- Mardi 28 février 2023
- Mercredi 1er mars 2023
- Proposition de loi visant à ouvrir le tiers-financement à l'État, à ses établissements publics et aux collectivités territoriales pour favoriser les travaux de rénovation énergétique - Désignation des candidats pour faire partie de l'éventuelle commission mixte paritaire
- Proposition de loi visant à adapter la défense extérieure contre l'incendie à la réalité des territoires ruraux - Examen du rapport et du texte de la commission
- Proposition de loi tendant à garantir la continuité de la représentation des communes au sein des conseils communautaires - Examen du rapport et du texte de la commission
- Proposition de loi visant à permettre une gestion différenciée de la compétence « Eau et Assainissement » - Examen du rapport et du texte de la commission
- Organisation de la police judiciaire - Examen du rapport d'information
Mardi 28 février 2023
- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -
La réunion est ouverte à 17 h 30.
Projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration - Audition de MM. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer, et Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion
M. François-Noël Buffet, président. - Nous auditionnons MM. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer, et Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion, dans le cadre de l'examen du projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, qui sera examiné en séance publique à partir du 28 mars prochain. Nos collègues Muriel Jourda et Philippe Bonnecarrère en sont les rapporteurs.
M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer. - Nous allons vous présenter ce projet de loi visant à contrôler l'immigration et à améliorer l'intégration. Il intervient à la suite de l'adoption de la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) qui était un texte de moyens et qui nous permettra aussi de répondre aux enjeux très importants qui se posent à nous face à la situation migratoire. Le Sénat appelle de ses voeux depuis longtemps une réponse forte en la matière.
La situation internationale, la multiplication des guerres et des dictatures dans le monde, les persécutions, religieuses ou sexuelles, les difficultés économiques et sociales que connaît notre pays ainsi que nombre de pays en développement, notamment depuis la crise sanitaire de la covid-19, ainsi que le changement climatique font peser sur l'Europe et sur la France une pression migratoire très forte, qui ne se fait pas sentir que depuis quelques mois ou depuis la crise sanitaire. Ainsi, le nombre de demandeurs d'asile a été multiplié par deux en 10 ans et par trois depuis 2007. En 2022, les demandes d'asile, notamment au titre de l'immigration dite de protection, ont augmenté de 61 % dans l'Union européenne, contre « seulement » 31 % en France. Mais nous avons rattrapé le pic historique de 2019, avec 138 000 demandes d'asile en 2022. Rien ne laisse à penser que cette tendance s'infléchira à la baisse dans les mois et les années qui viennent sur l'ensemble du continent européen. Une comparaison avec la fin des années 1990 et le début des années 2000 n'a plus beaucoup de sens dans la mesure où la plupart des pays d'origine des demandeurs d'asile comme la Syrie, la Libye, l'Afghanistan et tous les pays de la bande sahélo-saharienne ne se trouvaient pas dans le chaos politique et terroriste qu'ils peuvent connaître aujourd'hui. La France, comme l'Europe, avait alors des relations diplomatiques fortes avec ces pays, ce qui n'est plus le cas pour une partie d'entre eux.
Pendant très longtemps, les politiques publiques ont estimé que le développement économique, notamment celui du continent africain, freinerait l'immigration. Force est de constater qu'il a même plutôt tendance à l'encourager, les classes moyennes étant enclines à partir pour un avenir meilleur.
Les crises, le développement économique et une démographie importante sont donc des facteurs d'immigration. Aussi, le débat ne réside pas dans le fait d'être pour ou contre l'immigration. C'est une réalité qui touche tous les pays, quel que soit leur régime politique. Comme le disait le général de Gaulle, « on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités ». C'est donc ces réalités que nous devons regarder en face.
En revanche, un grand pays comme la France doit répondre à trois questions, qui sont le noeud gordien de notre débat. J'espère que les 27 articles que contient ce projet de loi apporteront un début de réponse.
Quelle immigration voulons-nous ? Quelle exigence demandons-nous aux étrangers qui viennent sur notre sol ? Quels moyens nous donnons-nous pour appliquer cette politique ?
Il est vrai qu'une vingtaine de lois en la matière ont été adoptées par le Parlement depuis 1986. Mais la loi Collomb du 10 septembre 2018, la seule qui a été adoptée sous le précédent quinquennat du Président de la République - sous la présidence de François Hollande, trois lois avaient été adoptées en cinq ans -, a permis notamment de diminuer quasiment par deux les délais de traitement des demandes d'asile de l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra). Il n'est donc pas anormal de légiférer sur cette question très importante de l'immigration, d'abord pour transposer nombre de directives européennes, mais aussi pour répondre à son caractère protéiforme.
Pour répondre à la première question, l'immigration en France se révèle trop familiale et insuffisamment professionnelle, trop subie et insuffisamment qualifiée et choisie.
Permettez-moi de dire au préalable que la question de l'immigration ne pourra pas être résolue tant qu'elle ne sera pas réglée au niveau européen. Sous la présidence française du Conseil de l'Union européenne, nous avons beaucoup avancé sur ce sujet. Il convient maintenant de parachever l'accord entre les États membres, qui repose sur quatre grands projets.
Le premier projet concerne la prévention des départs, qui passe par le développement économique, mais aussi par la lutte contre les départs en mer, afin d'éviter les drames qui en résultent parfois. Il importe que l'Europe soit unie et porte le même discours avec les pays d'origine, qui doivent faire un travail d'intégration de leur population et ne pas encourager l'immigration irrégulière, ce qui est parfois le cas.
Le deuxième projet a trait à une politique commune de l'Union européenne en matière de visas et de réadmissions. La politique de retour n'est pas au rendez-vous lorsqu'un pays, comme la France, prend des décisions courageuses de restrictions de visas tandis que d'autres pays européens les accordent. Cela met à mal l'action française de restriction des visas, car le visa octroyé dans un pays de l'Union européenne vaut pour l'ensemble de l'Union européenne. Il est donc essentiel que l'Europe adopte une diplomatie commune en matière de visas et réadmissions. Cette politique a été adoptée par le Conseil européen : il convient maintenant qu'elle se traduise en termes législatifs et diplomatiques.
Le troisième projet, c'est la protection de nos frontières. Les étrangers qui arrivent sur le sol européen ne sont pas tous enregistrés. Nous ne connaissons pas toujours leur état civil, ni leur âge - ce qui pose problème pour savoir s'il s'agit d'adultes ou de mineurs-, ni leur vie antérieure. Le Conseil européen a adopté deux textes importants, à savoir le règlement « Screening », c'est-à-dire l'enregistrement aux portes de l'Europe, et le règlement Eurodac. Il revient au Parlement européen de les adopter à son tour pour que nous ayons enfin une politique commune en la matière.
Le quatrième projet, qui n'a pas été adopté par le Conseil européen, mais qui mériterait d'être largement soutenu par les chefs d'État, vise une politique unique de l'asile. Aujourd'hui, les conditions d'octroi de l'asile diffèrent entre les pays, ce qui est de nature à encourager un certain nombre de personnes à utiliser la demande d'asile à des fins détournées d'immigration irrégulière.
Au demeurant, dans le cadre des règles européennes et de la Constitution, le Parlement français peut adopter des dispositions.
Ainsi, j'évoquerai les quatre grands points d'intérêt du projet de loi qui vous est présenté.
Premièrement, ce projet de loi vise à simplifier le droit appliqué au contentieux des étrangers. Les mesures de simplification générale du droit ont été validées non seulement par votre commission des lois au travers de son rapport d'information, qui a été adopté à l'unanimité, mais également par le Conseil d'État. Toutes les mesures que nous proposons sont donc a priori constitutionnelles, ce dont nous nous félicitons.
S'agissant de la réforme du contentieux en tant que telle, nous proposons de réduire de douze à quatre le nombre de procédures auxquelles les étrangers peuvent recourir avant d'être expulsés du territoire national. Pour rappel, 50 % des contentieux des tribunaux administratifs et 40 % de l'activité des cours administratives d'appel sont relatifs au droit des étrangers. Ces procédures longues et illisibles détournent l'action de l'État de sa finalité et nuisent à son efficacité. Aujourd'hui, lorsqu'un préfet prononce une obligation de quitter le territoire français (OQTF), ce n'est qu'au bout d'un an et demi ou deux ans, après différents recours, que la décision de l'État sera validée - elle est validée dans 70 % des cas. Entretemps, l'étranger aura parfois trouvé un travail de façon illégale, voire légale, se sera marié, aura des enfants. Le nombre important de contentieux entraîne ainsi depuis de très nombreuses années des situations improbables dans la mesure où l'État n'est plus en mesure d'expulser ces personnes au regard de leur vie privée et familiale. La réforme du contentieux est donc essentielle pour réduire drastiquement les délais.
La vidéoaudience, bien que contestée, est également un élément important pour contribuer à réduire ces délais.
La proposition du juge unique à la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) serait un gage en termes d'efficacité et de rapidité. Si la loi Collomb a réduit le délai de traitement d'une demande d'asile à quatre mois ou quatre mois et demi, celui-ci est en moyenne de neuf mois, voire plus en cas de recours. Il est donc nécessaire de réduire drastiquement le nombre de recours afin non pas de juger différemment sur le fond, mais de juger plus rapidement.
Enfin, une mesure, que je sais contestée mais qui nous paraît importante - j'essaierai de vous en convaincre - concerne la territorialisation de la CNDA, car son excessive centralisation pose des problèmes de rapidité.
Parallèlement à la simplification générale du droit, je vous présenterai la réforme complète du réseau de nos préfectures. Celles-ci concentrent leurs moyens dans une trop large mesure sur le suivi des titres de séjour déjà déposés. Il s'agit d'un écueil important pour les étrangers qui deviennent parfois des irréguliers, du fait de notre propre incurie administrative. Il importe de faire des efforts en matière d'intégration et de mieux vérifier les dossiers des primo-arrivants, plutôt que de passer du temps à demander des documents administratifs à des personnes résidant sur le territoire depuis de nombreuses années. Le projet de loi de finances que vous avez adopté permettra de donner des moyens aux préfectures et de mettre en place, si le Sénat le souhaite, la fameuse instruction « à 360°». Avec cette révolution des préfectures, il incombera à l'État de vérifier dès la première demande l'intégralité des titres auxquels le demandeur d'asile pourrait avoir droit.
Deuxièmement, le projet de loi vise à renforcer les exigences d'intégration que nous demandons aux étrangers. Le Gouvernement, depuis que je suis ministre de l'intérieur, a considérablement augmenté les exigences pour accorder la naturalisation française : entretien d'assimilation, exigences du niveau linguistique, entretien, voire plusieurs entretiens, devant les agents de préfecture. En cinq ans, on dénombre 30 % de naturalisations en moins. Nous souhaitons appliquer à ceux qui ont des titres de séjour sur le territoire national les mêmes exigences, ou quasiment les mêmes, par homothétie, que celles nous demandons à ceux qui vont devenir français.
La première exigence est la langue. Il s'agit de passer d'une obligation de moyens à une obligation de résultat pour toute personne qui obtient ou possède déjà un titre de séjour - 300 000 titres par an sont concernés. Le projet de loi conditionne l'octroi de ce titre de séjour à la réussite d'un examen de français. Entre 20 et 25 % d'étrangers en situation régulière comprennent extrêmement mal le français, ce qui nuit à l'accès à l'emploi et à l'intégration. Nous voulons d'une immigration qui parle et qui comprend notre langue.
La deuxième exigence s'inspire d'une disposition adoptée dans la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, que la majorité sénatoriale a votée, à savoir demander aux étrangers ayant des titres de séjour de longue durée l'engagement de respecter les valeurs de la République, son emblème, l'hymne national, sa devise, son caractère laïc, la liberté religieuse et l'orientation sexuelle. Si cet engagement n'est pas signé, le titre de séjour sera refusé. En cas de manquement à cet engagement, la personne pourra se voir retirer son titre de séjour. Le ministre de l'intérieur serait, par exemple, en mesure de retirer administrativement le titre de séjour à un homme qui refuse d'être soigné par un médecin femme.
La troisième exigence est l'intégration par le travail. Olivier Dussopt développera ce sujet.
Pour répondre aux exigences d'intégration que nous demandons, vous avez voté une enveloppe extrêmement importante dans la Lopmi en augmentant de 25 % les crédits dédiés à l'intégration - la hausse la plus importante -, soit 106 millions d'euros pour les trois prochaines années.
Troisièmement, le projet de loi traite de l'expulsion des étrangers menaçant l'ordre public, avec le rétablissement de la double peine et la lutte contre les filières d'immigration irrégulière, en donnant les moyens aux préfets, au ministère de l'intérieur et à la justice de pouvoir lutter contre le continuum de l'immigration irrégulière organisée. Les passeurs, véritables criminels, sont responsables de l'immigration irrégulière, mais aussi des drames humains que nous avons connus à Calais ou au large de l'Italie.
D'abord, nous souhaitons renforcer les sanctions contre les employeurs voyous qui embauchent des personnes irrégulières. Ensuite, nous visons notre propre incurie administrative en mettant fin à la possibilité pour un étranger dénué de papiers en règle de devenir autoentrepreneur. Cette chausse-trape conduit parfois à des régularisations ou à des situations où les personnes ne sont ni régularisables ni expulsables.
Ensuite, nous prévoyons un alourdissement de la peine visant les passeurs, passant d'un délit à un crime. Le crime de passeur sera puni d'une peine de 20 ans d'emprisonnement si le passage d'immigrés clandestins entraîne la mort de ces personnes et de 15 ans s'il n'entraîne pas la mort.
Une autre disposition du projet de loi tend également à lutter contre les marchands de sommeil. Aujourd'hui, n'est pas reconnu comme une personne vulnérable l'étranger en situation irrégulière qui dispose d'un faux bail chez un marchand de sommeil. Nous aggravons les sanctions applicables aux marchands de sommeil, afin de lutter contre ceux qui créent ainsi d'énormes réseaux d'immigration irrégulière.
En outre, le projet de loi prévoit trois dispositions importantes pour le renforcement de nos frontières. D'abord, nous donnons désormais à la police aux frontières les moyens d'inspecter les véhicules des particuliers. Cette disposition fait écho à une décision du Conseil constitutionnel, que les sénateurs avaient saisi, sur le pouvoir des douaniers. Nous proposons d'étendre ces pouvoirs législatifs en matière de contrôle et d'inspection des véhicules à nos frontières à la police aux frontières. Par ailleurs, le projet de loi introduit une mesure de coercition pour prendre les empreintes digitales des personnes qui refusent de s'y soumettre. De plus, nous traduirons dans notre droit interne l'autorisation de voyage Etias - système européen d'information et d'autorisation concernant les voyages.
Avec le système « entrée-sortie », tout citoyen de l'espace Schengen et tout étranger qui rentre dans l'espace Schengen aura une fiche biométrique européenne, ce qui permettra de suivre l'intégralité des personnes qui se trouvent sur notre sol, de vérifier leur identité, de connaître leur âge, sans aucune contestation possible, et ce faisant de mettre en place une politique européenne de contrôle. Six mois après, nous pourrons mettre en place Etias : toutes les polices et gendarmeries européennes auront la possibilité d'effectuer des vérifications d'identité dans l'espace Schengen par le biais de leur nouvel équipement opérationnel (Néo).
Il importe non seulement de lutter contre l'immigration irrégulière, mais aussi de lutter contre le terrorisme dans la perspective des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024.
Quatrièmement, enfin, les dispositions prévues aux articles 9 et 10 prévoient de supprimer la protection contre l'éloignement dont bénéficient des personnes qui commettent des délits extrêmement graves sur le sol de la République. Demain, pour des faits punissables de 10 ans de prison ou cinq ans en cas de récidive, et non pas les condamnations prononcées - nous aurons un débat sur ce sujet -, les dispositions qui empêchent le ministre de l'intérieur d'expulser ces personnes ne s'appliqueront plus. La fin de la double peine, mise en place dans les années 2000, n'est protégée ni par une convention, ni par la Constitution, comme l'a relevé le Conseil d'État.
Nous proposons de mettre fin au bénéfice des protections pour considérer non plus la vie privée et familiale de la personne, mais le crime qu'elle a commis, de façon à être en capacité de l'expulser. Celle-ci pourra toujours déposer un recours devant le juge. Parfois, le Conseil d'État, comme il l'a fait dans l'affaire de l'imam Iquioussen, donne raison à l'État en écartant la vie privée et familiale.
Le retour de la double peine représente évidemment une mesure forte pour lutter contre les étrangers auteurs d'actes de délinquance extrêmement graves : crimes, atteintes aux policiers, aux gendarmes ou aux élus, violences conjugales, trafics de drogue. Demain, ces personnes ne pourront pas revendiquer la protection de la vie privée et familiale pour éviter leur expulsion.
M. Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion. - Je reviendrai sur les dispositions du projet de loi qui concernent le travail, en particulier l'intégration par le travail et par la langue. Les mesures que nous vous présentons s'appuient sur un constat et une conviction.
En France, le marché du travail ne propose pas une offre professionnelle satisfaisante aux étrangers présents sur notre territoire. Quel que soit le contexte économique - en cas de récession, de croissance ou de reprise -, le taux de chômage des personnes nées à l'étranger est, en moyenne, presque deux fois supérieur à celui des personnes nées en France. Alors que le taux de chômage général s'élève actuellement à 7,2 %, il est de 13 % pour les personnes nées à l'étranger.
Notre système ne permet pas d'accompagner suffisamment les étrangers en situation régulière vers l'emploi et, dans le même temps, maintient dans l'illégalité des hommes et des femmes qui sont présents depuis longtemps sur le territoire et travaillent souvent de manière régulière. Certaines situations deviennent inextricables, avec des entreprises qui comptent sur un certain nombre de salariés, alors que leur présence sur le territoire est irrégulière, quand bien même leur emploi est déclaré et régulier. Et, comme l'a souligné le ministre de l'intérieur, quand bien même la justice a prononcé l'expulsion de telle personne, il n'est pas possible de l'appliquer pour des éléments relatifs à sa vie privée et familiale.
Nous en sommes convaincus, une meilleure intégration passe par le travail et par la langue. Le travail est en effet un facteur d'autonomie, d'émancipation, qui permet de mener une vie plus autonome. La langue donne, quant à elle, la capacité de s'intégrer, de partager et de communiquer.
C'est pourquoi nous proposons des mesures visant à favoriser l'intégration par le travail et l'apprentissage de la langue - ce sera même une obligation pour réussir le parcours d'intégration. C'est aussi la raison pour laquelle nous voulons que les personnes qui se prêtent délibérément au recrutement de personnes en situation irrégulière puissent être plus durement sanctionnées.
Concernant l'intégration par le travail, l'article 3 prévoit de créer une carte de séjour pour les métiers en tension. Il ne s'agit pas là d'inciter les étrangers non communautaires à venir sur notre territoire. Ce titre permet de régulariser la situation d'hommes et de femmes déjà présents sur notre territoire depuis longtemps et qui travaillent. Très souvent, lors de la signature de leur contrat de travail, ces derniers étaient en situation régulière et leur titre de séjour n'a pas été renouvelé pour différentes raisons. Nous précisons que l'éligibilité à ce nouveau titre de séjour sera conditionnée par une présence sur le territoire depuis au moins trois ans et par le fait d'avoir travaillé au moins huit mois au cours des vingt-quatre derniers mois.
Nous nous inscrivons dans une logique de critères, afin de faire en sorte que ces travailleurs ne restent pas sans droits, ni au séjour ni au travail, que leur situation puisse être régularisée et qu'ils bénéficient, ainsi que leurs employeurs, d'une sécurité juridique.
