- Mercredi 1er février
2023
- Justice et affaires intérieures - Audition de M. Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)
- Justice et affaires intérieures - Impact en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) d'une adhésion de l'Union européenne (UE) à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDH) - Examen du rapport sur la proposition de résolution européenne
- Jeudi 2 février 2023
- Agriculture et pêche - Audition de M. Hervé Berville, secrétaire d'État chargé de la mer
- Politique étrangère et de défense - Atteintes aux droits fondamentaux commises en Iran - Examen du rapport sur la proposition de résolution européenne
- Agriculture et pêche - Éradication de la brucellose - Examen du rapport d'information
Mercredi 1er février 2023
-Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale -
La réunion est ouverte à 16 h 45.
Justice et affaires intérieures - Audition de M. Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Mes chers collègues, nous sommes heureux de recevoir aujourd'hui devant deux commissions du Sénat réunies, celle des lois et celle des affaires européennes, Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). C'est un plaisir de vous revoir après notre entrevue en novembre 2021 à Strasbourg, en marge d'une rencontre avec les élus locaux que notre commission consultait alors sur leurs attentes concernant l'avenir de l'Europe.
La mission de la Cour de Strasbourg est d'assurer l'application de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, un traité qui a été signé en 1950 par les États membres du Conseil de l'Europe, et non pas par les États membres de l'Union européenne, même si on l'appelle communément la Convention européenne des droits de l'homme. Cette convention, assortie de ses protocoles additionnels, vise à garantir le respect des libertés fondamentales, considérées comme socle de la justice et de la paix dans le monde.
La Cour européenne des droits de l'homme a pour mission d'assurer la bonne application de ces textes, dont peuvent se prévaloir non seulement les ressortissants des États parties à la Convention, mais encore toute personne relevant de leur juridiction. La Cour dispose toutefois d'une compétence subsidiaire en matière de violation des droits de l'homme : en effet, le requérant doit d'abord avoir épuisé les voies de recours internes de son État pour engager un recours devant cette juridiction supranationale.
En soixante-dix ans, des questions nouvelles ont émergé à la faveur des développements technologiques ou géopolitiques, et les requêtes devant la Cour se sont multipliées. Par sa jurisprudence, la Cour permet à la Convention d'évoluer pour répondre à ces nouveaux défis. En votre qualité de juge français à la Cour, vous participez donc à cette interprétation, au même titre que les quarante-cinq autres juges, un par État partie, qui ont tous été, comme vous, élus pour neuf ans par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur une liste de trois candidats présentée par chaque État partie. Même si vous ne représentez pas la France, vous êtes en position d'éclairer la Cour sur la marge d'appréciation nationale qu'elle lui laisse, comme à chaque État partie.
Nous serions donc particulièrement intéressés de recueillir votre analyse des critiques que l'on peut entendre en France sur les jugements de la Cour, dont il n'est pas possible de faire appel et qui sont parfois accusés de ne pas prendre suffisamment en compte certains enjeux de sécurité nationale ou de souveraineté, ou encore de pratiquer deux poids, deux mesures, certains États consentant des efforts pour se conformer aux arrêts de la Cour quand d'autres négligent leur exécution en toute impunité.
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Monsieur, nous sommes heureux de vous accueillir au Sénat pour cette audition qui est, pour la commission des lois et la commission des affaires européennes, le moyen de mieux comprendre l'office de la Cour européenne des droits de l'homme et sa jurisprudence très développée, certains diront parfois : « très raffinée ».
Compte tenu de l'appartenance de notre pays au Conseil de l'Europe, et de la valeur juridique de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans notre ordre juridique national, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg s'impose à nous dans nos fonctions de législateur.
Il faut ainsi lever certains malentendus, le premier étant peut-être que la France fait certes l'objet de condamnations prononcées par la Cour, mais qu'elle n'est sans doute pas la pire élève des États parties à la Convention ! Peut-être pourrez-vous nous le confirmer...
L'un des aspects les plus intéressants, et sans doute les plus structurants, de la jurisprudence de la Cour est, à mon sens, la marge de manoeuvre laissée aux États membres, compte tenu de leurs propres spécificités juridiques ou culturelles, pour satisfaire aux prescriptions de la Convention européenne des droits de l'homme. Pourriez-vous expliciter davantage devant nous en quoi cette marge d'appréciation consiste effectivement ?
De façon plus précise, je souhaiterais vous interroger sur la portée de certains arrêts de la Cour dans deux domaines qui sont d'importance pour la commission des lois : l'arrêt du 14 septembre 2022 H.F. et autres c/France, sur le retour des djihadistes détenus au Levant, et ce qu'il implique réellement pour le Gouvernement français ; l'équilibre recherché par la Cour sur les interceptions de sécurité, notamment dans les arrêts Big Brother Watch et Centrum för rättvisa de mai 2021.
Je vous laisse désormais la parole pour un propos liminaire d'une quinzaine de minutes, ensuite de quoi nos collègues présents pourront vous poser leurs questions.
M. Mattias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'homme. - Je vous remercie de cette invitation à venir présenter devant vous un certain nombre d'éléments relatif à la Cour européenne des droits de l'homme. Je me réjouis également qu'une délégation du Sénat vienne nous rendre visite au mois de mars à Strasbourg.
Notre présidente, Síofra O'Leary, juge élue au titre de l'Irlande, qui est la première femme présidente de la CEDH, a eu l'occasion de dire au président Gérard Larcher combien notre Cour était extrêmement soucieuse du respect des autorités nationales, aux premiers rangs desquelles les parlements nationaux. Nous sommes un collège de juges élus, en effet, ce qui nous donne une légitimité indirecte - mais certaine - et nous oblige aussi. Dans notre jurisprudence, cette attention aux parlements nationaux se traduit par la notion très britannique de « déférence ». Nous utilisons souvent ce terme, qui signifie à la fois la prise en considération et le respect du rôle particulier des législateurs des quarante-six pays du Conseil de l'Europe.
Je me propose de vous exposer quelques éléments pour appréhender de la manière la plus exacte possible le rôle de la Cour et la portée de sa jurisprudence.
Vous y avez fait allusion, la CEDH est critiquée par un nombre croissant d'États, quel que soit leur modèle juridique. Parfois, ces critiques sont plus que légitimes et nous les prenons en compte. Mais, d'autres fois, elles reposent sur des malentendus, des quiproquos ou des préjugés. Notre rôle est alors de faire de la pédagogie pour expliquer en quoi consiste notre action et de quelle manière nous fonctionnons.
On entend parfois dire que la France est souvent condamnée, mais c'est parfaitement inexact. En réalité, la France est très peu condamnée. D'abord, elle est peu pourvoyeuse d'affaires. Depuis l'expulsion de la Russie, un peu plus de 700 millions de personnes sont placées sous la juridiction des quarante-six États membres. Le nombre moyen de requêtes portées devant la Cour par habitant s'élève à 0,53. En France, ce chiffre s'établit à 0,11, soit cinq fois moins que la moyenne des quarante-six États. C'est l'un des premiers signes du bon fonctionnement de l'appareil juridictionnel français. Je suis issu du Conseil d'État où j'ai siégé pendant vingt-cinq ans : je puis témoigner que nous connaissons et que nous appliquons la Convention européenne des droits de l'homme. Il en va de même pour l'ordre judiciaire.
Par ailleurs, l'ensemble des affaires françaises aboutit à un volume tout à fait raisonnable de requêtes. Nous avons aujourd'hui un nombre trop élevé d'affaires pendantes devant la CEDH. Tous pays confondus, nous sommes à 75 000 affaires. C'est beaucoup, mais cinq pays représentent les trois quarts du stock : la Russie pour presque 17 000 affaires, l'Ukraine pour plus de 10 000 affaires, la Roumanie pour environ 6 000 affaires, l'Italie pour 3 700 affaires et la Turquie - qui est le plus gros pourvoyeur - pour 20 000 affaires, dont plus de la moitié pour des faits postérieurs à 2016.
