- Mardi 31 janvier 2023
- Mercredi 1er février 2023
- Projet de loi pour contrôler l'immigration et améliorer l'intégration - Désignation d'un rapporteur
- Proposition de loi organique visant à permettre à Saint-Barthélemy de participer à l'exercice de compétences de l'État - Désignation d'un rapporteur
- Proposition de résolution européenne sur l'avenir de l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) - Examen du rapport et du texte de la commission sur le texte de la commission des affaires européennes
- Proposition de loi constitutionnelle, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l'interruption volontaire de grossesse - Examen des amendements de séance
- Candidatures proposées par le Président du Sénat et le Président de la République aux fonctions de membres du Conseil supérieur de la magistrature - Communication
- Audition de Mme Dominique Lottin, candidate proposée par le Président du Sénat, aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Vote et dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président du Sénat, de Mme Dominique Lottin aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Audition de M. Patrick Titiun, candidat proposée par le Président de la République, aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Vote et dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président de la République, aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Audition de Mme Élisabeth Guigou, candidate proposée par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Vote et dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de Mme Élisabeth Guigou aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Audition de M. Patrick Wachsmann, candidat proposée par le Président du Sénat, aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Vote et dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président du Sénat, de M. Patrick Wachsmann aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
- Dépouillement des scrutins sur les propositions de nomination, par le Président du Sénat, de M. Patrick Wachsmann et de Mme Dominique Lottin aux fonctions de membres du Conseil supérieur de la magistrature
- Dépouillement des scrutins sur les propositions de nomination, par le Président de la République, de M. Patrick Titiun et de Mme Élisabeth Guigou aux fonctions de membres du Conseil supérieur de la magistrature
- Justice et affaires intérieures - Audition de M. Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)
Mardi 31 janvier 2023
- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -
La réunion est ouverte à 14 heures.
Proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à protéger les logements contre l'occupation illicite - Examen des amendements de séance
M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons les amendements de séance sur la proposition de loi visant à protéger les logements contre l'occupation illicite. J'indique que nous devons être en séance à quatorze heures trente, pour le scrutin public solennel sur le projet de loi relatif aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024.
EXAMEN DES MOTIONS
Exception d'irrecevabilité
La commission émet un avis défavorable à la motion n° 1 tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité à la proposition de loi.
Question préalable
La commission émet un avis défavorable à la motion n° 6 tendant à opposer la question préalable à la proposition de loi.
EXAMEN DE L'AMENDEMENT DU RAPPORTEUR
Article 5
L'amendement LOIS.1 de correction légistique est adopté.
EXAMEN DES AMENDEMENTS AU TEXTE DE LA COMMISSION
Intitulé de la proposition de loi
M. André Reichardt, rapporteur. - La commission est défavorable à l'amendement n° 35, qui vise à changer l'intitulé de la proposition de loi pour l'appeler « proposition de loi condamnant les plus précaires à la rue » : ce n'est franchement pas l'objet du texte !
La commission émet un avis défavorable à l'amendement n° 35.
La commission a donné les avis suivants sur les amendements dont elle est saisie, qui sont retracés dans le tableau ci-après :
Le sort de l'amendement du rapporteur examiné par la commission est retracé dans le tableau suivant :
La commission donne les avis suivants sur les autres amendements de séance :
La réunion est close à 14 h 15.
Mercredi 1er février 2023
- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Projet de loi pour contrôler l'immigration et améliorer l'intégration - Désignation d'un rapporteur
M. François-Noël Buffet, président. - Mes chers collègues, je vous propose de désigner rapporteurs sur le projet de loi pour contrôler l'immigration et améliorer l'intégration Mme Muriel Jourda et M. Philippe Bonnecarrère, rapporteurs pour avis de la mission budgétaire « Immigration, asile et intégration ».
La commission désigne Mme Muriel Jourda et M. Philippe Bonnecarrère rapporteurs sur le projet de loi pour contrôler l'immigration et améliorer l'intégration, sous réserve de son dépôt.
Proposition de loi organique visant à permettre à Saint-Barthélemy de participer à l'exercice de compétences de l'État - Désignation d'un rapporteur
La commission désigne Mme Valérie Boyer rapporteure sur la proposition de loi organique n° 51 (2022-2023) visant à permettre à Saint-Barthélemy de participer à l'exercice de compétences de l'État, présentée par Mme Micheline Jacques.
Proposition de résolution européenne sur l'avenir de l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) - Examen du rapport et du texte de la commission sur le texte de la commission des affaires européennes
M. François-Noël Buffet, président. - Nous passons à l'examen du rapport de notre collègue Arnaud de Belenet sur le texte de la commission des affaires européennes portant sur la proposition de résolution européenne (PPRE) sur l'avenir de l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, que j'ai l'honneur de présenter avec notre collègue Jean-François Rapin.
M. Arnaud de Belenet, rapporteur. - Jean-François Rapin et François-Noël Buffet ont présenté leur initiative à la commission des affaires européennes et à la commission des lois le 14 décembre dernier. À l'issue de cette réunion, la commission des affaires européennes a adopté la PPRE qui nous réunit ce matin. Celle-ci aurait pu être adoptée de manière tacite, mais elle a fait l'objet d'une demande d'examen en séance publique par le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et par le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires. Compte tenu de son objet, cette proposition de résolution nous a donc été renvoyée afin que nous adoptions un texte dans la perspective de la séance.
Je rappelle que nous sommes à un moment charnière pour Frontex, puisque cette institution traverse aujourd'hui une crise sans précédent, qui est à la fois une crise de croissance et une crise de confiance.
La crise de croissance de Frontex est liée à l'augmentation de ses moyens, elle-même consécutive à l'élargissement de son mandat. Depuis sa création en 2004, celle-ci est progressivement devenue l'agence la plus puissante de l'Union européenne. Cela est directement lié aux évènements de 2015, où l'on a pu constater un certain échec de la gestion de la crise migratoire. En réaction, le législateur européen a alors décidé de réviser le mandat de Frontex, d'étendre encore son champ d'intervention et de la doter d'une capacité opérationnelle propre. Deux règlements adoptés en 2016 et 2019 permettent ainsi à Frontex de se déployer sur le terrain non plus uniquement en réaction à un évènement donné, mais également sur le long terme. L'agence peut également intervenir aujourd'hui sur le sol de pays tiers ayant passé un accord avec l'Union européenne. En conséquence, Frontex a vu son budget augmenter considérablement : il atteint environ 850 millions d'euros en 2023.
Surtout, le législateur européen a décidé de doter Frontex d'un contingent permanent de garde-frontières, dont le nombre devrait atteindre 10 000 personnels en 2027. C'est là une grande première, puisque jamais une agence européenne n'a disposé de telles prérogatives de puissance publique, et encore moins d'agents vêtus d'uniforme à ses couleurs.
Mais ce changement de dimension ne s'est pas fait sans difficulté ; de même que l'adaptation de son organisation et la montée en puissance de ses moyens matériels et humains qu'il implique.
Ces problèmes pratiques n'ont fait que renforcer la crise de confiance née de la suspicion de refoulement des migrants dans la mer Égée. Vous vous en rappelez, cette crise a atteint son apogée avec la démission du directeur exécutif de l'agence Fabrice Leggeri en avril 2022. Frontex a par la suite fait l'objet de plusieurs contrôles, qui ont conclu qu'il n'était pas possible d'affirmer qu'elle avait a participé directement à des opérations de refoulements. On peut en revanche considérer que sa direction a échoué dans sa gestion managériale et que ses dispositifs de traitement des incidents n'étaient pas adaptés en l'espèce.
De plus, il existe aujourd'hui un débat au sein des institutions européennes sur les priorités de Frontex. Deux visions s'affrontent : l'une centrée sur la protection des droits fondamentaux, l'autre sur l'obtention de résultats plus probants en matière de lutte contre l'immigration irrégulière.
J'en viens au corps de la proposition de résolution européenne présentée par nos deux présidents. Elle vise trois objectifs.
Le premier est politique : adopter une position sur le sens à donner au mandat de Frontex et formuler des pistes de sortie de crise. D'après les auteurs de la PPRE, le débat sur les priorités de l'agence est en grande partie artificiel ; je partage leur avis. Le contrôle des frontières et le respect absolu des droits fondamentaux vont évidemment de pair.
Le deuxième objectif était diplomatique : il s'agissait de peser sur la future nomination du directeur exécutif. Ce dernier ayant été nommé depuis, il convient de conserver l'esprit de la proposition sur ses objectifs prioritaires, mais d'en amender le texte pour tenir compte de cette nomination.
Le troisième objectif est juridique : il s'agit de se positionner sur l'opportunité de réviser le mandat de Frontex. Nos deux présidents ont formellement exclu cette révision afin que l'agence ait le temps d'absorber l'élargissement de son mandat. Là encore, je ne peux qu'être parfaitement aligné avec leur position.
Avant de conclure, je souhaite mettre en exergue trois points saillants.
Premièrement, la proposition marque un soutien fort à l'agence Frontex et au développement de ses prérogatives. Cela est nécessaire du fait de la pression migratoire aux frontières extérieures de l'Union, qui a rarement été aussi forte. En 2022, 330 000 franchissements irréguliers ont été constatés, soit une hausse de 64 % - cette augmentation a même atteint 150 % sur la route des Balkans. Par ailleurs, la France s'appuie sur Frontex pour la mise en oeuvre de sa politique migratoire et bénéficie aujourd'hui de ses interventions dans cinq aéroports et à la frontière avec le Royaume-Uni.
Il est également important de rappeler que la mission de Frontex n'est jamais de surveiller un État partenaire : l'intervention de l'agence se fait toujours sous l'autorité de cet État et à sa demande.
Le deuxième point qu'il me semble important de mettre en avant est le renforcement du pilotage politique de Frontex. Il convient de rehausser assez rapidement le rôle de son conseil d'administration et le rang hiérarchique de ses membres. La France est au rendez-vous de cette exigence qualitative - ce n'est pas forcément le cas de tous nos partenaires. Organiser des réunions du Conseil de l'Union européenne spécifiquement dédiées au pilotage de Frontex irait également dans le bon sens.
Le troisième et dernier point a trait au dispositif de protection des droits fondamentaux. Frontex a besoin d'un officier aux droits fondamentaux indépendant. Frontex y a même intérêt ! Mais il convient évidemment d'organiser les choses de façon à ce qu'il n'y ait pas de risque de doublon, à ce que l'on ne crée pas deux chaînes hiérarchiques concurrentes. Aujourd'hui, il semble que les personnes en poste soient attentives à ce que ce risque ne se matérialise pas.
Je vous proposerai enfin d'adopter un amendement de précision s'agissant de l'officier aux droits fondamentaux, pour que son profil corresponde davantage à son rôle de direction, avec une moindre exigence en matière d'expérience opérationnelle de garde-frontière que pour les contrôleurs eux-mêmes.
M. Jean-Yves Leconte. - Si nous souscrivons à l'idée que le mandat actuel de Frontex doit pouvoir être développé dans sa totalité avant d'envisager une éventuelle évolution et à la nécessité de renforcer le contrôle des Parlements nationaux, nous avons demandé que la PPRE soit examinée dans des conditions normales parce que nous la trouvons anachronique et décalée.
En effet, les nominations ont eu lieu, et la crise de Frontex est d'abord liée à l'incapacité actuelle de sa structure à témoigner des manquements aux droits fondamentaux dont elle pourrait être directement témoin.
La crise de Frontex est directement liée à l'existence d'une crise de confiance, née du soupçon sur le fait qu'elle ait participé à un certain nombre de refoulements, en particulier de la part de la Grèce, ou, à tout le moins, qu'elle en ait été témoin - nous pouvons en avoir la certitude. Par conséquent, si l'on veut que Frontex fonctionne, il convient de renforcer sa crédibilité et de prévenir une nouvelle situation de crise qui serait liée à des manquements en termes de respect des droits fondamentaux.
À cet égard, une proposition de résolution qui met l'officier aux droits fondamentaux sous contrôle direct du conseil d'administration de Frontex et qui empêche une expression aussi indépendante que possible ne nous semble pas aller dans la bonne direction.
Frontex a une mission difficile. En réalité, ce n'est pas une agence de garde-frontières : chaque fois que l'agence intervient dans un État, elle le fait sous la responsabilité de celui-ci. Les mandats de Frontex ont été révisés en particulier par rapport à la situation et aux besoins d'accompagnement de la Grèce. Si un jour l'agence dénonce la manière dont les autorités grecques effectuent des refoulements, pourra-t-elle continuer à agir en Grèce ? Frontex n'a pas pu agir à la frontière biélorusse, même si les méthodes utilisées par les autorités polonaises n'étaient pas conformes aux droits fondamentaux, parce que l'on n'a pas fait appel à elle.
Aujourd'hui, Frontex se trouve donc dans une situation où elle n'a pas la responsabilité directe de surveiller les frontières extérieures de l'Union européenne : elle accompagne les États membres, qui sont chacun responsables d'une partie de leurs frontières et les défendent de manière souveraine. L'agence doit pouvoir dénoncer un certain nombre de choses dont elle ne saurait être complice. Or la PPRE ne lui donne pas la possibilité de mieux les dénoncer qu'auparavant.
Par ailleurs, pour réussir à convaincre, dans la durée, les pays susceptibles de faire appel à Frontex de le faire, il est essentiel qu'elle soit inattaquable sur la question des droits fondamentaux : le contrôle par l'agence du respect des droits fondamentaux doit être libre. Nous avons donc un certain nombre de réserves sur la volonté que traduit la résolution de mettre sous tutelle ceux qui sont responsables des droits fondamentaux. Je pense, au contraire, que la protection des droits fondamentaux par Frontex et la manière dont elle peut dénoncer d'éventuels manquements dont elle serait témoin sont au coeur de sa crédibilité ainsi que de son efficacité sur le long terme.
C'est la raison pour laquelle nous déposerons en vue de la séance des amendements sur la partie de la résolution relative à l'officier aux droits fondamentaux, même si je remarque que le rapporteur, après un certain nombre d'auditions, en particulier celle du directeur de l'immigration, l'a fait un peu évoluer.
Mme Nathalie Goulet. - En 2022, il y a eu 275 000 entrées illégales, c'est-à-dire 73 % de plus qu'en 2021.
Frontex a perdu la confiance d'à peu près l'ensemble des pays européens. En outre, elle n'accomplit pas forcément la mission à laquelle elle est censée être destinée. Il y a donc un problème d'adéquation, probablement un problème de définition de ses missions, mais aussi un problème de contrôle.
Compte tenu de la hausse du nombre de migrants et des crises multiples que l'on connaît en Europe, il est extrêmement urgent de régler les difficultés de l'agence, qui doit avoir un rôle pivot en matière de contrôle de l'immigration.
Comment se répartit le budget de Frontex ? Surtout, je souhaite obtenir des précisions sur le contenu du rapport de l'Office européen de lutte antifraude (OLAF) et sur les sanctions qui auraient été prises à l'encontre de dirigeants indélicats.
M. François Bonhomme. - Je rappelle que la mission initiale de l'agence est très clairement de gérer les frontières et de contrôler les migrations.
Je trouve normal que l'on cadre beaucoup mieux les fonctions de l'officier aux droits fondamentaux, ainsi que son profil de recrutement. Il ne faudrait pas que son existence même vienne compliquer encore plus la mission première de Frontex. Cela pose la question du sens que l'on veut donner à la politique migratoire européenne : s'il s'agit de faire de l'officier aux droits fondamentaux l'équivalent du Défenseur des droits à la française, qui fait parfois de sa mission une lecture très militante et doctrinale, j'entrevois les dérives et les complications qui ne manqueront pas d'en découler... Il y a là un chemin qui me semble très dangereux.
M. Arnaud de Belenet, rapporteur. - Je suis très heureux que nous puissions débattre de Frontex en séance publique.
La PPRE n'est pas anachronique ni décalée. Elle répond à un besoin, à un moment opportun. Il importe que nous soutenions Frontex à ce point essentiel de son développement et dans la mise en oeuvre de nouvelles procédures internes exigeantes en matière de respect des droits fondamentaux.
Je veux signaler que 45 contrôleurs des droits fondamentaux ont été recrutés et que, à la suite des polémiques nées des accusations de refoulement dans la mer Égée, des procédures de traitement des incidents ont été mises en place ou renforcées, notamment le mécanisme de traitement des plaintes. Cette exigence de respect des droits fondamentaux et de contrôle est absolument essentielle. L'institution s'en est saisie et s'est organisée pour en tenir compte, puisqu'il y va de sa crédibilité.
