- Jeudi 2 mars 2023
- Audition de Mme Carole Delga, présidente de Régions de France, de M. François Bonneau, président de la région Centre Val de Loire, et de M. Franck Leroy, président de la région Grand Est et de la commission thématique « mobilité, transports, infrastructures » de Régions de France
- Audition de M. Martial Foucault, directeur du centre d'études de la vie politique française (CEVIPOF)
Jeudi 2 mars 2023
- Présidence de Mme Françoise Gatel, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h.
Audition de Mme Carole Delga, présidente de Régions de France, de M. François Bonneau, président de la région Centre Val de Loire, et de M. Franck Leroy, président de la région Grand Est et de la commission thématique « mobilité, transports, infrastructures » de Régions de France
Mme Françoise Gatel, présidente. - Madame la Présidente, Messieurs les Présidents, je suis très heureuse de vous accueillir.
Notre délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation est au coeur de la mission du Sénat. L'écoute, la rencontre avec les associations d'élus sont essentielles pour nourrir notre réflexion et pratiquer ce que nous appelons ici le bottom-up, plutôt que le top-down. À travers nos travaux, nous voyons combien il est important de s'appuyer sur la diversité de nos territoires pour construire l'organisation et la définition de l'action publique, plutôt que d'adopter des définitions théoriques qui ne correspondent pas à la vie de nos concitoyens et élus.
Nous parlerons avec vous de l'actualité des régions. J'évoquerai quelques sujets que nous partageons, parmi lesquels le zéro artificialisation nette (ZAN), préoccupation majeure de tous les élus. La parution des décrets d'application de la loi Climat et Résilience a suscité une forte émotion chez les élus ainsi qu'au Sénat, car nous nous sommes rendus compte des vraies difficultés à transformer un objectif de zéro artificialisation nette (que personne ne conteste, au sens où la frugalité ou la sobriété foncière est déjà souvent pratiquée, et qu'il convient de le faire). Ces décrets contenaient des injonctions contradictoires. Il nous paraît difficile de concilier la réindustrialisation de notre pays, l'aménagement d'infrastructures et l'accueil de populations alors qu'une nouvelle fracture territoriale épidermique apparaît, les régions rurales considérant que le ZAN pouvait conduire à une extinction des lumières dans la ruralité.
Le Sénat a organisé une mission spéciale, conduite par Valérie Létard et Jean-Baptiste Blanc pour entendre, écouter et réfléchir. Cette mission a abouti à une proposition de loi qui sera discutée à la mi-mars. Dans l'atteinte de l'objectif du ZAN, les régions ont un rôle éminent à jouer, mais qui semble susciter peu d'appétence dans certaines régions. Celles-ci ne veulent pas apparaître comme l'autorité qui rationne, qui arbitre. Il s'agit d'un vrai sujet pour nous, que vous partagez certainement puisque nous sommes attachés à l'équilibre territorial.
Le deuxième sujet est celui des mobilités. Je suis très sensible aux déclarations de Régions de France. Les régions sont des acteurs majeurs de la mobilité, comme cela a été rappelé dans la loi Mobilités portée par Mme Borne. Comme bien souvent dans notre pays, nous parlons philosophie et, dans un second temps, d'argent. Nous voyons bien que les régions s'interrogent sur le financement de votre compétence mobilité, a fortiori depuis l'annonce du New Deal ferroviaire - qui est en soi une bonne chose. Vous nous en parlerez certainement.
Troisième sujet : comment voyez-vous l'évolution de la situation financière des régions, sachant que vous êtes aussi particulièrement impactées par la hausse du coût de l'énergie ? Il me semble que le surcoût a été évalué à 1,15 milliard d'euros.
Enfin, vous avez beaucoup participé à la réflexion conduite par le Président Larcher en 2020, laquelle avait abouti à 50 propositions en faveur des libertés locales. Au sein de Territoires Unis, vous avez été très actifs dans ces travaux. Le Président du Sénat a relancé la réflexion avec un groupe transpartisan. Il faut vraiment tirer les leçons de la crise de la Covid-19 - qui a permis de découvrir à ceux qui l'ignoraient la capacité des collectivités à gérer un certain nombre de compétences avec beaucoup d'agilité et de réactivité, en privilégiant les circuits cours. Peut-être parlerons-nous des perspectives de décentralisation et de votre vision du conseiller territorial.
Merci, Madame la Présidente. Nous disposons d'environ une heure. Je suis sûre que mes collègues, que je salue, auront également beaucoup de questions à vous poser.
Mme Carole Delga, présidente de Régions de France. - Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je tiens à vous remercier pour cette audition concernant la situation de la France et les solutions que nous pouvons apporter à travers la réforme institutionnelle annoncée par Monsieur le Président de la République et à travers le travail mené par le Sénat, notamment ses 50 propositions pour le plein exercice des libertés locales, en lien avec Territoires Unis, ou sa proposition de loi pour le ZAN ou encore votre rapport sur l'addiction aux normes.
Avec l'ensemble des présidents et présidentes des régions de France, nous voulions vous exposer la réalité vécue et nos ambitions pour le pays. Dans ce temps de crise, nous pensons qu'il est nécessaire d'avoir de la clarté et de l'audace. Lorsque l'on est en responsabilité politique, il faut toujours avoir de l'optimisme et revenir au sens étymologique du terme « crise ». Pour la civilisation grecque, la crise était un moment de transition qui permettait d'opérer une transformation du modèle. Alors que s'ouvre le débat sur les retraites, nous vivons une crise sociale. Nous connaissons également une crise climatique, avec une mobilisation à l'échelle de la planète contre le réchauffement climatique. Bien entendu, nous assistons également à une crise de l'énergie, qui se traduit par une inflation forte pour nos concitoyens et nos entreprises, et un risque de perte majeure de compétitivité sur les questions de production. Enfin, nous constatons une crise de confiance envers l'action publique qui se traduit non seulement par l'abstention, mais également par les votes populistes - que nous combattons, étant tous attachés à la République.
Nos concitoyens ont le sentiment de ne pas être entendus. Ils ont le sentiment que la politique ne peut pas changer le cours du destin, au titre collectif et individuel. Mme Cagé, Docteure en sciences politiques, met en avant le sentiment d'appartenir à une classe « enfermée », « empêchée ». Je pense que cela fait particulièrement écho à vos propos introductifs, car nous avons besoin de donner de la liberté à nos concitoyens et aux collectivités locales. Le sentiment d'enfermement est lié à la problématique de l'Éducation nationale. Nous reviendrons sur les propositions des présidents et présidentes de région au sujet de l'orientation scolaire et de la formation. Ce sentiment d'enfermement renvoie également aux mobilités physiques - après celles de l'esprit - ainsi qu'aux questions de rapport au travail et d'aménagement du territoire. Il importe que les territoires puissent évoluer.
Territoires Unis a demandé un rendez-vous au Président de la République, qui recevra les associations d'élus le 13 mars pour expliquer les objectifs de la réforme institutionnelle. Au-delà des objectifs partagés, il faudra une méthode. Il faut de la clarté et l'audace d'aller vers une vraie décentralisation avec la question des libertés locales. À travers la démocratie de proximité, à travers un pouvoir de décision plus proche de nos concitoyens, nous renouons un lien de confiance et apportons de vraies solutions aux problèmes de nos concitoyens. Il faut avoir le courage ou l'audace de renoncer à l'inflation des normes, comme vous l'avez appelé de vos voeux. Outre la complexité, cette inflation des normes a un coût budgétaire, que vous avez évalué à 2 milliards d'euros pour ces cinq dernières années. Il faut également avoir de l'audace sur la question de la différenciation territoriale, sujet sur lequel j'ai pu m'entretenir le mois dernier avec le Président Larcher, et envisager une différenciation dans la différenciation. Je pense tout particulièrement aux territoires d'Outre-mer ou à la Corse. Les présidents et présidentes de régions sont favorables à une autonomie renforcée pour la Corse ainsi qu'à l'introduction d'une différenciation dans la différenciation pour nos territoires d'Outre-mer, parce que les sujets de La Réunion sont différents par exemple de ceux des Antilles. Nous devons avoir cette capacité à agir, car nous avons la maturité politique. Notre État de droit garantit que les principes de notre République soient appliqués sur l'ensemble de nos territoires.
Les régions, à travers leurs nouveaux périmètres et nouvelles compétences, sont des acteurs encore plus présents dans le quotidien des Français. Nous l'avons démontré durant la crise sanitaire : nous nous sommes unis pour acheter massivement des masques et constituer des centres de vaccination avec les communes. Surtout, nous avons augmenté fortement notre investissement entre 2019 et 2021 (+20 %), car nous avons été accompagnants et stimulants pour le Plan de Relance qui avait été lancé sous l'égide de l'ancien Premier Ministre Jean Castex. Ces régions, engagées, n'ont pas retrouvé leur niveau d'autofinancement d'avant la crise parce qu'il a été nécessaire d'augmenter fortement les aides aux entreprises, qu'il s'agisse des commerçants, des artisans ou encore des grandes entreprises (aides à l'innovation et à la recherche). Nous partageons l'absolue nécessité d'une souveraineté industrielle, qui passe par des investissements forts en matière d'innovation et un accompagnement sur l'ensemble des territoires, ainsi que d'une souveraineté alimentaire, sanitaire et énergétique.