La France, quant à elle, compte aujourd'hui moins de 600 affaires en stock. L'année dernière, sur l'ensemble des affaires réglées judiciairement par la Cour concernant la France, son taux de condamnation a été inférieur à 1 %. Les volumes sont également toujours constants : la France a toujours entre 600 et 700 affaires en stock, un tiers est toujours aiguillé vers le juge unique, c'est-à-dire les rejets manifestes, deux tiers vers les formations collégiales à trois, sept ou dix-sept juges. En moyenne, depuis quinze ans, seulement 2 % des affaires françaises ont donné lieu à un constat de violation. L'an dernier, ce taux était même inférieur à 1 %, ce qui est un deuxième signe de bonne santé de notre appareil juridictionnel. Notre ordre juridique, qu'il s'agisse des lois que vous adoptez, de leur application par l'administration ou de leur contrôle par les juges internes, est compatible avec les exigences de la Convention européenne des droits de l'homme.
Il est vrai que le ressenti est différent : la pointe de l'iceberg est toujours la plus visible et la plus sensible. L'année dernière, la CEDH a rendu dix-neuf arrêts de violation contre la France. Vous avez cité l'affaire H.F. et autres c/France de Grande Chambre concernant le rapatriement d'enfants retenus dans le nord-est de la Syrie : les affaires qui marquent les esprits ne traitent jamais de questions anodines. En réalité, il existe deux types de violations. Premièrement, celles que l'on peut appeler les violations « micro », c'est-à-dire les cas d'espèce pour lesquels le compte n'y est pas au regard d'un des droits protégés. Deuxièmement, celles dont l'impact est plus structurel et qui portent sur des enjeux plus systémiques : la visibilité d'une condamnation est alors à proportion de la lourdeur des enjeux. Voilà ce qui explique le ressenti.
Mais je pourrais vous donner autant d'exemples, sinon plus, d'arrêts qui viennent conforter l'ordre juridique français que d'arrêts qui viennent constater une incompatibilité. Prenons l'affaire H.F. et autres c/France : dix-sept juges, soit la formation la plus solennelle, constatent une violation procédurale du droit d'entrer sur le territoire national découlant de l'article 3 § 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme. Or la CEDH a bien pris le soin de souligner deux choses. Premièrement, il n'existe pas dans la Convention européenne des droits de l'homme de droit général et absolu au rapatriement. Deuxièmement, la Cour a précisé également qu'il n'y avait pas d'obligation de résultat. De nombreux États européens étaient intervenus à la procédure : avec la règle du non-double standard, la solution que nous rendons s'applique dans les quarante-six États. La CEDH a donc tenu compte des observations portées par les autres États à l'appui de la défense française. Il n'y a pas d'obligation de résultat, mais il y a une obligation de moyen afin de garantir contre le risque d'arbitraire en cas de refus de rapatriement. Dans cette affaire H.F. et autres c/France, la CEDH a relevé que le refus opposé aux demandes des familles n'était pas motivé et qu'il n'avait pas non plus fait l'objet d'un contrôle juridictionnel. Tant le juge administratif que le juge judiciaire avaient opposé la théorie des actes de gouvernement, déclinant leurs compétences pour connaître d'une question qui - selon eux - touchait à la conduite des relations internationales de la France. La CEDH a donc conclu à une insuffisance en termes de garanties procédurales ayant entraîné un constat de violation.
En ce qui concerne l'exécution correcte de cet arrêt, je ne peux pas dire grand-chose de plus que ce que l'arrêt contient. Comme vous le savez, c'est le Comité des Ministres - organe politique - qui sera chargé de cette surveillance. Je peux seulement dire que l'État français doit envisager maintenant une procédure formalisant, dans le respect des exigences minimales définies par la Cour, les motifs du refus et prévoyant un contrôle par un organe indépendant.
En tout état de cause, la CEDH conclut souvent à des violations procédurales, car c'est une manière de laisser la main aux États. Quand on fixe des lignes directrices en matière de garanties processuelles ou procédurales, on ne préempte pas le fond : nous ne sommes pas aptes à décider à la place des États et nous ne substituons pas notre appréciation à celle des autorités nationales.
Quels sont les facteurs explicatifs du nombre de violations prononcées contre la France ? Il y a tout d'abord ce que j'appelle les queues de comète. Nous avons prononcé plusieurs condamnations pour violation du droit à l'avocat en audition libre. Nous avons constaté aussi des violations en matière migratoire. La Cour est souvent critiquée sur la question du contentieux des étrangers. Il existe deux types de violations en la matière : la première concerne des durées de rétentions administratives jugées excessives pour les mineurs ; la seconde concerne des violations procédurales sur le mode d'évaluation du risque encouru en cas de renvoi dans le pays de destination. En effet, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et du Conseil d'État, la CEDH a jugé que les requérants, s'ils avaient perdu leur statut de réfugiés, conservaient leur qualité de réfugiés. Il s'agit d'une distinction subtile. La révocation du statut permet l'éloignement, mais la qualité de réfugié subsiste : c'est donc un critère à prendre en compte dans l'évaluation du risque. Très souvent, on lit dans la presse que la CEDH empêche la France d'éloigner des terroristes. Tel n'est pas le cas ! Nous estimons uniquement que le mode d'évaluation du risque n'est pas satisfaisant au regard des exigences de la Convention européenne des droits de l'homme.
Nous avons jugé aussi beaucoup d'affaires de non-violation. Il y a, par exemple, les affaires de comité, c'est-à-dire les décisions que nous rejetons à trois juges comme manifestement mal-fondées. Celles-là, personne n'en parle, elles passent sous les radars.
Depuis deux ans, nous avons rendu une cinquantaine d'affaires en comité, sur des questions lourdes. À chaque fois, ce sont des rejets, qu'il s'agisse de violences policières ou d'éloignements forcés au regard de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Quand je lis dans la presse que l'article 8 appliqué par la CEDH empêche d'éloigner des étrangers ou impose le regroupement familial, je m'insurge : quatre arrêts rendus en deux ans en faveur de la France prouvent que cette allégation est fausse. Il existe donc un déficit de communication qui donne une vision déséquilibrée de l'ensemble.
Je terminerai avec des arrêts de Chambre où nous examinons vraiment les mérites à sept juges, parfois après une audience. Trois arrêts récents viennent illustrer ce que j'appelle le travail « confortatif » de la CEDH par rapport au droit français : l'arrêt Dahan c/France, qui concerne le contrôle du Conseil d'État sur les procédures disciplinaires, en l'espèce un ambassadeur ; l'arrêt Pagerie c/France, qui concerne une assignation à résidence prise pendant l'état d'urgence post-2015 ; et l'affaire Y c/France, qui concerne une personne biologiquement intersexuée. À chaque fois, nous intervenons après épuisement des voies de recours interne, et à notre place dans le respect des marges nationales d'appréciation. Ainsi, en l'absence d'un consensus européen sur la question de la non-binarité, nous avons estimé que nous n'avions aucune légitimité pour imposer un modèle, d'autant qu'il s'agissait ici d'une question sociétale pouvant susciter des controverses. Seul le législateur national est légitiment habilité à fixer un point d'équilibre entre des situations pouvant opposer un intérêt public et l'atteinte - du point de vue du requérant - à des libertés individuelles.
Nous reconnaissons donc une très large marge d'appréciation aux États. Il s'agit véritablement du coeur du réacteur de notre jurisprudence. Nous devons juger pour quarante-six États : nous définissons des garanties minimales en fonction du plus petit dénominateur commun qui nous apparaît devoir être partagé par l'ensemble des États, dans le respect des principes légués par les pères fondateurs. J'ai beaucoup travaillé sur les travaux préparatoires à la rédaction de la Convention européenne des droits de l'homme : il est fascinant de constater que trois pays qui venaient de se faire la guerre - la France, le Royaume-Uni et l'Italie - aient été les fers de lance de cette construction. Pierre-Henri Teitgen, qui a porté la plume en déclinant à l'échelle européenne la Déclaration universelle des droits de l'homme de René Cassin, a eu cette belle formule : il s'agit d'éviter le retour de l'épouvante. Voilà notre objectif ! Il ne s'agit pas de nier la biodiversité juridique : au contraire, notre convention prend racine dans cette richesse qu'est la variété des États, des histoires, des peuples et des traditions juridiques pour se projeter vers un horizon partagé. Il ne s'agit en aucun cas de substituer un modèle unique aux quarante-six modèles actuels.
