- Mercredi 8 février 2023
- Viande in vitro - Audition de MM. Thierry Marx, chef cuisinier étoilé, Étienne Duthoit, fondateur et directeur général de Vital Meat, Nicolas Morin-Forest, cofondateur et président de Gourmey, et Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae)
- Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à sécuriser l'approvisionnement des Français en produits de grande consommation - Examen du rapport et du texte de la commission
Mercredi 8 février 2023
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 00.
Viande in vitro - Audition de MM. Thierry Marx, chef cuisinier étoilé, Étienne Duthoit, fondateur et directeur général de Vital Meat, Nicolas Morin-Forest, cofondateur et président de Gourmey, et Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae)
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous avons le plaisir ce matin d'accueillir quatre invités venant d'horizons divers : l'entrepreneuriat, la cuisine et la recherche. Ce qui les réunit est d'avoir, directement ou indirectement, quelque chose à nous dire sur ce qui est appelé « viande in vitro », « viande artificielle », « viande cellulaire » ou encore « viande cultivée » selon que l'on soit pour ou contre - la dénomination « viande » ne fait elle-même pas pleinement consensus...
Cette table ronde s'inscrit dans le cadre de la mission d'information sur la viande in vitro, que j'ai confiée à nos collègues Olivier Rietmann et Henri Cabanel. La mission rendra ses travaux le 8 mars, soit quelques jours après le salon de l'agriculture.
Pour poser le sujet, la viande in vitro est différente des alternatives à base de protéines végétales comme les galettes de soja ou de pois. Il s'agit littéralement de cellules animales, prélevées soit par biopsie sur un animal vivant, soit dans un oeuf ou un cordon ombilical ; ces cellules sont ensuite placées dans un bioréacteur et sont « nourries » dans un milieu de culture à température physiologique, qui contient des nutriments et dont la composition, qui varie d'une entreprise à l'autre, est bien souvent un secret de fabrication. Vous pourrez peut-être tout de même, messieurs, nous apporter quelques précisions à ce sujet.
Les entreprises du secteur avancent des promesses notamment en termes d'opportunités économiques, d'autonomie protéique, de bien-être animal et d'impact environnemental de notre alimentation. Ces promesses sont toutefois entourées de nombreuses incertitudes car il n'existe pas de produits à l'échelle industrielle en dehors de prototypes. Il sera important néanmoins que nos invités discutent de la réalité ou non de ces promesses dans l'hypothèse où la production viendrait à se développer.
Ce sujet peut certes paraître lointain, puisque la technologie n'est pas complètement mature et qu'aucune demande d'autorisation n'a été déposée pour l'heure au sein de l'Union européenne (UE) sur le bureau de l'autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). Il nous a néanmoins paru important de défricher cette question, car il semble que l'on soit progressivement en train d'approcher du passage entre le laboratoire et le site industriel. Exemple récent, l'entreprise américaine Upside Foods a passé la première étape de l'autorisation de mise sur le marché aux États-Unis en novembre 2022 et il se dit que, dans l'UE, de premiers dossiers pourraient être déposés dès 2023.
En France, pays où la gastronomie et l'élevage ont un ancrage pluriséculaire, cette innovation suscite bien sûr des réactions contrastées et passionnées. Des réticences fortes s'expriment, tantôt au sujet de la viabilité de notre élevage, tantôt au titre de la sécurité sanitaire de l'alimentation.
Le ministère de l'agriculture a émis de façon constante de fortes réserves à l'égard de cette technologie et a soutenu un amendement dans la loi « Climat et résilience » interdisant les « denrées alimentaires qui se composent de cultures cellulaires ou tissulaires dérivées d'animaux » dans la restauration collective publique.
Mais dans le même temps, Bpifrance a accordé sur des fonds européens une aide à plusieurs entreprises du secteur dans un contexte de forte compétition à l'échelle mondiale pour la maîtrise de cette technologie. Et ailleurs en Europe, les Pays-Bas, sur fond de crise de leur modèle agricole, ont fait de l'« agriculture cellulaire » l'un des cinq piliers de leur stratégie pour l'autonomie protéique.
Nous avons la chance d'avoir autour de la table les dirigeants des deux principales entreprises qui développent de la viande in vitro en France et deux personnalités qui, pour des raisons différentes, ont un regard plutôt critique sur cette technologie.
Nous recevons ainsi : M. Nicolas Morin-Forest, cofondateur et président de Gourmey, start-up hébergée au Génopole à Évry, qui entend fabriquer du « foie gras de culture » ; M. Étienne Duthoit, directeur général de Vital Meat, filiale du groupe Grimaud spécialisé dans la sélection animale et l'élevage de volaille, qui souhaite fabriquer des cellules de poulet pour des plats transformés, par exemple des nuggets ; M. Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'unité mixte de recherche sur les herbivores à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) - il a publié de nombreux articles sur la viande in vitro et ses limites - ; enfin, M. Thierry Marx, dont je précise qu'il s'exprime en tant que chef étoilé et non en tant que président de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (Umih). Thierry Marx a ouvert avec son associé, le chimiste Raphaël Haumont, un « Centre français d'innovation culinaire » à Paris-Saclay, qui s'intéresse à l'alimentation de demain. Il a, pour l'anecdote, cuisiné une poularde au vin jaune et aux morilles pour Thomas Pesquet quand il était dans la station spatiale internationale. Mais je crois que, se définissant comme flexitarien ou végétarien, Thierry Marx nous parlera plutôt de la végétalisation de notre alimentation, qu'il voit comme une clé de notre transition alimentaire.
M. Nicolas Morin-Forest, cofondateur et président de Gourmey. - Réfléchir sur la filière émergente de la viande de culture est une initiative pionnière et je vous en remercie. Cela démontre la capacité de la France à se poser les bonnes questions au bon moment.
Quelques mots sur le contexte. La demande en protéines animales est en très forte augmentation partout dans le monde, évidemment portée par la hausse de la démographie. Face à l'impératif de nourrir les êtres humains et de développer des modes de production plus économes en ressources, la viande de culture se présente comme une opportunité et une solution d'avenir.
C'est cette motivation qui est à l'origine de la création, en 2019, de notre société, Gourmey, dont je suis cofondateur et dirigeant. Nous sommes installés dans l'Essonne et nous devrions employer plus d'une centaine de personnes d'ici à l'année prochaine.
La viande de culture ne se développe pas uniquement en France et elle est en train d'arriver sur le marché. Elle s'inscrit dans la grande histoire des innovations agricoles et culinaires. L'heure n'est donc pas de nous positionner pour ou contre ce mode de production, mais d'en prendre acte et de nous demander quel rôle la France veut jouer. Pour notre part, nous pensons que la France doit être leader de cette filière innovante qui apporte une solution complémentaire aux méthodes traditionnelles et répond en partie à de nouvelles demandes et attentes de notre société.
Notre pays dispose déjà de futurs champions nationaux, dont Vital Meat et Gourmey, qui s'inscrivent dans les territoires et dans l'écosystème agricole français. Ainsi, notre entreprise est en train de développer un premier atelier de production dans le Val-de-Marne, l'un des tout premiers dans le monde, avec à la clé la création d'emplois locaux qualifiés, la démonstration du savoir-faire français en matière d'innovation et la mise en place de standards de production des plus stricts.
Soutenir sans attendre le développement de cette filière émergente est une opportunité, pour la France et l'Europe, d'être à la manoeuvre dans la définition d'un cahier des charges exigeant en termes de qualité des produits, de modes de production, de sécurité alimentaire ou encore d'impact environnemental.
Bref, nous devons agir plutôt que subir, être leaders plutôt que suiveurs.
De nombreux États, notamment en Europe, ont saisi l'importance majeure de ce sujet tant en termes économiques, y compris pour l'exportation, que de souveraineté alimentaire. Par exemple, nos voisins néerlandais ont récemment lancé un plan d'investissement public important pour accélérer la création d'une filière nationale. Faisons de même en France !
Ce qui fait la singularité de l'écosystème agricole français, c'est sa capacité d'innovation et la richesse de son savoir-faire. Nous ne devons pas laisser d'autres pays innover à notre place. La France a d'ailleurs toujours su marier tradition et innovation, en particulier en matière agricole et culinaire.
Nous avons donc toutes les cartes en main - l'excellence de notre écosystème de recherche, le rayonnement de notre gastronomie et bien entendu la place centrale de notre agriculture - pour créer une filière française d'excellence dans un esprit d'ouverture, de complémentarité et de collaboration entre le monde agricole, le monde de la recherche, les acteurs émergents et les pouvoirs publics.
M. Étienne Duthoit, fondateur et directeur général de Vital Meat. - Je suis très honoré en tant que citoyen d'être parmi vous et très heureux que le Sénat se saisisse du sujet de la viande de culture ou de la viande cellulaire, quelle que soit la manière dont on l'appelle - aujourd'hui, la dénomination n'est pas fixée. C'est un sujet encore méconnu qui suscite des interrogations - elles sont légitimes - et j'espère que nous pourrons y répondre ce matin.
La viande de culture est avant tout une nouvelle source de protéines animales goûteuses, saines, positives pour la santé et respectueuses de l'environnement au sens large. Ce secteur constitue un important enjeu stratégique pour la France, son autonomie alimentaire et sa compétitivité dans les dix prochaines années.
J'ai cofondé Vital Meat avec le groupe Grimaud en 2018 ; notre projet est le seul qui soit directement issu des filières agricoles traditionnelles. Le groupe Grimaud est une entreprise familiale de taille intermédiaire située en territoire rural, dans le Maine-et-Loire, dont le coeur de métier est la génétique animale et la production d'animaux reproducteurs - canards, porcs, lapins, crevettes, insectes, etc. C'est un acteur historique de l'élevage qui est parfaitement conscient des enjeux actuels de compétitivité de nos filières face aux productions étrangères, aux nouvelles attentes sociétales, à la diversification des régimes alimentaires ou encore aux difficultés liées aux pandémies animales, au réchauffement climatique et à la désertification des campagnes. Le groupe s'est d'ailleurs diversifié, depuis une vingtaine d'années, dans la biopharmacie et la bioproduction, branche dont sont issus la technologie et le savoir-faire de Vital Meat.
Notre objectif est de proposer une nouvelle gamme de protéines animales, complémentaire des filières existantes et avec un cahier des charges extrêmement exigeant en termes d'empreinte environnementale, de sécurité alimentaire, de santé, de qualité et de goût.
Nous nous sommes interrogés sur le sens de la viande de culture et sur son positionnement dans la filière. Pour moi, la priorité n'est pas de reproduire la viande à l'identique, de faire un blanc de poulet plus vrai que nature... La viande brute est un produit culturel et nous sommes nombreux à ne pas vouloir y renoncer. Notre vision est donc bien celle d'une complémentarité. Ainsi, nous orientons nos travaux vers la production d'un ingrédient de poulet avec le même goût et les mêmes apports nutritionnels que la viande conventionnelle afin qu'il puisse être utilisé dans toutes les recettes de produits élaborés que chacun connaît - nuggets, plats cuisinés, pizzas, salades, etc.
Demain, les consommateurs auront donc un nouveau choix possible : les produits issus de l'agriculture cellulaire. Ces produits feront partie d'un régime alimentaire de plus en plus diversifié et nous voulons que ce nouveau choix soit français et au plus proche de nos exigences en termes d'empreinte environnementale, de production locale, de sécurité alimentaire, de santé et évidemment de goût.
Nous sommes très fiers, à partir d'une technologie française brevetée et reconnue depuis une quinzaine d'années, d'être dans la course avec les plus gros projets mondiaux.
La viande de culture se rapproche chaque jour un peu plus de nos assiettes : un premier produit a été autorisé à Singapour fin 2020, une pré-approbation a été donnée aux États-Unis fin 2022. Les coûts de revient baissent et les échelles de production augmentent. Le moment est donc parfaitement choisi pour s'intéresser à cette thématique et je crois que la question centrale est de savoir quelle place la France va occuper dans cette nouvelle industrie.
M. Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). - Ma présentation sera un peu technique et je vous prie de m'en excuser.
Le principe de fabrication de ce qu'on appelle la viande de culture est de prélever des cellules souches musculaires sur un animal vivant ou de travailler avec des lignées cellulaires immortelles. Dans tous les cas, ces cellules, plongées dans un milieu de culture, se multiplient dans un bioréacteur de grande taille et on obtient, à la fin du processus, une importante quantité de fibres musculaires.
J'appuierai mon propos par une série de questions. Se posent d'abord des questions éthiques.
Si le nombre d'animaux d'élevage doit diminuer en raison du développement de la viande de culture, que va devenir la biodiversité animale et qu'en est-il des animaux qui vont rester et dont des cellules seront régulièrement prélevées ?
Si on utilise des lignées cellulaires immortelles, on entre dans la problématique des organismes génétiquement modifiés (OGM).
En ce qui concerne le milieu de culture, quelle est sa composition ? Il doit apporter des hormones, des facteurs de croissance et, jusqu'à présent, la viande de culture vendue à Singapour contient du sérum de veau foetal. Comment, par ailleurs, recycler ce milieu de culture ? Comment en diminuer les coûts ?
En ce qui concerne la multiplication cellulaire, la question de la stabilité ou de la dérive génétique doit être posée et étudiée.
Enfin, c'est un processus consommateur d'énergie, puisqu'il faut porter les incubateurs à température physiologique.