Selon les rumeurs, une réflexion aurait été ouverte en vue d'un redécoupage de quatre grandes régions (Grand Est, Nouvelle Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes et Occitanie). En tant que Présidente de Régions de France, comme les autres présidents de régions, je n'ai pas souhaité entrer dans une polémique. Nous pensons qu'avant de procéder à un redécoupage, il faut réaliser un bilan. L'INSEE a démontré que dans les grandes régions, la dynamique économique était renforcée. C'est pourquoi, à titre personnel, j'ai toujours défendu les grandes régions. C'est la bonne taille pour créer de vraies filières économiques, comme la filière hydrogène.
Les régions ont une situation financière solide, car le niveau d'endettement a été maîtrisé malgré un investissement accru. Cependant, comme les communes et départements, les régions sont confrontées à la question énergétique de façon forte, à travers les dépenses énergétiques des bâtiments et du transport scolaire. Nous négocions les conventions pour que la SNCF ne nous facture pas au-delà du coût réel. Cette problématique est aggravée par le coût des péages, qui pourrait être augmenté de 8 %. Je n'entrerai pas dans le détail du financement du réseau ferroviaire, mais il s'agit d'un non-sens. Plus vous faites rouler de trains, plus le coût des péages augmente. Si nous n'étions pas des présidents responsables, la solution budgétaire consisterait à réduire le nombre de trains. Or, nous aimons nos territoires, nous les vivons et savons à quel point le rail est indispensable pour l'aménagement des territoires.
Nous souhaitons des objectifs clairs et des réponses aux difficultés que rencontre notre pays. En premier lieu, nous pensons que nous devons redonner la pleine ambition à l'école et à la méritocratie républicaine. Nous souhaitons une vraie délégation aux régions en matière d'orientation scolaire. En tant qu'intermédiaires entre le monde de l'éducation et le monde de l'entreprise, les régions devraient être impliquées plus fortement pour permettre aux chefs d'entreprise de témoigner dans les écoles ou les salons. Il en va de la lutte contre le déterminisme social et aussi de la compétitivité de nos entreprises, puisqu'il s'agit d'avoir des salariés épanouis dans leur métier. Le recrutement est le second sujet de préoccupation des chefs d'entreprise après l'énergie. L'orientation scolaire est déficiente. Trop de jeunes ne connaissent pas la diversité et la réalité des métiers, et s'orientent parfois vers des voies qui ne leur conviennent pas. L'échec scolaire a de lourdes incidences en tant que citoyen et en tant que salarié.
Nous demandons également une réflexion sur la question de la formation. Aujourd'hui, les régions assument les missions de formation initiale (lycée, enseignement supérieur) ainsi que la formation des demandeurs d'emploi, la formation des salariés étant organisée par les Opérateurs de Compétences (OPCO). Cette division de la formation ne nous paraît plus pertinente. À la suite des périodes de confinement, nous avons vu émerger deux tendances structurelles. Premièrement, nos salariés souhaitent exercer plusieurs métiers au cours de leur vie. Rester dans une même entreprise et y évoluer ne leur correspond plus. C'est pourquoi la césure entre formation initiale et formation continue n'est plus pertinente. Souvent, les salariés de grandes entreprises veulent suivre des formations très différentes des métiers de l'entreprise pour aller vers d'autres horizons. Dans de plus petites entreprises, des salariés négocient une rupture conventionnelle pour passer par la case demandeur d'emploi et ainsi financer une formation. Dans ces temps troublés, le travail est source d'émancipation. Nous devons prendre en compte l'évolution de ce rapport au travail et permettre aux régions d'intervenir dans le champ de la formation. La seconde tendance structurelle tient à la nécessité de retrouver de la souveraineté industrielle/énergétique. Nous avons besoin d'actualiser les métiers, voire d'en créer de nouveaux, notamment liés à la transition écologique et énergétique. Quant au sentiment d'enfermement, l'école ne joue plus son rôle d'escalier de la réussite.
Le deuxième sujet concerne l'accès aux soins. Nous souhaitons que les régions se voient confier davantage de missions sur la détermination des places dans les formations sanitaires et sociales, car les besoins sont majeurs. Nous souhaitons également qu'à travers l'expérimentation, les présidents et présidentes de régions aient la possibilité d'investir dans les hôpitaux locaux.
Le troisième sujet porte sur les mobilités. Il est absolument nécessaire de développer le rail pour trois raisons, à commencer par la transition écologique et énergétique. Le rail est la bonne solution sur le plan environnemental et du pouvoir d'achat. Il est absolument nécessaire pour la souveraineté industrielle. Dans une tribune datée du 22 octobre 2022, nous avions demandé un New Deal ferroviaire de 100 milliards d'euros sur les 10 prochaines années. Cela ne correspond pas tout à fait à la nouvelle donne annoncée par la Première Ministre, même si nous avons salué l'intention (100 milliards d'euros sur les 17 prochaines années). Sans investissement, la moitié des lignes ferroviaires de ce pays fermera d'ici cinq ans. Notre réseau est en très mauvais état. Nous avons besoin de le régénérer et de le moderniser. La semaine dernière, j'étais au Sénégal. J'ai visité le nouveau RER de Dakar, équipé d'un système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERTMS) de niveau 2. Sans ce système de signalisation, nous ne pouvons assurer de cadencement au quart d'heure. Nous avons également besoin de financements pour les grands projets : Lyon-Turin, canal Seine Nord, LGV (Marseille-Nice, Toulouse-Bordeaux-Dax, Montpellier-Perpignan). Nous avons estimé le besoin à 70 milliards d'euros pour ces 17 prochaines années. Nous avons développé cet effort budgétaire, avec un engagement de l'État plus fort. La moyenne en France est de 44 euros par habitant, tandis que l'Allemagne investit 124 euros par habitant. Nous souhaitons que ce New Deal ferroviaire soit porté à l'échelle européenne par des crédits européens et qu'il y ait de nouveaux systèmes de financement inspirés de la Société du Grand Paris ou des sociétés de financement LGV, sachant que les sociétés autoroutières prendront fin à partir de 2028 (avec un pic en 2031).
Cet effort budgétaire significatif doit être corrélé à la structuration d'une filière industrielle à l'échelle de l'Europe - que nous avons appelée « l'Airbus ferroviaire ». J'ai suggéré au Président de la République que ce projet soit porté par le couple franco-allemand, car nous avons encore un temps d'avance à l'échelle internationale sur les savoir-faire ferroviaires. Nous avons besoin d'un géant industriel européen. En Chine, le géant industriel China Railroad Rolling Stock Corporation (CRRC) est en train de gagner de nouveaux marchés, notamment aux États-Unis. L'industrie européenne devrait prendre toute sa part sur le marché ferroviaire international. Nous devons remettre ce sujet au coeur de notre réflexion à travers Siemens-Alsthom et le groupe espagnol Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles (CAF) pour atteindre une taille pertinente et remporter des marchés. La position de la Commission européenne est incompréhensible : elle limite la vision du ferroviaire à l'Europe, alors que le potentiel de développement est mondial, tout particulièrement en Afrique, en Amérique du Sud et aux États-Unis. La constitution d'un Airbus ferroviaire nous permettra d'offrir des possibilités de reconversion aux salariés français et allemands de l'industrie automobile qui vont être frappés de plein fouet par la fin de la motorisation diesel. Dans de nombreuses métropoles, la création d'un RER métropolitain n'est possible qu'à condition de créer une deuxième voie. Le sujet est donc souvent corrélé à la question des LGV.
Madame la Présidente, je vous rappelle que nous avions porté le projet d'une agence des mobilités. Hormis à Paris et Lyon, qui se sont dotées d'une organisation spécifique pour les transports, une multiplicité d'acteurs intervient sur la question des mobilités. Il est nécessaire de créer une structure pour piloter l'intermodalité (différente d'Ile-de-France Mobilités). Il n'est pas question de discuter de l'implantation de l'arrêt de bus, mais d'organiser la complémentarité des infrastructures routières et ferroviaires. Nous devons nous inspirer de Madrid ou encore des États-Unis, qui ont aménagé des voies réservées aux cars et au covoiturage. Ce sont les questions de mobilité qui ont poussé le mouvement des Gilets jaunes. Quant à la capacité des territoires à se transformer, le ZAN ne doit pas geler les situations, mais stopper l'hypermétropolisation et permettre le développement de certains territoires qui, par ailleurs, connaissent un regain d'attractivité en raison de l'évolution des tendances sociétales depuis les confinements. Chacun a repris goût à la vie en territoire rural, dans des petites villes ou des villages d'équilibre. Il faut tenir cet objectif d'artificialiser moins de terres pour assurer la souveraineté alimentaire, demander plus d'efforts aux territoires qui ont beaucoup consommé et, à l'inverse, permettre le développement de territoires qui, parfois, ont perdu des habitants. C'est pourquoi Régions de France et l'Association des Maires de France ont signé un courrier adressé au Gouvernement. Nous avons demandé que les dispositions du décret soient moins impératives que prévu et que les grands projets de souveraineté (infrastructures de transport et économiques) ne soient pas impactés régionalement. Si vous voulons assurer le retour de notre souveraineté, nous devons permettre aux entreprises de mener des projets.
