Mardi 14 février 2023
- Présidence de M. Gilbert-Luc Devinaz, président -
La réunion est ouverte à 16 h 45.
Audition de M. Laurent Michel, directeur général de l'énergie et du climat (DGEC) au ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Nous tenons aujourd'hui la première audition en réunion plénière de notre mission d'information sur le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert, créée à l'initiative du groupe Union Centriste dans le cadre du droit de tirage annuel dont disposent les groupes politiques.
Cette réunion est captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat, sur lequel elle pourra ensuite être consultée en vidéo à la demande.
J'indique d'ores et déjà à mes collègues que, demain à 17 h, nous auditionnerons, en format « rapporteur », le secrétariat général des affaires européennes, ce qui nous permettra d'entrer dans le détail des négociations en cours au niveau de l'Union européenne. Vous êtes tous conviés à cette réunion.
La prochaine réunion plénière de la mission d'information aura lieu le mardi 28 février à 16 h 30. Il s'agira d'une table ronde consacrée aux différentes technologies et aux efforts de recherche qui réunira le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives, le Centre national de la recherche scientifique, l'Agence nationale de la recherche et l'IFP Énergies nouvelles.
Aujourd'hui, pour cette première audition, nous recevons M. Laurent Michel, directeur général de l'énergie et du climat au ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, qui occupe ces fonctions depuis maintenant plus de 10 ans. Je salue également les trois personnes qui l'accompagnent : M. Christophe Kassiotis, directeur de cabinet ; M. Vincent Delporte, adjoint à la sous-directrice en charge de la sécurité d'approvisionnement et des nouveaux produits énergétiques ; et Mme Victoire Lantrain, chargée de mission.
Monsieur le directeur général, avec mes vingt-deux collègues membres de la mission, issus de différentes commissions et représentant l'ensemble des groupes politiques du Sénat, nous sommes convaincus de l'enjeu que représente le développement de ces filières, tant pour la capacité de la France et de l'Union européenne à atteindre l'objectif de neutralité climatique à l'horizon 2050, que pour notre souveraineté et la compétitivité de notre économie.
Les travaux de notre commission d'information sont pleinement ancrés dans l'actualité. La Commission européenne vient en effet de publier un acte délégué qui précise la notion d'hydrogène vert après des négociations tendues. Notre collègue Denise Saint-Pé avait d'ailleurs interpellé la ministre de la transition énergétique à ce sujet la semaine dernière. J'observe également que, ce matin même, le Gouvernement a installé un groupe de travail sur les carburants d'aviation durables.
Je vous propose de nous dresser un panorama des filières de biocarburants, de carburants synthétiques durables et d'hydrogène vert, ainsi que des enjeux relatifs à leur développement, à partir du questionnaire qui vous a été adressé par notre rapporteur. Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur, Vincent Capo-Canellas, afin qu'il puisse vous poser un certain nombre de questions, avant d'ouvrir le débat avec l'ensemble de nos collègues.
M. Laurent Michel, directeur général de l'énergie et du climat (DGEC) au ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires. - Je vous remercie pour cette invitation à intervenir sur ce sujet important, et de plus en plus vaste puisque, il y a encore quelques années, il n'aurait été question que de biocarburants et non d'hydrogène ou de carburants de synthèse.
Je commencerai par un panorama général, avant de dresser une cartographie des leviers de décarbonation en fonction des usages et des types de transports. Tous les vecteurs énergétiques peuvent avoir des rôles à jouer, mais sont plus ou moins adaptés pour certains secteurs. Je présenterai enfin de manière plus précise les biocarburants, les carburants de synthèse et l'hydrogène.
L'objectif de réduire de 55 %, par rapport à 1990, nos émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030, puis d'atteindre la neutralité carbone d'ici à 2050, constitue un objectif très exigeant et concerne tous les secteurs.
Les transports constituent la première source d'émission de gaz à effet de serre en France - autour de 30 % de nos émissions. Une programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) a été adoptée. Le Gouvernement a défini une stratégie nationale bas-carbone (SNBC) qui repose sur un effort de sobriété et d'efficacité énergétiques, afin de réduire la consommation, et sur la décarbonation des énergies utilisées, grâce notamment à l'électrification.
Pour réduire durablement les émissions de gaz à effet de serre dans les transports, on devra agir sur plusieurs leviers : améliorer l'efficience générale des transports, optimiser l'utilisation des véhicules, favoriser le report vers les modes de transport les moins émetteurs et les plus faciles à décarboner, développer d'électrification, mais cela ne suffira pas, d'où l'importance de travailler sur de nouveaux carburants liquides ou gazeux. Il convient de prendre aussi en compte la demande croissante de mobilité. À défaut de pouvoir la réduire, il est nécessaire de rendre les transports plus efficaces.
Les enjeux énergétiques et climatiques se conjuguent. Il faut aussi articuler les dimensions européenne, nationale et territoriale : rien ne sert de lancer un plan Vélo s'il ne donne pas lieu à des déclinaisons sur tout le territoire. Bref, ce problème appelle une approche systémique, en particulier pour les transports : il faut réfléchir à la fois à leur organisation, à leurs interconnexions et au lien entre les motorisations et les infrastructures de ravitaillement.
En fait, pour chaque type de transport - routier léger, routier lourd, ferroviaire, aérien, fluvial, maritime -, un ensemble de contraintes et de solutions se dessinent qui rendent plus ou moins facile le recours aux énergies bas-carbone.
Pour les véhicules légers - véhicules particuliers et utilitaires légers -, la mobilité électrique apparaît comme une solution de long terme, compte tenu des faibles émissions du mix énergétique français. L'hydrogène n'a que peu d'intérêt pour la mobilité légère : la transformation de l'électricité en hydrogène à partir de l'électrolyse de l'eau induit des pertes d'énergie de 30 % à 40 %, là où le rendement d'un moteur électrique est proche de 100 %. À moyen terme, avec le renouvellement du parc des véhicules légers, les biocarburants, qu'ils soient de première génération ou plus récents, ont un rôle non négligeable à jouer dans la transition. Les études menées sur le cycle de vie des véhicules légers montrent que l'électrification permet une importante réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il convient donc de développer le réseau de bornes de recharges, tant dans les espaces privatifs résidentiels, des collectivités ou des entreprises, que sur la voie publique : on comptait 85 000 bornes accessibles au public au 31 janvier, et plus d'1 million de bornes privées. Malgré le début de la massification de la production des véhicules électriques, des mesures d'accompagnement restent nécessaires pour soutenir leur développement, comme les primes à la conversion, les bonus ou les aides à l'implantation des bornes.