En ce qui concerne le produit final, contient-il des résidus du milieu de culture ? Quelle est sa composition ? Quelles sont ses qualités sanitaires, nutritionnelles et sensorielles ?
Est-ce que la viande de culture est de la viande ?
Non, selon la législation européenne. Les avis varient sur cette question selon les pays et pour des raisons politiques ou religieuses. L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) préfère parler de « cell-based food », c'est-à-dire d'aliments à base de cellules. Les véganes et les végétariens pensent que c'est de la viande, mais les consommateurs brésiliens que nous avons interrogés pensent le contraire. Les experts de la viande insistent sur l'idée qu'il y a autant de différences entre le vin et le jus de raisin qu'il y en a entre la viande et le muscle - il faut en effet prendre en compte l'étape importante de la maturation, c'est-à-dire de la transformation du muscle en viande.
Est-ce bon pour l'environnement ? En 2011, une étude de l'université d'Oxford (Tuomitso et al.) a répondu oui mais, depuis, d'autres études sont venues tempérer un petit peu cette conclusion. Par exemple, en 2015, il a été dit que l'impact environnemental est plus élevé pour la viande de culture que pour la viande de poulet ou pour d'autres sources de protéines (Smetana et al.). Un autre article a aussi contredit la première étude de 2011, en avançant le fait qu'il y avait une plus grande consommation d'énergie que dans la production de viande bovine (Mattick et al.).
Quand on regarde les gaz à effet de serre produits par ce processus, c'est essentiellement du CO2 qui s'accumule dans l'atmosphère durant des centaines d'années, alors que l'élevage produit essentiellement du méthane qui disparaît plus vite de l'atmosphère (Lynch et Pierrehumbert, 2019).
Un rapport privé, publié partiellement récemment (Sinke et Odegard, 2023), montre que l'impact carbone varie d'un facteur V suivant le type d'énergie et insiste sur l'incertitude de ses estimations.
Un autre article de synthèse indique que beaucoup d'étapes ont été oubliées pour estimer l'impact environnemental de la viande de culture (Rodriguez-Escobar et al., 2021) et certains insistent non seulement sur la production de gaz à effet de serre ou l'utilisation des terres et de l'eau, mais aussi sur les services écosystémiques rendus par l'élevage - il faut bien entendu prendre ces services en considération dans la comparaison.
Qu'en pensent les consommateurs ?
Là aussi, il est extrêmement difficile de répondre, parce qu'on interroge les consommateurs sur un produit qui n'existe pas, si bien que leurs réponses ne sont pas très fiables.
En outre, la manière dont la question est posée joue beaucoup dans la réponse : si vous demandez aux consommateurs s'ils sont prêts à y goûter, la majorité va répondre oui ; si vous leur demandez s'ils sont prêts à en consommer régulièrement, la majorité va répondre non.
L'acceptation sociale varie très fortement selon de nombreux facteurs (Liu et al., 2021 ; de Oliveira Padilha et al., 2022) et la grande majorité des consommateurs voudrait que le prix de ce produit soit inférieur ou égal à celui de la viande conventionnelle (Liu et al., 2021 ; Chriki et al., 2021 ; Hocquette et al., 2022).
La majorité des consommateurs pense a priori que ce produit ne serait ni sain, ni savoureux, ni naturel (Hocquette et al., 2022). Les consommateurs sont sensibles à des arguments individuels sur leur santé ou le plaisir de manger (Gometz et al., 2019). Bien que 40 à 50 % des consommateurs français s'interrogent sur les problèmes éthiques et environnementaux de l'élevage, cela ne suffit pas toujours à convaincre, puisque seulement 18 % à 26 % de ces mêmes répondants pensent que la viande de culture est une solution (Hocquette et al., 2022) - cette proportion est donc relativement faible.
J'insiste sur l'importance de la communication. Même si ce n'est pas le cas des deux entreprises présentes ce matin, le combat anti-élevage reste une motivation de certains industriels.
Enfin, une dernière question : pourquoi le processus de recherche a-t-il été inversé ? Dans le monde académique, les projets de recherche sont expertisés ; si l'expertise est favorable, un financement est obtenu ; puis les résultats sont communiqués. Mais dans l'état actuel des choses, les entreprises communiquent sur de nombreux projets pour obtenir des financements privés. Il faut une expertise collective transparente faite par des organismes tiers indépendants, qui doivent accéder aux résultats existants détenus par les entreprises. En attendant, le principe de précaution doit s'appliquer.
Nous organiserons le prochain congrès mondial des sciences animales à Lyon en août 2023 ; nous inviterons l'ensemble des chercheurs travaillant sur ce thème.
M. Thierry Marx, chef cuisinier. - À Paris-Saclay, avec Raphaël Haumont, dans notre centre de recherche et de développement, le Centre français d'innovation culinaire (CFIC), nous sommes curieux de l'alimentation du futur. Nous avons étudié dans le détail ce type de produits, pour lequel nous ne disposons que de peu de recul.
J'ai du mal à appeler cela « viande ». Il ne faut pas tout mélanger : dans la gastronomie, on mange une histoire, une relation à l'humain, à un terroir. Or le risque est que l'alimentation ultra-transformée découlant de ces pratiques soit réservée aux populations les plus modestes, aggravant la fracture alimentaire, au-delà de la fracture sociale. Les plus modestes sont éloignés d'un reste à vivre alimentaire suffisant.
Cela nous inquiète : il n'y a pas de goût. Pour donner une saveur et une texture aux nuggets que nous avons goûtés, il faut les aromatiser - et on sait comment l'industrie le fait. Ce n'est pas cela, se restaurer : c'est ramener une histoire, un savoir-manger et un savoir-être dans l'assiette. La table et l'alimentation, c'est le plaisir, le bien-être, la santé.
L'industrie agroalimentaire y voit une nouvelle occasion de faire du low cost pour les plus modestes. Nous restons curieux, nous ne sommes pas critiques sur l'alimentation du futur, mais il ne faut pas laisser croire que la science et la technologie pourraient simplement répondre aux impacts environnementaux et sociaux. Sur la planète, la protéine animale est surconsommée. On en mange dans de mauvaises conditions, car on a cru au low cost et fabriqué trop de protéine animale, avec des impacts environnementaux détestables. Mais le flexitarisme, avec des proportions de 80 % de protéines végétales et 20 % de protéines animales, pourrait amener à d'autres équilibres d'ici vingt ans.
Nous ne sommes ni critiques ni arbitres. À Paris-Saclay, nous considérons qu'il n'y a pas de conflit entre tradition et innovation, qu'il faut avancer pour améliorer le sort de la planète et du genre humain, mais avec précaution. À chaque fois que l'on veut nous vendre ce type de produits, on met en avant l'impact environnemental, ce qui est gênant quand on voit les besoins énergétiques pour produire cette « viande ».
M. Olivier Rietmann, rapporteur. - Lorsque j'ai proposé à Mme la présidente Primas de monter une audition sur le sujet de la viande in vitro, je ne savais pas encore que cela se transformerait en mission d'information. J'avais de fortes réserves à l'égard de cette innovation ; mon regard a quelque peu évolué au fil de la quarantaine de nos auditions, même si tous les doutes ne sont pas levés, comme l'indiquera M. Cabanel, corapporteur.
Force est de reconnaître que la France fait partie du marché unique, et que la procédure d'autorisation de nouveaux aliments sera décidée non au niveau français, mais au niveau européen. La question ne dépend donc pas de nous : il ne s'agit pas de savoir si le produit doit être ou non autorisé en France, ce qui ne relève pas de notre compétence de parlementaires. Il s'agit de savoir, un peu comme pour les OGM - même si le sujet est différent -, si nous essayons de prendre une petite part de la production mondiale, face aux États-Unis, à Israël, aux Pays-Bas, ou si nous laissons les autres arriver sur notre marché sans que nous maîtrisions la technologie.
J'étais ce lundi aux Pays-Bas pour rencontrer deux des principales entreprises développant ce produit en Europe, Mosa Meat à Maastricht et Meatable à Delft. J'ai également rencontré le ministre de l'agriculture néerlandais, et j'ai été frappé par la différence d'approche : là-bas, un plan public de 60 millions d'euros a été débloqué pour soutenir la recherche dans ce domaine. Je ne dis pas nécessairement qu'il faut suivre cet exemple : la France est la France, et les Pays-Bas sont les Pays-Bas. L'attrait pour l'innovation y est plus marqué, les contraintes sur les surfaces agricoles pèsent plus fortement, et l'agriculture est très intensive - elle a d'ailleurs causé de graves pollutions à l'azote à l'origine d'une crise agricole majeure.
Mais tout de même, cela interroge, d'autant qu'il n'y a pas que la viande in vitro : tout un champ de recherche et développement, comprenant aussi la fermentation de précision, est frémissant.
Que pouvez-vous nous dire sur la complémentarité ou la substitution avec les activités agricoles, et notamment l'élevage ? Dans les hypothèses les plus optimistes, la viande de culture représenterait seulement 0,08 % du marché mondial de la viande à l'horizon 2027-2030. Cela semble peu, mais si la progression est exponentielle, c'est déjà significatif.
Des recherches sur la production de viande in vitro à la ferme sont actuellement menées. Vous semblent-elles crédibles, ou ne s'agit-il que de pures opérations de communication ? Par ailleurs, dans quelle mesure la viande cultivée pourrait-elle s'insérer dans l'écosystème agricole et agroalimentaire existant, tant en amont, avec les nutriments nécessaires au milieu de culture, qu'en aval, avec l'insertion dans notre industrie agroalimentaire ou notre cuisine ?
Enfin, ma dernière question porte sur la gamme recherchée. On entend parfois que le coût fait obstacle pour les ménages modestes ou les pays en développement ; d'autres au contraire insistent sur l'intérêt du produit pour remplacer la viande de mauvaise qualité importée de l'autre bout du monde, et satisfaire la croissance de la demande en protéine animale dans les pays en développement, en Chine par exemple. Qu'en est-il selon vous ?
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Tout d'abord, je partage avec M. Rietmann une interrogation sur l'appellation de votre produit, qui suscite de nombreux débats - le chef Thierry Marx l'a indiqué. Il faut distinguer trois aspects.
Premièrement, nous banalisons par commodité de langage le terme générique « viande », mais ce terme peut être discuté : nous n'en sommes pas à reproduire des côtes de boeuf ou des pièces texturées avec des cellules musculaires, du gras, du sang et des tissus conjonctifs. Pour autant, les végétariens ne consommeraient pas de ce produit, qui reste d'origine animale.
Deuxièmement, il serait difficile de se passer du nom de l'espèce d'origine pour l'information du consommateur, notamment pour des raisons d'allergénicité.
Troisièmement, il faut prendre en compte la forme du produit : steaks, saucisses, carpaccio, lardons, etc. Cela nous renvoie au débat que nous avons eu pour les protéines végétales : l'utilisation de ces termes a été interdite par la loi pour des produits non animaux, mais le décret d'application a été suspendu pour des raisons de forme, et l'on peut aisément imaginer des contournements. Ces termes sont intéressants d'un point de vue commercial et pour favoriser l'acceptabilité par les consommateurs, mais ils sont aussi un frein pour l'acceptabilité sociétale des produits : le monde agricole se braque à cause de votre utilisation de ces termes. Pourrait-on envisager d'autres termes que celui de « viande » ? À quelle autre appellation commerciale pourrez-vous recourir ?
Par ailleurs, quels impacts cette technologie pourrait-elle avoir sur la concentration du marché de la viande ? M. Fesneau, ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, exprime des réserves car il ne veut pas de mastodonte de la viande. Si ces technologies se déployaient à grande échelle, ce secteur pourrait connaître une très forte concentration, alors que son amont était jusqu'alors plutôt décentralisé, du moins en France. Les géants européens et américains de la viande, comme Bell, Cargill, JBS ou Tyson, se positionnent en investisseurs. Dans le contexte de la mondialisation alimentaire, les conséquences peuvent être importantes tant chez nous qu'à l'autre bout du monde. Certaines entreprises comme Mosa Meat disent défendre un modèle décentralisé, mais il faut aller au-delà de la bonne volonté affichée des entreprises. Quels garde-fous peut-on envisager, par exemple en matière de propriété intellectuelle, pour limiter la concentration du secteur ? Par ailleurs, le coût de production de la viande in vitro pourrait-il vraiment baisser sans économies d'échelle ?
M. Nicolas Morin-Forest. - Concernant l'appellation, le terme de « viande de culture » est utilisé par commodité. Les recommandations d'étiquetage seront tranchées dans le cadre des procédures d'approbation réglementaire et de mise sur le marché, à l'échelle de l'Union européenne. Le dernier mot reviendra non aux entreprises, mais peut-être au consommateur qui, aujourd'hui, pour les différentes alternatives protéiques, utilise par commodité des mots dérivés des produits animaux.
À Gourmey, nous ne sommes pas cramponnés au mot « viande » ; nous travaillons à une solution alternative au foie gras, mais notre produit ne sera pas étiqueté selon cette appellation réglementée : nous pourrons peut-être y faire référence, mais en aucun cas notre produit ne pourra s'appeler ainsi, nous en sommes conscients. Pour rebondir sur les propos de M. Marx, l'expérience gustative de notre produit s'inscrit dans une forme de savoir-faire et de nouvelle tradition ; il a été développé avec des chefs et des personnalités du monde culinaire, qui ont reconnu des propriétés sensorielles proches du foie gras. À défaut de mieux, il est compliqué d'imaginer une autre appellation à court terme : nous ne l'utiliserons pas sur nos produits, mais par commodité nous l'utilisons.