Quand elle intervient aux frontières, participe à des reconduites, contribue à des contrôles, noue des partenariats avec des pays tiers, accompagne les États membres sur des territoires douloureux, il faut que cette institution soit absolument incontestable. C'est la garantie qu'offre la présence de l'officier aux droits fondamentaux, qui n'est pas une contrainte juridique de plus : c'est une garantie de crédibilité et de rigueur pour le bon exercice de la mission essentielle confiée à Frontex.
L'action de trois cadres au moins a été mise en cause par le rapport de l'OLAF. Or, Frontex compte aujourd'hui, pour le contingent permanent, près de 1 000 agents statutaires, ainsi que 500 agents de catégorie 2 et plus de 3 500 agents intervenant de manière plus ou moins ponctuelle en soutien des États pour le compte de l'agence. Le rapport ne vise donc que trois agents sur plusieurs milliers de personnes qui contribuent à l'action de Frontex - son directeur, qui a démissionné depuis, et deux autres cadres au moins, qui, je crois, ont également quitté l'institution.
Le budget a considérablement augmenté ces dernières années. Il semble stabilisé, pour ces prochaines années, à près de 1 milliard d'euros : il s'élève à 845 millions en 2023, contre 93 millions d'euros en 2014. Il a donc quasiment été multiplié par dix en moins de dix ans.
M. François-Noël Buffet, président. - La PPRE a tout particulièrement pour objet d'établir une forme d'état des lieux du fonctionnement de Frontex, afin de tenir compte de son évolution très forte depuis la crise migratoire de 2015 et de la progression considérable de son budget. Cette crise a donné un rôle encore plus fondamental à Frontex.
Il y a incontestablement eu des difficultés voilà quelques mois. Le directeur exécutif a démissionné ; un nouveau a été désigné. Sur le principe, nous n'avons rien à dire, mais nous souhaitons, Jean-François Rapin et moi-même, que les Parlements nationaux soient associés à cet état des lieux, Frontex travaillant pour le compte des États et étant leur partenaire dans la protection des frontières européennes.
Y aura-t-il, demain, un changement de philosophie dans le fonctionnement de Frontex ? C'est une question de fond qui se pose et qu'il faut examiner de près. C'est l'enjeu de notre questionnement.
EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE
M. Arnaud de Belenet, rapporteur. - L'amendement COM-1 procède à une actualisation de la PPRE pour tenir compte de la nomination du nouveau directeur exécutif de Frontex.
L'amendement COM-1 est adopté.
M. Arnaud de Belenet, rapporteur. - L'amendement COM-2 actualise des données statistiques figurant dans la proposition de résolution.
L'amendement COM-2 est adopté.
M. Arnaud de Belenet, rapporteur. - L'amendement COM-3 précise le profil de l'officier aux droits fondamentaux.
M. François-Noël Buffet, président. - L'enjeu est de bien distinguer les profils de chacun. Au fond, il s'agit de s'assurer que chacun à son poste contribue à ce que Frontex exerce bien le rôle qui est prévu par son mandat...
L'amendement COM-3 est adopté.
M. Arnaud de Belenet, rapporteur. - L'amendement COM-4 précise les conditions de représentation du Parlement européen au conseil d'administration de Frontex, en se calant sur les formulations figurant dans le mandat de l'agence.
L'amendement COM-4 est adopté.
L'article unique est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
La proposition de résolution européenne est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
M. François-Noël Buffet, président. - La PPRE sera examinée en séance publique le 8 février prochain.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
Proposition de loi constitutionnelle, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l'interruption volontaire de grossesse - Examen des amendements de séance
M. François-Noël Buffet, président. - Nous allons maintenant examiner les amendements de séance déposés sur la proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l'interruption volontaire de grossesse.
EXAMEN DE LA MOTION
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Je suis défavorable à la question préalable n° 2 de M. Ravier, conformément à la position de la commission.
La commission émet un avis défavorable à la motion n° 2 tendant à opposer la question préalable à la proposition de loi constitutionnelle.
EXAMEN DES AMENDEMENTS DE SÉANCE
M. Philippe Bas. - J'ai déjà largement présenté mon amendement n° 1 rectifié bis au cours de notre précédente réunion de commission.
Faut-il apporter une garantie constitutionnelle à la liberté de la femme de mettre un terme à sa grossesse ? La question se pose. Cette liberté a déjà un caractère constitutionnel, puisqu'elle a été reconnue par la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001. Le pas à franchir pour l'inscrire formellement dans la Constitution n'est pas bien grand.
Je crois profondément que l'interruption volontaire de grossesse n'est pas menacée en France ; elle fait consensus. On peut donc dire que cette inscription n'est pas indispensable, mais on ne peut pas dire qu'elle soit inutile ou sans intérêt, puisqu'elle aurait tout de même pour effet de ne pas permettre de revirement de jurisprudence, donc de consacrer cette liberté constitutionnelle déjà reconnue.
On peut bien sûr s'interroger sur ce que l'on doit mettre ou ne pas mettre dans une Constitution, mais il s'agit tout de même de déterminer l'étendue des pouvoirs du législateur ! Par ailleurs, ce qui détermine le contenu d'une Constitution, c'est l'exercice du pouvoir souverain du constituant, puisqu'il n'y a pas de norme qui s'impose à la Constitution elle-même. Nous sommes donc libres de faire ce que nous voulons faire.
Je vous propose, par conséquent, d'adopter cette garantie, qui ne change pas l'état du droit constitutionnel, mais vient tout simplement le graver dans le marbre de notre Constitution.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Je suis défavorable à l'amendement n° 1 rectifié bis, qui, aussi subtil qu'il soit, est contraire à l'avis de la commission.
Je suis également défavorable au sous-amendement n° 4, qui vise à inscrire le principe énoncé par la proposition de loi de Mme Panot - « la loi garantit l'effectivité du droit à l'interruption volontaire de grossesse, ainsi que son égal accès » - à l'article 1er de la Constitution. Le lien est assez ténu avec l'objet de l'amendement de M. Bas puisqu'il modifie un autre article de la Constitution que le 34 !
Le sous-amendement n° 3 de M. Iacovelli reprend lui aussi la rédaction de la proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale. Il est donc lui aussi, contraire à la position de la commission.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Au nom de mon groupe, je veux dire que nous sommes favorables aux sous-amendements de M. Iacovelli, qui reprennent la rédaction du texte initial.
L'amendement de Philippe Bas ne nous paraît pas totalement satisfaisant.
Si la place retenue dans la Constitution est probablement plus opportune que celle que nous proposions, son libellé est en deçà du nôtre, notamment parce qu'il utilise le terme de « liberté » au lieu de celui de « droit ». Je pense que nous aurons, cet après-midi, des débats formidables dans l'hémicycle, qui nous permettront de détailler les particularités, les avantages et les inconvénients des deux termes...
L'avancée serait tout de même significative et, puisque les deux assemblées doivent se mettre d'accord, c'est un chemin vers une rédaction qui pourrait convenir. Notre groupe votera donc l'amendement de M. Bas tout à l'heure.
M. Loïc Hervé. - Je veux simplement rappeler que, même si cet amendement était adopté, le texte dont nous débattons est une proposition de loi ! La seule issue possible est le référendum...
M. Jean-Pierre Sueur. - Je remercie Loïc Hervé de son explication de droit constitutionnel : ce point ne nous avait pas échappé !
Toutefois, si ce texte était adopté par le Sénat et par l'Assemblée nationale, ce serait un signal fort, qui, je pense, pourrait inciter le pouvoir exécutif à déposer un projet de loi et de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès à Versailles.
La commission émet un avis défavorable aux sous-amendements nos 4 et 3, ainsi qu'à l'amendement n° 1 rectifié bis.
La commission a donné les avis suivants :
Auteur |
N° |
Avis de la commission |
Motion |
||
M. RAVIER |
2 |
Défavorable |
Article unique |
||
M. BAS |
1 rect. bis |
Défavorable |
M. IACOVELLI |
4 |
Défavorable |
M. IACOVELLI |
3 |
Défavorable |
Candidatures proposées par le Président du Sénat et le Président de la République aux fonctions de membres du Conseil supérieur de la magistrature - Communication
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - En application des articles 13 et 65 de la Constitution, ainsi que de la loi organique et de la loi du 23 juillet 2010 relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, nous allons procéder, ce matin, aux auditions de quatre personnalités qualifiées dont la nomination est envisagée pour exercer les fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) : Mme Élisabeth Guigou et M. Patrick Titiun, dont les candidatures ont été proposées par le Président de la République ; Mme Dominique Lottin et M. Patrick Wachsmann, dont les candidatures ont été proposées par le Président du Sénat.
Ces auditions sont publiques : elles sont retransmises sur le site internet du Sénat. Elles seront suivies de votes, qui se dérouleront à bulletin secret, comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement, à l'issue de chaque audition, dans notre salle de commission. Aucune délégation de vote ne sera admise, conformément à l'article 1er de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique, autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote.
Conformément à l'article 13 de la Constitution, je vous rappelle que, pour Élisabeth Guigou et Patrick Titiun, le Président de la République ne pourrait pas procéder à leur nomination si les votes négatifs au sein de notre commission et de la commission des lois de l'Assemblée nationale représentaient au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions. Le dépouillement aura lieu simultanément dans les deux commissions, vers 12 h 30.
Pour Dominique Lottin et Patrick Wachsmann, le Président du Sénat ne pourrait procéder à leur nomination si les votes négatifs de notre commission représentaient au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.
En application de notre Règlement, il me revient, préalablement à ces auditions, de formuler un certain nombre d'observations sur ces candidatures.
Vous le savez, le CSM comporte, à côté de représentants des magistrats, un représentant des avocats, un représentant du Conseil d'État et six personnalités communément qualifiées de « laïques », c'est-à-dire non-magistrats, désignées à parts égales par le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l'Assemblée nationale. Ces personnalités seront appelées à participer, de manière collégiale, aux décisions des trois formations du CSM : sa formation plénière et les formations compétentes pour le siège et pour le parquet.
Je rappelle que les candidats doivent évidemment connaître parfaitement le fonctionnement de notre justice, compte tenu du rôle disciplinaire, mais aussi du rôle de nomination du CSM. Il faudra également assurer l'accompagnement de toutes les évolutions législatives des prochains mois.
Je souhaite vous communiquer quelques éléments d'information sur chacune de ces personnalités.
S'agissant, tout d'abord, des personnalités proposées par le Président du Sénat, les deux candidats me semblent présenter deux profils complémentaires.
Dominique Lottin, tout d'abord, possède une expérience de la magistrature, au sein de laquelle elle a notamment exercé des fonctions d'encadrement en tant que chef de juridiction. Elle a ensuite été membre du Conseil constitutionnel, de 2017 à 2022. Elle a également récemment rendu au garde des sceaux un rapport intéressant sur l'équipe du magistrat, sujet de réflexion immédiat et sujet d'avenir pour nos juridictions.
Le second candidat proposé par le Président du Sénat, Patrick Wachsmann, est agrégé en droit public et fut professeur de droit à l'Université de Nancy, puis de Strasbourg, jusqu'en 2019, où il a été responsable du diplôme d'études approfondies de droit public - devenu Master 2 - pendant près de quinze ans. Il a notamment travaillé sur l'application de la Convention européenne des droits de l'homme par les juges français. M. Wachsmann est également déontologue de la ville de Strasbourg depuis 2014.
Son parcours paraît très complémentaire à celui de Mme Lottin. Juriste reconnu et fin connaisseur du droit national et européen, il pourra aussi s'appuyer utilement sur ses compétences et son expérience de déontologue pour traiter ces questions, le CSM accordant désormais une attention toute particulière au suivi déontologique et aux obligations des magistrats.
Pour leur part, les candidats du Président de la République présentent deux profils différents.
Élisabeth Guigou, que vous connaissez tous, a un profil beaucoup plus politique que les deux candidats précédents. Elle a occupé des responsabilités éminentes aux niveaux national et européen. Je rappelle qu'elle a notamment été garde des sceaux de 1997 à 2000. Mais sa connaissance du monde judiciaire ne s'arrête pas à ses fonctions ministérielles : vous vous souviendrez notamment que Mme Guigou a présenté devant notre commission des lois, le 1er décembre 2021, le rapport du groupe de travail qu'elle présidait sur la présomption d'innocence, dans la continuité de la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes, qu'elle avait portée.
Son expérience et son parcours présentent évidemment un intérêt pour le CSM.
Enfin, Patrick Titiun, second candidat présenté par le Président de la République, est actuellement chef de cabinet du président de la Cour européenne des droits de l'homme, fonction qu'il occupe depuis 2007, après avoir exercé différentes responsabilités au Quai d'Orsay, puis au Conseil de l'Europe.
M. Titiun est également ancien magistrat judiciaire, mais a démissionné de ces fonctions il y a sept ans.
Là encore, il est incontestable que le parcours juridictionnel et européen de M. Titiun serait un atout pour le CSM, et son profil, plus institutionnel et moins politique, est complémentaire de celui de Mme Guigou.
Les candidats devront présenter les raisons pour lesquelles ils ont accepté d'être proposés et répondre à nos questions.
Leur crédibilité ne pose pas de difficulté.
En l'absence d'opposition de notre part, ces quatre personnalités viendraient siéger auprès de M. Christian Vigouroux, désigné par le Conseil d'État, de M. Jean-Luc Forget, désigné par le Conseil national des barreaux, ainsi que de Mme Diane Roman et M. Loïc Cadiet, tous deux universitaires, désignés par la présidente de l'Assemblée nationale.
Nous allons commencer par l'audition de Mme Dominique Lottin.
La réunion, suspendue à 9 h 25, est reprise à 9 h 30.
Audition de Mme Dominique Lottin, candidate proposée par le Président du Sénat, aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - En application des articles 13 et 65 de la Constitution, nous avons le plaisir d'accueillir Mme Dominique Lottin, candidate proposée par le Président du Sénat aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
Cette audition est retransmise en direct sur le site internet du Sénat.
Je rappelle que, à l'issue de l'audition, qui devrait durer quarante-cinq minutes au total, nous procéderons au vote à bulletin secret. Je rappelle que les délégations de vote ne sont pas autorisées et que le dépouillement aura lieu à l'issue de l'audition.
En vertu du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, le Président du Sénat ne pourrait procéder à cette nomination si les votes négatifs représentaient au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.
Mme Dominique Lottin, candidate proposée par le Président du Sénat aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature. - Au préalable, je tiens à remercier le président Larcher de me témoigner sa confiance en me proposant comme personnalité qualifiée pour exercer les fonctions de membre du CSM.
Pour vous exposer comment j'envisagerai d'exercer ces fonctions si votre commission approuve ma désignation, j'ai pris soin de relire avec attention les articles 64 et 65 de la Constitution, consacrés au CSM et à ses missions. Force est de constater que, si le constituant de 2008 a décidé de mettre fin à la présidence du Conseil par le Président de la République et à sa vice-présidence par le garde des sceaux et a réaffirmé la place et le rôle du CSM pour garantir l'indépendance de l'autorité judiciaire, il n'a pas pour autant, me semble-t-il, et sous réserve de votre appréciation, instauré un conseil de justice, qui serait chargé, comme cela existe dans d'autres pays européens, de l'administration et de la gestion de la justice.
Ainsi, les deux missions principales confiées au CSM demeurent, en l'état des textes : d'une part, la nomination des magistrats ; et, d'autre part, la déontologie et la discipline des magistrats.
J'ai bien conscience que ces deux missions sont particulièrement lourdes et délicates, puisqu'il s'agit de garantir au justiciable d'être jugé par un tiers indépendant et impartial, mais aussi par un magistrat compétent, diligent, irréprochable et respectueux des droits de celui qui se présente devant lui. L'indépendance des magistrats, qu'ils soient du siège ou du parquet, c'est d'abord et avant tout une protection pour le justiciable, même s'il importe aussi, bien sûr, de garantir aux magistrats de pouvoir exercer librement leur office, sans pression ni intimidation.
Par ailleurs, si le CSM réuni en formation plénière est chargé de répondre aux demandes d'avis formulées par le Président de la République, il n'est pas, me semble-t-il, chargé de mener un travail de doctrine sur l'avenir de la justice. Cela ne lui interdit pas de contribuer à la réflexion lorsqu'il est sollicité dans le cadre des travaux, notamment parlementaires, pouvant avoir une incidence sur l'indépendance de l'autorité judiciaire ou le statut des magistrats. Il est d'ailleurs légitimement et fréquemment consulté dans ces domaines.
Le CSM doit aussi rendre compte de son activité, communiquer sur ses travaux, participer aux rencontres et aux échanges avec ses homologues européens. Mais, même si la tentation est forte de prendre part au débat public lorsqu'il porte sur l'institution judiciaire ou lorsqu'il a des incidences sur cette dernière, il ne doit le faire qu'avec parcimonie, car il ne saurait empiéter sur les prérogatives du Gouvernement ou du Parlement.
