Mercredi 8 février 2023
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 10 h 35.
Audition de M. Fabrice Fries, président-directeur général de l'Agence France-Presse
M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, monsieur le président, cher Fabrice Fries, votre première visite à notre commission remonte au 3 octobre 2018. Elle suivait votre nomination au poste de président-directeur général de l'Agence France-Presse (AFP), le 12 avril de cette même année.
C'est peu dire que, depuis, le monde a changé. Votre mandat a été marqué par un mouvement de contestation sociale sans équivalent, une pandémie mondiale et, maintenant, la guerre en Ukraine. Sur tous ces sujets, il a été nécessaire de livrer au public une information fiable, objective et professionnelle, à l'heure où elle est bien trop souvent imprécise, orientée et traitée sans nuance. Votre agence a donc dû faire face simultanément à une actualité très riche, mais également à de lourds défis économiques et à des problématiques de gestion interne, dont vous nous aviez longuement parlé en 2018.
On peut dire que votre premier mandat a été celui des obstacles et des réformes, ce qui va souvent de pair. Vous avez été largement désigné pour un nouveau bail de cinq ans, le 10 novembre dernier, par votre conseil d'administration. Le rapporteur des crédits de la presse, Michel Laugier, qui suit la situation de l'AFP de près pour la commission, s'était livré, dans son avis sur le projet de loi de finances pour 2023, à une évaluation de votre action, et l'avait jugée de manière très positive. Les défis ne manqueront cependant pas pour vous, même si j'espère qu'ils affecteront moins le pays que précédemment. Je pense, en particulier, aux conséquences de l'inflation, qui n'a pas été pleinement prise en compte dans votre dotation annuelle, au flot de fausses informations qui continue d'irriguer une partie des débats publics et à l'état préoccupant de la presse, votre principal client.
Sur tous ces sujets, nous serons heureux de vous entendre.
M. Fabrice Fries, président-directeur général de l'Agence France-Presse. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis venu seul, mais je travaille avec une équipe de grande qualité, et ces compliments s'adressent, je pense, à tous les salariés de l'AFP, qui ont fait des efforts considérables, ces dernières années, pour démentir le cliché tenace d'une agence difficile à bouger - bien au contraire, l'agence s'est transformée.
Quand j'étais venu en 2018, la situation était difficile. Entre 2014 et 2017, les revenus avaient chuté de près de 4 % et les charges avaient augmenté de 4 %. Les pertes cumulées s'élevaient à 20 millions d'euros.
L'AFP s'est, d'abord, beaucoup améliorée sur la vidéo. J'en avais fait la seule priorité de mon premier mandat, de 2018 à 2023, m'inscrivant en cela dans les pas de mes prédécesseurs. Nous étions en retard par rapport à Reuters et Associated Press. L'objectif était d'atteindre 23 millions d'euros de revenus additionnels sur les cinq ans. Je pense que l'objectif sera atteint, en dépit de la crise du covid. Nous avons un produit vidéo aussi bon que celui de nos concurrents, et nous gagnons des parts de marché.
Nous avons parallèlement développé le fact checking ou l'investigation numérique, bâtissant, en cinq ans, grâce à des logiciels et à du travail journalistique, le plus grand réseau de lutte contre la désinformation au monde. Nous réalisons aujourd'hui près de 10 % de notre chiffre d'affaires avec les plateformes, que ce soit via l'investigation numérique ou via les accords de droits voisins. À cet égard, je remercie la représentation nationale de son appui décisif dans la bataille pour la reconnaissance des droits voisins. Google et TikTok sont ainsi devenus des clients importants de l'agence.
L'an dernier, notre croissance a atteint 5 %. Elle devrait, cette année, s'élever à 6 %. Par ailleurs, nous avons réussi notre plan d'économies, qui prévoyait de dégager près de 19 millions d'euros entre 2018 et 2023. Nous l'avons fait tout en augmentant nos effectifs de journalistes, qui sont passés de 70 à 80. Les économies ont porté sur l'immobilier, les achats, et nous avons profité, en 2019, d'un plan de départs très attendu, qui a porté sur les fonctions support.