Je pense que j'ai indiqué des pistes de réponse à l'ensemble de vos remarques. François Bonneau, Franck Leroy et moi-même nous tenons à votre disposition pour répondre à vos questions.
Mme Françoise Gatel, présidente. - J'invite les collègues qui souhaitent questionner Madame la Présidente à manifester leur intérêt. Merci, Madame la Présidente, pour cette vision qui est la vôtre. Au-delà des sujets techniques qui relèvent de la compétence des collectivités, la question sous-jacente est celle de la vision pour notre pays et de la stratégie à mettre en oeuvre pour nos concitoyens. Vous avez tenu un propos très juste : la crise est vécue parfois comme un élément que nous subissons, alors que je pense que nous sommes en pleine période de mutation et de transformation, comme la métamorphose d'un papillon. Je crois qu'il faut aussi porter un regard positif sur la situation pour construire un nouvel avenir, très différent de ce que nous connaissons, mais qui emprunte parfois à une histoire récente, notamment en matière de réindustrialisation.
Vous l'avez dit : il faut de la clarté, de l'audace. Comment se réorganiser, avec quelles compétences ? Pour quoi faire et pour qui ? J'aime beaucoup votre description d'une société un peu empêchée, bloquée - ce que j'appelle parfois l'assignation à résidence. Il est par exemple compliqué pour un étudiant de la Creuse de se rendre dans une école de commerce ou une université de Normandie, car ce n'est pas son univers. Je suis convaincue que les régions jouent un rôle absolument stratégique dans la capacité à sortir chacun de son espace. La mobilité est un enjeu majeur. Je ne peux pas m'empêcher, Madame la Présidente, de penser aux déclarations de la direction de l'entreprise Legrand à Limoges, qui explique qu'il lui est impossible de maintenir des centres de décision sans une modernisation du ferroviaire. Je pense qu'en matière de mobilité, votre proposition d'agence des mobilités est indispensable. Aujourd'hui encore, nous voyons des opérateurs tels que les intercommunalités agir sur leur périmètre administratif alors que la mobilité répond à des exigences de bassin de vie. La mise en place des zones à faibles émissions mobilité (ZFE) va aggraver les choses. Il faut absolument une coordination entre les régions, les départements et les intercommunalités pour débloquer notre pays.
Monsieur le Président Bonneau a invité quelques-uns d'entre nous récemment pour aborder les questions relatives à l'emploi et la formation. Au Sénat, nous avons soutenu une fonction de coordination des régions en matière d'emploi et de formation. Il y a un lien entre la compétence économique qui est la vôtre et l'emploi. Il faut vraiment de la clarté et de la cohérence dans l'action. Vous savez que le Sénat a soutenu ces propositions, tout comme nous sommes très sensibles à la formation tout au long de la vie. La mobilité professionnelle, l'envie d'exercer plusieurs métiers au cours de sa vie, ne peuvent se faire que s'il y a une cohérence entre les emplois, les envies et un dispositif de formation.
Enfin, l'on a découpé les intercommunalités à la manière d'un atelier découpage ciseaux-pot de colle. Aujourd'hui, je pense qu'il est extrêmement imprudent d'entreprendre quelque réforme que ce soit sans évaluation. Nous l'avons souligné dans le rapport sur la simplification rédigé avec Rémy Pointereau : le déficit d'évaluation conduit parfois à des aventures un peu hasardeuses. L'expérimentation et l'évaluation devraient vraiment guider notre action.
M. Bernard Delcros, vice-président. - Merci, Madame la Présidente et Messieurs les Présidents, de ce moment d'échange et merci, Madame la Présidente, de votre propos.
Je partage complètement l'orientation que vous proposez, qui consiste à stopper l'hypermétropolisation pour conserver des marges de droit à construire dans les territoires ruraux. Ce sont des enjeux importants en matière d'écologie, d'environnement, de cohésion sociale et d'apaisement social.
En ce qui concerne les mobilités, vous aviez sollicité un plan de 200 milliards d'euros. Les médias ont beaucoup parlé des RER métropolitains et de l'urbain, mais peu des petites lignes. Le Massif Central est doté d'un réseau ferroviaire important, qui a été pénalisé depuis de nombreuses années par une absence d'investissement, de modernisation et d'entretien. L'une de nos lignes a fermé 11 mois en 2021 faute d'entretien. Je sais que vous êtes attachés à ces petites lignes. Comment remettre en service ces lignes et offrir un service tel qu'il devrait être aujourd'hui ? Combien faudrait-il investir sur le réseau des petites lignes pour répondre aux besoins des usagers et des entreprises, et sous quel délai ?
M. Charles Guené, vice-président. - Merci, Madame la Présidente. Vous nous avez parlé à la fois des libertés locales, de la crise et de la nécessité d'un changement de modèle. S'il est bien un domaine où nous sommes obligés de constater le changement de modèle, c'est celui de la fiscalité et des finances locales. Autrefois, la liberté dans ce domaine s'appelait autonomie fiscale. Désormais, nous partageons beaucoup les impôts nationaux. Vous êtes probablement les chefs de file dans ce domaine, quand le bloc communal est encore plus à l'aise. Nous pressentons qu'il s'agit d'une tendance lourde. Comme vous allez rencontrer le Président le 13 mars, vous allez peut-être évoquer cet aspect. Bien que vous n'ayez pas l'air de mal vivre cette mutation, elle soulève quelques questions, notamment celle de la gouvernance. Comment partager cette ressource avec l'État ? Des pays comme l'Allemagne ont l'habitude de partager beaucoup plus ces choses-là. Comment organiser le partage entre les régions ? Avez-vous une stratégie dans ce domaine ? Allez-vous poser quelques questions à ce sujet au Président de la République ?
M. Olivier Paccaud. - Comme la Présidente Gatel, vous avez évoqué la taille des régions. J'avoue avoir été très surpris de cette rumeur de redécoupage, même si les grandes régions posent problème. Il ne faut pas se voiler la face. Je suis issu d'une région « intermédiaire » (les Hauts-de-France). J'ai été conseiller régional. La région Picardie fonctionnait très bien. Depuis la création de la région Hauts-de-France, qui est plus grande, c'est un peu plus difficile - très objectivement. Le but est l'efficience de la gouvernance. Les régions sont-elles les mieux placées pour s'autoévaluer ? Évidemment que non. L'on ne peut être à la fois juge et partie. Je vous citerai un exemple qui me semble symbolique de cette difficulté à fonctionner lorsqu'on habite un territoire trop grand : les transports scolaires. Autrefois, ils étaient de la compétence du département. Ce sont les mêmes services qui s'en occupent ; ils ont été transférés. Or, le précédent responsable des transports à l'échelle du département connaissait toutes les lignes. J'ai été vice-président en charge des collèges. Je me rendais dans les collèges deux fois par an et connaissais tout par coeur. L'actuel vice-président en charge de cette question à la région Hauts-de-France ne connaît pas la localisation précise des lignes. Finalement, ce sont les administratifs qui prennent le pouvoir. Il y a une technocratisation dans ce cas très précis. En cas de problème, la réponse apportée à un usager, à un parent d'élèves, à des élus n'est pas forcément la plus adaptée. L'élu régional en charge de la question va faire confiance à ces services, mais n'aura peut-être pas la bonne réponse. Nous avons un excellent président de région dans les Hauts-de France, mais je ne suis pas convaincu que cette course au gigantisme ait été efficace.
Que pensez-vous du conseiller territorial ?
Mme Françoise Gatel, présidente. - Voilà des questions diverses et variées, fort pertinentes.
Mme Carole Delga. - Je vous répondrai au sujet des grandes régions. Franck pourra compléter ma réponse sur les thématiques fiscales et développera le sujet du financement des lignes. François pourra ensuite compléter ces différents sujets.
Les présidents de régions sont majoritairement opposés au conseiller territorial, car les grandes régions ont rendu complètement inopérante la volonté ayant prévalu à la création de ce dispositif. En Occitanie, il aurait fallu constituer une assemblée de 458 personnes. Il faut clarifier l'objectif : s'agit-il de renforcer la proximité ou de réduire le nombre d'élus ? J'ai défendu la réforme des cantons, ayant participé au Gouvernement Valls. Le canton le plus grand de France -en termes de superficie- est en Comminges, territoire qui regroupe 110 communes. Deux présidents de région (Xavier Bertrand et Christelle Morançais) sont dans un état d'esprit plutôt ouvert et prêts à réfléchir à la question du conseiller territorial. Tous les autres présidents y sont opposés, car nous jugeons que cela n'est pas pertinent au regard de la nouvelle configuration.