L'allergie est un risque fondamental : nos cellules sont issues d'un prélèvement animal. Le consommateur doit savoir s'il consomme du poulet, du canard, de la crevette ou du boeuf : il s'agit d'une matière animale, même si elle a été produite de façon nouvelle. Il est fondamental que l'étiquetage indique l'origine animale des produits.
Concernant la place de la filière, l'intégration de la viande de culture dans la filière amont est évidente : la méthode de production consiste à alimenter des cellules avec des nutriments identiques à ceux consommés par les animaux. Les tourteaux de maïs seront consommés tant par les animaux que par les cellules, même si c'est sous une forme différente, puisque les cellules n'ont ni la capacité de mastiquer ni celle de digérer. Le monde agricole peut être intégré dans la fourniture du milieu de culture des cellules. Les perspectives d'économie circulaire sont fondamentales : des matériaux agricoles actuellement non valorisés pourraient être recyclés et devenir des nutriments pour les cellules, qui ont une plus grande flexibilité que les animaux pour l'alimentation, notamment parce qu'elles n'ont pas les mêmes contraintes liées au système digestif.
M. Étienne Duthoit. - Concernant la propriété intellectuelle des technologies, le domaine est nouveau, innovant : d'où la nécessité de développer une recherche publique sur le sujet, et de permettre aux entreprises de développer leurs propres technologies pour ne pas dépendre de l'étranger. Aujourd'hui, dans certains pays, aux États-Unis, en Israël ou en Hollande, des investissements très importants ont lieu. Il faut remettre les choses en perspective sur le long terme, se demander quels seront les modes de consommation d'ici dix ou quinze ans, pour que des technologies autonomes permettent l'autonomie protéique du marché français. Nous sommes là aujourd'hui pour vous faire part de cet enjeu, et vous inciter à développer des technologies propriétaires françaises.
M. Nicolas Morin-Forest. - Pour compléter, aux Pays-Bas, une partie des 60 millions d'euros du plan d'investissement public pour cette filière seront dédiés à la construction de plateformes de recherche publique, qui produiront de la propriété intellectuelle et des données scientifiques en accès libre, dont le monde académique comme les entreprises pourront bénéficier. Il est fondamental de faire ainsi en France : le milieu académique doit s'emparer du sujet.
M. Jean-François Hocquette. - Je suis d'accord avec vous concernant les nutriments. Mais il y a une différence évidente entre aliments et nutriments : les nutriments qui résultent de la digestion des aliments dépendent en grande partie de la population microbienne présente dans le tube digestif, qui diffère très fortement entre les ruminants et les monogastriques ou même, dans une même espèce, en fonction du régime alimentaire. Il est très compliqué de reproduire l'ensemble des nutriments dans le milieu de culture. Comment les produire, avec quelles méthodologies ? Il faudrait des unités de production en amont. Par ailleurs, plus que les nutriments, ce sont les hormones et les facteurs de croissance qu'il faut mettre dans les milieux de culture pour que les cellules se multiplient qui me posent le plus de questions.
Concernant la recherche publique, nous sommes fréquemment interrogés par la presse. Nous avons développé des travaux selon une stratégie différente. A priori, comme les entreprises sont en avance sur le plan technique, nous n'avons pas vocation à reproduire vos travaux. Nous devons plutôt étudier cette problématique dans sa globalité, en considérant notamment l'acceptation sociale et les impacts environnementaux, les aspects techniques n'étant qu'un aspect du problème. Pour avancer, il faut évidemment partager données et résultats, pour que ces derniers soient expertisés par différents laboratoires de recherche dans le monde, afin qu'un éclairage complémentaire soit apporté.
M. Thierry Marx. - Je suis saisi par le propos : nous parlons de « viande », mais le sourcing de ces produits, tôt ou tard, finira par nous échapper. Dans ce mot, il y a un trompe-l'oeil, pour ne pas dire une tromperie : on va vers une industrialisation massive de l'alimentation, et donc vers un appauvrissement culturel très fort. Le foie gras a une histoire. Il y a quelques années, on a massifié sa production ; pour produire plus de revenus, le produit est devenu relativement banal, avec davantage d'industrialisation et un appauvrissement culturel. C'est ce qui m'inquiète : cet appauvrissement peut ne plus permettre de revenir à l'idée gastronomique de l'assiette, plaisir, bien-être, santé.
J'entends les enjeux ; il ne faut pas que la France soit à la traîne. Mais la France n'a plus le pouvoir de dire stop, on ne veut pas de ce produit chez nous. Cela me gêne, en tant qu'artisan. En tant que chercheur, j'écoute le propos, mais je n'arrive pas à déconnecter cela de la massification de l'industrialisation de notre nourriture, de la mondialisation et de l'appauvrissement culturel. On ramène tout sur la consommation et sur le prix, et plus assez sur la culture. Savoir manger, c'est savoir être, redonner du sens à son alimentation. Se restaurer a du sens en matière de lien social. Sinon, on peut aussi se nourrir par perfusion comme à la Pitié-Salpêtrière !
M. Laurent Duplomb. - Exactement !
M. Thierry Marx. - L'idée fantasmée qu'il s'agirait d'un pseudo-foie gras, d'une pseudo-viande, mais dont le consommateur ne peut plus connaître l'origine, me pose problème.
En revanche, j'entends que la France ne doit pas être à la traîne en matière de recherche, de manière à ce que nous puissions en conscience déterminer ce dont nous voulons ou pas.
L'agriculture porte également un sens social et culturel. J'ai l'impression d'entendre à nouveau les discours des années 1970 encourageant le low cost au détriment de la qualité en faisant valoir le pouvoir d'achat. Cette manipulation des masses me gêne.
M. Étienne Duthoit. - Nous ne sommes pas là pour remplacer la viande, mais pour proposer un nouveau choix en matière de protéines animales, participant de la diversification alimentaire, à l'instar des protéines végétales et peut-être, demain, des insectes. De ce fait, si je comprends que le terme de viande interroge, il ne s'agit pas d'un appauvrissement culturel.
En ce qui concerne la qualité des denrées alimentaires que nous proposerons, les agriculteurs sont actuellement soumis à une injonction paradoxale : ils doivent évoluer vers un modèle agroécologique qualitatif tout en maintenant des prix bas. À mon sens, les solutions technologiques que nous apportons sont complémentaires de cette transition, qui ne va pas faire exploser les rendements. Nos produits seront de qualité, sur le plan gustatif, sanitaire et nutritionnel, et auront toute leur place dans le cadre d'une nutrition globale.
Mme Marie-Christine Chauvin. - La viande in vitro compte des soutiens parmi les stars et les grandes fortunes de la Silicon Valley, qui financent son développement. Or ces derniers financent également des associations que l'on peut qualifier d'animalistes. Cela ne vous met-il pas mal à l'aise de prospérer sur une forme de dénigrement de l'élevage, qui est réduit à son seul impact environnemental ?
N'oublie-t-on pas un peu vite les aspects positifs de l'élevage qui, au-delà de son objectif de nourrir la population, a des retombées économiques et façonne nos paysages ? Certaines races d'animaux ne risqueraient-elles pas de disparaître si ce type de produits se développait à très grande échelle ? Qu'adviendrait-il de nos fromages AOP, parmi lesquels le Comté - reconnu l'année dernière meilleur fromage du monde ?
Par ailleurs, vous dites que votre produit a vocation à remplacer le poulet brésilien élevé aux médicaments, mais nous disposons en France d'une filière d'élevage de qualité, fragile économiquement, qui n'a rien à voir avec l'élevage intensif que nous observons en Chine ou aux États-Unis. Si la viande in vitro n'est pas la seule menace qui plane sur notre élevage, la filière n'avait vraiment pas besoin de cela.
M. Arnaud Bazin. - Tout d'abord, nous devons replacer le débat sur cette viande « de culture » dans une perspective plus large d'apport protéique dans l'alimentation humaine - protéines végétales, fermentation de précision... Notre schéma d'alimentation, inculqué dès l'enfance, est difficile à faire évoluer, aussi devons-nous nous interroger sur les apports protéiques nouveaux qui pourront s'y intégrer.
Ma première question est d'ordre sanitaire : pour que les cellules souches pluripotentes se différencient en cellules de foie pour faire du foie gras, ou de muscle pour faire de la viande, il faut leur donner un milieu de culture, lequel peut comporter des hormones, des peptides, des intrants... Si certains problèmes peuvent être évités par ce mode de production, comme les contaminations par des bactéries, une garantie de sécurité sanitaire sur ce milieu de culture doit être apportée en vue d'un éventuel agrément.
Je m'interroge par ailleurs sur le bilan environnemental de ce type de production, qui ne fait pas, à ce stade, religion. Il est urgent de mener des études globales sur ces processus industriels qui n'existent pas encore.
Enfin, cette filière est-elle viable sur le plan économique ? Les levées de fonds des start-up représentent des investissements importants. La recherche doit apporter un premier regard avant même d'envisager d'investir des fonds publics qui, sinon, seront à fonds perdus.
Une démarche scientifique est indispensable en préalable, le consommateur tranchera ensuite.
M. Franck Montaugé. - Dans l'expression « viande de culture », je m'interroge sur le terme « culture », car le rapport à la nourriture est un trait de civilisation. Le foie gras que nous connaissons et auquel je suis très attaché n'est pas celui de l'Égypte ancienne. Je n'appellerai pas à la rescousse Claude Lévi-Strauss, mais nous assistons peut-être à un changement de paradigme dans notre rapport civilisationnel à la nourriture.
Cela pose également la question de la place de l'agriculteur-producteur dans le processus d'évolution du modèle agricole. Ce que vous nous proposez, c'est de conférer à celui-ci un rôle d'exécutant auprès d'entreprises agroalimentaires.
Nous devons mobiliser des données objectives sur cette question, notamment les effets sur le climat, au travers d'études d'impact complètes et non biaisées. J'entends dire que l'élevage doit être éradiqué parce qu'il réchauffe l'atmosphère, mais il permet également de séquestrer le carbone.
Enfin, je partage le point de vue de Thierry Marx sur la question de l'accessibilité à une viande de qualité pour tous les Français.
M. Bernard Buis. - De quelles données disposons-nous sur l'impact énergétique de la production de viande in vitro ? Un tel mode de production consomme-t-il moins d'énergie que l'élevage traditionnel ou s'agit-il d'une fausse bonne idée ?
Par ailleurs, ce type de production n'engendrerait-il pas un recul de l'élevage paysan ? Quelles en seraient les conséquences sur la gestion des paysages et des prairies ?
Enfin, que penser du risque d'accaparement de l'alimentation par quelques firmes qui pourraient, à l'avenir, détenir un pouvoir considérable ?
M. Laurent Duplomb. - Durant ma jeunesse, dans les années 1970-1980, on nous expliquait que, après l'an 2000, nous mangerions tous des cachets et que l'alimentation ne serait plus un plaisir. Or il s'est passé l'inverse : les consommateurs français ont exigé des circuits courts, des AOP, une traçabilité des produits, une forme de bien manger...
Je vous le dis tout net : je suis contre la viande in vitro. Je n'en vois pas l'intérêt ni pour notre culture ni pour notre pays.
Comment informerons-nous un consommateur, dans un restaurant, de la quantité de viande in vitro que comprend son plat ?
Quant aux protéines végétales, je vous rappelle que nous ne produisons actuellement qu'un fruit ou légume consommé sur deux et importons l'autre moitié. Si ces végétaux sont amenés à devenir la base de notre alimentation, quels seront les effets sur les émissions de dioxyde de carbone ?
Nous lisons à longueur d'articles que les aliments ultra-transformés seraient cancérigènes ; la viande in vitro n'est-elle pas un produit ultra-transformé ? Ce n'est pas un produit totalement naturel...
Je suis un amoureux des paysages « multiculturels » de la France. Supprimer l'élevage en France, ce serait les altérer.
Je n'ai pas envie de vivre dans un pays où tout est aseptisé, où l'on porte un masque à longueur de journée, où la devise nationale a été remplacée par « Peur, Culpabilité, Interdit ». Je souhaite disposer de la liberté de manger ce que je veux, en particulier de la viande de bovin vivant, courant dans les prés et étant élevé par des agriculteurs !
M. Laurent Somon. - Il ne faut pas confondre s'alimenter et se nourrir. Le plaisir de manger est ancré dans notre culture et je retiens l'image de « ramener dans l'assiette une histoire ». N'oublions pas notre culture.
Je partage l'interrogation d'Arnaud Bazin sur les additifs employés dans le processus de fabrication de la viande in vitro. Vous avez par ailleurs indiqué que la culture cellulaire permettait de développer une filière agricole pour la constitution des substrats ; pouvez-vous apporter des précisions à ce sujet ?
M. Daniel Salmon. - La production de viande in vitro nous fait franchir une nouvelle étape dans l'industrialisation de l'agriculture. Les études d'impact doivent être approfondies pour déterminer les conséquences de l'élevage sur l'environnement - puits de carbone, préservation de la biodiversité, prévention incendie... - et de la viande in vitro sur la santé - additifs, intrants...
La malbouffe est très présente ; les plus précaires n'ont pas accès à une nourriture de qualité.
Il s'agirait d'une vraie rupture culturelle : ce serait un appauvrissement de l'humanité, dont nous n'avons pas encore envisagé tous les enjeux. Je suis complètement opposé à franchir un tel cap.