Il n'est pas question pour autant de verser dans l'autosatisfaction, car de grands défis se présentent devant nous.
Ma grande préoccupation, c'est que l'inflation ne vienne pas ruiner tous nos efforts. Nos personnels à l'étranger peuvent être plus durement touchés qu'en France, et les revendications salariales, légitimes au demeurant, se font pressantes. Nous avons déjà consenti un certain nombre d'efforts, qui étaient nécessaires. Avec les augmentations de nos propres coûts de transport et de fluides, cela représente un surcoût de 5 millions d'euros en 2023 par rapport à 2021. Mon obsession est de ne pas trop lâcher les vannes, pour ne pas être obligé, dans trois ans, de mettre en place un nouveau plan de départ.
Nous sommes, de surcroît, confrontés à une crise structurelle de la presse papier, sur fond d'envolée des cours du papier. Rien qu'en France, c'est un surcoût de 175 millions d'euros. Il y a, dans notre pays, un système d'aides à la presse qui lui permet de tenir le coup, mais tel n'est pas le cas partout dans le monde. Or un quart de notre base clients est située à l'étranger. Cela risque d'affecter notre chiffre d'affaires.
Il y a un autre facteur, qui est un peu le cygne noir auquel on ne s'attendait pas vraiment : je veux parler de la crise de la Tech. C'est le chaos chez Twitter, le grand désarroi chez TikTok, et Meta ne sait plus bien où sont ses priorités, entre les vidéos de divertissement et les news, ce qui l'a d'ailleurs conduit à résilier un contrat avec nous. Toutes ces incertitudes affectent nos prévisions de croissance.
Il faut savoir que 75 % de nos dépenses sont liées au personnel, et qu'elles croissent mécaniquement de 3 millions d'euros par an. Nous devons donc faire autant d'économies pour compenser cette augmentation, mais les leviers sont de plus en plus difficiles à trouver, puisque nous avons déjà eu recours aux économies sur l'immobilier et au plan de départs volontaires. Il nous reste l'organisation interne, ce qui est un exercice très compliqué.
J'en viens à l'avenir. L'année 2023 est la dernière du contrat d'objectifs et de moyens (COM) 2018-2023. En février, nous avons déjà atteint 95 % des objectifs, donc je suis assez confiant, et nous préparons déjà le COM suivant. La stratégie que j'ai proposée au conseil d'administration est simple : il s'agit de devenir l'agence préférée des médias partout dans le monde, l'agence dont ils ne peuvent se passer.
Du fait de la crise des médias, beaucoup de petits médias n'ont plus qu'une agence pour leur fournir l'information, et les grands médias, qui étaient auparavant abonnés aux trois grandes agences mondiales, réduisent la voilure. Ainsi, France Télévisions n'a plus qu'un seul fournisseur, et la BBC n'en a plus que deux. Nous devons devenir l'agence de référence dans ce nouvel environnement, les médias constituant encore 75 % de notre portefeuille.
Un autre objectif est de conquérir le leadership dans la lutte contre la désinformation. C'est une jeune activité, qui a trois ans. Nous disposons maintenant d'environ 150 fact checkers, au travail dans 80 pays, dans 24 langues, pour contrôler ce qui se passe sur les réseaux sociaux.
Il faut aussi diversifier nos sources de revenus en développant les courants d'affaires avec les plateformes, les entreprises, les fondations. En effet, il n'est pas très sain de dépendre aux trois quarts d'un marché des médias qui n'est pas très dynamique.
Un bon principe de management est de savoir ce que l'on doit faire, mais aussi ce que l'on ne doit pas faire. L'AFP doit-elle se lancer dans le B to C (business to consumer) ? La réponse est non.