Quant au fonctionnement des grandes régions, je concède que ce n'est pas au président de région de réaliser le diagnostic. En revanche, l'INSEE a démontré la plus-value des grandes régions pour la structuration des filières industrielles. Nous devons identifier les enjeux. Si l'on considère que les régions doivent se focaliser sur la création d'emplois et de valeur, alors je mets au défi un quelconque expert de démontrer que les grandes régions ne sont pas pertinentes. Quand vous voulez créer une filière économique, vous devez la créer de bout en bout.
Quant à la question des énergies renouvelables ou de la réindustrialisation, vous devez être en capacité 1°) d'agir sur la formation, avec les universités, centres de recherche et d'innovation ; 2°) de vous appuyer sur de grands porteurs industriels ; 3°) travailler à la structuration de la sous-traitance ; 4°) travailler sur toutes les infrastructures favorisant le développement économique (mobilités). Il faudra mener une évaluation. Nous sommes disposés à fournir tous les chiffres nécessaires.
En Occitanie, le transport scolaire est gratuit. Depuis cinq ans, nous avons assisté à la baisse des dotations. L'Occitanie et les Hauts-de-France ont été les deux régions les plus impactées par la réforme de la taxe professionnelle. Si j'ai réussi à instaurer la gratuité des transports scolaires dans 13 départements, c'est grâce aux économies réalisées sur la gestion auparavant confiée aux départements. Tous les jours, 180 000 enfants empruntent les transports scolaires. Le Comminges étant l'un des territoires les moins denses de France, je suis très attachée à ce que l'on connaisse la réalité de vie de nos concitoyens. Je comprends très bien que vous puissiez penser qu'une région comme la mienne ne permette pas d'avoir une bonne connaissance des territoires, mais ce n'est pas vrai. 18 maisons de la région sont implantées au sein de ces 13 départements et j'ai réussi, durant mon premier mandat, à réaliser 200 millions d'euros d'économies. Cela veut dire qu'il existe des solutions. En matière de transport scolaire, nous pouvons quasiment faire du porte-à-porte. Quand vous voulez connaître le terrain, vous mettez en place un dispositif. Cela s'appelle du volontarisme politique. Les transports scolaires ont été mieux gérés. L'éducation participe de la lutte contre l'enfermement.
Je me permets d'insister sur la question de l'économie. Lorsque nous voyons que l'industrie en France se situe au même niveau que l'industrie en Grèce, je pense qu'il y a un vrai enjeu. Si nous continuons à ne pas privilégier la question de la souveraineté, nous aurons des lendemains qui déchantent. Il faut savoir quelles sont les priorités sans pour autant se replier sur soi. Je suis pour l'ouverture, pour la rencontre, pour la mondialisation et considère que l'autre, quelle que soit sa couleur de peau, est une chance. Nous devons reprendre notre destin en main et devons, en termes économiques, être très volontaristes. Nous ne pouvons pas poursuivre la division. Les régions savent très bien aider le boucher qui fait sa tournée ; il faut de la volonté. En Centre-Val de Loire, François finance un camion qui fait la tournée des villages, comme nous finançons le centre de recherche international d'une entreprise.
Sur la question des finances locales, les présidents de régions préfèrent l'autonomie fiscale à l'autonomie financière. En France, l'autonomie financière n'est pas garantie par la Constitution, contrairement aux Lander allemands. Chaque année, notre autonomie financière est soumise au vote du Parlement. Nous avons eu la désagréable surprise, en 2017, de voir notre dotation baisser de 500 millions d'euros. Nous avions d'ailleurs précisé notre préférence dans le Livre blanc des régions, mais ce n'est pas la tendance actuelle puisque les départements ont perdu l'autonomie fiscale. Lorsqu'on dirige, l'on doit être responsable. La question de l'impôt est une forme de responsabilité. Je pense qu'il est souhaitable, pour la démocratie locale, d'avoir un impôt corrélé aux compétences. Les régions investissent massivement dans l'économie sans avoir aucune retombée, puisque ce sont les intercommunalités qui en bénéficient.
M. François Bonneau, président de la région Centre Val de Loire. - Je voudrais vous livrer le témoignage d'une région qui n'a pas changé de périmètre. La région Centre-Val de Loire reste dans la moyenne supérieure des régions. Je veux dire combien je suis d'accord avec Carole Delga sur les apports des régions à la modernisation de notre pays. Il est des compétences qui, si elles n'étaient pas abordées par les régions, seraient nécessairement portées par l'État dans un retour à la centralisation. Nous sommes le rempart contre une nouvelle centralisation. Les sujets économiques que vous avez évoqués avec beaucoup de passion ne peuvent pas être abordés par des mailles plus petites. Lorsqu'il s'agit de la recherche et du développement, il faut penser aux laboratoires et universités. Lorsqu'il s'agit des ressources humaines, il faut penser la mobilité, bien au-delà des communautés de communes et souvent au-delà des départements. Lorsqu'il s'agit de la mobilisation financière, il faut créer et renforcer les solidarités et les régulations nationales et interrégionales, et penser à l'échelle des régions.
Quant au conseiller territorial, ce n'est pas une histoire de défense. Je sais par expérience que les bonnes solutions en matière d'économie, d'enseignement supérieur, d'aménagement du territoire et de mobilité ne sont pas la somme des intérêts locaux. Lorsque ce sujet est abordé par la somme des intérêts locaux dans nos hémicycles, j'appelle mes collègues à adopter une vision globale en articulant avec les intérêts locaux. Il ne pourra pas en être autrement, sous peine de perdre la force de l'aménagement du territoire. Soyez assurés qu'elle sera reprise à un autre niveau et que cela aboutira à un nouvel isolement de la France, dans cette vision hyper centralisée, hyper verticale qui nous a fait tant de mal, parce qu'on ne peut pas régler les problèmes territoriaux à partir de Paris et seulement à partir de Paris.
Le rapport Spinetta incluait la liste des lignes dans ma région qui allaient fermer, alors que nous demandions la réouverture de lignes de fret, la modernisation et la réouverture de lignes de voyageurs. Il faut tout faire que pour que la vitalité des territoires participe à la construction de la vision nationale. Si nous affaiblissions les régions, nous serions dans une situation particulièrement délétère.
Si l'on relie la question des transports collectifs par la route et par le rail à la lutte contre le réchauffement climatique, nous y voyons un enjeu financier considérable. Il faut trouver des modèles financiers de portage de ces investissements sur des durées moyennes et longues. Dans ma région, il est urgent de rouvrir un certain nombre de lignes, car une partie de nos routes sont complètement dangereuses et saturées. C'est pourquoi il faut prendre au sérieux la proposition de RER urbain, mais elle est loin de tout couvrir.
La Normandie et la région Centre-Val de Loire ont conclu un accord pour un programme de transport ferroviaire représentant l'équivalent de 170 camions par jour. Ces sujets doivent être développés à une échelle bien supérieure.
Par ailleurs, le ZAN est un combat que je mène avec l'ensemble des collectivités territoriales. Comme je l'ai dit aux ministres et préfets de région, le terme me paraît particulièrement dangereux. Si nous posons cela sur le bureau d'un fonctionnaire de l'État (sans remettre en cause sa compétence ni son intégrité), beaucoup de projets seront bloqués. Il nous faut des constructions verticales dans le secteur industriel. L'intelligence de chaque projet doit être mesurée par une autorité de l'État, mais attention au cadre. Nous ne pouvons pas viser en même temps un objectif de ZAN et la réindustrialisation.
M. Franck Leroy, président de la région Grand Est et de la commission thématique « mobilité, transports, infrastructures » de Régions de France. - L'idée de créer un conseiller territorial a 15 ans. À l'époque, un conseiller départemental et un conseiller régional cofinançaient les mêmes équipements. L'on ne parle plus des financements croisés. Aujourd'hui, les régions sont les seules à faire des économies. Elles sont les seules à faire du transport. Les départements sont chargés de l'univers social, qui est un défi énorme. Sur le papier, l'idée de réduire le nombre d'élus était séduisante, mais cela signifie moins de proximité avec les territoires. Je sais que le Sénat est toujours sensible à cette question de la proximité. Aujourd'hui, le métier de conseiller régional est très différent de celui d'un conseiller départemental.
Pour répondre à la question du sénateur Delcros sur les petites lignes, je ne suis pas sûr qu'un recensement ait été effectué au niveau national. Sur la seule question du capillaire fret, je vous livrerai un seul exemple. Sur mon territoire, pour desservir des coopératives agricoles betteravières, SNCF Réseau nous a annoncé la fermeture des lignes cinq mois avant. Il fallait substituer à ces trains entre 12 000 et 15 000 camions. Pour la Marne, cela représentait 44 millions d'euros pour deux lignes de fret. À l'échelle nationale, cela représenterait un investissement de plusieurs dizaines de milliards d'euros pour le seul réseau capillaire. Je pense que l'exercice n'a jamais été fait au niveau national, tant les sommes sont effrayantes. L'avenir des petites lignes repose sur un autre modèle de train plus léger, avec une empreinte carbone inférieure de 90 % par rapport aux trains actuels. Les coûts d'exploitation sont divisés par cinq par rapport au référentiel actuel de la SNCF. Il faut préserver ces petites lignes. Je suis intimement persuadé que si nous faisons le choix de redevenir de grands spécialistes du transport (aussi bien du TGV que des petites lignes), il faudra inventer les trains de demain. En Alsace, le train appelé Draisy sera mis en circulation sur une ou deux lignes expérimentales dans un an. Pour donner des signes forts à la ruralité, il faut inventer un autre type de train. Nos industriels y travaillent. Nous aurons besoin de régions fortes pour investir aux côtés de l'État.