La compétitivité ne justifie pas tout.
M. Serge Mérillou. - Je n'ai pas de doute sur la capacité de ces sociétés à mettre au point de tels produits - malheureusement. Elles lèvent des fonds à marche forcée : aux États-Unis, le chemin est tout tracé. Dans le cadre de la mondialisation, ne risquons-nous pas de voir émerger un monopole de quelques très grandes sociétés, qui auront les moyens d'imposer leurs choix par des moyens énormes mis dans le marketing ? La recherche publique sera vite prise de vitesse, il faudrait qu'elle s'intéresse plutôt aux conséquences sur l'environnement, sur le monde du travail et sur la société.
Le débat traditionnel entre agriculture productiviste et agriculture familiale sera vite dépassé. Le foie gras du Périgord à partir de cellules souches, c'est la négation de la société. Comment peut-on en arriver là ?
M. Daniel Gremillet. - La France a su conserver la plus grande diversité animale au monde, toutes espèces confondues. C'est le fruit du travail conjoint des paysans et des investissements publics dans nos territoires. Ce patrimoine génétique est très précieux.
La France a fait le choix de ne pas autoriser les organismes génétiquement modifiés (OGM). Résultat : notre capacité d'intervention en matière de semences s'est appauvrie et les chercheurs se sont déportés outre-Atlantique. Nous ne pouvons pas nous désintéresser de tout ce qui se passe. La viande in vitro est un sujet un peu avant-gardiste, mais tout va très vite : le lait végétal, aujourd'hui, est vendu massivement ; les paysans aujourd'hui l'acceptent, mais ce n'était pas le cas il y a vingt ans. Ce serait une erreur que la France ne s'intéresse pas à cette recherche. Je précise qu'une expertise scientifique très poussée, indépendante des entreprises, est nécessaire. Ainsi, les décideurs politiques pourront faire des choix éclairés.
J'en viens à l'aspect sanitaire. Toute production alimentaire est une matière vivante. Or, dans un élevage, le risque est dilué. Il ne faut jamais concentrer les risques, or je crains que ce ne soit le cas avec la viande in vitro. Comment ce risque a-t-il été analysé ?
Par ailleurs, l'interdiction des antibiotiques dans l'élevage porcin est récente. Le risque sanitaire n'impose-t-il pas la présence d'antibiotiques dans ces cellules souches ?
Enfin, soyons honnêtes : la France et l'Europe ont interdit les OGM, mais nous en mangeons tous les jours, car ils sont présents dans les produits importés.
Comment protéger ce qui appartient à notre histoire française ? Entre nos souhaits et ce qui arrivera dans nos assiettes, l'écart risque d'être grand.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - En matière de choix des consommateurs, il ne s'agit pas d'un problème générationnel, mais d'un choix. Monsieur Marx, êtes-vous prêt, demain, à proposer dans votre restaurant, une fois les homologations nécessaires obtenues, un plat avec de la viande in vitro ? Qu'adviendrait-il de l'image de la gastronomie française ?
M. Fabien Gay. - L'opposition semble totale, quelle que soit notre couleur politique. Cela en dit long sur la société dans laquelle nous voulons vivre.
La question de l'alimentation pour toutes et tous est essentielle : tout le monde a droit au bon, mais tous n'y ont pas accès. Est-ce que les 10 milliards d'êtres humains pourront se nourrir à terme dans de bonnes conditions ? Je ne pense pas que la viande in vitro soit la solution. Si tant de milliards d'euros sont levés, c'est que des logiques de marché sont à l'oeuvre. Au moment des traités de libre-échange, au moment où l'on favorise les moins-disants environnementaux, on vient nous proposer des produits bourrés d'antibiotiques et de fongicides. Allons-nous continuer ainsi ? Je ne sais pas s'il faut refuser ce type de produits, mais ils représentent une société dans laquelle je ne veux pas vivre.
En revanche, je pense que la recherche publique doit absolument s'intéresser à la question. Le marché va exister, nous ne pouvons être une nouvelle fois à la traîne.
Mme Patricia Schillinger. - Il y a quelques années, un Français s'est exporté en Israël et a fondé un laboratoire avec la société Aleph Farms, qui propose des steaks à partir de viande in vitro : le steak coûte 50 dollars pour quelques grammes. La consommation de masse, ce n'est pas pour demain.
Comment pouvons-nous garder nos chercheurs ? Nous devons absolument préserver notre recherche.
Mme Sophie Primas, présidente. - La question du marché est récurrente. Quelles sont vos prévisions dans le monde et en France ? Les réticences sont nombreuses dans notre pays. Vous sortirez bientôt du statut de start-up et affronterez la vraie vie économique ; vous souhaitez notamment monter une usine en France. Quel est votre marché ?
M. Étienne Duthoit. - La bonne perspective est de savoir ce que seront notre monde et le marché français et international dans dix ou quinze ans. Les réticences sont naturelles, mais il faut se projeter : l'adaptation au changement climatique sera très concrète pour notre système de production agricole. Il nous faudra composer avec de nouvelles pandémies au sein des élevages. Le monde dans quinze ans sera très différent.
Nous ne renonçons en rien au plaisir de la table. Nos consommateurs ne mangeront nos produits que s'ils sont bons. Viande de culture et viande d'élevage ne s'opposent pas, tout comme manger un plat de lentilles ne signifie pas dire non à l'élevage. Nous proposons simplement une diversification des sources de protéines.
Cette culture consiste à mettre dans de grandes cuves des cellules au sein d'un milieu nutritif ; à la fin, les cellules sont séparées de ce milieu et sont lavées. Nos modes de production sont des procédés proches de la production d'une levure, qui n'est pas un produit transformé.
En matière sanitaire et de santé publique, nous n'utilisons pas d'hormones de croissance telles que des stéroïdes. En fonction des technologies, nous plaçons dans les milieux de culture des facteurs de croissance, de petites protéines qui sont éliminées à terme avec le milieu de culture : ne faisons pas d'amalgame.
Nos produits seront soumis à l'autorisation préalable de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) au terme d'un processus long d'au moins dix-huit mois. Toutes les questions seront posées aux meilleurs spécialistes du monde et la sécurité sanitaire sera garantie.
Enfin, souvenons-nous qu'à l'échelle mondiale l'élevage représente plus de 50 % de la consommation d'antibiotiques. L'agriculture cellulaire n'en a que plus d'intérêt pour lutter contre l'antibiorésistance, car elle permet de produire en environnement contrôlé, sans antibiotiques.
M. Nicolas Morin-Forest. - La cuisine et l'agriculture n'ont cessé de se réinventer : la viande de culture n'est en aucun cas le chapitre ultime de cette histoire, mais pourquoi ne serait-elle pas l'un de ses chapitres, avec tant d'autres innovations répondant aux nouvelles demandes de nos concitoyens ?
Si notre société s'appelle Gourmey, c'est parce que nous avons mis le goût au coeur de notre démarche. Tous nos produits sont co-développés avec des experts du monde de la cuisine, des chefs et des restaurateurs qui les soutiennent et apportent leur éclairage. Ainsi, notre foie gras de culture a pour mission première d'apporter du plaisir ; il n'est pas censé représenter une concession ou copier le foie gras traditionnel, auquel nous sommes attachés, moi le premier.
Une meilleure connaissance du sujet permet d'écarter les idées reçues. Nous sommes là pour répondre à vos questions et faire toute la lumière sur ces procédés et, à ce titre, la comparaison fournie par Étienne Duthoit est tout à fait pertinente : il faut imaginer des cuves en inox où les cellules seront alimentées, à l'image des levures grâce auxquelles on produit de la bière.
Il y a mille et une façons de produire de la viande de culture ; aujourd'hui, nous avons la possibilité de le faire « à la française », avec des objectifs très ambitieux et des standards extrêmement élevés, qu'il s'agisse de l'alimentation des cellules ou de l'impact environnemental.
La question du bilan environnemental est en effet centrale. D'une part, comment va-t-on chauffer les fermenteurs ? De l'autre, comment va-t-on alimenter les cellules ? Selon nos choix technologiques, le bilan peut être plus ou moins favorable. En tant que société française qui souhaite rester en France, nous nous engageons à faire les choix les plus vertueux et profitables à l'écosystème agricole français, dans lequel nous nous inscrivons.
Il est encore un peu tôt pour tirer des conclusions sur l'impact environnemental et il faut effectivement investir dans la recherche, notamment à ce titre. L'année prochaine, notre premier point de production sera construit et en activité ; nous nous engageons à fournir des analyses en cycle de vie, qui apporteront des informations très factuelles à tous les stades de production.
Gardons en tête qu'il s'agit d'une industrie naissante : toutes les attentes ne peuvent être, d'emblée, fixées au niveau plus élevé. Nous procéderons étape par étape et nous apprendrons progressivement.
Enfin, le processus de mise sur le marché des novel foods est en soi une application du principe de précaution. Il prévoit toute une série de tests ; les viandes de culture seront parmi les produits les plus analysés. À l'instar de M. Duthoit, nous n'utilisons ni antibiotiques ni hormones de croissance ; c'est peut-être cela travailler « à la française ».
M. Étienne Duthoit. - Les mastodontes de la viande existent déjà, notamment aux États-Unis, mais je suis convaincu qu'il en sera autrement en France.
Ma vocation, aujourd'hui, c'est d'être le producteur d'un ingrédient, à savoir le poulet. Je discute avec les coopératives et les entreprises agroalimentaires de nos territoires pour proposer des produits finaux, notamment des plats cuisinés. Je m'inscris totalement dans une filière agroalimentaire existante et dans un système économique diversifié tel qu'il existe aujourd'hui. De même, nous travaillons avec un producteur de nutriments français : il est bel et bien possible de créer une filière française et « à la française ».
M. Jean-François Hocquette. - Si j'en crois une publication internationale émanant de différentes entreprises étrangères, l'utilisation d'antibiotiques reste probable ; ces produits seraient employés moins largement que dans l'élevage, mais il semble difficile de s'en passer complètement.
Un effort de communication est bel et bien nécessaire. Toutefois, je ne suis pas certain que l'explication du processus de fabrication entraîne une meilleure acceptation. Je plaide une nouvelle fois en faveur de la transparence, qu'il s'agisse des analyses du cycle de vie (ACV) ou des données brutes sur lesquelles elles reposent, dans une politique de science ouverte.
Enfin, cette problématique doit être abordée dans toutes ses dimensions, techniques, environnementales, culturelles ou encore sociales. Fort de ses quatorze départements de recherche et des 12 000 personnes qu'il regroupe, l'Inrae est à même de conduire une expertise collective à la demande du Parlement ou du Gouvernement. Encore faut-il que notre institution soit formellement saisie pour qu'elle puisse mobiliser l'ensemble de ses experts.
M. Thierry Marx. - En tant que représentant de la chaire « Cuisine du futur » de l'université Paris-Saclay, j'estime qu'il faut poursuivre la recherche, car il n'y a pas de raison que la France soit à la traîne.
En tant qu'artisan cuisinier, je ne pourrai pas empêcher que ces produits existent, mais je n'en proposerai pas à ma carte.
On va, encore et toujours, vers une alimentation à deux vitesses.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Exactement !
M. Thierry Marx. - Dans un parfait esprit darwinien, l'industrie agroalimentaire ne cesse de s'adapter. Aujourd'hui, elle adopte le discours environnemental et promet des produits à petit prix à condition que l'on renonce à la qualité : c'est une énième déclinaison de la théorie du low cost, apparue dans les années 1970 et servie par un marketing extrêmement puissant.
La France peut décider de se montrer active ; mais, tôt ou tard, elle perdra le contrôle de cette recherche. Il en ira de même que pour les organismes génétiquement modifiés (OGM).
La perte de culture facilite la manipulation des masses ; ce qui nous menace, c'est la perte des identités locales et nationales au profit d'une alimentation normalisée et mondialisée. Je peux me tromper ; mais, avec les chercheurs de Paris-Saclay, j'ai pris l'habitude d'étudier le passé pour voir le présent et entrevoir l'avenir.
Nous sommes face à une boîte de Pandore qu'il faut à tout prix éviter d'ouvrir. Mais, en définitive, c'est l'Europe qui décidera du contenu de notre assiette, car elle a la puissance de l'argent. C'est dérangeant, mais c'est ainsi.
À terme, la gastronomie française risque fort d'être réservée à quelques initiés, alors même qu'il faut, selon moi, refaire le mangeur de demain en lieu et place du consommateur et du surconsommateur : voilà la démarche essentielle, qu'il faut commencer à l'école.
Avec l'association Bleu-Blanc-Coeur, nous avons défini ce qu'est un bon produit, selon ses impacts social, environnemental et nutritionnel. C'est le bon produit qui nous permet de renouer avec un véritable monde paysan et la France doit être capable de proposer de bons produits pour tous.
M. Franck Montaugé. - Bravo !
Mme Sophie Primas, présidente. - Je vous remercie. Nous n'en sommes, à l'évidence, qu'au début de la réflexion.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à sécuriser l'approvisionnement des Français en produits de grande consommation - Examen du rapport et du texte de la commission
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous examinons ce matin le rapport de Mme Anne-Catherine Loisier sur la proposition de loi visant à sécuriser l'approvisionnement des Français en produits de grande consommation, improprement appelée Egalim 3 du fait qu'elle en prolonge certains dispositifs. Or il y est question de produits de grande consommation, ainsi que le précise l'intitulé de ce texte.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Nous examinons aujourd'hui une proposition de loi qui a fait parler d'elle et suscité de fortes tensions entre les fournisseurs de produits de grande consommation et la grande distribution. Vous avez sans doute lu les déclarations des uns et des autres, et entendu, malheureusement, des invectives.