Autre principe : ne pas définir trop d'objectifs. Nous en avons défini un seul pour 2018-2023 : développer la vidéo. Pour la période qui s'annonce, l'objectif sera de devenir l'agence préférée des médias.
M. Michel Laugier. - Le 11 octobre dernier, vous nous aviez indiqué votre souhait de signer pour cinq années de plus, et je vous avais exprimé mon soutien. Je suis heureux d'avoir l'occasion, aujourd'hui, de vous féliciter.
Où en sont les négociations avec vos tutelles ?
Que pensez-vous des nombreux cas de violences contre des journalistes ? Avec la guerre en Ukraine, la presse est complètement étouffée en Russie, comme le prix Nobel de la paix 2021 Dimitri Mouratov nous l'a exposé lorsque nous l'avons reçu il y a quelques semaines.
Vous avez passé un accord sur les droits voisins avec Google, mais vous n'en avez pas révélé le montant. Où en sont les négociations avec Facebook et les autres plateformes ? Quelles sont vos relations avec la Fédération française des agences de presse ?
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Membre du Conseil supérieur de l'AFP, je vous félicite pour votre nomination, vous qui avez su relever tant de défis. La présidente du Conseil supérieur de l'AFP, Christine Maugüé, l'a bien rappelé : vous avez particulièrement bien géré les questions de personnel et d'immobilier qui se sont posées.
Votre point fort est d'avoir fait de l'AFP un leader du fact checking - ou plutôt de l'investigation numérique. TikTok nous a indiqué avoir signé un contrat avec vous dans ce domaine pour la protection des jeunes publics. Dans cette tâche, qui s'apparente à vider l'océan avec une cuillère, votre place sera cruciale.
Le développement de la vidéo a été votre premier combat : comment pensez-vous gagner plus de parts de marché à l'avenir ? Pensez-vous que ces nouvelles activités pourront compenser les pertes vis-à-vis de la presse écrite ? Je crois que votre objectif, pour le fact checking, est un chiffre d'affaires de 8 millions d'euros.
M. Fabrice Fries. - Les réunions avec les trois ministères présents au Conseil d'administration commencent ; je sens plutôt une adhésion à la stratégie présentée. Tout le travail consistera maintenant à l'incarner par des chiffres, l'éléphant dans la pièce étant, bien sûr, le montant du soutien de l'État. Sur ce point, nous plaidons pour un ajustement, en raison de l'inflation.
Nous avons notifié le service d'intérêt économique général à la Commission européenne, qui doit se prononcer sur ce régime d'aide d'État. L'AFP a montré qu'elle savait faire des efforts pour équilibrer les comptes ; espérons que ce sera pris en compte.
Les violences aux journalistes sont effectivement préoccupantes. Nous avons 35 journalistes sur le terrain ukrainien, ce qui nous coûte des sommes folles en sécurité - mais c'est plutôt normal sur un terrain de ce genre. Ce qui est plus préoccupant, ce sont les agressions ailleurs, comme dans notre propre pays, pendant les manifestations. Les vidéastes de l'AFP, avec leur équipement lourd, sont des cibles assez faciles ; ils doivent sortir habillés comme des tortues Ninja et être accompagnés par un conseiller de sécurité. C'est désolant.
Ce n'est pas par mauvaise volonté que nous ne communiquons pas les chiffres de notre contrat sur les droits voisins, mais par prudence : une clause du contrat interdit, en effet, toute diffusion ! Sachez seulement que c'était un bon accord - sinon, nous ne l'aurions pas signé.
Quant à nos relations avec la Fédération française des agences de presse, nous avons mené le combat judiciaire pour son compte, car elle n'en avait pas les moyens. Elle aussi a signé un accord avec Google.
Où en sont nos négociations avec les autres plateformes ? Nulle part, et c'est un problème. Nous menons une discussion en face à face avec Meta, et passons, pour les autres, par la Société des droits voisins de la presse (SDVP), que préside Jean-Marie Cavada.