Le département de l'Alsace ne pourra jamais atteindre l'objectif de ZAN, car son développement est tel qu'il ne pourra compenser l'urbanisation. La France compte entre 180 000 et 200 000 hectares de friche. Il faut des régions suffisamment grandes pour organiser le ZAN. Je rejoins François sur la maladresse de ce terme, qui fait peur à tout le monde. La réforme n'a pas été expliquée ; les décrets d'application ne correspondent pas à l'esprit de la commission mixte paritaire. Tous les territoires ruraux ont eu le sentiment, une fois de plus, que les territoires urbains allaient absorber la capacité d'urbanisation au détriment des zones rurales. Nous ne pouvons que souscrire au principe du ZAN pour parvenir à la neutralité carbone en 2050. Cependant, la méthode a été désastreuse. Il est temps de la corriger si nous voulons entraîner les élus dans l'atteinte de cet objectif.
Nous savons redensifier les coeurs de village. En Lorraine, le responsable de l'usine de fabrication des Renault Master a réussi à libérer 3 hectares en organisant le stockage à la verticale. Ces espaces existent. L'objectif du ZAN est louable, mais il faut reprendre la méthode en lien avec les territoires. Sinon, l'objectif risque d'être rejeté, ce qui serait une catastrophe pour l'écologie.
Mme Carole Delga. - Le sujet du ZAN doit être mis en corrélation avec la question des établissements publics fonciers (EPF). La relation avec les établissements publics fonciers est très différente d'une région à l'autre. Quand la région et l'EPF mènent ensemble une vraie politique du foncier, il y a une vraie efficacité sur la question des friches. Pour aider à la réussite du ZAN, il faut une prise en main des EPF pour les régions.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Je vous encourage à soutenir la proposition de loi du Sénat sur le ZAN, qui remet un peu d'intelligence territoriale et, surtout, d'efficacité. Cette proposition n'intègre pas le financement par le biais des EPF et l'ingénierie nécessaire pour permettre aux collectivités de définir un projet intelligent, car il était urgent de redonner de la faisabilité à un texte qui avait été interprété de manière excessive, voire de manière détournée, par rapport à l'esprit du législateur.
Mme Patricia Schillinger, vice-présidente. - Bonjour, Monsieur Franck Leroy, et félicitations pour votre élection. Vous avez évoqué la mobilité et les travaux sur le réseau ferroviaire. Cette lenteur est presque insupportable, alors que plus de 750 millions d'euros devraient être investis sur les petites lignes. Nous souhaiterions plus d'engagements envers la mobilité. Dans ces territoires très denses, les transports pèsent sur les citoyens. Comment travailler mieux au niveau régional et national pour mener à bien des projets sur 15 ou 20 ans ?
Je reviendrai également sur l'harmonisation de la taxe sur les poids lourds. Depuis le 1er juillet 2022, les poids lourds sont taxés sur les routes nationales allemandes. Il faut travailler avec toutes les régions en vue d'une harmonisation.
Mme Dominique Estrosi Sassone. - Je voudrais vous interroger sur la question de la décentralisation et de la déconcentration des politiques du logement et de l'habitat. Ces sujets sont plutôt du ressort des intercommunalités, voire des départements, mais les régions ont la compétence de l'aménagement du territoire. Je pense qu'il est important de relier ces politiques. Vous savez que la loi 3DS a créé des autorités organisatrices de l'habitat (AOH) qui visent à donner aux collectivités la capacité locale d'ajustement des dispositifs concernant le logement. Il importe que ces AOH bénéficient de financements dédiés pour jouer pleinement leur rôle. Avez-vous des informations à ce sujet ?
M. Antoine Lefèvre, vice-président. - Je remercie Franck Leroy de son éclairage sur le conseiller territorial. Il est important de tenir compte de la proximité.
Madame la Présidente, vous avez exprimé une position équilibrée au sujet du ZAN. S'agissant de la fin des concessions autoroutières, pouvez-vous préciser ce que vous entrevoyez dans ce domaine ?
Mme Carole Delga. - Je laisserai Franck répondre à la question sur la taxe sur les poids lourds. S'agissant des autorités organisatrices de l'habitat, nous n'avons pas d'information récente. Les présidents de régions sont plutôt favorables à confier les politiques du logement aux intercommunalités par souci de réactivité. Si nous voulons mener un vrai travail sur le logement et les services constitutifs de l'habitat, il faut une coordination et un financement. Nous avons appelé de nos voeux une évolution de la gouvernance des EPF pour qu'ils puissent constituer le bras armé de la région. Le recours aux AOH permettrait d'assurer une liaison avec l'habitat des jeunes et des saisonniers.
Par ailleurs, les concessions autoroutières représentent une manne financière substantielle. Je pense qu'il faut revoir complètement ces contrats et réorienter les crédits pour les mobilités propres. Les régions ont instauré des politiques d'aide à l'achat de véhicules individuels propres. En effet, sur certains territoires, la voiture est la seule solution. Il faut donc entreprendre des efforts significatifs pour permettre aux personnes de milieu modeste d'acheter des véhicules électriques.
M. Franck Leroy. - Les péages s'arrêteront en 2031-2032. Nous avons l'obligation de faire fondre le niveau des péages pour l'entretien des autoroutes. Or, nous considérons que baisser le niveau des péages serait une erreur. Il est préférable d'utiliser cette différence pour investir dans les infrastructures. Cela ne coûterait pas un centime de plus aux usagers de l'autoroute, mais constituerait une manne considérable pour entretenir les autoroutes et les voies ferroviaires. Il faut penser le transport dans sa globalité.
Pour répondre à la question posée par la sénatrice Patricia Schillinger, l'investissement dans les infrastructures en Alsace a augmenté de 74 % sur un exercice complet depuis la création de la région Grand Est. Le besoin de financement du ferroviaire est gigantesque et les 100 milliards d'euros annoncés sont largement inférieurs aux besoins. L'Italie a mis 180 milliards d'euros sur la table. L'Alsace s'était mise en difficulté, car elle avait financé ses trains par du crédit-bail. Aujourd'hui, la Grand Est apparaît comme la deuxième région la moins endettée de France, car sa surface financière lui a permis de supporter des investissements qui ont profité à l'Alsace comme aux autres territoires. Les grandes régions ont une influence.
Je représente une région de 5,5 millions d'habitants. Le rapport de forces dans la relation avec la SNCF a changé.
Mme Carole Delga. - Cela représente 3 milliards d'euros par an.
M. François Bonneau. - Madame la Présidente, vous allez être interpellée dans le cadre de vos travaux sur la réforme visant à créer France Travail. Avec Carole, nous menons ce dossier avec passion pour éviter une reverticalisation. Nous ne voulons pas de confusion entre l'autorité qui organise (qui doit être politique) et celle qui exécute . Nous ne voulons pas d'un France Travail qui dit ce qui doit être et qui a la prétention de faire. Soyez-y attentifs. Les régions ont marqué beaucoup de points dans le secteur de la formation professionnelle. Nous devons rester en visibilité.
Enfin, nous sommes preneurs de discussions à tous les niveaux pour prendre notre part sur le sujet de la santé. Entre l'augmentation des besoins liée au vieillissement et la chute du nombre de médecins, nous courons à la catastrophe.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Nous partageons votre vision au sujet de France Travail. Il est important de contaminer les esprits. Pour assurer l'efficacité de l'action publique, il faut sortir des silos et de cette vision centralisée.
Je suis vraiment navrée de devoir conclure cette audition. Je voudrais vous dire l'intérêt que nous avons eu à vous entendre et échanger. Nous devons poursuivre la discussion sur des thèmes qui sont au coeur de la vie des territoires.
Le Sénat est la chambre des territoires. Nous sommes tous encore des élus locaux et portons chevillée au corps la conviction que c'est la vitalité des territoires qui va faire le dynamisme de la France. Cela n'enlève rien à l'exigence d'un État fort, régalien. Je suis convaincue que les régions sont des acteurs majeurs du dynamisme et de la renaissance économiques de nos territoires. Je ne pense pas que l'efficacité vienne de la taille. Toutefois, changer tout le temps n'est pas la solution. Je pense que votre force réside dans votre capacité à agir et dans le fait que vous êtes des personnes de conviction. Vous êtes attachés à vos territoires et avez une capacité unique à fédérer les acteurs. La réussite provient de cette capacité à fédérer.
Mille mercis pour cet échange remarquable et passionnant, que je souhaite que nous poursuivions. Nous sommes preneurs de vos contributions et comptons sur vous.