En ce qui concerne les véhicules routiers plus lourds, qui transportent des marchandises ou qui sont amenés à faire de plus longues distances, les navires ou les avions, l'électrification ne sera pas une solution à court terme, ni même sans doute à plus long terme. Néanmoins, les déterminants technologiques et économiques ne sont pas figés. Les bus électriques commencent à se répandre, mais l'offre de cars et de poids lourds électriques, qui voyagent plus et ont besoin de davantage d'autonomie, est plus restreinte. Toutefois, un grand nombre de constructeurs de poids lourds, considérant qu'ils ne peuvent viser toutes les technologies, annoncent l'électrification de l'ensemble de leur gamme. La propulsion au gaz ou au biogaz reste cependant privilégiée ou incluse dans leur gamme. Certains constructeurs envisagent également des poids lourds à hydrogène ; les poids lourds ont davantage la possibilité qu'une voiture d'emporter une grande quantité d'hydrogène dans le réservoir, ainsi qu'une pile à combustible, ce qui permet d'atteindre une autonomie conséquente. Une autre perspective est la décarbonation des carburants liquides par le recours aux biocarburants, actuels ou futurs.
En ce qui concerne la mobilité aérienne, les ministres de l'énergie, de l'industrie et des transports ont installé ce matin un groupe de travail réunissant tous les acteurs : les fabricants d'avions, les énergéticiens, les compagnies aériennes et les aéroports. À ce jour, l'électrification n'apparaît pas tellement envisageable. Même si des recherches ont lieu, elle concernerait probablement principalement les petits avions. L'hydrogène est qualifié de solution potentielle à long terme pour des court et moyen-courriers ; des travaux de R&D ont lieu, mais cela reste compliqué. Finalement, comme dans tous les secteurs, il convient d'accroître l'efficacité énergétique en développant des avions qui consomment moins parce qu'ils sont plus légers, plus aérodynamiques, ou parce que leurs trajectoires sont optimisées ; mais, sauf rupture technologique majeure, les experts considèrent que la réduction des émissions de gaz à effet de serre passera par l'emploi en forte proportion de carburants liquides décarbonés - biocarburants ou carburants de synthèse.
Entre la demande et l'offre de ces carburants, c'est, à court terme, la question de la poule et de l'oeuf : par où commencer ? La demande commence à émerger. Les biocarburants sont progressivement incorporés dans les carburants pour avion. Les règlements européens vont aussi stimuler le développement de l'offre. Il est souhaitable qu'une offre industrielle émerge sur le sol européen ou national, et non dans d'autres pays où la réduction réelle des émissions de gaz à effet de serre serait plus difficile à contrôler. On doit donc s'attendre, au moins dans une première phase, à ce que ce secteur soit guidé par l'emploi de biocarburants ou de carburants de synthèse à faibles émissions, même si des projets de R&D sont menés, en particulier sur l'utilisation directe de l'hydrogène pour les vols court et moyen-courriers.
Pour les mobilités maritime et fluviale, la logique est semblable, même si les motorisations sont plus flexibles. Les moteurs de bateaux sont moins complexes que les moteurs d'avion et il est possible d'envisager un rétrofit pour les faire fonctionner à partir de biocarburants. L'utilisation de l'hydrogène est également envisagée. Elle suppose l'usage d'une cuve spécifique et d'une pile à combustible, ce qui pose évidemment des questions de sécurité. On attend la réalisation de prototypes. Certains armateurs étudient également l'utilisation de dérivés de l'hydrogène comme le méthanol et l'ammoniaque - il n'y aurait pas alors de pile à combustible mais un moteur thermique. Les navires devant en général couvrir de longues distances, en dépensant de grandes quantités d'énergie, le moteur électrique resterait cantonné à certaines niches. L'électrification a toutefois un rôle à jouer dans les secteurs aériens et maritimes pour décarboner les activités de proximité dans les ports et les aéroports, pour ravitailler les navires ou les avions par exemple. Il est plus intéressant pour l'environnement de les raccorder au réseau électrique que de faire tourner les chaudières diesel.
Les biocarburants, c'est-à-dire les liquides à part biologique, sont utilisés principalement aujourd'hui dans la propulsion routière, mais leur usage est amené à se développer. Nous n'en sommes plus au stade des balbutiements. Ils jouent déjà un rôle non négligeable puisqu'ils sont incorporés à hauteur de 8 % dans les essences et les gazoles routiers. Ils présentent un certain nombre d'avantages. Ils peuvent ainsi être distribués sans modifier en profondeur l'infrastructure logistique et de distribution. On distribue déjà sans problème du diesel ou de l'essence comportant une part de biocarburant, ainsi que le superéthanol-E 85.
Après une phase initiale qui avait nécessité un fort soutien financier à la production de biocarburants, les dispositifs ont été simplifiés, mais les incitations restent fortes. La taxe incitative relative à l'incorporation de biocarburants (Tirib), devenue la taxe incitative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans le transport (Tiruert), vise à inciter les producteurs de carburants à incorporer une part de plus en plus élevée de carburants verts dans les carburants d'origine fossile. Elle n'est pas due dès lors que certains seuils d'incorporation sont atteints. Comme peu de redevables potentiels la paient, on peut penser qu'elle remplit ses objectifs. Son périmètre a évolué pour prendre en compte des biocarburants de nouvelle génération, comme ceux qui valorisent des déchets par exemple. Cette incitation, légèrement coercitive, est nécessaire, car les biocarburants restent plus coûteux à produire que leurs équivalents fossiles, et la tendance ne devrait pas s'inverser dans les prochaines années. Les biocarburants sont majoritairement produits à partir de ressources agricoles et de différents intrants dont les prix sont partiellement dépendants du pétrole.
La programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), adoptée en 2020, vise à soutenir le développement de biocarburants de deuxième génération produits à partir de matières qui n'entrent pas en concurrence avec la production alimentaire. Les débats ont été vifs lors des derniers projets de loi de finances et sont techniquement complexes. L'objectif est que ces biocarburants aient un impact global meilleur que les carburants fossiles, en termes d'émissions de gaz à effet de serre en analyse de cycle de vie : le but est que cette amélioration soit de l'ordre non pas de 10 %, mais de plus de 50 %, voire plus. Dans l'analyse du cycle de vie, il faut prendre en compte les effets indirects, comme la déforestation importée. La législation française exclut du comptage, dans les objectifs d'incorporation, les biocarburants à base d'huile de palme et, progressivement, ceux de soja. Les directives européennes relatives aux énergies renouvelables, dites RED (Renewable energy directive), ainsi que le règlement européen sur la lutte contre la déforestation importée vont dans le même sens.