Le débat a été tranché par l'Autorité de la concurrence : Google l'a accepté, mais pas les autres plateformes, qui prétendent ne rémunérer que les informations fournies directement, et non celles qui passent par un éditeur. Or, contrairement à nos homologues italiens, nous n'avons pas d'activité B to C.
Les conditions générales de vente des plateformes prévoient une cession gratuite des droits voisins. C'est une entorse évidente à la loi, qu'il faudrait que la loi interdise expressément.
Il n'y a pas assez de mécanismes d'astreintes qui pousseraient à une action plus rapide des plateformes. Deux ans après le vote de la loi, il n'est pas normal que l'on en soit encore là : elles devraient subir des astreintes si elles ne fournissent pas les données, assorties de barèmes en termes de pages vues, de posts. Il faudrait prévoir l'intervention d'une commission d'arbitrage si les négociations n'avancent pas.
Nos relations avec Google sont excellentes. C'est un plaisir de travailler avec une entreprise qui a compris que les droits voisins étaient une réalité. Si vous vouliez revoir le dispositif législatif, je vous ferais des suggestions.
M. Michel Laugier. - Je vous recevrai donc en audition.
M. Fabrice Fries. - Lorsque je me suis présenté pour diriger l'AFP en 2018, le fact checking ne figurait pas dans mon programme. Un mois après mon arrivée, bonne surprise, Facebook m'a demandé si nous étions prêts à développer des postes de fact checkers. Aujourd'hui, nous avons le réseau le plus important au monde, et de loin : 150 journalistes à temps plein qui travaillent dans 80 pays et 24 langues.
Une mission peut prendre deux heures, comme lorsqu'il s'agit de démontrer que la photo de Zelensky portant une croix gammée est passée par Photoshop. Elle peut demander un travail en équipe considérable, comme pour la mise en cause des images tournées par l'AFP à Boutcha : certains sont allés sur place interroger des membres de la famille des victimes du massacre ; d'autres, à Londres ou à Varsovie, ont analysé les images satellites pour démontrer que les corps étaient présents depuis longtemps et ont révélé que la prétendue main qui bougeait sur un cadavre n'était que l'effet d'optique d'une goutte sur un pare-brise.
Vous dites que c'est comme vider l'océan avec une cuillère...
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Je ne critique pas l'AFP !
M. Fabrice Fries. - Nous avons pourtant atteint une masse critique, avec 400 fact checks par mois. Il y a 250 organismes dans le monde qui se consacrent à cette activité. Pendant le covid et la guerre en Ukraine, pas une seule fake new virale n'a échappé à nos vérifications. Ceux qui veulent s'informer peuvent donc trouver l'information. C'est la première lame de la riposte, même si cela ne peut pas être l'unique réponse.
Je confirme que TikTok a un contrat avec l'AFP. La difficulté que nous rencontrons est d'avoir un dialogue stratégique. Nos interlocuteurs sont assez juniors, et changent très souvent. Avec les licenciements dans la Tech, c'est encore pire.
Nous avons conclu un vrai partenariat avec Facebook. J'espère que les plateformes comprendront que cela devient une obligation avec le DSA (Digital Services Act). Elles subissent aussi une pression de leurs salariés, qui ne veulent plus travailler chez des « pourris », pour parler franchement. Le sujet de la réputation de l'employeur devient essentiel et pousse les patrons à agir.
M. Laurent Lafon, président. - Et Twitter ?
M. Fabrice Fries. - Si Twitter se rétablit, il aura beaucoup de mal à recruter. Après la manière dont cette plateforme a traité son personnel et la question du free speech ... ce sera une bonne leçon ! Même si cela arrangerait l'AFP qu'elle se rétablisse.
Ces acteurs subissent une autre pression, celle des annonceurs. Twitter a perdu 40 % de ses recettes de publicité, car il a été laxiste sur la désinformation.