Pour définir les secteurs en tension, nous souhaitons nous appuyer sur la liste des métiers en tension qui répertorie, dans l'état du droit, les métiers dans lesquels il est possible de recruter de la main-d'oeuvre étrangère non communautaire sans opposabilité de la situation de l'emploi. Aujourd'hui, lorsqu'un employeur souhaite recruter un salarié étranger non communautaire, il doit demander, avant signature du contrat de travail, l'autorisation administrative de signer ce contrat, qui conditionne d'ailleurs l'accès à un visa ou à une autorisation d'entrer sur le territoire.
La liste existante des métiers en tension, qui a été réactualisée il y a quelques années, permet aux employeurs recrutant des étrangers non communautaires de s'affranchir de cette autorisation administrative, dès lors qu'ils recrutent pour un poste répertorié comme étant particulièrement en tension. Nous souhaitons utiliser cette liste pour permettre d'intégrer plus rapidement des travailleurs étrangers déjà présents sur le territoire.
Cependant, cette liste doit être révisée. De nombreuses organisations professionnelles nous ont fait part de son inadéquation avec la situation actuelle du marché du travail, notamment dans les secteurs de la restauration ou de l'entretien des bâtiments et des locaux. À titre d'exemple, dans le secteur de la restauration, le métier de commis de cuisine n'apparaît pas comme étant en tension et, de la même manière, les agents d'entretien des bâtiments, hommes et femmes de ménage, ne figurent pas dans la liste. Nous savons pourtant que la part d'étrangers non communautaires dans ces métiers est particulièrement importante.
La révision de cette liste doit être encadrée par un certain nombre de critères, notamment statistiques, et doit prendre une dimension régionale. En effet, si la liste est souvent présentée comme étant nationale, elle connaît des déclinaisons régionales pour être la plus adaptée possible aux besoins de l'économie à l'échelle de territoires régionaux qui, d'après la jurisprudence, sont suffisamment larges pour éviter de créer des phénomènes de discrimination, ce qui pourrait être le cas si des territoires plus restreints étaient retenus.
La procédure que nous voulons créer fait suite à une première expérience, à laquelle avait donné lieu la circulaire dite « Valls ». Ce texte prévoyait des admissions exceptionnelles au séjour, motivées pour une part importante par des motifs familiaux, sociaux et privés et, pour une part moins importante et même minoritaire, par des motifs économiques. Environ 7 000 admissions exceptionnelles au séjour sont accordées chaque année au titre de la circulaire « Valls » pour des motifs professionnels ou économiques. S'il est toujours difficile de prévoir le rythme auquel les régularisations de situations interviendront, il s'agit là d'un chiffre autour duquel nous pourrions aboutir dans le cadre de la mise en oeuvre de l'article 3.
La circulaire « Valls » présente deux difficultés. D'abord, son application est hétérogène sur le territoire puisqu'elle résulte d'une forme de pouvoir discrétionnaire des autorités préfectorales.
De plus, l'employeur doit se déclarer et accompagner la régularisation. Cette obligation de participation de l'employeur crée deux limites. En premier lieu, certains employeurs craignent légitimement cette exposition. En effet, dire que leur salarié se trouve en situation irrégulière sur le territoire ne constitue pas une démarche facile.
Nous nous heurtons moins souvent à la seconde limite, mais elle crée une situation beaucoup plus grave. Certains employeurs - que le ministre de l'intérieur qualifiait plus tôt et à raison d'employeurs-voyous - trouvent confortable et positif de pouvoir s'appuyer sur des salariés en situation irrégulière, cette configuration créant un rapport de dépendance et modifiant le lien professionnel tel que défini par le contrat de travail.
Avec ce nouveau titre, les étrangers en situation irrégulière, exerçant une activité régulière depuis plusieurs mois et étant présents sur le territoire depuis plusieurs années, pourront solliciter eux-mêmes leur régularisation. Évidemment, si nous nous contentions de créer un titre d'un an renouvelable, aux mêmes conditions, nous ne ferions que repousser le problème. Ainsi, nous proposons que les étrangers concernés, s'ils sont signataires d'un contrat à durée indéterminée (CDI), puissent demander à terme l'accès à une carte de séjour pluriannuelle. Cet accès serait alors soumis aux mêmes critères que ceux que le ministre de l'intérieur a exposés, notamment en matière de maîtrise de la langue et d'engagement relatif aux valeurs républicaines.
Je sais que cette disposition suscite des interrogations et des attentes, notamment dans les secteurs économiques et les fédérations professionnelles les plus concernés. Il nous paraît donc important d'en débattre, mais aussi de prévoir que le Parlement puisse évaluer ses effets et décider d'une éventuelle reconduction après une première période de mise en oeuvre de la réforme. Le texte prévoit donc une clause de revoyure au 31 décembre 2026, pour que le Parlement puisse décider, sur la base de cette évaluation, si ce nouveau titre de séjour doit être pérennisé.
Vouloir sécuriser la présence de travailleurs sur le territoire implique un corollaire : empêcher que de telles situations ne se reproduisent, en particulier lorsque ces situations sont délibérées - je pense ici aux employeurs qui ont délibérément recours à des personnes en situation irrégulière, pour des activités professionnelles régulières, mais aussi parfois pour des activités professionnelles non régulières. Lorsque des activités non régulières sont exercées par des personnes en situation irrégulière, les sanctions les plus fortes doivent être prises, et c'est la raison pour laquelle nous maintenons les sanctions pénales telles qu'elles sont prévues.
Cependant, nous souhaitons que les employeurs qui recrutent délibérément des personnes en situation irrégulière, même pour exercer une activité régulière, puissent aussi être sanctionnés plus rapidement. Les procédures pénales que j'ai évoquées sont souvent assorties de sanctions lourdes, mais elles tardent à être appliquées. Nous souhaitons donc créer une amende administrative, à la main des autorités administratives et préfectorales, pour sanctionner les employeurs à hauteur de 4 000 euros par salarié étranger employé illégalement. La sanction administrative a l'avantage de la rapidité et permet d'infliger une sanction peu de temps après la constatation de l'infraction.
Le ministre de l'intérieur l'a dit, nous souhaitons aussi empêcher la création ou l'apparition de situations dans lesquelles des personnes en situation irrégulière créent elles-mêmes une activité économique ou professionnelle de manière régulière. Je pense ici à l'accès aux statuts d'entrepreneur individuel et d'auto-entrepreneur. Nous prévoyons donc, à l'article 5, de conditionner cet accès aux personnes se trouvant en situation régulière et d'obliger ainsi à la présentation d'un titre de séjour régulier pour entreprendre ces démarches. Aujourd'hui, ces procédures ne sont pas suffisamment encadrées, et c'est ainsi que, très régulièrement, les plateformes sont contraintes de déconnecter un certain nombre de profils, quand elles constatent qu'il s'agit en fait de personnes en situation irrégulière.
Nous proposons de prendre plusieurs autres mesures pour faciliter l'intégration par le travail et lever certaines contraintes. Je pense notamment à l'article 4, qui vise à faciliter l'accès au travail d'une partie des demandeurs d'asile. En effet, ces derniers n'ont pas le droit d'exercer une activité professionnelle sauf quand, après six mois passés sur le territoire, leur demande d'asile n'a pas été instruite de manière définitive. Il devient alors possible de solliciter une dérogation et d'obtenir le droit de travailler. Ensuite, si la personne est reconnue et que sa demande aboutit, elle obtient bien sûr le droit au travail.
Nous proposons qu'un arrêté du ministre de l'intérieur puisse déterminer chaque année la liste des pays pour lesquels les taux d'admission sont les plus élevés, pour permettre aux demandeurs d'asile venant de ces seuls pays de travailler. Renvoyer cette définition à un arrêté a le mérite de la souplesse. La liste des pays pour lesquels les taux d'acceptation des demandes d'asile sont les plus élevés varie extrêmement vite, au gré des évolutions géopolitiques. Il faut donc pouvoir la modifier aussi rapidement que varient les taux d'admission, de manière à être efficace et à ne pas créer un flux que nous ne saurions maîtriser.
S'agissant de la levée des contraintes, nous proposons également une autre mesure, qui ne concerne pas les personnes présentes sur le territoire, mais celles qui souhaiteraient venir travailler en France dans le cadre du « passeport-talent », que nous proposons de modifier. Ce passeport comporte aujourd'hui onze catégories que nous souhaitons regrouper pour assurer une meilleure lisibilité. De plus, il s'agirait dorénavant de parler de « titre de séjour portant la mention "talent" ». Ce dispositif doit permettre la venue sur le territoire de personnes très compétentes et formées, ayant des projets d'investissement qui répondent aux besoins de notre économie. Par ailleurs, nous souhaitons créer une carte spécifique pour les « talents » des professions médicales, notamment pour les médecins, les pharmaciens et les chirurgiens-dentistes, pour lesquels les procédures d'admission et les délais seraient particuliers, la vérification des équivalences permettant bien sûr de garantir la qualité des soins.
Je finirai en évoquant la question de l'intégration par l'apprentissage de la langue. Nous souhaitons relever le niveau exigé pour l'obtention d'une carte de séjour pluriannuelle, à l'instar de ce qui existe pour obtenir une carte de résidence. Cette nouvelle exigence est fixée dans l'article 1er et l'article 2 prévoit que nous puissions permettre aux travailleurs étrangers qui demandent l'obtention d'une carte de séjour pluriannuelle de se former au français. C'est la raison pour laquelle, en plus des dispositions d'insertion, d'intégration et de formation au français prévues par la Lopmi et que Gérald Darmanin a évoquées, nous prévoyons que l'article 2 autorise le Gouvernement à prendre un décret, après concertation interprofessionnelle, pour fixer le nombre d'heures de formation au français qui pourraient être effectuées sur le temps de travail. Nous voulons ainsi apporter une réponse aux hommes et aux femmes qui travaillent souvent dans des secteurs en tension, à des rythmes et des horaires parfois compliqués, dans des domaines comme ceux de la restauration ou de l'entretien. Il leur est en effet très difficile de cumuler, dans la même journée ou dans la même semaine, activité professionnelle et présence à ces cours de français. Nous prévoyons donc que du temps puisse être libéré sur leur temps de travail, afin qu'ils puissent participer à ces formations et satisfaire à cette nouvelle obligation.
Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Ma première question porte sur les articles 1er et 2 du projet de loi et s'adresse donc à M. Dussopt. Vous indiquez vouloir rehausser le niveau d'exigence en matière d'apprentissage du français et il faut bien dire que, à ce jour, aucune exigence n'est prévue à part le fait d'assister à la formation. Vous proposez donc qu'un niveau de langue soit atteint pour que la carte de séjour pluriannuelle soit délivrée, mais vous ne précisez pas quel doit être ce niveau. Selon nous, cette précision ne doit pas relever du pouvoir réglementaire, mais bien du pouvoir législatif. Il est difficile pour nous de prendre une décision sans savoir exactement quelle demande sera formulée - et nous sommes souvent confrontés à cette difficulté dans ce texte. Quel niveau de langue est envisagé ? Dans le cadre de l'étude d'impact, vous indiquiez envisager de rehausser le niveau de langue pour l'acquisition de la nationalité française, mais il n'en a rien été pour l'instant. Pourquoi cela ?
Par ailleurs, l'article 2 prévoit que les employeurs seront mis à contribution pour permettre à l'étranger qui travaille d'acquérir ce niveau de langue, au moyen de mesures plus contraignantes que dans la formation professionnelle habituelle. Que répondez-vous à ceux qui disent que ce n'est pas aux employeurs de faire les frais de la politique migratoire de la France ?
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Monsieur Darmanin, ma question porte sur la réforme du contentieux des étrangers. Vous avez fait référence aux rapports de MM. Stahl et Buffet. Pourtant, ce que vous présentez sur le sujet ne correspond pas totalement à leur proposition, qui reposait sur un critère d'urgence et était la suivante : en cas de procédure d'urgence, le tribunal administratif doit juger très rapidement et, en cas de procédure normale, le délai d'appréciation reste plus classique, pour éviter une mise en tension des juridictions.
Vous prévoyez toujours une procédure normale et deux procédures d'urgence, l'une lorsqu'il y a assignation à résidence et l'autre lorsqu'il y a placement en centre de rétention administrative (CRA), avec des délais un peu différents. Ensuite, vous créez une nouvelle procédure, qui a manifestement vocation dans votre esprit à être la procédure majoritaire et qui s'appliquerait aux étrangers faisant l'objet d'une OQTF sans délai de départ volontaire. Dans ce cadre, vous demandez au tribunal administratif de juger dans un délai rapide, sans avoir pris de mesure d'assignation à résidence ou de placement en CRA, ce qui nous laisse à penser que vous allez mettre en tension les tribunaux administratifs pour des situations qui ont peu de chances de conduire à un éloignement rapide.
Pourquoi ne pas avoir suivi les préconisations Stahl-Buffet ? Pourquoi créer cette procédure intermédiaire ?
Mme Muriel Jourda, rapporteur. - Ma question s'adresse à M. le ministre de l'intérieur. Vous avez indiqué que les articles 9 et 10 visaient à lever les protections qui aujourd'hui s'appliquent à des étrangers ayant commis des faits qui troublent l'ordre public.
Si nous combinons ces dispositions avec l'instruction du 3 août dernier, par laquelle vous indiquiez à vos services que vous souhaitiez que les personnes causant le plus de troubles à l'ordre public soient placées en CRA et donc ensuite éloignées ou expulsées, un paysage se dessine. Ce paysage, s'il n'est pas très clairement décrit dans le texte, ressort notamment des auditions que nous avons menées : il s'agit de prioriser l'expulsion et l'éloignement des personnes troublant l'ordre public en France. Mais que faire des autres, de celles qui sont en situation irrégulière et font aussi l'objet de décisions d'éloignement ? L'article 12 prévoit ensuite que les mineurs de moins de 16 ans ne pourront plus être placés en CRA ; comment assurer alors l'éloignement des familles ? Par ailleurs, pourquoi vous être restreints aux CRA et ne pas avoir inclus les locaux de restriction administrative (LRA) et les zones d'attente, où l'on retient aussi des mineurs ?
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Monsieur le ministre de l'intérieur, je souhaiterais vous interroger sur la question des laissez-passer consulaires. Le sujet de l'immigration ne concerne pas seulement la France, mais la France et les pays d'origine. À cet égard, le Sénat avait regardé avec une certaine satisfaction notre pays mener une politique de réduction du nombre de visas accordés aux pays peu coopératifs en matière de délivrance de laissez-passer consulaires. Cette politique de réduction a été abandonnée. Cependant, lors de nos visites dans les préfectures, nous n'avons pas constaté de grande amélioration en matière d'obtention de laissez-passer consulaires, ou peut-être très à la marge dans le cas de l'Algérie.
J'aimerais savoir si nous vous rendrions service en proposant un amendement qui conduirait le Parlement à donner une orientation en matière de nombre de visas et de titres de séjour qui pourraient être délivrés chaque année dans notre pays.
Monsieur le ministre Dussopt, on ne peut pas échapper à l'article 3 et nous avons un peu de mal à comprendre votre objectif. Si vous voulez régulariser la situation de gens qui travaillent depuis longtemps dans notre pays et sont en situation d'illégalité ou de clandestinité, on peut comprendre votre souhait de voir la société française regarder les réalités en face et de régulariser. Cependant, si tel est le cas, quel est l'intérêt des mesures successives que vous proposez pour sanctionner les employeurs ? En effet, si un employeur régularise ses salariés, on lui garantit un contrôle, il écopera probablement d'une sanction pénale et d'une amende, et on lui épargnera éventuellement la fermeture administrative. Il y a contradiction. S'il doit y avoir régularisation, il faut l'assumer et prévoir une amnistie pour l'employeur. En l'état actuel du texte, il y aura sans doute peu de demandes d'application de cet article 3.
En revanche, si je ne suis pas convaincu par la nécessité de la régularisation et si je pense que vous faites courir un risque à notre pays en créant un appel d'air, il faut limiter le nombre annuel. Les demandes ne seront pas nombreuses et il ne sera pas difficile de fixer un objectif. Par ailleurs, il y n'aurait pas de problème d'inconstitutionnalité car nous sommes dans le champ de l'immigration professionnelle. Que pensez-vous de cette hypothèse traitant le problème par le nombre ?
Il serait également possible de réduire le délai. En effet, l'article 3 présente une curiosité puisque les dispositions sont applicables jusqu'au 31 décembre 2026. Si j'étais passeur, je pourrais faire un calcul simple : le texte permettant de demander la régularisation après trois ans passés sur le territoire, en me dépêchant de faire venir mes « clients » de tel ou tel pays d'ici le 31 décembre 2023, ils seraient dans les temps pour demander leur régularisation. Comment éviter ce risque d'« appel d'air » ?
Enfin, certains craignent plutôt un effet de « trappe à bas salaires » - ce qui est mon cas. À cet égard, deux éléments nous mettent vraiment mal à l'aise dans l'article 3. En premier lieu, vous demandez à traiter la question économique des métiers en tension par la disposition régalienne que constitue ce texte en matière d'immigration. Il manque l'articulation de la négociation collective. Si nous souhaitons que nos concitoyens se dirigent vers des emplois qu'ils n'ont pas envie d'occuper aujourd'hui et qu'il y ait moins d'étrangers pour exercer ces métiers, il faudra résoudre des problèmes de formation et de rémunération. Je serais plus à l'aise si l'article 3 mentionnait le lien avec la négociation collective et la responsabilité conjointe des employeurs, des salariés et de la société.
En second lieu, pour ceux qui craignent cette trappe à bas salaires, l'article 3 est d'autant plus étrange que vous créez un titre de séjour métiers en tension qui sera opposable. Si une personne se trouve en situation d'irrégularité et estime pouvoir bénéficier des dispositions de cet article, elle pourra donc saisir le juge administratif pour sa demande de régularisation. Nous allons ainsi faire du juge administratif - alors que c'est le préfet avec la circulaire « Valls » - le juge de cette régulation économique, alors qu'il n'est pas vraiment outillé pour cela.
En résumé, que l'on soit favorable à la régularisation, que l'on craigne « l'appel d'air » ou la « trappe à bas salaire », l'article 3 ne donne pas satisfaction. Cette disposition me paraît donc perfectible. Quelles sont vos propositions pour tenir compte de ces différents points de vue ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - Je commencerai par répondre à la question que Mme Jourda a posée sur le niveau de langue. Je n'ai rien contre le fait que la décision soit prise au niveau législatif ; qui peut le plus peut le moins. Nous verrons bien ce que dira le Conseil constitutionnel, mais le Gouvernement ne s'opposera pas à ce que cela figure dans la loi. Je pencherais pour le niveau A2, mais il faudrait le conditionner au niveau oral. En effet, ce serait beaucoup demander aux étrangers arrivant sur notre sol d'être en mesure d'écrire le français à un tel niveau. Il n'est d'ailleurs pas certain que les personnes ayant déjà des titres de séjour ou étant eux-mêmes français puissent le faire. L'A2 à l'oral représente déjà un niveau d'exigence important et il faudra que les moyens de l'État soient mobilisés pour permettre aux gens de passer cet examen.
S'agissant de l'assimilation et du parallèle que vous avez fait, madame la sénatrice, je pense qu'il n'est pas tout à fait juste. Certes, pour obtenir la nationalité, il faut maitriser la langue, mais il faut également passer un examen plus complet sur les valeurs de la République, auquel on ne soumettrait pas un étranger demandant une carte pluriannuelle. Lors de ces examens, on demande par exemple d'expliquer qui sont Jeanne d'Arc et Napoléon, de citer trois plats français et cinq ministres du Gouvernement - je ne suis pas sûr que tous les Français sachent d'ailleurs répondre à cette dernière question... Ces entretiens ne reposent pas seulement sur la langue. Mais je comprends votre demande et n'y vois pas d'inconvénient.
