- Jeudi 9 février 2023
- Table ronde, en commun avec la délégation sénatoriale aux outre-mer, sur les actions de soutien à la parentalité dans les outre-mer
- Continuité territoriale entre l'Hexagone et l'outre-mer - Audition de M. Grégory Fourcin, directeur central des lignes maritimes, accompagné de Mme Céline Serres, directrice de cabinet et de M. Cédric Klimcik, chargé des relations institutionnelles du groupe Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA CGM)
Jeudi 9 février 2023
- Présidence de Mme Annick Billon, présidente de la délégation aux droits des femmes, et de M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer -
Table ronde, en commun avec la délégation sénatoriale aux outre-mer, sur les actions de soutien à la parentalité dans les outre-mer
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Chers collègues, Mesdames et Messieurs, nous poursuivons ce matin nos travaux sur la parentalité dans les outre-mer menés en commun par deux délégations, la délégation aux outre-mer, présidée par Stéphane Artano - que je salue par visioconférence -, et la délégation aux droits des femmes, que j'ai l'honneur de présider.
Notre première audition, la semaine dernière, nous a permis de dresser un panorama des spécificités des structures familiales et parentales dans les départements et régions d'outre-mer (les DROM). Trois grands traits se dégagent, qui me semblent particulièrement significatifs dans le cadre de nos travaux.
Premièrement, nous avons identifié une prédominance des familles monoparentales. Ainsi, aux Antilles et en Guyane, un enfant sur deux vit dans une famille monoparentale, contre un sur quatre en France hexagonale. Il s'agit en outre d'une monoparentalité « originelle », dès la naissance de l'enfant et jusqu'à son adolescence, et non d'une monoparentalité faisant suite à une rupture conjugale comme c'est généralement le cas dans l'Hexagone. Aux Antilles et en Guyane, deux tiers des naissances ne sont pas reconnues par le père, contre 10 % dans l'Hexagone.
Deuxième trait caractéristique : une précarité importante. Les allocations familiales sont cruciales pour la majorité des familles ultramarines - tout particulièrement les mères seules. Dans les quatre DROM historiques, 57 à 77 % de la population est bénéficiaire d'au moins une prestation versée par les caisses d'allocations familiales (CAF), contre 49 % en France métropolitaine.
Enfin, le troisième point qu'il me semble important de souligner est la fréquence des grossesses précoces, qui donnent lieu à des taux d'IVG élevés, mais aussi à un taux de maternité précoce - avant 20 ans - d'environ 10 %, contre 1 % en France hexagonale. Ces maternités précoces désirées apparaissent souvent comme un moyen pour des jeunes filles d'obtenir un statut. Elles s'accompagnent cependant d'une déscolarisation et d'un défaut de formation et d'insertion professionnelle problématique.
Un dernier sujet est spécifique à la Guyane et à Mayotte. Il s'agit de la forte proportion de parents qui ne sont pas de nationalité française et/ou ne parlent pas français.
L'objet de notre table ronde d'aujourd'hui est de voir comment tenir compte de ces spécificités ultramarines dans la mise en place de nos politiques familiales et sociales, et tout particulièrement de dispositifs de soutien à la parentalité.
À cette fin, je suis heureuse d'accueillir MM. Thierry Malbert, professeur des universités en anthropologie de la parenté à l'université de La Réunion, directeur scientifique, et Alexandre Hoareau, chargé de mission, de l'Observatoire de la parentalité de La Réunion, en visioconférence ; Mme Béatrice Bayo, directrice générale à la Fédération nationale des écoles des parents et des éducateurs (FNEPE), ainsi que Mme Patricia Augustin, secrétaire générale de la Fédération syndicale des familles monoparentales (FSFM).
Nos attentes s'articulent autour de deux grands axes :
- d'une part, que vous nous présentiez vos organisations respectives et les actions qu'elles mènent dans les territoires d'outre-mer au sein desquels elles sont implantées ;
- d'autre part, que vous nous livriez votre analyse des spécificités parentales et familiales ultramarines et vos recommandations pour y mener des actions de soutien à la parentalité adaptées et efficaces.
Je laisse sans plus tarder la parole à mon collègue Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer, qui intervient à distance depuis Saint-Pierre-et-Miquelon.
M. Stéphane Artano, président, co-rapporteur. - Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs, chers collègues, étant retenu à Saint-Pierre-et-Miquelon, je participe en visioconférence à cette deuxième audition sur la parentalité dans les outre-mer. Elle vient opportunément compléter, avec des acteurs de terrain, le panorama dressé lors de notre première réunion.
Comme l'a bien souligné M. Claude-Valentin Marie, de l'Ined, la semaine dernière, les situations sont très différenciées d'un territoire à l'autre et l'une des difficultés du rapport sera sans doute de discerner, dans nos recommandations, la pertinence ou non de mesures ou d'aménagements spécifiques. C'est pourquoi nous sommes très heureux, Mesdames et Messieurs, de recueillir vos témoignages ce matin pour approfondir notre état des lieux sur les réalités sociétales de nos outre-mer et leurs conséquences. Nous entendrons également l'approche de grandes fédérations nationales qui enrichissent la vision comparative.
La semaine dernière, le président du Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge, M. Michel Villac, a notamment évoqué la tension entre une volonté d'harmonisation des prestations avec l'Hexagone et la persistance de réglementations spécifiques justifiées par des situations locales particulières, singulièrement à Mayotte. Ce département requerra sans doute une séquence à part entière, comme l'a pointé la semaine dernière notre co-rapporteure Victoire Jasmin, si vous en êtes d'accord, Madame la Présidente.
Mais la situation de La Réunion, département voisin de l'océan Indien, fournit aussi un bel exemple des multiples défis de la parentalité en outre-mer. Nous nous félicitons d'entendre ce matin le directeur de l'Observatoire dédié à ce sujet, M. Thierry Malbert, que nos collègues connaissent pour ses travaux concernant les impacts de la crise du covid sur la sphère familiale et éducative.
Au-delà de ces sujets, je pense qu'il nous faudra nous intéresser à la situation dans les collectivités d'outre-mer, en particulier en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna, où de très nombreuses familles connaissent aussi « le cercle vicieux de la précarité », pour reprendre la formule de notre collègue Nassimah Dindar, avec le contexte culturel propre aux sociétés du Pacifique.
Le champ d'étude est donc vaste et je ne serai pas plus long pour laisser la parole aux invités et à nos collègues. Je vous remercie, Madame la Présidente.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Merci, Monsieur le Président. Je suis accompagnée au Sénat de deux rapporteures, Elsa Schalck et Victoire Jasmin.
Je laisse immédiatement la parole à Thierry Malbert, directeur scientifique de l'Observatoire de la parentalité de La Réunion, qui intervient par visioconférence depuis La Réunion.
M. Thierry Malbert, directeur scientifique de l'Observatoire de la parentalité de La Réunion. - Bonjour à tous. C'est un honneur pour nous, depuis La Réunion, de prendre part à cette table ronde. Je suis professeur des universités et anthropologue. Je travaille depuis plus de vingt ans sur le thème de la famille, de la parenté et de la parentalité à La Réunion. Depuis 2015, nous avons créé un observatoire de la parentalité, dans le cadre d'un partenariat entre l'université de La Réunion et la Caisse d'allocations familiales (Caf). Je commencerai par vous présenter cet outil et les actions menées, avant que mon collègue Alexandre Hoareau prenne la parole pour en présenter les spécificités et le futur à construire ensemble.
L'Observatoire de la parentalité est l'oeuvre d'un partenariat développé en 2015 entre l'université, la recherche académique et scientifique, et la Caf de La Réunion pour permettre aux structures d'accompagnement de disposer d'un lieu au service de l'intelligence collective. Entre le niveau macro - les politiques sociales et directions - et le niveau micro - l'action sociale sur le terrain -, nous manquions d'un maillon au niveau méso, reliant à la fois réflexions, analyses, recherches et mises en action sur le terrain. Ce regard croisé s'appuie sur un travail disciplinaire, une émulation, une créativité avec les acteurs du social oeuvrant dans le champ de la parentalité à La Réunion, mais aussi les décideurs et les parents. En effet, les parents sont évidemment inclus dans nos études et ateliers de réflexion. L'Observatoire vise à insuffler une dynamique, à travers un tiers-lieu neutre dans lequel chacun peut s'exprimer sur des thématiques précises. Libérer la parole et partager les expériences des acteurs du soutien à la parentalité est au coeur de notre dynamique et de notre éthique pour que chacun puisse prendre la parole dans les objets et chartes que nous avons créés ensemble. Nous avons par exemple créé une Charte de la parentalité de La Réunion.
Parmi nos missions figure le recensement de tous les acteurs sur le département de La Réunion ainsi que la diffusion d'outils et de méthodes. Le réseau que soutient la Caf est à présent en place depuis vingt ans, mais encore faut-il le nourrir avec de nouveaux outils au regard des évolutions des structures de parentalité et des liens parents-enfants. Nous avons ainsi pour engagement d'être au plus proche des associations et des acteurs de terrain, de participer à l'évaluation des dispositifs existants et nécessaires pour les politiques publiques, de participer à la recherche et à la prospective.
En termes de recherche, à l'Observatoire, nous travaillons sur trois thèmes : l'évolution des structures de parenté en contexte, le champ de l'éducation familiale et le principe de coéducation. Nous avons mené une étude qui nous tenait à coeur sur le rôle des pères en 2018. À partir des résultats de recherche présentés sur ce thème, une réelle dynamique entre les acteurs du champ de la parentalité, les collectivités et la Caf a permis de mettre en oeuvre une politique de sensibilisation sur l'importance du rôle et de la place des pères. Au-delà des films et de la campagne d'affichage réalisée, nous soutenons aujourd'hui les associations qui oeuvrent et mettent en place des groupes de parole spécialement dédiés aux pères. Des lieux d'accueil parents-enfants sont ouverts le samedi matin pour que les pères s'y réunissent avec leurs enfants, par exemple.
Une autre étude porte sur la monoparentalité, une spécificité lorsque l'on étudie les structures de parenté en outre-mer, notamment à La Réunion. Ce type de famille est en augmentation dans l'Hexagone mais surtout en outre-mer. Nous n'affichons pas les chiffres de la Martinique, mais près d'une famille sur trois est monoparentale à La Réunion, ce qui nous place entre l'Hexagone et les Antilles. Nous rencontrons également de nombreuses situations de mères isolées et de violences intrafamiliales ou conjugales. En lien avec ces problématiques fortes, nos études sur la famille et l'évolution du lien social dans la parenté à La Réunion et à Mayotte, contribuent à apporter plus de connaissances et d'analyses, de façon à mieux adapter les politiques publiques et décisions aux spécificités des contextes.
Nous avons par ailleurs travaillé sur la relation parents-enfants durant la pandémie ainsi que sur la famille recomposée.
Être présent sur Internet est aussi très important. Nous avons dû créer d'autres plateformes pour nourrir les acteurs de la parentalité, mais aussi les parents. Notre site reprend les règlements, les lois, les politiques locales et les études sur les contextes locaux et nationaux. Nous avons également cartographié et recensé tous les dispositifs de soutien à la parentalité à La Réunion. Il est aujourd'hui très facile, pour tout parent ou tout acteur, de cibler des structures et outils répondant à ses besoins dans son quartier. En outre-mer, il est primordial d'être proche des populations, encore plus que dans l'Hexagone. Les problématiques de distance géographique, le climat, les cyclones, ne rendent pas toujours faciles les réponses aux différents problèmes. Ainsi, une page Facebook est alimentée et nous publions tous les trois mois une revue, Info parentalité, qui valorise les associations et met en avant leur créativité en matière d'outils et expériences pour renforcer les compétences parentales. Nous développons leurs actions et présentons les synthèses de nos recherches ; ce livrable est en accès libre, en version papier et numérique.
Vous comprenez donc que notre observatoire affiche une mission de recherche, de diffusion, mais aussi d'émulation de la pensée et de la réflexion avec les acteurs du soutien à la parentalité. Nous remplissons le niveau méso, souvent manquant.
Nous nous appuyons également sur des outils de la recherche, tels que le logiciel « Être parent de jeunes enfants », issu des travaux de collègues chercheurs sur le champ de l'éducation familiale dans l'Hexagone et au Québec. Ils ont développé des outils pour animer les groupes de parole à travers lesquels l'animation de vignettes permet aux parents de développer et d'améliorer certaines compétences parentales. Dans l'Hexagone comme en outre-mer, on ne devient pas parent du jour au lendemain. En ce moment, nous terminons tout juste une large étude sur l'éducation familiale. À La Réunion, nous constatons que, bien souvent, les jeunes parents se réfèrent au modèle de leurs propres parents. Pourtant, la société a évolué et les enfants n'ont pas les mêmes besoins.