La dernière série d'observations concerne la place de la France dans ce dispositif. Comme je le constate avec satisfaction depuis près de trois ans, la France y joue un rôle de premier plan et fait rayonner son modèle. Il n'y a pas de hiatus entre nos droits fondamentaux et ceux qui figurent dans la Convention, même s'il peut y avoir entre eux quelquefois des questions de réglage.
Ensuite, le français est l'une des deux langues de travail : la Cour est un forum essentiel de promotion de notre langue, donc de notre culture, donc de nos valeurs. Quand je délibère, je vois l'importance que mes collègues accordent à la France, à sa position sur tel ou tel sujet. La Cour permet de promouvoir notre modèle.
Je ne suis pas l'ambassadeur de la France, je suis élu au titre de la France, ce qui me donne deux obligations : siéger pour toutes les affaires portées contre la France et faire comprendre les tenants et aboutissants d'une affaire, les subtilités de notre système juridique, l'ampleur des enjeux, la sensibilité de l'affaire. Je juge les affaires concernant l'Ukraine comme juge unique et au sein de ma section, et j'attends de mon collègue ukrainien qu'il nous explique les ressorts des affaires touchant à son pays. Pour juger correctement, en connaissance de cause, nous avons besoin de cet apport du juge national, non seulement sur le cas qui nous occupe, mais encore pour la jurisprudence.
En effet, notre jurisprudence n'est pas le cheval de Troie de tel ou tel modèle, common law ou droit continental. Elle est le creuset dans lequel nous tâchons de trouver, via la subsidiarité, le dénominateur commun qui va « exhauster » les systèmes juridiques nationaux. Pour cela, chacun doit expliquer le système dont il est issu. La Convention n'est pas un droit hors-sol, elle est un droit constitué de sources multiples et notre jurisprudence s'efforce d'être le fruit d'hybridations fécondes, dans le respect de la diversité des systèmes et de la place des institutions nationales. Nous sommes soucieux de cette responsabilité partagée. Pas de substitution, pas d'uniformisation, mais du commun. Et comme le disait Mireille Delmas-Marty, pour qu'il y ait du commun, il faut de la différence.
M. Jean-Yves Leconte. - Vous indiquez que chaque juge doit siéger pour les affaires touchant son pays ; comment votre collègue turc peut-il siéger dans tant d'affaires ?
Lorsqu'une affaire a été jugée - je pense à l'affaire concernant les personnes demandant l'asile au Royaume-Uni et risquant d'être refoulées au Rwanda -, comment dépasse-t-on la volonté politique forte d'un État ? La Cour a jugé sur cette question, le Royaume-Uni a eu des réactions vives. Quelle issue peut-on envisager ? Quand la volonté politique d'un État membre et le jugement de la Cour s'opposent frontalement, comment s'en sort-on ?
L'adhésion de l'Union européenne à la Convention européenne des droits de l'homme serait importante du point de vue du respect du droit de l'Union européenne et aurait une valeur symbolique forte. Y êtes-vous favorable ? L'Union européenne se crée-t-elle trop de difficultés en tenant compte de l'avis de la Cour de justice de l'Union européenne de 2013 ? Si un requérant attaque l'Union européenne pour quelque chose qui ne relève pas de sa compétence, comment jugerez-vous ? Au-delà de l'aspect symbolique, qui me paraît emporter la décision, y a-t-il une réelle valeur ajoutée à cette adhésion ? Sur quel type d'affaires ?
M. Mattias Guyomar. - Votre première question va me permettre de préciser mes propos. Nous ne sommes jamais juge unique pour les affaires concernant notre pays - je suis pour ma part juge unique sur les affaires relatives à l'Ukraine - parce qu'il s'agit forcément de rejets. Un tiers d'affaires françaises sont rejetées chaque année par un juge unique et, pour ma collègue turque, cette proportion est encore plus élevée, elle n'a donc pas cette charge à traiter. Ensuite, il y a une distinction à faire entre la présence du juge national en Grande Chambre, qui est de droit - si le juge ne peut pas siéger, on envoie un juge ad hoc - et la présence en comité, qui est une pratique, non une obligation. Effectivement, ma collègue turque ou mon collègue ukrainien ne peuvent pas siéger dans toutes les affaires de comité où leur pays est en cause.
L'affaire relative au risque de refoulement vers le Rwanda des demandeurs d'asile a suscité beaucoup de critiques au Royaume-Uni, mais la Cour n'a pas jugé l'affaire. Le juge de permanence a simplement pris une mesure provisoire. L'article 39 du règlement de la Cour permet en effet de geler une situation dans l'attente du règlement au fond d'une affaire, si un dommage irréversible est susceptible de se réaliser. C'est ce qui est arrivé dans l'affaire Vincent Lambert : la Cour avait ordonné de suspendre l'arrêt du traitement, le temps de juger ; puis, elle avait confirmé la position du Conseil d'État et levé la mesure provisoire.
De même, pour l'affaire relative au transfert de demandeurs d'asile vers le wanda, le juge de permanence a demandé, pour ne pas se retrouver devant le fait accompli quand la Cour jugerait au fond, de suspendre les vols vers le Rwanda. Désormais, la Cour doit prendre position sur le fond : soit elle considère qu'il y a une atteinte aux personnes intéressées et la mesure provisoire prendra fin pour laisser place à une décision ayant des effets durables, soit elle considère que le grief n'est pas fondé et elle lèvera la mesure de suspension, rendant possible l'exécution des vols à destination du Rwanda.
Cela dit, on peut toujours discuter de la manière d'améliorer l'application de l'article 39 et un groupe de travail interne à la Cour s'y consacre. Pour la France, il y a toujours 100 à 150 demandes par an, avec un taux d'octroi de 10 %.
Pour ce qui concerne l'adhésion de l'Union européenne à la Convention, je serai prudent, car ce sont les États qui ont la légitimité pour faire aboutir ce processus.
Du point de vue institutionnel, la cohérence entre les deux ordres juridiques - celui de l'Union européenne et celui de la Convention - est indispensable, mais nous n'avons pas attendu cette adhésion pour la construire. La CEDH et la CJUE se rencontrent chaque année pour des séminaires de travail ; cela vient de se produire. Ainsi, notre jurisprudence a créé la présomption dite « Bosphorus », c'est-à-dire une présomption d'équivalence des protections : quand un État membre ou la CJUE a jugé que le droit de l'Union était respecté par une mesure nationale, celle-ci est présumée respecter la Convention européenne des droits de l'homme. Donc, du point de vue institutionnel, avant même l'adhésion, nous oeuvrons à cette cohérence.
Une adhésion de l'Union apporterait une supervision externe sur les actes de l'Union qui ne sont pas contrôlés aujourd'hui ; c'est une valeur ajoutée en matière de justiciabilité.
À titre personnel - ce que je vais dire maintenant n'engage que moi et non mon institution -, je pense que cette adhésion aurait un effet symbolique très fort. Cela conduit à envisager que des actes émanant de l'Union européenne puissent faire l'objet d'un contrôle de la Cour, comme les décisions de la Commission en matière de concurrence, qui ne peuvent être attaquées ni auprès des juges internes ni auprès de la CJUE. Il y aurait ainsi des contrôles portant sur des matières aujourd'hui non susceptibles de recours.
De manière générale, il ne faut pas avoir peur de l'empilement du contrôle, mais l'empilement ne doit pas devenir de l'éparpillement ni une source de dysfonctionnement ou de disharmonie. La Cour a d'ores et déjà constitué un groupe de travail interne pour anticiper cette situation, afin de ne pas être prise au dépourvu en préparant des réponses, si la situation se présentait. Selon moi, ce serait un progrès, mais cela exigerait beaucoup de précautions de part et d'autre et la nécessité d'inventer de nouvelles modalités. Vous connaissez en outre la question spécifique du traitement de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), qui ne relève pas de la compétence de la CJUE.
M. Jean-Yves Leconte. - Avant d'instruire une affaire, il faut savoir si elle concerne un État membre ou l'Union européenne, d'autant que certains requérants peuvent multiplier les recours. Il faudrait donc définir, avant d'étudier une affaire, si celle-ci relève d'une compétence de l'Union.