J'en viens aux carburants de synthèse, qui sont fabriqués à partir de la recombinaison d'hydrogène et de carbone, produit à partir de monoxyde de carbone ou de dioxyde de carbone, et non d'énergies fossiles. L'intérêt est de recycler le carbone émis dans les fumées industrielles, d'aciéries ou de cimenteries par exemple. Le rendement du procédé de fabrication est encore limité. La production nécessite des quantités d'électricité importantes. Si le carburant est renouvelable, il faut que l'hydrogène soit produit de manière renouvelable ; si l'on veut qu'il soit bas-carbone, il faut que l'hydrogène soit bas-carbone. D'où l'importance pour la France de pouvoir utiliser son électricité décarbonée pour produire de l'hydrogène décarboné.
En captant le gaz émis par des procédés riches en monoxyde de carbone (CO) et dioxyde de carbone (CO2), on n'a pas besoin de l'épurer. C'est comme à chaque fois en chimie : lorsqu'un produit est très dense et riche, il y a moins de coûts d'épuration.
De même, en général, le CO2 capté est d'origine fossile. Mais on peut utiliser du CO2 d'origine biogénique, capté dans les éthanoleries ou dans certaines usines de biocarburants avancés. On voit émerger des carburants de synthèse, de type méthanol, utilisables dans le secteur maritime et dans une moindre mesure dans le secteur routier - qui dispose d'autres solutions. Leur rendement est plus intéressant, car le méthanol est la molécule la plus simple à obtenir par recombinaison de carbone et d'hydrogène.
L'aviation a plutôt besoin d'un carburant de type kérosène, ce qui nécessite de produire des carburants de synthèse plus complexes.
C'est pourquoi le Gouvernement a soutenu des projets dans ce domaine, dès le programme des investissements d'avenir (PIA). Puis 200 millions d'euros ont été prévus dans le cadre de France 2030 pour soutenir des études et des démonstrateurs de carburant aérien durable, et quatre projets en ont bénéficié. Nous souhaitons lancer un deuxième appel à projets pour soutenir des phases d'industrialisation à plus grande échelle des biocarburants avancés et des carburants de synthèse.
Un autre sujet de votre mission d'information est l'hydrogène, qui n'est pas seulement un carburant pour les transports. La stratégie hydrogène adoptée en 2020 est assez proche de celles d'autres pays. Comme il faut le produire, qu'il n'est pas gratuit et qu'il faut un bon rendement, nous visons en priorité les usages où il est le plus pertinent pour la décarbonation : l'industrie et les mobilités les plus intensives en énergie.
Dans l'industrie, on utilise surtout de l'énergie fossile. L'hydrogène utilisé est produit à partir de 900 000 tonnes environ d'énergie d'origine fossile, avec 9,5 millions de tonnes de CO2 émises, soit 2,5 % de nos émissions. C'est cela qu'il faut décarboner. Avant d'inventer de nouveaux usages de l'hydrogène, il faut déjà produire de l'hydrogène durable.
Il peut y avoir aussi des procédés industriels nouveaux utilisant entre autres de l'hydrogène, notamment en sidérurgie, qui peuvent remplacer des étapes utilisant du charbon ou du gaz pour la réduction des minerais.
Ensuite, il y a la mobilité lourde. Le train est électrifiable, mais lorsque la ligne ne peut pas être électrifiée, on retombe soit sur des diesels de synthèse, soit sur de l'hydrogène. L'État soutient, avec le co-financement de plusieurs régions, des projets de démonstrateurs portés par Alstom et de premiers trains à hydrogène pour les lignes non électrifiées. Ce n'est pas la seule solution, il existe aussi des hybrides électriques chargeant des batteries utilisées pour rouler sur les portions non électrifiées.
Nous voulons plus d'hydrogène décarboné. L'électrolyse de l'eau est un procédé prometteur, et les nouveaux électrolyseurs sont améliorés pour atteindre un plus haut rendement, et donc être plus efficaces énergétiquement, mais aussi économiquement. Pour 1 TWh d'hydrogène, il faut 1,7 TWh d'électricité. Si on peut améliorer les rendements, il y aura moins d'électricité à produire, et ce sera bénéfique non seulement pour le producteur d'hydrogène, mais pour l'ensemble du système.
Nous ne fermons pas la porte à des procédés à partir de biomasse pour capter l'hydrogène du méthane, et capter le CO2. Mais ces projets, encore à l'étude, ne sont pas encore industrialisés.
L'hydrogène peut donc servir à l'industrie, à la mobilité lourde, comme soutien à la production, mais aussi à toutes les technologies. Nous développons des technologies d'électrolyse, mais aussi les technologies d'utilisation de l'hydrogène. La pile à combustible n'a pas encore tout cet historique de perfectionnement, même si nous sommes loin de la préhistoire ; nous pouvons encore bien progresser.
Depuis 2020, les plans gouvernementaux soutiennent des phases de recherche-développement et des démonstrateurs pour de grandes usines de production à partir d'électrolyse. Il y a également des projets de piles à combustible ou de production massive d'hydrogène. La stratégie vise une production de 6,5 GWh d'électrolyse installée en 2030. Nous devrions disposer rapidement de plus de 2 GWh soutenus par des appels à projets. Certains projets sont cofinancés par l'Union européenne dans le cadre de projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC), dont des projets de production d'hydrogène.
Nous avons aussi travaillé sur divers mécanismes de soutien, dont certains à moyen terme, tant que les prix des technologies d'électrolyse n'auront pas atteint le prix de l'hydrogène fossile, à travers un soutien à la production. Un peu comme pour les énergies renouvelables, nous apportons un soutien par appel d'offres, en retenant les projets présentant le meilleur rapport qualité-prix, où l'on compenserait le coût de la production vis-à-vis du prix nécessaire et acceptable pour permettre le développement de la filière. Cela fait l'objet d'un mécanisme notifié à la Commission européenne. Nous espérons une approbation cette année pour lancer ces appels à projets.
Nous soutenons aussi le développement d'écosystèmes territoriaux, au-delà des grands démonstrateurs, combinant une production et une utilisation locales dans l'industrie et la mobilité lourde. Cette stratégie est amenée à évoluer. Le Président a demandé de la revoir cette année au vu de la demande croissante d'hydrogène dans les stratégies de décarbonation de l'industrie. Nous devrons nous interroger sur l'infrastructure hydrogène en France et en Europe. Nous privilégions les bassins locaux, pour que la consommation soit proche de la production, mais nous envisageons aussi de grands centres de production reliés à des lieux de consommation par un réseau qui se développerait progressivement. Nous traiterons ce sujet dans la prochaine PPE. Quel réseau d'infrastructures, quel modèle économique voulons-nous ? Un réseau régulé comme celui de gaz ou d'électricité, ou un mélange de réseau régulé et un réseau d'initiative privée au moins pour les petits réseaux ? Il se posera également la question des importations, à la fois au niveau européen et national. Les ambitions européennes du programme REPowerEU évoquent une consommation européenne de 20 millions de tonnes à horizon 2030, dont 10 millions de tonnes fabriquées en Europe, et le reste importé. En France, nous devons d'abord faire émerger notre production, mais soyons réalistes : il nous faudra aussi importer.