En ce qui concerne la procédure, je ne partage pas votre opinion, monsieur Bonnecarrère. Ce qu'ont proposé le président Buffet, M. Stahl puis le président Lasserre, consistait à passer de douze procédures à trois. Vous me demandez pourquoi nous passons de douze à quatre. Nous créons une quatrième procédure pour les personnes qui troublent l'ordre public et ces cas, contrairement à ce que vous dites, monsieur le sénateur, ne semblent pas majoritaires. Nous devons pouvoir réduire le délai de présence sur le sol national de ces personnes qui ont reçu une OQTF. Le Gouvernement avait d'abord proposé un délai de 48 heures, mais, après discussion avec le Conseil d'État - qui n'a pas trouvé cette procédure inimaginable d'un point de vue juridique - nous proposons plutôt 72 heures.
Nous pensons ainsi fluidifier les expulsions de ces étrangers qui posent une menace particulière à l'ordre public. Un certain nombre de personnes ne passent ni par les CRA ni par les locaux de rétention administrative (LRA), ni par l'assignation à résidence avant d'être expulsées. Même si ce n'est pas le cas général, nous parvenons fort heureusement à expulser directement un certain nombre d'étrangers, qui ont certains types de nationalités, une fois que l'OQTF a été notifiée.
Aujourd'hui, de nombreux étrangers ne déposent pas de recours ; d'ailleurs, la réduction des délais vise à diminuer le délai de suspension de l'exécution de l'OQTF. En outre, nous souhaitons indiquer aux tribunaux administratifs que notre demande est expresse et prioritaire, car le juge administratif ne sait plus ce qui, dans le contentieux qui lui parvient, relève du prioritaire. Nous tâchons donc de le lui préciser. C'est pourquoi je tiens à la quatrième procédure.
Je précise que cela est le fruit de très longues discussions avec le Conseil d'État, qui, dans cette affaire, est à la fois conseiller du Gouvernement et intéressé en tant que juge administratif ; on pourrait même dire qu'il se juge lui-même... Je pense d'ailleurs que certaines mesures, comme la territorialisation de la CNDA, doivent faire l'objet de dispositions législatives, parce qu'un décret en Conseil d'État sur ce sujet pourrait donner lieu à une forme de conflit d'intérêts pour le Conseil d'État.
Madame Jourda, vous vous inquiétez du fait que les places en CRA seront réservées prioritairement aux étrangers dangereux. Ma difficulté est qu'il n'y a pas assez de places de CRA en France, d'autant que, quand je suis arrivé au ministère au moment de la covid, les restrictions sanitaires s'appliquaient aussi à ces centres. En outre, nombre de places sont réservées aux familles alors qu'elles pourraient être libérées en faveur de délinquants étrangers, qui sont, à 98 %, des hommes. En effet, ces « lieux famille » sont peu utilisés, puisque, en 2022, nous avons compté 107 mineurs dans les CRA en métropole.
Nous essayons de déterminer les priorités : il vaut mieux concentrer nos moyens sur l'expulsion des étrangers délinquants en situation irrégulière plutôt que sur celle des étrangers en situation irrégulière qui ne sont pas délinquants. Je reçois d'ailleurs de nombreuses lettres d'élus de tous bords politiques en faveur de la régularisation de tel ou tel étranger en situation irrégulière et ce sont rarement des délinquants... Ainsi, parmi les étrangers en situation irrégulière à expulser en premier, j'ai préféré me concentrer prioritairement sur les délinquants, qu'ils relèvent du FSPRT - le fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste - ou du droit commun. Depuis que je suis ministre de l'intérieur, nous avons expulsé 800 étrangers inscrits au FSPRT et 3 500 délinquants étrangers, soit une multiplication par sept.
Cela étant, nous avons conscience que l'on ne peut pas se contenter de placer les étrangers dangereux dans les CRA, car des étrangers sans casier judiciaire méritent aussi d'être expulsés. C'est pourquoi nous avons soutenu un amendement de M. Ciotti à la Lopmi, qui a été maintenu en commission mixte paritaire, tendant à créer 3 000 places de CRA. Depuis que je suis ministre de l'intérieur, nous avons augmenté de 800 le nombre de places en rétention. En outre, j'ai donné l'instruction de ne plus placer de mineurs dans les CRA, ce qui libère encore des places, puisque l'espace réservé aux familles devient un espace pour les hommes. La priorité donnée aux étrangers délinquants ne sera donc pas exclusive du placement d'étrangers en situation irrégulière non délinquants.
Il y a aussi les LRA, qui étaient négligés par les préfets, notamment dans le sud de la France. Il s'agit d'y placer les personnes qui ne sont pas dangereuses dans l'attente de leur expulsion. On peut même imaginer des assignations à résidence, avec une surveillance de la police nationale.
Quel est l'enjeu pour les services de police aux frontières ? Ce n'est pas de garder pendant des semaines des enfants de six ou sept ans dans des lieux clos, ce qui, d'ailleurs, n'est pas idéal pour le développement ; l'enjeu est de garantir que, la veille de prendre l'avion, les intéressés ne puissent pas s'échapper. Il s'agirait donc de placer, la veille ou l'avant-veille du départ, les familles ayant des enfants en bas âge et devant être expulsées du territoire national dans un lieu de rétention spécifique, comme un hôtel à proximité d'un aéroport, sous la surveillance de la police. Cela permettra de garder les familles sous la main sans impressionner excessivement les enfants.
Sur la question des laissez-passer consulaires délivrés en contrepartie de l'octroi de visas, je n'ai aucune objection contre une disposition législative. Mes homologues étrangers me disent qu'ils respectent les lois de notre République, mais que le principe de l'octroi de visas en contrepartie des réadmissions ne figure nulle part. Dont acte, faisons une loi ! Il me semblerait bizarre de définir des quotas de réadmission, mais conditionner l'octroi de visas à l'émission de laissez-passer consulaires me paraît envisageable.
Cela dit, la relation diplomatique entre deux pays ne se résume malheureusement pas aux relations entre les ministres de l'intérieur, aux échanges entre laissez-passer consulaires et visas. Du reste, beaucoup de parlementaires me reprochent, tout en encourageant par ailleurs le conditionnement des visas aux laissez-passer consulaires, de limiter excessivement la délivrance de visas, au motif que cela pose des problèmes culturels ou économiques. La question de l'aide au développement se pose aussi : est-il normal que des pays qui profitent de notre aide publique au développement puissent refuser d'émettre des laissez-passer consulaires ? C'est une question intéressante.
Aussi, si vous déposez un amendement sur ce sujet, monsieur le rapporteur, je vous invite à considérer l'ensemble de la politique diplomatique et non seulement les relations entre ministres de l'intérieur, car, quand le ministre de l'intérieur échange avec son homologue, il parle de laissez-passer consulaires, mais aussi de coopération antiterroriste, de renseignement, de coopération judiciaire. Toutefois, je ne fais qu'appliquer les lois adoptées par le Parlement et si celui-ci adoptait un tel dispositif, ce serait un levier de négociation appréciable pour moi.
M. François-Noël Buffet, président. - Le Sénat a déjà adopté un amendement sur le sujet en 2018...
M. Olivier Dussopt, ministre. - Mme Jourda demande s'il est normal que l'employeur assume les conséquences de la politique migratoire. Je ne suis pas d'accord avec les prémices de votre question pour deux raisons, madame la sénatrice.
D'abord, nous parlons uniquement des étrangers non communautaires, qui occupent 3,8 % de l'emploi en France, avec de fortes variations selon les métiers. Cela permet de relativiser, d'autant que nombre d'entre eux sont en situation régulière depuis très longtemps et ont satisfait aux obligations d'intégration et de maîtrise du français.
Ensuite, la présence en entreprise d'étrangers non communautaires procède de décisions de recrutement, sachant que nous sommes en tension de recrutement. C'est donc une présence choisie par le recruteur. Beaucoup d'entreprises nous invitent à aller au-delà de ce que nous proposons ; ainsi, l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH) demande de régulariser les salariés réguliers dont la présence sur le territoire est irrégulière, mais aussi de faciliter l'entrée sur le territoire.
L'État fait déjà beaucoup en matière de formation. Avant même la mise en oeuvre de la Lopmi et des moyens supplémentaires consacrés à l'insertion et à l'intégration par la langue, des dizaines de milliers de places de formation en français ont été ouvertes par l'État pour permettre à des allophones d'apprendre la langue. En outre, au-delà des heures de travail que nous demandons aux employeurs de libérer pour que leurs employés suivent des cours de français, nous souhaitons que les entreprises et les branches inscrivent dans leurs plans de formation des modules spécifiques pour les salariés allophones.
De manière plus générale, le caractère contraignant de cette libération de temps pour apprendre le français limite l'aspect « armée de réserve », le recours à une main-d'oeuvre étrangère non communautaire dans le but d'exercer une pression à la baisse sur les salaires. En outre, nous avons choisi de libérer du temps de formation sur le temps de travail plutôt que de créer une nouvelle taxe pour financer ces formations. Enfin, en vertu du code du travail, l'employeur a une obligation de formation pour l'adaptation de ses salariés à leur poste, ce qui intègre la maîtrise du français.
J'en viens aux interrogations de M. Bonnecarrère sur l'article 3. Nous ne voulons pas susciter un flux et je pense comme vous que le titre de séjour nouveau ne créera pas un appel d'air, car, pour cela, il faudrait que des étrangers non communautaires ayant connaissance de l'existence d'un titre de séjour spécifique décident de venir sur notre territoire pour s'y maintenir en situation irrégulière pendant trois ans et d'y occuper pendant huit mois un poste dans un métier en tension, en ayant la prescience, trois, quatre ou cinq ans avant, des métiers qui figureront sur la liste des métiers en tension, qui sera révisée régulièrement. La question de l'appel d'air ne se pose donc pas véritablement...
Vous posez également la question des sanctions pour l'employeur qui a recruté des salariés en situation irrégulière. Les employeurs qui ne connaîtraient pas la situation administrative de leurs salariés régularisés ne seront évidemment pas sanctionnés ; ce n'est ni la lettre ni l'esprit. Nous voulons en revanche renforcer les sanctions contre les employeurs qui recrutent délibérément des personnes en situation irrégulière. La création d'une sanction administrative permettra de garantir la proportionnalité de la sanction et une liberté d'appréciation de l'autorité administrative. Beaucoup des personnes qui sont en situation irrégulière, mais qui travaillent régulièrement ont signé un contrat de travail alors qu'ils étaient titulaires d'un titre de séjour qui n'a pas été renouvelé. On ne peut en tenir automatiquement grief à leur employeur ! Du reste, cela arrive même à l'État. Il n'existe donc pas d'articulation entre l'article 3 et l'article 8, qui vise à sanctionner les employeurs qui recrutent délibérément des personnes en situation irrégulière.
Par ailleurs, j'examinerai attentivement vos initiatives pour apporter des garanties.
Vous me posez également la question du caractère opposable du titre de séjour et vous soulevez le cas d'un employeur découvrant que l'un de ses salariés a demandé un titre de séjour pour métier en tension. Le fait d'inscrire dans la loi les critères d'éligibilité à ce titre, via le renvoi à une liste de métiers en tension publiée par arrêté ministériel, le fait de prévoir des critères d'ancienneté dans l'emploi et sur le territoire, et le fait de déterminer ce qui relève des critères retenus au titre de la présence sur le territoire sont les meilleures garanties de ne pas créer d'opposabilité et de ne pas susciter de contentieux. Nous proposons au Parlement de fixer précisément les critères. Par la suite, l'employeur n'est pas tenu de délivrer un CDI, ce qu'il sera toujours libre de faire ou non.
En ce qui concerne les trappes à bas salaires, c'est en réalité aujourd'hui que nous connaissons cette situation. La situation irrégulière de salariés réguliers peut placer ces derniers en situation de vulnérabilité, ce qui alimente une « trappe à bas salaire ». L'obtention d'un titre de séjour donne au contraire droit au salaire minimal et au minimum conventionnel de branche, ce qui est plus protecteur. Et je ne parle même pas des personnes en situation doublement irrégulière - situation administrative irrégulière et travail non déclaré -, qui peuvent se trouver en situation d'exploitation, voire d'asservissement.
On ne peut pas retenir votre option consistant à confier la définition des métiers en tension aux branches, car notre appareil statistique permet de mesurer les tensions de recrutement. En revanche, pour ce qui concerne la formation, l'intégration et l'accompagnement, je pense qu'il serait utile que les partenaires sociaux soient mobilisés, branche par branche.
M. Alain Richard. - Ce projet de loi permettra-t-il de limiter les flux de mineurs isolés entrant en France via un système organisé, artisanal ou mafieux, sachant que ces entrées se font de façon irrégulière ? D'autres outils permettraient-ils de freiner ce mouvement, au travers d'une meilleure identification de leur identité réelle ?
M. Jean-Yves Leconte. - Un quart des étrangers qui suivent la formation linguistique n'atteint pas le niveau A1 à l'issue du parcours d'intégration. Ce projet de loi va donc précariser la situation de ces personnes. Est-ce en précarisant que l'on intègre ?
Comment prendre en compte la question de la vulnérabilité si l'on supprime l'étape de la rédaction d'un récit dans le dépôt d'une demande d'asile ? La limite du nombre de rendez-vous en préfecture va-t-elle empêcher l'accueil de tous les demandeurs d'asile ?
Sur les régularisations, que deviendront les autres dispositions de la circulaire « Valls » ? Cette circulaire sera-t-elle intégralement abrogée ? Comment traiterez-vous la situation des travailleurs des plateformes ? Même s'il est dorénavant interdit aux personnes en situation irrégulière de devenir autoentrepreneurs, certains l'ont déjà fait. Qu'adviendra-t-il d'eux ?
On parle maintenant davantage de LRA. Il est préoccupant que notre pays ait de plus en plus de lieux de privation de liberté qui ne soient pas contrôlés.
Le système d'« entrée-sortie » de Schengen et le système Etias devaient être mis en place en 2023. On parle maintenant d'une entrée en vigueur « aussi vite que possible » : cela sera-t-il mis en place avant les jeux Olympiques ?
Mme Brigitte Lherbier. - Beaucoup de nouvelles drogues se développent en France et de jeunes Africains en situation irrégulière font venir des produits de plus en plus dangereux. Ne peut-on avoir des actions diplomatiques plus sévères à l'encontre des pays d'origine ? À l'encontre de ces trafiquants étrangers ? Il me semble difficile de régulariser les personnes issues des pays dans lesquels s'organisent ces filières.
Beaucoup d'enfants étrangers en situation irrégulière font leurs études et deviennent ingénieurs ou médecins, ce qui peut être intéressant pour notre pays. Selon moi, il faut en tenir compte pour mesurer l'intégration des jeunes.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - En premier lieu, j'ai de fortes réserves sur l'article 3.
D'abord, je ne sais pas ce qu'est un métier en tension ; en Île-de-France, tous les métiers sont en tension !
Ensuite, vous indiquez que le monde patronal est favorable à ces régularisations. D'une part, si l'on se posait la question du niveau des salaires, certains emplois seraient pourvus sans problème. D'autre part, cet article va entraîner la création d'une main-d'oeuvre sous-payée et docile. Vous vivez ce qu'a vécu Valéry Giscard d'Estaing avec le regroupement familial, lorsqu'il a cédé aux pressions du patronat. On ne se pose pas la question de ce qui motive les employeurs à promouvoir ces régularisations. La circulaire « Valls » permet déjà de faire certaines choses et les préfectures y travaillent.
En outre, avez-vous abordé avec le patronat la question du logement et de l'intégration de ces personnes ? Cela ne pose problème à aucun employeur que cinq ou six étrangers vivent dans 20 mètres carrés ! Il n'y a pas de quoi être fier de donner des titres de séjour si l'on ne se préoccupe pas de laisser cinq personnes vivre dans 20 mètres carrés. C'est de l'esclavage !
En second lieu, les accords liant la France à certains pays ne vont-ils pas gêner l'application de la loi ? L'accord franco-algérien risque de perturber grandement l'application de ce texte. Par conséquent, faut-il maintenir ces accords ou faut-il les dénoncer, afin que les lois s'appliquent partout de la même manière ?
En troisième lieu, vous avez évoqué la sanction des étrangers qui refusent de voir un médecin d'un sexe qui ne leur convient pas. C'est un véritable sujet, mais quid des médecins ? Beaucoup de médecins étrangers travaillant dans nos hôpitaux ne respectent pas les valeurs de la République.
Mme Valérie Boyer. - Au moment où nous parlons, l'Algérie a suspendu la délivrance de laissez-passer consulaires.
Ma question porte sur le trafic d'êtres humains. Les Nations unies estiment les profits de la traite des êtres humains à 32 milliards d'euros dans le monde, dont 3 milliards en Europe. La France reçoit ou voit transiter des victimes de ces trafics. Ne pas agir, c'est être complice. Les passeurs sont des experts en détournement des procédures et abusent de la générosité nationale. La France a le droit de protéger ses frontières et doit lutter contre ceux qui prostituent, violent, volent ou exploitent les migrants. C'est un devoir de dignité. Le trafic des migrants est juridiquement dissocié de la traite des êtres humains, alors que ces deux phénomènes sont liés. J'avais déposé en 2015 une proposition de loi sur ce sujet, qui a été rejetée, mais le Gouvernement reprend désormais mes propositions. Ainsi, le fait de faciliter l'entrée ou le séjour irrégulier d'un étranger est puni de cinq ans de prison et de 30 000 euros d'amende.
Pourquoi ce qui était absurde en 2015 et en 2018 ne l'est-il plus aujourd'hui ? Pourquoi avoir perdu autant de temps ?
Pourquoi ne pas renforcer les sanctions contre tous les trafiquants d'êtres humains ? Votre réforme ne concerne que l'exposition d'un étranger à un risque immédiat de mort ou de blessure et ne touche que les dirigeants ou les organisations.
Je m'interroge enfin sur les mineurs étrangers isolés. Ceux-ci accèdent en général à la nationalité française après leur séjour ; accéderont-ils toujours automatiquement à la nationalité avec votre texte ?
M. Marc-Philippe Daubresse. - Pouvez-vous nous en dire plus sur les restrictions du regroupement familial ? Comment avez-vous placé votre curseur ? Jusqu'où serez-vous prêt à aller ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - Les mineurs étrangers isolés relèvent de la compétence du garde des sceaux, parce qu'il y a un sujet d'état civil et parce que ce n'est pas le ministre de l'intérieur qui expulse les mineurs ; cela relève de l'autorité judiciaire et non administrative. Dès que les services du ministre de l'intérieur constatent qu'ils ont affaire à un mineur, le traitement du dossier relève de la compétence du garde des sceaux. Pour mettre fin aux flux et pour expulser, je ne suis donc pas compétent.
Cela étant, deux mesures incluses dans ce texte peuvent faciliter le travail de reconnaissance de la majorité et de la minorité d'âge.
Il y a d'abord la coercition sur les empreintes. L'un des sujets est l'identification de l'état civil des personnes ; aujourd'hui, les personnes peuvent refuser de donner leurs empreintes. Bruno Retailleau propose, me semble-t-il, d'instaurer une présomption de majorité si la personne refuse les tests d'état civil ou la prise d'empreintes. Je pense qu'il ne savait pas, lorsqu'il a formulé cette idée, que nous proposions la coercition des empreintes, validée par le Conseil d'État. Du reste, les deux mesures ne sont pas incompatibles entre elles ! Si le Sénat dépose un amendement allant dans ce sens, sous réserve de la difficulté constitutionnelle sous-jacente, nous pourrions le soutenir.