M. Mattias Guyomar. - Cela fait partie des difficultés techniques à ne pas négliger. Il y a aussi la question de l'épuisement des recours internes : il apparaîtrait compliqué que la Cour examine un acte des institutions de l'Union sans que la CJUE se soit prononcée préalablement. Il est hors de question - je parle en mon nom - que le premier et seul juge soit la CEDH. Nous défendons la subsidiarité.
M. Alain Richard. - Que faudrait-il modifier pour que le parquet français soit considéré comme un juge indépendant ?
La jurisprudence du Conseil d'État a évolué sur la portée des erreurs de procédure et autorise les régularisations. La CEDH se permet-elle de « passer par-dessus » les erreurs de procédure qui ne sont pas déterminantes ?
La Cour serait-elle compétente à l'encontre de décisions juridictionnelles prises par des autorités de fait occupant un territoire ? Les républiques autoproclamées il y a dix ans en Ukraine, pays membre du Conseil de l'Europe, ont des juridictions qui ne relèvent pas de l'État ukrainien, mais qui pèsent sur des personnes qui sont, en droit, des citoyens ukrainiens. La Cour est-elle compétente ?
M. Mattias Guyomar. - Commençons par la dernière question. Je préfère être prudent sur ce sujet, afin de ne pas avoir à me récuser, le cas échéant, dans le cadre d'un contentieux. Je ferai donc une réponse issue directement de la lecture du traité.
Notre compétence est liée à deux conditions : que l'État relève du dispositif - depuis le 16 septembre, la Cour n'est plus compétente pour les affaires concernant la Russie à raison d'événements survenus postérieurement à cette date - et que l'État ayant ratifié la Convention ait juridiction sur le requérant. Il y a donc deux conditions. Le cas que vous soulevez pose question sur ces deux niveaux ; je ne peux en dire plus.
Ensuite, la question du parquet n'alimente pas de requête contre la France. L'affaire Moulin, très ancienne, était la dernière sur ce sujet. Nous n'avons jugé de l'indépendance du parquet qu'au regard de l'article 5, paragraphe 3, de la Convention, relatif au droit à la sûreté et à la détention arbitraire. En l'état, nous n'avons pas de jurisprudence générale disqualifiant le parquet à la française pour des raisons d'indépendance. Je n'en dirai pas plus, car, un jour ou l'autre, de nouvelles affaires pourraient avoir lieu - vous avez fait allusion aux interceptions de sécurité. Les jurisprudences de la Cour de Luxembourg ne sont pas sans incidence sur certaines procédures. Je rencontrerai d'ailleurs l'ensemble des procureurs généraux de France en mai, à Colmar. Être au contact des autorités nationales fait partie du travail du juge national, et j'aurai des échanges à froid sur ces considérations, comme j'en ai déjà eus.
Par ailleurs, la « danthonysation », c'est-à-dire la régularisation, s'inscrit dans l'esprit même de la Cour. Nous ne considérons jamais que le constat d'un vice de procédure « plie le match ». Ainsi, depuis certaines affaires - Salduz c/Turquie, Beuze c/Belgique - sur le droit à l'avocat, nous avons mis en place le contrôle de l'équité globale de la procédure. Nous l'examinons dans son ensemble, et apprécions le vice de procédure au regard de son ampleur et de son éventuelle compensation ou purge au cours de la suite de la procédure. Ainsi, dans deux affaires, nous avons constaté une violation pour défaut d'avocat, mais pas dans une troisième, où cela avait été régularisé par d'autres moyens. Nous jugeons une situation, et non un acte ou une norme : c'est notre différence avec le juge national. Cette plasticité est dans notre logiciel.
M. Thani Mohamed Soilihi. - L'influence du droit français est-elle quantifiable ? Quels sont les autres systèmes juridiques les plus utilisés ?
Par ailleurs, l'acceptation des décisions est importante dans une démocratie. La condamnation de la France, à la suite de l'expulsion de mineurs comoriens à Mayotte, l'illustre. Dans nos territoires reculés, où nous subissons la pression migratoire, de telles décisions ne sont pas comprises, passant même pour une double peine. Ne faudrait-il pas mener un travail pédagogique pour mieux faire comprendre les décisions de la Cour, compréhensibles dans un contexte métropolitain, mais pas en outre-mer ?
M. Mattias Guyomar. - L'effort en ce sens est constant, même si nous devons le poursuivre avec, par exemple, une diminution des délais de jugement, une rédaction plus accessible et davantage de pédagogie. Nous nous apercevons parfois qu'un arrêt n'est pas bien compris, en dépit de nos efforts. Je pense notamment à la présentation d'un mode d'emploi pour leur application, ce que nous appelons des observations sous l'article 46. C'est, par exemple, le cas de l'arrêt JBM c/France, relatif aux conditions de détention : la Cour a préconisé des mesures générales, et vous avez créé une nouvelle voie de recours avec la loi du 8 avril 2021 tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention.
Sur l'affaire que vous mentionnez, plus ancienne - je connais bien la situation de Mayotte, car l'une de mes premières missions au Conseil d'État en 1996 a été de travailler sur son statut -, il y a actuellement des affaires pendantes consécutives aux décisions des Comores de refuser d'accueillir des bateaux transportant des mineurs non accompagnés. Je peux, en tout cas, vous dire que nous prenons en compte le contexte. Nous faisons un contrôle in concreto, en partant du cas posé. Celui-ci est toujours situé : la situation mahoraise, en termes de pression migratoire, de difficultés de maintien de l'ordre public, de moyens disponibles à la main de l'État, n'est pas comparable à celle de la métropole. Le juge doit doser les choses entre le noyau dur des droits, avec lequel il ne faut pas transiger, et la réalité : rien ne sert d'imposer des standards inatteignables, c'est contre-productif.
Ainsi, sur l'Algérie, nous avions une jurisprudence constante, basée sur l'article 3 de la Convention, relative au renvoi vers ce pays de personnes au profil terroriste dangereux. Un jour, le gouvernement français a présenté en audience des assurances diplomatiques, fournies par l'État algérien, qui ont changé la donne : la jurisprudence a changé, et nous avons considéré qu'il n'y avait pas de violation de l'article 3 à expulser un ressortissant algérien vers l'Algérie. Nous examinons toujours in situ, in concreto.
Quant à l'influence du droit français, elle n'est pas quantifiable. Cela étant, qualitativement, parler français et faire du droit en français - je fais les deux - n'est pas la même chose que le faire en anglais. Depuis que je le fais, un nombre croissant de collègues font l'effort de délibérer en français. La langue transporte des concepts et des notions : à travers elle, nous pesons.
M. Dominique de Legge. - Je reviens sur l'adhésion de l'Union européenne à la CEDH : nous sommes dans une impasse. Vous n'avez pas vocation à juger en première instance, mais la CJUE n'est pas compétente en matière de sécurité et de défense : cela veut-il dire que vous renoncez à vous prononcer sur ces questions, ou qu'il faut modifier le traité ? Peut-être manquons-nous d'imagination...
M. Mattias Guyomar. - L'avis 2/13 de la CJUE est au coeur de ce problème. Je reprends la formule employée par la présidente de la Cour lors de notre rentrée solennelle : le juge applique les traités. Ce n'est pas lui qui les négocie ou qui les rédige. Il s'agit d'un problème politique. À titre personnel, je n'envisage pas avec enthousiasme que la Cour devienne une juridiction de première instance car cela dénaturerait son office. Cependant, si le traité devait le prévoir, nous l'appliquerions, tout comme la CJUE l'appliquerait s'il devait lui accorder une compétence en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC).
Chacun reste sur son terrain. Celui de la juridiction, c'est de faire ce que les États signataires du traité l'ayant instituée lui prescrivent de faire, ni plus ni moins. Cela étant, ce que vous indiquez relève bien de la quadrature du cercle... il faudra de l'imagination, mais aussi de la volonté. Quoiqu'il en soit, les juridictions ne sont pas légitimes, sans traité, à trouver des solutions pour sortir de l'impasse.