Mme Carole Delga. - Merci, Madame la Présidente. Merci, Mesdames et Messieurs les Sénateurs.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Chers amis, nous allons parler du blues des maires avec Martial Foucault. Ce sujet ne doit pas nous affoler ; il est plein d'espérance aussi.
Audition de M. Martial Foucault, directeur du centre d'études de la vie politique française (CEVIPOF)
Mme Françoise Gatel, présidente. - Cher Martial, vous êtes un habitué de nos conversations. Vous avez présenté votre quatrième enquête auprès des maires de France au Congrès des Maires de novembre dernier. Nous ressentons une inquiétude du monde qui vient. Déjà en 2020, votre ouvrage s'intitulait Maires au bord de la crise de nerfs : La démocratie locale peut-elle survivre ? Vous dites que la réappropriation par les Français de leur territoire, notamment après la crise de la Covid-19, est le seul paravent à l'implosion des démocraties. Vous dites que l'État exerce un rôle à la fois de contrainte et de domination pour les élus, qui sont pris en tenaille entre cet État et l'intercommunalité qui leur paraît parfois dévorante et omnipotente.
Nous avons une question simple à vous poser : continuerons-nous à trouver des citoyens en capacité de se dévouer au bien commun, c'est-à-dire de se présenter à des élections, quand nous savons qu'en 2020, 110 communes n'ont pas eu de candidat ?
M. Martial Foucault, directeur du centre d'études de la vie politique française (CEVIPOF). - Merci, Madame la Présidente, chère Françoise Gatel, Mesdames et Messieurs les Sénatrices et Sénateurs, c'est toujours un plaisir de répondre à vos invitations pour partager ce que nous essayons d'objectiver, de mesurer quantitativement et qualitativement.
Le travail que je mène a été engagé en partenariat avec l'Association des Maires de France en 2018. Tous les deux ans, cela me conduit à interroger l'ensemble des maires, avec des taux de réponse assez satisfaisants (15 %), bien que très faibles pour les communes de plus de 50 000 habitants en raison du mode d'administration de l'enquête. S'agissant d'une enquête effectuée en ligne, il est rare que ce soit le ou la maire qui y réponde directement. Je préfère ne pas obtenir de réponse plutôt d'avoir celle du directeur ou du conseiller du cabinet. Nous changerons la méthode en septembre 2023. Je vais moi-même organiser des entretiens en face à face avec une quarantaine de maires de communes de plus de 30 000 habitants.
Entre septembre et octobre 2022, nous avons reçu plus de 5 000 réponses sur cette enquête qui portait sur trois grands thèmes :
- la gestion locale de la crise énergétique ;
- les tensions démocratiques ou la polarisation observée par les maires après la séquence électorale présidentielle et législative. Le rapport de forces observé lors de l'élection présidentielle traduisait une forme de tension dans la capacité des citoyens aux opinions politiques différentes à pouvoir discuter dans la commune ;
- les violences à l'endroit des maires et, plus largement, à l'endroit de l'ensemble des équipes des conseils municipaux.
S'agissant de la crise énergétique, les maires ont fait preuve de beaucoup de responsabilité. À l'époque, la Première ministre envisageait des coupures d'électricité à partir du mois de février. Nous avons interrogé les maires sur une situation faite d'incertitudes et de responsabilités politiques et financières. Les maires des communes de moins de 3 500 habitants, en particulier, ont adopté un raisonnement de bon sens. Plus de 70 % des maires ont le souci de réduire l'éclairage des installations sportives (réduction de l'amplitude horaire, réduction des périodes d'activité nocturne, extinction de l'éclairage public). En revanche, les maires ont exprimé un rejet massif de la fermeture des équipements. Nous avons également posé une question sur la réduction des moyens communaux (véhicules, etc.) qui a également suscité un rejet.
Comme nous l'avions identifié lors de la crise Covid-19, ce constat correspond à un sentiment d'être laissés pour compte. Les maires déclarent : « Nous devons trouver des solutions parce qu'on ne les trouvera pas pour nous ». Sur la question de l'égalité versus l'autonomie et la décentralisation, les maires ne souscrivent absolument pas à l'idée d'une politique uniforme sur tout le territoire en matière de réduction énergétique. Il importe de tenir compte du report dans le temps des plans d'investissement environnemental. Beaucoup de maires sont prêts à réduire drastiquement les achats de fournitures et prestations de services. Lorsqu'on parle d'ingénierie territoriale, l'on voit que cela a des conséquences pour les plus petites communes. Les maires ne sont pas prêts à renoncer au recrutement de personnels - y compris contractuels. Il est beaucoup trop tôt pour apprécier les répercussions sur le plan budgétaire.
Depuis quatre ans, une question me paraît essentielle : celle de l'opposition entre décentralisation et égalité républicaine. En miroir de l'enquête menée auprès des maires, nous interrogeons tous les deux ans un large échantillon de plus de 10 000 Français sur leur propre représentation du rôle de la commune dans leur vie de résident et cet espace de citoyenneté. Il y a deux ans, j'avais essayé de tester le niveau de connaissance des Français sur la décentralisation. Leur compréhension du terme se limite essentiellement à une conception juridique. Les Français sont attachés à l'égalité, mais s'en éloignent dès lors que l'efficacité des politiques publiques locales n'est pas au rendez-vous. Il faut rester prudent, car nous avons parfois relevé une ambiguïté entre les termes décentralisation/différenciation/déconcentration. Cette différenciation est pleinement justifiée, et ils sont prêts à renoncer à l'égalité si les politiques publiques sont adaptées aux territoires. Le propos caricatural consisterait à considérer qu'une politique pour la moyenne montagne et qu'une politique pour un territoire de littoral ont peu de chose en commun, mais cela concerne des questions bien plus larges (logement, fiscalité, école). Il ressort de cette enquête deux choses importantes. Premièrement, un maire sur deux déclare vouloir que l'État aille beaucoup plus loin en matière de libertés ou de compétences locales. Cet esprit décentralisateur des maires s'accompagne de deux autres phénomènes : ils sont près de 60 % à considérer que l'État doit complètement renoncer aux compétences qu'il a décentralisées. En outre, ils attendent de l'État une correction des doublons entre les services de l'État et ceux des collectivités territoriales.
Je crois que l'on a tort de penser que toutes les politiques publiques locales doivent être sanctionnées du sceau de l'égalité. L'idée de l'égalité territoriale n'est souhaitée ni par une majorité de maires ni par une majorité de Français. En revanche, si l'efficacité de l'action publique locale est confirmée, perçue et tangible, alors la question de l'égalité ne se pose plus. L'égalité sera même parfois convoquée pour justifier ou légitimer l'action publique locale parce qu'elle est perçue comme efficace. Dans les verbatims, l'action publique locale renvoie surtout à la question des services publics locaux (école, logement, transports).
Au sujet des tensions démocratiques, faut-il s'alerter de la hausse de l'abstention lors des élections locales ? Aucun travail académique n'a permis de déterminer si le déficit de 20 points observé aux élections municipales de 2020 était dû à un phénomène Covid-19 ou à un élément structurel annonciateur de la tendance pour 2026. La forte baisse du taux de participation aux élections municipales de 2020 observée dans certains territoires s'est confirmée lors des élections présidentielles et législatives de 2022. En 2020, un maire sur deux estimait qu'il s'agissait d'un signe très inquiétant de désintérêt politique. Deux ans plus tard, 8 maires sur 10 disent que ce phénomène, qu'ils avaient identifié comme n'étant que passager (car lié à la crise Covid-19) est beaucoup plus structurel et constitue la marque d'un désintérêt politique grandissant. En 2020, un maire sur deux n'était pas inquiet, considérant que les Français restaient attachés à leur maire. Dorénavant, ils sont conscients que l'élection municipale peut provoquer une crise de légitimité de leur élection. Souvent, les procès en illégitimité sont conduits au regard non pas du nombre de suffrages exprimés, mais du nombre d'inscrits. En 2020, un ministre régalien important avait souffert de cette crise d'illégitimité en étant élu d'une commune du nord de la France. Je crois que la question de la participation à l'élection municipale doit être prise très au sérieux. Dans une Vème République où le fait majoritaire s'est imposé, le 50 % revêt une portée fortement symbolique. Si vous avez été élu avec seulement 45 % des inscrits, vous introduisez un doute sur la qualité de l'élection.
À côté de l'abstention, il nous semblait intéressant de vérifier si l'échelon local était une chambre de résonnance de la situation observée au plan national en termes de polarisation des opinions. J'ai été très surpris des résultats. Je pensais que les maires avaient une vision beaucoup plus douce ou responsable vis-à-vis du comportement de leurs administrés. Il n'en est rien : 50 % des maires constatent un durcissement des opinions politiques. Ils observent que les citoyens aux opinions opposées ont de plus en plus de difficultés à discuter entre eux. Ils n'observent pas d'altercations violentes et physiques. En revanche, plusieurs signaux révèlent des tensions, à l'occasion de discussions à l'école, auprès des commerçants ou encore dans les associations sportives et culturelles.