Des projets de règlements européens sont en cours de négociation. Les définitions d'hydrogène renouvelable ou bas-carbone ne convergent pas encore. Mais un consensus émerge sur le fait que l'hydrogène importé, pour être qualifié de bas-carbone, devra avoir les mêmes performances et une capacité à suivre cette même performance d'émissions de CO2 par kilo d'hydrogène. Cet approvisionnement européen devra être de qualité, durable, mais aussi encadré et diversifié pour éviter de retomber dans des dépendances excessives envers un seul producteur d'hydrogène, comme cela a pu être le cas pour le gaz naturel. Nous nous interrogerons aussi sur d'autres usages de l'hydrogène comme moyen de stockage de l'électricité. Le sujet est large...
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Merci pour ce vaste panorama, foisonnant. C'est un peu à l'image de la stratégie de décarbonation : nous nous sommes fixé beaucoup d'objectifs, mais nous peinons à délivrer.
Nous allons réviser la stratégie française sur l'énergie et le climat (SFEC). Si vous devez hiérarchiser ces objectifs, en quoi avons-nous progressé ? Quels sont les grands axes prioritaires, et sur quelles difficultés butons-nous ? J'aimerais mieux comprendre l'évolution de la stratégie, des discussions européennes, et l'influence de celles-ci sur la stratégie française.
Où en est la définition des biocarburants, des carburants de synthèse et de l'hydrogène vert ? Il y a des enjeux scientifiques, stratégiques, et des négociations européennes.
Quelles solutions de décarbonation pourraient se décliner en filières françaises ? Comment faire pour qu'elles soient souveraines, au-delà de l'aspect scientifique et industriel ? Serons-nous capables de mettre en oeuvre ces solutions, ou allons-nous passer d'une dépendance à une autre ?
Nous pouvons parfois débattre des conflits d'usage. Vous nous avez dit qu'il fallait plutôt des carburants synthétiques pour l'aérien, mais vous ne nous avez pas beaucoup parlé de l'industrie. Y a-t-il des concurrences sur l'usage de l'hydrogène et des besoins pour l'industrie, en plus du transport ?
Quel type de soutien faut-il apporter et est-il trop tôt pour les envisager, au regard de l'état scientifique des connaissances, du processus européen, de notre appréciation d'atteindre des objectifs et des conflits d'usage ?
M. Laurent Michel. - Pour savoir ce qui marche, tout dépend de la focale, si l'on considère la décarbonation de façon globale ou locale... On doit parfois penser globalement, car tout est lié. Vous avez évoqué les conflits d'usage ; nous ne pouvons pas faire semblant de croire que nous avons tant de biomasse que nous réussirons à chauffer tous les logements et à approvisionner tous les camions et tous les avions avec. Il nous faut avoir une vision intégrée, mais nous devons aussi regarder, secteur par secteur, quelles sont les impasses...
Globalement, au niveau de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) ou de la PPE, ce qui marche le mieux, c'est l'efficacité énergétique, dans tous les secteurs. La preuve a contrario, c'est que le signal prix ou la peur de manquer, au moment de la crise russo-ukrainienne, a entraîné de nombreuses économies d'énergie, dans tous les secteurs. Certaines sont subies, d'autres sont bien plus simples à mettre en oeuvre.
Le Président de la République et le Gouvernement veulent donc centrer l'effort sur l'efficacité énergétique et la maîtrise des consommations, et ensuite avoir les vecteurs décarbonés là où il faut. Sur le logement, nous avons besoin de beaucoup de chaleur renouvelable, de biomasse utilisée efficacement dans des chaudières bois, de géothermie...
Il faut aussi utiliser le potentiel de la biomasse. Avec les nouvelles technologies et certaines ressources, on peut ainsi produire du liquide, du gaz ou de la chaleur. Tout n'est pas fongible, mais cela peut l'être. Il faut utiliser ce potentiel de manière durable, sans faire baisser nos surfaces forestières ou agricoles en se lançant dans la course aux cultures dédiées.
Il faut aussi électrifier davantage l'économie. Avec une pompe à chaleur efficace, on peut chauffer plus et mieux. C'est un vecteur mature de remplacement des énergies fossiles. Une partie des transports, notamment les transports légers, peuvent s'électrifier. L'industrie peut bénéficier d'une électrification directe - en changeant des procédés - ou indirecte. Partout dans le monde, la sidérurgie va réduire directement le fer au lieu d'utiliser des procédés à base d'agglomération de minerai, très émetteurs. Cette électrification directe peut être aidée par l'hydrogène : on peut remplacer certains vecteurs de chaleur par l'hydrogène.
Même si l'on arrive à réduire la consommation d'électricité sur certains vecteurs - moins 8 % à 10 % durant la crise -, l'électrification va amener plus de consommation. Cette vision globale s'articule différemment dans chaque secteur.
Dans le secteur des transports, on voit qu'il n'est pas simple - malgré certains succès comme le plan Vélo ou la relance du covoiturage - de faire un report modal. On ne peut tout changer ; toutes les marchandises ne pourront aller sur des trains ou des péniches. Il y a des échecs et des succès. On peut travailler de la route vers le fer pour les marchandises, ou sur les mobilités actives : on peut faire plus de trois kilomètres à vélo s'il y a des incitations et des aménagements. C'est un des axes de progrès.
Nous devons travailler sur l'efficacité de la « chose qui bouge », à savoir la chose plus son moteur. L'idéal est de moins consommer de la biomasse, de l'hydrogène, de l'électricité ou des biocarburants. Ce matin, les avionneurs estimaient atteignable l'objectif de réduction qui leur est fixé. L'A320neo devrait consommer 40 % de moins.
Après, il faut décarboner. Les vecteurs sont plus ou moins adaptés. Nous voyons qu'on s'oriente plutôt vers l'hydrogène et certains carburants de synthèse pour les mobilités lourdes, avec des variations entre le train et l'avion. Il est plus compliqué d'utiliser de l'hydrogène dans les avions que dans les trains, avec l'électrification directe. Et on va plutôt utiliser l'électrification pour les mobilités légères.
Des paris technologiques et industriels sont en cours pour les poids lourds : la balance coûts, avantages et facilité de progresser est délicate. Nous n'en sommes qu'à la phase de lancement par les constructeurs, il est difficile de savoir si le camion électrique ou le camion à hydrogène deviendront peu chers et performants. Or comme ces constructeurs sont moins nombreux que pour les véhicules légers, ils n'exploreront pas toutes les pistes... L'enjeu est d'améliorer l'efficacité du véhicule et de produire ces vecteurs.