Une expérimentation s'achève à Bordeaux, où le parquet, le siège et la police se sont mis d'accord pour que les mineurs ne passent plus de test, mais que la police puisse déterminer si un étranger est mineur ou majeur, décision qui vaut ensuite pour le parquet, ce qui permet d'orienter l'intéressé vers le parcours administratif et éventuellement pénal des majeurs. Cela peut servir de base de travail au Sénat. Cela permettra d'établir plus rapidement et plus efficacement la minorité ou la majorité d'âge des étrangers, mais cela ne facilitera pas leur retour. En effet, indépendamment de la difficulté à identifier la nationalité des étrangers en situation irrégulière, le problème réside surtout dans l'application par l'autorité judiciaire, qui est indépendante, du retour. Le garde des sceaux a signé un accord avec le Maroc sur le retour, mais aucune décision judiciaire de retour d'un mineur n'a encore eu lieu.
Monsieur Leconte, c'est vrai, un quart des étrangers ayant suivi les cours de français ne maîtrise pas la langue. Vous affirmez que nous allons les précariser ; non, ils vont simplement retourner dans leur pays. Le but est de ne pas donner de titres de séjour aux personnes qui ne comprennent pas le français ou le parlent mal.
Cela implique d'accroître les moyens pour donner des cours de français. Ce qu'a dit M. Dussopt est important : les gens doivent maintenant prendre leurs cours de français pendant leurs heures de travail. C'est une révolution pour les salariés étrangers, cela va faciliter grandement leur vie ! Nous conditionnons l'obtention du titre de séjour à la réussite d'un examen de français, mais nous mobilisons beaucoup de moyens pour leur enseigner notre langue. Une fois qu'ils ont passé l'examen, s'ils ne le réussissent pas, nous ne les précarisons pas ; simplement, ils n'auront pas de titre et devront retourner dans leur pays. Nous assumons de conditionner l'octroi du titre de séjour à la réussite de cet examen.
M. Jean-Yves Leconte. - Ils perdront donc le droit de rester sur le territoire.
M. Gérald Darmanin, ministre. - C'est la proposition du Gouvernement, vous pouvez être contre. Nous pensons que c'est nécessaire pour s'intégrer. Je pense notamment aux femmes, qui créent du communautarisme d'obligation, parce que la République ne leur a pas donné les moyens d'apprendre la plus belle langue du monde et de s'ouvrir l'esprit. Avec les moyens importants que nous engagerons, après cet examen, si les gens ne réussissent pas l'examen, ils devront partir. Et cela vaudra pour demander ou renouveler un titre de séjour. De nombreux pays le font !
Sur les moyens des préfectures, la Lopmi a renforcé les effectifs de 570 agents. En outre, les importants travaux informatiques en cours permettront de libérer des équivalents temps plein supplémentaires pour se concentrer sur les contrôles. Par ailleurs, je me suis peut-être mal exprimé : le texte ne supprime nullement le passage devant une association pour raconter son récit.
Les LRA sont connus, y compris dans votre département. J'ai du mal à comprendre le problème que cela pose par rapport aux libertés publiques, puisque c'est Lionel Jospin qui les a créés par décret le 19 mars 2001. S'il l'a fait, il a dû considérer que c'était républicain.
Sur le système « entrée-sortie » de Schengen et l'Etias, je répète que nous sommes prêts : on peut le faire demain matin ; mais l'Europe n'est pas que la France. En outre, nous avons un problème avec le Royaume-Uni qui avait engagé le processus, mais qui est devenu un pays tiers entre-temps. Clément Beaune et moi avons indiqué à la Commission européenne qu'il fallait le faire soit maintenant, soit juste après la coupe du monde de rugby, soit après les jeux Olympiques. Pour mettre en place ce système, il faudra créer une fiche biométrique pour chaque personne entrant sur le sol européen, ce qui prend dix minutes. Le faire au moment des JO entraînerait une thrombose préjudiciable dans les aéroports. Pour notre part, nous sommes prêts et nous attendons les autres.
Madame Lherbier, je suis d'accord avec vous sur l'ordre public, notamment sur les liens avec les pays producteurs de drogue et les trafiquants.
Madame Eustache-Brinio, vous me parlez des accords bilatéraux. C'est une question à laquelle je me suis beaucoup intéressé.
Prenons l'accord franco-algérien de 1968, qui présente des avantages et des inconvénients pour les questions migratoires. Avantages pour les Algériens : ils ont une carte de résident spécifique ; inconvénient pour eux : ils ont besoin d'un visa. Le parlement algérien demande la même chose que vous : l'abolition de l'accord, pour ne plus devoir demander de visa.
Mettre fin à un accord est assez facile, même si, en l'occurrence, cet accord ne prévoit pas les conditions de sa résiliation. La conséquence serait donc de retourner à la situation ex ante. Or quelle était la situation ex ante ? La France et l'Algérie étaient le même pays, donc circulation libre et totale entre les deux territoires, sans visa. Pour renégocier la convention, il faut l'accord des deux pays et si nous mettons fin unilatéralement à cet accord, nous reviendrons à la communauté antérieure, dans laquelle nous ne pourrions plus exiger de visa.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Mais c'est un pays indépendant !
M. Gérald Darmanin, ministre. - Je m'y suis beaucoup intéressé et de nombreuses personnes se sont penchées sur la situation très particulière de ces deux pays. Nous aurions donc plus à perdre qu'à gagner.
Tout le monde pose la question de la renégociation de cet accord. Le seul enjeu est : faut-il le faire dans une situation de communion politique, comme le Président de la République essaie de le faire, ou dans la confrontation ? Il ne m'appartient pas d'en juger.
Monsieur Daubresse, il n'y a pas de restriction du regroupement familial dans ce projet de loi. Beaucoup de sénateurs proposent des restrictions. Le Gouvernement a pris soin de doter son texte d'« accroches » permettant le dépôt de tels amendements. J'y serai favorable s'ils respectent la Constitution et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et libertés fondamentales, ce dont je ne doute pas.
Je vois trois pistes possibles.
La première réside dans le rôle du maire pour apprécier les conditions d'accueil des personnes dans le regroupement familial. Quand j'étais maire, je signais personnellement, après vérification, les attestations certifiant que le logement était assez grand pour accueillir la famille, que le demandeur touchait au moins 1 800 euros pour une famille de deux personnes et qu'il était dans une situation stable depuis plus de dix-huit mois sur le territoire national. Je ne suis pas sûr que tous les maires de France le fassent scrupuleusement. Les préfectures s'appuient pourtant sur ce document émanant de la mairie.
D'abord, ces conditions d'accueil doivent-elles être mieux contrôlées ? Faudrait-il prévoir un contreseing pour empêcher le clientélisme électoral ou la difficulté de dire non à une famille que l'on connaît ?
Ensuite, un revenu de 1 800 euros pour deux personnes suffit-il ? La notion de logement à taille suffisante est-elle assez claire ? Il ne paraît pas anormal de demander davantage de revenu, de commodité ou de présence sur le territoire national. Si le Sénat proposait d'évoluer dans ce sens, cela me paraîtrait de bon sens, conforme à la Constitution et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), et pourrait peut-être limiter le regroupement familial.
Concernant ceux qui bénéficient de la protection internationale, des possibilités de réunification familiale existent, mais leur périmètre est très large, allant bien au-delà du cercle des frères et soeurs, car la vision de la famille retenue est beaucoup plus extensive que celle que nous pouvons concevoir en droit français. Si l'on donne l'asile à une personne, il n'est pas choquant de le donner aussi aux membres de sa famille, mais faut-il pour autant retenir une acception aussi large du terme ? Si le Sénat considérait qu'il fallait limiter ce droit au périmètre de famille au sens strict, en définissant son sens, nous y gagnerions.
M. Marc-Philippe Daubresse. - Très bien !
M. Gérald Darmanin, ministre. - Enfin, j'évoquerai l'attestation linguistique ou de partage des valeurs de la République, y compris pour ceux qui ont des visas de regroupement familial. C'est bien de demander à une personne de parler notre langue et de respecter les valeurs de notre République, mais lorsqu'elle sera installée sur le territoire français depuis dix-huit mois, qu'elle aura un logement décent et 1 800 euros de revenus, elle pourra faire venir les membres de sa famille, sans que l'on ne leur demande rien. Là encore, il appartiendra au Sénat d'apprécier s'il convient d'exiger de ces personnes également un niveau minimal de maîtrise de la langue française et le respect des valeurs de la République.
Ces mesures pourraient limiter le regroupement familial sans être contraires à la Constitution ou à la Convention européenne des droits de l'homme.
Mme Valérie Boyer. - Vous n'avez pas répondu à ma question sur les mineurs isolés qui accèdent à la nationalité française alors qu'ils sont rentrés illégalement en France, sont en situation irrégulière et sont à la charge des départements. Ferez-vous en sorte que ces personnes une fois majeures n'accèdent pas automatiquement à la nationalité française ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - Je n'ai pas connaissance de cas de mineurs isolés qui aient acquis automatiquement la nationalité française à leur majorité. En revanche, il est vrai que ces personnes obtiennent quasi systématiquement des titres de séjour parce qu'elles sont depuis un certain temps sur le territoire national. Le président de conseil départemental de l'Essonne m'a d'ailleurs interpellé sur une difficulté résultant de l'application de la loi Taquet du 7 février 2022 relative à la protection des enfants : les mineurs isolés doivent être protégés pendant leur minorité et pendant deux ans après leur majorité. Pour en revenir au sujet initial, si vous avez des cas à me signaler, je les étudierai volontiers.
Mme Valérie Boyer. - J'ai rédigé un rapport sur l'immigration, l'asile et l'intégration lorsque j'étais députée : les départements interrogés m'avaient indiqué qu'ils accompagnaient les mineurs isolés pour les aider à accéder à la nationalité française le plus rapidement possible.
M. Gérald Darmanin, ministre. - Je lirai votre rapport et j'étudierai avec attention les cas que vous pourriez me soumettre.
Madame Eustache-Brinio, sur les passeurs, nous reprenons votre proposition : en la matière, le rassemblement de toutes les bonnes volontés est bon à prendre ! Nous créons une circonstance aggravante générale, qui concerne tous les passeurs au sens large, y compris les complices. Je rappelle d'ailleurs que nous avons créé un office de police judiciaire spécialisé, doté de 140 officiers de police judiciaire.
Enfin, s'agissant des médecins qui n'appliqueraient pas la loi, l'article L. 412-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile que nous créons avec l'article 13 du projet de loi est clair : « L'étranger qui sollicite un document de séjour s'engage à respecter la liberté personnelle, la liberté d'expression et de conscience, l'égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne humaine, la devise et les symboles de la République au sens de l'article 2 de la Constitution et à ne pas se prévaloir de ses croyances ou convictions pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre les services publics et les particuliers. » Cela concerne tout le monde, les patients comme les médecins.
M. Olivier Dussopt, ministre. - Un dernier mot sur les plateformes, les auto-entrepreneurs et les entreprises individuelles. Il y a là une faille dans notre droit. Il n'est pas acceptable que des personnes en situation irrégulière puissent créer une entreprise individuelle ou se constituer en autoentrepreneurs. Ces personnes peuvent facilement arguer devant le juge, pour contester une OQTF, que l'État ne pouvait pas ignorer leur situation irrégulière puisqu'il perçoit des cotisations sociales ou des impôts sur le revenu avec le prélèvement à la source. Il convient donc de tarir ce flux de personnes en situation irrégulière, mais qui exercent une activité économique régulière.
Beaucoup de ces autoentrepreneurs sont des travailleurs des plateformes. Lorsque la plateforme découvre qu'une personne est en situation irrégulière, elle doit procéder à une déconnexion. Mais souvent les personnes exercent sur les plateformes par le biais d'alias. Nous avons signé des chartes sociales avec les plateformes pour que la déconnexion fasse l'objet d'un préavis et d'un accompagnement. Il n'en demeure pas moins que ces personnes sont en situation irrégulière et que leur situation doit être examinée à cette aune. Nous ne pouvons plus laisser perdurer la possibilité pour des personnes qui n'ont pas de raison d'être sur le territoire de créer des entreprises.
Sur le fondement de la circulaire « Valls », 7 000 admissions exceptionnelles au séjour en raison d'une activité économique sont prononcées chaque année, dans des situations qui peuvent recouper en partie celles visées par article 3 ; mais dans 22 000 ou 23 000 cas, il s'agit d'admissions exceptionnelles au séjour pour des motifs familiaux. Les deux dispositifs ne sont donc pas antagonistes. La moitié des 7 000 régularisations en raison d'une activité économique concernent l'Île-de-France. Il nous semble préférable que les régularisations des travailleurs en situation irrégulière ayant une activité régulière sur le territoire dépendent de critères fixés par le législateur plutôt que d'une appréciation discrétionnaire des préfectures.
On peut considérer en effet que beaucoup de métiers sont en tension. Beaucoup de fédérations s'inquiètent d'ailleurs de savoir si leur filière figurera dans la liste. Mais ce n'est pas le Gouvernement qui décidera si tel ou tel métier est en tension. Nous nous appuierons sur les statistiques et la définition d'un niveau de tension. Cette liste des métiers en tension existe, elle a été créée par la loi voilà plusieurs années, elle est publiée régulièrement et nous allons lancer le processus d'actualisation, en nous appuyant sur les comités régionaux pour l'emploi et la formation professionnelle (Crefop) et sur l'appareil statistique du ministère. On tient compte à la fois des difficultés de recrutement et de la présence, parfois très forte, d'étrangers non communautaires sans lesquels la filière serait incapable de fonctionner. J'ai évoqué les demandes des fédérations professionnelles. Les trois principaux syndicats - la CFDT, la CGT, et Force Ouvrière - souhaitent que les étrangers qui travaillent bénéficient d'une régularisation de plein droit. Ce n'est pas la voie que nous avons retenue, car nous préférons fixer des critères, mais nous avons une volonté partagée de faciliter les parcours de régularisation.
Peut-on dire que les métiers seraient moins en tension si les salaires augmentaient ? Je note que la filière de l'hôtellerie et de la restauration demeure l'une des plus en tension, en dépit d'une revalorisation des salaires minimaux conventionnels de 16 % grâce à la négociation entre les partenaires sociaux. Doit-on craindre que ces régularisations n'entraînent la constitution d'une trappe à bas salaire ? Il me semble que c'est justement l'inverse : c'est le fait d'être en situation irrégulière qui rend les personnes vulnérables face aux employeurs. Je pourrais vous citer des cas de salariés en situation irrégulière, employés à temps partiel, mais qui travaillent beaucoup plus dans les faits et sont contraints d'accepter cette situation. En renforçant la sécurité juridique des salariés, et des employeurs, qui sont souvent de bonne foi, on garantit l'application des niveaux de rémunération conventionnels et du salaire minimum.
M. François-Noël Buffet, président. - Je vous remercie. La commission examinera ce texte lors de sa réunion du 15 mars prochain.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 50.
Mercredi 1er mars 2023
- Présidence de M. François-Noël Buffet -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Proposition de loi visant à ouvrir le tiers-financement à l'État, à ses établissements publics et aux collectivités territoriales pour favoriser les travaux de rénovation énergétique - Désignation des candidats pour faire partie de l'éventuelle commission mixte paritaire
La commission soumet au Sénat la nomination de M. François-Noël Buffet, Mme Jacqueline Eustache-Brinio, Mme Catherine Di Folco, M. Loïc Hervé, M. Hussein Bourgi, M. Jean-Yves Leconte et M. Alain Richard comme membres titulaires, et de Mme Catherine Belrhiti, M. Christophe-André Frassa, Mme Marie Mercier, M. Hervé Marseille, M. Jérôme Durain, Mme Maryse Carrère et Mme Cécile Cukierman comme membres suppléants de l'éventuelle commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi visant à ouvrir le tiers-financement à l'État, à ses établissements publics et aux collectivités territoriales pour favoriser les travaux de rénovation énergétique.
Proposition de loi visant à adapter la défense extérieure contre l'incendie à la réalité des territoires ruraux - Examen du rapport et du texte de la commission
M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons la proposition de loi visant à adapter la défense extérieure contre l'incendie à la réalité des territoires ruraux, présentée par Hervé Maurey, Françoise Gatel et plusieurs de leurs collègues.
M. Loïc Hervé, rapporteur. - La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui entend répondre à un problème lancinant, que les communes, en particulier en zone rurale, ne connaissent que trop bien, à savoir l'exercice particulièrement complexe de leurs missions en matière de défense extérieure contre l'incendie (DECI) - ce problème avait été souligné lors des élections sénatoriales de 2020.
Les difficultés en la matière sont connues de longue date et la consultation du répertoire des questions écrites des députés et des sénateurs corrobore le sentiment d'un État historiquement velléitaire en la matière : de sollicitations restées lettre morte en promesses de réformes non tenues, le sujet a longtemps constitué un « irritant » pour les maires en zone rurale.
Si, aujourd'hui, la passivité et l'inertie de l'État en la matière ne semblent plus de mise, nous le devons tout particulièrement à notre collègue Hervé Maurey, très mobilisé pour défendre les intérêts des communes rurales sur ce sujet, co-auteur avec Franck Montaugé d'un rapport d'information en 2021 et auteur de la proposition de loi que nous examinons.
Le cadre juridique applicable à ces missions avait pourtant été largement révisé par la loi Warsmann du 17 mai 2011. Pour mémoire, ce cadre prévoit une « hiérarchie des normes » entre plusieurs documents dont le règlement départemental de défense extérieure contre l'incendie (RDDECI) constitue le noeud : ces règlements départementaux, établis en concertation avec les maires et arrêtés par le préfet de département après avis du conseil d'administration du service départemental d'incendie et de secours (SDIS), doivent tenir compte d'un référentiel national de la défense extérieure contre l'incendie (RNDECI) et s'imposent aux communes, dont les arrêtés et les éventuels schémas en matière de DECI doivent être conformes au RDDECI.
Outre le délai, jugé excessif, de mise en application de cette réforme, les difficultés des communes n'ont pas trouvé de solution définitive. Comme l'a relevé le rapport d'information d'Hervé Maurey et de Franck Montaugé précité, ces difficultés, qui demeurent, sont de quatre ordres.
Premièrement, la concertation des élus est jugée « inégale » dans l'élaboration des RDDECI.
Deuxièmement, la couverture du risque est qualifiée de « défaillante ».
Troisièmement, une difficulté tient à l'inadéquation entre les prescriptions des RDDECI et les risques réels, les premières n'étant pas toujours proportionnées aux seconds, en raison d'une évaluation insuffisante de la complexité des règles et, surtout, du défaut d'adaptation de celles-ci aux spécificités des territoires, en particulier ruraux. Nous avons tous entendu parler de la tristement célèbre règle des 200 ou des 400 mètres !
Quatrièmement, enfin, une autre difficulté concerne le coût financier, à la fois budgétaire et en termes de développement économique, notamment lorsqu'une autorisation d'urbanisme ne peut être accordée en raison du défaut de couverture du risque incendie.
La présente proposition de loi tend ainsi à traduire dans la loi ces recommandations, en prévoyant la concomitance de la révision du RDDECI et du schéma départemental d'analyse et de couverture des risques (SDACR), dont la loi prévoit déjà la révision quinquennale. Elle renforce la concertation des élus en prévoyant que le RDDECI est établi « après avis du conseil départemental et des associations départementales des maires » et contraint à une évaluation plus systématique.
Je partage pleinement l'intention de l'auteur, et je sais que nombre d'entre vous ont rencontré des maires confrontés à de réelles difficultés en la matière.