Deuxième illustration de cette polarisation politique : j'ai été très surpris de voir, au premier tour de l'élection présidentielle de 2022, Jean-Luc Mélenchon figurer en tête dans des territoires qui jusqu'alors, n'étaient pas historiquement des territoires du parti communiste. En dehors de la diagonale du vide, deux sujets expliquent ce durcissement des opinions politiques : d'une part, les inégalités territoriales, bien avant les inégalités économiques et sociales. La relégation territoriale est très mal vécue et produit une tension très forte entre les citoyens « qui pourraient s'en sortir » et ceux qui seraient presque « assignés » à cette fracture territoriale. D'autre part, je pense que la question du Grand Débat National et du mouvement des Gilets jaunes n'est pas complètement épuisée dans certains territoires. Nous avons eu tort de penser que nous pouvions apporter des réponses simplement en ouvrant des salles municipales pour permettre aux gens d'engager la discussion. Ils n'ont pas délibéré et tout le monde n'avait pas voix au chapitre lors de cette discussion.
J'ai été très surpris, pendant la campagne 2020 de constater que la France s'était totalement convertie à la politique de concertation. Le nombre de professions de foi contenant le mot « concertation » laissait penser que cette notion permettrait de régler tous les problèmes. D'excellents professionnels de la concertation avaient convaincu les équipes municipales qu'ils avaient des kits de concertation sur mesure. C'est une double illusion : premièrement, la concertation ne se décrète pas avec des kits à conduire clés en main. La deuxième illusion est celle des citoyens, car l'on a laissé croire que tous les problèmes d'action publique municipale seraient résolus par de la concertation. S'agissant des mesures énergétiques, nous avons demandé aux maires s'ils allaient mener des consultations/concertations. 93 % nous ont répondu « non, car je suis élu et suis en quelque sorte en capacité d'exercer ma responsabilité politique ». S'il faut convoquer une procédure dite de concertation/délibération/participation, les maires s'interrogent sur le principe même du suffrage universel - qui a conduit bon nombre d'entre eux à faire un acte extrêmement volontaire en termes d'engagement. Si chacune des décisions doit faire l'objet d'un double ou triple assentiment de la population, ils s'interrogent véritablement sur la fonction de maire.
Au sujet de la violence, le Sénat a conduit en 2019 un sondage auprès des maires. Près de 1 600 élus avaient signalé avoir été victimes de violences depuis l'exercice de leur dernier mandat. Dans notre enquête, 63 % des maires interrogés nous disent avoir été victimes d'incivilités (impolitesse, agressions verbales) ; 37 % d'injures ou d'insultes ; 63 % de menaces verbales ou écrites et enfin, 30 % d'attaques sur les réseaux sociaux. L'AMF, avec le concours de la gendarmerie nationale, a constaté une hausse des violences physiques, mais je reste prudent, car nous savons combien il est difficile pour un maire de révéler une agression physique, car cela touche à l'autorité de sa fonction ainsi qu'à la justice. De nombreux maires me disent : « pourquoi porter plainte quand je sais que le temps de la justice ne me garantira pas l'absence de représailles ? Je préfère ne pas déposer plainte, gérer avec mon conseil municipal cette question et ne pas mettre d'huile sur le feu ». Je ne pense pas que l'on puisse conclure qu'une société plus violente rejaillit du côté des élus. En revanche, le maire est l'élu le plus visible. Sa visibilité produit « un effet paratonnerre ». Certaines de ces violences ne sont pas le fait d'administrés résidant dans la commune. J'espère que les ministères de l'Intérieur et de la Justice nous aideront à objectiver ce travail sur les violences. Le travail réalisé par la gendarmerie en termes de prévention et d'accompagnement est nécessaire et semble fonctionner, mais nous sommes très loin d'avoir circonscrit l'ampleur du phénomène.
Je pense qu'il existe une autre violence symbolique subie par le maire : l'absentéisme du conseil municipal. Au-delà des démissions des maires, j'avais reçu des signaux faibles sur la démission des conseillers municipaux, voire la désertion des conseils municipaux. 40 % des maires ont déclaré un absentéisme de 10 à 25 % des séances, dès le début du mandat. L'absentéisme fort (25 à 50 % des séances) concerne 4 % des maires. À l'inverse, 56 % disent que l'absentéisme est très faible (moins de 10 % des séances). Nous savons que la cohésion du conseil municipal peut être un élément déclencheur de la non-représentation des maires. À mon sens, l'absentéisme fait courir un risque très sérieux de non-représentation du maire. Il nous est difficile d'obtenir des informations du Ministère de l'Intérieur sur les causes et le nombre de démissions des maires et conseillers municipaux. Le nombre de démissions était très faible jusqu'en 2014, avant l'entrée en vigueur de la loi NOTRe. Entre 2010 et 2019, le nombre de démissions des maires est passé de 100 à 350 par an. D'après le Bureau des élections, 910 démissions de maires sont intervenues entre juin 2020 et février 2023, soit 400 par an. Quant au nombre de conseillers municipaux démissionnaires, je l'ignore totalement.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Merci beaucoup, Martial, pour cette analyse qui nous sera extrêmement utile. Le premier point concerne la notion d'égalité, souvent confondue avec l'uniformité et l'égalitarisme. Nos concitoyens attendent l'efficience de l'action publique en matière d'école, de logement et de mobilité. La diversité des moyens est utile pour exercer l'égalité des droits.
Le deuxième point est relatif à l'acceptabilité ou la légitimité de la décision d'un conseil municipal. L'acceptabilité est importante pour que les élus puissent conduire leur action publique. Il existe une obsession de la concertation, qui donne parfois l'impression aux gens que leur avis pèsera sur la décision. Avec notre collègue Jean-Michel Houllegatte, nous avons conclu à la notion de démocratie implicative, qui aide à légitimer la décision.
Au sujet de la gestion des conflits, nous avons auditionné le Garde des Sceaux sur le déploiement de la coopération entre les procureurs et les élus au titre de la loi Engagement et Proximité. Des conventions de partenariat ont été signées entre les associations départementales de maires et la gendarmerie pour dispenser aux élus des formations à la gestion des conflits. J'ai participé à l'une de ces sessions. Il s'agit de donner aux élus un kit de survie léger pour qu'ils adoptent des réflexes en situation conflictuelle.
Enfin, le délitement des équipes municipales est un vrai sujet. Le maire peut éprouver un sentiment de solitude, d'affaiblissement et de découragement.
Mme Céline Brulin. - J'ai l'impression que vous avez peu pris en compte la crise sanitaire, alors que certaines équipes municipales n'ont noué leur premier contact avec les habitants que deux ans après le début de leur mandat. Le fait de faire équipe se joue en début de mandat. Or, le travail à distance n'a pas facilité la cohésion des équipes municipales. En outre, de par l'enchaînement des crises, les populations vivent dans une inquiétude permanente face à la maladie, à la guerre, à la crise énergétique, etc.. Certains parlent de grande dépression. Ce contexte génère des comportements sociaux qui sont peut-être de nature à expliquer les tensions que nous pouvons connaître.
Vous avez évoqué la loi NOTRe et la situation financière. Le dernier Congrès des maires, intitulé « Pouvoir d'agir », montre que les élus locaux veulent disposer de leviers d'action. Vous évoquez l'inquiétude de 50 % des maires au sujet de l'abstention, qu'ils considèrent comme structurelle. Ce phénomène risque de s'accentuer, car les gens réalisent que nous avons de moins en moins de leviers d'action alors que les enjeux auxquels nous sommes confrontés sont de plus en plus aigus.
Enfin, je partage complètement vos propos sur la prégnance de la perception des inégalités territoriales. Des tas de citoyens et d'élus ont le sentiment d'être abandonnés ou d'être des citoyens de seconde zone. Je pense que le maillage des services publics - qui sont un symbole de l'égalité républicaine - pèse très lourd dans cette réalité.
M. Antoine Lefèvre, vice-président. - Merci, Monsieur le directeur, pour cette présentation. Lundi dernier, un conseiller sur deux n'a pas participé au conseil municipal de ma ville. Mon successeur est plutôt enclin à développer des outils de concertation, mais les oppositions lui en ont mis « plein la tête » à ce sujet, car, comme l'a suggéré Françoise Gatel, la concertation est aujourd'hui assimilée à de la codécision.
Auparavant, la sphère municipale était relativement épargnée par la baisse du taux de participation aux élections. Les maires bénéficiaient d'une légitimité. Dès 2014, il nous a été reproché de ne représenter que tel pourcentage du corps électoral ou de la population. Cette défection de la vocation doit nous alerter. Le maire est le premier échelon de notre démocratie. Si elle vacille, comme cela est le cas aujourd'hui, il faut intervenir. Votre étude doit nous aider à trouver des solutions.
M. Laurent Somon. - Vous avez parlé du sentiment de perte de légitimité. Avez-vous effectué une analyse comparative en fonction de la taille de la commune ? Ce phénomène touche-t-il davantage les communes rurales ? Les maires pensent-ils que le vote obligatoire ou le vote blanc pourrait redonner de la légitimité au résultat de l'élection ?