Les équations seront de l'essai-erreur, mais il faut soutenir l'offre pour ces nouveaux carburants. Les mandats d'incorporation créent de l'offre en obligeant les compagnies aériennes à en utiliser. Mais cela ne suffira pas : il faut aider à la création d'usines.
Vous avez évoqué les États-Unis et l'Inflation Reduction Act (IRA). Ces marchés ne sont ni totalement mondiaux ni totalement de proximité. Sans parler de souveraineté, si à un moment un continent va beaucoup plus vite que les autres, les autres produiront moins vite et plus cher ; or il serait dommage que les bateaux et les avions ne s'approvisionnent en carburant durable que sur le sol de certains pays. Il faut donc accélérer cette industrialisation.
Nous sommes convaincus que tout en étant réactifs sur ce qu'il faut décider d'arrêter, il faut combiner soutien à l'innovation et à l'industrialisation. L'Institut français du pétrole énergies nouvelles (Ifpen) suit les projets BioTfueL et Futurol. Des crédits avaient été prévus à cette fin dans le programme d'investissements d'avenir vers 2014-2015 ; c'est vieux ! Désormais, nous voulons soutenir, en plus de la phase d'innovation, la phase d'industrialisation. De même, pour notre environnement et notre souveraineté, il faut que nous ayons des usines de batteries en Europe. Soutenir juste la recherche-développement ne suffit pas. Pour monter en puissance, il faut soutenir l'investissement industriel. Dans certains cas, la combinaison d'une réglementation qui oblige à consommer et de vraies sanctions - par exemple, la taxe qui sanctionne ceux qui refusent d'incorporer des biocarburants - restera nécessaire.
Concernant les conflits d'usage, il faut que l'hydrogène aille sur ce qui est efficace. Certes, la somme des optimums locaux ne fait pas un optimum global... Mais si chaque optimum local n'est pas du tout optimal, cela ne convient pas. Pour diverses raisons de rendement énergétique ou de facilité, il semble compliqué de mettre de l'hydrogène dans les voitures. De même, il est compliqué de mettre de l'hydrogène à la place du gaz dans les réseaux urbains, et nous avons d'autres solutions. N'ajoutons pas des complexités qui retarderaient la décarbonation et qui coûteraient cher. C'est dans l'industrie et dans les mobilités lourdes que nous devons centrer nos efforts sur l'hydrogène. Après, il y a des traditions et des tissus industriels différents selon les pays. Certains pays ayant plus de besoins de stockage d'électricité que nous - ou moins de montagnes - iront plus vite que nous. Aux Pays-Bas, il est difficile de faire une station de pompage : on stocke l'électricité via des batteries ou de l'hydrogène.
Ce conflit d'usage porte non pas sur une ressource finie, mais sur une ressource à créer, qui nécessite que nous soyons capables de produire de l'électricité à court, moyen et long terme, dans des conditions de durabilité - nous avons choisi un mix à base de nucléaire et d'énergies renouvelables - et d'avoir des électrolyseurs performants : nous pensons qu'il est encore possible d'améliorer les rendements.
La biomasse est un sujet particulier. Elle comprend des facteurs limitants comme notre surface ou la volonté de ne pas entrer en concurrence avec les usages alimentaires. Nous pouvons utiliser des cultures intermédiaires pour alimenter les méthaniseurs, à condition qu'elles soient encadrées et durables. Si l'on utilise beaucoup d'engrais et d'eau pour faire pousser ces plantes qui ne sont pas très performantes pour produire du méthane, celui-ci n'aura pas un bilan carbone fantastique. C'est pour cela que nous produisons du biométhane d'abord à partir de déchets, puis un peu de cultures dédiées, un peu de cultures intermédiaires....
Notre surface est limitée, et tout n'est pas interchangeable. On peut, par pyrogazéification, produire du méthane à partir de bois. Mais si tous ces déchets de bois sont destinés au méthane, vous aurez davantage de biogaz, mais plus aucun déchet de bois pour les chaudières - on ne va pas y mettre de gros troncs ! Les interchangeabilités peuvent déstabiliser certaines filières.
Même si les biocarburants sont une des solutions pour l'aviation, il faudra vérifier les bilans biomasse-énergie. Il ne faut pas enlever du bois prévu pour le bois d'oeuvre... Nous allons suivre et éclairer ce point. Certes, tant pour les biocarburants que pour le biogaz, il nous reste un potentiel important de déchets à valoriser. On essaie surtout d'en produire moins. Il ne s'agit pas de faire davantage de gaspillage alimentaire pour produire du biogaz !
Les définitions européennes sont en train de converger sur les biocarburants de deuxième génération et l'hydrogène bas-carbone et renouvelable. Nous avons un débat sur l'hydrogène. Dans l'état actuel de notre mix, compte tenu du besoin d'électricité supplémentaire et du fait qu'il est décarboné et qu'on peut remonter, par le parc existant, notre production d'énergie nucléaire, il peut être utile de donner une large place à l'hydrogène décarboné. Certains estiment que c'est de l'hydrogène nucléaire, mais il ne fait qu'utiliser l'électricité du réseau - certes, en vérifiant son bilan carbone, notamment en période de pic lorsque nous utilisons des centrales à gaz. On sait le faire. Il serait contre-productif que par des objectifs trop rigides, on coure derrière l'hydrogène renouvelable en se privant de l'autre hydrogène.
Plus qu'une question de définition des molécules elles-mêmes, c'est la manière d'avoir des objectifs qui laisse un peu de subsidiarité. En même temps, la France n'empêchera pas un pays de produire son hydrogène renouvelable s'il n'a pas de nucléaire. Et il y aura aussi en France de l'hydrogène renouvelable. C'est ce que nous essayons de faire comprendre, lors de débats dont les retransmissions médiatiques sont parfois un peu raccourcies...
Concernant la hiérarchisation des objectifs, nous essayons de trouver des règles simples. Si l'on découvre des choses géniales imprévues, nous ne resterons pas coincés sur notre stratégie. Nous regardons quels sont les vecteurs les plus utiles, et ceux qui sont sans regret... Mais cela peut évoluer dans le temps. Nous ne savons pas combien de gaz nous utiliserons en 2050, ni comment il sera produit ; nous savons juste qu'il sera totalement décarboné. A contrario, nous avons décidé, sans regret, de produire du biogaz durable avec peu de cultures dédiées : nous avons tellement de gaz fossile à décarboner dans les 15 ans à venir que ce biogaz n'est pas perdu. Il en est de même pour les biocarburants classiques : nous aurons suffisamment de véhicules thermiques pour les conserver encore un certain temps. Nous développons aussi sans regret de nouvelles technologies.