Les auditions que j'ai conduites m'ont néanmoins amené à vous proposer une réécriture du dispositif proposé par notre collègue Hervé Maurey. En effet, les personnes que j'ai auditionnées ont généralement convenu de l'incongruité que pouvait constituer la coexistence du SDACR et du RDDECI : de l'Assemblée des départements de France (ADF) à la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France (FNSPF) en passant par le directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises, le préfet Alain Thirion lui-même, personne n'était en mesure de m'expliquer l'intérêt de l'existence de deux documents distincts.
Tout porte à croire que la DECI constituant le parent pauvre de l'organisation des moyens de lutte contre l'incendie, il a été fait le choix d'en faire un document annexe, distinct et sans articulation avec le document stratégique que constitue le SDACR.
Or, il me semble que la prise en compte des moyens et des difficultés rencontrées par les communes en matière de DECI doit justement constituer un élément de la stratégie des SDIS. La détermination et l'allocation des moyens de ceux-ci ne sauraient faire l'économie d'une analyse des forces et faiblesses de la DECI dans un département : le SDACR doit prévoir des adaptations de ses prescriptions en fonction de ces forces et faiblesses. Dans certains départements touchés l'an passé par les « mégafeux », le SDACR n'évoque même pas les questions d'eau.
C'est la raison pour laquelle, en lieu et place de la simple révision concomitante proposée par notre collègue Hervé Maurey, je vous proposerai un amendement tendant à simplifier et renforcer la portée de ce dispositif, en faisant du RDDECI un volet à part entière du SDACR. Ce volet continuerait ainsi à porter règlement départemental et, sans qu'il soit besoin de le préciser dans la loi, les arrêtés communaux et intercommunaux en matière de DECI devraient être conformes à ce nouveau volet du SDACR. Cette mesure constituerait également une simplification des documents organisant les SDIS, qui n'ont jamais fait l'objet d'une réforme globale portant une vision d'ensemble et stratégique de ces compétences.
La procédure d'adoption du volet spécifique à la DECI au sein du SDACR s'inspire très largement de celle qui est aujourd'hui applicable pour l'établissement du RDDECI. Elle conserve néanmoins deux apports du dispositif initial : le projet de document ferait l'objet d'une concertation élargie, le conseil départemental et les conseils municipaux et organes délibérants des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) compétents étant désormais consultés pour avis, et d'une évaluation préalable du service public de la DECI, conformément au souhait de l'auteur de la proposition de loi. Le principe d'une révision concomitante du SDACR et de son volet relatif à la DECI serait également conservé.
Ce dispositif me paraît pouvoir être harmonieusement complété par l'amendement de notre collègue Hervé Maurey tendant à créer une commission départementale de suivi de la défense extérieure contre l'incendie. Constituée d'élus, elle aurait pour missions, d'une part, de procéder à l'évaluation régulière de l'état de la couverture des risques au regard des points d'eau situés sur le territoire dont elle ferait état dans un rapport annuel et, d'autre part, de formuler toute proposition d'évolution qu'elle jugerait pertinente. Cette piste d'évolution, évoquée par la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC) dans un rapport de juin 2022, me paraît consensuelle et permettrait aux élus de disposer d'un espace d'écoute et de dialogue avec le SDIS.
J'émettrai donc un avis favorable à son endroit, sous réserve de l'adoption d'un sous-amendement. Je propose en effet que ce rapport annuel puisse faire fonction, sur décision du conseil d'administration du SDIS, d'évaluation préalable du service public de la DECI l'année précédant la révision du SDACR.
Cette modification me paraît de nature à renforcer la place de cette commission, qui pourrait se voir attribuer un rôle majeur dans l'élaboration du volet « DECI » du SDACR. Elle constitue aussi une mesure de simplification, des évaluations aux objectifs similaires n'ayant pas nécessairement vocation à être multipliées.
Au bénéfice de ces observations, je vous suggère d'adopter la proposition de loi, sous réserve de l'adoption de ces amendements.
Je tiens à souligner que ces orientations ont été pleinement endossées par l'auteur de la proposition de loi, que je remercie pour son écoute attentive et la qualité de notre dialogue. Je crois exprimer notre sentiment collectif en disant que le sujet de la DECI doit beaucoup à Hervé Maurey, et j'espère que nous cheminerons collectivement ce matin vers une amélioration de la vie des communes rurales.
Mme Laurence Harribey. - Merci pour ce rapport très complet.
Sur le fond, nous adhérons totalement à cette proposition de loi ainsi qu'à l'amendement et au sous-amendement proposés. L'article unique qui prévoit de ne plus laisser l'initiative du RDDECI au préfet, avec une révision dans un délai restreint, est de bon sens. Nous ressentons largement sur le terrain le manque de concertation avec les élus locaux. En outre, selon le chiffrage réalisé par le Sénat, 7 millions de personnes ne seraient actuellement pas protégées.
Toutefois, sur la forme, j'attire votre attention sur le fait que ce texte est directement issu des recommandations du rapport d'information publié par Hervé Maurey et Franck Montaugé. L'élégance des relations de travail qui prévaut au Sénat sous-tend que nombre de rapports d'information produits de manière transpartisane font l'objet de propositions de lois, elles-mêmes transpartisanes. Il s'avère que ce texte reprend quasiment mot pour mot, avant le travail du rapporteur, l'article 1er d'une proposition de loi qui avait été déposée en juin 2022 par Hervé Maurey et Franck Montaugé. Or l'un des auteurs n'a pas été consulté sur la reprise de ces dispositions dans la présente proposition de loi, ce que nous déplorons.
Toutefois, puisque l'intelligence collective et le respect des autres doivent primer, sachant que nous servons tous la cause des élus locaux. C'est pourquoi, dans l'intérêt général, nous voterons cette proposition de loi.
Mme Françoise Gatel. - Je salue l'oeuvre du rapporteur, qui permet une simplification en rapprochant deux dispositifs existants.
En 2020, un grand nombre d'entre nous avons été interpellés sur la question de la défense extérieure contre l'incendie. Les élus locaux découvraient alors la déclinaison départementale des dispositions adoptées en 2015, qui fixaient la possibilité de procéder à toute nouvelle construction à une distance maximale de 400 mètres d'une borne incendie.
Cette question est compliquée. Relevant du SDIS, la défense extérieure contre l'incendie est financée par le département à hauteur de 50 %, l'autre moitié étant financée par les communes et les intercommunalités, lesquelles ont la responsabilité de la sécurité incendie sur leur territoire. Elles doivent faire face aux dépenses prévues par le SDACR défini par le SDIS.
Le Président du Sénat a demandé à la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation un rapport d'information sur ce sujet, qui a été produit par nos collègues Hervé Maurey et Franck Montaugé, et qui a conduit Hervé Maurey à déposer cette proposition de loi, que j'ai cosignée.
Cette proposition de loi, amendée dans le sens indiqué par le rapporteur, répond aux objectifs de simplification et de véritable concertation des élus. Notons que les SDIS imposent parfois aux communes, par souci extrême de sécurité, des dépenses considérables, alors même que de nouveaux engins plus performants existent. Je me félicite donc que le maire soit pleinement associé.
Mme Nathalie Goulet. - J'ai noté que ce sujet avait été un irritant lors des sénatoriales de 2020, mais il l'est toujours en 2023.
Après avoir procédé à quelques acrobaties pour faire en sorte que ces dépenses figurent dans la liste des dépenses subventionnables au titre de la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR), ce qui grève cette enveloppe, nous en constatons les limites dans la mesure où aucune différenciation n'est réalisée entre les territoires ni entre les outils. Certains départements, dont le mien, disposent effectivement d'engins plus adaptés et plus légers.
J'espère que ce texte, qui est bienvenu et qui est très attendu, fera consensus au Sénat et prospérera à l'Assemblée nationale. Là encore, le Sénat montre sa capacité à écouter les territoires.
M. Loïc Hervé, rapporteur. - Je donne totalement acte à Laurence Harribey de ses observations. Franck Montaugé a évidemment contribué à la rédaction du rapport d'information produit au nom de la délégation aux collectivités territoriales, j'espère que nous répondons aux problématiques qu'il y a soulevées. Il aura sans doute l'occasion de s'exprimer en séance publique.
M. François-Noël Buffet, président. - Concernant le périmètre de l'article 45 de la Constitution, je vous propose de considérer que celui-ci comprend les dispositions relatives à la planification et à l'exercice par les communes et établissements publics de coopération intercommunale des missions de défense extérieure contre l'incendie.
Il en est ainsi décidé.
EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE
Article unique
L'amendement COM-1 est adopté.
L'article unique est adopté.
M. Loïc Hervé, rapporteur. - J'ai déjà présenté l'amendement COM-2 rectifié tendant à créer une commission départementale de suivi de la défense extérieure contre l'incendie. Les membres de cette commission consultative ne peuvent pas appartenir au conseil d'administration du SDIS. Par ailleurs, les représentants du directeur général du SDIS viendront conseiller techniquement les maires des communes rurales pour ce qui concerne les enjeux réglementaires et les obligations qui s'imposent à la gestion de tels risques. Nous avons voulu éviter tout conflit d'intérêts entre le conseil d'administration du SDIS et cette instance de concertation.
Je suis favorable à cet amendement, sous réserve de l'adoption du sous-amendement COM-3, qui prévoit que le rapport annuel, l'année précédant la révision du SDACR, vaut évaluation préalable du service public de la défense extérieure contre l'incendie, et ce dans un esprit de simplification.
Le sous-amendement COM-3 est adopté. L'amendement COM-2 rectifié, ainsi sous-amendé, est adopté et devient article additionnel.
La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
Proposition de loi tendant à garantir la continuité de la représentation des communes au sein des conseils communautaires - Examen du rapport et du texte de la commission
M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons maintenant la proposition de loi tendant à garantir la continuité de la représentation des communes au sein des conseils communautaires, présentée par Mme Françoise Gatel et plusieurs de ses collègues.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Je remercie notre collègue Françoise Gatel de cette initiative. Certes, la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui entend répondre à un problème ponctuel, mais elle mérite toute notre attention, car certaines communes connaissent des situations de vacances durables de sièges au sein des conseils communautaires faute de candidats de même sexe pour remplacer le conseiller démissionnaire. Ainsi, pour illustrer mon propos, j'évoquerai le recours gracieux formé par le préfet de la Nièvre en 2021 à l'encontre de la délibération procédant au remplacement d'un conseiller de sexe masculin démissionnaire de son mandat municipal par une conseillère municipale, faute de candidats de même sexe, aboutissant à une vacance durable du poste en dépit de cette candidature. Si celui-ci n'a fait qu'appliquer la règle de droit, cette règle conduit, faute de candidats, à freiner la représentation juste et continue des communes au sein de leur intercommunalité.
Ce constat a été partagé par le Gouvernement ainsi que certains de nos collègues députés. En effet, Élodie Jacquier-Laforge et Raphaël Schellenberger déplorent dans leur rapport d'information sur la parité dans les fonctions électives et exécutives du bloc communal d'octobre 2021 « les marges de manoeuvre nulles » des élus locaux face à une telle obligation et appellent le ministre des collectivités territoriales à se saisir du sujet.
De façon analogue, interrogé par Françoise Gatel, l'ancien ministre des collectivités territoriales Joël Giraud avait constaté que « ces situations, qui sont exceptionnelles, pourraient faire l'objet d'une attention particulière à l'occasion d'un prochain vecteur législatif ».
Une telle situation de vacance est préjudiciable aux communes et aux intercommunalités, et ce à trois égards.
Premièrement, la vacance d'un siège aboutit à un amoindrissement de la représentation des communes au sein du conseil communautaire, alors même que les intercommunalités ont de nombreuses compétences.
Deuxièmement, dans certains cas, une telle vacance conduit à un amoindrissement des droits de l'opposition, qui peut se retrouver privée de représentation au sein du conseil communautaire, faute d'un réservoir de candidat de même sexe, fléchés ou non, suffisant.
Troisièmement, des vacances durables sont également préjudiciables au bon fonctionnement des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre eux-mêmes, dont les décisions pourraient être considérées comme entachées d'un défaut de représentativité et de légitimité, en particulier s'agissant des équilibres fragiles de la pondération de la représentation de la ville-centre et de l'ensemble des communes de plus petite taille.
La présente proposition de loi apporte une solution pragmatique en prévoyant, pour les seules communes de plus de 1 000 habitants représentées par plusieurs sièges au conseil communautaire, et lorsqu'il n'existe pas de conseiller municipal, « fléché » ou non, de même sexe candidat à ce siège, de le pourvoir par le suivant de liste « fléché » et élu au conseil municipal sans tenir compte de son sexe. Lorsque la liste concernée ne comporte plus de conseillers municipaux dits « fléchés », le siège serait alors pourvu par le premier conseiller municipal élu sur la liste n'exerçant pas de mandat de conseiller communautaire, sans tenir compte de son sexe.
Ces deux assouplissements étant subsidiaires aux modalités existantes de remplacement d'un conseiller communautaire démissionnaire, le dispositif me semble constituer un point d'équilibre satisfaisant entre l'exigence d'égale représentation des hommes et des femmes et l'indispensable représentation juste et continue des communes au sein des conseils communautaires.
Je vous propose, cependant, avec l'accord de l'auteur de cette proposition de loi, d'adopter un amendement de précision.
La principale originalité du dispositif initial est de n'être applicable qu'à l'issue de la première année du mandat. La rédaction de la proposition de loi initiale, si elle a le mérite de prévoir une première limitation, apparaît toutefois imprécise. Le point de départ de ce délai n'est pas suffisamment déterminé, ainsi que l'a indiqué en audition la direction générale des collectivités locales (DGCL).
C'est pourquoi je vous propose de préciser que le dispositif s'appliquerait à compter d'une année suivant la date d'installation du conseil municipal, afin notamment de tenir compte d'éventuels renouvellements locaux.
Au bénéfice de ces observations, et sous réserve de l'adoption de cet amendement, je suis donc favorable à l'adoption de cette proposition de loi.
Mme Catherine Di Folco. - Merci à l'auteur de ce texte de nous proposer une mesure frappée au coin du bon sens. Cependant, pourquoi le point de départ se déclenche-t-il à l'issue de la première année du mandat, et non pas dès que le poste devient vacant ?
Mme Brigitte Lherbier. - Pourquoi ne pas simplement flécher au départ davantage de conseillers municipaux ?
M. Guy Benarroche. - Nous voterons cette proposition de loi. Je rejoins l'observation de Mme Lherbier, à savoir flécher plus de personnes dès le départ, voire prévoir un autre système. Toutefois, ce texte corrige un vide juridique existant.
Pour ma part, je resterai vigilant afin que ce nouveau dispositif ne donne pas libre cours à l'imagination de certains qui en tireraient profit pour faire élire plus d'hommes que de femmes. C'est pourquoi, il est essentiel d'avoir prévu qu'il ne sera applicable qu'à l'issue de la première année du mandat.
M. Éric Kerrouche. - Ce texte correctif sera utile, même si les situations de vacances restent à la marge. Fondamentalement, la problématique est celle de la parité au sein des intercommunalités. J'ai cru comprendre que les amendements que j'ai déposés seront déclarés irrecevables en application de l'article 45 de la Constitution. Mais le problème de fond a trait aux différents modes de scrutin. Il conviendrait d'aligner le mode de scrutin en vigueur pour les communes de moins de 1 000 habitants sur celui des communes de plus de 1 000 habitants, avec une représentation miroir des femmes au moins au sein de l'exécutif.
Quoi qu'il en soit, nous voterons cette proposition de loi, en soulignant cependant qu'elle ne malheureusement répond pas aux difficultés auxquelles nous faisons face.
M. Alain Richard. - Je tiens à préciser que l'ordre de remplacement, lorsqu'un poste de conseiller communautaire est vacant, est d'abord le suivant de même sexe sur la liste des conseillers communautaires, puis le conseiller municipal non fléché, mais de même sexe, et, le cas échéant, le conseiller municipal du sexe opposé.
Ce texte vient ainsi corriger deux situations : celle où les listes minoritaires comptent très peu d'élus, et celle des villes-centres, qui concentrent la très grande majorité de la population, dans lesquelles la quasi-totalité des conseillers municipaux sont conseillers communautaires, comme à Besançon ou Le Havre.
J'alerte sur le fait que le législateur privilégierait ici l'intégrité de la représentation d'une composante politique d'un conseil municipal à la parité. Je ne sais pas si l'Assemblée nationale partagera cet arbitrage... L'idée même d'une micro-dérogation au principe de parité est de nature à déclencher quelques tempêtes. Personnellement, je voterai cette proposition de loi, mais sans être sûr qu'elle pourra prospérer.
Mme Françoise Gatel, auteur de la proposition de loi. - Ce texte très modeste apporte des solutions à des situations certes ponctuelles, mais qui représentent néanmoins une atteinte à la démocratie - je pèse mes mots.
La représentation des communes au sein de l'intercommunalité est déterminée quantitativement par le poids de la population, comme l'a rappelé la décision du Conseil d'État dit « Commune de Salbris ». Il ne s'agit nullement de contester ou de nier le principe de parité, mais il ne saurait, néanmoins, être supérieur au principe démocratique, qui permet à une commune d'être justement représentée au sein du conseil communautaire. En outre, les manquements qui ne permettent pas à la commune d'être représentée concernant principalement l'opposition, qui, souvent, avec un faible nombre de conseillers municipaux, se retrouve sous-représentée faute d'un réservoir suffisant de candidats pour siéger au conseil communautaire.
Monsieur Benarroche, si malice il y a, elle n'a pas de genre... Enfin, mes chers collègues, je crois que nous ne devons pas sous-estimer la détermination des femmes conseillères municipales à vouloir être conseillères communautaires.
M. Jean-Pierre Sueur. - M. Éric Kerrouche a évoqué deux amendements qui me paraissent extrêmement pertinents. Il conviendrait d'instaurer la parité au sein des exécutifs des intercommunalités, ou a minima, une clause miroir qui impliquerait la même répartition au sein de l'exécutif qu'au sein de l'assemblée intercommunale. Or ces amendements tomberaient sous le coup du fameux article 45 de la Constitution.
Cette proposition de loi porte sur l'intercommunalité et la parité. Je ne comprends donc pas pourquoi ces amendements seraient irrecevables dans la mesure où l'article 45 dispose que, en première lecture, tout amendement est recevable dès lors qu'il présente un lien, même indirect, avec le texte. Si je conviens que ces amendements n'ont pas un lien direct avec le texte, ils ont un rapport indirect avec le texte que nous examinons. J'aimerais que l'on me dise un jour au nom de quel principe l'adjectif « indirect » n'est jamais pris en compte.
M. Alain Richard. - Je tiens à rappeler à notre collègue Jean-Pierre Sueur qu'un commentaire du Conseil constitutionnel précise qu'il est nécessaire qu'une des dispositions figurant dans le projet de loi initial permette de rattacher un amendement au périmètre du texte, ce qui n'est pas le cas dans cette proposition de loi.
M. Jean-Pierre Sueur. - Ce n'est qu'un commentaire !
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Le texte porte ici seulement sur le remplacement des sièges communautaires en cas de vacance. Par ailleurs, ces amendements visent à modifier le code général des collectivités territoriales, alors que les dispositions proposées concernent le code électoral.
Le coeur du sujet est que nous souhaitons tous davantage de femmes maires, ce qui permettrait de résoudre l'ensemble des questions que nous nous posons ce matin.
Sur l'application de ce dispositif à l'issue d'une année de mandat seulement, l'objectif est très précisément de prévenir les actes de malveillance visant à contourner le principe de parité. L'amendement précise simplement le point de départ de l'application du dispositif.
Mme Catherine Di Folco. - J'entends votre explication sur cette année neutralisée. Cependant, des évènements majeurs peuvent survenir, tel le décès d'un conseiller. Pendant un an, vous pénalisez une collectivité qui subirait cette vacance au sein du conseil communautaire. Or des décisions prises à ce niveau impactent fortement les communes, comme vous l'avez si justement souligné.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Les dispositions existantes s'appliqueraient en cas de vacance du siège au cours de la première année du mandat : le conseiller pourrait être remplacé par un conseiller municipal, « fléché » ou non, s de même sexe.