Je rappelle en introduction certains éléments de cadrage qui, visiblement, ont échappé aux différents acteurs ayant jugé bon de mettre la pression sur les parlementaires dans les médias. Si le législateur est appelé, pour la troisième fois en cinq ans, à tenter de réguler les relations et les négociations commerciales, c'est uniquement parce que les professionnels n'arrivent pas à s'entendre et se renvoient la balle dans une éternelle partie de poker menteur.
Si nous devons légiférer et « durcir » la loi concernant les négociations commerciales, c'est parce que les tensions, les contournements, les pratiques abusives, donc la défiance demeurent. Quand certains acteurs des négociations commerciales nous disent qu'ils sont corsetés dans un ensemble de règles trop strictes en France, nous les renvoyons à leurs propres responsabilités : chez bon nombre de nos voisins, en effet, le cadre législatif est plus souple justement parce que les relations se passent mieux.
Pendant la discussion à l'Assemblée nationale, un autre débat s'est installé dans les médias. Les arguments échangés n'étaient pas toujours de « bonne foi », pour employer une terminologie de circonstance. Dans nombre de cas, ils étaient simplistes et ne pouvaient prétendre informer correctement sur les tenants et aboutissants de ce texte, il est vrai très technique. Compte tenu du calendrier, nous examinons ce texte en pleines négociations annuelles. Il s'agit donc pour certains acteurs de faire pression pour arriver plus forts dans les box de négociations.
Nous avons entendu des mises en cause personnelles et vu des données économiques confidentielles être divulguées ! Nous le regrettons. J'espère que le Sénat, fidèle à sa tradition, apportera de la sérénité et du recul dans ce débat.
J'en viens à la proposition de loi en elle-même, qui contient quinze articles.
Au-delà de la question de la prolongation ou non du SRP+ 10 (seuil de revente à perte), dont l'expérimentation touche à sa fin, quel est l'objectif initial de ce texte ?
Il vise d'abord à apporter une réponse au flou juridique qui entoure le préavis de rupture dans une relation commerciale entre un fournisseur et un distributeur. En effet, aujourd'hui, le droit dit simplement que le préavis doit tenir compte de la durée de la relation commerciale, en fonction des usages du commerce. La traduction concrète, c'est que la durée du préavis correspond généralement à un mois par année de relation. Ainsi, si vous livrez vos produits à un distributeur depuis dix ans, le préavis devrait être de dix mois.
Le code de commerce ne dit pas grand-chose de plus sur ce préavis et quelques jurisprudences sont venues le compléter, mais elles sont rares, anciennes, et portaient rarement sur un cas aussi spécifique que la rupture d'une relation entre un fournisseur et la grande distribution. Le sujet est donc peu encadré.
Le coeur du problème est de définir le tarif applicable durant ce préavis de rupture. Les quelques fois que la question a été posée à un juge, il a été répondu que, durant un préavis de rupture, ce sont les conditions antérieures du contrat qui devaient s'appliquer, ce qui conduit la grande distribution à considérer systématiquement que, durant le préavis, elle doit être livrée à l'ancien tarif, celui conclu en année N-1. Généralement, elle refuse tout autre tarif plus élevé pendant ce préavis, puisque rien ne l'y oblige. De l'autre côté, les fournisseurs, eux, considèrent injuste de devoir continuer à livrer des produits au tarif de l'année précédente. En effet, et surtout en période d'inflation des coûts, le tarif N-1 n'est plus adapté, puisque la structure de coût du fournisseur a changé.
Ces pratiques peuvent amener les fournisseurs à devoir livrer des produits à perte pendant huit, douze, dix-huit mois...
Ainsi, s'il n'y a pas d'accord au terme de la période de négociations commerciales qui se déroule du 1er décembre au 1er mars, la relation se termine et le préavis de rupture commence. Or le fait de pouvoir être livré à un ancien tarif, c'est-à-dire à un tarif moins élevé, surtout en période d'inflation, incite souvent le distributeur à ne pas passer d'accord au 1er mars, sachant qu'il sera tout de même livré pendant un an à un tarif plus faible et qu'en outre ce tarif pourrait lui donner un avantage concurrentiel, car inférieur à celui que ses concurrents distributeurs auraient accepté en année N.
Le préavis devient ainsi un instrument de la guerre des prix que se livrent les distributeurs, au détriment de leurs fournisseurs.
Bien sûr, tous les distributeurs ne refusent pas de signer au 1er mars, mais la tentation est grande et elle est alors lourde de conséquences pour les fournisseurs.
L'objet de cette proposition de loi est de mieux encadrer le préavis. Ainsi, l'article 3, qui a cristallisé toutes les tensions, proposait dans la première version de la commission de l'Assemblée nationale, en cas d'absence d'accord au 1er mars, d'appliquer le tarif proposé par le fournisseur durant le préavis. Nous passions d'un extrême à un autre, d'un préjudice à un autre !
Les distributeurs ont considéré, à juste titre, qu'il n'y aurait alors plus de négociation : un fournisseur pouvant venir avec une hausse de tarif de 20 % et être certain de l'obtenir puisqu'en cas de désaccord c'est son tarif qui s'appliquerait durant le préavis.
Alors surgit dans les médias la menace d'une inflation à 20 % dès le mois d'avril...
Face à ce constat, l'article 3 a été réécrit en séance à l'Assemblée nationale. La version sur laquelle nous nous penchons précise désormais que, s'il n'y a pas d'accord, les parties au contrat saisissent le médiateur, pour essayer de conclure sous son égide et, dans un délai d'un mois, un nouveau tarif ou, à défaut, les conditions du préavis. Cet article dispose que, si la médiation échoue, la relation commerciale est rompue, sans que ne puisse être invoquée la rupture brutale, c'est-à-dire sans que quelqu'un puisse s'en plaindre au juge.
Bien que moins radicale que la proposition initiale, cette nouvelle version soulève des inquiétudes des différents acteurs : pour les distributeurs, un risque de rupture d'approvisionnement, de rupture de rayon, si une grande marque décide de rompre la relation et qu'elle n'est plus soumise à un préavis ; pour les PME, un risque grandissant de déréférencement, puisque le distributeur pourrait les évincer sans avoir à respecter de préavis - et nous savons que la tentation est forte, puisqu'il faut faire de plus en plus de places aux MDD dans les rayons...
Plusieurs amendements ont été déposés sur cet article, afin de répondre à ces inquiétudes légitimes. Je vous proposerai une rédaction qui me semble plus équilibrée, parce qu'elle tente de répondre à la fois aux PME, aux industriels et aux distributeurs, sans que le législateur restreigne la liberté contractuelle.
L'article 2 prolonge jusqu'au 15 avril 2026, donc dans trois ans, l'expérimentation du SRP+ 10 sur les produits alimentaires et l'encadrement des promotions sur ces mêmes produits. Je vous proposerai un amendement substantiel, qui instaure, dans le contexte d'inflation importante des produits alimentaires, une « pause » du SRP+ 10 pendant deux ans. Il y a en effet une grande incohérence, voire une forme d'hypocrisie, dans le débat sur ce SRP+ 10.
D'un côté, 600 millions d'euros par an sont prélevés dans la poche du consommateur et sont censés ruisseler vers l'amont agricole. Ce chiffre est avéré. UFC-Que Choisir avait même chiffré à 1,6 milliard d'euros la hausse des prix lors des deux premières années de la mise en place du SRP.
De l'autre côté, aucun acteur - public, privé, agriculteurs, industriels, distribution - ni aucun rapport ne confirme ce ruissellement ; même le ministère ne le dit pas : il indique, pudiquement, que c'est compliqué à vérifier. Lors des auditions, les réponses varient de « nous ne savons pas, nous ne pouvons pas vérifier » à « c'est clairement un échec en la matière ».
Alors que l'inflation alimentaire a atteint 14 % en janvier, que les ménages français rencontrent des difficultés grandissantes qui se traduisent déjà par une baisse de la consommation, il est de notre responsabilité de législateur de ne pas continuer à nous voiler la face pour constater qu'après quatre ans de mise en oeuvre et près de 600 millions d'euros ponctionnés chaque année dans le porte-monnaie des consommateurs, aucun des multiples rapports ne fait la transparence sur les montants ou les usages du SRP+ 10. Par ailleurs, rien ne vient démontrer son efficacité au service d'une meilleure rémunération des producteurs !
Pourquoi certains acteurs le défendent-ils ? Leur argument est instructif : ils le défendent, non pas parce qu'il fonctionnerait, même juste un peu, mais parce que, sans lui, ils craignent que les négociations soient « encore plus âpres, plus dures ». Cela en dit long sur les rapports de force et l'état des négociations commerciales en France !
Sur le fond, cet argument, qui traduit une crainte bien compréhensible, est un leurre, une fuite en avant, qui se justifie d'autant moins que le SRP+ 10 n'existe pas chez nos voisins et que les producteurs ne sont pas pour autant plus mal rémunérés.
Ce qui protège le revenu des agriculteurs dans les lois Egalim 1 et 2, ce sont des dispositions telles que le contrat, la non-négociabilité des matières premières agricoles, un meilleur encadrement des pénalités logistiques, bien plus qu'un supplément de marge offert aux distributeurs sans transparence ou garantie de contrepartie...
D'ailleurs, s'il y a bien un sujet sur lequel tous les acteurs sont à peu près d'accord, c'est sur le fait que la MPA (matière première agricole) a bien été sanctuarisée dans les négociations en 2022, et que cela s'est traduit par une augmentation de 3,5 % du tarif du fournisseur.
Ce qui signifie que, même sans le SRP+ 10, la part des MPA est bel et bien protégée pour autant, et nous en sommes bien conscients, que le processus soit contrôlé et sous la vigilance de la DGCCRF.
Enfin, j'avoue ne pas comprendre la logique qui consisterait à maintenir un SRP+ 10 et à proposer en même temps des « paniers-inflation » à bas prix !
Je vous proposerai également de créer un nouvel article qui élargira les dispositions relatives à l'encadrement des promotions.
C'est un constat bien documenté, et même confirmé par les services de Bercy : si l'encadrement a bien permis de diminuer le taux de promotion sur l'alimentaire, il a soudainement augmenté fortement celui sur les produits des rayons droguerie-parfumerie-hygiène (DPH). Il est en moyenne situé entre 40 % et 50 %, allant même jusqu'à 90 %, ces promotions étant quasi intégralement financées par le fournisseur.
Autrement dit, les fabricants de produits DPH subissent un préjudice collatéral sur lequel nous avions déjà alerté en 2019. Je note d'ailleurs que le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les pratiques de la grande distribution concluait qu'il fallait protéger les produits DPH en leur étendant l'encadrement des promotions. Un rapport de 2021 du député Thierry Benoît recommandait la même chose.
Quels sont les enjeux derrière cette situation ? Des conséquences désastreuses sur les emplois, les investissements et l'innovation.
Il n'est pas objectif de dire que protéger les produits DPH, c'est protéger les grands groupes étrangers, comme un ministre a pu le faire au banc, à l'Assemblée nationale. De nombreuses PME en France fabriquent des produits DPH : Briochin dans les Côtes d'Armor, L'Arbre vert à Poitiers...
De grands groupes, certes étrangers, produisent en France et créent des milliers d'emplois dans leur territoire : la lessive Ariel est fabriquée à Amiens, le dentifrice Signal à Compiègne, etc.
Les mêmes qui plaident pour le Made in France, louent les investissements étrangers en France et déploient en ce sens une fiscalité des plus attractives, nous expliquent maintenant qu'il serait tout à fait déplacé de considérer l'activité et les emplois de ces entreprises. Là encore, j'avoue ne pas comprendre la logique.
L'article 1er, bienvenu, rappelle que le code de commerce s'applique à tout contrat entre un acheteur et un fournisseur lorsque les produits sont commercialisés en France ; il précise aussi que ces articles sont d'ordre public et que, sauf si le droit européen en dispose autrement, les tribunaux français sont les seuls compétents pour connaître de ces litiges. C'est une arme supplémentaire, et, espérons-le, définitive, dans la lutte contre l'évasion juridique que représentent certaines centrales d'achat installées à l'étranger afin d'éviter d'appliquer le droit français.
Enfin, les articles 3 bis et 3 ter renforcent le cadre applicable aux pénalités logistiques. L'article 4 bis traduit dans la loi deux recommandations que Daniel Gremillet et moi-même avions formulées en juillet 2022 dans notre rapport sur l'inflation et les négociations commerciales.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Merci à Mme la rapporteure pour ces éclairages sur ce qui reste, hélas, un rituel très complexe en cette période de l'année, marqué par un éternel rapport de force. Des encadrements sont nécessaires, pour que chacun des maillons de la chaîne y trouve son compte.
Il faut regarder ce chantier avec humilité. Il est en effet toujours complexe d'aboutir à l'effet final recherché. Ce texte est à mes yeux une loi Egalim 2+ et n'a pas l'ambition d'être une loi Egalim 3. Il cherche à corriger un certain nombre de déséquilibres. Il a trouvé une unanimité à l'Assemblée nationale. C'est pourquoi il faut aboutir en commission mixte paritaire, même si le Sénat cherchera à mettre sa patte.