M. Alain Richard. - Avez-vous écrit sur les travaux préparatoires ?
M. Mattias Guyomar. - Oui, j'ai rédigé un article dans la revue allemande Goettingen Journal of International Law. J'en tiens les deux versions, en français et en anglais, à votre disposition.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Je vous remercie. Comme vous l'avez mentionné, une délégation viendra vous rencontrer à Strasbourg. D'ici là, nous aurons présenté la proposition de résolution européenne, que la commission des affaires européennes examinera immédiatement après votre audition, sur l'adhésion de l'Union à la CEDH. Vous disiez que la vie parlementaire était, pour vous, essentielle : nous nous efforcerons de vous apporter des éléments de réflexion. Au sein du Parlement français, c'est d'ailleurs essentiellement le Sénat qui pose ces questions.
M. Mattias Guyomar. - Je vous remercie pour ces échanges. Nous consultons toujours les travaux parlementaires, car ils sont une source de compréhension et d'inspiration. Par exemple, à la demande du Conseil d'État, nous avons rendu un avis consultatif sur les retraits des associations communales de chasse agréée (Acca) : vous y trouverez des passages relatifs à la déférence vis-à-vis du Parlement et sur la prise en considération du soin mis, dans le processus parlementaire, à auditionner des personnes et à rechercher un équilibre. Je suis heureux de vous le dire : cela relève, selon nous, de la qualité de la loi, et c'est un paramètre de premier plan.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion, suspendue à 17 h 50, est reprise à 17h 55.
Justice et affaires intérieures - Impact en matière de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) d'une adhésion de l'Union européenne (UE) à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDH) - Examen du rapport sur la proposition de résolution européenne
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Nous allons traiter le sujet des conséquences d'une éventuelle adhésion de l'Union européenne, en tant que telle, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CESDH), à laquelle ses vingt-sept États membres sont déjà parties à titre individuel. Une telle adhésion, bien que prévue par les traités, bute depuis de nombreuses années sur des questions délicates, que nos collègues Philippe Bonnecarrère et Jean-Yves Leconte avaient présentées dans leur rapport d'information de 2020 intitulé Adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme.
Toutefois, elle pourrait se décider prochainement, à la faveur d'un tour de passe-passe juridique proposé par la Commission européenne, qui aurait un impact préoccupant sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Nos collègues Gisèle Jourda et Dominique de Legge nous ont alertés à ce sujet en octobre dernier.
Il y a deux semaines, nous avons organisé une réunion commune à trois commissions : celle des lois, celle des affaires étrangères et la nôtre, pour sensibiliser plus de sénateurs aux enjeux politiques considérables de ce sujet d'apparence technique. À l'issue de cette réunion, j'ai déposé, avec mes collègues François-Noël Buffet et Christian Cambon, une proposition de résolution européenne dont le but est, avec le Gouvernement, d'éviter un ralliement du Conseil de l'Union européenne à la proposition de la Commission. En effet, cette proposition revient à réviser les traités, de manière déguisée, par une simple déclaration intergouvernementale qui contournerait le contrôle démocratique du Parlement. Il s'agit ainsi de rendre la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) compétente sur la politique étrangère et de sécurité commune, ce que les traités excluent à ce jour, en l'autorisant à statuer sur une éventuelle violation des droits fondamentaux avant que la Cour européenne des droits de l'homme ne se prononce.
Je ne reviendrai pas sur les nombreux enjeux opérationnels pour la PESC, mais aussi juridiques, institutionnels et politiques, que cette perspective soulève. Nous en avons discuté de manière approfondie lors de notre réunion du 18 janvier. C'est sur ce fondement que nous avons déposé la proposition de résolution européenne n° 296, aujourd'hui soumise à l'examen de notre commission. Je vous propose de l'adopter en l'état, puisqu'elle est le fruit des débats que nous avons déjà eus ensemble à ce sujet. Chacun d'entre nous avait alors déjà fait part de ses incertitudes, mais je vous invite à vous exprimer à la lumière de l'audition qui vient de s'achever.
M. Jean-Yves Leconte. - La difficulté est indéniable. Qu'un requérant dénonce, devant la CEDH, une action de l'Union suppose de s'assurer que celle-ci est bien compétente. Telle qu'elle est écrite, la proposition de résolution ne remet pas en cause la perspective d'adhésion de l'Union à la CEDH et se borne à souligner la difficulté tout en rappelant les compétences respectives des États membres et de l'Union. L'adhésion de l'UE à la CESDH ne me semble pas soulever de difficultés sinon que les décisions de la CJUE touchent parfois des domaines situés, selon les États, hors de sa compétence - ses arrêts sur les communications téléphoniques en témoignent.
Ainsi, dans cette construction européenne - Jacques Delors disait souvent que l'Europe, c'est comme la bicyclette : si elle n'avance pas, elle tombe -, on ne peut attendre que les traités demeurent statiques. Son adhésion à la CEDH fait partie de ce qui augmente les compétences de l'Union elle-même, et ne pourra avoir lieu à droit constant.
Sur le fond, les réserves que j'ai exprimées auparavant sont levées. Nous soulignons une difficulté réelle, qui mérite d'être dite : il est d'ailleurs étonnant que nous soyons seuls, alors que d'autres pays auraient des raisons d'y être encore plus sensibles que nous...
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Nous ferons valoir ces arguments à nos homologues d'autres États membres.
M. Jean-Yves Leconte. - Le risque serait que certains, se rendant compte du sujet, décident, eux, de tout bloquer...
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - J'ai aussi évoqué le sujet à Stockholm il y a quelques jours à l'occasion de la réunion des Présidents de la COSAC.
M. Didier Marie. - Je rejoins Jean-Yves Leconte. Premièrement, l'adhésion à la CEDH est nécessaire, car elle apportera à chacun de nouveaux moyens de défendre ses droits. Nous ne voyons plus de raison de nous opposer à la proposition de résolution, nos remarques ayant été prises en compte. Deuxièmement, nous ne souhaitons pas, en cohérence avec la résolution, qu'une déclaration interprétative modifie les traités. Troisièmement, je constate que, si nous venons en appui du Gouvernement avec une résolution, nous n'apportons pas de solution. La Première ministre l'a dit dans son courrier : la France mène bataille pour éviter la déclaration interprétative, mais elle ne semble pas, à ce stade, avoir d'autre option à présenter. Les citoyens européens en pâtissent, car, en attendant, ils n'ont pas accès à la CEDH pour contester les actes de l'Union. Rencontrer les représentants du Gouvernement serait utile pour qu'ils nous éclairent sur les pistes alternatives afin que nous puissions, au nom de la commission, fournir un soutien à celles-ci.
Mme Gisèle Jourda. - Il faudra nourrir ce dossier. Je me satisfais de constater que la difficulté est bien comprise. Avec Dominique de Legge, nous nous étions prononcés en faveur de l'adhésion à la CEDH.
Montrer l'existence d'une difficulté est un point de départ. La déclaration interprétative résulte d'une tentative de la contourner. On ne pourra sans doute pas se passer d'une modification du traité. C'est la clé d'une réelle souveraineté européenne.
M. Jean-François Rapin, président, rapporteur. - Je précise d'ailleurs que c'est la Commission européenne qui a proposé cette déclaration, comme nous le mentionnons dans l'exposé des motifs.
Mme Gisèle Jourda. - Je suis, en tout cas, favorable à ce premier pas.
La commission autorise la publication du rapport et adopte la proposition de résolution européenne.
La réunion est close à 18 h 05.
Jeudi 2 février 2023
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8 h 35.
Agriculture et pêche - Audition de M. Hervé Berville, secrétaire d'État chargé de la mer
M. Jean-François Rapin, président. - Nous accueillons M. Hervé Berville, secrétaire d'État chargé de la mer. L'actualité européenne est riche en ce qui concerne la mer : la politique de la pêche est communautarisée depuis quarante ans et le littoral français est aussi une frontière extérieure de l'Union européenne. C'est pourquoi les enjeux en la matière sont pour la plupart d'envergure européenne.