Le panorama des filières françaises est vaste. Pour les énergies fossiles, nous ne maîtrisons que les techniques de transformation - raffinage - ou de l'ingénierie avec des groupes présents à l'international avec un vrai savoir-faire. En dehors, nous ne maîtrisons rien : toutes les molécules sont importées et la valeur ajoutée part ailleurs.
Nous avons une certaine expérience industrielle pour les filières de biomasse. Nous savons fabriquer du biodiesel et du bioéthanol de première génération. Nous commençons à développer des procédés de deuxième génération. Selon les années et les équilibres, nous importons des biocarburants ou une partie des matières premières. Ce n'est pas un drame en soi. On ne peut être autosuffisant en tout. L'objectif, au niveau français et au niveau européen avec les PIIEC, est de développer de l'hydrogène. Nous sommes capables, en Europe, de fabriquer rapidement des générations d'électrolyseurs performants et des usines de production. Si nous attendons cinq ou dix ans, ils viendront de Chine ou des États-Unis. Déjà, nous exportons des électrolyseurs français en Allemagne... Il ne faut pas oublier tous les usages possibles de l'hydrogène : piles à combustible avec Symbio, les réservoirs... L'intégration aussi est importante : un train à hydrogène diffère d'un train diesel...
Sur les filières de biocarburants ou de carburants synthétiques, nous ne sommes ni les derniers ni les premiers. Une maîtrise de première industrialisation au niveau national permettrait de vendre de l'ingénierie, d'où notre soutien à l'industrialisation. Ensuite, ces procédés pourront être portés par des entreprises multinationales.
Maîtriser quelques technologies est utile pour notre souveraineté : si un jour un pays qui détient 90 % du marché décide l'arrêt de ses exportations d'électrolyseurs, cela nous posera de gros problèmes. Si nous avons une petite capacité à en faire, nous pourrons gérer cet arrêt. Il en est de même pour les panneaux solaires. Nous n'aurons jamais la possibilité de produire la totalité des panneaux dont nous aurons besoin, alors que la demande augmente. Une grande entreprise chinoise en produit des performants et peu chers. Mais conserver au moins une petite partie de la production en Europe serait un gage de souveraineté.
M. Stéphane Demilly. - J'ai lancé et présidé le groupe d'études sur les biocarburants à l'Assemblée nationale il y a plus de vingt ans, créé contre l'avis des pétroliers et même des ministères. Nous avons réussi à développer la filière par le biais du calendrier d'incorporation et de la défiscalisation. Nous avons la chance d'avoir une filière de biocarburants de première génération qui est performante, et notamment celle du bioéthanol, que vous connaissez bien pour avoir parcouru les champs de betteraves en tant que directeur régional adjoint de l'industrie, de la recherche et de l'environnement du Pas-de-Calais.
En raison de l'interdiction des néonicotinoïdes et de l'enrobage des semences, le secteur agricole veut se détourner de la production betteravière. On risque de tuer dans l'oeuf la filière naissante de l'éthanol. Vous citiez le chiffre de 8 % d'incorporation en moyenne. L'E10 est le carburant le plus vendu en France, l'E85 se développe partout. Que pensez-vous de cette décision européenne que nous devrons appliquer en France, et quelles seront les répercussions sur la filière française de l'éthanol ?
La fin des moteurs thermiques est programmée à moyen terme, et donc indirectement la fin de l'incorporation des biocarburants dans les carburants classiques. Quel regard portez-vous sur cette évolution économico-sociale ?
M. Daniel Salmon. - Quelles surfaces sont actuellement occupées en France par les biocarburants ? Quels sont les résultats des dernières analyses de cycle de vie (ACV) les plus crédibles sur le biodiesel et le bioéthanol ? Il y a beaucoup de controverses sur le sujet...
M. Pierre Cuypers. - Il est normal que les compagnies pétrolières ne paient pas la taxe incitative relative à l'incorporation de biocarburants : cela veut dire qu'elles incorporent effectivement des biocarburants.
M. Laurent Michel. - Tout à fait, c'est une réussite.
M. Pierre Cuypers. - Je préfère l'entendre dire ainsi. Vous avez évoqué les facteurs limitants pour les énergies renouvelables de toutes générations. Certes, nous avons démarré avec des biocarburants fabriqués à partir de biomasse cultivée. Mais je rappelle que nous n'utilisons pas plus d'intrants pour produire de l'énergie que pour produire de l'alimentation, sur le plan agronomique.
M. Laurent Michel. - Pour en produire plus, il faut plus d'intrants...
M. Pierre Cuypers. - La biomasse, qu'elle soit à destination alimentaire ou énergétique, consomme autant d'intrants pour produire des betteraves, du colza ou du blé, quelle que soit leur destination finale... Ce sont les mêmes besoins pour la plante.
M. Laurent Michel. - Je n'ai pas dit qu'il fallait plus d'intrants par plante...
M. Pierre Cuypers. - Avez-vous un tableau mettant en parallèle les énergies actuelles - biocarburants de première génération - et toutes les énergies de synthèse ou d'hydrogène, pour voir quels volumes on peut atteindre avec les matières premières existantes, à quel terme, à quel prix et avec quel retour environnemental possible ?
M. Laurent Michel. - Je ne suis pas un spécialiste de l'interdiction des néonicotinoïdes et des semences enrobées. La presse s'interroge sur les alternatives, les conséquences sur la production de betteraves ou sur les résidus de deuxième ou de troisième extraction. Nous avons aussi d'autres sources de production d'éthanol, comme le raisin, même si la betterave représente une part importante des sources. Nous échangeons régulièrement avec le Syndicat national des producteurs d'alcool agricole (SNPAA) et les autres acteurs. C'est évident qu'il y a un impact, nous devrons étudier ce point.
L'impact de la fin des moteurs thermiques sur les biocarburants n'est pas aussi drastique. D'abord, est prévue en 2035 l'arrêt de la vente des véhicules légers fonctionnant avec un moteur thermique - mais cet arrêt sera progressif. Il restera un stock important de véhicules. Le parc routier va aussi être décarboné - une partie des véhicules ne fonctionnera plus avec du carburant liquide, mais avec du biogaz, de l'hydrogène ou de l'électrique - mais il restera encore des véhicules fonctionnant avec des biocarburants. Le secteur maritime et fluvial pourrait également consommer des biocarburants. Il est plus simple de reconvertir du biodiesel vers des bateaux que du bioéthanol, car le moteur à essence sert surtout pour les véhicules légers. La partie biodiesel aura probablement une durée d'utilisation plus longue. Nous échangeons intensément avec le secteur fluvial, qui souhaite utiliser des biocarburants. Ce ne seront pas des volumes énormes, certes. Actuellement, les biocarburants représentent 8 % d'un gros paquet ; demain, ils pourront constituer 50 % d'un paquet plus petit...