M. François-Noël Buffet, président. - S'agissant du périmètre de l'article 45 de la Constitution, je vous propose de considérer que ce périmètre comprend les dispositions relatives aux modalités de désignation des conseillers communautaires représentant les communes en cas de vacance de siège.
Il en est ainsi décidé.
EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE
Article unique
L'amendement COM-4 est adopté.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Les amendements COM-1 et COM-5 visent à supprimer l'obligation de remplacer un conseiller communautaire par le suivant de liste pour les communes de moins de 1 000 habitants.
J'émets un avis défavorable sur ces amendements qui dérogent au résultat du vote des citoyens, qui ont décidé de l'ordre des conseillers municipaux du fait du mode de scrutin applicable aux communes de moins de 1 000 habitants. En outre, les règles applicables aux communes de moins de 1 000 habitants n'entraînent pas, aujourd'hui, de situation de vacance durable des sièges représentant une commune au conseil communautaire, puisque tous les conseillers municipaux inscrits sur la même liste que le démissionnaire peuvent prétendre à le remplacer. Enfin, s'agissant des règles de désignation des suppléants, l'ordre du tableau du conseil municipal qui régit la désignation des conseillers communautaires titulaires doit également être respecté dans la mesure où le conseiller suppléant a vocation à devenir le conseiller titulaire si celui-ci cesse d'exercer ses fonctions.
Mme Françoise Gatel. - Je rejoins totalement la rapporteure. Cette proposition de loi a pour objet de respecter le résultat démocratique. Dans les communes de moins de 1 000 habitants, les conseillers sont élus individuellement et figurent sur la liste en fonction de leur résultat personnel. « Piocher » dans la liste est donc de nature à revenir sur le choix des électeurs. Pour cette raison, j'y suis défavorable.
Mme Brigitte Lherbier. - Vous ne m'avez pas répondu sur la possibilité de flécher dès la constitution des listes municipales davantage de candidats.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - La proposition de loi ne fait que répondre à une difficulté en ajustant une situation très ponctuelle, la vacance durable au sein d'un conseil communautaire. Il ne s'agit nullement ici de faire un travail de fond pour modifier le code général des collectivités territoriales ou le code électoral qui régissent les règles de fléchage des candidats dès la constitution des listes de candidats aux élections municipales. Enfin, je rappelle que le fonctionnement des EPCI repose largement sur des accords locaux, qui peuvent décider aussi des acteurs qui intégreront leur conseil communautaire.
Les amendements COM-1 et COM-5 ne sont pas adoptés.
Les amendements COM-3 et COM-2 sont déclarés irrecevables en application de l'article 45 de la Constitution.
L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
Proposition de loi visant à permettre une gestion différenciée de la compétence « Eau et Assainissement » - Examen du rapport et du texte de la commission
M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons la proposition de loi visant à permettre une gestion différenciée de la compétence « Eau et Assainissement », déposée par Jean-Yves Roux et plusieurs de ses collègues.
M. Jean-Yves Roux, auteur de la proposition de loi. - Mme Ventalon, MM. Darnaud et Rietmann puis M. Arnaud ont déjà déposé en 2022 deux propositions de loi sur cette thématique.
Le texte que nous examinons aujourd'hui sera débattu en séance publique le 16 mars prochain, à l'occasion de la niche parlementaire réservée au groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen (RDSE).
La loi du 3 août 2018 dite « Ferrand-Fesneau » a rendu possible le report au 1er janvier 2026 du transfert des compétences eau et assainissement aux communautés de communes. Nous prenons la mesure des limites de cette loi et sommes confrontés à une difficulté, les communautés de communes n'ayant pas réalisé les travaux nécessaires.
Après les annonces faites hier par M. Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires de France, sur la préservation de l'eau et la réparation des canalisations d'eau et d'assainissement, il nous semble qu'octroyer un délai supplémentaire ou rendre le transfert de compétence facultatif pourrait permettre de régler le problème. Les avis sont très favorables à cette proposition au sein de l'Association des maires ruraux de France (AMRF), de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) et de l'Association nationale des élus de la montagne (ANEM).
M. Alain Marc, rapporteur. - Cette proposition de loi entend répondre à une problématique qui nous préoccupe régulièrement et que vous connaissez bien : celle du transfert obligatoire des compétences eau et assainissement aux communautés de communes.
Certains de nos collègues, comme Mathieu Darnaud ou Françoise Gatel, s'intéressent depuis longtemps à cette question sur laquelle nous nous penchons de nouveau, parce que les députés n'ont pas souhaité s'en saisir. Nous soumettrons donc ce texte à la sagacité de nos collègues de l'Assemblée nationale, après avoir conduit des auditions qui démontrent la nécessité de rendre la capacité aux communes de choisir si elles souhaitent transférer les compétences eau et assainissement aux communautés de communes.
Je suis conseiller municipal d'une petite commune de 215 habitants et conseiller d'une petite communauté de communes de 5 200 habitants, dont j'ai été président pendant quelques années. Le texte proposé par Jean-Yves Roux répond aux attentes légitimes des élus des territoires ruraux et de la montagne, dont nous sommes tous les deux issus. En effet, l'intercommunalisation forcée des compétences eau et assainissement n'est pas en phase avec les capacités techniques et financières des communes de ces territoires.
En matière d'eau et d'assainissement des eaux usées, le Gouvernement a brutalement remis en cause la liberté des communes par le biais de simples amendements déposés à l'Assemblée nationale lors de l'examen du projet de loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe). L'objectif poursuivi était de rendre obligatoire le transfert de ces compétences aux communautés de communes et d'agglomération, à l'instar de ce qui était déjà prévu pour les communautés urbaines et les métropoles.
Notre assemblée s'est opposée à ce transfert obligatoire, consciente des difficultés qu'il allait poser aux communes de nos territoires ne connaissant pas la même urbanisation que les autres intercommunalités. Toutefois, lors de la commission mixte paritaire qui s'était alors tenue, le Parlement avait trouvé un compromis en reportant le transfert obligatoire au 1er janvier 2020.
Il s'agissait d'un premier aménagement, qui a été suivi d'une longue série, car nous n'avons jamais abandonné l'objectif de laisser aux communes leur liberté, ce qui constitue une position constante du Sénat.
Ainsi, dès janvier 2017, le président Retailleau a déposé une proposition de loi visant à rétablir le caractère optionnel du transfert de ces compétences aux communautés de communes et d'agglomération. Sur la base de l'excellent rapport de notre collègue Mathieu Darnaud, notre commission avait adopté ce texte, qui a ensuite été voté à l'unanimité par le Sénat. L'Assemblée nationale a néanmoins décidé de renvoyer l'examen de cette proposition de loi en commission.
Nos collègues députés ont préféré apporter une réponse différente en adoptant un texte visant à reporter le transfert au 1er janvier 2026 pour les seules communautés de communes, à condition pour les communes membres de réunir une minorité de blocage. Ce texte, devenu loi du 3 août 2018 dite « Ferrand-Fesneau », a offert un répit bienvenu, mais insuffisant.
Par la suite, la loi Engagement et proximité du 27 décembre 2019 a étendu les cas dans lesquels cette minorité de blocage pouvait s'appliquer. De plus, elle a régularisé les délibérations intervenues après le 1er juillet 2019, date butoir à laquelle les intercommunalités devaient se prononcer sur le report. Elle a aussi permis, après le 1er janvier 2020, l'exercice d'une minorité de blocage des communes membres d'une communauté de communes, dans l'hypothèse où cette dernière tenterait d'obtenir l'exercice des compétences eau et assainissement de manière anticipée par rapport à l'échéance de 2026.
Le transfert obligatoire a ensuite fait l'objet d'une autre série d'aménagements, qui demeurent toutefois limités et ne sauraient constituer des réponses adéquates aux attentes exprimées de façon répétée par les élus locaux.
En premier lieu, la loi Ferrand-Fesneau a permis aux communautés de communes de se substituer à leurs communes membres au sein d'un syndicat, si au moins une commune siégeant au sein de ce syndicat n'est pas membre de la communauté de communes.
En second lieu, la loi Engagement et proximité a prévu la possibilité de déléguer les compétences eau et assainissement à une commune membre de la communauté de communes ou à un syndicat infra-communautaire. La délégation à ce dernier est toutefois très encadrée. En effet, le syndicat doit avoir existé au 1er janvier 2019 et être inclus en totalité dans le périmètre de l'intercommunalité. Les communes ne peuvent donc pas créer un syndicat pour bénéficier de cette faculté de délégation. En outre, le maintien du syndicat doit être décidé par le seul organe délibérant de la communauté de communes. La décision ne revient donc pas aux conseils municipaux et aucun mécanisme de minorité de blocage n'est prévu. Même si le syndicat est finalement maintenu, il exerce ses missions pour le compte de l'intercommunalité, à qui il rend compte de son activité.
En troisième lieu, la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS) dispose que les syndicats infra-communautaires de gestion des eaux préexistants au sein d'une communauté de communes sont maintenus après le 1er janvier 2026, sauf si la communauté de communes délibère contre ce maintien. Les syndicats exerceront alors les compétences eau et assainissement en lieu et place de la communauté de communes. Une fois de plus, le pouvoir des communes est donc fortement réduit.
En résumé, après le 1er janvier 2026, le transfert des compétences sera définitif, même si les communes peuvent en moduler les effets par le mécanisme des délégations que je viens de décrire. Toutefois, celui-ci ne permet pas aux communes d'être maîtres de leur destin en matière d'eau et d'assainissement.
Cette situation doit donc évoluer rapidement, car, nous le savons, l'échéance du 1er janvier 2026 est proche et risque d'avoir un « effet cliquet ».
Avant d'évoquer la proposition de loi de notre collègue Jean-Yves Roux, je tiens à revenir quelques instants sur les arguments qui justifient un vote favorable de notre commission.
D'abord, les élus locaux craignent une forte augmentation du tarif de l'eau, compte tenu de l'hétérogénéité des modalités de gestion au sein d'une même intercommunalité. En outre, l'intercommunalisation de ces compétences risque d'entrainer simultanément une perte de connaissance des réseaux et des dépenses nouvelles de fonctionnement, pour l'emploi d'agents spécifiques dédiés.
Ensuite, le périmètre administratif des communautés de communes ne correspond pas à la réalité géographique et hydrique des territoires concernés - il s'agit là d'une critique constante de notre commission.
En outre, les maires que j'ai entendus confirment que de nombreuses intercommunalités ne sont pas en demande d'exercer les compétences relatives à l'eau et à l'assainissement des eaux usées. Nombre d'entre elles ne le souhaitent pas. Il est évident que les territoires pour lesquels la mutualisation de ces compétences est pertinente l'ont déjà fait depuis plusieurs années, sans attendre le vote de la loi NOTRe en 2015.
Enfin, les inquiétudes des élus locaux sont objectivées par les statistiques relatives à l'exercice des compétences eau et assainissement par les communautés de communes. En effet, au 1er octobre 2022, seules 329 des 992 communautés de communes exercent la compétence liée à l'eau, 420 sont chargées de l'assainissement collectif et 723 gèrent la compétence de l'assainissement non collectif. Ces chiffres confirment l'absence de consensus majoritaire au sein de l'organe délibérant des communautés de communes pour exercer ces compétences.
Lorsque j'ai procédé à l'audition des services de la direction générale des collectivités locales (DGCL) chargée des questions d'eau et d'assainissement, je leur ai présenté les différents arguments que je viens d'évoquer. Cependant, j'ai été surpris par leur impossibilité de m'expliquer comment justifier concrètement l'obligation de transfert.
J'aimerais également partager une réponse que l'on m'a apportée et qui pourrait vous faire sourire. Il m'a été expliqué que le transfert des compétences aux communautés de communes pourrait résorber le taux de fuites. Ce taux est utilisé pour mesurer l'efficacité de la gestion des réseaux. Mais ce n'est pas parce que la compétence sera transférée à l'intercommunalité qu'il y aura des financements supplémentaires pour les investissements à réaliser ! L'État sera-t-il prêt à dépenser davantage pour les communautés de communes ? Je ne le crois pas et j'aimerais que l'on parvienne à m'expliquer en quoi ce transfert permettra de résoudre le problème.
À l'aune de l'ensemble de ces éléments concrets et de ma conviction personnelle, j'adhère complètement à l'intention qui sous-tend la proposition de loi de Jean-Yves Roux, laquelle prévoit de supprimer le transfert obligatoire des compétences eau et assainissement aux communautés de communes.
Je vous proposerai néanmoins d'adopter un amendement de réécriture globale, visant à renforcer l'opérationnalité du dispositif, en organisant les modalités de restitution des compétences aux communes et en leur offrant la possibilité de maintenir les conventions de délégation existantes, et de conclure de nouvelles conventions compte tenu de leur liberté retrouvée en la matière. En prévoyant un mécanisme de restitution aux communes des compétences déjà transférées, nous renforcerons l'effectivité juridique du texte.
La faculté de restitution peut s'exercer à tout moment et pour tout ou partie des compétences. L'amendement proposé donne le pouvoir aux communes, et non à l'intercommunalité, de décider d'une restitution des compétences eau et assainissement. Ainsi, elle pourra être obtenue si une majorité des conseils municipaux la demande. Concrètement, si une communauté de communes est composée de dix communes, il faudra qu'au moins six conseils municipaux, indépendamment de leur poids démographique, délibèrent en faveur d'une restitution des compétences. À titre d'exemple, la communauté de communes de Millau compte 30 000 habitants dont 23 000 se trouvent à Millau. En retenant le poids démographique, si la ville de Millau s'opposait, les communes rurales ne pourraient jamais retrouver leurs compétences.
Afin d'éviter aux communes minoritaires de se voir imposer une « redescente » de compétences qu'elles ne souhaitaient pas exercer, l'amendement prévoit aussi un mécanisme de transfert « à la carte » et simplifié des compétences « redescendues » à la communauté de communes.
En outre, afin d'éviter qu'une minorité de communes ne se retrouvent dans l'impossibilité d'exercer à nouveau ces compétences en cas de majorité défavorable à une restitution, le dispositif prévoit que dès lors qu'il existe un accord sur cette demande entre la communauté de communes et une ou plusieurs communes, la restitution peut avoir lieu.
En second lieu, il semble essentiel d'assurer une stabilité aux conventions de délégation existantes entre les communautés de communes et leurs délégataires. En effet, il ne faut pas remettre en cause des modalités de fonctionnement satisfaisantes pour les communes.
Néanmoins, dans l'hypothèse d'un changement du titulaire de l'exercice de ces compétences en raison d'une restitution de ces dernières à la commune, l'amendement prévoit la possibilité pour la commune de mettre fin à la convention de délégation avant son terme dans le but de la renégocier, d'assurer une restitution effective des compétences aux communes ou de modifier le périmètre des syndicats délégataires.
En troisième lieu, je propose de créer un mécanisme dérogatoire de délégation de compétences plus souple que celui prévu par le droit commun. En effet, les délégataires pourront être des communes ou des syndicats infra-communautaires existants ou créés postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi, ce qui est actuellement impossible. La délégation pourra également porter sur tout ou partie des compétences eau et assainissement. Enfin, la convention de délégation devra prévoir les conditions tarifaires des services d'eau et d'assainissement des eaux usées sur le territoire de la communauté de communes.
Pour conclure mon propos, je tiens à souligner que j'ai travaillé en parfaite coopération avec Jean-Yves Roux et que j'ai interrogé certains de nos collègues ayant beaucoup travaillé sur ce sujet, pour élaborer l'amendement proposé et pour formuler des pistes de solutions équilibrées et consensuelles, dans l'intérêt de nos communes.
M. François Bonhomme. - Le rapporteur a parfaitement rappelé la longue histoire qui prévaut depuis que se pose cette question du transfert forcé des compétences. Tout cela m'évoque L'Affaire Tournesol et le sparadrap du capitaine Haddock, dont il ne parvient pas à se débarrasser. En l'espèce, il s'agirait plutôt du sparadrap de Marylise Lebranchu, anciennement ministre de la décentralisation, de la fonction publique et de la réforme de l'État, puisque la faute originelle provient de la loi NOTRe de 2015. Nous avions alors prévenu du risque que nous courions en niant le principe de libre administration des communes.
Depuis, nous avons observé quelques tentatives, émanant surtout du Sénat, pour trouver des aménagements au transfert obligatoire des compétences eau et assainissement aux intercommunalités. Toutefois, ces mesures se heurtent à de telles difficultés de mise en oeuvre qu'il apparait clairement que ces concessions modestes, faites par le Gouvernement pour tenter de sauver la mise et maintenir coûte que coûte ces transferts obligatoires, ne suffiront pas.
En 2015, le Gouvernement justifiait son choix sous couvert de rationalisation des cartes syndicales liées à ce service public. Il expliquait que les taux de fuites étaient plus importants pour les petits syndicats que pour les gros et que ces compétences devraient donc s'exercer au niveau intercommunal. Il niait ainsi la réalité territoriale et géophysique, sur laquelle s'appuie l'exercice syndical.
Nous sommes face à un sujet majeur. Le Gouvernement s'obstine à ne pas vouloir remettre cette mesure sur le métier, niant une réalité que les communes perçoivent de mieux en mieux à l'approche de 2026. En 2018, nous leur avons donné huit années supplémentaires, mais il ne s'agissait que de faire reculer l'obstacle qui s'annonce et se traduira par de graves difficultés en matière de fonctionnement démocratique, de gouvernance, de prix de l'eau, de réseaux et de capacités, les petits syndicats risquant de perdre des compétences, techniques, mais aussi humaines. Aujourd'hui, nous ne sommes pas en mesure de leur donner une perspective claire. Il va falloir que le Gouvernement prenne conscience des difficultés à venir et cette proposition de loi est la bienvenue, car elle fait office de piqûre de rappel, sur un sujet dont on risque de ne pas pouvoir se débarrasser, comme du sparadrap du capitaine Haddock.
M. Mathieu Darnaud. - Rares sont les sujets qui reviennent ainsi à échéance régulière et font l'objet de trois dépôts de propositions de loi, émanant de trois groupes différents. On a prétendu que nous étions enfermés dans des logiques anti-intercommunalistes et que nous tentions, de façon déguisée, de détricoter l'intercommunalité. Mais les faits sont têtus. Nous devons prendre en compte les aspirations des élus des territoires.
La loi NOTRe avait pour objectif de toiletter la carte intercommunale et les préfets avaient la mission de faire disparaitre les syndicats, notamment ceux des eaux. Pourtant, aucun syndicat des eaux n'a été supprimé lors des travaux des commissions départementales de coopération intercommunale.
Le Sénat a toujours adopté une démarche objective. À titre d'exemple, je rappelle que pour la loi Engagement et proximité, nous avons souscrit à la proposition faite par le Gouvernement de mettre en oeuvre le principe de subdélégation. Cependant, nous avions annoncé nos craintes - tout comme nous l'avions fait au moment des discussions sur la loi NOTRe -, convaincus que cette disposition nouvelle en droit ne fonctionnerait pas. Aujourd'hui, quatre départements s'y sont essayés, mais cela ne pouvait pas fonctionner puisque les communes se voyaient transférer ou déléguer l'exercice de la compétence, sans retrouver la capacité de fixer le prix de l'eau ou de voter le budget.