Je partage les propos de Céline Brulin sur le sentiment des inégalités territoriales. Vous avez indiqué que la crise des Gilets jaunes n'était pas épuisée, malgré l'organisation du Grand Débat. Cette analyse est-elle factuelle ou renvoie-t-elle à une perception des maires ?
Enfin, je ne partage pas forcément votre analyse au sujet des rapports difficiles entre les élus et la population. À mon sens, l'extension de la violence dans la société s'exprime aussi spécifiquement envers les représentants de l'autorité.
M. Martial Foucault. - Merci pour vos remarques et questions. S'agissant des effets de la crise sanitaire, les équipes municipales n'ont pas eu l'occasion de fonctionner au moins durant les 18 premiers mois. Vous me donnez des pistes à creuser pour la prochaine enquête. Nous examinerons si la cohésion des équipes municipales varie selon la prévalence du Covid-19 en 2020 et 2021. Vous dites que l'évolution des comportements sociaux induite par la crise sanitaire mérite d'être prise en compte dans l'analyse des tensions. Je considère que nous avons tort de penser que nous pouvons expliquer les comportements politiques, y compris au plan local, simplement par nos grandes grilles de lecture objectivables, âge, condition sociale, profession, niveau de revenu, sexe. Tout cela fonctionne désormais imparfaitement. Le rôle des émotions dans les décisions électorales a été profondément révélé pendant la crise Covid-19. Toutes les dimensions subjectives (émotions, confiance, optimisme/pessimisme) ne s'analysent pas sous l'angle des grandes catégories sociodémographiques. Chacun a une épreuve de vie qui le conduit à mettre en avant - sans que cela ne soit conscient - sa part subjective. Il ne faut pas se tromper : l'on ne se réveille pas un matin en se disant « aujourd'hui, je vais être en colère » ou « aujourd'hui, je vais être anxieux » ou encore « aujourd'hui, je vais être confiant vis-à-vis du maire ». Ce sont des processus très longs. Toutefois, selon un certain nombre de psychologues, il faut un fait déclencheur. Ce n'est pas la raison contre la passion ; il existe des passions très rationnelles. La raison est parfois émotionnelle, face à un choc, comme nous l'avons vu après les attentats de novembre 2015 en France. En 2017 comme en 2022, nous avons continué à considérer que la situation politique du pays pouvait être perçue par des citoyens comme un choc, produisant chez eux un chamboulement de leur propre représentation de leur futur.
Pendant la crise Covid-19, la France affichait le niveau de confiance interpersonnelle le plus faible des pays européens. Je vais vous choquer, mais cette situation a été un vrai salut pour passer à travers la crise. Si la France a été l'un des pays les plus respectueux des mesures très restrictives, c'est précisément en raison de ce niveau de confiance sociale si faible. Le besoin d'interactions sociales étant très faible, la population a facilement pu accepter ces mesures dans la durée. Cela a un effet considérable sur la cohésion sociale et le rapport à l'autorité, même locale : vous construisez une individuation au politique. En France, nous observions depuis plus de 30 ans des rapports extrêmement individuels, que nous considérions comme la conséquence d'un monde marchand, d'un capitalisme presque rendu sympathique. Maintenant, ce phénomène touche le bien public et donc, le rapport à l'élu. Quand vous êtes dans un rapport de plus en plus individuel à la représentation, vous produisez des comportements sociaux tels que ceux que vous évoquez.
Il faut donc davantage mettre en avant ce que produisent les émotions dans les réactions des citoyens au plan local. Pour ma part, je préfère être face à une personne anxieuse qu'une personne en colère. D'un point de vue psychologique, quand vous êtes anxieux, vous avez peur d'une situation que vous n'avez pas anticipée et vous n'avez pas envie qu'elle se reproduise. Vous êtes quelqu'un de raisonnable, puisque vous êtes prêt à réviser vos propres croyances et allez mobiliser vos ressources pour éviter que cette situation se reproduise. En général, les personnes anxieuses privilégient le statu quo et une forme de conservatisme social. Face à une personne en colère, vous n'êtes plus en situation de l'accompagner pour réviser ses propres croyances ou sa compréhension d'un monde qui lui échappe. L'élu n'est pas outillé pour canaliser des colères sociales. Il ne peut que les subir. La colère ne produit pas nécessairement des violences. La personne se met en dehors du jeu politique, ne veut plus participer à des élections ou encore à la vie associative ou culturelle.
Madame la Sénatrice, vous avez raison de dire que les maires veulent agir. Comme le montre l'enquête, ils veulent que l'on cesse ce jeu consistant à leur donner des compétences tout en leur retirant les moyens d'exercer le financement afférent. Les maires ont bien compris la signification de la décentralisation en termes de responsabilité politique et d'« imputabilité », pour reprendre une expression utilisée par les Québécois. Le sujet de la fiscalité locale sera le thème de la prochaine enquête. Selon moi, c'est le point essentiel pour redonner ce substrat de légitimité à l'action publique. Il n'y a rien de pire que de dire « j'aimerais mettre en place cette politique, mais je n'en ai pas les moyens ».
S'agissant des services publics, France Stratégie réfléchit à une nouvelle stratégie de définition des gradiants urbains. En croisant leurs données avec les nôtres, j'arrive à deux conclusions très simples. Premièrement, de nombreuses maisons France services ont été ouvertes, mais les Français n'y sont ni plus ni moins attachés. Si la maison France services vous fait déplacer de votre salon à un autre salon, vous ne réglez absolument pas la question de la perception d'un service public qui se délite. Deuxième exemple : le ferroviaire revêt une portée symbolique d'une puissance inouïe. S'agissant de l'axe Paris-Clermont-Ferrand, les gens ne comprennent pas pourquoi le service public français n'est pas en mesure d'investir sur un bassin de population aussi important. Cette situation produit une délégitimation de l'action publique.
Monsieur le Sénateur, je ne dis pas que ce qui se passe dans la société n'a pas de répercussion. Je suis très mal à l'aise à l'idée que les comportements observés dans la société rejaillissent automatiquement sur la sphère municipale. En revanche, le sentiment de relégation territoriale est une réalité objectivable pour les 20 millions de Français vivant dans une commune de moins de 3 500 habitants. Cette relégation territoriale est de plus en plus mal perçue. C'est pourquoi je pense que le sujet des Gilets jaunes n'est pas totalement épuisé. Je continue à penser que le couvercle a été mal reposé, en quelque sorte.
Nous n'avons pas posé la question du vote obligatoire dans l'enquête menée auprès des maires. En revanche, nous l'avions posée aux citoyens en 2022 : près de 80 % d'entre eux sont opposés au vote obligatoire. Tout dépend de la façon dont la question est formulée. Si vous posez la question sous l'angle de la lutte contre l'abstention, vous obtiendrez probablement un taux un peu plus élevé en faveur du vote obligatoire. Si vous posez la question du vote obligatoire dans l'absolu (« pour ou contre ? »), vous aurez un rejet très massif, car les personnes interrogées ont le sentiment d'une ingérence dans l'un des droits civiques les plus précieux.
Enfin, la plupart des maires ayant répondu à l'enquête vivent dans une commune de moins de 10 000 habitants. Je pourrai vous communiquer les résultats par strate, mais nous n'avons pas observé de grande différence.
M. Laurent Somon. - Vous avez indiqué que, selon les maires, la crise des Gilets jaunes n'était pas épuisée.
M. Martial Foucault. - Je vous ai fait part de mon point de vue, et non de celui des maires, que nous n'avons pas interrogés sur le sujet. En 2021, nous les avions interrogés en revanche sur le soutien à certaines des revendications des Gilets jaunes. Si beaucoup de maires contestaient les formes de mobilisation et d'action du mouvement des Gilets jaunes, en revanche certaines revendications étaient largement partagées.
Mme Françoise Gatel, présidente. - Monsieur Foucault, je partage vos propos sur la manière dont les maires ont parfois accompagné le recueil des doléances. Le sentiment de déclassement, que nous appelons l'assignation à résidence, renvoie à l'émancipation des territoires, au fait de redonner par l'économie et par les mobilités une espérance.
Dans ce groupe transpartisan conduit par le Président Larcher, nous allons réfléchir à la décentralisation et à la déconcentration. Ce ne sont jamais que des outils pour que chacun de nos concitoyens soit convaincu de l'efficience de l'action publique. Nous savons la place du maire, qui porte parfois sur ses épaules l'incarnation de la République et le fait que personne n'abandonne le citoyen. Je donne toujours cet exemple : le citoyen peut vivre des moments très difficiles, par exemple un incendie. Qui est là pour incarner la solidarité nationale ? C'est le maire, souvent, avec le gendarme et le pompier. En ce sens, la commune constitue vraiment le coeur d'une société de la confiance et de la solidarité.
Merci beaucoup Martial. Nous suivrons vos prochains travaux avec grand intérêt, car ils sont très éclairants.
Merci également, mes chers collègues. Je vous souhaite à chacun une très bonne fin de semaine.
La réunion est close à 12 h.