Au-delà de La Réunion, nous oeuvrons également en matière de soutien à la parentalité dans une dimension régionale, avec notre association l'Observatoire de la parentalité de l'océan Indien (Opoi), que j'ai l'honneur de présider, intègre l'Afrique du Sud, le Mozambique, la Tanzanie, les Comores, l'île Maurice et les Seychelles. Nous avons mis en place une dynamique avec des acteurs, des porteurs de projets, des politiques, pour agir comme nous le faisons sur le territoire de La Réunion, mais dans une dimension régionale. Nous devons également tenir compte des problématiques parentales des populations des territoires voisins qui parfois migrent jusqu'à La Réunion. L'Opoi met en place des webinaires mensuels entre les acteurs de ces pays sur des thèmes variés tels que le numérique.
L'Observatoire de La Réunion se positionne comme un facilitateur à tous les niveaux.
Vous me demandiez de présenter des propositions et analyses à l'occasion de cette audition. Je propose de construire des outils avec les problématiques locales. Nous disposons d'outils et de logiciels, parfois issus de la recherche, qui proviennent de l'Hexagone ou de l'Occident, mais nous devons développer davantage d'outils pour les parents des outre-mer avec les acteurs pour développer une appropriation plus claire du concept d'« aller vers » et pour renforcer la compétence parentale. Le réseau de soutien à la parentalité a fleuri, mais ce qui fonctionne, c'est lorsqu'on parle du « soi », quand les parents sentent qu'on les prend en considération avec leur culture. Ainsi, des outils spécifiques aux territoires ultramarins nous semblent importants à créer avec une réflexion et des moyens spécifiques.
Nous devons par ailleurs travailler en transversalité. Beaucoup de structures associatives sont relativement vides. Comment y faire venir les parents, que ces derniers soient actifs ou non ? Comment les sensibiliser ? Je pense aussi que nous devons travailler sur le lien entre la parentalité et l'entreprise, et injecter de la formation à l'éducation parentale dans ces structures où les parents passent une large partie de leur temps. La formation est un droit pour les travailleurs de notre pays. Pourquoi ne pas ouvrir ce modèle ? Un travailleur heureux sera davantage un parent heureux en rentrant le soir et vice-versa. Nous devons prendre en considération la globalité de l'être humain. Il est humain, père ou mère, travailleur ou demandeur d'emploi. Nous devons travailler sur l'éducation familiale, et donc le champ du renforcement des compétences parentales, d'une manière plus large et globale qu'actuellement.
Je terminerai mon propos en insistant sur le développement de groupes de parole auprès du réseau actuel sur des thématiques précises. Je pense notamment à la communication non violente (CNV). Les techniques de CNV transmises au plus grand nombre, et également aux parents à travers les groupes de parole du soutien à la parentalité, pourraient nécessairement agir pour diminuer les violences intrafamiliales dont le taux est très élevé dans notre territoire et en outre-mer. Il est clair que l'éducation familiale se traduit également par l'apprentissage d'une capacité à communiquer en paix entre parents et enfants. Injecter des formations à la CNV me semble indispensable, de surcroît dans des territoires où les violences sont parfois reliées à des héritages culturels en lien avec l'esclavage et l'engagisme. La question de la violence dans la famille, et plus spécifiquement des violences faites aux femmes, peut s'envisager par l'apprentissage de la communication non violente à travers la logique du soutien à la parentalité et les groupe de parole. Une politique en ce sens permettrait de « nourrir » le réseau avec des outils concrets à transmettre et diffuser auprès des parents.
M. Alexandre Hoareau, chargé de mission à l'Observatoire de la parentalité de La Réunion. - Nous aurions aimé développer davantage les axes concernant le rôle du père à La Réunion ainsi que les situations particulières des familles monoparentales, deux cibles nous étant chères depuis le lancement de l'Observatoire de la parentalité. Puisque je n'ai pas beaucoup de temps, je passerai directement aux préconisations, qui viendront en appui des propos de Thierry Malbert.
La parentalité est un champ de recherche irrigué par de nombreux domaines, tels que la santé ou la scolarité. Ensemble, elles dessinent un système interconnecté. Cette démarche est par nécessité inclusive. Elle requiert la participation de tous les acteurs de notre société. Elle s'inscrit dans un processus d'amélioration continue, que je baptiserai la « résilience apprenante ». Ce projet sociétal prend ses fondements dans l'histoire de notre territoire. À l'échelle de l'individu, elle inclut le chemin de vie, la culture, le lieu d'appartenance, la filiation, et tout ce qui constitue les racines de tout être vivant. Il s'agit pour nous de garantir un terreau favorable à l'expression de cette richesse.
Un accompagnement, l'identification des acteurs culturels et cultuels, la diversité synonyme de richesse et la large diffusion d'outils permettront de rendre visible et lisible cette démarche. C'est ici l'un des enjeux fondamentaux d'une réussite durable.
Nous avons développé un outil intergénérationnel, la généalogie, qui a déjà fait ses preuves sur notre territoire, à petite échelle. Il serait judicieux de l'étendre. Elle permet de se réconcilier, de connaître ses racines. Elle participe à la résilience des populations.
À La Réunion, l'association Isopolis s'inscrit dans cette logique intégrative. Elle a pour mission de faire le lien entre les différentes expertises et forces vives du territoire en donnant un cadre et des moyens pour construire, co-construire et assurer la concrétisation des projets communs. Elle s'appuie sur ces projets qui visent au bonheur comme pilier de la transformation de la société réunionnaise, et la résilience comme un moyen d'y parvenir. Elle s'appuie sur quatre piliers : la résilience individuelle, organisationnelle, culturelle et du territoire.
Pour qu'une action soit adaptée et efficace, il est selon moi primordial de connaître son public, qui doit être au fait de son histoire, et de l'intégrer dans la réflexion et la réalisation des actions, ainsi que leur amélioration continue. Nous devons également construire une culture commune dans un principe de trans-culturalité.
Mme Béatrice Bayo, directrice générale à la FNEPE. - Bonjour et merci de nous donner l'occasion de vous exposer les actions que nous menons en outre-mer. Permettez-moi de vous présenter la Fédération nationale des écoles des parents et des éducateurs (FNEPE), premier réseau associatif du champ du soutien à la parentalité. La première école a vu le jour en 1929, la Fédération a été structurée progressivement et est née en 1970, à une époque où la parentalité était un sujet peu abordé et ne faisait pas l'objet d'une politique publique comme aujourd'hui. Elle compte désormais trente-neuf associations membres, à dimension locale, départementale ou interdépartementale, dont une à la Martinique et une à La Réunion. Les actions menées par les écoles des parents et des éducateurs (EPE) visent pour partie les parents et pour partie les éducateurs.
À destination des parents, nous déployons des actions collectives, telles que des groupes de parole - nous sommes par exemple à l'origine des cafés de parents - ou des actions individuelles telles que des entretiens individuels avec un psychologue, une CCF, ... ou encore l'écoute téléphonique anonyme et gratuite. Nous menons également des actions sur rendez-vous ou prescriptions judiciaires, telles que de la médiation familiale ou des espaces de rencontre.
À destination des éducateurs, toutes les EPE animent des supervisions ou des analyses de pratiques, et une quinzaine d'EPE organismes de formation certifiées Qualiopi proposent des formations qualifiantes ou certifiantes aux professionnels de l'éducation au sens large.
Les EPE peuvent par ailleurs être à l'origine d'initiatives assez variées, en dehors même de celles que je viens d'exposer rapidement, comme par exemple l'animation de groupes de paroles pour les pères en prison. Quelles que soient les actions, elles reposent sur des valeurs et des principes d'intervention qui constituent le fondement même du réseau des EPE et de leurs actions : accueil inconditionnel et universel, respect de la laïcité, de la liberté et de la singularité de chacun, et reconnaissance des compétences et des potentialités de chacun. Le mot « école » peut prêter à mauvaise interprétation. Nous ne sommes pas là pour faire l'école aux parents mais pour que ces derniers fassent école entre eux. Nous nous appuyons sur leurs compétences pour qu'ils puissent parler entre eux et trouver en eux-mêmes leurs propres solutions. Nous sommes ainsi engagés dans une démarche de co-éducation dans la prévention.
Je ne vous présenterai pas tout ce que font les deux EPE en outre-mer, mais voici quelques initiatives qui me semblent intéressantes. En Martinique, un groupe de parole a été créé, « couple un jour, parents toujours », visant à favoriser la coparentalité au-delà d'une séparation. Vous avez rappelé l'importance de la monoparentalité. Essayer de laisser le couple parental auprès de l'enfant représente un défi, sous la condition que la violence ne soit pas présente bien évidemment au sein du couple parental. Ce groupe se réunit cinq à dix fois par trimestre et compte une dizaine de participants.
À La Réunion, aucun groupe n'est dédié à la question de la monoparentalité, mais ce sujet reste prépondérant dans les groupes de parole, qui s'étendent en général sur un an et regroupent une douzaine de personnes. Y sont développés les sujets mentionnés par l'Observatoire, à savoir le rôle du père, l'accompagnement à la scolarité et à l'utilisation des écrans - thème particulièrement compliqué pour les parents en situation d'illettrisme et d'illectronisme -, ou des angoisses des parents face à l'incompréhension avec l'école, les mauvaises fréquentations ou encore l'insécurité.
Des accompagnements individuels sont également mis en place en Martinique et à La Réunion. Ils ont toujours été importants mais, comme ailleurs, le covid a renforcé les besoins. Face à une forte précarité, l'accompagnement individuel payant est difficile d'accès. Il est ici gratuit, ce qui génère souvent une demande très importante. L'accompagnement peut être téléphonique ou présentiel. Il est aujourd'hui insuffisant, faute de moyens. À La Réunion, les professionnels de l'EPE interviennent notamment dans les quartiers de Saint-Denis et sont confrontés à une forte demande à laquelle ils ne sont pas toujours en mesure de répondre.
Nous parlions plus tôt d'adaptation de dispositifs existants en métropole. Nous avons parfois envie qu'ils puissent s'extrapoler à nos associations ultramarines. Au sein de la Fédération, nous avons lancé un numéro Allô, parents en crise au début de la crise sanitaire. La question de son accessibilité s'est posée à La Réunion et à la Martinique. Assez vite, nous nous sommes aperçus que ce n'était pas possible, pour plusieurs raisons. Cet accueil téléphonique constitue un premier soutien face à une question ou un sujet un peu plus profond. Au-delà du décalage horaire, nous avons été confrontés à la problématique de la langue, mais aussi à des appels s'avérant davantage entremêlés à la Martinique et à La Réunion qu'en métropole. En effet, les parents nous contactaient parce qu'ils rencontraient, en plus d'un problème de parentalité, des difficultés sociales ou financières. Ainsi, il est préférable de développer un service spécifique sur chacun de ces territoires pour être en mesure de répondre aux besoins. Nous essayons aujourd'hui de travailler avec les EPE ultramarines sur les outils ou encore les échanges de pratique, mais nous ne pouvons pas extrapoler les services montés en métropole sur ces territoires.
Enfin, nous avons travaillé avec l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme (ANLCI), en partenariat avec la Fondation Pierre Bellon et le Fonds d'expérimentation pour la jeunesse (Fej), pour développer un programme baptisé Familire. Il s'inscrit dans le cadre des actions éducatives familiales, de manière à faire du soutien à la parentalité un levier contre l'illettrisme. Ce programme d'un an, dédié aux jeunes mères de moins de 26 ans, propose alternativement des ateliers autour des savoirs de base et des temps d'échange sur les questions parentales, ainsi que des ateliers culturels. En clair, il vise à répondre à l'illettrisme et l'illectronisme et ses conséquences sur l'exercice de la parentalité dans les outre-mer avec un programme commun, mais adapté à chaque réalité. Familire sera déployé au-delà des deux EPE de La Réunion et de la Martinique et porté par trois autres opérateurs en Guyane, en Guadeloupe et à Mayotte. Il sera lancé en septembre 2023. Je ne peux donc pas vous communiquer de bilan aujourd'hui. Nous serons confrontés à un défi en termes de fidélisation des participantes.
En termes d'enjeux qui m'apparaissent importants, je reprendrai certaines idées évoquées plus tôt. Il me semble nécessaire d'élargir l'offre d'accompagnement individuel pour répondre aux problématiques des parents, notamment en situation de précarité, avant la dégradation des questions sociales, sociétales et de santé mentale. Aujourd'hui, certaines personnes nous sollicitant relèvent davantage du sanitaire que de la prévention. Il faut renforcer l'accompagnement pour éviter le glissement dans la précarité et favoriser la bonne orientation du parent : s'il relève d'un accompagnement sanitaire, il est préférable de l'envoyer vers les structures ad hoc.
Ensuite, la question de l'accessibilité de l'offre de soutien à la parentalité est extrêmement importante en outre-mer, encore plus qu'ailleurs. L'« aller vers » repose notamment sur une plus grande implication des communes. Nous devons travailler au développement de solutions de transport, pas uniquement en commun. Comment permettre aux parents éloignés, vivant par exemple au coeur du cirque de Mafate, de se rendre à Saint-Denis ? Le téléphone constitue une première solution, mais nous avons parfois besoin de voir les gens en face.