Nous sommes dans une impasse et, au-delà du débat technique dans lequel je ne voudrais pas que nous nous enfermions, deux sujets prévalent. Le premier a été rappelé : la compétence de l'eau est singulière et ne répond pas à une logique intercommunale, mais à une problématique de bassin versant. Souvent, les périmètres intercommunaux relèvent plutôt d'une logique de bassin de vie, raison pour laquelle nous n'avons pas fait disparaitre les syndicats des eaux. Cependant, à partir de 2026, les syndicats agiront en représentation-substitution des intercommunalités. Ainsi, ce ne seront plus les communes qui désigneront les membres du conseil syndical, mais les intercommunalités. L'intercommunalité sera toujours en capacité d'imposer des choix, à commencer par des choix budgétaires, à des syndicats dont tout le monde s'accorde à dire qu'ils fonctionnent parfaitement bien.
Le prix de l'eau pour l'usager représente le deuxième argument plaidant en faveur d'un caractère facultatif du transfert. Hier, nous entendions l'ensemble des directeurs des agences de l'eau, dans le cadre de la mission d'information sur la « Gestion durable de l'eau : l'urgence d'agir pour nos usages, nos territoires et notre environnement » que le Sénat conduit depuis le mois dernier. Tous s'émeuvent et expliquent qu'ils ont mis en place les « Aqua prêts » pour leur permettre d'investir, mais que cela ne fonctionne pas. Les budgets eau et assainissement des intercommunalités sont saturés en raison du désengagement de ces agences et, au bout du compte, on actionne le levier fiscal et on augmente le prix de l'eau. Ce n'était pas la volonté du législateur.
Nous ne souhaitons pas faire de l'eau une compétence singulière même si, compte tenu des phénomènes de sécheresse qui vont rythmer les années à venir, une grande agilité en matière de gouvernance de l'eau sera nécessaire.
J'observe d'ailleurs que de nombreuses agences, alors même que nous ne sommes pas encore en 2026, ne financent plus les projets d'eau dès lors que la commune n'est pas en intercommunalité. Il s'agit là d'un profond dysfonctionnement et une façon de piétiner le travail du législateur. Par ailleurs, les enveloppes de dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) sont contraintes de prendre en compte les projets eau et assainissement dans certains départements, alors que la DGCL ne le souhaitait pas. Pour toutes ces raisons, je souscris pleinement au texte et aux aménagements proposés.
Mme Françoise Gatel. - Au Sénat, l'eau constitue une sorte de marronnier. Nous nous battons depuis 2016 pour faire valoir une intelligence de situation et nous sommes totalement incompris. Chaque fois que nous évoquons ce sujet, nous sommes confrontés à une raideur caricaturale et on nous explique que l'intercommunalité est à même de gérer l'eau de la façon la plus efficiente, assurant un taux de fuites et un coût moindres. Toutefois, si nous continuons d'évoquer ce sujet, c'est parce qu'il y a des territoires en France où l'on ne peut pas intercommunaliser la gestion de l'eau. Celle-ci doit se faire à l'échelle d'un bassin versant, l'eau ne suivant pas, dans son cours, un périmètre administratif.
J'en viens à l'invention de la subdélégation. Pourquoi les communes donneraient-elles à l'intercommunalité une compétence pour qu'elle la leur redonne ensuite ?
Certains territoires rencontrent toujours des difficultés que nous ne parviendrons pas à résoudre. Il est temps que nous réussissions à nous faire comprendre et qu'on arrête de nous caricaturer, alors même qu'il s'agit d'une affaire de bon sens et que la preuve de l'efficience du transfert n'a pas été faite. Le transfert pose un problème de coût et interroge en matière de DETR, voire de dotation de soutien à l'investissement local (DSIL), quand des sommes folles sont prévues pour financer la distribution, la qualité de l'eau et les ouvrages.
Les élus ont inventé l'intercommunalité pour la gestion de l'eau et de l'assainissement il y a bien longtemps, avec la création des syndicats. Notre obsession est salutaire. Je finirai en soulignant que les choses se compliquent, certains ayant déjà transféré leurs compétences.
M. Didier Marie. - Le sujet est effectivement récurrent. Il est aussi passionnant et passionné, mais il est peut-être moins sensible dans les territoires qu'ici. En effet, si fin 2021 seules 31 % des communes avaient transféré leurs compétences, fin 2022, 48 % des intercommunalités ont pris la compétence de l'eau et 56 % celle de l'assainissement. Nous observons donc une accélération sensible des transferts.
Par ailleurs, Intercommunalités de France a lancé une enquête pour savoir ce que comptaient faire les territoires et nombre d'intercommunalités ont annoncé qu'elles exerceraient la compétence à partir de 2023 ou 2024, soit bien avant la date fixée.
Le Sénat s'est saisi de cette question à plusieurs reprises et a adopté un certain nombre de mesures d'assouplissement. À ce titre, la date butoir a été reportée à 2026. En outre, le dispositif des subdélégations a été mis en place et un certain nombre de communes y ont eu recours. La possibilité pour les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de financer des investissements sur le budget principal a permis de dégager des moyens utiles. Enfin, la dérogation à la dissolution des syndicats a été mise en oeuvre ici et là.
Je souhaiterais rappeler combien cette compétence est importante et sensible dans les temps qui sont les nôtres. À cet égard, il faut pouvoir investir de façon massive.
Par ailleurs, l'émiettement qui existait et qui existe encore dans certains départements favorise certains grands groupes, les syndicats n'ayant pas les moyens de conduire leurs propres analyses ni d'avoir leurs propres capacités de décision.
Tous les assouplissements adoptés depuis la loi NOTRe, qui n'avait effectivement pas pris en considération les difficultés liées au transfert, permettent aujourd'hui d'avancer. Ainsi, nous ne comprenons pas pourquoi il faudrait balayer tout ce qui a été décidé en adoptant cette proposition de loi. D'ailleurs, nos collègues les plus allants sur le sujet devraient relire les déclarations qu'ils ont faites lors des débats autour de la loi 3DS et des autres textes : ils disaient que ces solutions de compromis étaient bénéfiques et devaient permettre de régler les problèmes.
M. Éric Kerrouche. - Le débat sur la compétence eau et assainissement prend un caractère quasi obsessionnel au Sénat, pas forcément pour de bonnes raisons. Certaines interventions ont souligné que les transferts n'étaient pas forcément efficients, mais encore faudrait-il prouver l'efficience de l'exercice de cette compétence au niveau communal et syndical !
Historiquement, quand on a créé les syndicats intercommunaux, en 1890, ils concernaient peu de compétences, mais l'une des premières a été - avec celle de l'électrification - celle de l'eau et l'assainissement, signe qu'une commune pouvait difficilement la gérer seule, eu égard à sa nature stratégique et à son coût.
Par ailleurs, on nous donne les chiffres en matière d'exercice des compétences, mais je rappelle que si 50 % des intercommunalités exercent la compétence eau, cela concerne déjà 76 % de la population française. De la même façon, pour l'assainissement, environ 55 % des communautés de communes l'exercent, ce qui représente 80 % de la population. Dans les faits et en volume, nous avons déjà basculé dans un autre monde.
J'entends qu'il faut prendre en considération la question géographique dans l'exercice de cette compétence. Mais est-ce fait davantage au niveau communal et syndical ? Je ne le crois pas. Un exercice communal de la compétence eau et assainissement ne constitue pas une garantie de l'exercice de cette compétence sur l'ensemble du bassin.
En outre, nous rencontrons des problèmes d'investissements. J'entends les questions posées par l'utilisation de l'enveloppe DETR. Toutefois, parce que certains veulent maintenir le coût de l'eau très bas, nos réseaux souffrent d'un sous-investissement chronique, qui n'est pas tenable dans le cadre du réchauffement climatique. L'investissement se fait mieux en volume au niveau intercommunal, au moins sur cette compétence.
En 2017, le déficit annuel d'investissement pour le renouvellement de nos réseaux était estimé entre 776 millions et trois milliards d'euros. Pourtant, eu égard à la rareté de l'eau et aux difficultés actuelles, cette compétence n'a jamais été aussi importante sur nos territoires, quelle que soit l'utilisation que l'on fait de l'eau.
Le rapporteur l'a rappelé : la loi a déjà été adaptée à quatre reprises. On peut continuer à jouer et à détricoter ce qui a été fait ou alors, on décide de laisser le mouvement se faire et on considère que certains territoires, comme les montagnes, ont besoin d'un traitement différencié...
Mme Françoise Gatel. - C'est ce que nous disons !
M. Éric Kerrouche. - Non, ce n'est pas ce que vous dites. La loi est générale par définition et elle s'applique à tous. Or les problèmes que nous évoquons sont particuliers.
Je rappelle que, dans l'enquête réalisée auprès des présidents d'intercommunalités, l'eau apparait comme la deuxième priorité des mandats de l'ensemble des présidents, quelle que soit leur appartenance politique ; tout le monde prend conscience de l'intérêt stratégique de cette compétence. Laissons-la être transférée et pensons les choses autrement sur certains territoires. Mais ne remettons pas en cause des choses acquises dans la majorité des territoires, où les choses se déroulent plutôt bien, y compris en matière d'investissement.
Mme Marie Mercier. - Les syndicats intercommunaux à vocation multiple (SIVOM) fonctionnent souvent très bien, en termes d'investissement et de coûts, assurant un maintien du prix de l'eau à un niveau très compétitif. Quand le transfert a lieu au forceps, les maires ne sont pas en mesure de se plaindre alors que le prix de l'eau augmente. En effet, l'intercommunalité détient le pouvoir et l'argent. Même s'il y a un semblant d'accord, le transfert leur reste au travers de la gorge, quelle que soit leur couleur politique. Certes, l'eau va devenir un or blanc et nous manquons déjà d'eau potable, livrée au moyen de citernes dans certains endroits. Mais n'oublions pas que plus ils sont noyés dans un gros système, moins les maires se sentent écoutés et moins ils osent prendre la parole.
M. Alain Marc, rapporteur. - J'ai été président d'une petite intercommunalité très rurale de 5 200 habitants, comprenant treize communes. Aujourd'hui, deux d'entre elles appartiennent au syndicat des rives du Tarn, deux autres au syndicat mixte du Lévézou Ségala, trois autres sont en régie et, à l'Est, une commune fait partie d'un SIVOM ; treize communes pour quatre régimes différents.
Mon appréhension des choses n'est pas la même que la vôtre, monsieur Kerrouche. Effectivement, le transfert fonctionne dans les villes et quand on raisonne en masse, mais nous raisonnons pour tous les Français, y compris ceux qui habitent dans des zones très rurales, pour lesquelles la commune compte beaucoup.
Je ne parviens pas à comprendre pourquoi la communauté de communes serait plus efficiente. Je comprendrais mieux si l'on transférait la compétence aux départements, car les investissements seraient alors uniformisés. Mais les intercommunalités sont toutes différentes.
La DETR est amputée à certains endroits d'une partie de son budget qui devrait servir à financer d'autres investissements comme les écoles, pour financer l'eau et l'assainissement. Cela pose un véritable problème.
De plus, des maires ont pensé qu'ils pourraient remettre à plus tard certains investissements, notamment en matière d'épuration. Le transfert de compétences s'accompagnera d'un transfert de charges. Face à ce sous-investissement observé dans la perspective de 2026, nous nous devons de réagir.
En outre, vous dites que la mutualisation assure toujours un meilleur fonctionnement. J'étais président d'un SIVOM quand nous sommes passés en communauté de communes et ce changement a coûté beaucoup plus cher que prévu, parce qu'il nécessitait la présence de cadres intermédiaires. Tous ces changements d'échelle coûtent plus cher que prévu et c'est le cas aussi du regroupement des régions. J'espère d'ailleurs qu'il y aura un jour une mission d'information ou une commission d'enquête sur ce sujet, parce que beaucoup d'argent public a été perdu.
Nous souhaitons que ceux qui ont déjà la compétence et veulent la conserver puissent le faire. Mais 2026 va arriver de façon très brutale et nous serons confrontés à des problèmes très difficiles à gérer dans de nombreuses intercommunalités. Par ailleurs, nous ne voulons pas que les communes n'aient plus que l'état civil à gérer. Les maires qui le souhaitent doivent pouvoir conserver certaines compétences, d'autant que les intercommunalités ne souhaitent pas toutes se les accaparer.
Notre ancienne collègue Jacqueline Gourault avait voté avec nous le caractère optionnel du transfert. Cependant, une fois arrivée au Gouvernement, elle a fait valoir un non définitif...
Certains d'entre vous souhaitent peut-être accompagner ce mouvement vers des communautés de communes de plus en plus larges. Mais désormais, qui va siéger au sein des gros syndicats ? Les représentants de communautés de communes...
M. Éric Kerrouche. - Qui sont les représentants des communautés de communes ? Ce sont les représentants des communes.
M. Alain Marc, rapporteur. - Il y aura une moindre représentation.
M. François Bonhomme. - M. Kerrouche fait valoir que ceux qui siègent à la communauté de communes restent des représentants communaux. Cependant, je voudrais rappeler l'idée initiale d'élire le président des exécutifs d'EPCI au suffrage universel direct, ce qui revenait à signer l'arrêt de mort des communes. Nous sommes dans la même logique. D'ailleurs, le terme « émiettement » ne traduit que le particularisme des syndicats et la volonté d'exercer cette compétence à l'échelle syndicale ou communale. Le terme est impropre.
De plus, le fait que 55 % des intercommunalités aient récupéré la compétence ne traduit en rien une volonté des communes pour que cette compétence s'exerce au niveau intercommunal. De même, vous évoquez 76 % de la population ; que fait-on fait des 24 % qui restent ? Ces chiffres traduisent les fortes difficultés rencontrées sur les territoires. Ces arguments me semblent assez spécieux, et je décèle derrière la volonté de passer, de manière assez sournoise, toutes les collectivités locales à la toise de l'intercommunalité.
M. Mathieu Darnaud. - Je ne peux pas laisser dire à notre collègue Didier Marie que la subdélégation fonctionne. Allez voir la DGCL et ils vous l'expliqueront : quatre départements y ont eu recours et le Vaucluse vient de renoncer parce que la situation était catastrophique. Si, dans ces conditions, vous estimez que le dispositif fonctionne, alors je comprends mieux pourquoi vous considérez comme une réussite le fait que 58 % des compétences aient été transférées, alors que ce chiffre reste très faible au regard des obligations prévues par la loi. Il s'agit de la seule compétence pour laquelle les élus trainent autant des pieds et je parle aussi d'élus métropolitains, comme ceux de Marseille que nous avons entendus.
Par ailleurs, M. Kerrouche dit que nous sommes tous d'accord en ce qui concerne les territoires de montagne. Mais pourquoi ne pas avoir proposé des aménagements de la loi pour qu'on les prenne en considération ? Déposez donc des amendements !
Dans mon département, une intercommunalité de 5 000 habitants représente un sixième du territoire de l'Ardèche. Demain, elle sera dans l'incapacité chronique de prendre en charge les compétences eau et assainissement. Les élus viennent encore de déposer à l'ANEM une motion signée à l'unanimité, pour dire qu'ils n'auraient pas les moyens budgétaires d'exercer ces compétences. Et ils ne seront pas suffisamment accompagnés par les agences de l'eau.
On peut dire que nous sommes des « crypto-réactionnaires » qui ne lâcheront pas le sujet. Mais on peut aussi considérer le sujet de façon qualitative et non quantitative. Faites une proposition, monsieur Kerrouche ! Arrêtez de dire que nous sommes sur une position défensive !
Que votre appréciation des intercommunalités soit différente de la nôtre, je l'entends. D'ailleurs, notre propos n'est pas de dire qu'il ne faut pas de transfert, mais qu'il y aura des territoires dans lesquels on ne pourra pas procéder au transfert. Il faut faire des propositions pour régler les problèmes posés.
Enfin, je ne peux pas non plus laisser dire que les syndicats des eaux ne fonctionnent pas. Allez sur les territoires : tout le monde salue leur travail. Et, si les préfets ne s'y sont pas attaqués, c'est bien parce qu'ils fonctionnent. Le syndicat peut faire un travail cousu main, en finesse, quand l'intercommunalité est toujours rattrapée par son principe de gouvernance et de centralité.
M. Éric Kerrouche. - Le procès en intention n'est pas toujours drôle. D'abord, vous semblez penser que, parce que nous sommes favorables à ce transfert, nous ne sommes pas au courant de ce qui se passe dans les départements que nous représentons. Je suis élu d'un territoire rural et j'ai la prétention de connaitre mon territoire à peu près autant que vous connaissez les vôtres.
Deuxièmement, monsieur Darnaud, il y avait ici deux rapporteurs de la loi 3DS et j'attendais des propositions sur la différenciation...
M. Mathieu Darnaud. - On les a toutes mises sur la table !
M. Éric Kerrouche. - En tout cas il n'y en a pas eu sur ce sujet. On ne peut reprocher aux autres de ne pas faire de propositions quand on a eu la possibilité d'en faire !
Troisièmement, en ce qui concerne la question syndicale, il y a deux façons de voir. De multiples études, dont l'une a été menée par la DGCL, montrent que les syndicats sont peu démocratiques dans leur fonctionnement et parfois techniquement défaillants. Pourtant, j'entends ici que tout va bien au pays des syndicats... Je ne dis pas qu'il faut systématiquement les supprimer. Il faut traiter les difficultés là où elles se trouvent et de manière spécifique, sans en ajouter ailleurs.
Enfin, j'en viens à la question des moyens, qui n'a rien à voir avec le transfert. Ce sujet est lié à une absence globale de moyens pour exercer les compétences eau et assainissement. Il ne s'agit pas d'un problème de véhicule législatif ou de contenant juridique.
Mme Françoise Gatel. - Je ne peux pas laisser dire que les rapporteurs des différents textes n'ont rien proposé ! Je me souviens d'une première réunion à laquelle nous assistions avec Mathieu Darnaud. Nous n'étions pas encore assis que déjà les mots « eau » et « assainissement » avaient été prononcés et que Mme Gourault disait : « vous n'allez pas recommencer ? » Nous continuons parce que même vous, Messieurs Kerrouche et Marie, confessez qu'il existe un vrai problème...
M. Éric Kerrouche. - Des difficultés.
Mme Françoise Gatel. - Eh bien nous, nous aimons régler les difficultés. Il faut se rappeler ici l'objectif de l'intercommunalité : faire ensemble ce qu'on ne peut pas faire seul. Vous m'expliquerez, monsieur Kerrouche, comment une intercommunalité de 100 000 habitants aura les moyens de financer les investissements nécessaires. Pourrait-on se montrer raisonnables et pragmatiques, et trouver des solutions intelligentes ?
M. Philippe Bas. - C'est un débat qui dure depuis trop longtemps et j'espère qu'il finira un jour. Ce qui nous différencie fondamentalement, au-delà des aspects techniques liés à cette question, c'est la manière dont nous concevons le rôle des élus locaux. La gouvernance locale doit-elle être décidée par voie d'autorité ou faut-il faire confiance aux élus locaux ? Nous avons d'un côté l'étatisme, qui se méfie des élus, qui veut les encadrer et impose sa règle et, de l'autre, la confiance pour l'adaptation aux réalités du terrain de l'organisation des compétences. C'est de ce côté que je me situe, comme la proposition de loi qui nous est soumise.
Tous les collègues qui se font les témoins des difficultés rencontrées par des élus locaux face à ce problème n'inventent rien. De la même manière, ceux qui disent que, dans de nombreux cas, la compétence intercommunale fonctionne de manière satisfaisante n'inventent rien non plus. L'erreur fondamentale réside dans le caractère systématique du transfert. Nous, sénateurs, sommes-nous en faveur de l'étatisme ou d'une organisation différenciée en fonction des besoins de la population ?
Enfin, en ce qui concerne les moyens d'investissements, je me permets de rappeler que si les réserves des agences de l'eau n'avaient pas été pillées en 2014 pour faire les fins de mois de l'État, nous n'en serions pas là.