J'ai toujours été convaincue que l'autorité judiciaire et le CSM, organe constitutionnel chargé de contribuer à garantir son indépendance, avaient une place particulière au sein de l'État. Cette conviction s'est encore renforcée depuis que j'ai quitté la magistrature, il y a plus de cinq ans, pour entrer au Conseil constitutionnel.
Le Conseil constitutionnel est très régulièrement saisi de questions le conduisant à définir la place, le rôle et les contours de l'autorité judiciaire. Dans ces domaines, les procédures furent nombreuses ces dernières années. Je n'en citerai que quelques exemples : la dernière loi de programmation de la justice, les lois relatives à la sécurité intérieure ou encore les régimes de l'état d'urgence sanitaire, pour lesquels s'est posée la question cruciale des modalités de contrôle des mesures de restriction des libertés individuelles. En outre, plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) nous ont conduits à traiter du sujet sensible du statut du parquet.
Au sein du Conseil constitutionnel, j'ai abordé bien d'autres sujets et principes touchant au fonctionnement de l'État, des collectivités territoriales et des institutions en général. J'y ai travaillé avec des personnalités aux parcours particulièrement riches et divers. J'ai ainsi pu acquérir de nouvelles compétences et porter un autre regard, désormais distancié, sur l'institution judiciaire.
Naturellement, je n'oublie pas l'institution judiciaire. J'y ai exercé l'essentiel de ma carrière dans les fonctions juridictionnelles les plus variées, au pénal comme au civil, en première instance comme en appel, et pendant près de dix années dans des fonctions administratives et de direction au ministère de la justice, notamment comme adjointe du secrétaire général, puis comme directrice des services judiciaires. C'est ce qui me permet de bien connaître, de l'intérieur, le monde de la justice et ses modes de fonctionnement. J'ai la faiblesse de penser que cette expérience pourrait être un atout pour siéger au CSM, comme elle m'a aidée dans mes fonctions de membre du Conseil constitutionnel.
En cette qualité, il m'a fallu aborder les questions touchant à l'institution judiciaire en toute indépendance et avec un regard extérieur. C'est ce que je me suis employée à faire, même si cela n'a pas été simple dans les premiers mois.
À ce titre, une anecdote me revient en mémoire. C'était quelques mois après ma prise de fonctions. Alors que nous déjeunions dans la salle à manger du Conseil, comme tous les jeudis à l'issue de notre séance, le président Fabius m'a fait observer que, depuis quelques semaines, j'avais abandonné l'expression par laquelle je commençais trop souvent mes interventions, à savoir « nous, les magistrats judiciaires », pour utiliser le « nous » et m'inclure ainsi parmi les membres du Conseil. Cette observation m'a fait réfléchir : j'ai pris conscience que j'avais sans doute franchi une étape indispensable à l'exercice de mes fonctions et qu'il me fallait poursuivre mes efforts pour me détacher définitivement de l'institution judiciaire à laquelle j'avais appartenu.
Je crois pouvoir dire que j'y suis parvenue ; j'ai ainsi pu porter sur cette institution un regard critique, au sens premier et positif du terme.
Soyez-en assurés : si vous confirmez ma nomination comme personnalité qualifiée du CSM, c'est avec la même indépendance, le même regard critique, la même impartialité, intégrité et dignité que j'exercerai mes fonctions. Je veillerai en toute circonstance à ce qu'aucun soupçon ne puisse se faire jour quant à l'indépendance du CSM. Pour clore la discussion juridique qui s'est dernièrement ouverte, j'ajoute que j'ai décidé de renoncer définitivement à la possibilité, qui m'était offerte par l'article 77 de l'ordonnance statutaire de 1958, de me prévaloir de l'honorariat.
S'agissant de la nomination des magistrats, la mission essentielle confiée au CSM est de rechercher la personne la plus qualifiée pour occuper le bon poste au bon moment. Le CSM doit ainsi contribuer à définir la politique de gestion des ressources humaines la plus cohérente et la plus efficace possible.
L'équilibre trouvé dans un partage des compétences entre la direction des services judiciaires et le CSM, d'une part, un contrôle réciproque, de l'autre, me paraissent de nature à mieux garantir l'indépendance de la magistrature, en laissant au garde des sceaux l'administration générale et la définition des orientations nécessaires à la conduite des politiques judiciaires comme à la mise en oeuvre des réformes décidées par le Gouvernement et votées par le Parlement.
Pour ce qui concerne les nominations des magistrats, la tâche du CSM est particulièrement lourde. Les membres communs sont appelés à statuer sur plus de 2 300 mouvements par an, dont environ 80 portent sur des nominations prises sur son initiative. Cette mission exige une grande disponibilité et un engagement sans faille.
En soi, le nombre de ces mouvements conduit à s'interroger sur la question délicate de la mobilité des magistrats, parfois trop rapide et parfois inexistante. À cet égard, les préconisations formulées par votre commission sont toujours d'actualité, qu'il s'agisse du rythme des transparences, des durées minimale et maximale d'exercice des fonctions ou du renfort de l'attractivité de certaines juridictions, notamment par des incitations financières et d'ancienneté. C'est à ce prix que la carte territoriale des juridictions sera maintenue.
Il est tout aussi important que les magistrats s'inscrivent dans la vie des territoires, dont ils sont un acteur social de premier ordre. Ce n'est pas la même chose de rendre la justice dans les Hauts-de-France ou en Normandie. Malheureusement, faute de temps, mais aussi par peur de se compromettre, une grande majorité de magistrats se sont repliés sur eux-mêmes, évitant les échanges avec leurs partenaires institutionnels et même avec les barreaux. Ce repli sur soi est dévastateur à plus d'un titre. Il contribue aussi - j'en suis convaincue - à la perte de sens qui frappe les jeunes générations. Il faut leur redonner du temps pour s'ouvrir aux autres et reprendre leur place dans la cité. Pour ce faire, je crois comme vous qu'il faut développer les équipes pluridisciplinaires autour des magistrats. Nourrie de l'expérience du Conseil constitutionnel, où le travail en équipe est une réalité, j'ai engagé une réflexion sur ce sujet.
Le CSM devra accompagner ce changement de culture en valorisant le parcours de ceux qui, à l'issue de ce travail d'assistance, souhaiteront rejoindre la magistrature.
En outre, il me semble important de diversifier encore davantage le recrutement des magistrats pour que ce corps soit à l'image de la population, constitué d'individus plus ou moins jeunes, directement issus de l'université ou ayant une expérience professionnelle antérieure, apportant du sang neuf à la magistrature.
Le développement de l'open data des décisions de justice va très certainement révolutionner le fonctionnement des juridictions ; les magistrats devront être prêts à affronter ces bouleversements.
J'en viens à la seconde mission confiée au CSM, qui est tout aussi essentielle : la déontologie et de la discipline des magistrats.
Force est de constater que, dans ce domaine, des améliorations sont nécessaires. En particulier, la saisine du CSM par tout justiciable, ouverte en 2011, n'est toujours pas opérationnelle. Après dix années de fonctionnement, seuls treize dossiers ont donné lieu à une décision de renvoi devant la formation disciplinaire. Certes, la très grande majorité des saisines sont irrecevables, parce qu'elles portent sur le fond de la décision rendue ; il n'en demeure pas moins que le mode de saisine ne répond pas à la volonté du législateur de renforcer la confiance des citoyens dans l'institution judiciaire.
De même, les questions de déontologie et de discipline exigent une vision globale. Elles doivent être traitées dès la formation des magistrats, puis par la mise en place de tutorats et par le retour à la collégialité. S'y ajoutent, bien sûr, les questions touchant à l'évaluation des magistrats et à la nécessité, dans un certain nombre de cas, de prononcer des sanctions disciplinaires.
Il est indispensable de trouver un juste équilibre entre l'impératif d'exemplarité, qui s'impose à tout magistrat pour garantir une justice impartiale et de qualité, et la nécessité de sauvegarder l'indépendance juridictionnelle des magistrats et la sérénité des conditions d'exercice de leur office. J'ai bien conscience que cet équilibre est particulièrement difficile à trouver. Dans ce domaine, comme pour toutes les attributions du CSM, il faut se garder des a priori et des idées préconçues.
J'en reste convaincue, quels que soient son parcours et son expérience professionnelle, l'exercice de nouvelles fonctions exige un regard neuf et un investissement personnel pour compléter ses connaissances et acquérir les compétences nécessaires. Il suppose également la capacité d'oeuvrer à une mission collective en s'enrichissant des échanges avec les autres membres. C'est tout l'intérêt du travail en collégialité. Soyez assurés que je suis prête à consentir cet investissement et à travailler dans cet état d'esprit, si vous me faites l'honneur de donner un avis favorable à la proposition de nomination du président du Sénat.
M. Jean-Pierre Sueur. - Tout en soulignant vos qualités éminentes et la haute valeur de votre parcours, je relève qu'un certain nombre de magistrats sont attachés à ce que les formations du CSM comprennent une majorité de personnalités qualifiées, n'appartenant pas à la magistrature. Vous avez traité de votre statut avec une grande subtilité en suggérant que vous vous étiez détachée de vos fonctions antérieures ; mais que pensez-vous de ce critère de parité ?
Mme Laurence Harribey. - Vous insistez sur l'enjeu que représente, en matière de ressources humaines, la recherche de la personne la plus qualifiée. Or - le CSM le souligne dans son dernier rapport -, au sein des grandes juridictions, celles des groupes 1 et 2, les femmes sont très peu représentées dans les fonctions de président de tribunal judiciaire ou de premier président de cour d'appel. En revanche, elles sont majoritairement candidates dans les groupes 3 et 4. Quel regard portez-vous sur cet état de fait ? Comment le faire évoluer ?
M. Philippe Bonnecarrère. - Je ne comprends pas en quoi votre parcours professionnel pourrait être un inconvénient. Vous avez d'ailleurs traité cette question d'une manière élégante et, selon moi, tout à fait satisfaisante.
Je comptais vous interroger sur les enseignements que vous avez tirés de votre passage au Conseil constitutionnel, mais vous avez déjà répondu à cette question.
Mme Muriel Jourda. - L'indépendance du magistrat est avant tout un gage de son impartialité ; mais, pour certains magistrats, elle ouvre la voie à l'expression d'opinions personnelles et politiques, au travers de leurs décisions. Je pense par exemple à ce juge de première instance selon qui le vol du portrait du Président de la République dans une mairie par des militants écologistes était justifié par l'inaction climatique du Gouvernement. À mon sens, c'est plus une position politique qu'une position de droit. Comment faire pour que cette indépendance, garante de la crédibilité de la justice pour les justiciables, soit comprise dans le bon sens par les magistrats eux-mêmes ?
M. Alain Richard. - Qu'il s'agisse des fonctions antérieures des candidats que nous auditionnons ou de celles auxquelles ils se destinent, l'obligation de secret des délibérations nous prive de très nombreux sujets de dialogue : dès lors, l'exercice devient assez frustrant.
Pendant mes années au Conseil d'État, j'ai vu arriver de nombreuses personnalités désignées au tour extérieur : leur nomination ne prédisposait pas à l'indépendance, mais j'ai pu constater leur grande aptitude à l'ingratitude. D'ailleurs, comme le souligne Vidocq dans ses Mémoires, les meilleurs policiers sont souvent des malfaiteurs repentis...
Pour un magistrat du siège ou du ministère public, le fait d'accomplir une partie de sa carrière en détachement empêche souvent d'exercer de plus hautes responsabilités par la suite. C'est à l'évidence un obstacle à la mobilité extérieure : avez-vous l'intention de vous pencher sur ce sujet ?
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Alors que les personnes entrées par les voies dites « latérales » représentent déjà environ 20 % de la magistrature, le garde des sceaux a annoncé le recrutement de plus de 1 500 magistrats. Comment maintenir un haut niveau de compétence juridique tout en diversifiant le recrutement ?
Mme Dominique Lottin. - Monsieur Sueur, la parité au sein du CSM est évidemment importante, mais elle relève avant tout du parcours des différents candidats. La volonté du constituant de 2008 était d'éviter le corporatisme de la magistrature : le fait d'avoir appartenu à l'institution judiciaire - je parle bien au passé, car je n'y appartiens plus - ne suppose en rien que l'on fera preuve d'un tel corporatisme. D'ailleurs, ceux qui ont engagé ce débat sont les mêmes qui me reprochaient, lorsque j'étais directrice des services judiciaires, de ne pas défendre suffisamment les magistrats.
Ce n'est pas sans un pincement au coeur que j'ai quitté la magistrature, après trente-cinq ans de carrière, lorsque le président Larcher a proposé ma candidature au Conseil constitutionnel en 2017. Je savais alors que je ne reviendrais jamais dans la magistrature. Si j'ai été placée en détachement, c'est pour des raisons relatives à la retraite ; et je ne suis revenue dans la magistrature que pour des raisons administratives, pour un mois et demi, afin de faire valoir mes droits à la retraite. J'ai d'ailleurs saisi cette occasion pour engager un travail sur les équipes autour des magistrats, car je me voyais mal être payée par l'État sans rien faire pendant ce laps de temps.
Madame Harribey, si la magistrature comprend aujourd'hui une majorité de femmes, on a beaucoup de difficultés à ce que les femmes accèdent et souhaitent accéder aux fonctions à responsabilité. Il faut les y aider en traitant des questions d'ordre matériel et surtout en leur donnant confiance, pour qu'elles aient envie d'exercer ces fonctions. Dans mes postes successifs, j'ai toujours tenté d'aider des candidates, ce qui n'est pas chose aisée ; je garderai cette préoccupation au sein du CSM.
Madame Jourda, l'expression de l'opinion des magistrats est un sujet qui m'a toujours préoccupée. Dès lors que l'on porte la robe, notamment celle de magistrat, ce n'est pas la personne, mais la loi qui doit s'exprimer, et ce de la manière la plus impartiale qui soit. Le cas que vous avez mentionné fait l'objet d'une procédure juridictionnelle ; je ne formulerai donc pas d'observations. Il y va évidemment de la crédibilité de la justice ; dans certains cas, l'expression d'une opinion peut être une faute professionnelle méritant, à tout le moins, des rappels déontologiques.
Monsieur Richard, pour les magistrats, l'exercice d'autres fonctions est bel et bien un enrichissement. Certaines jurisprudences du CSM ont rendu les détachements extrêmement délicats, mais il me paraît essentiel de les favoriser.
Enfin, monsieur le président, les recrutements massifs que vous évoquez sont indispensables : on manque cruellement de magistrats et de fonctionnaires de greffe. Pour autant, comme vous le soulignez, on ne saurait abaisser le niveau. Je suis favorable au maintien d'un concours sélectif pour le recrutement des magistrats. En parallèle, il me semble bénéfique d'ouvrir la magistrature à des personnalités ayant suivi d'autres parcours professionnels, qui plus est dans le contexte actuel, pour que l'on rende la justice dans des délais raisonnables.
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous vous remercions de votre venue.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
Vote et dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président du Sénat, de Mme Dominique Lottin aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
M. François-Noël Buffet, président. - Nous avons achevé l'audition de Mme Dominique Lottin, candidate proposée par le Président du Sénat aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
Le vote se déroulera à bulletin secret, comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement. En application de l'article 1er de l'ordonnance n° 58-1066 du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote, les délégations de vote ne sont pas autorisées.
Je vous rappelle que le Président du Sénat ne pourrait pas procéder à la nomination si les votes négatifs de notre commission représentaient au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.
Le dépouillement du scrutin aura lieu au sein notre commission à l'issue de l'ensemble des votes.
Il est procédé au vote.
Audition de M. Patrick Titiun, candidat proposée par le Président de la République, aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - En application des articles 13 et 65 de la Constitution, nous auditionnons M. Patrick Titiun, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
M. Patrick Titiun, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature. - C'est avec beaucoup d'humilité que je me présente devant vous.
Le Président de la République a bien voulu vous soumettre ma candidature pour siéger au CSM, l'organe statutaire qui l'assiste dans sa mission de garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire.
Outre les avis qu'il rend au Président de la République et au garde des sceaux, le CSM exerce une double fonction. D'une part, c'est un organe de ressources humaines : c'est lui qui procède aux nominations des hauts magistrats du siège de la Cour de cassation, des premiers présidents des cours d'appel et présidents des tribunaux judiciaires ; il donne également son avis sur les nominations des magistrats du ministère public. D'autre part, c'est l'organe disciplinaire de la magistrature de l'ordre judiciaire.