Enfin, dans les lieux de travail en général, y compris dans l'administration, comment proposer une offre de soutien à la parentalité accessible ?
Nous devons développer des programmes dédiés, tels que le programme Familire. Au-delà de l'universalité de l'accueil et de l'importance de la mixité sociale dans l'approche du soutien à la parentalité, il est parfois nécessaire de développer des programmes dédiés à des parents dans des situations proches pour adapter les dispositifs aux problématiques. Je pense notamment aux parents allophones ou migrants, en situation de handicap ou dont les enfants sont en situation de handicap.
Le développement de partenariats a été évoqué plus tôt. Les comités départementaux des services aux familles se développent, portés par les préfectures, les Caf et les départements. Il est extrêmement important que les associations de soutien à la parentalité puissent y participer.
En conclusion, j'enfoncerai des portes ouvertes. La question du financement est essentielle. Le soutien à la parentalité, en particulier en outre-mer, est aujourd'hui un jeu de puzzle. Mes collègues passent leur temps à remplir des dossiers pour aller chercher 10 000 euros à droite, 5 000 euros à gauche. D'abord, ils perdent du temps, qui n'est pas dédié aux familles. Surtout, ce temps perdu occasionne des pertes de sens et pousse certains professionnels à changer de secteur ou de structure. Ils sont là pour apporter du soutien aux familles, pas pour faire de l'administratif.
Les montants sont trop dispersés et insuffisants. Enfin, dans le secteur social, et particulièrement dans le soutien aux familles, la problématique de l'emploi est énorme. Nous manquons de professionnels. Aujourd'hui, nous ne parvenons pas à les mobiliser. Bien qu'elle ne soit pas le seul facteur de démotivation, la question financière reste importante. À titre d'exemple, le Ségur a prévu une augmentation des psychologues exerçant dans certains domaines, dont le soutien à la parentalité ne fait pas partie. Les acteurs du soutien à la parentalité ne bénéficient donc pas de cette revalorisation. Plusieurs d'entre eux vont changer de domaine pour y avoir droit.
Si nous souhaitons vraiment être accessibles et attractifs à tous niveaux pour les familles les plus éloignées, cette question du financement reste centrale pour que les services associés soient de qualité. L'associatif et la qualité vont de pair, si les moyens nécessaires y sont affectés.
Mme Patricia Augustin, secrétaire générale de la FSFM. - La Fédération syndicale des familles monoparentales (FSFM) a été créée en 1967. Elle s'appelait à l'origine Fédération des femmes cheffes de famille, car à l'époque celles-ci n'étaient pas reconnues comme telles. Tout était à conquérir. Ensuite, nous nous sommes renommés en 1975 pour répondre aux réalités sociétales et pour accueillir les hommes. Les familles monoparentales étaient au départ surtout des veuves, avant de correspondre à des ruptures de mariage, puis à des situations de concubinage. Notre fédération est implantée en Guadeloupe et en Guyane, où elle est plutôt en sommeil. Nous avons également pour projet de nous installer à Mayotte.
Notre fédération est une composante de la Confédération syndicale des familles (CSF), mouvement beaucoup plus généraliste regroupant près de 350 associations sur tout le territoire. Là où nous ne sommes pas implantés, nous aidons les familles à travers ses antennes pour répondre à leurs préoccupations.
Nous partageons beaucoup de préoccupations avec la FNEPE. Notre public est spécifiquement composé de familles monoparentales. Je ne vous apprendrai rien en disant que ces populations rencontrent essentiellement des difficultés économiques. Elles cumulent les difficultés d'accès au logement et aux structures d'accueil, ainsi qu'à l'emploi. En effet, il est beaucoup plus compliqué pour ces familles de trouver un poste car elles manquent de formations qualifiantes. Ce public est peu qualifié, notamment du fait de grossesses précoces ayant occasionné un départ prématuré de l'école. Elles ne peuvent donc pas accéder à des emplois leur permettant de toucher des salaires décents. On retrouve ces mêmes familles, et particulièrement les mères, sur des postes à horaires atypiques, ou qui cumulent plusieurs petits emplois, parce qu'elles n'ont pas le choix. Ces familles sont confrontées à des problématiques de conciliation des temps de vie, le temps professionnel, social, familial. La fonction parentale devient alors plus compliquée. Lorsque ces parents n'ont pas de formation, il ne leur est pas simple d'aider leurs propres enfants. Ils n'ont pas nécessairement les moyens de payer l'aide d'une tierce personne pour les accompagner. Ainsi, les enfants sont soumis à des problématiques d'enseignement similaires à celles de leur père ou de leur mère, bien que ces parents aient souvent pour leitmotiv que leurs enfants réussissent à l'école. Ils n'en ont parfois pas les moyens.
Évidemment, des pères sont parfois à la tête de familles monoparentales, mais ils sont bien moins nombreux que les mères et se retrouvent dans une structure familiale recomposée beaucoup plus rapidement que les femmes. Ils ne font souvent que traverser les associations, sans y rester longtemps. Ils ne sont pas confrontés aux mêmes problématiques, notamment en matière financière. Le salaire d'un homme est plus élevé que celui d'une femme. Une famille monoparentale dont le chef de famille est un père n'aura pas la même difficulté financière qu'une famille dont une femme est à la tête.
Pour ce qui est de nos actions sur le terrain, nous avons identifié un problème lors de la pandémie : la nécessité d'accorder un répit aux mères seules. C'est en tout cas vrai en Guadeloupe, là où nous sommes implantés. Étant salariée de la CSF, j'étais en charge des associations dans les départements d'outre-mer. Mon bénévolat m'a conduite à m'impliquer un peu plus au sein des familles monoparentales. Nous avons observé qu'une surcharge mentale avait conduit à beaucoup de problèmes psychologiques. Cette particularité n'est pas vraiment prise en compte dans les DOM. Le recours à un psychologue est associé à une connotation assez négative et les personnes ne prennent donc pas en charge leurs difficultés psychologiques. Nous mettons alors en place des universités de familles, dont le concept permet aux familles, qui peuvent être accompagnées de leurs enfants, d'être en immersion pendant une semaine dans un centre de vacances. La journée se compose d'un temps de formation sur un thème particulier et d'un temps de loisir ou de vacances, avec ou sans les enfants. Ceux-ci peuvent en effet être pris en charge par le centre lui-même ou par des animateurs employés à cet effet. Cela permet aux familles de partager un temps privilégié ensemble ou, au contraire, de profiter d'un temps de répit sans avoir à gérer les soucis du quotidien. En pension complète, les familles changent d'environnement - car elles ne sont pas toujours logées dans des conditions favorables en dehors de ce dispositif - pour être détendues et partager avec des pairs et des intervenants qualifiés. Nous avons travaillé sur des thématiques telles que la naturalité ou l'art d'être parents. Ces actions de répit répondent à une demande très prononcée de la part des familles.
Nous proposons aussi de la médiation familiale, et des groupes de parole. En Guadeloupe, nous avons également mis en place l'année dernière un programme de formation pour les familles en général, pas uniquement celles qui sont monoparentales. Nos permanences aident aussi à accéder aux informations juridiques et administratives. Si des prestations sont fournies par les Caf, nous avons observé une réelle méconnaissance des dispositifs existants. J'ai dû participer le mois dernier à une conférence sur les violences intrafamiliales, avec Saint-Martin. Au travers des questions qui m'étaient posées, j'ai réalisé que les familles ne connaissaient même pas l'existence de la réforme des pensions alimentaires. Pourtant, la presse en a suffisamment parlé. J'ai eu à expliquer ce nouveau dispositif pour que les familles puissent adresser leurs demandes et percevoir ces pensions alimentaires, lorsqu'elles ne leur étaient pas versées.
En plus d'un problème d'accès aux droits, nous avons constaté un réel souci d'accès aux Caf et à l'informatique. Tout le monde a un téléphone mais on ne peut pas nécessairement télécharger ou imprimer les formulaires pour émettre des demandes. Maintenant que tout se passe via Internet, certaines familles sont confrontées à une rupture et ne peuvent pas se rendre dans les Caf pour remplir leurs dossiers de prestations. Souvent, elles abandonnent les démarches, qui sont trop difficiles. Il en découle un fort taux d'inaccessibilité au droit de ces familles. Ainsi, nous demandons qu'une personne dédiée soit attachée aux associations représentatives des familles sur les territoires, qu'un contact au sein des Caf puisse être le relais avec les associations en cas de problématique importante avec les familles.
Nous avons observé l'exemple dramatique d'une famille restée quatre mois sans percevoir ses droits, en raison d'un retard très important à la Caf. Pendant ces quatre mois, elle n'a pas perçu de salaire, malgré un soutien familial durant quelque temps. Il est à noter que ces familles, ces mères, sont parfois soutien de leurs propres parents, en plus d'être cheffes de famille. Rester quatre mois sans revenu a été dramatique et a conduit à des impayés de loyer. Le premier retard de loyer est difficilement rattrapable lorsque vous percevez de tout petits revenus.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Merci à vous pour vos présentations respectives, alimentant les connaissances que nous commençons à engranger sur les problématiques relatives à la parentalité dans les territoires d'outre-mer.
Mme Victoire Jasmin, co-rapporteure. - Bonjour à tous et merci pour la qualité de vos exposés. Le modèle de l'Observatoire de la parentalité de La Réunion m'a beaucoup intéressée. On parle de pères, d'éducation et de parentalité, de construction de la famille. Vous effectuez un travail fantastique, de recherche, en particulier sur le rôle des pères et sur les questions d'éducation, de parentalité, de construction des familles. Il est très important de développer les outils que vous proposez sur votre territoire pour les personnes qui y vivent. Très souvent, les modèles ne sont pas ceux que l'on voit sur nos territoires. Votre démarche est très importante et je ne peux que vous féliciter et vous encourager. Il est également opportun de développer des espaces de parole pour rapprocher les gens. Les personnes se rencontrent et peuvent échanger de bons procédés. Je pense vraiment qu'il s'agit d'un travail de proximité. On parle de tiers-lieux. Les personnes, lorsqu'elles se connaissent, peuvent faire preuve d'une certaine pudeur et ne pas vouloir se dévoiler, mais quand des personnes ressources leur apportent une plus-value vis-à-vis de leur situation particulière, elles peuvent se retrouver. Mmes Bayo et Augustin, vos expériences sont différentes des actions implantées à La Réunion, mais vos actions restent complémentaires et de proximité.
Concernant la situation décrite par Mme Augustin, j'ai eu l'occasion d'interpeller la Première ministre et la Défenseure des droits, avec laquelle j'ai rendez-vous cet après-midi, en raison d'un net recul constaté en termes d'accès au droit. Durant la pandémie, les accueils physiques ont été fermés pendant un temps. Les accueils téléphoniques sont compliqués. Les Centres communaux d'action sociale (CCAS), les Caf, les accueils du département, des impôts ou de la Sécurité sociale ont mis en place du télétravail. Je pense que nous devons faire en sorte que la situation redevienne comme avant, pour que l'accueil physique soit largement rouvert. Certaines personnes sont confrontées à d'importants problèmes de rupture de droit.
Par ailleurs, un problème se pose en matière de données personnelles. Les familles ont des recours lorsqu'elles s'adressent à des associations comme les vôtres, connues et soumises à des règles de fonctionnement. Lorsqu'elles ont recours à des personnes tierces, qui ne sont pas nécessairement habilitées ou connues par les services et institutions, pour établir leurs documents et demandes, celles-ci détiennent toutes leurs données personnelles. On demande souvent une adresse mail à des individus n'ayant jamais eu Internet. Ils délèguent alors tout et sont tributaires de personnes n'étant ni un proche ni un enfant. Cette question pénalise les familles modestes, parce qu'elles n'ont pas accès aux personnes ressources qui devraient les aider et leur apporter des réponses.
Ensuite, la Confédération des familles, représentée un peu partout sur les territoires, peut servir de relais. Je connais moins votre association, puisqu'elle n'est pas implantée en Guadeloupe. Quelles réponses pouvez-vous justement apporter à ceux qui vous écouteraient sur ce territoire ? Avez-vous tenté de vous y installer ? Connaissez-vous des associations réalisant les mêmes démarches que vous et couvrant des champs similaires ?
Enfin, vous avez évoqué les problématiques des plateformes. Vous proposez des plateformes avec un accompagnement. Lorsqu'elles existent au niveau national, et demandent aux familles complètement démunies de faire un certain nombre de choses, quelles solutions proposez-vous ?
Mme Béatrice Bayo. - Effectivement, nous ne sommes pas présents sur les trois autres départements d'outre-mer. Les fédérations métropolitaines rencontrent souvent la même problématique, comme tout le milieu associatif. Nous avons quelques contacts en Guadeloupe, avec l'Étoile Mornalienne qui propose quelques actions de soutien à la parentalité. D'autres acteurs en mettent également en place, parmi d'autres actions. C'est le cas des centres sociaux, qui emploient souvent un référent sur ces questions, ou les maisons des adolescents, qui s'adressent plutôt aux parents d'adolescents.