Sur l'article 2, le groupe RDPI comprend bien la tentation de rendre 600 millions d'euros aux consommateurs, mais le SRP+ 10 fait partie d'un ensemble, et les lois Egalim 1 et 2, c'est plus que cela : ce sont aussi les contrats écrits, la non-négociabilité des matières premières agricoles, et c'est cet ensemble qui commence à produire des résultats. Par conséquent, au regard de l'impact inflationniste très faible du SRP+ 10, il n'est pas opportun de déséquilibrer l'ensemble de la cathédrale en lui enlevant cette pierre angulaire, à laquelle tous les acteurs sont attachés.
Il est vrai cependant que l'impact du SRP+ 10 n'est pas encore établi sur le prix d'achat en amont ; c'est pourquoi il vaut mieux poursuivre l'expérimentation, pour mieux étudier ses effets.
L'article 3, relatif à la période qui s'ouvrira après le 1er mars dans le cas où un accord ne serait pas trouvé, vise à mettre l'épée dans les reins de tous les acteurs pour les inciter à conclure des accords avant le 1er mars. Les précisions de l'Assemblée nationale et les propositions de notre rapporteure sont intéressantes, mais la rédaction n'est pas encore suffisante. Je doute qu'un fournisseur assigne le distributeur au tribunal dès lors qu'un accord n'aura pas été trouvé sur les modalités du préavis. La séance puis la CMP permettront d'affiner la rédaction.
Certaines précisions de notre rapporteure sont positives : la référence aux « conditions économiques du marché » est un gage de sécurité pour les fournisseurs, même si le recours au juge n'est pas très fréquent. Nous sommes favorables à la réécriture de l'article 3 bis A et à l'augmentation de l'amende administrative en cas de dépassement de la date butoir. En revanche, si les amendements à l'article 2 étaient adoptés, le groupe RDPI s'abstiendrait, dans l'espoir d'une convergence en CMP.
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente -
M. Daniel Gremillet. - Il faut appeler un chat un chat, cette proposition de loi est bien une loi Egalim 3 ! On peut se féliciter que le texte reprenne, pour partie, les propositions de notre groupe de suivi de la loi Egalim ; c'est réconfortant, car nous avions été décriés lorsque nous avions eu le courage de dire que certains points n'allaient pas.
Je soutiens l'approche retenue par notre rapporteure, qui vise à rappeler que les négociations commerciales durent jusqu'au 1er mars, et que le délai d'un mois octroyé en cas d'échec de ces négociations ne doit pas être considéré comme une prolongation de ces dernières, mais doit servir à définir les conditions de vente durant le préavis. Il ne faut pas faire l'amalgame entre ces deux périodes.
Enfin, certains sont tentés de faire preuve d'une certaine timidité à l'égard des produits vendus sous marque de distributeur (MDD), mais si l'on veut sanctuariser les MPA, il faut viser aussi les MDD. Il serait d'ailleurs intéressant de mesurer l'impact des lois Egalim sur la place des produits français par rapport aux produits étrangers dans le marché unique européen.
M. Daniel Salmon. - L'enjeu est de parvenir à une juste répartition de la marge et de trouver le juste prix. L'exercice n'est pas simple ! Il est clair que le ruissellement ne se fait pas. Nous avons déposé un amendement afin d'avoir une vision plus claire, filière par filière, et conditionner la prolongation de l'expérimentation du SRP+ 10 à un examen de ce ruissellement. Par ailleurs, la filière bio est en difficulté ; les marges de la grande distribution sont plus importantes pour le bio, cela soulève des questions. La transparence s'impose.
M. Laurent Duplomb. - Oui, il s'agit d'une loi Egalim 3, qui aurait d'ailleurs pu aller plus loin si le Sénat avait été écouté, notamment sur les centrales d'achat européennes. La grande distribution étant bridée en France dans les négociations commerciales, a choisi de se déporter au niveau européen pour poursuivre ses pratiques antérieures. Nous avions alerté sur le phénomène. À cet égard, la proposition de loi va dans le bon sens.
Une dizaine de filières de fruits et légumes souhaitent sortir du SRP+ 10 : elles démontrent qu'elles perdent des millions d'euros chaque année. J'ai déposé un amendement visant à autoriser ces filières à sortir du dispositif, dans le prolongement des propositions que j'avais émises lors de l'examen de la loi Egalim 2, avec l'accord du ministre de l'époque. Notre rapporteure souhaite aller plus loin et autoriser toutes les filières à sortir du SRP+ 10.
L'article 3 vise à lutter contre le déséquilibre qui oblige un fournisseur, en cas d'absence d'accord avec le distributeur, de continuer à lui fournir des produits au prix de l'année précédente, ce qui, en période d'inflation, le pénalise. L'enjeu est de parvenir à une rédaction équilibrée, tout en tenant compte de la taille des distributeurs. J'espère que nous parviendrons à trouver la meilleure rédaction.
Sur les pénalités, nous sommes sur la bonne voie ; nous ne pouvons pas accepter certaines pratiques que l'on pourrait presque qualifier de mafieuses de la part de la grande distribution, lorsqu'elle prélève des frais sans raison sur des factures alors que les produits ont bien été livrés, en bon état. Nous devons continuer à travailler sur les pénalités pour assainir les pratiques de la grande distribution, qui sont parfois peu respectueuses de leurs fournisseurs.
Enfin, j'ai déposé un amendement visant à prévoir la non-négociabilité de la matière première agricole dans les MDD. La loi Egalim 1 a favorisé le développement des MDD, en volume comme en chiffre d'affaires. Il faut sanctuariser le prix d'achat des MPA dans ces MDD.
M. Henri Cabanel. - Peu importe le nom de la proposition de loi, Egalim 3 ou autre, l'essentiel est de trouver le juste prix à toutes les étapes, du fournisseur jusqu'au consommateur, et un partage équitable de la valeur. Des lois successives ont été adoptées, mais elles semblent insuffisantes : peut-être n'ont-elles pas été suffisamment préparées en amont ; le Sénat n'a pas été suffisamment écouté non plus. L'enjeu est de rééquilibrer le combat dans les négociations commerciales - tâche complexe et ardue ! - entre, d'un côté, les tout-puissants, la grande distribution, qui est bien organisée avec des centrales d'achat nationales, voire européennes, et, d'un autre côté, des organisations professionnelles mal organisées.
En ce qui concerne le SRP, je rejoins la position de M. Duplomb : certaines filières veulent sortir de ce dispositif, notamment celle des fruits et légumes, qui n'a pas d'activité de transformation, car le fruit est cueilli, conditionné, puis vendu. Pourquoi ne pas donner la possibilité de sortir de ce mécanisme à toutes les filières ?
Sur les MDD, ce sont peu ou prou les mêmes fournisseurs que pour les autres produits. On ne peut donc pas avoir deux visions différentes ; il faut donc intégrer les MDD au système.
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Les négociations commerciales sont toujours très difficiles depuis la loi Egalim - le terme de « combat » est justifié - et le climat est toujours aussi tendu.
Le SRP+ 10 fait partie d'un ensemble, certes, mais ce sont les autres dispositifs qui ont des conséquences concrètes sur le revenu des agriculteurs : le contrat, la non-négociabilité des matières premières agricoles, etc. Ces mécanismes ont des effets tangibles, quantifiables et traçables, à la différence du SRP+ 10. De plus, on dispose d'une évaluation sur 4 ans, qui démontre que le dispositif n'atteint pas ses objectifs. Son efficacité est inexistante : 600 millions d'euros par an sont prélevés dans la poche du consommateur, sans ruissellement vers l'amont agricole.
En ce qui concerne les MDD, la rédaction actuelle est perfectible, nous en proposerons une autre en vue de la séance.
La rédaction que je vous propose, prévoyant la suspension du SRP+ 10, répond aux attentes de la filière des fruits et légumes.
Enfin, en ce qui concerne l'article 3, si aucun accord n'a été trouvé et que le fournisseur décide de ne plus livrer le distributeur, c'est ce dernier qui saisira le juge afin d'ordonner la reprise des livraisons. S'ouvrira alors une période de négociations, où le juge pourra se pencher sur la prise en compte des conditions économiques du marché. Il pourra conclure, le cas échéant, que le prix indiqué dans le préavis doit être revalorisé.
Le système est très complexe et évolue en fonction des contournements mis en oeuvre par les acteurs. C'est ce qui fait la complexité de notre travail.
En application du vademecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des Présidents, il me revient maintenant de préciser le périmètre indicatif de la proposition de loi. Je vous propose de considérer que ce périmètre inclut des dispositions relatives : à la transparence et à l'encadrement des relations commerciales, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées en matière commerciale ; à l'encadrement des négociations commerciales ; et à la détermination du seuil de revente à perte pour certaines catégories de produits et à l'encadrement des promotions portant sur ces produits.
Il en est ainsi décidé.
EXAMEN DES ARTICLES
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-39 est de coordination juridique.
L'amendement COM-39 est adopté.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-37 tend à prévoir une dérogation pour l'arbitrage au principe de compétence exclusive des tribunaux français. L'article 1er consacre la compétence exclusive des tribunaux français pour connaître des litiges portant sur des produits commercialisés en France. Il existe une interrogation quant au traitement réservé aux procédures d'arbitrage. Les clauses d'arbitrage, librement définies par les parties, permettent en effet de choisir de porter le litige devant un arbitre plutôt qu'un juge, afin de gagner en célérité notamment. L'objectif de cet article 1er, vertueux, n'est pas d'empêcher le recours à l'arbitrage, bien entendu. Nous sommes encore en train de vérifier avec les services juridiques du ministère si cet amendement est déjà satisfait, ou non, par l'article 1er. Nous attendons leur retour. C'est pourquoi j'émets un avis de sagesse dans l'immédiat sur cet amendement.
L'amendement COM-37 est adopté.
L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Les amendements COM-40, COM-11 et COM-35 tendent à réécrire l'article 2. Les amendements identiques COM-11 et COM-35 visent à diminuer de trois à deux ans la prolongation de l'expérimentation du SRP+ 10. L'amendement COM-5 prévoit que cette réduction s'applique également à l'expérimentation sur l'encadrement des promotions.
Mon amendement COM-40 prévoit de suspendre l'application du SRP+ 10 pendant deux ans compte tenu du contexte inflationniste, comme indiqué dans la discussion générale.
Il vise aussi à exclure la filière des fruits et légumes frais de l'application du SRP+ 10. Cela ne s'appliquera bien sûr qu'en 2025, à la fin de la pause du SRP+ 10. Des rapports attestent que le SRP+ 10 s'est traduit, pour certaines filières, par des négociations encore plus rudes, le distributeur voulant conserver le produit sous un prix dit « psychologique ». La loi Egalim 2 avait autorisé l'interprofession à demander une dérogation ; mais force est de constater qu'en son sein, certains distributeurs bloquent, ce qui empêche de transmettre la demande au ministre. Laurent Duplomb a déposé un amendement en ce sens, mais comme ce dernier crée un article additionnel après l'article 2, il sera par définition incompatible avec celui-ci. Sur le fond, mon amendement prévoit en outre que le ministre puisse, par arrêté, réintégrer certains fruits et légumes s'il le juge nécessaire. Si mon amendement était adopté, les autres amendements deviendraient sans objet.
Je souhaite aussi rectifier mon amendement pour le gager, car si un distributeur baisse les prix, les recettes de TVA pourraient diminuer ; il convient donc de créer une taxe additionnelle aux droits prévus aux articles 575 et 575 A du code général des impôts pour compenser la perte de recettes pour l'État.
M. Franck Montaugé. - Si j'ai bien compris, aucune évaluation sérieuse du SRP+ 10 n'a été faite. On doit se prononcer sans pouvoir s'appuyer sur des faits objectifs.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Des rapports ont été réalisés, notamment celui de la DGCCRF pour les années 2019 et 2020. On manque d'éléments attestant le ruissellement. Les agriculteurs disent clairement qu'ils n'en constatent aucun. L'association UFC-Que Choisir chiffre à 800 millions par an le coût du SRP+ 10 pour le consommateur.
M. Franck Montaugé. - Nous avons tous été sollicités par la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), les Jeunes Agriculteurs, etc., pour prolonger le dispositif. Vous n'allez pas dans ce sens.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - La FNSEA ne s'appuie sur aucun élément fondé démontrant que la rémunération des agriculteurs a augmenté avec le SRP+ 10. Elle craint en revanche que sa suppression n'entraîne un durcissement des relations commerciales. Il est difficile de prolonger un dispositif qui coûte 600 millions par an aux consommateurs, alors que les évaluations des expérimentations en cours depuis 4 ans montrent qu'il est inefficace ! Si le raisonnement des agriculteurs est compréhensible, le législateur doit se fonder sur la réalité du marché, en prenant en compte les conséquences pour les consommateurs en période d'inflation. Si l'on craint une réaction des distributeurs, il faudrait alors renoncer aussi à encadrer les pénalités, sources de marges considérables pour les distributeurs !
La meilleure garantie d'une bonne rémunération des agriculteurs, c'est le contrat et la non-négociabilité des MPA, autant d'outils qui sanctuarisent les prix et auxquels nous ne touchons pas. À l'inverse, avec le SRP+ 10, on s'en remet au bon vouloir du distributeur.