S'agissant de la vidéo, nous produisons 100 sujets par jour, dont 30 directs. C'est une grande nouveauté : beaucoup de reportages que vous voyez à la télé ou sur les pages internet des médias, même s'ils ne sont pas crédités AFP, viennent de nous. C'est le cas, par exemple, sur les tremblements de terre en Turquie. Nous avons en effet un réseau incroyable : nous sommes les seuls à avoir gardé un bureau à Damas et un réseau de pigistes dans le nord de la Syrie, en zone rebelle ; ceux-ci ont tout de suite pu aller sur le terrain. Un pigiste qui avait perdu onze personnes de sa famille dans la catastrophe a, malgré tout, tourné des images. Nous avons été les seuls à produire des images sur la zone concernée à l'aide d'un drone et un live vidéo.
C'est cela, l'AFP. Nous sommes les seuls à être présents là où les autres ne vont plus ou beaucoup moins qu'avant. Nous avons été les premiers à couvrir la guerre au Tigré : les quatre ou cinq membres de notre bureau à Addis-Abeba connaissent le terrain. Nous sommes les seuls à avoir du monde dans les Balkans. C'est pour cela que nos clients achètent nos vidéos.
Mme Monique de Marco. - S'agissant des manipulations sur les réseaux sociaux, nous avons constaté le rôle joué par une application comme WhatsApp durant les élections au Brésil. Quels moyens votre agence met-elle en place en période électorale pour prévenir cela ? En France, êtes-vous en relation avec l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) à ce sujet ?
Selon QuotaClimat, pendant la campagne présidentielle de 2022, 3,6 % des contenus médiatiques seulement portaient sur les enjeux climatiques. Récemment, M. Béchu a évoqué l'hypothèse d'un réchauffement de 4 degrés en France d'ici à la fin du siècle. Or la lutte contre le changement climatique nécessite une information de qualité pour faire accepter les changements structurels nécessaires. Comment la favoriser sur ces sujets ?
M. Jean-Raymond Hugonet. - Tout dans votre parcours indique que vous êtes bien placé pour parler de management, et votre emploi du mot « stratégie » le démontre.
Comment analysez-vous les difficultés de l'audiovisuel public français à s'adapter aux nouvelles pratiques, comme vous le faites à l'AFP ?
En juin 2019, vous avez rencontré M. Poutine. Qu'en avez-vous retiré ?
Mme Sylvie Robert. - Nous sommes très attachés à votre agence, dont la qualité de la production suscite la confiance. Alors que nous avons enquêté sur la concentration des médias, cela nous semble capital.
Votre stratégie a conduit à toucher de nouvelles audiences dans de nouveaux formats, et vous allez vers la communication pour construire l'agence dont chaque média aura besoin. Quelles sont vos priorités pour les années à venir ?
Comment appréhendez-vous les évolutions technologiques telles que le métavers ou l'intelligence artificielle, qui emportent déjà des conséquences importantes sur certaines professions ?
Mme Nathalie Delattre. - Le 5 novembre, le cabinet Ader a vendu aux enchères plus de 200 photos iconiques de l'agence. Ont-elles toutes été vendues ? Comptez-vous renouveler cette expérience ?
M. Jacques Grosperrin. - L'AFP perçoit 140 millions d'euros de l'État, et vous souhaitez que l'on ne puisse plus se passer de votre agence dans le monde. C'est un défi auquel l'État participe. Si la prise de risque afférente est mesurée, est-elle pour autant vraiment nécessaire ?
S'agissant de l'intelligence artificielle, qu'en est-il du projet européen annoncé en septembre 2022 ?
Vous évoquiez le fact checking. J'appelle votre attention sur la transformation de faits positifs en commentaires négatifs dans les médias. J'ai à l'esprit l'exemple d'une hausse de la natalité qui a conduit certains médias à s'interroger sur la garde des enfants.