Je vais vous présenter mon parcours en insistant plus particulièrement sur les aspects en lien avec l'activité du CSM.
En 1983, il y a quarante ans presque jour pour jour, je suis entré à l'École nationale de la magistrature (ENM). Au cours de ma scolarité, j'ai accompli un stage au tribunal de grande instance de Guingamp et, à l'issue de ma formation, j'ai été nommé juge au tribunal de grande instance de Metz, chargé du service du tribunal d'instance - selon la terminologie de l'époque. J'y suis resté cinq ans et, en 1990, j'ai quitté définitivement la juridiction.
J'ai alors été nommé au ministère des affaires étrangères en qualité de secrétaire des affaires étrangères. J'avais alors un double rôle.
Premièrement, il s'agissait de défendre la France devant les organes de la Convention européenne des droits de l'homme, à savoir la Commission européenne des droits de l'homme, aujourd'hui disparue, et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui, à l'époque, n'était pas directement accessible aux justiciables. À ce titre, j'ai travaillé principalement sur des dossiers de dysfonctionnements du service public de la justice - longueurs excessives de détention provisoire ou de procédures civiles, atteintes à la présomption d'innocence, etc. Tout en défendant la position française, mon équipe avait pour rôle d'obtenir des règlements amiables avec les requérants.
Deuxièmement, il s'agissait de mener les négociations du protocole n° 11 à la Convention européenne des droits de l'homme. Ce travail a abouti, le 1er novembre 1998, à la création de la nouvelle CEDH, telle que nous la connaissons tous aujourd'hui : cette cour unique et permanente que les justiciables peuvent saisir directement.
En 1994, j'ai rejoint, par concours, le Conseil de l'Europe, qui était alors en pleine mutation. Cette institution accueillait en effet les pays d'Europe centrale et orientale (Peco), qui faisaient leur transition vers la démocratie. Mon rôle a été de former aux valeurs du Conseil de l'Europe les magistrats et les avocats de ces États. J'ai aussi participé, dans ces pays, à la création d'institutions inconnues derrière l'ancien rideau de fer, comme les écoles de magistrature, les médiateurs, sur le modèle du médiateur de la République français, et les conseils supérieurs de justice et de la magistrature. Je me suis appuyé sur l'expertise de membres du CSM : ce fut mon premier contact avec cette institution.
Cette période de ma vie professionnelle fut d'autant plus marquante que j'ai rencontré de nombreux juges de ces pays, notamment des juges roumains qui avaient exercé sous la dictature de Ceausescu. Ils m'ont expliqué ce que cela signifiait d'être juge sous un régime privé de l'indépendance de la justice ; dans un régime où ils pouvaient, du jour au lendemain, être mutés à l'autre bout du pays pour avoir déplu aux autorités. Je n'en ai que mieux mesuré l'importance de l'inamovibilité des magistrats.
En 1998, j'ai été nommé conseiller juridique du Conseil de l'Europe. En cette qualité, j'ai été chargé d'affaires disciplinaires concernant les agents de cette institution, qu'il s'agisse de problèmes de déontologie ou de responsabilité. J'étais tenu de proposer au secrétaire général du Conseil de l'Europe les mesures disciplinaires qu'il convenait de prendre et de le défendre lorsque les agents formaient recours. Dans la même période, j'ai été secrétaire de la conférence des ministres européens de la justice du Conseil de l'Europe. En 2004, j'ai également assuré l'organisation, à l'échelle européenne, du bicentenaire du code civil, avec Simone Veil comme rapporteur général.
En 2007, Jean-Paul Costa, premier président français de la CEDH depuis René Cassin, m'a appelé à ses côtés pour diriger son cabinet. Au total, six présidents lui ont succédé depuis lors ; ils m'ont fait l'honneur de me conserver auprès d'eux, si bien que j'exerce toujours ces fonctions seize ans plus tard.
Au sein de la CEDH, mon rôle n'est pas de nature judiciaire. J'ai mis en oeuvre, à la demande de Jean-Paul Costa, ce qu'il appelait la diplomatie judiciaire. Le but était que la Cour soit en relation permanente avec les différents acteurs de la vie démocratique, à commencer par les cours supérieures travaillant, dans chaque État membre, au service de l'État de droit. La Cour ne suit pas une conception pyramidale : pour reprendre les termes de François Ost, nous sommes passés de la pyramide au réseau. Les cours supérieures et la CEDH forment en quelque sorte les différents éléments d'un mobile de Calder, pour reprendre l'expression de l'ancien président de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, Andreas Voßkuhle. Grâce au Conseil d'État et à la Cour de cassation français, ce travail a d'ailleurs abouti, en 2015, à la création d'un réseau des cours supérieures, qui rassemble aujourd'hui plus de cent juridictions représentant la quasi-totalité des États membres du Conseil de l'Europe. À cet égard, ce réseau est unique au monde.
S'y ajoutent des relations avec les avocats, qui sont fondamentales, car ces derniers font vivre la Convention européenne des droits de l'homme, avec les organisations non gouvernementales (ONG), très actives dans ce domaine, et avec les Parlements.
Lorsque j'organise les activités du président de la CEDH, notamment ses missions dans les pays membres du Conseil de l'Europe, le programme comporte toujours des rencontres avec les parlementaires. D'ailleurs - ce n'est pas anodin -, la première visite officielle de la nouvelle présidente de la CEDH a été réservée aux deux chambres du Parlement français.
Ces relations sont essentielles. Vous le savez, ce sont les parlementaires qui élisent les juges de la CEDH et la délégation française comprend des sénateurs particulièrement actifs. En outre, le Parlement joue un rôle majeur pour l'exécution des arrêts de la Cour, lorsqu'il y a lieu d'amender la législation. Il y a une dizaine d'années, les commissions des lois de l'Assemblée nationale et du Sénat se sont d'ailleurs rendues à la Cour pour un échange qui m'avait semblé très fructueux.
Les questions d'éthique sont au coeur de l'activité du CSM. Le Conseil a ainsi élaboré un recueil des obligations déontologiques des magistrats, adopté en 2010 et actualisé en 2019. La CEDH a emprunté la même voie : dès 2008, elle s'est dotée d'une résolution sur l'éthique judiciaire - j'ai participé à ce travail -, document révisé en 2021.
Je suis également chargé de la communication de la CEDH et, de ce fait, je suis sensibilisé aux questions dont il s'agit. Il est important que le justiciable puisse avoir connaissance des arrêts des juridictions, de la manière la plus lisible qui soit.
Les juridictions supérieures françaises, que ce soit le Conseil d'État ou la Cour de cassation, ont beaucoup amélioré leur communication. Aujourd'hui, on trouve sur les comptes Twitter de ces institutions des informations très précises relatives à la jurisprudence, notamment des séries de questions-réponses permettant de bien comprendre les décisions rendues. C'est la démarche que j'ai adoptée à la CEDH.
De surcroît, le CSM est engagé dans le Réseau européen des conseils de la justice (RECJ) ; mon expérience internationale pourra peut-être se révéler utile à ce réseau.
Le CSM joue également un rôle en matière de ressources humaines et ce domaine ne m'est pas inconnu : depuis une quinzaine d'années, je participe à des jurys de recrutement et j'ai à me prononcer sur la promotion des agents de la CEDH.
Parmi les mesures proposées par les États généraux de la justice figure l'évaluation à 360 degrés pour les magistrats qui ne sont pas évalués, c'est-à-dire, pour l'essentiel, les plus hauts d'entre eux. Cette méthode, qui me paraît très intéressante, est appliquée depuis assez longtemps au Conseil de l'Europe ; ainsi, j'ai été tour à tour évalué et évaluateur et je pourrais apporter mon expérience au CSM si vous me jugez digne d'en faire partie.
Le rapport des États généraux préconise aussi le développement de l'équipe autour du juge. Cette idée très importante, qui figurait déjà dans le rapport Haenel-Arthuis, permettrait de rompre la solitude des juges, aujourd'hui tant déplorée. Un certain nombre de recrutements, notamment de juristes assistants, sont prévus à cet effet. La CEDH applique déjà ce système et j'en mesure toute la valeur pour les quarante-six juges de cette cour.
Enfin, je me dois de mentionner l'ENM, outil essentiel pour renforcer la déontologie. Les magistrats doivent être formés à la déontologie dès le premier jour de leurs études, puis tout au long de leur carrière, notamment à l'occasion de leur changement de fonctions. Les questions déontologiques peuvent en effet varier selon les postes.
Depuis quelques années, la jurisprudence de la CEDH évolue au sujet de l'indépendance de la justice. En effet - le contentieux en témoigne -, les atteintes à l'indépendance de la justice se font de plus en plus nombreuses dans certains pays, notamment en Hongrie et en Pologne, où une centaine d'affaires sont en cours. Elles se traduisent souvent par la révocation de membres des conseils de justice. Dans un tel contexte, le CSM n'en a que plus d'importance pour la garantie de l'État de droit.
Cette nomination, si vous la confirmez, sera pour moi l'aboutissement d'une carrière entièrement consacrée à la justice, nationale, puis internationale.
M. Philippe Bas. - De votre point de vue, le CSM peut-il prendre des positions publiques sur la politique judiciaire du Gouvernement et sur les textes législatifs soumis au Parlement ?
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - De leur côté, les États généraux de la justice préconisent que le CSM puisse être entendu par les parlementaires sur le budget de la justice : qu'en pensez-vous ?
M. Jean-Pierre Sueur. - Il est quelque peu préjudiciable que la France soit régulièrement condamnée par la CEDH au motif que le parquet ne bénéficierait pas des qualités nécessaires, selon elle, à fonder son indépendance. Or le Sénat et l'Assemblée nationale ont adopté, en 2016, dans les mêmes termes, un texte relatif au statut du parquet : il est paradoxal que cette question reste en suspens.
On s'acharne à vouloir faire une réforme constitutionnelle globale, ce qui est, sinon impossible, du moins très difficile, et l'on s'interdit de ce fait de telles réformes partielles. Quel est votre sentiment sur cette question ?
M. Jean-Yves Leconte. - Que pensez-vous de l'opportunité de l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme et des conditions que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) pose à cette adhésion ?
M. Alain Richard. - Votre expérience fait sans doute de vous le meilleur comparatiste des statuts de la magistrature en Europe. Pouvez-vous nous citer un point sur lequel le statut de la magistrature française mériterait d'être amélioré ? À l'inverse, voyez-vous un point sur lequel notre statut représenterait un exemple insuffisamment suivi par les autres magistratures ?
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - On envisage de recruter assez rapidement plus de 1 500 magistrats pour remettre la magistrature « à flot ». Aujourd'hui, 20 % des effectifs de la magistrature viennent de l'extérieur. Dans un tel contexte, comment maintenir la qualité de recrutement ?
M. Patrick Titiun. - Monsieur Bas, le CSM prend déjà position sur des sujets d'intérêt général concernant la justice, au travers de ses communiqués. Cela étant, il s'exprime de manière extrêmement prudente et n'intervient pas à tout moment.
À mon sens, le CSM doit avant tout s'exprimer dans un forum de dialogue. Il a pour mission de se rendre dans les juridictions, cours et tribunaux ; il connaît les territoires et le fonctionnement de la justice sur le terrain. Des échanges avec lui pourraient avoir un très grand intérêt, notamment au sein des commissions des lois, par exemple lors de la publication de son rapport annuel d'activité. Quant à la pratique actuelle du CSM, à savoir les prises de position ponctuelles lorsque les intérêts de la justice l'exigent, elle me semble satisfaisante et devra être poursuivie.
Monsieur Sueur, le statut du parquet fait depuis longtemps débat. Cela étant, lorsque la CEDH a condamné la France, c'était principalement en raison du rôle du parquet dans les procédures pénales : la CEDH a estimé que, si le parquet était indépendant, il n'était pas impartial, puisqu'il était une partie poursuivante. Or c'est le rôle du parquet de poursuivre les infractions pénales. Si la réforme que vous évoquez intervient un jour, ce rôle de poursuivant subsistera. En tout état de cause, la personne arrêtée et placée en garde à vue devra être présentée devant un juge indépendant et impartial.
Monsieur Richard, notre statut de la magistrature est protecteur ; la France n'a pas à en rougir. Les améliorations sont toujours possibles : il revient au constituant d'y procéder. La composition du CSM donne aujourd'hui toutes les garanties. Peut-être pourrait-on lui donner le pouvoir d'émettre un avis conforme sur les nominations des magistrats du parquet. Je sais que telle est la pratique - les avis non conformes sont d'ailleurs assez rares. Néanmoins, l'on mettrait ainsi le droit en accord avec elle : ce serait une amélioration.
Monsieur Leconte, l'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme présente des avantages et des inconvénients. Elle a au moins deux avantages : donner au justiciable une meilleure compréhension des différents systèmes européens et soumettre à la CEDH les décisions prises par les institutions de l'Union européenne lorsqu'elles sont en contradiction avec les droits de l'homme. Toutefois, il faut prendre le temps de vérifier les modalités de mise en oeuvre d'une telle adhésion, notamment pour les questions de sécurité. Il s'agit bel et bien d'un sujet délicat - le projet d'adhésion est d'ailleurs discuté depuis près de quarante ans. Les négociations exigeront beaucoup de prudence, d'autant que le champ géographique du Conseil de l'Europe ne correspond pas à celui de l'Union européenne.
Monsieur le président, la magistrature entre effectivement dans une grande phase de recrutement. Pour ma part, je suis résolument favorable aux recrutements latéraux : ils permettront d'ouvrir la magistrature en faisant appel à de nouveaux talents - avocats, maîtres de conférences ou encore professeurs d'université. On déplore fréquemment la pénurie de civilistes : je suis convaincu que les avocats et les maîtres de conférences permettront d'y remédier. La magistrature se voit parfois reprocher son entre soi : il faut ouvrir ses portes à tous ceux qui veulent apporter leur concours à l'oeuvre de justice.
En tout état de cause, la question de la formation est essentielle. En recrutant plus largement, cela ne signifie pas que l'on ne formera pas. L'École nationale de la magistrature sera confrontée à un défi : former les magistrats qui passent par le premier ou le second concours, mais aussi tous ceux qui arriveront par des voies latérales. La formation, notamment à la déontologie, doit rester absolument cruciale pour les recrutements qui interviendront au cours des cinq prochaines années.
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Vous avez évoqué la déontologie. À la demande du Président de la République, le Conseil supérieur de la magistrature a rendu un rapport sur la responsabilité des magistrats. Comment appréhendez-vous cette notion de responsabilité ?
M. Patrick Titiun. - Il s'agit d'une des questions essentielles. Nos concitoyens doivent avoir la conviction que les magistrats, compte tenu de leur pouvoir et de leur indépendance, ont aussi un sens aigu de leurs responsabilités. À cet égard, les chiffres sont plutôt rassurants. Il y a de de plus en plus de poursuites disciplinaires, preuve que le CSM prend sa mission très à coeur.
J'ajoute que les audiences disciplinaires du Conseil supérieur de la magistrature sont publiques. C'est un progrès considérable. Il convient, selon moi, de poursuivre dans cette voie de transparence, notamment - comme l'a suggéré le CSM - en donnant la possibilité à la commission d'admission des requêtes de jouer un rôle en matière d'alerte sur les comportements tangents, c'est-à-dire sur les comportements qui ne sont pas constitutifs d'une faute disciplinaire, mais qui peuvent en être, en quelque sorte, les précurseurs. Il y a là un rôle d'alerte à jouer de la part du CSM. Les premiers présidents de cours d'appel et les présidents de tribunaux judiciaires ont également un rôle déterminant. L'entretien déontologique est capital. Pour compléter ma réponse à M. Richard, la question de l'entretien déontologique est une spécificité française, elle n'existe pas dans tous les États membres. C'est certainement un point qui pourrait inspirer d'autres pratiques.
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Je vous remercie de l'ensemble de vos précisions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
Vote et dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président de la République, aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous avons achevé l'audition de M. Patrick Titiun, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
Le vote se déroulera à bulletin secret, comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement. En application de l'article 1er de l'ordonnance n° 58-1066 du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote, les délégations de vote ne sont pas autorisées.
Je vous rappelle que le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.
Il est procédé au vote.
Audition de Mme Élisabeth Guigou, candidate proposée par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
M. François-Noël Buffet, président. - En application des articles 13 et 65 de la Constitution, nous entendons Mme Élisabeth Guigou, candidate proposée par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
Cette audition est publique. Elle sera suivie d'un vote, qui se déroulera à bulletin secret. Je rappelle que les délégations de vote ne sont pas autorisées et que le dépouillement doit être effectué simultanément à l'Assemblée nationale.
En vertu du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs exprimés dans les deux commissions représentait, au total, au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.