Nous vous transmettrons les chiffres des surfaces utilisées pour produire des biocarburants, je ne les ai pas avec moi.
M. Pierre Cuypers. - Demandez à FranceAgriMer...
M. Laurent Michel. - Nos services détiennent ces chiffres, mais je ne les connais pas par coeur.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Nous recevrons FranceAgriMer.
M. Laurent Michel. - Sachez que certaines filières utilisent cette surface agricole pour des cultures servant directement aux biocarburants, alors que d'autres utilisent des surfaces pour des cultures, comme la betterave, dont seuls les résidus sont utilisés comme biocarburants.
Il existe des réglementations européennes sur les analyses de cycle de vie, avec des exigences en fonction de l'âge de l'usine : plus elle est récente, plus cette prise en compte doit être importante. Nous vous transmettrons des données assez précises sur la décomposition. Un carburant fossile ne coûte pas très cher à produire, mais son émission est coûteuse. Nous pourrons vous dire, par litre de tel biocarburant de première ou de deuxième génération, quelle est la part de matière ou la part du processus.
Sans donner dans l'angélisme ni le jugement de valeur, l'interdiction de certains produits et le perfectionnement du système européen ont apporté une vraie durabilité et réduction des émissions de gaz à effet de serre des biocarburants depuis quinze ans. C'est mieux suivi. Nous veillons, en lien avec nos collègues étrangers, à ne pas recevoir de cargaisons douteuses de biocarburants, au travers de certificats... Les acteurs économiques savent aussi qu'ils doivent faire attention : le système pourrait être très vite déstabilisé en cas de fraude.
Produire des betteraves pour les manger ou produire de l'énergie nécessite la même quantité d'intrants. Mais nous sommes obligés de manger, et nous acceptons alors d'utiliser une certaine quantité d'intrants. Mais il ne serait pas très rationnel d'utiliser des volumes importants d'intrants, pas toujours efficaces, pour cultiver une plante qui n'a pas des rendements énergétiques très importants...
M. Pierre Cuypers. - C'est cela. Cela ne remet pas en cause l'utilisation de ces plantes.
M. Laurent Michel. - C'est pour cela que nous développons des analyses en cycle de vie. Certaines cultures intermédiaires, produites avec peu d'intrants, ont un pouvoir méthanogène important, et sont donc intéressantes. Certes, nous n'allons pas tomber dans la monoculture du miscanthus !
Nous vous fournirons des éléments complémentaires de comparaison. Nous avons des évaluations du prix de l'hydrogène, des biocarburants de première et de deuxième génération, des carburants de synthèse. La technologie des biocarburants de première génération est mature, le prix du biocarburant ne dépend surtout que du prix des matières premières. La surface est aussi un facteur limitant.
Le coût des carburants dont le processus de production consomme beaucoup d'hydrogène ou d'électricité est plus élevé. Mais au global, la propension à payer n'est pas le seul critère. Si les avions pouvaient fonctionner à l'hydrogène et captaient tout l'hydrogène français, car ils pourraient le payer cher, et s'il n'y en avait alors plus pour l'industrie, cela poserait d'autres difficultés...
Les capacités maximales dépendent de nombreux facteurs, mais nous pourrions insérer dans ce tableau les fourchettes potentielles, à partir de nos documents de travail pour nourrir la SNBC et la PPE. Attention, cela ne veut pas dire que le Gouvernement fera figurer ces éléments dans la PPE. Notamment, il y a de nombreuses interférences pour la biomasse, alors que nous pouvons assez simplement déterminer le potentiel de l'éolien en mer, car nous connaissons les contraintes. Nous allons intégrer votre demande à nos réponses.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Ce tableau de pilotage est une excellente idée. Il nous permettra d'avoir une bonne visibilité du partage de la stratégie, certes avec les doutes ou les points de rendez-vous. Ce document de travail peut nous aider à réfléchir ensemble et je vous remercie d'accepter de le partager avec nous.
M. Laurent Michel. - En ce moment, il y a de fortes incertitudes sur tous les prix, après quinze ans d'inflation quasi nulle. Certains vecteurs énergétiques augmentent plus que d'autres, notamment si vous intégrez beaucoup de béton... Les prix du solaire ont augmenté, mais sont en train de baisser. Les prix deviennent fugaces, nous le voyons notamment pour les biocarburants.
M. Pierre Cuypers. - Imaginons que demain, il n'y ait plus de moteurs diesel, comme certains politiques sont tentés de le proposer. Or nous importons du pétrole brut dans nos raffineries. Dans le bas de la colonne à distiller, on trouve les bitumes lourds, alors que les éthers montent. Pour produire uniquement de l'essence, des éthers et des esters, légers, que fait-on du gazole ou du fioul qu'on serait obligé de produire en même temps ?
M. Laurent Michel. - À court terme, notre problème est que nous consommons plus de gazole que la production naturelle d'une raffinerie normale. Nous sommes obligés d'en importer. Nous sommes autosuffisants en essence et importons 40 % du diesel consommé en France.
M. Pierre Cuypers. - Pour le moment...
M. Laurent Michel. - Le raffinage a même récemment investi pour augmenter son taux de conversion et produire plus de diesel et produits assimilés, comme le fioul. Les fiouls lourds vont disparaître de la production électrique : les turbines fonctionnent au fioul léger. Il en est de même pour la navigation, qui s'oriente vers des carburants durables. Ces carburants devront être retransformés ou mélangés avec du biodiesel pour les bateaux. Pour l'instant, aucune réglementation, y compris pour les zones à faibles émissions (ZFE), n'interdit les véhicules diesel récents. Au-delà de l'impact sur les raffineries, nous voyons bien quel serait le problème d'interdire les diesels les plus récents dans les villes.
À terme, le raffinage produira des carburants de synthèse et des biocarburants avancés, durables. Nous verrons comment il évolue, sachant qu'en octobre 2022, notre problème était surtout d'acheminer de l'essence et du diesel jusqu'aux pompes... Dans le raffinage, il y aura moins de course à la diésélisation, puisque les ventes se sont rééquilibrées au profit des véhicules essence.
M. Vincent Capo-Canellas, rapporteur. - Nous nous réjouissons des avancées sur la définition de l'hydrogène au niveau européen. En quoi cette définition est-elle satisfaisante, et quelles sont ses limites ?
