussi à des phases d'amont où on soutient l'innovation et l'émergence de systèmes.
Il faut certainement passer à d'autres outils qui permettent un plus gros débit et qui sont moins exigeants en matière d'ingénierie mais, compte tenu de la charge de travail que cela représente, on ne fait pas d'appels à projets à défaut de stratégie. On élabore généralement des stratégies suivies d'appels à projets pour les mettre en oeuvre.
Quant au sujet d'une forme d'opinion dissidente de l'Allemagne sur le véhicule thermique, la question qui se pose aujourd'hui est de savoir s'ils ont les moyens de leurs ambitions ou de cette affirmation. On est dans un système où des décisions ont été prises et annoncées par la Commission européenne. Par quel vecteur vont-ils faire passer ce souhait de changement ? Cela ne me semble pas très évident. Je ne vois pas le Parlement européen être très réceptif à l'idée de revoir les dates qui ont été fixées, même si les Allemands constituent une part non négligeable des parlementaires européens. Ils n'ont pas, à eux seuls, la capacité de changer ce type de décision. J'ai même du mal à comprendre l'effet utile de ces déclarations.
Je terminerai par le chiffrage des investissements. La question est celle de la part des investissements qui doit être soutenue sur fonds publics. Très honnêtement, on a déjà vécu des révolutions industrielles et technologiques. Dans la mesure où cette mobilisation d'argent privé entraîne un rendement positif, elle illustre le fonctionnement normal de l'économie.
On essaie d'orienter le plus possible, au niveau européen comme au niveau national, les anticipations et les investissements des acteurs privés. En matière thermique il est intéressant d'avoir fixé il y a quelques années un terme assez lointain qui permette aux acteurs de l'automobile de revoir leurs investissements et de procéder à la mutation de leur appareil industriel. Il est vrai que les législations se succèdent, mais enfin, en matière d'aviation, avec l'initiative ReFuelEU Aviation, les objectifs de 2050 permettent d'ores et déjà d'avoir une visibilité et autorisent l'émergence de projets qu'on est en train de financer.
Il faut toujours essayer de donner de la visibilité aux acteurs privés. C'est ce qui leur permet de faire leur part du travail, avec des investissements dont ils attendent naturellement un rendement. Les choses sont plus compliquées quand on est sur des investissements d'acteurs privés sur de courtes périodes, alors qu'ils n'ont pas une rentabilité financière ou économique intrinsèque. C'est beaucoup plus compliqué.
C'est pourquoi on mobilise autant d'argent sur la décarbonation industrielle. Il n'y a pas de difficulté à financer tout ce qui touche à l'efficacité énergétique dans les entreprises, surtout avec des niveaux de prix de l'énergie comme ceux qui existent aujourd'hui, car les investissements sont rentables. Pour la décarbonation industrielle, qui présente des externalités positives, il y a une nécessité de mobiliser des fonds publics.
Le vrai sujet est celui de la part des évolutions et des investissements qui doit être aidée sur fonds publics parce qu'elle ne pourrait pas être supportée ou qu'elle générerait des surcoûts insupportables pour les acteurs privés.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Il est vrai qu'il existe des objectifs clairs pour 2050, mais la question de la définition concrète, technique, réglementaire des objectifs n'est pas un sujet bien stabilisé.
Pour évoquer un autre sujet, en matière de compensation, certaines compagnies aériennes étrangères sont parties sur des contrats de compensation et se sont rendu compte après coup que, réglementairement, cela ne convenait pas. Il va donc falloir trouver une définition claire de ce qu'on attend d'eux concernant l'hydrogène ou les carburants synthétiques pour que l'investissement privé soit sécurisé par un cadre juridique et technique.
M. David Marchal. - La PPE, qui sera votée par le Parlement, va permettre en partie cette visibilité. Si elle traite bien la question des électro-carburants, elle peut constituer un point d'étape intermédiaire sur leur place à l'horizon 2030-2035.
Le législateur a d'ores et déjà, dans la définition de la taxe incitative relative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans le transport (TIRUERT), rendu éligible un certain nombre de carburants durables, ce qui donne aussi de la visibilité aux producteurs.