M. Jérémy Bacchi. - La très bonne couverture géographique de l'AFP est une force majeure. Quel critère détermine la présence de l'agence sur tel ou tel territoire ? Quel est l'impact de ces choix sur les sujets traités ?
Sur le fact checking, pouvez-vous définir des tendances lourdes de la désinformation : thématiques, pays sources, groupes impliqués ?
M. Jean Hingray. - Vous avez évoqué un contrat entre l'AFP et TikTok, alors que les effets néfastes de cette application et les soupçons quant à son rôle d'espionnage et de désinformation au profit de la Chine ont conduit les États-Unis à envisager d'en interdire l'usage. Comment abordez-vous ces questions ?
M. Fabrice Fries. - Concernant la manipulation de l'information durant les élections, je suis optimiste : les États et les parties prenantes ont beaucoup appris et ont tiré les leçons du traumatisme de 2016, l'année qui a vu l'élection de M. Trump et le vote du Brexit sous la pression des fake news, ainsi que la première élection « Facebook », celle de M. Duterte.
Depuis lors, dans les grands pays, se forment des coalitions de médias actives sur les réseaux sociaux. L'AFP a ainsi pris la tête de Désintox, en France, qui a été un succès. En pratique, ces dernières années, aucune élection n'a connu le sort de celles de 2016. C'est encore le cas dans des États plus petits, mais nous progressons.
Nous avions une grosse équipe au Brésil et nous avons beaucoup travaillé avec Facebook. C'est toutefois plus compliqué avec WhatsApp, car, les échanges étant cryptés de bout en bout, les fact checkers sont tributaires des signalements des utilisateurs. C'est le cas aussi de Telegram et d'autres plateformes de ce type, qui représentent un défi à relever dans les prochaines années.
S'agissant du traitement du climat, l'AFP a réorganisé sa rédaction autour de deux sujets prioritaires : la planète et la technologie. La catégorie « planète » recouvre l'ensemble des sujets sur l'économie, l'agriculture, les transports, l'industrie, l'énergie, etc., qui sont donc traités sous cet angle. Tous les médias s'organisent ainsi, et la couverture du climat prend de plus en plus d'importance. Pour autant, l'audience ne suit pas, en raison d'un effet d'évitement, que je subis moi-même : j'ai du mal à lire des reportages sur ces sujets, qui me dépriment. Ainsi, lors de la dernière COP, nos contenus ont été très peu utilisés. Relevons un progrès, toutefois : les médias ont cessé d'illustrer les sujets liés à la canicule avec des images positives. La couverture médiatique du climat est beaucoup discutée, mais un point revient partout : en traitant ces sujets, il faut donner de l'espoir ; à défaut, on risque de plomber le public.
L'audiovisuel public français est composé de clients de l'AFP auxquels je ne veux que du bien. Ces médias sont très bien dirigés, et bien plus compliqués à gérer que l'AFP. Nous n'avons donc aucune leçon à leur donner, mais nous pouvons les aider à « conquérir » - pour reprendre un mot qualifiant l'ambition de Mme Sibyle Veil - un public jeune, qui n'a plus l'habitude des médias. Ses clés d'entrée dans l'information sont l'image et le mobile ; nous publions donc des stories dans des formats verticaux, sous-titrées et contextualisées. Il s'agit, pour nous, d'un défi existentiel.
J'ai rencontré M. Poutine deux fois, dans le cadre d'un rituel surprenant : chaque année, il fait venir à Moscou les patrons d'agences de presse internationales pour qu'elles puissent l'interviewer. Je me suis demandé, dès 2019, si je devais m'y rendre, d'autant que je ne suis pas journaliste, mais tous nos concurrents y vont et je ne voulais pas mettre en danger notre bureau à Moscou. Nous posons des questions très dérangeantes, et M. Poutine a réponse à tout. C'est un exercice déplaisant ; par ailleurs, l'AFP ne ménage pas son soutien à l'agence d'information ukrainienne.