Le Gouvernement a installé un groupe de travail sur les carburants durables pour l'aéronautique. Nous nous en réjouissons, quelques semaines après l'annonce de notre mission d'information. Nous avions déjà débattu de ce sujet avec le ministre Roland Lescure durant le projet de loi de finances. Qu'est-ce que cela change pour vous en termes de méthode de travail et d'efficacité ?
Des appels à projets ont été lancés sur l'hydrogène pour l'aéronautique, et des appels d'offres pour les biocarburants aéronautiques, ainsi que des appels d'offres européens, via les PIIEC, sur l'hydrogène. Où en est-on ?
M. Laurent Michel. - Nous avions adopté en 2020 une première feuille de route sur les biocarburants durables, en particulier pour l'aviation. Cela s'est traduit par des appels à projets, et quatre premiers projets ont été sélectionnés. Nous voulons confirmer la priorité politique et les prochaines actions. Les trois ministres ont donné un signal important en installant ce groupe de travail : le nouveau gouvernement poursuit l'action engagée.
Une concertation devrait se terminer dans quatre mois et proposer des préconisations sur la manière de financer et de soutenir les nouvelles usines de carburants durables, avec des pistes de travail sur les prochains projets - avions, moteurs...
C'est le signal d'une deuxième phase sur les biocarburants et pour aller vers l'industrialisation. Nous voulons bénéficier du retour d'expérience des premiers projets. Le monde de l'aviation souhaite accélérer, en raison des obligations européennes, mais aussi américaines. Notre travail est toujours renouvelé : nous écoutons les acteurs, testons les propositions, lançons de nouveaux soutiens, levons des freins, réglementaires notamment.
Un acte délégué européen clarifie et officialise comment l'hydrogène peut être renouvelable et bas carbone. Il y a plus de subsidiarité sur les objectifs obligatoires ou indicatifs. Des projets de règlements sur les carburants maritimes et aériens et un projet de directive dit « RED 3 » sont en cours de négociation. Au-delà d'une définition livresque et incontestable, un hydrogène bas carbone a de la valeur, car il permet d'améliorer le bilan carbone de l'entreprise qui l'utilise.
On ne peut avoir deux objectifs contradictoires, et par exemple obliger l'incorporation de 7 % de biodiesel, avec 6 % à partir d'une molécule, et 3 % de l'autre... Si l'objectif est trop porté sur le renouvelable, il sera difficilement atteignable. Il reste des étapes à franchir.
M. Christophe Kassiotis, directeur de cabinet du directeur général de l'énergie et du climat. - Au niveau européen, nous négocions à plusieurs niveaux. Nous débattons de la mise en oeuvre du paquet Fit for 55, avec notamment la directive sur les énergies renouvelables (RED). Le paquet gaz définira le futur marché de l'hydrogène et la manière dont il est transporté, et l'on trouve également des objectifs plus sectoriels dans les textes ReFuel EU maritime ou ReFuel EU aviation.
Ce week-end ont été présentés des actes délégués déclinant la précédente directive RED qui définissent en particulier l'hydrogène renouvelable. Cet hydrogène renouvelable est produit à partir d'électricité. L'enjeu est le suivant : un producteur d'hydrogène peut-il utiliser de l'électricité produite en France ou ailleurs en Europe, et peut-il compter son hydrogène comme renouvelable s'il a acheté de l'électricité renouvelable il y a un mois et non au moment de la production ? Les actes délégués précisent certaines règles et imposent une corrélation temporaire et géographique à partir d'une certaine date pour tous les pays européens, ainsi que des méthodologies de calcul des analyses de cycle de vie.
Dans les versions précédentes, ils imposaient l'additionnalité, avec pour objectif d'éviter que la production d'hydrogène ne vienne réduire le rythme de décarbonation de l'électricité existante. Si les pays qui ont un mix fossile important se mettent à produire beaucoup d'hydrogène renouvelable, ils vont devoir maintenir leur parc existant de production fossile. C'est pour cela que l'Europe voulait fixer des règles d'additionnalité qui ne permettent pas d'utiliser l'électricité renouvelable historique. Cette situation s'applique très mal à la France et à d'autres pays comme la Suède qui ont une part importante de renouvelables et de bas-carbone. Il a été fixé dans les textes européens que nous pourrons utiliser de l'électricité renouvelable que nous avons déjà sans avoir besoin de faire de l'additionnalité. Ce n'est pas une grande victoire en soi, mais cela reflète la réalité physique de notre mix et nous sommes contents d'avoir réussi à convaincre nos partenaires de la pertinence de ce dispositif.
S'agissant des objectifs d'hydrogène du projet de future directive sur les énergies renouvelables, il y a un objectif global d'énergies renouvelables et des objectifs pour l'hydrogène secteur par secteur - industrie, transports. L'objectif pour l'industrie est très élevé : plus de 40 % en 2030 et plus de 60 % en 2035. Nous avons une difficulté : cet objectif est calculé sur la totalité de l'hydrogène produit. Si l'on produit de l'hydrogène renouvelable, on substitue de l'hydrogène fossile, et cela nous convient. Mais tel que l'objectif est formulé, toute molécule d'hydrogène bas carbone produite à partir de notre mix va réduire l'objectif que nous allons atteindre. Or notre objectif est de décarboner grâce à notre production d'hydrogène. Nous débattons avec nos partenaires européens pour bien cibler l'utilisation des renouvelables pour décarboner, sans que cela n'entre en concurrence avec l'hydrogène produit à partir de notre mix électrique.
M. Laurent Michel. - Pour atteindre l'objectif sur les énergies renouvelables, il faudrait presque s'interdire de produire de l'hydrogène décarboné. C'est contre-intuitif... Dans un pays où il n'y a pas d'autre électricité décarbonée que le renouvelable, cela ne pose pas de problème. Mais pour nous, c'est limitant.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Vous n'avez pas évoqué la possibilité d'autoroutes électriques pour les camions.
M. Laurent Michel. - Ces projets sont étudiés en Europe du Nord, notamment par Scania, et en Allemagne. Il en existe deux versions : une première sorte ressemblant à des trains avec des pantographes, et une version sur la chaussée. Je ne peux vous dire si ces projets avancent beaucoup : j'en entendais beaucoup parler il y a deux ans, moins désormais.
M. Pierre Cuypers. - Il y a un bout d'autoroute en Normandie, réalisé avec Volvo.
M. Laurent Michel. - Oui, des tests sont réalisés. Nous ferons un point avec nos équipes. Actuellement, il me semble qu'on prévoit plutôt des modèles avec des batteries de plus en plus performantes et une électrification directe plutôt que ces modèles nécessitant de grosses infrastructures.
M. Gilbert-Luc Devinaz, président. - Merci pour votre introduction très pédagogique et claire, ainsi que pour la qualité de vos réponses.
La réunion est close à 18 h 20.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.