Mme Élisabeth Guigou, candidate proposée par le Président de la République aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature. - Je suis très honorée de me retrouver aujourd'hui devant votre commission, dont je salue l'expertise juridique exceptionnelle.
Quelques mots pour vous exposer en quoi mon parcours pourrait être utile au Conseil supérieur de la magistrature et comment j'envisage les enjeux actuels et à venir pour cette institution. J'évoquerai également l'État de droit, l'indépendance de la magistrature, la séparation et l'équilibre des pouvoirs.
L'ensemble de mon parcours a été consacré au service public et au service de l'intérêt général. J'ai été à la fois jeune fonctionnaire pendant huit ans, puis j'ai exercé des fonctions au sein de cabinets ministériels, notamment auprès de Jacques Delors, puis auprès de la présidence de la République. J'ai ensuite eu le privilège d'être nommée au gouvernement en 1990. J'ai donc exercé des responsabilités politiques directes, avec un travail intense au niveau du Parlement.
Je me souviens, notamment, du travail que j'ai conduit ici, avec votre commission des lois, dans laquelle le sénateur Charles Pasqua jouait un rôle absolument éminent. Nous avons eu quelques discussions, souvent très vives, à propos de la convention de Schengen et de sa ratification. Il en fut de même pour la ratification du traité sur l'Union européenne en 1992. Mais il s'agissait toujours de discussions d'un très bon niveau, en ayant le souci de trouver la meilleure solution possible dans un contexte particulier. Il fallait à la fois défendre nos intérêts et faire en sorte qu'ils puissent coïncider avec ceux des autres États membres.
Dans mes fonctions antérieures, j'ai été chargée par le Président de la République François Mitterrand de diriger le secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne (SGCI), qui concernait à la fois l'Union européenne - qui ne s'appelait pas encore ainsi à l'époque - et les pays de l'Europe de l'Est. J'ai ainsi acquis des compétences de gestion d'équipe et surtout j'ai approché de très près les questions juridiques, alors que ma formation antérieure était plutôt économique, financière et monétaire. J'ai ainsi exercé ces fonctions entre 1985 et 1990, soit pendant deux ans en période de cohabitation entre le Président de la République François Mitterrand et le Premier ministre Jacques Chirac. J'ai donc été amenée non seulement à faire preuve de conciliation avec les deux têtes de l'exécutif, mais aussi entre le droit national et le droit européen. Tous les jours, nous nous interrogions sur les projets de directive ou de règlement qui nous étaient envoyés par la Commission européenne. Pouvions-nous ou pas les accepter ? Quelles en seraient les conséquences pour notre droit interne ? Durant ces cinq années, ma formation au droit, dans tous les secteurs de la vie publique - agriculture, pêche, transports, environnement, questions sociales -, a été assez intense.
Au ministère des affaires européennes, j'ai appris ce qu'était le travail avec le Parlement. J'ai alors pu mesurer à quel point il était important de suivre de très près ce qui se faisait en commission. Je suis ensuite devenue parlementaire au Parlement européen. Au départ, ce fut un choc culturel : il ne s'agissait plus seulement de concilier des modes de pensées français, mais de comprendre la culture des autres ! J'ai donc acquis une méthode, que j'avais évidemment déjà expérimentée auparavant, mais qui m'a appris les vertus du dialogue, de la collégialité, de l'écoute avec bienveillance, de la possibilité de changer d'avis. Car s'il est important d'avoir des convictions, il peut être aussi utile quelquefois de se rendre aux convictions des autres...
À ce moment-là, j'ai compris que l'État de droit en Europe et dans notre pays était plus que jamais important. Il importait, en effet, de rappeler à tous les pays d'Europe centrale et orientale qui allaient nous rejoindre bientôt à quel point nos droits et libertés fondamentales devaient être respectés par eux. Jusqu'à la fin des années 1990, jusqu'à leur adhésion, on pensait que tout cela allait de soi, on n'éprouvait d'ailleurs pas le besoin de modifier nos droits ni le préambule des traités. J'ai eu la chance d'être élue, avec un collègue allemand, pour représenter le Parlement européen aux négociations du traité d'Amsterdam conclu en 1997 : nous avons réécrit la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, avec l'idée qu'il fallait effectivement préciser certaines choses, notamment l'ensemble du dispositif de non-discrimination dont nous avons donné une définition élargie.
J'ai été élue pour la première fois dans une élection nationale législative en 1997, mais je n'ai pas siégé puisque j'ai été appelée immédiatement au gouvernement comme garde des sceaux. À cette occasion, j'ai bien sûr été confrontée quotidiennement à des questions de droit ; mais j'ai surtout pris immédiatement l'engagement, après des épisodes « rocambolesques » ayant conduit l'exécutif à s'immiscer dans des dossiers individuels de la justice, de ne jamais intervenir et de ne jamais donner d'instructions aux procureurs dans les dossiers individuels. J'ai également décidé de toujours me conformer à l'avis donné par le Conseil supérieur de la magistrature sur les nominations. Je n'ai jamais dérogé à cette règle pendant toute la durée de mes fonctions.
J'ai aussi engagé une réforme en 1999, votée dans les mêmes termes par l'Assemblée nationale et le Sénat, visant à graver dans la Constitution un certain nombre d'engagements et de pratiques. Cette réforme bloque depuis maintenant vingt-quatre ans, même si des progrès ont été faits. Je pense, par exemple, à la réforme constitutionnelle de 2008, qui a opportunément retiré au Président de la République et au garde des sceaux la présidence et la vice-présidence du Conseil supérieur de la magistrature, et donné aux citoyens la possibilité de faire appel lorsqu'ils s'estiment victimes d'une absence d'impartialité. Je pense aussi à la loi de 2013 aux termes de laquelle les instructions individuelles au procureur sont désormais proscrites.
En tant que ministre de la justice, j'ai été amenée à aborder des questions nombreuses et diverses, notamment la réforme du code de procédure pénale, avec la réécriture de l'article préliminaire, qui met la présomption d'innocence au premier rang des règles devant être respectées durant toute la procédure. Nous avons aussi mis l'accent sur le droit des victimes. Même si l'on oublie souvent le second volet du titre, le texte de 2000 s'intitule : « loi renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes. » Sans parler de l'accès au droit, de l'aide juridictionnelle, de l'attention portée à l'amélioration concrète des conditions de détention, des moyens supplémentaires donnés à la protection judiciaire de la jeunesse et des réformes de société, comme le pacte civil de solidarité (Pacs) ou la parité.
J'ai également noué dans le cadre de mes fonctions des relations de travail étroites avec le ministère des affaires sociales, que j'ai ensuite dirigé pendant presque deux ans, notamment sur la question de la protection des enfants victimes d'actes de violence. Nous avons continué à mettre en place les unités pédiatriques afin de protéger les enfants victimes de violence qui doivent être entendus par les enquêteurs ou les juges.
Par la suite, j'ai été réélue à l'Assemblée nationale pendant trois législatures d'affilée en Seine-Saint-Denis, département qui concentre beaucoup de pauvreté. De cette expérience est née ma conviction que le plus important était d'essayer d'apprendre des autres. J'ai notamment saisi à quel point le rôle des élus locaux était absolument crucial. L'École nationale de la magistrature doit donc, selon moi, inciter davantage qu'elle ne le fait aujourd'hui les jeunes magistrats à multiplier les stages non seulement dans les administrations centrales, mais aussi dans les administrations locales. Il n'y a pas que la connaissance du droit qui est importante, mais il y a aussi la connaissance de la vie et de la société !
M. Jean-Yves Leconte. - Vous avez participé à une majorité ayant voté un projet de loi constitutionnelle visant à renforcer l'indépendance du Conseil supérieur de la magistrature. Vous avez rappelé vos engagements européens. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a souligné combien il était important que le CSM évolue. Dès lors que le Président de la République a proposé votre candidature pour une nomination au Conseil supérieur de la magistrature, lui avez-vous demandé s'il envisageait une réforme ? Selon vous, le CSM dans sa composition et son fonctionnement actuel permet-il de répondre aux exigences européennes ?
M. Alain Marc. - L'affaire du mur des cons a considérablement dégradé l'image de la magistrature. Le CSM, quant à lui, a considéré qu'il s'agissait d'une affaire strictement syndicale, ce qui a accentué davantage la méfiance du public à l'égard des magistrats. Comptez-vous, si vous faites partie du Conseil supérieur de la magistrature, faire en sorte que la déontologie soit plus présente dans la formation des magistrats, mais aussi dans l'exercice de leurs fonctions ? Si oui, par quels moyens ?
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Je me permets de prolonger la question de M. Marc. Le Président de la République a demandé au CSM une analyse sur la responsabilité éventuelle des magistrats. Comment appréhendez-vous ce rapport ? Quelles sont vos intentions à cet égard ? Quid des conditions de recrutement des 1 500 magistrats supplémentaires, singulièrement de ceux qui n'ont pas fait l'École nationale de la magistrature et sont issus d'autres horizons ?
Mme Élisabeth Guigou. - Si vous confirmez ma nomination, j'entrerai au Conseil supérieur de la magistrature avec une référence : la Constitution.
Le Conseil supérieur de la magistrature, qui a déjà beaucoup évolué dans ses pratiques, ne s'est pas interdit de donner son opinion et ses avis sur de possibles réformes futures. Je participerai donc avec intérêt à ce genre de réflexion, mais il appartiendra évidemment à la représentation nationale de décider ou non d'engager des réformes.
Il est important que le CSM, sans empiéter sur les prérogatives du Parlement, continue à produire des avis et à communiquer sur ses activités. Cet organe si essentiel au bon fonctionnement de nos institutions n'est pas suffisamment connu, en particulier en ce qui concerne le droit de saisine des citoyens. Notre justice est de plus en plus décriée, comme d'ailleurs toutes les institutions de la République, alors même que l'on fait appel à elle de plus en plus souvent. La judiciarisation de la vie publique, à certains égards préoccupante, montre que, tout en décriant la justice, nos concitoyens font appel à elle. La pédagogie sur la justice et son fonctionnement ainsi que la participation des citoyens à nos tribunaux sont des éléments importants. L'exemple des cours d'assises est éclairant à ce titre.
La réforme constitutionnelle bloquée depuis maintenant presque vingt-quatre ans est un abcès de fixation préjudiciable. J'espère qu'elle pourra être mise en place.
Monsieur Marc, vous avez raison, ce genre d'épisodes fâcheux ne grandit pas la justice... J'espère que chacun en aura tiré les leçons. Les magistrats, même lorsqu'ils n'exercent pas leur magistrature, sont soumis, selon les règles de déontologie, à un devoir de réserve et à l'impératif de dignité, dans leur vie professionnelle comme dans leur vie privée. Ils sont également soumis à d'autres vertus importantes, qui fondent l'indépendance de la justice, l'impartialité, la confiance des citoyens et l'intégrité. Je me réjouis donc que la déontologie soit devenue une part importante de l'activité du CSM. La déontologie, c'est de la prévention : le cas échéant, il est nécessaire de sanctionner avec la plus grande rigueur, mais la déontologie est là pour éviter que des fautes relevant de sanctions disciplinaires ne soient commises. Je me félicite que le recueil des obligations déontologiques ait évolué au fur et à mesure des changements de la société. J'espère, si vous confirmez ma nomination, pouvoir y contribuer.
Monsieur le président, vous avez évoqué l'avis donné par le CSM, à la demande du Président de la République, sur la responsabilité des magistrats. C'est un texte évidemment très important, qui rappelle d'abord que les magistrats ne bénéficient d'aucune impunité. Sont-ils toujours irréprochables dans leur attitude ? Car il faut distinguer l'impartialité et l'image de l'impartialité, notamment à l'audience. Or cette image est tout aussi importante pour la confiance des citoyens en la justice, laquelle a tendance à s'éroder gravement à en croire les enquêtes. Pourtant la confiance dans la justice est un des piliers de notre État de droit. Nous devons donc essayer de la restaurer.
Toutes nos institutions sont actuellement mises à mal, sous l'influence en particulier des réseaux sociaux. Elles sont également affaiblies par la primauté de l'individualisme et la perte du sens collectif. Or sans règle de droit, au niveau national, européen ou international, il n'y a plus d'État de droit, c'est-à-dire plus de possibilité de vivre en commun. On observe malheureusement au niveau international une grande vague de contestation du multilatéralisme qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec la Charte des Nations unies, fondait l'État de droit international. On l'a vu pour le Capitole aux États-Unis, qui a inspiré certainement les partisans de M. Bolsonaro. On le voit également au sein de l'Union européenne, je pense à la Pologne ou à la Hongrie. Il est impératif, selon moi, de réagir.
Que peut faire le Conseil supérieur de la magistrature ? Il importe d'abord que les magistrats soient exemplaires. Lorsqu'ils ont des attitudes qui ne relèvent pas de sanctions disciplinaires, mais qui peuvent être jugées offensantes par des justiciables, il convient de les rappeler à l'ordre. Le CSM a d'ailleurs avancé quelques propositions en ce sens, notamment en suggérant d'inscrire certains avertissements dans les dossiers pendant non plus trois ans, mais cinq ans. Il a également insisté sur le fait que les justiciables pouvaient non seulement saisir le CSM, mais également écrire aux chefs de cour et de juridiction, lesquels ont la possibilité d'avertir immédiatement les magistrats qui ne seraient pas suffisamment attentifs.
J'ajoute que l'augmentation bénéfique des moyens devra s'accompagner d'une modification des méthodes de travail. Il faut former les chefs de cour et de juridiction à la gestion d'une équipe. Il ne suffit pas d'être un très bon juriste ou un très bon magistrat pour savoir mobiliser une équipe et la faire travailler. Le Conseil supérieur de la magistrature réclame d'ailleurs depuis longtemps qu'on évalue les chefs de cour, les chefs de juridiction et les conseillers à la Cour de cassation.
L'avis du CSM insiste beaucoup sur la déontologie, avec le souci de mieux faire comprendre ce qu'est le métier de magistrat. Nous avons tous intérêt à respecter l'indépendance de la magistrature et à lui donner les moyens d'être impartial. En retour, c'est comme cela que seront respectées les prérogatives du Parlement.
M. François Bonhomme. - En dehors de ses prérogatives en termes de nominations, le CSM a des prérogatives en termes disciplinaires. Lorsque le CSM statue comme conseil de discipline concernant les magistrats du siège, considérez-vous qu'il exerce suffisamment cette prérogative, notamment pour les cas d'insuffisance professionnelle ?
Mme Élisabeth Guigou. - Il y a effectivement des progrès à faire, probablement d'abord au niveau des chefs de juridiction. Il n'est pas facile pour un chef de juridiction, notamment dans les petits tribunaux, d'alerter sur les insuffisances d'une personne avec laquelle il travaille tous les jours et qui souffre certainement beaucoup de l'insuffisance des moyens alloués à la justice. Le CSM reconnaît lui-même que les dossiers des magistrats accusés d'insuffisances professionnelles sont souvent vides. Pourtant, ces cas sont déjà connus via les chefs de cour ou de juridiction. C'est un point sur lequel il faut travailler. Sans doute le Conseil supérieur de la magistrature doit-il pouvoir faire appel ponctuellement aux inspecteurs de la justice. Je ne suis pas favorable à la proposition qui consisterait à enlever l'inspection générale de la justice du ministère de la justice pour la mettre complètement à la disposition du Conseil supérieur de la magistrature. J'estime que c'est au garde des sceaux, ministre de la justice, de garder la main sur son inspection.
M. Philippe Bas. - Aux termes de l'article 64 de la Constitution, le Conseil supérieur de la magistrature assiste le Président de la République dans sa fonction de garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. Quant à l'article 65, il précise le détail de ses compétences et de son organisation pour les nominations, et la discipline des magistrats du siège et du parquet. Y a-t-il, de votre point de vue, à partir de ces dispositions de la Constitution, une légitimité pour le Conseil supérieur de la magistrature à intervenir dans le débat public sur les matières relevant de la politique de la justice, en ce qui concerne aussi bien l'action du Gouvernement que le travail législatif du Parlement ?
Mme Élisabeth Guigou. - Le Conseil de supérieur de la magistrature, surtout lorsqu'il est saisi par le Président de la République - je le répète, je ne souhaite pas d'autosaisine - ou par le garde des sceaux, doit d'exprimer : quelle serait son utilité sinon ?