Nous évoquerons la pêche, d'abord. Ces dernières années, les pêcheurs français ont subi l'épuisement de la ressource, le Brexit, le covid et les effets de la guerre en Ukraine, notamment sur le prix du carburant. Le Gouvernement propose un plan de sortie de flotte, mais ce n'est pas une panacée : certains bateaux n'y sont pas éligibles et nous sommes inquiets pour la vie de nos territoires à moyen terme, car, derrière les pêcheurs, toute une filière et de nombreux bassins de vie sont en jeu. Élu du Pas-de-Calais, je peux parler du premier port de pêche français, Boulogne-sur-Mer : en une quinzaine d'années, celui-ci a perdu près de 100 bateaux. Comment envisagez-vous d'encourager le maintien de l'activité ? Comment comptez-vous soutenir la pêche artisanale ? Comment la protéger de la senne démersale et limiter la présence de grands navires néerlandais tant décriés dans la Manche ?
Nous sommes aussi vigilants en ce qui concerne le cadre réglementaire européen en matière de pêche. Où en sont aujourd'hui les négociations sur le projet de nouveau règlement de contrôle des pêches ? Quel est l'enjeu de ce texte, en apparence technique, pour la France ? Nous souhaitons aussi vous entendre sur l'avenir de la politique commune de la pêche (PCP) et sur la réflexion ouverte par votre prédécesseure, Mme Annick Girardin, sur une gestion des pêches qui intégrerait mieux la dimension écologique des écosystèmes, en passant d'une approche par espèces à une approche par territoires maritimes.
Ensuite, les ports français doivent faire face à la concurrence des autres ports européens, et bientôt des ports francs annoncés au Royaume-Uni, et ils doivent aussi relever les nouveaux défis de la transition énergétique : comment envisagez-vous d'accompagner l'évolution de leur modèle économique ? Quelles actions mène le Gouvernement pour renforcer leur attractivité et accroître leurs parts de marché ? Nous souhaitons aussi échanger avec vous au sujet des perspectives ouvertes par les mutations en cours en matière d'approvisionnement énergétique du continent, puisque cet approvisionnement va devenir principalement maritime. À ce sujet, pouvez-vous nous dire où en est le projet d'installation d'un terminal méthanier flottant dans le port du Havre ?
Concernant l'éolien en mer, le dispositif de planification prévu par le projet de loi relatif à l'accélération de la production d'énergies renouvelables (EnR) a été généralisé à l'ensemble des façades maritimes, à l'initiative du Sénat. Dans quelle mesure votre secrétariat d'État sera-t-il associé à l'identification des zones propices à l'implantation de parcs éoliens en mer ? Comment concilier le développement de ces parcs et la protection des fonds marins, lesquels sont déjà menacés par la pollution liée à l'activité humaine ? L'exemple du parc éolien en baie de Saint-Brieuc est édifiant à cet égard.
Enfin, concernant les suites du Brexit, considérez-vous que la question de l'accès de nos pêcheurs aux eaux anglaises, y compris dans les îles anglo-normandes, est réglée ? Quel a été l'impact pour nos pêcheurs de la nouvelle réglementation britannique concernant la taille des filets et de son application en mer ? S'agissant de la réserve d'ajustement au Brexit, nous souhaitons savoir quel soutien a finalement été apporté à la filière pêche. Pourriez-vous également nous indiquer les pistes envisagées pour mettre un terme au dumping social sur le transmanche, au-delà d'une simple charte d'engagement volontaire, que vous avez présentée récemment ?
Enfin, nous aurions souhaité évoquer la gestion franco-britannique de la frontière européenne que constitue la Manche. Nous ne pouvons laisser grossir encore le flux des migrants qui traversent cette mer de manière illégale : quelles sont les perspectives en la matière ?
M. Hervé Berville, secrétaire d'État auprès de la Première ministre, chargé de la mer. - L'année 2023 est lourde de risques, mais aussi d'espoirs : les lycées maritimes regorgent de jeunes gens désireux d'entrer dans le métier marin, notre espace maritime est le deuxième au monde, et la manière dont nous appréhendons, par une action interministérielle, les enjeux qu'il représente nous permet de renforcer notre souveraineté économique et de lutter contre le réchauffement climatique.
Nous avons identifié à ce titre plusieurs priorités pour cette année : la protection de la biodiversité marine, le développement de l'économie maritime ainsi que le soutien à nos modèles de pêche et, enfin, la planification, particulièrement en matière d'éolien et de zones de protection forte.
S'agissant de la pêche, nous avons fait face, au cours de l'année 2022, à plusieurs urgences. Le coût du carburant, d'abord, a augmenté massivement et brutalement. La France s'est battue pour élever le plafond de l'aide possible en la matière, jusqu'à 330 000 euros, afin d'éviter un effondrement de la filière. Le dispositif a ensuite été prolongé jusqu'en septembre 2022, puis jusqu'au 15 février. Nous travaillons déjà pour maintenir un soutien, dont le périmètre sera réduit, après cette date, car nous ne souhaitons pas laisser les pêcheurs sans solution. Une enveloppe importante, de plus de 50 millions d'euros, a été consacrée à ce sujet, gage de notre volonté de faire de la pêche un enjeu majeur.
Il nous a fallu, en outre, affronter les conséquences du Brexit, que nous n'avons pas décidé. Un quart de la pêche française se faisant dans les eaux britanniques, nous avons réfléchi, à la demande des pêcheurs, à partir de 2021, à un plan de sortie de flotte, que j'ai voulu individuel et non sectoriel. Nous avons ainsi défini des critères d'éligibilité en respectant certains principes. Tout d'abord, nous entendions ne pas déstabiliser l'économie locale, par exemple le port de Boulogne-sur-Mer et toute la filière de mareyage en aval. Nous souhaitions, ensuite, maintenir les capacités de pêche par la redistribution équitable des quotas. Nous nous refusions en effet à augmenter nos importations de produits de la mer, qui couvrent déjà 80 % de nos besoins. Nous avons donc consacré 65 millions d'euros pour faire face aux situations individuelles, sans pour autant prévoir un plan massif concernant toute la filière. À ce titre, monsieur le président, je vous remercie de m'avoir alerté sur certaines situations individuelles. Ce plan a été co-construit avec les pêcheurs eux-mêmes et a fait l'objet d'un suivi de la direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture (DGAMPA). Enfin, à l'occasion de la réunion du Conseil de l'Union européenne visant à déterminer la répartition entre pays des totaux admissibles de capture (TAC) et des quotas de pêche, je me suis battu pour préserver les intérêts des pêcheurs français sur toutes les façades maritimes. Nous y sommes partout parvenus, en reconnaissant les efforts des pêcheurs français, en respectant la différenciation des territoires, grâce à des règles adaptées aux différents littoraux, notamment sur l'anguille, mais nous devons aller plus loin. Nous ne pouvons pas nous satisfaire du fait que les TAC et les quotas soient définis annuellement, le 15 décembre pour le 1er janvier suivant, sans offrir aux pêcheurs suffisamment de visibilité économique. Nous souhaitons donc en venir à la pluriannualité dans ce domaine. Le Conseil a accepté de travailler ainsi sur certaines espèces, mais nous devons continuer à convaincre.
Vous me demandez comment nous comptons attirer des jeunes. Nous investissons dans la formation maritime, nous doublons le nombre d'élèves officiers formés, pour rendre ces métiers attractifs afin d'accueillir des cohortes de jeunes, avant tout. Ensuite, nous allons entamer la décarbonation des navires, dont les crises du secteur, toutes liées au carburant, démontrent la nécessité. Nous avons lancé un appel à projets de 6 millions d'euros, qui s'ajoute à l'initiative France-Mer 2030, dotée de 300 millions d'euros pour atteindre le navire « zéro émission » et qui inclut la pêche. L'ambition de mon secrétariat d'État est de porter une feuille de route de la décarbonation associant l'ensemble de la filière, y compris la déconstruction. Ce processus répond à une demande des plus jeunes qui entrent dans le métier. Les ports sont associés à cet effort et une réunion a eu lieu récemment en ce sens entre les acteurs des ports d'État comme des ports décentralisés et le ministre Clément Beaune pour déployer cette stratégie. Des inflexions par rapport à l'ambition du « zéro artificialisation nette » (ZAN) seront nécessaires pour positionner sur ces sites des installations de production d'énergie décarbonée, étant entendu que la décarbonation doit irriguer tous les territoires et pas seulement les grands ports d'État.