S'agissant de l'Allemagne et de sa stratégie, le fait de conserver du thermique et de mettre des électro-carburants dans les moteurs est une stratégie qui, du point de vue de la durabilité, peut poser question. Les moteurs thermiques ont un rendement de 30 %, les électro-carburants ont aussi un rendement moins bon, sur la chaîne, que l'électricité ou l'hydrogène. D'un point de vue environnemental, cela peut interpeller.
D'autre part, l'Allemagne se trouve dans une situation assez différente de la France : ils envisagent d'importer encore massivement de l'hydrogène décarboné à hauteur de 700 térawattheures (TWh) en 2050, selon le scénario de l'Agence allemande de l'énergie (Dena). Quand on leur parle de souveraineté, ils répondent qu'ils importent aujourd'hui 1 700 TWh d'énergie. Si demain ils n'en importent plus que 700, ils estiment que ce n'est déjà pas si mal.
Vous évoquiez leur avance en matière d'électro-carburants. Une partie est réalisée à partir d'hydrogène, leur stratégie étant d'importer massivement cet hydrogène décarboné.
Pour ce qui est de la biomasse, tous nos scénarios envisagent de multiplier par deux la valorisation énergétique de la biomasse à l'horizon 2050, principalement la biomasse d'origine agricole. Il est nécessaire d'avoir une vision systémique pour vérifier qu'on ne dégrade pas le puits de carbone.
Cela repose aussi sur des changements de société importants, notamment pour ce qui est de la réduction de la part du cheptel bovin, non négligeable, même si elle n'est pas toujours acceptée. 75 % de la surface agricole française est aujourd'hui destinée à l'alimentation animale. Les scénarios de l'Ademe comme de la SNBC envisagent une baisse de cette part agricole pour l'alimentation animale, ce qui permet d'identifier des gisements en matière d'énergie et, notamment, de biocarburants. La vision énergétique induit aussi des questions sur les régimes alimentaires.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Vous avez évoqué quatre scénarios pour aller vers la décarbonation en 2050, dont trois en matière de transport aérien. Ces scénarios arrivent-ils tous à la décarbonation en 2050 ? Qu'implique celui qui arrive le plus près de la décarbonation ?
M. David Marchal. - L'idée était de bâtir des scénarios les plus proches de la neutralité carbone. Ils arrivent tous à un niveau élevé de décarbonation, de l'ordre de 70 %, mais avec des leviers différents, soit technologiques, soit comportementaux, avec un scénario entre les deux.
Ces scénarios ont été bâtis avec la filière aérienne. C'est une démarche de co-construction intéressante, la filière cherchant initialement à promouvoir le scénario où l'on conservait une augmentation forte du trafic. Finalement, la réflexion a montré que des scénarios alternatifs pouvaient avoir une certaine pertinence par rapport à des questions de coûts ou d'impact sur le prix du billet d'avion.
M. Boris Ravignon. - Nous pourrons joindre au questionnaire la synthèse des conclusions de cette étude spécifique sur l'aérien.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - On pourrait presque faire une cartographie des procédures, des temporalités, des stratégies, etc. Il existe un scénario du Conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac), qui réunit les pouvoirs publics, les chercheurs et les industriels. J'ai cru comprendre que la direction générale de l'aviation civile (DGAC), la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC) et les industriels essayaient de se mettre d'accord sur un modèle.
Il apparaît que les carburants synthétiques durables permettraient, selon la filière, d'aller beaucoup plus loin que les 70 % que vous évoquez. Il va falloir aboutir à un certain nombre de décisions et investir. Le seuil d'homologation dans le kérosène se situe aujourd'hui à 50 %. Pourra-t-il être relevé ? Sans doute faudra-t-il le faire, mais avec les précautions d'usage pour étudier ce que cela donne dans le temps.
Dans les 25 prochaines années, ce sont d'abord les carburants synthétiques durables qui vont permettre un grand pas en faveur de la décarbonation du transport aérien. Jusqu'où cela nous amène-t-il ? À quel moment peut-on bâtir un scénario différent avec l'hydrogène ? Les deux peuvent peut-être d'ailleurs converger car, pour faire du carburant synthétique durable, il faut de l'hydrogène ? Sans doute y a-t-il donc des intérêts communs.
Nous vous remercions de tous les éléments que vous nous avez apportés. On vous a « challengé», mais c'est normal - pardon pour l'anglicisme. C'était très éclairant, et nous poursuivrons, sous l'autorité du président, nos auditions des différents acteurs des filières en question.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Merci.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 heures 55.