Par ailleurs, les juridictions sont devenues plus nombreuses. Le CSM est également garant de l'indépendance de la justice et de la protection des droits fondamentaux. Il doit donc veiller à ne pas empiéter sur les prérogatives des autres pouvoirs, même s'il n'y a qu'une autorité judiciaire selon notre Constitution. Pour autant, je ne vois pas ce qui pourrait lui interdire de donner son opinion sur le fonctionnement des juridictions, y compris à l'occasion de ses missions d'information, ni de faire part de son analyse sur l'État de droit dans les différents pays, d'autant qu'il a beaucoup développé ses relations avec les conseils de justice des autres pays européens ou francophones.
Au contraire, il me semble utile que le CSM s'exprime davantage. Il existe d'ailleurs un secrétaire général adjoint, chargé de la communication. Mais tout cela doit se faire dans le respect des prérogatives de chacun. La séparation des pouvoirs est une question d'équilibre. Cet équilibre est naturellement évolutif, il se modifie au gré des changements de société. Le Conseil supérieur de la magistrature, lui-même, est très différent de ce qu'il était lors de sa création à la fin du XIXe siècle. Il faut admettre ces évolutions et vérifier que les pouvoirs exécutif et législatif restent à même d'exercer les fonctions que leur attribue la Constitution. Cette dernière restera ma référence, quelles que soient les réformes envisagées.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
Vote et dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de Mme Élisabeth Guigou aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous avons achevé l'audition de Mme Élisabeth Guigou, candidate proposée par le Président de la République pour exercer les fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature. Nous allons maintenant procéder au vote sur cette proposition.
Le vote se déroulera à bulletin secret, comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement. En application de l'article 1er de l'ordonnance n° 58-1066 du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote, les délégations de vote ne sont pas autorisées.
Je vous rappelle que le Président de la République ne pourrait procéder à cette nomination si l'addition des votes négatifs des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat représentait au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les deux commissions.
Il est procédé au vote.
Audition de M. Patrick Wachsmann, candidat proposée par le Président du Sénat, aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - En application des articles 13 et 65 de la Constitution, nous entendons aujourd'hui M. Patrick Wachsmann, que le Président du Sénat envisage de nommer, en tant que personnalité qualifiée, au Conseil supérieur de la magistrature.
Cette audition est publique. Elle sera suivie d'un vote, qui se déroulera à bulletin secret. Je rappelle que les délégations de vote ne sont pas autorisées.
En vertu du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, le Président du Sénat ne pourrait procéder à cette nomination si les votes négatifs représentaient au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.
M. Patrick Wachsmann, candidat proposé par le Président du Sénat aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature. - C'est un très grand honneur pour moi de me trouver aujourd'hui devant vous afin de vous exposer les raisons qui m'ont conduit à accepter la proposition du président Gérard Larcher - que je remercie vivement - d'intégrer le Conseil supérieur de la magistrature. De la part d'un spécialiste de droit administratif, plus largement de droit public, une telle ambition pourrait paraître contre-intuitive. Je vais m'efforcer de vous convaincre du contraire.
Mon parcours professionnel est celui d'un universitaire qui s'est particulièrement intéressé à une matière vaste et fondamentale : les libertés publiques dans toutes leurs dimensions. Je tiens, permettez-moi de vous infliger mes manies doctrinales, à ce terme de libertés publiques, au pluriel, qui a été consacré au XIXe siècle. Sous la Révolution, on parlait de « la liberté publique » au singulier. À partir de Chateaubriand et de la colonne de juillet de 1830, on parle plus volontiers des libertés publiques. Dans le discours républicain, ce thème est omniprésent.
Assistant à la faculté de droit de Strasbourg dès 1974, j'ai consacré ma thèse aux monopoles publics. La justice y apparaît à travers la justice pénale qui est un monopole, mais pas la justice civile en raison de la possibilité pour les parties privées - mais non pour les personnes publiques - de recourir à l'arbitrage. Il fallait essayer de discerner les raisons de l'interdiction de principe faite notamment à l'État de recourir à l'arbitrage. Or on n'y arrive pas vraiment, la meilleure explication étant celle du doyen Georges Vedel : nul ne ferait confiance à un pâtissier qui achèterait ses gâteaux chez la concurrence !
Je me spécialise donc en libertés publiques dès mon agrégation de droit public, en 1983. Je suis d'abord nommé professeur à Nancy. Je rejoins ensuite la faculté de droit de Strasbourg en 1987. Théorie du droit, histoire des idées politiques, contentieux administratif et droit administratif, contentieux constitutionnel et droit constitutionnel, protection européenne des droits de l'homme sont autant de disciplines qu'il est nécessaire de convoquer pour rendre compte du régime juridique des libertés en France.
Quelles qu'aient été les évolutions souvent considérables de ce régime des libertés, une constante demeure : le caractère irremplaçable du contrôle juridictionnel assuré par des juges indépendants afin de garantir le respect des libertés, avec pour corollaire l'importance des voies de recours et des garanties procédurales.
L'étude de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, largement relayée par les juridictions françaises, y compris par le Conseil constitutionnel, a encore renforcé cette certitude de l'importance fondamentale du juge. Face à la forte tendance des médias, en particulier des réseaux sociaux, à présenter les témoignages recueillis par eux comme valant condamnation de la personne mise en cause, l'importance des formes et des procédures, ainsi que de la présomption d'innocence, doit être plus que jamais soulignée. C'est elle, en effet, qui différencie la civilisation juridique de la loi de Lynch, qui est tout sauf une loi, ou encore de la pratique des régimes totalitaires, qui ne sont bien entendu que d'autres figures de la barbarie.
Mon appartenance au Conseil supérieur de la magistrature, si vous y consentez, me permettrait de contribuer à renforcer l'indépendance, l'autorité, l'impartialité des magistrats, donnant ainsi à mes recherches et à mon enseignement un prolongement dans l'exercice des missions de nomination et du pouvoir disciplinaire qui incombent à cette instance. Le désir d'employer à des missions de service public autres que l'enseignement et la recherche stricto sensu les connaissances et les expériences acquises à ce titre ne m'a d'ailleurs jamais quitté.
En tant que professeur, j'ai été appelé à recruter de jeunes collègues, mais aussi à siéger au Conseil national des universités, notamment dans les jurys d'agrégation de droit public. La tâche de choisir les personnes les plus dignes d'assumer certains emplois publics offre bien des analogies avec les attributions du Conseil supérieur de la magistrature, dès lors que les fonctions à pourvoir impliquent à la fois des compétences professionnelles en droit, mais aussi l'indépendance d'esprit, ainsi que le respect des usagers et partenaires du service public.
L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en faisant des capacités le seul critère pour l'accès aux emplois publics et en interdisant toute distinction autre que celle des vertus et des talents des candidats, trace dans cette optique un cadre rigoureux.
À ces missions directement liées à mes fonctions de professeur, j'ai tenu à en ajouter d'autres, de manière à m'investir dans des aspects différents de la vie de la cité.
Ainsi, j'ai été délégué thématique du Médiateur de la République et j'étais à ce titre chargé de signaler les évolutions jurisprudentielles de la Cour européenne des droits de l'homme qui me paraissaient appeler des réformes ou des propositions de réforme.
J'ai par ailleurs été membre d'une commission informelle, dont le président du tribunal de grande instance de Strasbourg avait eu l'initiative au lendemain de l'adoption de la loi du 5 juillet 2011 concernant le régime des soins psychiatriques contraints. Ce texte instaure en effet un contrôle systématique du juge des libertés et de la détention, lorsque la privation de liberté s'étend au-delà de quelques jours. Il a fallu rassembler autour d'une table les différents acteurs de cette nouvelle procédure - magistrats, psychiatres, directeurs d'établissement, avocats.
J'ai également été membre de la commission présidée par le conseiller d'État Jean-Marie Delarue, qui avait été chargé par les ministres de la culture et de l'intérieur de faire des propositions afin d'améliorer les relations entre les forces de l'ordre et la presse.
Enfin, j'exerce depuis 2015 les fonctions de déontologue de la ville de Strasbourg. Strasbourg a été la première collectivité territoriale française à se doter d'un déontologue indépendant. Cette mission comporte le conseil aux élus, notamment en vue de leur permettre d'éviter de se trouver en situation de conflit d'intérêts et de traiter les problèmes soulevés par ce risque, compte tenu de la jurisprudence de la Cour de cassation sur le délit de prise illégale d'intérêts ; elle suppose également le traitement des requêtes que les citoyens ont été autorisés à former à l'encontre des élus lorsqu'ils estiment que ceux-ci ne se comportent pas d'une manière fidèle par rapport aux engagements ; elle implique aussi la rédaction de recommandations et de rapports.
Cette expérience m'a rendu sensible aux avancées récentes de la déontologie en France, à la constitution d'un corpus constitué des travaux de diverses instances chargées de la déontologie au premier rang desquelles la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). J'ai été frappé par le caractère très délicat de beaucoup de situations, qui conduisent à des préconisations très complexes afin d'assurer le retrait du processus décisionnel d'un élu qui serait à divers titres trop directement impliqué.
En quoi ces étapes trouveraient-elles un aboutissement dans la fonction de membre du Conseil supérieur de la magistrature ?
La qualité de spécialiste du droit public est pleinement cohérente avec l'appartenance au CSM. L'intuition dont je parlais au début de mon propos est en réalité trompeuse. Elle est démentie en tout cas par les enseignements du droit administratif, puisque, et c'est un apparent paradoxe, les décisions prises par le Conseil supérieur de la magistrature en tant que juridiction disciplinaire à l'égard des magistrats du siège relève du contrôle de cassation du Conseil d'État. La connaissance du contentieux de cassation devant le Conseil d'État est aujourd'hui d'autant plus importante que celui-ci vient de renforcer le contrôle qu'il exerce sur l'adéquation de la sanction prononcée par la juridiction disciplinaire au regard de la gravité des faits dont l'agent a été reconnu coupable.
L'attachement à l'indépendance est fondamental pour moi. J'ai toujours choisi une voie m'assurant une liberté aussi large que possible.
Les fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature consistent d'abord à mes yeux à oeuvrer en faveur de cette indépendance. Choisir entre plusieurs candidats à des responsabilités publiques, faire vivre la déontologie, exercer la répression disciplinaire au cas où la déontologie aurait été gravement méconnue : je m'engage à exercer ces responsabilités, si vous acceptez de me les confier, en toute indépendance. J'aurai évidemment à coeur de me déterminer d'une manière impartiale après examen attentif des éléments du dossier et confiant dans les vertus de la confrontation collégiale des points de vue.
Notre système institutionnel est fait d'équilibres subtils et d'ailleurs changeants. Montesquieu qualifiait la puissance de juger à la fois de terrible et d'invisible et nulle. Les magistrats doivent voir leur indépendance, mais aussi leur impartialité, leurs capacités, leurs vertus et leurs talents dotés de la protection que requièrent les règles constitutionnelles.
M. Mathieu Darnaud. - Vous avez fait référence à vos fonctions de déontologue à la ville de Strasbourg et avez évoqué le conflit d'intérêts. C'est un sujet dont nous parlons souvent en commission ou en séance publique, notamment s'agissant du statut de l'élu.
Selon vous, le rôle que vous jouez à Strasbourg pourrait voir son prolongement dans les responsabilités auxquelles vous aspirez au CSM.
Pour les élus, la question du conflit d'intérêts est de plus en plus délicate et ils se sentent souvent sur une ligne de crête. Quel est votre regard à ce propos ?
M. Philippe Bonnecarrère. - Votre activité de déontologue m'intrigue ; j'ignorais que certaines collectivités locales avaient mis en place un tel statut. Pouvez-vous nous en dire plus et nous donner des exemples de problèmes qui vous ont été soumis ?
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Au sein du Conseil supérieur de la magistrature, il y a une démarche déontologique d'autant que l'on note une évolution quant à l'analyse de la responsabilité des magistrats dans l'exercice de leurs fonctions. Cette demande émane du Président de la République et d'un rapport du CSM.
On constate, et les auditions de ce matin le confirment, l'importance de la question de la déontologie des magistrats.
M. Patrick Wachsmann. - La question du confit d'intérêts est très difficile. Nous en avons tous une approche intuitive. Par exemple, dans le cadre de la vente d'un terrain communal à un membre de la famille du maire ou à un très proche ami, il faut absolument que le maire évite de se mêler à la décision et il se rendrait même coupable du délit de prise illégale d'intérêts s'il venait à participer à la délibération. Il doit donc se déporter.
Toutefois, certaines situations sont beaucoup plus complexes. Je pense au passé professionnel d'un élu qui peut poser problème dans la gestion de certains dossiers. Je pense au cas d'un architecte qui deviendrait maire et qui serait à ce titre confronté à des demandes émanant de ses anciens associés, de personnes dont il est proche ou, à l'inverse, avec lesquelles il est en litige ou en opposition notoire.
La question qui se pose est la suivante : au bout de combien d'années peut-on considérer que les liens d'intérêts en question se dissolvent ? Certaines relations de proximité ne sont d'ailleurs jamais effacées par le passage du temps.
En matière de responsabilité des magistrats au regard de la déontologie, il y a eu un effort très important des formations précédentes du CSM. On note une sensibilité croissante à la déontologie : il est de plus en plus clair qu'un magistrat, comme tout fonctionnaire, mais plus encore peut-être, doit être très prudent dans la manifestation de ses opinions. Il a la liberté d'expression, le Conseil l'a rappelé dans une décision récente, mais il y a aussi l'obligation de réserve. Un magistrat peut exprimer des opinions politiques, mais dans la limite de la décence du ton et du risque que les positions prises puissent paraître menacer son impartialité lorsqu'il viendrait à traiter certaines affaires.
Il convient donc, me semble-t-il que la règle du déport puisse être largement utilisée.
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - La responsabilité est la déontologie sont des sujets importants, d'autant que le recrutement de 1 500 magistrats supplémentaires, en particulier par des voies parallèles, nécessite un contrôle strict de la formation dans le cadre de ce recrutement.
Nous vous remercions de votre venue.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Vote et dépouillement sur la proposition de nomination, par le Président du Sénat, de M. Patrick Wachsmann aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Nous avons achevé l'audition de M. Patrick Wachsmann, candidat proposé par le Président du Sénat, aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature. Nous allons maintenant procéder au vote sur cette proposition.
Le vote se déroulera à bulletin secret, comme le prévoit l'article 19 bis de notre Règlement. En application de l'article 1er de l'ordonnance n° 58-1066 du 7 novembre 1958 portant loi organique autorisant exceptionnellement les parlementaires à déléguer leur droit de vote, les délégations de vote ne sont pas autorisées.
Je vous rappelle que le Président du Sénat ne pourrait procéder à cette nomination si les votes négatifs réprésentaient au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés.
Il est procédé au vote.
Dépouillement des scrutins sur les propositions de nomination, par le Président du Sénat, de M. Patrick Wachsmann et de Mme Dominique Lottin aux fonctions de membres du Conseil supérieur de la magistrature
La commission procède au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président du Sénat, de M. Patrick Wachsmann aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
Le dépouillement a lieu en présence de M. Arnaud de Belenet et de M. Mathieu Darnaud, en qualité de scrutateurs.
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Voici le résultat du scrutin :
Nombre de votants : 25
Bulletins blancs : 2
Bulletins nuls : 0
Suffrages exprimés : 23
Pour : 11
Contre : 12
La commission donne un avis favorable à la nomination, par le Président du Sénat, de M. Patrick Wachsmann aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
La commission procède ensuite au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président du Sénat, de Mme Dominique Lottin aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
Le dépouillement a lieu en présence de M. Arnaud de Belenet et de M. Mathieu Darnaud, en qualité de scrutateurs.
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Voici le résultat du scrutin :
Nombre de votants : 33
Bulletins blancs : 4
Bulletins nuls : 0
Suffrages exprimés : 29
Pour : 22
Contre : 7
La commission donne un avis favorable à la nomination, par le Président du Sénat, de Mme Dominique Lottin aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature.
Dépouillement des scrutins sur les propositions de nomination, par le Président de la République, de M. Patrick Titiun et de Mme Élisabeth Guigou aux fonctions de membres du Conseil supérieur de la magistrature
La commission procède au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de M. Patrick Titiun, aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature, simultanément à celui de la commission des lois de l'Assemblée nationale.
Le dépouillement a lieu en présence de M. Arnaud de Belenet et de M. Mathieu Darnaud, en qualité de scrutateurs.
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Voici le résultat du scrutin, qui sera agrégé à celui de la commission des lois de l'Assemblée nationale :
Nombre de votants : 33
Bulletins blancs : 5
Bulletins nuls : 2
Suffrages exprimés :
Pour : 6
Contre : 20
La commission procède ensuite au dépouillement du scrutin sur la proposition de nomination, par le Président de la République, de Mme Élisabeth Guigou, aux fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature, simultanément à celui de la commission des lois de l'Assemblée nationale.