Nous souhaitons ouvrir une maison des parents en Guadeloupe dans les trois ans, pour couvrir petit à petit tous les territoires ultramarins.
M. Thierry Malbert. - Je pense qu'il faut prendre en compte la cellule familiale dans tout son exercice. Nos travaux de recherche en anthropologie de la parenté nous permettent d'affirmer que les liens de parenté sont un des coeurs de nos sociétés. Claude Lévi-Strauss le disait, Maurice Godelier l'a contredit en parlant du religieux ou du politique, mais les liens sociaux demeurent, surtout dans les outre-mer où la précarité et le taux de chômage sont forts. Il est important de comprendre que, pour les individus, être parent est déjà un statut valorisant. Nous devons tirer parti de la valorisation et de la reconnaissance de l'individu dans la famille, en allouant des financements à la recherche et à l'action sociale. Si je peux me permettre, le renforcement des compétences parentales doit être observé d'une manière globale et systémique. Je pense surtout à l'Éducation nationale. En quoi ne pourrions-nous pas influer au niveau des programmes scolaires des collégiens et lycéens pour y intégrer des cours sur l'éducation familiale ? Comment accompagner un enfant ? Quelle est votre vision de votre futur rôle de parent ? À quel moment avez-vous bénéficié de conseils, de modèles, en dehors de celui de vos parents ? Parfois, on grandit dans une monoparentalité qui se répète de génération en génération. Le modèle est tel qu'on a tendance à le reproduire, même si l'évolution est forte et que les influences extérieures sont aujourd'hui multiples avec la mondialisation. La parentalité pourrait tout de même être enseignée dans des formations dès le collège ou le lycée, dans les programmes d'éducation civique, par exemple. Les populations dans lesquelles la précarité de l'emploi est forte doivent être particulièrement ciblées. En cas de précarité, de stage ou d'emploi précaire, il est clair que certains individus usent de stratégies pour construire des familles. Nous les observons par le biais des aides sociales, parfois utilisées pour subvenir aux besoins du quotidien. Parfois, nous constatons un décalage entre l'affirmation de la cellule familiale en tant que famille monoparentale, et la réalité. Nous sommes évidemment très fiers que les familles isolées bénéficient d'aides et que la France perpétue ce système de l'après-guerre ; pourtant, il peut exister un écart avec la réalité. En effet, certains couples sont ensemble mais la place du père est disqualifiée. Il faut le dire. La monoparentalité est forte en outre-mer et peut être parfois attractive dès la première grossesse. Le père devient alors progressivement invisible, dans une stratégie de faibles revenus et de revenus de transferts, son nom n'est pas porté par l'enfant, il n'apparaît pas sur les papiers administratifs ou sur la boîte aux lettres. Il devient invisible, même s'il contribue au foyer. Lorsque le couple bat de l'aile, c'est lui qui se retire, ce qui crée une réelle famille monoparentale.
Ainsi, il est très important de comprendre le contexte social et sociétal pour adapter et prévoir. Ce sont des stratégies de survie et d'affichage. La monoparentalité explose, les chiffres nous le disent. Mais correspondent-ils à la réalité ? Ces problématiques des stratégies familiales pour survivre doivent alimenter nos réflexions quant aux questions portant sur le thème de l'égalité parentale et du maintien du lien parent-enfant.
M. Alexandre Hoareau. - Nous avons parlé de particularités, de singularités, de diversité. C'est un signe de richesse, bien sûr. À travers ces particularités se forme tout de même un faisceau commun qui transcende le territoire et nos particularismes, et qui dessine en quelque sorte un socle commun de compétences parentales. C'est celui-ci qu'il s'agit de matérialiser et de rendre visible et lisible pour disposer d'un référentiel et construire un programme de formation évoqué par plusieurs d'entre nous.
Vous avez également évoqué l'accessibilité aux services et aux droits. Il est possible de créer un guichet unique qui permettrait de centraliser les demandes diverses. Souvent, nous sommes confrontés à un effet boule de neige, où une difficulté en génère une autre. Nous devrions pouvoir orienter la personne en prenant en une seule et même fois ses doléances.
Par ailleurs, les services dématérialisés ont été évoqués plus tôt. À La Réunion, plusieurs expérimentations ont été menées, parmi lesquelles une itinérance de la Caf ou d'autres administrations qui se déplacent en bus pour toucher les populations les plus distantes et les plus fragiles. Cette pratique pourrait être diffusée et faire office de support pour accéder aux publics invisibles.
Enfin, malgré un arsenal de prestations bien fourni, de nombreux foyers monoparentaux peinent à faire face aux dépenses incompressibles, notamment en matière de logement. Nous remarquons aussi une pression administrative importante relative à l'actualisation de la situation, qui génère du stress, par peur d'oublier un élément, de se tromper, d'être contraint à rembourser, s'ajoutant à une charge mentale déjà élevée.
On parlait également d'horaires décalés, qui s'accompagnent d'un manque de solutions et de modes de garde adaptés, réellement problématiques pour les familles monoparentales. L'exercice de la coparentalité est également difficile. Ici, il est nécessaire de renforcer le réseau de médiation familiale afin de réintégrer le père dans le système familial et de favoriser une parentalité apaisée. Des initiatives de médiation innovantes ont également vu le jour. Je pense notamment à la médiation par le rire ou par la nature. Ici, à La Réunion, une association vise à rapprocher les individus de la nature pour qu'ils s'expriment pleinement. Nous pourrions également profiter d'un temps d'accompagnement plus long, plus posé, permettant une approche plus qualitative. Nous sommes contraints dans nos structures respectives à une certaine rentabilité, à une obligation de résultat par nos financeurs. Or, cette rentabilité peut être contre-productive vis-à-vis de l'aspect qualitatif des accompagnements.
Pour ce qui est de la place du père, je pense que l'hypothèse du père légitime et de plein droit est à construire, et même à co-construire. La réflexion préalable doit nécessairement impliquer toutes les parties prenantes : la mère de l'enfant, les instances socialisantes (école, loisirs et cultures), les instances économiques...
Au sein de notre île, nous notons que le père souhaite prendre pleinement sa place dans l'éducation des enfants. Nous le voyons de plus en plus présent dans les crèches ou dans les associations de soutien à la parentalité, de plus en plus nombreuses. Pour autant, ces services ont été construits sur l'idée selon laquelle c'est la mère qui se charge des enfants. Nous devons ainsi déconstruire cette représentation et élargir cette visée dans une approche universaliste de la parentalité.
Lorsque nous leur demandons ce que signifie, à leur sens, le fait d'être père, ces derniers nous répondent qu'il s'agit avant tout d'être présents pour les enfants et la famille, de satisfaire les besoins, de subvenir aux besoins de la famille, de donner de l'amour, d'être à l'écoute, de communiquer le plus possible, de transmettre des valeurs humanistes, de participer aux loisirs, de conseiller, donner l'exemple et protéger. Pour leur permettre de mettre en oeuvre tout cela, nous devons créer des espaces d'écoute dans lesquels recueillir leur parole et faire fleurir de beaux projets.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Merci. Je cède la parole à Elsa Schalck. Je signale que Nassimah Dindar est connectée depuis La Réunion et que Marie-Laure Phinera-Horth est présente dans la salle. Elles pourront s'exprimer à l'issue de cette intervention.
Mme Elsa Schalck, co-rapporteure. - Je vous remercie pour l'ensemble des interventions très instructives que vous nous avez livrées, par les constats que vous dressez des territoires respectifs et par les outils que vous avez pu mettre en place, inspirés des territoires et d'une réalité territoriale différente. Ils illustrent très concrètement les politiques publiques et les difficultés que vous pouvez rencontrer. Évidemment, les groupes de parole me semblent indispensables mais l'action passe également par l'Observatoire présenté, dont j'ai pu constater la force du partenariat mis en place entre l'université et la Caf.
Ainsi, quel est votre regard sur les partenariats en place et nécessaires avec les structures associatives, mais aussi avec les pouvoirs publics ? En matière de famille, nous sommes à la croisée de plusieurs difficultés, mais aussi d'un épanouissement, pour reprendre le slogan « grandir et s'épanouir » qui apparaît derrière M. Thierry Malbert. Quelle est votre lecture positive et négative des partenariats que vous avez pu mettre en place, et de ce qu'il faudrait fédérer pour déployer une culture de la parentalité plus présente dans notre société ?
Ensuite, vous l'avez dit, les familles monoparentales sont de plus en plus présentes. Comment faire en sorte que les pères, notamment les plus jeunes, adoptent un rôle différent et s'impliquent davantage dans la famille ? Quelles sont d'après vous les pistes d'amélioration à mettre en place, ou qui existent déjà, en lien notamment avec l'Éducation nationale ? Je suis convaincue que c'est dès l'école qu'on apprend le respect et l'importance de la sphère familiale, ô combien précieuse lorsque les deux parents jouent pleinement leur rôle.
Enfin, s'agissant de l'« aller vers », nous voyons que les personnes ont de plus en plus de difficultés à évoquer, avec des personnes qu'elles ne connaissent pas, des difficultés très personnelles ou familiales, notamment par pudeur. Des outils tels que le bus itinérant présenté plus tôt me semble pertinents. D'après vous, une profusion de communication dilue-t-elle le message, ou reste-t-il au contraire des aspects à développer en la matière pour inciter les pères et les mères à aller vers des structures existantes, dont ils n'ont pas nécessairement connaissance ? Nous savons à quel point tout va vite dans notre société. Dans ce cadre, comment communiquer de manière efficace ?
M. Thierry Malbert. - Votre première question porte sur l'observation. Un observatoire observe, récolte, analyse, soutient et diffuse des outils. Nous réalisons des études en partenariat avec des acteurs et devons continuer à le faire, qu'elles soient petites, moyennes, larges, spécifiques, au sein de l'océan Indien ou des différents départements d'outre-mer. J'oserai dire que l'Observatoire de la parentalité de La Réunion est en train d'essaimer, puisqu'une structure similaire est en train de se monter à la Martinique, portée par la Caf et d'autres partenariats.
Je suis professeur d'université en anthropologie. Pourquoi l'université de La Réunion a-elle travaillé avec la Caf pour monter un Observatoire ? Travailler et mener des recherches, c'est très bien, mais en quoi affectons-nous les populations ? Je pense que ces partenariats entre la recherche académique et l'action sociale sont porteurs. Pour preuve, nous avons également monté l'Observatoire régional de l'océan Indien. Nous pouvons ouvrir ce dispositif aux départements, aux collectivités. Nous avons également noué des liens avec le rectorat ou d'autres associations et laboratoires de recherche. Ainsi, nous avons créé au niveau méso - au milieu - une cellule de réflexion présentant des atouts multiples. Il s'agit d'un lieu neutre, porté par l'État, la Caf et l'université. Notre éthique est l'objectivité, comme nous le faisons dans la recherche, et nous sommes au plus près du contact des associations. Les partenariats peuvent ainsi être très riches, puisque la cellule familiale est au coeur de l'économie, des organisations sociales, de nos structures du lien social.
Il est absolument essentiel que les politiques publiques puissent renforcer les budgets, les dispositifs, les pratiques, la concertation. Nous sommes très honorés d'être conviés à cette audition, surtout dans le basculement que nous sommes en train de vivre. Le XXe siècle vient de se terminer. Nous entrons dans une autre période. La cellule familiale, la filiation et le lien social parent-enfant, qui sont des liens primaires, sont à consolider. Vous le savez comme moi, les réseaux sociaux, les écrans créent du délitement et de la non-confiance. Combien de conflits éclatent aujourd'hui avec des adolescents dont les parents n'ont pas de matière à ordonner, à gouverner et à communiquer ? Pour cette raison, j'ai évoqué la communication non violente lors de mon propos. Elle doit être plus présente, à la fois dans les collèges et lycées, mais aussi dans le réseau du soutien à la parentalité.
Les résultats de nos travaux de recherche, partagés dans ce format avec les acteurs du terrain, nous permettent aujourd'hui de proposer de futures actions au coeur de la socialisation des jeunes femmes et des jeunes hommes, avant même qu'ils ne soient parents : lycéens, étudiants, jeunes travailleurs. C'est en amont de la parentalité que nous devons également agir !
Sur le site de l'Observatoire, nous avons publié de petits films de trois minutes dans lesquels des pères s'expriment. On comprend immédiatement leurs solutions pour aider les autres parents en souffrance. Ces supports sont à disposition du réseau pour animer des groupes de parole et briser la glace. Car il n'est pas évident de présenter sa problématique familiale, de parler de ce qu'il se passe à la maison, des liens intimes. Nous constatons que l'absence des parents dans les groupes de parole est en lien avec le fait que tout le monde se connaît dans les quartiers et les cités. Ainsi, nous disposons de très belles structures, appuyées par le département et la Caf, mais nous devons les rendre plus attractives. Pour ce faire, nous devons travailler en transversalité, avec le milieu professionnel qui peut injecter de la formation, mais aussi avec le rectorat, en prenant en compte les spécificités en lien avec la monoparentalité et l'isolement. Je pense que nous devons renforcer ce processus, et « aller vers » en travaillant sur les transversalités.
Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Je suis sénatrice de la Guyane, territoire particulier dont 50 % de la population est âgée de moins de 25 ans. À leur tour, les enfants font des enfants. Le territoire est également soumis à une forte immigration. Lorsque j'étais maire, j'avais pour volonté de monter une école des parents et des éducateurs. J'ai commencé par mettre en place les mardis de la parentalité, qui rencontraient un franc succès. Nous organisions des réunions avec des mères ou des pères, sur des thèmes précis tels que la contraception, les stupéfiants ou l'autorité parentale. Ces réunions étaient très suivies, de nombreux parents se déplaçaient. Nous avons un peu attendu pour créer la structure. Sachez que je ferai tout pour que la Guyane s'inspire de vos expériences, et notamment de l'EPE, voeu pieux de la ville de Cayenne. La mise en place d'un Observatoire de la parentalité me semble également nécessaire. La Guadeloupe, la Martinique et la Guyane pourraient se regrouper pour travailler sur ce dossier.
J'ai beaucoup apprécié vos interventions. Je me ferai un devoir, dès que je me rendrai sur mon territoire, de rencontrer les assistantes maternelles ou les associations en charge des parents. En Guyane, de nombreuses familles sont plutôt matriarcales. Les femmes ont besoin d'aide et de soutien. Vous pouvez compter sur moi. Lorsque je retournerai chez moi, je parlerai de l'école des parents et des éducateurs dont nous rêvions à l'époque. Je pense que la démarche se poursuit. Nous avions mis en place douze maisons de quartier sur le territoire de Cayenne. Ces espaces d'échanges permettaient de discuter de multiples sujets.
Merci à vous, et merci aux délégations de me permettre d'être en lien avec des acteurs très dynamiques sur la parentalité.
Mme Victoire Jasmin, co-rapporteure. - Je demandais plus tôt aux intervenants, et notamment à Mme Béatrice Bayo, s'ils avaient connaissance d'autres acteurs sur le territoire de la Guadeloupe. Ils sont nombreux, et d'autres tables rondes pourront porter sur le sujet. Je ne sais pas si nous bénéficierons d'une évaluation de ce qui existe, mais le territoire compte déjà beaucoup d'associations qui font énormément de choses. Mme Patricia Augustin le sait. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles vous n'y êtes pas encore implantés. Nous verrons plus tard si ces initiatives sont efficientes et efficaces. J'aimerais vraiment que nous puissions poursuivre ce travail en Guyane, puisque des fédérations y sont également implantées.
Je crois que cette initiative des délégations aux outre-mer et aux droits des femmes permettra de mettre en lumière des problématiques importantes de nos territoires. Je suis ravie d'être rapporteure de ce travail, qui nous permet de constater que de nombreuses actions sont mises en place. Cette mission conjointe nous permettra de travailler de façon complémentaire pour trouver des solutions.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Les spécificités des territoires ultramarins imposent parfois des réponses différentes, raison pour laquelle ces dernières se démultiplient.
M. Stéphane Artano, président, co-rapporteur. - Les constats dressés ne font que renforcer ma conviction et celle du Sénat sur les travaux menés en ce moment par le groupe de travail sur la décentralisation.
Je retiens cette matinée un besoin de déconcentration des moyens financiers et techniques sur nos territoires. Ce sujet renvoie à la verticalité des politiques publiques en général et à leur adaptation aux besoins des territoires.
Je suis également frappé par la nécessité d'aller vers et d'associer les communes, qui interroge sur l'existence éventuelle de schémas locaux d'accompagnement à la parentalité ou de schémas enfance-jeunesse sur tous les territoires. Il en existe un à Saint-Pierre-et-Miquelon, avec la Caisse de prévoyance sociale, équivalent de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). Il permet de décliner de manière transversale entre les acteurs des politiques territoriales d'accompagnement. De tels schémas existent-ils sur l'ensemble de vos territoires ? À défaut, le Sénat pourrait-il formuler cette préconisation ?
Je retiens également la complexité des financements. Vous êtes tous des acteurs de terrain et non des professionnels en recherche de financements publics. Cette réalité génère un besoin de simplification de la source de financement public et de l'accès à ces mêmes financements par les acteurs en charge. N'oublions pas que ce sont les réseaux associatifs et les Observatoires qui font aujourd'hui vivre la parentalité dans les territoires et pas nécessairement les politiques publiques qui peuvent être décidées au niveau national avant d'irriguer chacun des territoires.
Ce constat renvoie à la différenciation des approches sur chacun de nos territoires en tenant compte de la sociologie, et à une nécessaire déconcentration des moyens au niveau des territoires. Je reviens également sur une question posée lors de la première audition relative à l'implantation des fédérations nationales sur nos territoires ultramarins, qui sont également des relais associatifs. Je pense notamment à la Fédération nationale des parents et éducateurs : deux des trente-neuf associations sont implantées en outre-mer. Là aussi, est-il nécessaire d'enclencher un processus au niveau national de façon à permettre l'implantation de nouvelles entités dans d'autres territoires ? J'aime beaucoup l'approche régionale évoquée parce qu'elle me semble indispensable. On ne peut pas toujours dire publiquement que nous souhaitons que nos territoires soient insérés dans les régions du monde où ils se situent, sans faire en sorte que ce soit le cas sur le plan sociologique et sans tenir compte des expériences menées. Nos collègues canadiens ont par exemple connu des avancées en matière de sociologie parentale, reconnues au niveau international, méritant que nous les approfondissions. Nous pourrions nous en inspirer.
Enfin, j'aimerais simplement demander aux acteurs s'ils émargent à la fois aux financements sur les appels à projets nationaux et sur les appels à projets territoriaux. Les Cnaf lancent-elles des appels à projets sur la parentalité dans vos territoires ? Le ministère en charge des outre-mer lance-t-il des appels à projets sur ce sujet également ? Pourrait-il devenir une caisse de résonance sur ces politiques de manière à éviter la dispersion de financements ? Au moment où l'on parle de recentrer et d'améliorer l'efficience des politiques publiques, je pense que nous devons être inventifs et « pousser les murs » pour faire tomber certaines barrières.
Mme Béatrice Bayo. - Aujourd'hui, à ma connaissance, les financements relèvent majoritairement de la Caf et pas de la Cnaf, qui ne lance pas d'appels à projets spécifiques aux outre-mer. Par ailleurs, il s'agit souvent de financements sur projet, et non structurels, ce qui occasionne des difficultés. J'attire votre attention sur ce point. L'appel à projets est ponctuel et ne vise qu'une partie de l'activité des associations. C'est ce qui génère une dispersion des financements.
Ensuite, les liens directs entre le ministère des outre-mer et les acteurs de terrain sont très rares. Il serait pourtant intéressant d'en nouer, peut-être par le biais d'un intermédiaire local, pour développer une plus grande proximité entre eux.
Les schémas départementaux des services aux familles sont très inégalement déclinés sur les territoires. Aujourd'hui, à ma connaissance, les acteurs du soutien à la parentalité sont très peu associés sur les deux territoires où nous sommes implantés, contrairement aux acteurs de la petite enfance. Ils devraient pourtant participer aux travaux de ces schémas.
S'agissant de la communication, évoquée par Mme Elsa Schalck, j'identifie un enjeu de visibilité et d'accessibilité, tant en termes de langue que de situation d'illettrisme et d'illectronisme des familles. Quelle communication pouvons-nous développer pour les toucher, par des supports visuels ou par du présentiel ?
Enfin, je suis très mitigée vis-à-vis des compétences « socles » évoquées par M. Hoareau. Nous devons être vigilants lorsque nous disons qu'il existe un minimum vital pour chaque parent. Chacun est différent et dispose de ses propres compétences. La différence de situation culturelle, sociale ou géographique occasionne de fait un danger dans la définition de compétences socles à harmoniser pour tout un chacun. Je n'entrerai pas dans le débat, mais j'estime que notre objectif doit être de donner confiance aux parents pour qu'ils se sentent légitimes, et de les accompagner comme ils doivent l'être.
Mme Patricia Augustin. - J'aimerais revenir sur les propos exprimés concernant l'arsenal de prestations dédiées aux familles monoparentales et concernant les femmes se déclarant comme telles alors qu'elles ne le sont pas, écartant volontairement les pères pour des raisons financières. Il y a certainement quelque chose qui m'échappe, car il me semble qu'il n'existe qu'une seule allocation spécifique pour les familles monoparentales, l'allocation soutien familial. La situation décrite a pu exister lorsque l'allocation parent isolé existait. Elle reconnaissait le fait familial et la présence d'enfants, et était versée pendant trois ans sans être associée à une condition de recherche d'emploi, qu'apporte aujourd'hui le RSA. Celui-ci reconnaît la situation de monoparentalité mais est conditionné à la preuve d'une recherche d'emploi. Cette prestation n'a pas les mêmes vertus que l'allocation parent isolé. Il n'y a donc pas d'arsenal de prestation, mais uniquement une allocation qui se substitue à la pension alimentaire.
Par ailleurs, un père, s'il le souhaite vraiment, peut reconnaître son enfant à n'importe quel moment, et ce même à l'insu de la mère. Nous militons pour l'exercice d'une coparentalité effective. La reconnaissance des enfants par le père est très importante à nos yeux pour habiter cette fonction parentale qui ne peut se faire par le bon vouloir de la mère. Si le père veut la prendre à bras le corps, il peut le faire. Je pense qu'aucune prestation ne peut remplacer la présence d'un père. La pension alimentaire ne remplacera jamais un deuxième salaire. Nous constatons bien que les ruptures de concubinage ou les divorces appauvrissent toujours la famille. Quand le couple existe, la précarité diminue.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - J'ai été interpellée par la formulation « couple un jour, parents toujours » employée par Mme Bayo. Dans le cadre de violences intrafamiliales, nous sommes convaincus qu'un conjoint violent n'est pas un bon parent et que l'autorité familiale doit systématiquement lui être retirée. Dans ce cadre, je ne sais pas si c'est la bonne formule à utiliser. Nous n'avons pas le temps d'en débattre ce matin, mais j'aimerais que l'on soit vigilant quant à ce type de message, qui signifierait que l'on a l'autorité parentale à vie, peu importent les violences.
M. Malbert, vous avez mis l'accent sur les statistiques de familles monoparentales qui seraient gonflées en raison d'un besoin de survie et de statut, parce que les politiques familiales pousseraient des mères à s'afficher en tant que famille monoparentale. Nous allons investiguer ce sujet.
S'agissant des différents modèles, je retiens qu'il existe de bonnes initiatives dans divers territoires, qui méritent peut-être d'être dupliquées. Pour autant, le faire dans les outre-mer n'est pas simple. La duplication du 3919 a été confrontée à des problèmes d'horaires d'ouverture ou de décalage horaire. Ce constat illustre la nécessaire adaptation à chaque territoire.
Enfin, je crois que nous devons nous pencher sur la structure des associations dans le cadre de ce travail. Vous avez évoqué les financements et appels à projets. Il serait intéressant d'étudier la situation des associations dans les outre-mer avant et après Covid. Qu'en est-il des permanents qui y travaillent ? Sont-ils en nombre suffisant ou les bénévoles assument-ils la charge totale, du fait des appels à projets ? La réalité est-elle la même dans tous les territoires ultramarins ? Comment réussir à pérenniser l'action des associations ? À travers vos propos, j'ai ressenti leur rôle extrêmement puissant pour tenter de mettre en oeuvre des politiques publiques - pas toujours adaptées - lorsqu'elles existent. Finalement, le rôle de l'État arrive au second plan en matière de parentalité et de gestion des réponses à apporter à ces familles en détresse.
Mme Victoire Jasmin, co-rapporteure. - Avant de conclure, je voudrais que nous ayons une pensée pour une jeune Martiniquaise, Marie-Camille Relouzat, mère de deux enfants et victime de féminicide. Aujourd'hui-même, jeudi 9 février, une marche est organisée en son honneur en Martinique. Ce drame renvoie aux difficultés soulevées par le slogan « couple un jour, parents toujours ». Il me semble important de lui rendre hommage.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Il est toujours important de rester connecté au terrain. La lutte contre les violences intrafamiliales ne peut pas être séparée du sujet de la parentalité. Merci de nous avoir rappelé cette dure réalité et la difficulté que nous rencontrons, tant dans les territoires ultramarins que dans l'Hexagone, à lutter contre les féminicides, puisque les statistiques à ce sujet sont terribles.