M. Daniel Gremillet. - La proposition de notre rapporteure n'est pas faite au doigt mouillé ! Elle s'appuie sur tout le travail du groupe de suivi du Sénat sur la loi Egalim, qui a montré que nos craintes lors du vote de la loi étaient justifiées. La DGCCRF et l'UFC-Que Choisir le confirment aussi. La loi Egalim visait à sanctuariser la MPA, y compris d'ailleurs aux dépens des matières premières industrielles (MPI), ce qui sera source de difficultés d'ailleurs en raison de la hausse des prix de l'énergie. Je soutiens l'amendement de notre rapporteure, qui permet de trouver le bon équilibre, à la fois pour les agriculteurs et pour les consommateurs. Les premières évaluations montrent qu'en raison du développement des MDD, les agriculteurs n'ont pas gagné autant qu'ils auraient dû avec la sanctuarisation des MPA, tandis que les consommateurs ont été perdants.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Le rapport de la DGCCRF montre l'impact très faible du SRP+ 10 sur l'inflation : la hausse des prix attribuable à la loi Egalim n'est que de 0,17 %, tandis que le prix des fruits et légumes a baissé de 0,21 %, ce qui conforte l'analyse de Laurent Duplomb. On manque certes d'éléments pour mesurer le ruissellement. Mais n'est-ce pas un argument pour poursuivre les expérimentations en cours ? Si on supprime le SRP+ 10, on revient au SRP+ 0, avec le risque que les négociations commerciales soient encore plus tendues. C'est pourquoi il convient de maintenir le SRP+ 10, en tant qu'élément d'un ensemble de dispositions.
M. Henri Cabanel. - Nous nous sommes tous fait berner, car il n'y a pas eu de ruissellement ! Plutôt que de céder aux demandes des uns ou des autres, restons-en à la philosophie de la loi : trouver le juste prix pour le fournisseur comme pour le consommateur. Je ne comprends pas comment on peut vendre des produits sans faire de marges ! Dans ce cas, ce n'est pas le juste prix. Cette pratique alimente la guerre des prix entre les distributeurs. Laissons donc le choix aux filières qui le souhaitent de sortir du SRP+ 10.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Je laisse le soin à chacun d'apprécier si un coût de 600 millions pour le consommateur représente, ou non, un impact inflationniste limité...
Doit-on craindre un durcissement des négociations si on supprime le SRP+ 10 ? Les négociations seront plus dures sur les MPI, en effet, mais elles le sont déjà ! Tous les fournisseurs le disent, ils n'arrivent pas à répercuter les hausses liées aux coûts des matières industrielles. Les MPA, quant à elles, sont sanctuarisées, grâce à leur non-négociabilité depuis Egalim 2.
Les pénalités sont devenues un élément de marge des distributeurs. Nous les encadrons de manière draconienne. Il est évident que les distributeurs s'efforceront de récupérer ailleurs ce qu'ils ne gagneront plus avec les pénalités.
Le vrai sujet est donc d'encadrer les négociations, de préserver les MPA, d'accompagner les filières pour les aider à inscrire dans les contrats leurs coûts de production. Les négociations sont âpres, on ne peut pas s'en remettre au bon vouloir des distributeurs. Il existe aussi de fortes présomptions que le SRP+ 10 ait été utilisé pour favoriser les MDD et étrangler les autres marques. L'avantage de ce débat est qu'il nous permet de lever le voile sur les pseudo-effets positifs du SRP+ 10.
M. Laurent Duplomb. - Nous devons soutenir l'amendement de notre rapporteure, la rédaction pourra être améliorée en séance et en CMP. Ne pas l'adopter reviendrait à renier le travail que nous avons réalisé depuis 4 ans. Le ruissellement ne fonctionne pas, le SRP + 10 crée de nouveaux problèmes à certaines filières, comme celle des fruits et légumes. Il est donc logique de tenir compte de ces constats.
L'amendement COM-40, ainsi modifié, est adopté. En conséquence, les amendements COM-11, COM-35 et COM-5 deviennent sans objet.
L'article 2 est adopté ainsi rédigé.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-18 rectifié prévoit un affichage détaillé des obligations réciproques et des prix convenus entre fournisseurs et distributeurs dans la convention relative aux produits de grande consommation. J'y suis favorable. Appliquer ce qu'on appelle le « ligne à ligne » à tous les produits de grande consommation était déjà la volonté du législateur lors des débats sur la loi Egalim 2, mais le périmètre retenu à l'époque ne permettait de traiter que des produits alimentaires. Il paraît de bon sens que les distributeurs qui proposent des services en échange d'une baisse du tarif définissent clairement quel est le service proposé, et sa valeur.
L'amendement COM-18 rectifié est adopté et devient article additionnel.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-26 tend à exclure la filière des fruits et légumes de l'application du relèvement de 10 % du seuil de revente à perte. Je demande le retrait ou, à défaut, avis défavorable, car l'article 2 tel que nous venons de le modifier contient déjà ces dispositions. Par ailleurs, il est précisé dans l'article 2 que le ministre pourra réintégrer certains fruits et légumes dans le SRP+ 10 si nécessaire.
M. Laurent Duplomb. - L'amendement de notre rapporteure est plus large en effet. Je n'avais pas prévu à ce stade la possibilité pour le ministre de réintégrer certains fruits et légumes dans le SRP+ 10 si nécessaire. J'aurais préféré pouvoir en discuter en séance et en CMP.
L'amendement COM-26 devient sans objet.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-41 vise à supprimer cet article, qui concerne la demande de rapport au Gouvernement sur le SRP+ 10. En effet, l'article 2 que nous venons d'adopter inclut déjà cette demande de rapport.
L'amendement COM-41 est adopté. En conséquence, l'amendement COM-21 devient sans objet.
L'article 2 bis est supprimé.
Après l'article 2 bis (nouveau)
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Avis favorable à l'amendement COM-22. Il serait utile en effet que l'Observatoire de la formation des prix et des marges ait un regard précis sur la répartition de la valeur ajoutée en matière d'agriculture biologique.
L'amendement COM-22 est adopté et devient article additionnel.
Avant l'article 2 ter (nouveau)
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Les amendements identiques COM-42, COM-1 rectifié bis, COM-6 rectifié et COM-30 rectifié bis visent à étendre au non-alimentaire l'encadrement des promotions qui existe aujourd'hui uniquement pour les produits alimentaires. Il est désormais très clair que les promotions « chocs », pour faire des produits d'appel, se sont déplacées de l'alimentaire vers la droguerie, la parfumerie, l'hygiène (DPH) : le taux de promotion est de plus de 41 %, et atteint pour certaines opérations 80 % ou 90 %. Or ces promotions ne sont pas financées par la marge du distributeur, mais par le fournisseur lui-même, à qui il est exigé de fournir une partie importante de sa production à prix cassés. Autrement dit, nous faisons face à une situation de destruction de valeur dans des secteurs pourtant bien implantés territorialement, qui emploient des dizaines de milliers de salariés, dans des usines de production de plus en plus innovantes.
Je souhaiterais m'arrêter un instant sur un argument entendu dans le débat public, selon lequel cette mesure reviendrait à aider les grandes multinationales étrangères. C'est triplement faux. D'abord, nombre de PME fabriquent des produits DPH en France. Les produits d'entretien Briochin viennent des Côtes d'Armor, les produits L'Arbre Vert viennent de Poitiers, les produits Vigor et Baranne sont français, etc. Deuxièmement, même quand ce sont de grands groupes, ils ont des usines de production en France. Enfin, il est faux de dire que tout va bien parce qu'un groupe international affiche des résultats satisfaisants. Un groupe international regarde la rentabilité pays par pays ; or force est de constater que celle en France se détériore avec ces promotions chocs. Il importe de lutter contre la désindustrialisation de notre pays.
Je précise que l'effet inflationniste de cette mesure sera minime, voire inexistant, et en tout état de cause largement inférieur à la baisse d'inflation résultant de la pause du SRP+ 10. En effet aujourd'hui les trois quarts du marché DPH en valeur sont promus à moins de 25 % en volume : ils sont en moyenne promus pour 19 % du volume. Autrement dit, les distributeurs, qui rivalisent d'idées pour apparaître moins chers que leurs concurrents, pourront promouvoir davantage ces produits. Cet amendement les oblige seulement à en faire un peu moins sur les 25 % du marché qui font aujourd'hui l'objet de promotions très agressives (lessives, couches bébés ...).
Les amendements identiques COM-42, COM-1 rectifié bis, COM-6 rectifié et COM-30 rectifié bis sont adoptés et deviennent article additionnel.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-43 tend à réécrire cet article pour prolonger l'expérimentation des conventions tripartites entre les agriculteurs, les industriels et les distributeurs jusqu'à la fin de l'année 2025, avec remise à ce moment d'un rapport d'évaluation.
L'amendement COM-43 est adopté.
L'article 2 ter est adopté ainsi rédigé.
Après l'article 2 ter (nouveau)
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Les amendements identiques COM-2 et COM-7 reviennent en fait à supprimer le régime des négociations commerciales en France. En effet, ils visent à ce que, dès qu'un fournisseur propose un nouveau tarif au distributeur, ce dernier soit tenu de l'accepter, sans discussion. Seules les discussions sur les services de coopérations commerciales seraient autorisées. Ils font donc courir un réel risque inflationniste, et seraient contraires à la liberté du commerce et de l'industrie. Le rapport de force serait fortement déséquilibré, mais dans le sens inverse cette fois-ci. Du reste, les négociations ne seraient plus encadrées dans le calendrier ; or lorsque nous avons testé cette hypothèse auprès des acteurs, tous, qu'ils soient publics ou privés, nous ont indiqué leur attachement à ce que la date du 1er mars soit conservée. Avis défavorable à ces deux amendements.
L'amendement COM-2 est retiré et l'amendement COM-7 est rejeté.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Avis défavorable à l'amendement COM-8 qui vise à supprimer l'article 3. Je vous proposerai plutôt de l'améliorer.
L'amendement COM-8 n'est pas adopté.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Mon amendement COM-44 représente une position d'équilibre qui permettra d'apaiser les tensions et les craintes, car il remplit un triple objectif : éviter les livraisons à perte pour le fournisseur, éviter le risque de rupture de rayon pour le distributeur, et éviter le risque de déréférencement pour les PME.
Il existe une très forte divergence d'appréciation entre fournisseurs et distributeurs sur ce qu'il doit se passer durant le préavis de rupture, lorsqu'ils ne parviennent pas à un accord au 1er mars ; et cette situation est plus probable en période d'inflation.
En effet, d'un côté les distributeurs considèrent que durant le préavis de rupture, qui peut durer 10, 12 voire 18 mois, le fournisseur doit les livrer à l'ancien tarif, puisqu'ils ne se sont pas mis d'accord sur le nouveau. Ils s'appuient pour cela sur une jurisprudence ancienne, qui ne traitait même pas de produits de grande consommation. Il y a en effet peu de jurisprudence plus récente, car les fournisseurs et distributeurs n'envoient pas en justice leur cocontractant, même lorsqu'il y a litige.
De l'autre côté, les fournisseurs expliquent que livrer pendant douze mois à l'ancien tarif, c'est livrer à un tarif devenu caduc parce que depuis, leurs coûts ont augmenté ; pour certains, c'est même de la livraison à perte. Ils soulignent en outre que la situation actuelle incite les distributeurs à ne pas signer d'accord au 1er mars, car ils savent qu'ils seront quand même livrés, et qui plus est à un ancien tarif, donc un tarif plus faible. C'est un avantage dans l'absolu pour eux, mais aussi en relatif par rapport aux autres distributeurs qui, eux, auraient accepté des hausses de tarif.
Face à ce constat, l'article 3 prévoit que s'il n'y a pas d'accord au 1er mars, les parties peuvent saisir le médiateur pour un mois. Pendant ce mois supplémentaire, elles peuvent continuer de négocier le tarif, ou négocier un préavis de rupture. S'il n'y a toujours pas d'accord au 1er avril, alors la relation s'interrompt brutalement. Le distributeur ne peut plus rien commander, et le fournisseur n'est pas tenu de livrer quoi que ce soit.
Cette solution n'est pas satisfaisante. Déjà, car elle revient à dire que de facto, les négociations durent quatre mois en France et non plus trois. Il y a fort à parier que les parties vont toutes utiliser ce mois supplémentaire sous l'égide du médiateur ; or ce dernier ne peut pas intervenir pour des dizaines de milliers de références. Ensuite, une rupture soudaine de la relation en cas de désaccord crée des risques réels : le risque de rupture de rayon, si le distributeur n'est plus livré ; ou encore le risque de déréférencement brutal, surtout pour les PME, mais pas uniquement, puisque le préavis de rupture n'existe plus dans cet article 3.
L'amendement que je vous propose permet de résoudre l'ensemble de ces problèmes. Il précise que le préavis de rupture doit tenir compte, non pas uniquement de la durée de la relation, comme c'est le cas aujourd'hui, mais aussi des conditions économiques du marché sur lequel opèrent les parties. Ces conditions économiques seront précisées par le juge, mais on peut déjà mentionner par exemple le taux d'inflation des intrants, la hausse moyenne de tarif acceptée par les distributeurs qui ont accepté un accord, etc.
Par ailleurs, cet amendement précise que, dans l'alimentaire, le tarif applicable durant le préavis doit au moins intégrer l'évolution des matières premières agricoles, pour qu'elles continuent à être sanctuarisées.