Le dépouillement a lieu en présence de M. Arnaud de Belenet et de M. Mathieu Darnaud, en qualité de scrutateurs.
M. François-Noël Buffet, président, rapporteur. - Voici le résultat du scrutin, qui sera agrégé à celui de la commission des lois de l'Assemblée nationale.
Nombre de votants : 34
Bulletins blancs : 3
Bulletins nuls : 0
Suffrages exprimés : 31
Pour : 2
Contre : 29
La réunion, suspendue à 12 h 30, est reprise à 16 h 45.
-Présidence de M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale, et M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes-
La réunion est ouverte à 16 h 45.
Justice et affaires intérieures - Audition de M. Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Mes chers collègues, nous sommes heureux de recevoir aujourd'hui devant deux commissions du Sénat réunies, celle des lois et celle des affaires européennes, Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). C'est un plaisir de vous revoir après notre entrevue en novembre 2021 à Strasbourg, en marge d'une rencontre avec les élus locaux que notre commission consultait alors sur leurs attentes concernant l'avenir de l'Europe.
La mission de la Cour de Strasbourg est d'assurer l'application de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, un traité qui a été signé en 1950 par les États membres du Conseil de l'Europe, et non pas par les États membres de l'Union européenne, même si on l'appelle communément la Convention européenne des droits de l'homme. Cette convention, assortie de ses protocoles additionnels, vise à garantir le respect des libertés fondamentales, considérées comme socle de la justice et de la paix dans le monde.
La Cour européenne des droits de l'homme a pour mission d'assurer la bonne application de ces textes, dont peuvent se prévaloir non seulement les ressortissants des États parties à la Convention, mais encore toute personne relevant de leur juridiction. La Cour dispose toutefois d'une compétence subsidiaire en matière de violation des droits de l'homme : en effet, le requérant doit d'abord avoir épuisé les voies de recours internes de son État pour engager un recours devant cette juridiction supranationale.
En soixante-dix ans, des questions nouvelles ont émergé à la faveur des développements technologiques ou géopolitiques, et les requêtes devant la Cour se sont multipliées. Par sa jurisprudence, la Cour permet à la Convention d'évoluer pour répondre à ces nouveaux défis. En votre qualité de juge français à la Cour, vous participez donc à cette interprétation, au même titre que les quarante-cinq autres juges, un par État partie, qui ont tous été, comme vous, élus pour neuf ans par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur une liste de trois candidats présentée par chaque État partie. Même si vous ne représentez pas la France, vous êtes en position d'éclairer la Cour sur la marge d'appréciation nationale qu'elle lui laisse, comme à chaque État partie.
Nous serions donc particulièrement intéressés de recueillir votre analyse des critiques que l'on peut entendre en France sur les jugements de la Cour, dont il n'est pas possible de faire appel et qui sont parfois accusés de ne pas prendre suffisamment en compte certains enjeux de sécurité nationale ou de souveraineté, ou encore de pratiquer deux poids, deux mesures, certains États consentant des efforts pour se conformer aux arrêts de la Cour quand d'autres négligent leur exécution en toute impunité.
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Monsieur, nous sommes heureux de vous accueillir au Sénat pour cette audition qui est, pour la commission des lois et la commission des affaires européennes, le moyen de mieux comprendre l'office de la Cour européenne des droits de l'homme et sa jurisprudence très développée, certains diront parfois : « très raffinée ».
Compte tenu de l'appartenance de notre pays au Conseil de l'Europe, et de la valeur juridique de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans notre ordre juridique national, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg s'impose à nous dans nos fonctions de législateur.
Il faut ainsi lever certains malentendus, le premier étant peut-être que la France fait certes l'objet de condamnations prononcées par la Cour, mais qu'elle n'est sans doute pas la pire élève des États parties à la Convention ! Peut-être pourrez-vous nous le confirmer...
L'un des aspects les plus intéressants, et sans doute les plus structurants, de la jurisprudence de la Cour est, à mon sens, la marge de manoeuvre laissée aux États membres, compte tenu de leurs propres spécificités juridiques ou culturelles, pour satisfaire aux prescriptions de la Convention européenne des droits de l'homme. Pourriez-vous expliciter davantage devant nous en quoi cette marge d'appréciation consiste effectivement ?
De façon plus précise, je souhaiterais vous interroger sur la portée de certains arrêts de la Cour dans deux domaines qui sont d'importance pour la commission des lois : l'arrêt du 14 septembre 2022 H.F. et autres c/France, sur le retour des djihadistes détenus au Levant, et ce qu'il implique réellement pour le Gouvernement français ; l'équilibre recherché par la Cour sur les interceptions de sécurité, notamment dans les arrêts Big Brother Watch et Centrum för rättvisa de mai 2021.
Je vous laisse désormais la parole pour un propos liminaire d'une quinzaine de minutes, ensuite de quoi nos collègues présents pourront vous poser leurs questions.
M. Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme. - Je vous remercie de cette invitation à venir présenter devant vous un certain nombre d'éléments relatif à la Cour européenne des droits de l'homme. Je me réjouis également qu'une délégation du Sénat vienne nous rendre visite au mois de mars à Strasbourg.
Notre présidente, Síofra O'Leary, juge élue au titre de l'Irlande, qui est la première femme présidente de la CEDH, a eu l'occasion de dire au président Gérard Larcher combien notre Cour était extrêmement soucieuse du respect des autorités nationales, aux premiers rangs desquelles les parlements nationaux. Nous sommes un collège de juges élus, en effet, ce qui nous donne une légitimité indirecte - mais certaine - et nous oblige aussi. Dans notre jurisprudence, cette attention aux parlements nationaux se traduit par la notion très britannique de « déférence ». Nous utilisons souvent ce terme, qui signifie à la fois la prise en considération et le respect du rôle particulier des législateurs des quarante-six pays du Conseil de l'Europe.
Je me propose de vous exposer quelques éléments pour appréhender de la manière la plus exacte possible le rôle de la Cour et la portée de sa jurisprudence.
Vous y avez fait allusion, la CEDH est critiquée par un nombre croissant d'États, quel que soit leur modèle juridique. Parfois, ces critiques sont plus que légitimes et nous les prenons en compte. Mais, d'autres fois, elles reposent sur des malentendus, des quiproquos ou des préjugés. Notre rôle est alors de faire de la pédagogie pour expliquer en quoi consiste notre action et de quelle manière nous fonctionnons.
On entend parfois dire que la France est souvent condamnée, mais c'est parfaitement inexact. En réalité, la France est très peu condamnée. D'abord, elle est peu pourvoyeuse d'affaires. Depuis l'expulsion de la Russie, un peu plus de 700 millions de personnes sont placées sous la juridiction des quarante-six États membres. Le nombre moyen de requêtes portées devant la Cour par habitant s'élève à 0,53. En France, ce chiffre s'établit à 0,11, soit cinq fois moins que la moyenne des quarante-six États. C'est l'un des premiers signes du bon fonctionnement de l'appareil juridictionnel français. Je suis issu du Conseil d'État où j'ai siégé pendant vingt-cinq ans : je puis témoigner que nous connaissons et que nous appliquons la Convention européenne des droits de l'homme. Il en va de même pour l'ordre judiciaire.
Par ailleurs, l'ensemble des affaires françaises aboutit à un volume tout à fait raisonnable de requêtes. Nous avons aujourd'hui un nombre trop élevé d'affaires pendantes devant la CEDH. Tous pays confondus, nous sommes à 75 000 affaires. C'est beaucoup, mais cinq pays représentent les trois quarts du stock : la Russie pour presque 17 000 affaires, l'Ukraine pour plus de 10 000 affaires, la Roumanie pour environ 6 000 affaires, l'Italie pour 3 700 affaires et la Turquie - qui est le plus gros pourvoyeur - pour 20 000 affaires, dont plus de la moitié pour des faits postérieurs à 2016.
La France, quant à elle, compte aujourd'hui moins de 600 affaires en stock. L'année dernière, sur l'ensemble des affaires réglées judiciairement par la Cour concernant la France, son taux de condamnation a été inférieur à 1 %. Les volumes sont également toujours constants : la France a toujours entre 600 et 700 affaires en stock, un tiers est toujours aiguillé vers le juge unique, c'est-à-dire les rejets manifestes, deux tiers vers les formations collégiales à trois, sept ou dix-sept juges. En moyenne, depuis quinze ans, seulement 2 % des affaires françaises ont donné lieu à un constat de violation. L'an dernier, ce taux était même inférieur à 1 %, ce qui est un deuxième signe de bonne santé de notre appareil juridictionnel. Notre ordre juridique, qu'il s'agisse des lois que vous adoptez, de leur application par l'administration ou de leur contrôle par les juges internes, est compatible avec les exigences de la Convention européenne des droits de l'homme.
Il est vrai que le ressenti est différent : la pointe de l'iceberg est toujours la plus visible et la plus sensible. L'année dernière, la CEDH a rendu dix-neuf arrêts de violation contre la France. Vous avez cité l'affaire H.F. et autres c/France de Grande Chambre concernant le rapatriement d'enfants retenus dans le nord-est de la Syrie : les affaires qui marquent les esprits ne traitent jamais de questions anodines. En réalité, il existe deux types de violations. Premièrement, celles que l'on peut appeler les violations « micro », c'est-à-dire les cas d'espèce pour lesquels le compte n'y est pas au regard d'un des droits protégés. Deuxièmement, celles dont l'impact est plus structurel et qui portent sur des enjeux plus systémiques : la visibilité d'une condamnation est alors à proportion de la lourdeur des enjeux. Voilà ce qui explique le ressenti.
Mais je pourrais vous donner autant d'exemples, sinon plus, d'arrêts qui viennent conforter l'ordre juridique français que d'arrêts qui viennent constater une incompatibilité. Prenons l'affaire H.F. et autres c/France : dix-sept juges, soit la formation la plus solennelle, constatent une violation procédurale du droit d'entrer sur le territoire national découlant de l'article 3 § 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme. Or la CEDH a bien pris le soin de souligner deux choses. Premièrement, il n'existe pas dans la Convention européenne des droits de l'homme de droit général et absolu au rapatriement. Deuxièmement, la Cour a précisé également qu'il n'y avait pas d'obligation de résultat. De nombreux États européens étaient intervenus à la procédure : avec la règle du non-double standard, la solution que nous rendons s'applique dans les quarante-six États. La CEDH a donc tenu compte des observations portées par les autres États à l'appui de la défense française. Il n'y a pas d'obligation de résultat, mais il y a une obligation de moyen afin de garantir contre le risque d'arbitraire en cas de refus de rapatriement. Dans cette affaire H.F. et autres c/France, la CEDH a relevé que le refus opposé aux demandes des familles n'était pas motivé et qu'il n'avait pas non plus fait l'objet d'un contrôle juridictionnel. Tant le juge administratif que le juge judiciaire avaient opposé la théorie des actes de gouvernement, déclinant leurs compétences pour connaître d'une question qui - selon eux - touchait à la conduite des relations internationales de la France. La CEDH a donc conclu à une insuffisance en termes de garanties procédurales ayant entraîné un constat de violation.
En ce qui concerne l'exécution correcte de cet arrêt, je ne peux pas dire grand-chose de plus que ce que l'arrêt contient. Comme vous le savez, c'est le Comité des Ministres - organe politique - qui sera chargé de cette surveillance. Je peux seulement dire que l'État français doit envisager maintenant une procédure formalisant, dans le respect des exigences minimales définies par la Cour, les motifs du refus et prévoyant un contrôle par un organe indépendant.
En tout état de cause, la CEDH conclut souvent à des violations procédurales, car c'est une manière de laisser la main aux États. Quand on fixe des lignes directrices en matière de garanties processuelles ou procédurales, on ne préempte pas le fond : nous ne sommes pas aptes à décider à la place des États et nous ne substituons pas notre appréciation à celle des autorités nationales.
Quels sont les facteurs explicatifs du nombre de violations prononcées contre la France ? Il y a tout d'abord ce que j'appelle les queues de comète. Nous avons prononcé plusieurs condamnations pour violation du droit à l'avocat en audition libre. Nous avons constaté aussi des violations en matière migratoire. La Cour est souvent critiquée sur la question du contentieux des étrangers. Il existe deux types de violations en la matière : la première concerne des durées de rétentions administratives jugées excessives pour les mineurs ; la seconde concerne des violations procédurales sur le mode d'évaluation du risque encouru en cas de renvoi dans le pays de destination. En effet, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et du Conseil d'État, la CEDH a jugé que les requérants, s'ils avaient perdu leur statut de réfugiés, conservaient leur qualité de réfugiés. Il s'agit d'une distinction subtile. La révocation du statut permet l'éloignement, mais la qualité de réfugié subsiste : c'est donc un critère à prendre en compte dans l'évaluation du risque. Très souvent, on lit dans la presse que la CEDH empêche la France d'éloigner des terroristes. Tel n'est pas le cas ! Nous estimons uniquement que le mode d'évaluation du risque n'est pas satisfaisant au regard des exigences de la Convention européenne des droits de l'homme.
Nous avons jugé aussi beaucoup d'affaires de non-violation. Il y a, par exemple, les affaires de comité, c'est-à-dire les décisions que nous rejetons à trois juges comme manifestement mal-fondées. Celles-là, personne n'en parle, elles passent sous les radars.
Depuis deux ans, nous avons rendu une cinquantaine d'affaires en comité, sur des questions lourdes. À chaque fois, ce sont des rejets, qu'il s'agisse de violences policières ou d'éloignements forcés au regard de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Quand je lis dans la presse que l'article 8 appliqué par la CEDH empêche d'éloigner des étrangers ou impose le regroupement familial, je m'insurge : quatre arrêts rendus en deux ans en faveur de la France prouvent que cette allégation est fausse. Il existe donc un déficit de communication qui donne une vision déséquilibrée de l'ensemble.
Je terminerai avec des arrêts de Chambre où nous examinons vraiment les mérites à sept juges, parfois après une audience. Trois arrêts récents viennent illustrer ce que j'appelle le travail « confortatif » de la CEDH par rapport au droit français : l'arrêt Dahan c/France, qui concerne le contrôle du Conseil d'État sur les procédures disciplinaires, en l'espèce un ambassadeur ; l'arrêt Pagerie c/France, qui concerne une assignation à résidence prise pendant l'état d'urgence post-2015 ; et l'affaire Y c/France, qui concerne une personne biologiquement intersexuée. À chaque fois, nous intervenons après épuisement des voies de recours interne, et à notre place dans le respect des marges nationales d'appréciation. Ainsi, en l'absence d'un consensus européen sur la question de la non-binarité, nous avons estimé que nous n'avions aucune légitimité pour imposer un modèle, d'autant qu'il s'agissait ici d'une question sociétale pouvant susciter des controverses. Seul le législateur national est légitiment habilité à fixer un point d'équilibre entre des situations pouvant opposer un intérêt public et l'atteinte - du point de vue du requérant - à des libertés individuelles.
Nous reconnaissons donc une très large marge d'appréciation aux États. Il s'agit véritablement du coeur du réacteur de notre jurisprudence. Nous devons juger pour quarante-six États : nous définissons des garanties minimales en fonction du plus petit dénominateur commun qui nous apparaît devoir être partagé par l'ensemble des États, dans le respect des principes légués par les pères fondateurs. J'ai beaucoup travaillé sur les travaux préparatoires à la rédaction de la Convention européenne des droits de l'homme : il est fascinant de constater que trois pays qui venaient de se faire la guerre - la France, le Royaume-Uni et l'Italie - aient été les fers de lance de cette construction. Pierre-Henri Teitgen, qui a porté la plume en déclinant à l'échelle européenne la Déclaration universelle des droits de l'homme de René Cassin, a eu cette belle formule : il s'agit d'éviter le retour de l'épouvante. Voilà notre objectif ! Il ne s'agit pas de nier la biodiversité juridique : au contraire, notre convention prend racine dans cette richesse qu'est la variété des États, des histoires, des peuples et des traditions juridiques pour se projeter vers un horizon partagé. Il ne s'agit en aucun cas de substituer un modèle unique aux quarante-six modèles actuels.
La dernière série d'observations concerne la place de la France dans ce dispositif. Comme je le constate avec satisfaction depuis près de trois ans, la France y joue un rôle de premier plan et fait rayonner son modèle. Il n'y a pas de hiatus entre nos droits fondamentaux et ceux qui figurent dans la Convention, même s'il peut y avoir entre eux quelquefois des questions de réglage.
Ensuite, le français est l'une des deux langues de travail : la Cour est un forum essentiel de promotion de notre langue, donc de notre culture, donc de nos valeurs. Quand je délibère, je vois l'importance que mes collègues accordent à la France, à sa position sur tel ou tel sujet. La Cour permet de promouvoir notre modèle.