M. Stéphane Artano, président, co-rapporteur. - Je vous remercie de la qualité des échanges et des éclairages que vous avez apportés. Loin de moi l'idée ou la présomption de vous dire comment doit être mis en place l'accompagnement à la parentalité. Notre rôle, au Sénat, consiste à vous aider Surtout, nous sommes les porte-voix des collectivités et territoires. Je suis intimement persuadé, comme de nombreux sénateurs aujourd'hui présents, que c'est sur le territoire que les politiques se construisent concernant les populations. C'est bien le message que nous devons porter au travers de ce rapport d'information. Je m'associe évidemment à l'hommage évoqué par Victoire Jasmin.
Merci à tous pour cette très belle audition. Les délégations sont preneuses de toutes vos contributions écrites et de vos remontées de terrain pour alimenter nos travaux dans le cadre de ce rapport. Cette table ronde était très riche. Je ne doute pas que nous pourrons continuer à échanger sous d'autres formats pour enrichir nos recommandations.
- Présidence de M. Stéphane Artano, président puis de Mme Micheline Jacques, vice-présidente -
Continuité territoriale entre l'Hexagone et l'outre-mer - Audition de M. Grégory Fourcin, directeur central des lignes maritimes, accompagné de Mme Céline Serres, directrice de cabinet et de M. Cédric Klimcik, chargé des relations institutionnelles du groupe Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime (CMA CGM)
M. Stéphane Artano, président. - Nous poursuivons ce matin nos travaux dans le cadre de notre étude sur la continuité territoriale, dont les rapporteurs sont Catherine Conconne et Guillaume Chevrollier. Étant actuellement à Saint-Pierre-et-Miquelon, je participe à cette réunion en visioconférence et je vous prie de m'en excuser. Je laisserai donc notre vice-présidente, Micheline Jacques, présider la suite de notre réunion.
Avant de lui redonner le micro, je salue nos intervenants de la CMA CGM, groupe que nous avons eu l'occasion d'auditionner à plusieurs reprises, tant les problématiques de liaisons commerciales et de desserte sont primordiales et omniprésentes dans nos réflexions.
Lors de la présente audition, nous allons examiner des questions vitales pour les outre-mer que sont, entre autres, la continuité maritime, le transport de marchandises ou le coût du fret. Nous accueillons en effet ce matin M. Grégory Fourcin, directeur central des lignes maritimes, accompagné de Mme Céline Serres, directrice de cabinet, et de M. Cédric Klimcik, chargé des relations institutionnelles.
Je vous remercie par avance, Madame, Messieurs, de vos éclairages et de vos suggestions pour renforcer la continuité non seulement entre l'Hexagone et nos outre-mer mais également au sein de chaque territoire et entre les outre-mer eux-mêmes. Au fil de nos auditions, nous constatons en effet une très forte aspiration générale à la mobilité avec, globalement, un déficit d'offres dans ce domaine. C'est pourquoi nous comptons sur nos rapporteurs pour faire la lumière sur les freins mais aussi les perspectives dans ce domaine.
- Présidence de Mme Micheline Jacques, vice-présidente -
Mme Micheline Jacques, présidente. - Nous vous remercions vivement pour votre disponibilité et votre présence ce matin au palais du Luxembourg. Vous pourrez présenter vos observations sur la trame qui vous a été transmise par nos rapporteurs. Mais vous pourrez nous transmettre aussi ultérieurement d'autres précisions par écrit. Ensuite, je demanderai aux rapporteurs d'intervenir, puis ce sera le tour de nos autres collègues.
M. Grégory Fourcin, directeur central des lignes maritimes du groupe CMA CGM. - Le groupe CMA CGM, acteur mondial de la logistique et du transport, continue de se développer. En 2021, il comptait 250 000 collaborateurs, 450 agences dans 160 pays, et transportait des conteneurs à hauteur de 22 millions d'équivalents vingt pieds (EVP). Présent sur tous les continents, il possède aujourd'hui 584 navires commerciaux, assure 275 lignes maritimes, exploite 50 terminaux portuaires. Il a par ailleurs lancé, en 2021, une division aérienne, CMA CGM Air Cargo, dédiée uniquement au fret aérien ; ayant commencé avec six avions, nous en aurons bientôt douze.
Dans le cadre de cette audition, je souhaite vous présenter ce que la CMA CGM offre en termes de continuité territoriale dans les outre-mer. Pour ce faire, je vais vous présenter et commenter trois cartes.
La première carte illustre le maillage assuré par CMA CGM dans le bassin Atlantique, soit des liaisons maritimes entre l'Europe - Europe du Nord et Méditerranée - et les Antilles ainsi que la Guyane française. Nous assurons également de nombreuses interconnexions entre les Caraïbes - Kingston en Jamaïque, République dominicaine, Porto Rico - et le plateau des Guyanes, en passant par les Antilles. Nous proposons des services long-courrier (long-haul services) et des trajets courts pour approvisionner nos clients importateurs et pour offrir des solutions d'exportation au départ des Antilles et de la Guyane. Notre activité dans les outre-mer est méconnue par rapport à celle que nous avons en métropole ; nous avons pourtant développé des services intrarégionaux.
La deuxième carte concerne notre présence dans le bassin central indien, essentiellement dans deux départements : La Réunion et Mayotte. Nous assurons des liaisons directes et hebdomadaires au départ de l'Europe et de l'Asie vers La Réunion, et des liaisons comprenant un transbordement à destination de Mayotte. Nos services sont plutôt rapides et nous avons conclu des partenariats avec d'autres compagnies maritimes. Les liaisons au départ du Havre et de Fos-sur-Mer vers La Réunion existent depuis une dizaine d'années, de même que celles à destination de Mayotte. Nous avons également créé un maillage permettant aux importateurs et aux exportateurs réunionnais et mahorais de recevoir ou d'expédier des cargaisons à Madagascar, en Afrique du Sud et en Inde - dans ce dernier cas, il s'agit de produits pour le bâtiment et de matières premières.
La troisième carte illustre la présence du groupe et la continuité territoriale entre l'Hexagone - Le Havre, Dunkerque - et les îles du Pacifique, Papeete en Polynésie française et Nouméa en Nouvelle-Calédonie, via notre service Panama Direct (PAD) qui existe depuis vingt-cinq ans, et dont la fréquence est hebdomadaire depuis 2022. Des connexions existent également avec la Chine, que nous relions depuis la Nouvelle-Zélande, avec des possibilités de transbordement sur des navires de plus petite capacité vers Tahiti et Nouméa.
Mme Céline Serres, directrice de cabinet du directeur général du groupe CMA CGM. - Ces cartes montrent que nous oeuvrons, au travers de liaisons directes, au service de la continuité territoriale et du maillage régional. Nous pourrons aborder ultérieurement, en réponse aux questions, le sujet des connexions et des multiples combinaisons possibles.
M. Cédric Klimcik, chargé des relations institutionnelles du groupe CMA CGM. - J'aimerais insister sur le rôle historique que joue le groupe CMA CGM pour la continuité territoriale dans les outre-mer, en tant que partenaire de longue date présent sur tous ces territoires et au travers d'un engagement quotidien. Ainsi, lors des premiers mois de la crise sanitaire, alors que les perturbations étaient très fortes sur l'ensemble des chaînes logistiques mondiales - seulement 60 à 65 % des navires circulaient -, nous avons continué de desservir tous les territoires ultramarins sans annuler d'escale.
Par ailleurs, alors que des hausses de taux étaient constatées sur l'ensemble des marchés mondiaux, du fait de la forte demande et des phénomènes de congestion portuaire, notre groupe a protégé les territoires ultramarins en gelant les taux de fret « spot » (taux comptant) en mai 2021, puis à partir du 1er août 2022 en diminuant nos prix de 750 euros par conteneur de quarante pieds, soit 375 euros par conteneur de vingt pieds, pour l'ensemble des importations vers les outre-mer. L'objectif de ces gestes concrets était de maintenir la qualité de la desserte des outre-mer et la compétitivité des services.
L'engagement quotidien et sur place de CMA CGM en faveur de ces territoires se traduit par une présence forte et par le soutien au développement économique et à l'innovation, notamment au travers de l'ouverture, à Marseille et en Guadeloupe, de l'incubateur de jeunes pousses ZEBOX et de l'incubateur social Le Phare de la Fondation CMA CGM, présidée par Tanya Saadé Zeenny, qui accueille quatre jeunes pousses sociales.
Mme Catherine Conconne, rapporteure. - CMA CGM joue un rôle très important dans les territoires ultramarins puisque l'essentiel des produits de consommation sont acheminés via son réseau. Ce groupe est aujourd'hui en situation de quasi-monopole, notamment dans le bassin Atlantique. Avez-vous conscience du coût du fret sur le prix des marchandises ?
M. Grégory Fourcin. - CMA CGM n'est pas en situation de monopole sur le bassin Atlantique et aux Antilles ; nous avons des concurrents : Maersk, Seatrade, Soreidom, Marfret...
Durant les années 2021 et 2022, c'est-à-dire lors de la crise sanitaire, la demande a été exceptionnelle du fait de l'accélération de la consommation. Croyez-moi, Madame la sénatrice, nous avons protégé les territoires ultramarins. L'explosion des prix du fret pendant cette période a surtout concerné les produits en provenance d'Asie et destinés à l'Amérique du Nord, l'Amérique du sud et l'Europe, une « bulle » créée par la compétition et le manque d'espace sur le marché.
Les territoires ultramarins, quant à eux, importent massivement des produits en provenance d'Europe. Or, les taux de fret sur lesdits produits ont été gelés à partir de mai 2021 et notre groupe a décidé, seul, pour soutenir le pouvoir d'achat outre-mer, de mettre en place une aide de 750 euros par conteneur de quarante pieds. Cette aide est valable pendant un an, jusqu'au 31 juillet 2023 ; aucun de nos concurrents n'a pris une telle mesure.
En ce qui concerne les départements et territoires d'outre-mer, nous n'avons donc pas vu l'explosion des tarifs de fret, au contraire. Cette explosion des tarifs de fret a eu lieu essentiellement sur les marchés dit « est-ouest » entre l'Asie et l'Europe ou l'Asie et les États-Unis ainsi que l'Amérique latine.
Mme Catherine Conconne, rapporteure. - Êtes-vous conscient de la part du fret dans la composition du prix et de certains calculs qui sont effectués en valeur plutôt qu'au poids, que certains distributeurs souhaiteraient voir changer ? J'aimerais rentrer dans le coeur du moteur de la composition d'un prix.
M. Grégory Fourcin. - À titre d'exemple, la part du prix du fret dans la valeur de la marchandise une fois vendue en Martinique et en Guadeloupe se situe entre 6 % et 8 %. Cela dépend également de la valeur du produit, un conteneur de pâtes ou un conteneur de champagne n'a pas la même valeur à la vente. Cependant, nos tarifs de fret s'appliquent de la même manière, peu importe la nature du produit. Nous n'avons pas la maîtrise de la marchandise qui va dans les conteneurs et nous n'organisons pas cette logistique. Ce que je peux néanmoins vous dire, c'est que la part du transport maritime dans les ventes en Martinique et en Guadeloupe est faible.
Mme Catherine Conconne, rapporteure. - Seriez-vous prêts à participer à une réflexion, avec les distributeurs et l'État, sur la prise en compte du critère valeur marchande dans le calcul du fret ?
Ainsi, l'application d'un taux de 6 %, dans un cas, sur le prix de vente des iPhones, qui s'élève à un peu plus de 1 000 euros en Martinique, ce qui les destine plutôt à une élite au pouvoir d'achat élevé, et dans l'autre cas, à un conteneur de pâtes, a des effets complètement différents sur le coût de la marchandise livrée.
Les distributeurs, comme les réflexions en cours, vont dans le sens d'une révision des modes de calcul et d'application des tarifs de fret afin qu'ils tiennent davantage compte de la valeur marchande.
M. Grégory Fourcin. - Nous sommes prêts à participer à ces réflexions avec vous.
La réponse ne viendra pas uniquement du groupe CMA CGM et des transporteurs maritimes. Un ensemble d'éléments doit être pris en considération.
L'iPhone et plus généralement les smartphones sont un bon exemple. L'octroi de mer sur ce type d'appareil est quasiment de zéro, tandis qu'il est important sur des produits alimentaires de première nécessité dans certains territoires, notamment en Martinique et en Guadeloupe.
Certes, la valeur marchande du produit doit être prise en compte, mais lorsqu'un produit est vendu en Guadeloupe ou en Martinique, l'octroi de mer a également un effet sur son prix de vente. Ce facteur ne doit pas être négligé.
Mme Catherine Conconne, rapporteure. - Je remercie le groupe CMA CGM d'accepter de participer à ces réflexions.
Je précise que pour de nombreux produits de première nécessité, l'octroi de mer est proche de zéro. C'est le cas en Martinique, territoire que je connais le mieux.