Nous avons un plan pour devenir l'agence préférée des médias, appuyé sur notre réseau de terrain, de manière qu'un média qui ne dispose que de l'AFP ne manque aucune information. Contrairement à beaucoup de nos concurrents, nous sommes, en effet, présents partout dans le monde ; c'est d'ailleurs pour cela que nous sommes aidés par l'État. Nous nous sommes renforcés aux États-Unis, où nous étions faibles, et nous avons ainsi pu couvrir trente-deux villes lors de la dernière soirée électorale. Nous avons noué des partenariats dans les domaines que nous ne couvrons pas, comme le sport américain.
Notre mission - c'est dans nos statuts - est de fournir une information complète : pas question pour nous de délaisser une zone géographique, ce que font nos concurrents. Associated Press a ainsi énormément réduit son réseau pour se concentrer sur les villes importantes pour ses clients américains.
L'une des régions où nous souhaitons nous renforcer, c'est l'Afrique. C'est un peu contre-intuitif, car nous y sommes déjà bien supérieurs à Associated Press et même à Reuters. Nos clients nous choisissent souvent, précisément - je pense à l'accord avec la BBC, signé voilà quatre ans -, parce que nous sommes très bons sur l'Afrique. Mais nous devons encore nous y renforcer, car nous avons plutôt mis le paquet ailleurs ces dernières années.
Voilà pour la couverture géographique : il s'agit pour nous de donner l'assurance que nous fournirons des sujets sur tout.
Au plan commercial, notre priorité est de développer une offre adaptée aux besoins de nos clients. Par exemple, nos petits clients peuvent désormais souscrire à une offre modulaire qui prévoit l'achat d'un pack de 250 photos dans l'année. Nous investissons également beaucoup dans la qualité de la relation commerciale et dans les outils technologiques de livraison, via le développement d'une nouvelle plateforme de présentation de contenus, l'idée étant d'être au meilleur standard du marché tout en restant l'agence la plus proche de ses clients.
L'intelligence artificielle est l'un des grands sujets du moment : c'est un outil de productivité pour le journalisme, permettant l'automatisation des tâches éditoriales répétitives et le traitement d'un grand volume de données. Les logiciels de « speech to text » ou d'indexation des citations, par exemple, sont très précieux, comme les logiciels de reconnaissance faciale du type de celui que nous avons utilisé récemment lors des Grammy Awards.
Je dis un mot de la lutte contre les fake news : il existe une course de vitesse entre les propagateurs de fake news et les acteurs de la lutte. Tout cela se fait à grand renfort d'intelligence artificielle, et nous tâchons, pour notre part, de cibler les bons partenaires, car nous ne sommes pas des acteurs des nouvelles technologies.
Pour ce qui est de la vente aux enchères, elle nous a rapporté 150 000 euros - nous avons presque tout vendu. Vous dire qu'il s'agit d'une opération rentable serait très exagéré, mais nous rentrons dans nos frais. C'est un outil de communication et de valorisation de notre fonds, que cet argent sert à numériser. L'AFP, dans ses caves, a des trésors - je pense à ces photos sur plaques de verre de la guerre d'Espagne. Nous organisons des expositions thématiques, dont l'une, prochainement, aux Rencontres d'Arles, sur la libération de Paris. Ces événements, qui sont de véritables succès populaires, sont bons pour l'image de l'AFP.
L'information positive est un marronnier des conférences sur les médias. Comment éviter de déprimer tout le monde ? Nous n'avons pas la recette... Les jeunes recherchent beaucoup la mise en contexte et sont demandeurs d'un « journalisme de solutions ». Telle n'est pas notre vocation : nous sommes là pour raconter ce qui se passe de façon aussi impartiale que possible. Nous n'éditorialisons pas, nous n'enjolivons aucun fait.