Enfin, j'en viens à la planification en mer, rendue nécessaire par la multiplication des usages. Nous avons élaboré une stratégie nationale de la mer et des littoraux dans le cadre du Conseil national de la mer et des littoraux (CNML), qui vise à définir des zones d'activité économique, des zones plus protégées et des zones de développement de l'éolien en mer. Dans ce dernier cas, nous en sommes à des macrozones, qui aboutiront à la définition, en 2024, de zones plus précises. L'objectif - difficile à atteindre - est de produire 40 gigawatts, sur une cinquantaine de parcs, d'ici à 2050, afin de tenir nos ambitions en matière de transition énergétique, tout en maintenant des zones de pêches préservées et 10 % de zones de protection littorale, le tout en concertation avec les parlements de la mer, qui font vivre la démocratie maritime.
La volonté du Gouvernement est intacte pour renforcer la souveraineté alimentaire du pays, pour faire face aux urgences du secteur de la pêche et pour construire la filière stratégique de demain.
M. Jean-François Rapin, président. - Pouvez-vous apporter quelques précisions sur la manière dont l'État peut investir dans les lycées maritimes, lesquels relèvent surtout des régions ?
Je vous rejoins sur la planification ; j'ai été, en 2014, un des premiers à avoir alerté sur la directive adoptée à ce sujet. Nous en reparlons neuf ans après, signe d'une certaine inertie, qui n'a pas été sans poser quelques problèmes. L'usage de la mer redevient difficile et, s'agissant de l'éolien, certains parcs suscitent la polémique. C'est notamment le cas des projets en Manche Est-Mer du Nord. Les parcs éoliens, comme les zones de protection forte, ne seront pas sans conséquence sur la planification ou sur les pêcheurs et risquent de susciter des conflits d'usage. L'Association nationale des élus du littoral (Anel), que j'ai présidée, considérait que l'installation de parcs éoliens en zone économique exclusive (ZEE) allait susciter une nouvelle fiscalité, dont un pourcentage devrait bénéficier aux collectivités locales, pour financer les solutions au retrait du trait de côte, voire la résilience du territoire. Cela n'a pas été le cas, il me semble qu'il s'agit d'une erreur stratégique. Avez-vous des éléments à nous communiquer à ce sujet ?
Vous n'avez pas évoqué la liaison transmanche, qu'en est-il de la charte que vous avez proposée ?
Mme Gisèle Jourda. - Quel est votre plan d'action en direction des régions ultrapériphériques (RUP), de nos outre-mer, donc, qui sont fragilisés ? Sur le plan européen, on parle beaucoup du Green Deal, quel est votre positionnement sur la mise en place d'un Plan bleu ?
S'agissant du lancement du plan national de résorption des décharges littorales présentant des risques de relargage de déchets en mer, dans le cadre d'un rapport récent sur les déchets en outre-mer, nous avions identifié cinquante-cinq décharges littorales à risque, dont quatorze se trouvent dans les départements et régions d'outre-mer (Drom) alors qu'un premier chantier démarre en Martinique. L'objectif est de toutes les résorber en dix ans. Le sujet est colossal, ces décharges étant très polluantes.
Cela pose la question plus générale du positionnement des outre-mer dans nos politiques, car leur déploiement mérite souvent un plan d'accompagnement plus approfondi dans les outre-mer. Nous savons, par exemple, que certains contrats européens favorables à la France peuvent mettre en péril ces régions ; nous avons déjà déjoué les effets pervers d'un tel accord avec le Vietnam, qui mettait en péril la filière du sucre roux à La Réunion.
Mme Marta de Cidrac. - La France dispose d'un des espaces maritimes les plus vastes au monde, et, de ce fait, l'Europe également. Quel est votre sentiment sur la pêche illicite pratiquée en haute mer par la Chine ? Les États-Unis ont choisi la voie des sanctions, alors que l'Union européenne s'oriente plutôt vers un partenariat, avec des réunions deux fois par an. Comment travaillez-vous, de concert avec la secrétaire d'État chargée de l'Europe, sur le sujet ?
En ce qui concerne les RUP, l'exutoire des déchets ultramarins n'est pas aisé, le recyclage impliquant leur rapatriement en métropole, ce qui n'est pas satisfaisant. Pouvez-vous nous éclairer sur la manière dont vous travaillez sur ce sujet avec vos collègues chargés de l'outre-mer et de l'Europe ?
M. Pascal Allizard. - J'ai été rapporteur de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord relatif à la coopération sur les questions de sûreté maritime et portuaire s'agissant spécifiquement des navires à passagers dans la Manche, dans la perspective des prochains jeux Olympiques. J'ai ainsi rencontré des opérateurs du secteur, qui m'ont fait part de leur souci quant à l'asymétrie de traitement entre les ports d'État et les autres, s'agissant de l'armement des fonctions régaliennes de l'État en matière de contrôles d'identité comme de procédures vétérinaires. Les ports transmanche qui ne relèvent pas directement de l'État sont sous-dotés.
M. Hervé Berville, secrétaire d'État. - Concernant les lycées maritimes, l'État mène beaucoup d'actions, à commencer par la réforme des diplômes, notamment des BTS, pour permettre la diplomation au niveau officier dans ces établissements. En outre, le plan de relance a permis de financer des investissements dans ces lycées à hauteur de 10 millions d'euros et un volet du Fonds d'intervention maritime est consacré à la formation aux métiers de la mer. Nous allons, enfin, lancer une campagne de promotion sur la mer afin de renforcer l'attractivité des métiers du secteur. L'État, les régions, les collectivités et l'administration centrale travaillent donc en bonne intelligence pour attirer les jeunes.
S'agissant des licences de pêche dans les îles anglo-normandes, j'ai échangé avec les ministres des affaires étrangères de Jersey et de Guernesey et j'ai constaté que leur philosophie avait évolué à ce sujet. Si l'accord n'est pas encore conclu, je suis optimiste : les pêcheurs français qui l'ont demandé pourront aller pêcher dans les eaux de Jersey et de Guernesey.
Monsieur le président, pour ce qui est du terminal flottant du Havre, le processus est en cours et le dispositif sera opérationnel au deuxième semestre 2023.
Le sujet des migrants est sensible et fait l'objet d'un travail précis avec le ministère de l'intérieur et la préfecture maritime. Tout en renforçant les moyens de l'État, nous menons une action diplomatique européenne et nous renforçons les moyens matériels et humains alloués aux centres régionaux opérationnels de surveillance et de sauvetage (Cross), en particulier au Cross Gris-Nez. Plus globalement, notre politique d'immigration va être modernisée grâce au texte qui sera présenté très bientôt.
Le dumping social est une question importante, car nous ne voulons pas de la spirale infernale, dans la Manche comme dans la Méditerranée, qui pourrait découler du licenciement brutal de plus de 800 marins par P&O, car cela soulève des enjeux de sécurité. Nous avons donc établi une charte d'engagement volontaire des entreprises, dont la partie concernant la Grande-Bretagne fait l'objet de discussions auxquelles est associé P&O. En outre, nous entendons renforcer les dispositifs législatifs. À cette fin, une proposition de loi visant à lutter contre le dumping social sur le transmanche a été déposée à l'Assemblée nationale la semaine dernière par le député Didier Le Gac, pour empêcher les compagnies ne respectant pas nos standards de débarquer dans des ports français. Nous allons également travailler sur la Méditerranée. Nous coopérons, enfin, avec le gouvernement anglais afin de faire pression sur les entreprises concernées, par le biais de contrôles effectués par une task force interministérielle rassemblant inspecteurs du travail et professionnels des affaires maritimes.
Les décharges littorales ne sont pas du ressort de mon ministère. Pour autant, le Président de la République a annoncé des investissements visant à financer des expérimentations partout dans les outre-mer pour favoriser le traitement local de ces déchets. Nous continuons à investir, avec le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema) pour aider les communes concernées. Il s'agit d'équité territoriale, mais aussi de préservation de l'environnement. À ce titre, ces questions prennent place au sein de l'accompagnement des communes dans la transition écologique. Cela correspond également à un des objectifs du Fonds vert : accompagner la dépollution et la décarbonation.