Je ne suis pas l'ambassadeur de la France, je suis élu au titre de la France, ce qui me donne deux obligations : siéger pour toutes les affaires portées contre la France et faire comprendre les tenants et aboutissants d'une affaire, les subtilités de notre système juridique, l'ampleur des enjeux, la sensibilité de l'affaire. Je juge les affaires concernant l'Ukraine comme juge unique et au sein de ma section, et j'attends de mon collègue ukrainien qu'il nous explique les ressorts des affaires touchant à son pays. Pour juger correctement, en connaissance de cause, nous avons besoin de cet apport du juge national, non seulement sur le cas qui nous occupe, mais encore pour la jurisprudence.
En effet, notre jurisprudence n'est pas le cheval de Troie de tel ou tel modèle, common law ou droit continental. Elle est le creuset dans lequel nous tâchons de trouver, via la subsidiarité, le dénominateur commun qui va « exhauster » les systèmes juridiques nationaux. Pour cela, chacun doit expliquer le système dont il est issu. La Convention n'est pas un droit hors-sol, elle est un droit constitué de sources multiples et notre jurisprudence s'efforce d'être le fruit d'hybridations fécondes, dans le respect de la diversité des systèmes et de la place des institutions nationales. Nous sommes soucieux de cette responsabilité partagée. Pas de substitution, pas d'uniformisation, mais du commun. Et comme le disait Mireille Delmas-Marty, pour qu'il y ait du commun, il faut de la différence.
M. Jean-Yves Leconte. - Vous indiquez que chaque juge doit siéger pour les affaires touchant son pays ; comment votre collègue turc peut-il siéger dans tant d'affaires ?
Lorsqu'une affaire a été jugée - je pense à l'affaire concernant les personnes demandant l'asile au Royaume-Uni et risquant d'être refoulées au Rwanda -, comment dépasse-t-on la volonté politique forte d'un État ? La Cour a jugé sur cette question, le Royaume-Uni a eu des réactions vives. Quelle issue peut-on envisager ? Quand la volonté politique d'un État membre et le jugement de la Cour s'opposent frontalement, comment s'en sort-on ?
L'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme serait importante du point de vue du respect du droit de l'Union européenne et aurait une valeur symbolique forte. Y êtes-vous favorable ? L'Union européenne se crée-t-elle trop de difficultés en tenant compte de l'avis de la Cour de justice de l'Union européenne de 2013 ? Si un requérant attaque l'Union européenne pour quelque chose qui ne relève pas de sa compétence, comment jugerez-vous ? Au-delà de l'aspect symbolique, qui me paraît emporter la décision, y a-t-il une réelle valeur ajoutée à cette adhésion ? Sur quel type d'affaires ?
M. Mattias Guyomar. - Votre première question va me permettre de préciser mes propos. Nous ne sommes jamais juge unique pour les affaires concernant notre pays - je suis pour ma part juge unique sur les affaires relatives à l'Ukraine - parce qu'il s'agit forcément de rejets. Un tiers d'affaires françaises sont rejetées chaque année par un juge unique et, pour ma collègue turque, cette proportion est encore plus élevée, elle n'a donc pas cette charge à traiter. Ensuite, il y a une distinction à faire entre la présence du juge national en Grande Chambre, qui est de droit - si le juge ne peut pas siéger, on envoie un juge ad hoc - et la présence en comité, qui est une pratique, non une obligation. Effectivement, ma collègue turque ou mon collègue ukrainien ne peuvent pas siéger dans toutes les affaires de comité où leur pays est en cause.
L'affaire relative au risque de refoulement vers le Rwanda des demandeurs d'asile a suscité beaucoup de critiques au Royaume-Uni, mais la Cour n'a pas jugé l'affaire. Le juge de permanence a simplement pris une mesure provisoire. L'article 39 du règlement de la Cour permet en effet de geler une situation dans l'attente du règlement au fond d'une affaire, si un dommage irréversible est susceptible de se réaliser. C'est ce qui est arrivé dans l'affaire Vincent Lambert : la Cour avait ordonné de suspendre l'arrêt du traitement, le temps de juger ; puis, elle avait confirmé la position du Conseil d'État et levé la mesure provisoire.
De même, pour l'affaire relative au transfert de demandeurs d'asile vers le wanda, le juge de permanence a demandé, pour ne pas se retrouver devant le fait accompli quand la Cour jugerait au fond, de suspendre les vols vers le Rwanda. Désormais, la Cour doit prendre position sur le fond : soit elle considère qu'il y a une atteinte aux personnes intéressées et la mesure provisoire prendra fin pour laisser place à une décision ayant des effets durables, soit elle considère que le grief n'est pas fondé et elle lèvera la mesure de suspension, rendant possible l'exécution des vols à destination du Rwanda.
Cela dit, on peut toujours discuter de la manière d'améliorer l'application de l'article 39 et un groupe de travail interne à la Cour s'y consacre. Pour la France, il y a toujours 100 à 150 demandes par an, avec un taux d'octroi de 10 %.
Pour ce qui concerne l'adhésion de l'Union européenne à la Convention, je serai prudent, car ce sont les États qui ont la légitimité pour faire aboutir ce processus.
Du point de vue institutionnel, la cohérence entre les deux ordres juridiques - celui de l'Union européenne et celui de la Convention - est indispensable, mais nous n'avons pas attendu cette adhésion pour la construire. La CEDH et la CJUE se rencontrent chaque année pour des séminaires de travail ; cela vient de se produire. Ainsi, notre jurisprudence a créé la présomption dite « Bosphorus », c'est-à-dire une présomption d'équivalence des protections : quand un État membre ou la CJUE a jugé que le droit de l'Union était respecté par une mesure nationale, celle-ci est présumée respecter la Convention européenne des droits de l'homme. Donc, du point de vue institutionnel, avant même l'adhésion, nous oeuvrons à cette cohérence.
Une adhésion de l'Union apporterait une supervision externe sur les actes de l'Union qui ne sont pas contrôlés aujourd'hui ; c'est une valeur ajoutée en matière de justiciabilité.
À titre personnel - ce que je vais dire maintenant n'engage que moi et non mon institution -, je pense que cette adhésion aurait un effet symbolique très fort. Cela conduit à envisager que des actes émanant de l'Union européenne puissent faire l'objet d'un contrôle de la Cour, comme les décisions de la Commission en matière de concurrence, qui ne peuvent être attaquées ni auprès des juges internes ni auprès de la CJUE. Il y aurait ainsi des contrôles portant sur des matières aujourd'hui non susceptibles de recours.
De manière générale, il ne faut pas avoir peur de l'empilement du contrôle, mais l'empilement ne doit pas devenir de l'éparpillement ni une source de dysfonctionnement ou de disharmonie. La Cour a d'ores et déjà constitué un groupe de travail interne pour anticiper cette situation, afin de ne pas être prise au dépourvu en préparant des réponses, si la situation se présentait. Selon moi, ce serait un progrès, mais cela exigerait beaucoup de précautions de part et d'autre et la nécessité d'inventer de nouvelles modalités. Vous connaissez en outre la question spécifique du traitement de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), qui ne relève pas de la compétence de la CJUE.
M. Jean-Yves Leconte. - Avant d'instruire une affaire, il faut savoir si elle concerne un État membre ou l'Union européenne, d'autant que certains requérants peuvent multiplier les recours. Il faudrait donc définir, avant d'étudier une affaire, si celle-ci relève d'une compétence de l'Union.
M. Mattias Guyomar. - Cela fait partie des difficultés techniques à ne pas négliger. Il y a aussi la question de l'épuisement des recours internes : il apparaîtrait compliqué que la Cour examine un acte des institutions de l'Union sans que la CJUE se soit prononcée préalablement. Il est hors de question - je parle en mon nom - que le premier et seul juge soit la CEDH. Nous défendons la subsidiarité.
M. Alain Richard. - Que faudrait-il modifier pour que le parquet français soit considéré comme un juge indépendant ?
La jurisprudence du Conseil d'État a évolué sur la portée des erreurs de procédure et autorise les régularisations. La CEDH se permet-elle de « passer par-dessus » les erreurs de procédure qui ne sont pas déterminantes ?
La Cour serait-elle compétente à l'encontre de décisions juridictionnelles prises par des autorités de fait occupant un territoire ? Les républiques autoproclamées il y a dix ans en Ukraine, pays membre du Conseil de l'Europe, ont des juridictions qui ne relèvent pas de l'État ukrainien, mais qui pèsent sur des personnes qui sont, en droit, des citoyens ukrainiens. La Cour est-elle compétente ?
M. Mattias Guyomar. - Commençons par la dernière question. Je préfère être prudent sur ce sujet, afin de ne pas avoir à me récuser, le cas échéant, dans le cadre d'un contentieux. Je ferai donc une réponse issue directement de la lecture du traité.
Notre compétence est liée à deux conditions : que l'État relève du dispositif - depuis le 16 septembre, la Cour n'est plus compétente pour les affaires concernant la Russie à raison d'événements survenus postérieurement à cette date - et que l'État ayant ratifié la Convention ait juridiction sur le requérant. Il y a donc deux conditions. Le cas que vous soulevez pose question sur ces deux niveaux ; je ne peux en dire plus.
Ensuite, la question du parquet n'alimente pas de requête contre la France. L'affaire Moulin, très ancienne, était la dernière sur ce sujet. Nous n'avons jugé de l'indépendance du parquet qu'au regard de l'article 5, paragraphe 3, de la Convention, relatif au droit à la sûreté et à la détention arbitraire. En l'état, nous n'avons pas de jurisprudence générale disqualifiant le parquet à la française pour des raisons d'indépendance. Je n'en dirai pas plus, car, un jour ou l'autre, de nouvelles affaires pourraient avoir lieu - vous avez fait allusion aux interceptions de sécurité. Les jurisprudences de la Cour de Luxembourg ne sont pas sans incidence sur certaines procédures. Je rencontrerai d'ailleurs l'ensemble des procureurs généraux de France en mai, à Colmar. Être au contact des autorités nationales fait partie du travail du juge national, et j'aurai des échanges à froid sur ces considérations, comme j'en ai déjà eus.
Par ailleurs, la « danthonysation », c'est-à-dire la régularisation, s'inscrit dans l'esprit même de la Cour. Nous ne considérons jamais que le constat d'un vice de procédure « plie le match ». Ainsi, depuis certaines affaires - Salduz c/Turquie, Beuze c/Belgique - sur le droit à l'avocat, nous avons mis en place le contrôle de l'équité globale de la procédure. Nous l'examinons dans son ensemble, et apprécions le vice de procédure au regard de son ampleur et de son éventuelle compensation ou purge au cours de la suite de la procédure. Ainsi, dans deux affaires, nous avons constaté une violation pour défaut d'avocat, mais pas dans une troisième, où cela avait été régularisé par d'autres moyens. Nous jugeons une situation, et non un acte ou une norme : c'est notre différence avec le juge national. Cette plasticité est dans notre logiciel.
M. Thani Mohamed Soilihi. - L'influence du droit français est-elle quantifiable ? Quels sont les autres systèmes juridiques les plus utilisés ?
Par ailleurs, l'acceptation des décisions est importante dans une démocratie. La condamnation de la France, à la suite de l'expulsion de mineurs comoriens à Mayotte, l'illustre. Dans nos territoires reculés, où nous subissons la pression migratoire, de telles décisions ne sont pas comprises, passant même pour une double peine. Ne faudrait-il pas mener un travail pédagogique pour mieux faire comprendre les décisions de la Cour, compréhensibles dans un contexte métropolitain, mais pas en outre-mer ?
M. Mattias Guyomar. - L'effort en ce sens est constant, même si nous devons le poursuivre avec, par exemple, une diminution des délais de jugement, une rédaction plus accessible et davantage de pédagogie. Nous nous apercevons parfois qu'un arrêt n'est pas bien compris, en dépit de nos efforts. Je pense notamment à la présentation d'un mode d'emploi pour leur application, ce que nous appelons des observations sous l'article 46. C'est, par exemple, le cas de l'arrêt JBM c/France, relatif aux conditions de détention : la Cour a préconisé des mesures générales, et vous avez créé une nouvelle voie de recours avec la loi du 8 avril 2021 tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention.
Sur l'affaire que vous mentionnez, plus ancienne - je connais bien la situation de Mayotte, car l'une de mes premières missions au Conseil d'État en 1996 a été de travailler sur son statut -, il y a actuellement des affaires pendantes consécutives aux décisions des Comores de refuser d'accueillir des bateaux transportant des mineurs non accompagnés. Je peux, en tout cas, vous dire que nous prenons en compte le contexte. Nous faisons un contrôle in concreto, en partant du cas posé. Celui-ci est toujours situé : la situation mahoraise, en termes de pression migratoire, de difficultés de maintien de l'ordre public, de moyens disponibles à la main de l'État, n'est pas comparable à celle de la métropole. Le juge doit doser les choses entre le noyau dur des droits, avec lequel il ne faut pas transiger, et la réalité : rien ne sert d'imposer des standards inatteignables, c'est contre-productif.
Ainsi, sur l'Algérie, nous avions une jurisprudence constante, basée sur l'article 3 de la Convention, relative au renvoi vers ce pays de personnes au profil terroriste dangereux. Un jour, le gouvernement français a présenté en audience des assurances diplomatiques, fournies par l'État algérien, qui ont changé la donne : la jurisprudence a changé, et nous avons considéré qu'il n'y avait pas de violation de l'article 3 à expulser un ressortissant algérien vers l'Algérie. Nous examinons toujours in situ, in concreto.
Quant à l'influence du droit français, elle n'est pas quantifiable. Cela étant, qualitativement, parler français et faire du droit en français - je fais les deux - n'est pas la même chose que le faire en anglais. Depuis que je le fais, un nombre croissant de collègues font l'effort de délibérer en français. La langue transporte des concepts et des notions : à travers elle, nous pesons.
M. Dominique de Legge. - Je reviens sur l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH : nous sommes dans une impasse. Vous n'avez pas vocation à juger en première instance, mais la CJUE n'est pas compétente en matière de sécurité et de défense : cela veut-il dire que vous renoncez à vous prononcer sur ces questions, ou qu'il faut modifier le traité ? Peut-être manquons-nous d'imagination...
M. Mattias Guyomar. - L'avis 2/13 de la CJUE est au coeur de ce problème. Je reprends la formule employée par la présidente de la Cour lors de notre rentrée solennelle : le juge applique les traités. Ce n'est pas lui qui les négocie ou qui les rédige. Il s'agit d'un problème politique. À titre personnel, je n'envisage pas avec enthousiasme que la Cour devienne une juridiction de première instance car cela dénaturerait son office. Cependant, si le traité devait le prévoir, nous l'appliquerions, tout comme la CJUE l'appliquerait s'il devait lui accorder une compétence en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC).
Chacun reste sur son terrain. Celui de la juridiction, c'est de faire ce que les États signataires du traité l'ayant instituée lui prescrivent de faire, ni plus ni moins. Cela étant, ce que vous indiquez relève bien de la quadrature du cercle... il faudra de l'imagination, mais aussi de la volonté. Quoiqu'il en soit, les juridictions ne sont pas légitimes, sans traité, à trouver des solutions pour sortir de l'impasse.
M. Alain Richard. - Avez-vous écrit sur les travaux préparatoires ?
M. Mattias Guyomar. - Oui, j'ai rédigé un article dans la revue allemande Goettingen Journal of International Law. J'en tiens les deux versions, en français et en anglais, à votre disposition.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie. Comme vous l'avez mentionné, une délégation viendra vous rencontrer à Strasbourg. D'ici là, nous aurons présenté la proposition de résolution européenne, que la commission des affaires européennes examinera immédiatement après votre audition, sur l'adhésion de l'Union à la CEDH. Vous disiez que la vie parlementaire était, pour vous, essentielle : nous nous efforcerons de vous apporter des éléments de réflexion. Au sein du Parlement français, c'est d'ailleurs essentiellement le Sénat qui pose ces questions.
M. Mattias Guyomar. - Je vous remercie pour ces échanges. Nous consultons toujours les travaux parlementaires, car ils sont une source de compréhension et d'inspiration. Par exemple, à la demande du Conseil d'État, nous avons rendu un avis consultatif sur les retraits des associations communales de chasse agréée (Acca) : vous y trouverez des passages relatifs à la déférence vis-à-vis du Parlement et sur la prise en considération du soin mis, dans le processus parlementaire, à auditionner des personnes et à rechercher un équilibre. Je suis heureux de vous le dire : cela relève, selon nous, de la qualité de la loi, et c'est un paramètre de premier plan.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 50