Il ne faut malheureusement pas oublier que l'octroi de mer complète le financement des budgets des communes. Si l'État s'engageait à accorder une dotation globale de fonctionnement correspondant aux calculs effectués pour les communes en France métropolitaine, ce qui permettrait de baisser le taux de l'octroi de mer, j'applaudirai des deux mains.
Toutefois, pour l'instant, l'octroi de mer contribue au budget de fonctionnement des communes. Les Martiniquais et les autres habitants des départements financent donc directement, de leurs poches, les budgets de fonctionnement des communes. C'est un peu comme s'il existait une taxe douanière à l'entrée de Paris ou de Bordeaux qui contribuerait au financement de ces communes.
L'octroi de mer est souvent décrié mais sa baisse pourrait avoir des conséquences sur les budgets de fonctionnement des communes. La réflexion doit donc être globale. Je tiens vraiment à cette proposition de travail sur la valeur du produit embarqué et sur une meilleure péréquation en matière de taux de fret.
M. Guillaume Chevrollier, rapporteur. - Vous représentez un groupe exceptionnel, leader mondial du transport maritime et fleuron de notre économie nationale. Voilà quelques mois, nous auditionnions votre président-directeur général, qui avait présenté le groupe et sa stratégie. Je vous remercie encore une fois de votre présence.
Comme vous l'avez souligné, en tant que société française, vous avez une véritable stratégie à l'égard des outre-mer.
À propos de la part du fret dans les marchandises, le taux de 6 % à 8 % que vous avez indiqué est-il spécifique aux outre-mer ? Peut-il être encore plus faible pour certains territoires qui répondraient à une stratégie de développement ? Est-ce une véritable orientation politique de privilégier les territoires ultramarins parce que votre entreprise a son siège social à Marseille ?
Le facteur prix nous semble être déterminant pour assurer cette continuité territoriale, comme pour favoriser les échanges humains et matériels. Plus le prix est compétitif et abordable, plus les flux se développent et plus les liens entre l'Hexagone et les outre-mer sont confortés.
Sur quels facteurs supplémentaires pourrait-on agir pour avoir des prix de plus en plus compétitifs dans nos territoires ultramarins, atlantiques ou pacifiques ?
M. Grégory Fourcin. - Oui, nous avons une politique de tarifs qui, sans dire qu'elle est avantageuse, est bien différente de celle en direction d'autres territoires américains, latino-américains ou nord-européens.
À ce jour, la part du fret dans le prix de vente est faible. La moyenne de nos taux de fret, calculée sur une durée de cinq ans ou de dix ans, est stable et ne progresse pas.
Le fret, pour les Antilles ou les autres territoires ultramarins, ne variant pas, le prix de vente ne doit donc également pas varier.
Je voudrais soumettre à votre attention quelques éléments d'information afin d'éclairer le débat.
Ainsi, pour faire fonctionner une ligne entre Le Havre et Papeete, treize navires sont nécessaires. L'investissement de départ est donc important. Des investissements supplémentaires sont ensuite obligatoires pour maintenir les équipements à niveau et disposer de navires modernes ne rejetant pas un volume trop important de dioxyde de carbone (CO2). Il en va de même pour l'ensemble des territoires ultramarins.
Nous devons être compétitifs et disposer d'une flotte moderne.
À propos des prix, ne pourrait-on pas travailler ensemble afin de pratiquer ce qu'il est convenu d'appeler du near sourcing ou de l'approvisionnement local ? Il s'agirait de chercher des sources d'importation de marchandises autres que la métropole, avec laquelle les temps de transport sont longs et les coûts de fret peut-être un peu élevés au regard de la valeur de ce qui est transporté.
Par exemple, ne pourrait-on pas acheter des pommes de terre à Cuba et les importer aux Antilles ? Ou importer des salades depuis le Costa Rica ?
Cette réflexion doit être menée. Si l'importateur souhaite baisser son prix de vente, il est obligé de tenir compte de cette régionalisation des flux et des possibles lieux d'approvisionnement.
Les distances entre la métropole et les territoires ultramarins sont une réalité intangible. J'invite donc l'ensemble des acteurs à réfléchir à des sources d'approvisionnement plus proches.
Notre groupe est également prêt à aider les importateurs locaux à trouver les vecteurs et les réseaux leur permettant de s'approvisionner en parcourant des distances plus courtes et peut-être à moindre coût. Cette possibilité est importante et doit être examinée avec attention.
Il me semble également nécessaire de développer le e-commerce en outre-mer. Si en métropole, il est possible d'importer très rapidement ce que l'on souhaite, cela ne me semble pas être le cas dans les départements et territoires d'outre-mer.
M. Guillaume Chevrollier, rapporteur. - La continuité territoriale concerne les relations entre l'Hexagone et les territoires ultramarins mais également celles entre territoires ultramarins. Or, le prix du fret pour un trajet entre la Guadeloupe et la Martinique peut être parfois plus élevé que celui pour un trajet vers l'Hexagone. C'est ce qui est ressorti des travaux de nos collègues sur la gestion des déchets outre-mer.
M. Grégory Fourcin. - Si vous disposez d'éléments d'information sur ce sujet, je serais ravi d'en prendre connaissance.
Je n'ose pas imaginer que le coût du fret soit plus élevé dans ce cas. C'est à vérifier. Néanmoins, ce n'est pas la politique appliquée à ce jour. Et les échanges sont très faibles entre la Guadeloupe et la Martinique.
Nous assurons des échanges entre les Antilles et la Guyane, pour lesquels nous disposons de services spécialisés.
Je suis d'ailleurs très fier d'annoncer que nous allons ouvrir le 22 mars prochain une escale à Saint-Laurent-du-Maroni, dans l'ouest de la Guyane. Le développement démographique, celui des installations d'entreprises et la possibilité de réaliser des importations depuis cette escale justifient son ouverture.
Toutefois, Saint-Laurent-du-Maroni est un port fluvial disposant de seulement quatre mètres de profondeur, ce qui est une contrainte forte. Mais nous allons pouvoir développer ce lien régional et offrir une solution aux importateurs situés dans l'est de la Guyane, qui pourront s'approvisionner directement à Saint-Laurent-du-Maroni et ne plus avoir à réaliser de trajets en camions depuis Cayenne. Une escale aura lieu une fois par mois.
Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Je vous remercie de votre annonce concernant Saint-Laurent-du-Maroni. Avec sa démographie galopante et son poids économique, cette ville dépassera bientôt Cayenne. Vous avez annoncé, il y a quelques mois, une baisse de vos taux de fret à destination des outre-mer dans le but de contribuer à l'effort de modération des prix à la consommation. L'année précédente, vous aviez déjà pris la décision de geler ces taux. Je dois reconnaître qu'il s'agit d'efforts louables, mais cela me conduit à m'interroger : devons-nous croire que les taux pratiqués auparavant étaient excessifs ? Je rejoins les propos de Catherine Conconne. Je n'ai pas perçu les conséquences de vos efforts dans les prix pratiqués par les commerces. J'admets que vous n'êtes pas les mieux placés pour m'apporter une réponse sur ce point, mais nous sommes très sensibles au prix du panier de la ménagère, qui est très élevé. Nos compatriotes en souffrent.
Mme Victoire Jasmin. - Pourriez-vous revenir sur la réduction du coût du taux de fret, que M. Rodolphe Saadé avait annoncé, et que nous avons rencontré en Guadeloupe ?
Certains armateurs, notamment Maersk, n'opèrent plus les lignes desservant nos territoires. Quelles seront les conséquences sur le volume de conteneurs transportés par les bateaux de CMA CGM ?
Vous avez évoqué une piste très intéressante : faire certains achats, en circuit court, dans d'autres îles de la Caraïbe. Néanmoins, cela ne soulèverait-il pas des problèmes en matière de respect des normes, notamment phytosanitaires, qui sont en vigueur en France et pas ailleurs, d'autant plus que les régions ultrapériphériques (RUP) sont soumises au programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (POSEI) ? C'est un point qu'il faut creuser.
Lors de l'examen du projet de loi portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat, en juillet dernier, je m'étais opposée à un amendement du Gouvernement visant à établir un prêt à taux zéro pour remplacer les flottes de véhicules de marchandise par des véhicules propres. J'avais justement évoqué les difficultés que le transport de véhicules électriques vous avait posées, en raison du risque incendie. Un tel transport est-il désormais possible, sachant que les conditions d'un déploiement de ces véhicules dans nos territoires ne sont pas encore réunies ?
M. Grégory Fourcin. - En ce qui concerne la Guyane, la première escale à Saint-Laurent-du-Maroni marquera le début d'une belle aventure.
Le taux de fret a été gelé et une réduction de 750 euros a été mise en place, soit près de 20 % du taux de fret en Guyane et environ 30 % à la Guadeloupe. Toutes les semaines depuis le 1er août dernier, les conteneurs à destination des départements d'outre-mer bénéficient de ce rabais de 750 euros - CMA CGM est le seul armateur à avoir pris cette décision. Malheureusement, force est de constater que les prix de vente n'ont pas baissé dans les magasins, et c'est frustrant. Aussi, lorsque cette réduction prendra fin - le 31 juillet 2023 - je n'aimerais pas entendre que les prix de vente vont augmenter, au motif que les 750 euros les auraient fait baisser, car cela n'a pas été le cas ! Si l'on suppose que le coût lié au transport maritime est si important dans le prix de vente d'un produit, alors comment comprendre que cette remise n'ait pas fait baisser les prix ? Nous faisons un effort financier, mais nous ne constatons pas ses effets, et c'est malheureux !
Maersk, qui transportait chaque semaine environ 400 conteneurs vers les Antilles, a décidé de se retirer de ce marché ; les clients qui chargeaient avec Maersk le feront désormais avec CMA CGM, qui continuera de desservir le mieux possible ce marché. Il existe d'autres acteurs Seatrade, Marfret et Soreidom, qui transporte du vrac.
CMA CGM est un trait d'union entre l'Hexagone et les outre-mer, où nous avons renforcé notre offre - j'ai parlé de l'ouverture de la ligne vers Saint-Laurent-du-Maroni. Nous avons également lancé le service Kalinago dans les Antilles pour favoriser des achats de proximité. Ce service offre la possibilité aux importateurs martiniquais et guadeloupéens de se fournir, toutes les semaines, dans les îles autour des Antilles - Porto Rico, Roseau à la Dominique, la Barbade ou encore Antigua, par exemple. Il faut par ailleurs avancer sur le sujet des normes, c'est important. Il n'est actuellement pas possible d'importer directement, par exemple, des couches-culottes depuis Guyana, à moins de les faire transiter par la métropole.
Des navires rouliers ont coulé à cause de véhicules électriques au début de l'année 2022 car les batteries, sous l'effet de la température dans la cale, ont pris feu. Nous n'avons toutefois pas arrêté de transporter des véhicules électriques à la Guadeloupe et à la Martinique, mais ils sont désormais placés dans des conteneurs réfrigérés à une température de 20 degrés positifs et les batteries sont déchargées à 40 %, ce qui évite tout problème. Nous ne sommes qu'un petit acteur du transport des véhicules électriques.
Mme Micheline Jacques, présidente. - La question des normes est le cheval de bataille de notre délégation : s'approvisionner dans son bassin géographique devrait être plus facile !
Par ailleurs, j'aimerais soulever le problème de la date de péremption des produits frais, qui ne ressort pas de vos compétences. À Saint-Barthélemy, les délais permettant la consommation des produits sont très limités ; cela entraîne du gaspillage, ce qui peut pousser à la hausse le prix des marchandises. Aussi, le développement d'Air Cargo, que j'accueille avec beaucoup d'enthousiasme, permettrait-il de raccourcir les délais de livraison ? De plus, le coût des produits transportés par fret aérien sera-t-il différent du prix du fret maritime ? Comment trouver un prix assez équilibré pour que vous ne vendiez pas à perte et que le consommateur ne soit pas trop affecté ?
M. Grégory Fourcin. - Un Airbus A330 peut transporter jusqu'à 60 tonnes contre une centaine de tonnes pour un Boeing 777, alors qu'un bateau transporte entre 50 000 et 100 000 tonnes. Les tarifs sont calculés par kilogramme dans le fret aérien, mais par conteneur, soit 30 tonnes maximum, dans le fret maritime. Les échelles sont totalement différentes.
Mme Micheline Jacques, présidente. - La taille des avions qui atterrissent à Saint-Barthélemy est très limitée ! C'est pourquoi, selon moi, il serait possible de desservir Saint-Martin ou Saint-Barthélemy par bateau depuis la Guadeloupe, par exemple, si elle était desservie par avion.
M. Grégory Fourcin. - Oui, il est tout à fait possible de faire du Air-Sea, comme l'on dit dans le jargon, c'est-à-dire décharger des marchandises, avec les avions de CMA CGM Air Cargo, en Guadeloupe par exemple, et les transporter ensuite vers Saint-Barthélemy en bateau. Nous étudierons cette possibilité à la Guadeloupe et à la Martinique, où il y a déjà beaucoup de concurrents. Nous n'avions pas encore envisagé cette option mais nous allons l'étudier.