M. Alain Marc. - Philippe Bas vient de résumer la philosophie de cette proposition de loi. Nous sommes les rapporteurs de ce que nous vivons sur les territoires.
La loi 3DS a permis la différenciation et c'est ce que nous proposons de faire au moyen de l'amendement de réécriture proposé. Encore une fois, nous n'empêchons rien.
Deux choses importent à chaque maire : la qualité et la quantité de l'eau disponible. Nous avons suffisamment de nouveaux habitants dans nos communes, fussent-elles rurales, qui étudient les relevés des agences régionales de santé (ARS) pour savoir si la qualité de l'eau est bonne. Et quand ce n'est pas le cas, les maires savent réagir.
En ce qui concerne la quantité, je fais aussi confiance aux maires. Je vois comme nous sommes organisés sur mon territoire, où des interconnexions ont été réalisées pour être utilisées en cas de problème. Nous faisons confiance aux maires qui doivent répondre à cette double nécessité.
Je ne vois pas en quoi cette proposition de loi pourrait être néfaste. Ce que nous proposons se fonde sur ce que nous constatons et nous ne souhaitons pas que les gens se retrouvent au pied du mur en 2026.
M. François-Noël Buffet, président. - Nous en venons au périmètre retenu en application de l'article 45 de la Constitution : je vous propose de considérer qu'il inclut les dispositions relatives aux compétences des communautés de communes en matière d'eau et d'assainissement des eaux usées.
Il en est ainsi décidé.
EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE
Article unique
L'amendement COM-6 rectifié est adopté.
Intitulé de la proposition de loi
M. Alain Marc, rapporteur. - L'amendement COM-5 vise à modifier l'intitulé de la loi en remplaçant les mots : « de la compétence «Eau et Assainissement» » par les mots : « des compétences «eau» et «assainissement» ».
L'amendement COM-5 est adopté.
L'intitulé de la proposition de loi est ainsi modifié.
La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
La réunion, suspendue à 11 h 05, est reprise à 14 heures.
Organisation de la police judiciaire - Examen du rapport d'information
M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons le rapport de nos collègues Nadine Bellurot et Jérôme Durain dans le cadre de notre mission d'information relative aux impacts de la réforme de la police nationale sur l'exercice des missions de police judiciaire, engagé en septembre dernier.
Mme Nadine Bellurot, co-rapporteure. - Plusieurs rapports sur le sujet, venus des corps d'inspection et de nos collègues députés, ont été publiés depuis que nous avons lancé nos travaux, et nous avons pu en tenir compte. Chacun se souvient ici que le projet de réforme avait été à l'origine de vives contestations de la part de la police judiciaire et des magistrats à l'été dernier, contestations qui se sont poursuivies jusqu'à aujourd'hui. En lançant notre mission d'information, nous avions pour objectif d'évaluer la pertinence de l'organisation actuelle mais aussi et surtout de nous positionner sur le projet de réforme.
Nous avons entendu, avec mon collègue co-rapporteur Jérôme Durain, plus de 120 personnes et réalisé deux déplacements. Nous avons en particulier entendu l'ensemble des représentants de la police et de la justice des départements expérimentant la nouvelle organisation proposée.
Premier constat : l'organisation des missions judiciaires dans la police nationale ne répond plus aux enjeux actuels de la criminalité. De nouvelles formes de criminalité émergent, marquées par un lien très fort entre délinquance locale et trafics d'envergure internationale. Or, l'exercice de la police judiciaire dans la police nationale est aujourd'hui séparé en deux directions : la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), en charge de la petite et moyenne délinquance et qui traite près de 98 % des infractions enregistrées par les services de police ; et la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), qui est une direction spécialisée en charge de la lutte contre la criminalité organisée, le terrorisme, la cybercriminalité ainsi que les formes graves et complexes de la délinquance spécialisée. Ces deux directions disposent d'une grande autonomie de fonctionnement, chacune d'elle ne rendant en pratique compte qu'à sa direction centrale. Le manque d'interactions entre services au niveau local pèse sur l'efficience de l'action de la police nationale.
À cela s'ajoute une perte d'attractivité croissante de la filière judiciaire dans la police nationale. Les causes de la « désaffection » de la police judiciaire sont multiples et bien connues : complexification de la procédure, forte responsabilisation personnelle des enquêteurs, déception des enquêteurs devant les décisions prises par les tribunaux, découragement face à la priorité affichée depuis quelques années en faveur des services de voie publique au détriment de ceux de l'investigation, afin de « mettre davantage de bleu sur le terrain ».
Cela se combine et entretient un phénomène préoccupant d'engorgement des procédures. Les stocks de procédures sont aujourd'hui très importants et concernent tant les contentieux de masse que les infractions délictuelles et criminelles graves. Cela conduit à une dégradation constante de la qualité des procédures pénales, des délais de traitements accrus et incompatibles avec les attentes des justiciables, ainsi que des modalités de traitement dégradées.
M. Jérôme Durain, co-rapporteur. - C'est dans ce contexte difficile pour la police judiciaire qu'intervient la proposition de réforme de la police nationale. Elle poursuit deux objectifs : une organisation en filières au niveau national, permettant l'unification des missions d'investigation au sein d'une seule direction, et, au niveau local, la création de « directions départementales de la police nationale » (DDPN) rassemblant l'ensemble des filières métiers de la police nationale dans une seule entité et sous une seule autorité.
Nos principales critiques tiennent à la méthode appliquée dans ce projet de réorganisation, avec l'expérimentation de ce nouveau schéma d'organisation dans plusieurs territoires d'outre-mer et dans huit départements hexagonaux. Trois années se sont écoulées depuis le lancement des premières expérimentations, mais il s'avère extrêmement difficile d'en établir un bilan.
Nous nous y sommes pourtant attelés : quelques points de satisfaction apparaissent indéniablement pour les directions mises en place dans les territoires ultramarins. Mais pour les expérimentations dans l'Hexagone, les résultats sont bien plus hétérogènes : si de véritables gains organisationnels et opérationnels peuvent être décelés dans certains départements, en particulier en Savoie, nombre de DDPN s'apparentent davantage à des « coquilles vides » dont la mise en place n'a eu aucun effet sur les pratiques.
Le projet de généralisation, ensuite, a été très mal conduit : le manque de concertation et de communication ont alimenté les doutes autour d'un projet lui-même inabouti, aux contours flous et changeants. Le projet a ressemblé à une succession d'ajustements en réaction aux contestations, sans stratégie claire ni calendrier prédéterminé.
Le projet de départementalisation s'est donc imposé comme un sujet incontournable dans l'agenda politique et médiatique, ce qui a obligé le ministre de l'intérieur à lancer une mission d'audit pour évaluer les expérimentations - ce qui n'était pas prévu à l'origine - et à différer la mise en oeuvre de la réforme pour attendre les conclusions de notre mission d'information et de celle de nos collègues de l'Assemblée nationale.
Après avoir entendu plus de 120 personnes, nous avons pu nous faire une idée éclairée du sujet. La réforme envisagée de la police nationale nous parait, dans le fond, viser la gouvernance de la police nationale plutôt que l'institution elle-même. Son enjeu principal est l'attribution opérationnelle des responsabilités et la rationalisation des moyens après des années de spécialisation et de dispersion qui ont abouti à un paradoxe : celui de directions obligées à définir leurs interactions par voie de protocoles...
Afin de répondre aux craintes qu'elle a suscitées, la réforme devra établir des règles claires sur trois sujets majeurs.
Le premier est le choix des futurs directeurs départementaux de la police nationale : un nouveau métier est à définir, et il faut garantir l'indépendance des nouveaux directeurs par rapport aux politiques quant aux missions de police judiciaire de la police nationale.
Le deuxième est celui de l'organisation de la chaîne de commandement et des prérogatives de chacun. L'un des enjeux importants de la réforme est la création d'une double autorité sur les services d'investigation placés au niveau départemental : autorité hiérarchique du DDPN, mais autorité fonctionnelle des représentants de la filière au niveau territorial supérieur - notamment au niveau zonal. Les prérogatives et moyens de chacun devront être clarifiés.
Le troisième enjeu est l'organisation territoriale elle-même, qui devra permettre de continuer à traiter de l'ensemble du spectre de la criminalité. Une organisation en trois niveaux nous semble la plus pertinente : un niveau national chargé de définir la doctrine d'emploi, d'assurer la coordination des services de police judiciaire et de conduire les enquêtes s'agissant des faits les plus complexes nécessitant l'intervention des offices centraux ou la coordination d'un grand nombre de services sur l'ensemble du territoire national ; un niveau zonal disposant d'une autorité sur les services de police judiciaire départementaux afin d'assurer la coordination de leurs actions et chargé de traiter la criminalité organisée, complexe ou présentant une particulière gravité, notamment grâce à l'implantation d'antennes des offices centraux - cet échelon devra disposer de moyens humains et budgétaires propres pour réaliser ses missions ; enfin, un niveau départemental, où l'organisation en trois niveaux des services de police judiciaire retenue dans les territoires ultramarins devra être généralisée. Pour ce faire, le caractère interdépartemental des services traitant la criminalité la plus complexe devra être préservé et un service traitant de la criminalité intermédiaire devra être généralisé dans l'ensemble des départements.
Nous sommes convaincus que la généralisation des DDPN avant la fin de l'année 2023 n'est ni réaliste, ni raisonnable : les conditions ne sont pas réunies pour conduire sereinement la réforme dans le respect du calendrier annoncé par le ministre de l'intérieur devant notre commission le 14 février dernier.
C'est pourquoi, sans remettre en cause le bien-fondé de la réforme et ses gains potentiels, il est impératif de la soumettre à un moratoire jusqu'à la fin des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024, le ministre de l'intérieur lui-même ayant dit à plusieurs reprises les risques encourus lors de ce grand événement.
Ce moratoire sera l'occasion de lancer de véritables préfigurations - et non plus des expérimentations - dans l'Hexagone en sortant de la contrainte du droit constant ; il nous paraît également nécessaire d'avancer en temps masqué pour poser les jalons indispensables à la réussite de la réforme. Ni la modification de près de 180 textes règlementaires, ni la mise en cohérence de l'architecture numérique des applications de la police nationale avec sa nouvelle organisation, ni encore la mise en place de regroupements immobiliers, ne se feront du jour au lendemain.
Afin de ne pas reproduire les erreurs passées, il conviendra également de profiter de ce délai pour conduire une concertation continue et sincère, tant au niveau local que national, tant auprès des policiers que des magistrats.
Mme Nadine Bellurot, co-rapporteure. - La mission d'information nous a par ailleurs fait prendre conscience d'une problématique majeure pour notre société : celle des stocks de procédure dans nos commissariats - il y en a 2,6 millions -, qui sont autant de bombes à retardement pour la société. La contestation de la réforme de la police nationale en a été le révélateur, puisque les personnels des services de police judiciaire craignaient - et craignent encore - que la réforme ne conduise à les mettre à contribution pour résorber le stock d'affaires accumulées dans les services de la sécurité publique. Une telle orientation serait déraisonnable, inefficace et profondément nuisible à la société. C'est la raison pour laquelle nous estimons qu'un rééquilibrage des moyens entre voie publique et investigation est indispensable.
Le doublement des effectifs sur la voie publique n'aura de sens que si les effectifs des services judiciaires qui traitent les enquêtes et ceux des juridictions sont augmentés de manière proportionnelle. Sans cela, c'est toute la chaine pénale qui sera engorgée, sans amélioration de la réponse pénale. Il est certes important d'arrêter le délinquant en bas de l'immeuble, mais il faut aussi monter plus haut dans la hiérarchie de la délinquance, ou bien l'action ne sert à rien. Ce renforcement des effectifs devra être particulièrement important s'agissant de la hiérarchie intermédiaire dans les services d'investigation.
Nous considérons également que la réforme, par la création d'une filière judiciaire unifiée, constitue une opportunité : si elle est saisie, elle offrira aux personnels de véritables parcours de carrières, tant en matière de formation que de perspectives d'évolution de carrière et d'avancement.
Enfin, la réforme doit aussi être l'occasion de rappeler et de mieux garantir le respect des prérogatives de l'autorité judiciaire.
Le procureur de la République est chargé de mettre en oeuvre la politique pénale dans son ressort. Or, la définition des priorités assignées par les parquets aux services d'enquêtes se heurte parfois aux priorités définies par le préfet aux services de voie publique. Il convient de rétablir les procureurs de la République dans leur rôle de décisionnaires, en demandant aux préfets d'ajuster leurs orientations en fonction de la définition des priorités de politique pénale sur un territoire. Un dialogue croissant entre préfets et procureurs est ainsi nécessaire pour assurer la bonne déclinaison territoriale de la mise en oeuvre de la politique pénale définie par l'autorité judiciaire.
S'agissant du libre choix du service enquêteur, qui est une exigence posée par l'article 12-1 du code de procédure pénale, ce principe se heurte déjà fréquemment aux capacités de traitement limitées de certains services spécialisés. C'est donc en fait l'affectation et la répartition dans le temps des moyens humains entre les différents services appelés à réaliser des investigations qui sont en jeu.
Nous proposons donc de renforcer l'effectivité de ce principe par plusieurs moyens : en assurant un suivi du maintien des moyens matériels et humains affectés aux missions de police judiciaire, en inscrivant dans les textes règlementaires l'intégralité des services que l'autorité judiciaire pourra saisir dans la nouvelle organisation de la police nationale, en prévoyant l'information systématique du procureur et du juge d'instruction des moyens alloués par enquête.
Plus avant, nous demandons à ce que les doctrines nationales en cours d'élaboration rappellent formellement et solennellement les grands principes des relations entre l'autorité judiciaire et les services de police judiciaire. Ces grands principes sont : le placement de la police judiciaire sous la direction, le contrôle et la surveillance de l'autorité judiciaire, qui a valeur constitutionnelle ; les prérogatives de l'autorité judiciaire s'agissant notamment de la mise en oeuvre des priorités de politique pénale ; le secret de l'enquête et de l'instruction ; la préservation de la possibilité pour le procureur de la République ou le juge d'instruction de choisir librement le service d'enquête en charge des investigations ; la préservation d'une capacité à lutter contre l'ensemble du spectre de la criminalité, depuis la criminalité organisée ou financière à la délinquance du quotidien, en passant par la délinquance intermédiaire présentant un ancrage interdépartemental ou interrégional.
Voilà les recommandations que nous avons formulées d'un commun accord sur cette réforme.
Mme Brigitte Lherbier. - Le projet de réforme était fortement contesté dans la police et magistrature l'été dernier, mais nous n'entendons désormais plus parler de contestation: que s'est-il passé entre-temps ?
M. Jérôme Durain, co-rapporteur. - Ceux qui contestent la réforme dans la police se sont exprimés et ils avaient décidé de suspendre leur mouvement jusqu'au 11 mars, date prévue d'une nouvelle mobilisation. Cette mobilisation a été reportée en raison de la contestation sur la réforme des retraites. Cependant, leur activité a continué sur les réseaux sociaux.
Mme Brigitte Lherbier. - Qu'en est-il pour la magistrature ?
Mme Nadine Bellurot, co-rapporteure. - Dans la magistrature comme dans la police, des craintes ont été exprimées, le Gouvernement s'est expliqué et a fait des annonces, le mouvement a été suspendu en effet, dans l'attente d'investigations complémentaires, en particulier les deux rapports d'information de l'Assemblée nationale et du Sénat. Le nôtre clôt ainsi cette séquence.
M. François-Noël Buffet, président. - Effectivement, il y a eu, le mois dernier, un rapport issu de trois services d'inspection, et il y a eu à la fin de l'année dernière un courrier du ministre de l'intérieur au ministre de la justice, confirmant que l'autorité judiciaire reste maîtresse de la police judiciaire - ce rappel du principe a peut-être contribué à apaiser les choses. De fait, la contestation n'a pas porté sur les aspects organisationnels du projet, une réforme est attendue, mais sur ce qui touche à la police judiciaire : la question s'est posée du niveau de responsabilité aux différents échelons de l'organisation proposée. On a pu alors réaliser que le niveau zonal serait intéressant pour l'échange d'informations contre la délinquance et qu'il y aurait là un progrès pour l'exercice des missions de police judiciaire.
M. Jérôme Durain, co-rapporteur. - Nos auditions nous ont fait toucher les causes de la colère envers la réforme. Il faut prendre en compte deux faits majeurs : le stock considérable des procédures en attente, qui a un effet très négatif sur les agents mais aussi sur les justiciables, et la prévalence d'une délinquance massive autour des stupéfiants, dont on nous a dit, à tous les niveaux, qu'elle requiert l'institution d'une police dédiée : tous les acteurs nous ont alertés sur le fait que cette délinquance gangrène le pays, et s'il ne faut pas exagérer ce phénomène, il faut prendre en compte ces signaux d'alerte très clairs.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Merci pour ce travail important, nous savons que vous êtes allés au fond des choses, cela nous est précieux. Et maintenant, à quoi tout cela va-t-il servir ? J'ai été frappée par le changement de vocable du ministre de l'intérieur : il ne parle plus d'une réforme de la police judiciaire, mais de la police. Et quel en sera le calendrier ? Vous dites votre perplexité, votre inquiétude même, d'une réforme précipitée - et vous demandez un moratoire jusqu'après les jeux Olympiques et Paralympiques : avez-vous rencontré le ministre pour le lui dire et lui présenter vos propositions ? Et quelle sera sa réponse - car assurément, votre travail n'a rien du pamphlet ni du brûlot politique, c'est un travail des plus sérieux, qui appelle une réponse précise du ministre.
Mme Nadine Bellurot, co-rapporteure. - Nous vous avons réservé la primeur de nos travaux...
M. François-Noël Buffet, président. - Nous allons d'abord voter ce rapport, qui sera celui de la commission, puis nous l'l'adresserons au ministre de l'intérieur.
M. Jérôme Durain, co-rapporteur. - C'est effectivement la procédure. Nous proposons un moratoire et de desserrer l'étau. Cette réforme est mal née, on a peine à se représenter que certains services ont reçu leur nouvel organigramme sans aucune concertation préalable : en matière de conduite de projet, il est difficile de s'y prendre plus mal ! Le moratoire est l'occasion d'examiner les solutions, qui existent, et de les concerter.
Mme Nadine Bellurot, co-rapporteure. - Notre idée est bien de contribuer à améliorer les choses par la réforme, nous voulons lui donner toutes ses chances. Le ministre de l'intérieur a reconnu les difficultés numériques, les problèmes dans la mise en oeuvre de la réforme là où elle a été expérimentée ; il y a aussi, bien sûr, des problèmes d'immobilier qu'on ne règle pas en un jour. La gendarmerie est en avance sur l'immobilier et le numérique, grâce à son organisation. Nous devons, ensuite, prendre pleinement en compte les rendez-vous internationaux qui ont lieu en France cette année et l'an prochain, ils sont très importants pour notre pays. Pour notre réputation, nous devons les réussir. Il est donc plus judicieux de repousser la mise en oeuvre de la réforme et de la préfigurer très concrètement et dans le détail, à partir de ce qui a été expérimenté. Mettons-nous en situation, entièrement, pour une mise en route plus rapide une fois le bon moment venu.
M. François-Noël Buffet, président. - Effectivement, la réforme, pour réussir, doit être servie par des moyens adaptés. Nous en avons eu un exemple à Angers, en visitant la plateforme « à 360 degrés » sur les migrations : le dispositif est là, mais sans moyens suffisants, ce qui contraint toute mise en place effective...
Je soumets désormais à votre approbation les 22 recommandations des rapporteurs.
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte le rapport et en autorise la publication.
La réunion est close à 14 h 40.