Désormais, les fournisseurs pourront exiger que le préavis ne se fasse pas à l'ancien tarif, puisque les conditions économiques ont changé ; les distributeurs ne risqueront plus l'arrêt des livraisons, car le préavis est maintenu ; et les PME ne risqueront plus le déréférencement soudain, puisqu'elles disposeront toujours du préavis.
En outre, le fournisseur insatisfait pourra toujours saisir le juge s'il considère le tarif comme trop faible, charge à ce juge ensuite de dire quelles sont les conditions économiques dont il doit être tenu compte pour déterminer le prix équitable pour les deux parties.
Toutes ces modifications ne sont pas expérimentales, mais pérennes. Cet amendement conserve juste la possibilité pendant trois ans de saisir le médiateur en cas de désaccord au 1er mars, mais uniquement pour négocier ce préavis, pas pour prolonger les négociations d'un mois supplémentaire.
Par conséquent, je demande le retrait pour tous les amendements sur cet article 3, puisqu'ils sont par nature incompatibles avec celui-ci et, surtout, désormais satisfaits.
Mon amendement prévoit en effet la rétroactivité du tarif pendant le préavis, ce qui satisfait les amendements COM-31 rectifié et l'amendement COM-15. Il en va de même pour l'amendement COM-32 rectifié, puisqu'il n'y a plus de rupture des relations, ainsi que pour les amendements identiques COM-3 et COM-36, puisque les PME sont désormais protégées, et enfin pour l'amendement COM-12, le médiateur tenant naturellement compte de la taille des entreprises lorsqu'il formule des recommandations.
L'amendement COM-44 est adopté. En conséquence, les amendements COM-31 rectifié, COM-12, COM-15, COM-32 rectifié, COM-3, et COM-36 deviennent sans objet.
L'amendement COM-13 est retiré.
L'article 3 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-45 prévoit un doublement de la sanction en cas de réitération du non-respect de la date butoir du 1er mars.
L'amendement COM-45 est adopté.
L'article 3 bis A est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Après l'article 3 bis A (nouveau)
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-54 précise que les aspects logistiques négociés entre un fournisseur et un distributeur doivent être formalisés dans une convention qui est différente de la convention tarifaire habituelle.
Il est en effet fait le constat aujourd'hui que les conditions logistiques sont généralement juste indiquées en annexe de la fameuse convention du 1er mars, et qu'elles sont à peine abordées en toute fin des négociations. Certains distributeurs conditionnent même la signature du tarif au fait que ses conditions logistiques soient entièrement acceptées, sans réel débat, par le fournisseur.
En distinguant les deux documents, et en précisant que la date du 1er mars ne s'applique pas à la convention logistique, cet amendement permettra aux parties qui le souhaitent de discuter de ces conditions logistiques à un autre moment dans l'année, lorsque les tensions des négociations sont retombées. Ce n'est donc pas une obligation, mais une faculté.
L'amendement COM-54 est adopté et devient article additionnel.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Mon amendement COM-46 précise à quoi s'applique le plafond de 2 % pour le montant maximal de pénalités logistiques pouvant être infligées. Les 2 % s'appliqueront non pas à la valeur des produits manquants, auquel cas le préjudice subi par le distributeur ne serait pas du tout indemnisé, ni à la valeur de l'intégralité de la commande, car sinon la pénalité serait disproportionnée par rapport au préjudice subi, mais à la valeur de la catégorie de produits au sein de laquelle le manquement a eu lieu. Je prends un exemple : si un camion livre 1 000 yaourts, ainsi que 1 000 mottes de beurre, et que seuls des yaourts manquent à l'appel, la pénalité sera plafonnée à 2 % de la valeur des 1 000 yaourts, et non pas de toute la commande qui incluait aussi des mottes de beurre. Bien sûr, si in fine le montant de pénalité est considéré comme trop élevé, le fournisseur peut toujours le contester au motif qu'il n'est pas proportionné au préjudice subi.
Mon amendement supprime aussi le fait que la loi fixe directement un taux de service. Les situations sont extrêmement variées : les produits sont différents, tout comme les chaînes d'approvisionnement, la taille du fournisseur, l'attachement du consommateur, etc. Il faut donc mieux garder la situation actuelle, à savoir que la loi indique qu'une marge d'erreur raisonnable doit être respectée, et cette marge est vérifiée par la DGCCRF ou le juge s'ils sont saisis.
Ensuite, mon amendement interdit d'appliquer des pénalités pour un manquement remontant à plus d'un an ; il oblige le distributeur, lorsqu'il facture une pénalité, à transmettre en même temps les preuves du préjudice.
Enfin, mon amendement précise dans quelles conditions le Gouvernement peut suspendre les pénalités logistiques en cas de crise affectant les chaînes d'approvisionnement.
L'amendement COM-46 est adopté. En conséquence les amendements COM-34 rectifié, COM-14 et COM-4 rectifié bis deviennent sans objet. L'amendement COM-33 rectifié est retiré.
L'article 3 bis est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Après l'article 3 bis (nouveau)
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Avis favorable aux amendements identiques COM-23 rectifié et COM-25 rectifié qui visent à exclure les grossistes du régime des pénalités logistiques. Les grossistes se retrouvent en effet entre deux feux : en amont, ils sont soumis au nouveau régime issu d'Egalim 2, c'est-à-dire que les pénalités qu'ils peuvent infliger sont limitées, et en aval ils peuvent se voir infliger des pénalités supérieures, car celles-ci relèvent du code civil et non plus du code de commerce.
Les amendements identiques COM-23 rectifié et COM-25 rectifié sont adoptés et deviennent article additionnel.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Demande de retrait de l'amendement COM-24 rectifié qui vise à interdire la facturation de pénalités logistiques sans démonstration concomitante du préjudice. Cet amendement est désormais satisfait par le nouvel article 3 bis que nous venons de modifier.
L'amendement COM-24 rectifié est retiré.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'article 3 ter prévoit que les distributeurs communiquent chaque année à la DGCCRF le montant de pénalités infligées et effectivement perçues, et que les fournisseurs en fassent autant. Ce faisant, l'administration pourra plus facilement diligenter des enquêtes en cas d'informations erronées, ou divergentes.
Mon amendement COM-47 prévoit que dans les communications, le montant de pénalités soit distingué mois par mois, pour faciliter les comparaisons ; on sait par exemple qu'il y en a beaucoup plus qui sont infligées en fin d'année. Cet amendement oblige les distributeurs également à communiquer sur les pénalités 2021 et 2022, pour vérifier si la loi Egalim 2 a eu un effet en la matière. Par ailleurs, il prévoit que le Gouvernement remet chaque année aux présidents des commissions des affaires économiques du Sénat et de l'Assemblée nationale, une synthèse de ces informations reçues.
L'amendement COM-47 est adopté.
L'article 3 ter est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'article 3 traduit une recommandation que Daniel Gremillet et moi-même avions faite en juillet 2022, à savoir que l'attestation du tiers indépendant parvienne aux distributeurs en amont des négociations, plutôt qu'a posteriori. Avis défavorable à l'amendement COM-9 qui supprime la deuxième attestation : ni les industriels ni les distributeurs ne souhaitent sa suppression. Ils la perçoivent comme une protection, une preuve que tout s'est bien passé, qu'ils pourront éventuellement produire devant un juge s'il y a litige.
L'amendement COM-9 n'est pas adopté.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Mon amendement COM-48 prévoit simplement que le fournisseur doit fournir au tiers indépendant une note méthodologique précisant comment il fait le lien entre l'évolution des cours des MPA et le nouveau tarif qu'il propose. Nous nous sommes en effet rendu compte que le tiers indépendant atteste le tarif sur la base des éléments fournis par le fournisseur, mais qu'il n'atteste pas du tout la méthode, ni même l'exhaustivité des pièces produites. Il juge quelque peu à l'aveugle, d'une certaine façon. Par ailleurs, nous précisons explicitement que le fournisseur doit transmettre l'attestation au distributeur.
L'amendement COM-48 est adopté.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-10 tend à interdire au distributeur d'exiger la communication par le fournisseur des pièces justificatives transmises au tiers indépendant. J'y suis défavorable. Cet amendement risque de soulever plus de difficultés qu'il n'en résout. En effet, il ne faudrait pas que toute sollicitation soit interdite, car certains fournisseurs sont tout à fait d'accord pour transmettre certaines pièces supplémentaires au distributeur, pour justifier les hausses demandées. Or un distributeur qui, dans une relation non soumise à tension, car il en existe tout de même, souhaiterait solliciter certains documents, se retrouverait dans l'illégalité. Si cet amendement vise surtout à interdire le fait de forcer le fournisseur à transmettre ces pièces, alors il est déjà satisfait. Elles font partie du secret des affaires, et il n'est pas autorisé de contraindre qui que ce soit à les communiquer. Si cela se produit, c'est au fournisseur de saisir le juge, mais la loi est déjà très stricte sur ce point.
L'amendement COM-10 n'est pas adopté.
L'article 4 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-17 rectifié vise à étendre le principe de non-discrimination tarifaire à tous les produits de grande consommation et non uniquement aux produits alimentaires. Je comprends l'intention des auteurs de cet amendement, mais dans les faits, il ne traduit pas du tout cette intention. En effet, cet amendement conserve le fait que la non-discrimination ne s'applique qu'aux produits alimentaires ; et l'article du code de commerce auquel il fait référence, l'article L. 443-4, ne concerne pas la convention tarifaire, mais le fait que les indicateurs de coût de production doivent être mentionnés dans les CGV. Nous pourrons revenir dessus en séance, avec un dispositif plus opérant, si vous le souhaitez. En attendant, demande de retrait ou, à défaut, avis défavorable.
L'amendement COM-17 rectifié est retiré.
Les amendements COM-19 rectifié bis et COM-20 rectifié bis sont déclarés irrecevables en application de l'article 45 de la Constitution.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-27 rectifié prévoit la prise en compte du coût des matières premières agricoles dans la détermination du tarif d'un produit vendu sous marque de distributeur. Il y a effectivement un travail à réaliser en matière de sanctuarisation des MPA dans les MDD. Cependant, cet amendement indique seulement qu'il est tenu compte du coût d'achat de la MPA, au moment de la signature du contrat. Ça ne veut pas dire qu'elle est sanctuarisée : ils peuvent en tenir compte à hauteur de très peu. Je vous propose donc de le retirer et que nous travaillions ensemble, d'ici à la séance, pour proposer un dispositif plus exigeant.
L'amendement COM-27 rectifié est retiré.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-28 rectifié prévoit qu'un décret fixera les modalités d'application du régime des pénalités logistiques. Un tel décret ne paraît pas nécessaire. D'une part, la loi est désormais claire, depuis la loi Egalim 2 et a fortiori à la suite des amendements que nous avons adoptés à l'article 3 bis. D'autre part, prévoir un décret va relancer une période de flou juridique jusqu'à ce qu'il soit édicté. De l'avis général, les lignes directrices publiées par la DGCCRF à notre demande, en juillet 2022, ont permis de clarifier la doctrine et servent d'outils pour sanctionner les manquements. Il semble dès lors préférable de s'en tenir à ces lignes directrices. Retrait sinon avis défavorable.
L'amendement COM-28 rectifié est retiré.
Article 4 bis (nouveau)
L'amendement rédactionnel COM-49 est adopté.
L'article 4 bis est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Article 4 ter (nouveau)
L'article 4 ter est adopté sans modification.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Mon amendement COM-50 ainsi que les amendements COM-16 rectifié et COM-29 rectifié bis tendent à clarifier des dispositions du code de commerce applicables aux grossistes.
Les amendements identiques COM-50, COM-16 rectifié et COM-29 rectifié bis sont adoptés.
L'article 5 est ainsi rédigé.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'article 6 prévoit qu'un décret fixe la liste de produits pour lesquels l'obligation d'avoir une clause de renégociation n'est pas applicable. L'intention est tout à fait légitime, puisque par exemple des contrats de vente à terme dans les filières céréales sont par nature incompatibles avec une telle clause. Leur intérêt même repose dans le fait que le prix est fixé à l'avance. Il me semble néanmoins nécessaire de prévoir qu'une dérogation à une telle obligation générale fasse d'abord l'objet d'une demande motivée de l'interprofession représentative des produits concernés, pour garder une forme de « traçabilité » de l'action du ministre en la matière. C'est l'objet de mon amendement COM-51 rectifié, qui réécrit l'article 6 en ce sens.
L'amendement COM-51 rectifié est adopté.
L'article 6 est adopté ainsi rédigé.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Mon amendement COM-52 permet de ne pas inclure dans l'obligation des contrats qui sont fondés sur le fait qu'une partie du prix payé au producteur dépend d'indicateurs observés a posteriori.
L'amendement COM-52 est adopté.
L'article 7 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-53 tend à supprimer cet article, devenu redondant avec le nouvel article 3 ter.
L'amendement COM-53 est adopté.
L'article 8 est supprimé.
Intitulé de la proposition de loi
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - L'amendement COM-38 tend à modifier l'intitulé de la proposition de loi pour tirer les conséquences des modifications apportées par la commission des affaires économiques. Je propose comme intitulé : « Proposition de loi tendant à renforcer l'équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs ».
L'objet des différents articles n'est en effet pas tant de sécuriser l'approvisionnement des Français en produits de grande consommation, que de rééquilibrer le rapport de force dans les relations commerciales.
L'amendement COM-38 est adopté.
L'intitulé du projet de loi est ainsi modifié.
La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Les sorts de la commission sont repris dans le tableau ci-dessous :
La réunion est close à 12 h 30.