Quelles sont les tendances lourdes de la désinformation ? Celle-ci se nourrit de tout ce qui divise. Les États qui pratiquent la désinformation exploitent tous les sujets clivants : genre, religion, migration, séparatisme. Pour ce qui est des lieux d'élection de ce phénomène, il s'agit d'une réalité globale ; d'où la force de notre réseau, qui est extrêmement étendu, car les fake news se baladent d'une région à l'autre - songez à la très fameuse vidéo d'un « migrant » frappant une infirmière en Australie...
Par ailleurs, et heureusement, nous travaillons avec tous les médias, TikTok compris ; ne pas le faire reviendrait à entrer dans des considérations politiques sans fin. Nous travaillons même avec des organismes de propagande : nous avons des clients dans les régimes autoritaires.
M. Damien Regnard. - Ma question concerne l'Afrique subsaharienne : le président Macron a notamment justifié sa réforme du Quai d'Orsay par l'« incompétence » de nos diplomates en matière de communication. Avant-hier le Mali, hier la République centrafricaine, aujourd'hui le Burkina Faso : sur ces pays, où nous faisons face à la Chine, à la Russie ou à la Turquie, les informations sont rares dans les médias. Avez-vous les moyens nécessaires pour travailler dans ces pays ? En avez-vous même la possibilité ? Avons-nous une chance de gagner la guerre d'influence qui se mène dans cette zone sensible ?
M. Michel Laugier. - Une question d'actualité : quel va être l'impact des jeux Olympiques sur l'activité de l'AFP en 2023 et 2024 ?
M. Fabrice Fries. - Les jeux Olympiques représentent un coût pour l'AFP ; ils ne sont pas une source de revenus, ou ne le sont que marginalement - nous vendrons peut-être un peu plus de photos à la pièce que d'habitude, mais nous fonctionnons avant tout à l'abonnement. Les coûts afférents sont considérables : nous avions 150 personnes au Qatar, travaillant en six langues, pour couvrir la Coupe du monde de football, beaucoup de techniciens notamment. Ni la Coupe du monde de rugby de 2023 ni les jeux Olympiques de 2024 ne changeront la face de l'AFP pour ce qui est de ses revenus.
En Afrique, nous sommes l'agence dont le réseau est le plus important. Nous rencontrons des difficultés pour travailler dans certains pays, au Mali en particulier, où nos journalistes subissent beaucoup de pression. Sans être la voix de la France, nous sommes très souvent la cible des actes de rétorsion par lesquels les gouvernements visent la France. Nous avons fait de très beaux reportages sur les Peuls, nous venons de créer deux postes de vidéastes à Lagos et Dakar : il s'agit d'une priorité.
En matière de désinformation, la lutte est inégale : le gouvernement français n'agit pas avec les mêmes armes que Wagner, et heureusement. Notre rôle, quel est-il ? Le Quai d'Orsay nous a souvent sollicités pour un fact checking sur tel ou tel dossier. Parfois, nous ne pouvons pas répondre. Je pense à un épisode survenu lors d'un putsch au Burkina Faso : il était dit que le président chassé s'était réfugié à l'ambassade de France, mais nous n'avions pas pu recueillir au moins deux sources pour démentir cette allégation. Il nous arrive tout simplement de ne pas savoir ; or nous sommes très surveillés par la communauté des complotistes : nous devons faire très attention à ce que nous racontons. C'est ce que nous expliquons au Quai d'Orsay, tout en restant à son écoute : nous sommes indépendants du gouvernement français, et c'est notre image qui est en jeu.
Quant aux actions de promotion de ce que fait la France dans cette région, elles ne sont absolument pas de notre ressort.
M. Laurent Lafon, président. - Merci, monsieur le président-directeur général, pour ces réponses très précises à nos questions. Je profite de l'occasion qui m'est donnée pour saluer Mme Véronique Martinache, correspondante de l'AFP au Sénat.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 50.