Mme Catherine Conconne, rapporteure. - C'est normal que les effets de la remise de 750 euros ne soient pas ressentis dans le panier de la ménagère. Reprenons l'exemple du paquet de pâtes, qui est un produit de très grande consommation : si l'on divise les milliers de paquets de pâtes que l'on peut trouver dans un conteneur de quarante pieds par 700 euros, soit le montant de la remise, alors le résultat sera infime ! Voilà pourquoi nous ne voyons pas les effets de la remise sur le prix des marchandises.
Aussi, il faut travailler à une meilleure péréquation dans l'application des tarifs. Actuellement, il est préférable de réaliser un effort supplémentaire sur les produits de première nécessité et de ne faire aucune réduction sur les conteneurs transportant du matériel informatique haut de gamme, ou autres produits high-tech. Cela n'a pas de sens de faire baisser de 2 euros ou 3 euros le prix d'une télévision grand écran, hyper connectée qui coûte quelque 1 500 euros !
Cette baisse doit porter majoritairement sur les produits de la grande distribution - l'huile, les pâtes, le riz -, cela serait plus efficace.
M. Grégory Fourcin. - Nous ne nous rejoignons pas sur ce point. La valeur d'un conteneur de pâtes, ce n'est pas le poids ni le nombre de pâtes, mais la valeur du conteneur. Par exemple, si la valeur d'un conteneur de pommes de terre est de 5 000 euros, si j'enlève 750 euros, je fais baisser le prix de la pomme de terre de 15 %. Cette baisse se voit-elle dans les rayons ?
Mme Catherine Conconne, rapporteure. - Si vous vendez 2 euros le kilo de pommes de terre et que vous baissez le prix de 15 %, le ressenti est infime pour le consommateur. Nous sommes dans une discussion, ne soyez pas sur la défensive. Je n'ai rien contre CMA CGM, je ne suis pas là pour critiquer ni pour juger. Nous voulons proposer une solution adéquate au Gouvernement. N'y a-t-il pas moyen de revoir cette baisse de 750 euros, si elle perdure ? M. Rodolphe Saadé s'est engagé devant nous, y compris rue Oudinot.
Il faudrait une augmentation supplémentaire sur les produits de première nécessité, et atteindre une stagnation ou une baisse pour les autres produits sur lesquels la baisse sera moins ressentie. Qu'une télévision haut de gamme coûte 1492 ou 1500 euros, le consommateur s'en moque. Mais sur un conteneur d'huile, cela pose problème. Il faut mieux flécher les produits concernés.
M. Stéphane Artano. - Il est important pour la France d'avoir des grands groupes de transport maritime. Je reviens d'un passionnant séjour aux Antilles avec le président du Sénat. Nous avons vu dans les grands ports maritimes, le renforcement du positionnement de CMA CGM et l'approvisionnement de proximité. Cela incite les grands ports maritimes à revoir leur stratégie de développement, et c'est l'occasion de donner un statut davantage privé au grand port maritime (GPM) pour avoir un effet de levier plus important pour lever des fonds.
Je suis sensible aux déclarations de M. Fourcin sur l'approvisionnement de proximité : 50 % des importations de Saint-Pierre-et-Miquelon viennent d'Amérique du Nord, 50 % d'Europe. Nous avons cependant une difficulté avec certaines normes et certains emballages, notamment pour les produits phytosanitaires et les normes de construction imposant des produits européens. Et lorsque les échanges sont régionaux, le transporteur ne fait pas de l'international et les effets de seuil impactent les frais de transport.
Vous voulez faire en Guadeloupe un hub régional de CMA CGM qui éclaterait ensuite dans la région, pour passer ensuite par Panama afin d'atteindre l'ouest des États-Unis.
Il y a eu un projet de hub maritime à Saint-Pierre-et-Miquelon, à hauteur de 400 millions d'euros, afin de faire venir des navires et faire éclater leur cargaison ensuite. C'est la démarche que vous avez en Guadeloupe. Serait-ce un positionnement idoine actuellement pour atteindre l'Amérique du Nord, ou ce projet de l'époque doit-il rester à l'état de projet ?
CMA CGM est partenaire du projet Neoline qui devrait toucher Saint-Pierre-et-Miquelon par sa ligne transatlantique. Cependant, la multiplication des acteurs logistiques rajoute du surcoût.
M. Grégory Fourcin. - Le projet de hub en Guadeloupe et en Martinique est né d'un problème identifié et qui touche l'ensemble de l'industrie maritime : les nouvelles règles OMI 2023 de l'Organisation maritime internationale (OMI), mises en oeuvre en 2024, contraindront les transporteurs maritimes à faire davantage attention à leurs rejets de CO2. Nous aurons donc du mal, à l'avenir, à desservir des territoires actuellement desservis. C'est comme les nouvelles normes pour les réfrigérateurs : nous aurons une classification par rapport à l'utilisation du navire sur la ligne. Les services sur les Antilles et la Guyane seront touchés par ces nouvelles règles. Nous devrons revoir notre schéma et investir sur des navires plus grands car actuellement nous avons des rejets trop importants pour continuer à desservir ces territoires.
Nous avons des navires de 3 500 équivalents vingt pieds (EVP) pour l'Europe, de 2 200 EVP pour la Guyane. Nous devrons nous adapter pour desservir ces territoires tout en respectant les règles de l'OMI. Actuellement, ils sont desservis toutes les semaines avec un temps de transit tout à fait acceptable, même pour les produits frais.
Nous avons trouvé une solution : construire des navires de dernière génération, soit de 7 000 EVP - taille maximale - qui pourraient décharger en Guadeloupe et Martinique, et créer de la valeur en transbordant des conteneurs pour le plateau des Guyanes, et en Martinique en transbordant des conteneurs issus du nord du Brésil et des Caraïbes. Nous avons défini ainsi ce concept de hub pour l'import en Guadeloupe, et pour l'export en Martinique. Ce projet verra le jour en 2024-2025. Ces navires seront propulsés au gaz naturel liquéfié (GNL). L'objectif est de créer un corridor vert, et que le navire brûle du biométhane, gaz qui n'émet pas de CO2. Nous sommes encore en négociations, et espérons pouvoir naviguer entre l'Hexagone et les Antilles et la Guyane avec un navire totalement vert. Le GNL émet 20 % d'émissions de CO2 de moins que le fioul.
Je n'avais pas connaissance du dossier sur le hub de Saint-Pierre-et-Miquelon. Je crois que ces annonces ont été faites en 2016 par le Premier ministre Manuel Valls. Pour un hub, il faut massifier un flux entrant et/ou sortant. À Saint-Pierre-et-Miquelon, il faudrait chercher des destinations canadiennes ou américaines. Or actuellement, le consommateur dans ces territoires veut un service direct. Pour pouvoir mettre en place ce type de système, on subirait la concurrence des lignes directes, par exemple Le Havre-Halifax, sans passer par Saint-Pierre-et-Miquelon.
Je serais néanmoins ravi d'étudier ce projet pour comprendre sa finalité et savoir quels volumes étaient en jeu. Pour exporter des marchandises vers les États-Unis, il faut aussi remplir des formalités douanières pour respecter la Container Security Initiative (CSI), ce qui rajoute une complexification.
CMA CGM est partenaire de Neoline, un navire qui démarrera en 2025, avec l'équivalent de 1 200 mètres linéaires, soit 260 conteneurs, et pourra contenir 400 véhicules à l'intérieur. Il fonctionnera à l'électrique et à la voile. Nous avons hâte de voir ce navire innovant à Saint-Pierre-et-Miquelon.
Mme Nassimah Dindar. - Le problème du fret se pose à La Réunion et pour tous les ultramarins, y compris pour Mayotte. Nous apprécions les 750 euros de réduction.
Vous investissez aussi beaucoup dans l'aérien. Comment verriez-vous une aide de l'État ou de l'Europe, car il faut à la fois aider les compagnies aériennes et les collectivités territoriales qui aideront les usagers ? En tant qu'investisseur dans Air France, comment voyez-vous ces aides pour la continuité territoriale, des personnes et des marchandises ?
M. Grégory Fourcin. - Je ne suis pas spécialiste du partenariat avec Air France. La filiale CMA CGM Air Cargo est 100 % fret. Nous ne transportons pas de passagers. Nous avons fait deux « touchers » à La Réunion l'année dernière. Je ne pourrai donc vous répondre sur l'action souhaitable de l'État, la continuité territoriale et les aides.
Avec cette filiale, nous voulons être indépendants et répondre aux besoins des importateurs à La Réunion. Nous aurons des Boeing 777 capables d'aller à La Réunion - c'est plus difficile avec des Airbus - et serons un acteur du fret aérien.
Mme Nassimah Dindar. - Lorsqu'on parle du fret, le prix est le sujet qui intéresse les usagers, qu'ils soient commerçants, agriculteurs ou consommateurs. Vous avez montré que vos investissements étaient aussi nécessaires.
M. Grégory Fourcin. - Merci de votre action pour l'arrivée des portiques. Nous en avions besoin et l'exploitation a été difficile durant deux ans. Il est important que les ports ultramarins puissent continuer à accueillir des navires plus verts, plus grands, pour que le fret reste compétitif.
J'ai vécu à La Réunion. Ce port a énormément de potentiel. Il faut suffisamment d'espace pour fluidifier et que le travail sur les quais se passe bien. Nous devons continuer à faire cela dans d'autres ports ultramarins. Il y a de nouveaux projets en Martinique et en Guadeloupe. Port-Louis veut accueillir plus de marchandises et du transbordement. N'oublions pas qu'il y a des ports ultramarins compétitifs. Les autorités doivent le savoir. En République dominicaine, les ports se sont vite transformés, grâce à des investisseurs privés. Nous devons, avec les autorités, nous rapprocher pour avoir les meilleurs outils.
M. Philippe Folliot. - Pour la France et notre économie bleue, avoir un groupe comme le vôtre est une grande chance et un atout exceptionnel. La France se croit continentale et européenne alors qu'elle est mondiale et maritime. Vous êtes une expression de cette « mondialité » et de cette « maritimité ».
La Réunion est située sur une route commerciale importante et pleine d'avenir. Il est difficile, dans nos ports, et particulièrement ultramarins, d'avoir des espaces qui ne sont pas contraints par le manque de place. Ce n'est pas le cas à La Réunion, où la réserve foncière est vaste.
On parle beaucoup des entreprises faisant des superprofits. Vous avez été ciblés. Mais plutôt que d'aller vers une taxation, qui n'est pas le schéma le plus opportun, n'y aurait-il pas moyen de travailler, gagnant-gagnant, entre CMA CGM et les collectivités ultramarines pour les accompagner dans la modernisation de leurs infrastructures ? J'ai entendu votre volonté de répondre aux nouvelles exigences environnementales de l'OMI. Vous jouez un rôle important. Pourquoi ne pas développer des activités de réparation et d'entretien de vos paquebots ? Comment développer de l'activité dans les outre-mer ?
Vous pourriez dire que vous avez certes des profits importants, mais que vous investissez dans le transport vert et que vous améliorez vos dessertes ultramarines. Nous pourrions mettre en avant cet argument devant ceux qui contestent vos profits. Je dirai la même chose aux représentants de Total, pour qu'ils investissent dans les énergies renouvelables.
Nos territoires ultramarins sont tous liés à la mer. Vous pourriez être des facilitateurs.
M. Grégory Fourcin. - Nous sommes prêts à étudier toutes les possibilités pour accompagner les territoires, et par exemple la réparation des porte-conteneurs. Encore faut-il que les ports soient équipés de ports flottants. Parfois, nous faisons du soutage. À l'avenir, j'espère que nous souterons du GNL dans ces territoires, voire que nous développerons ensemble une industrie verte.
Notre président a lancé un fonds vert de 1,5 milliard d'euros pour verdir notre industrie, et pourquoi pas utiliser demain des énergies renouvelables comme la bagasse de la canne à sucre pour créer de la valeur dans nos territoires ? Nous devons travailler ensemble. C'est important pour nous, transporteur maritime français très présent dans les territoires ultramarins, d'être proche des attentes locales.
Nous avons réalisé de nombreux événements, et investi dans une fondation et dans l'incubateur ZEBOX en Guadeloupe. Nous devons continuer à investir, peut-être dans la réparation navale.
Mme Victoire Jasmin. - Pourquoi pas dans la formation ?
M. Grégory Fourcin. - Nous aurons la CMA CGM Academy à Marseille ; pourquoi ne pas multiplier ces initiatives ? ZEBOX est un incubateur qui permettra à des start-ups de progresser et d'amener de la valeur dans nos territoires.
La formation à Marseille ouvrira l'année prochaine. Travaillons main dans la main pour créer cette valeur dans vos territoires.
Mme Micheline Jacques, présidente. - Nous vous remercions Monsieur le directeur, pour votre optimisme, votre écoute et votre volonté de travailler avec les territoires ultramarins.