Concernant les territoires ultramarins, un des points saillants me concernant tient à la modernisation de leur flotte. Le grand âge des navires qui relèvent de nos outre-mer est inacceptable, quand d'autres pays envoient des navires récents dans nos eaux ou se livrent au pillage des ressources. Toutefois, cette modernisation est encadrée par des règles européennes ; nous avons mis le pied dans la porte en 2018 et le processus est en cours. Cela concerne des points très techniques : il s'agit, par exemple, de ne pas donner lieu à un changement d'échelle de la pêche. En 2022, la Commission européenne nous a demandé des informations supplémentaires et nous attendons son retour ; avec mes collègues Jean-François Carenco et Laurence Boone, nous avons insisté et nous nourrissons l'espoir que le processus aboutisse en 2023.
Cet effort est également lié à la décarbonation et à la lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN). Le Président de la République m'a demandé de mettre en oeuvre une stratégie dans ce domaine, en lien avec la marine nationale, le secrétariat général de la mer, mais aussi en coopération avec les marines européennes et celles de nos voisins en outre-mer. Il s'agira, cette année, de renforcer l'action de l'État en mer, de manière adaptée aux différents territoires, notamment dans le cadre de la loi de programmation militaire ; l'Union européenne doit également assumer l'usage de ses capacités en la matière : il faut renforcer les sanctions envers les pays qui se livrent à de telles activités, en maniant cartons jaunes et cartons rouges ; au niveau international, enfin, la Grande-Bretagne et les États-Unis agissent de leur côté dans le cadre d'une coalition internationale que l'Union européenne souhaite rejoindre. La France est très sensible à cette démarche de coopération.
M. Jean-Michel Houllegatte. - Monsieur le secrétaire d'État, vous n'avez pas répondu sur le traitement différencié des ports en fonction de leur statut en matière de contrôles sanitaires et sécuritaires.
S'agissant du dumping social dans la liaison transmanche, une proposition de loi de police dans le cadre des transports a été déposée à l'Assemblée nationale. Ce texte a-t-il reçu le soutien du Gouvernement ? Quelles seraient vos éventuelles réserves à son endroit ?
M. Hervé Berville, secrétaire d'État. - Nous avons alloué des capacités supplémentaires à Barneville et à Granville, et cela a été apprécié par Jersey et par Guernesey. La stratégie nationale portuaire vise précisément à éviter une métropolisation des ports et la concentration des richesses et de l'expertise qui en découlerait ; c'est tout le sens de la discussion qui s'est tenue aux Assises de l'économie de la mer à Lille. Nous avons investi en ce sens par le biais du plan de relance, qui n'a pas seulement bénéficié aux grands ports d'État. Nous gardons tout cela à l'esprit, parce que nous allons devoir engager des investissements massifs pour le développement de l'éolien en mer et donc réfléchir à l'équilibre entre tous les territoires. Pour autant, si vous avez des questions précises sur certains ports, je suis évidemment disposé à me pencher dessus.
M. Pascal Allizard. - Mon rapport ne concerne pas seulement mon département et les observations que j'ai recueillies s'attachent à l'ensemble du trait de côte. Les ports qui ne relèvent pas de l'État sont sous-dotés, ce qui donne lieu à des files d'attente qui repoussent les clientèles, ce qui crée des distorsions de concurrence.
M. Hervé Berville, secrétaire d'État. - Cela signifie que nous devons travailler sur l'enjeu du « zéro artificialisation nette ». Les ports sont des lieux industriels, et nous vivons une transition dans ce secteur. C'est pourquoi la stratégie nationale portuaire réunit l'ensemble des acteurs concernés, pour la première fois, afin d'investir de manière équitable sur tout le territoire.
M. Jean-François Rapin, président. - Qu'en est-il de votre position sur la proposition de loi évoquée ?
M. Hervé Berville, secrétaire d'État. - Je la soutiens, ainsi que je l'ai indiqué aux Assises de Lille. Didier Le Gac en a discuté en amont avec mes services et nous avons la volonté d'appliquer les mesures qu'elle contient le plus rapidement possible. J'ai évoqué, en novembre 2022, l'importance des dispositions législatives dans ce combat ; je remercie le Parlement de s'être mobilisé, pour que nous soyons au rendez-vous en ce qui concerne les contrôles et les sanctions.
Mme Christine Lavarde. - Vous parlez beaucoup d'initiatives françaises, mais la mer ne connaît pas de frontières, les courants marins circulent partout, donc, en matière de pollution ou de protection des océans en général, si nos voisins ne font pas la même chose, nos actions n'ont pas d'efficacité. En Méditerranée, notamment, il y a des enjeux forts de biodiversité. Comment vous coordonnez-vous avec nos voisins pour préserver nos espaces ?
M. Didier Marie. - Où en est le différend entre la France et les Pays-Bas sur la présence de navires-usines dans la Manche, qui détériorent les fonds et captent l'essentiel de la pêche ?
La flotte européenne compte 250 navires hauturiers, la flotte chinoise 2 700. Cela appelle une réponse urgente, car la Chine pille les fonds marins au large de l'Afrique et dans l'océan Indien. Il faut une réaction internationale et européenne plus rapide.
L'Assemblée nationale a adopté une résolution sur la protection des fonds marins pour interdire l'exploitation des minerais au fond des mers. Quelle est la position du Gouvernement sur ce sujet et sur cette résolution ?
M. Jacques Fernique. - Loin de se contenter d'un simple moratoire, le Président de la République s'est engagé à interdire l'exploitation minière des fonds marins. Comment désormais convaincre les autres pays européens de rejoindre cet élan ? Comment ferez-vous prospérer cette position au sein du Conseil de l'Union ?
Des centaines de dauphins s'échouent chaque année sur les plages de l'Atlantique et ce phénomène ne cesse de croître. Le responsable est identifié : c'est la pêche industrielle, qui capture par erreur des dauphins et les rejette mutilés à l'eau, dans un contexte permissif. La France a déjà été condamnée pour surmortalité de cétacés. Les solutions sont connues : des alarmes sonores et des fermetures temporelles de la pêche, pendant les périodes de reproduction. Comment se mettre en conformité avec le droit européen ? Comment mettre notre flotte de pêche à niveau pour faire cesser ces pratiques ?
Mme Patricia Schillinger. - On parle peu de la guerre des conteneurs. Le trafic maritime est à l'arrêt depuis la crise du covid. L'année dernière, seulement 35 % des navires sont arrivés en temps et en heure dans les ports européens ; nombreux étaient les navires en attente en mer. A-t-on avancé à ce sujet ? C'est polluant et la Chine ne pouvait plus exporter faute de conteneurs.
M. Hervé Berville, secrétaire d'État. - Madame Lavarde, les questions posées par vos collègues portaient plus sur les initiatives françaises, mais, en effet, nous ne pourrons pas résoudre les problèmes sans coopération internationale. La France porte à l'échelon international, auprès de l'Organisation maritime internationale, la préoccupation des pertes de conteneurs et nous nous coordonnons avec d'autres pays pour réduire les émissions du secteur.
En Méditerranée, nous avons créé une zone de maîtrise des émissions de soufre (Sulphur Emission Control Area, ou Seca). La France et l'Espagne ont signé le traité de Barcelone qui inclut l'enjeu de la protection de la Méditerranée et toutes nos actions se font avec les pays du pourtour méditerranéen, pour lutter contre la pollution et réduire la vitesse des navires, afin de diminuer les risques de collision avec les cétacés. Nous avons également créé une zone de maîtrise des émissions d'azote (Neca). Toute cette action en Méditerranée se fait avec l'Italie, l'Espagne et les pays du Maghreb.
Sur le dumping social, je me suis rendu à Madrid en novembre pour convaincre nos amis espagnols de nous rejoindre dans ce combat, car ils constatent aussi des pratiques dommageables sur leurs côtes. Mon homologue italien et moi travaillons à la décarbonation du transport maritime. Sur la pluriannualité des quotas, nous travaillons aussi avec d'autres pays. Toute l'action maritime s'inscrit dans un cadre de coopération.
J'en viens à l'interdiction de l'exploitation minière des fonds marins. Le Président de la République a pris cette décision à la COP27 de Charm el-Cheikh. C'est une décision historique et courageuse, car la France ne se contente pas d'un moratoire, elle interdit l'exploitation minière dans les fonds marins français et va se battre pour généraliser cette position. Tout le monde a conscience que les océans sont fragiles et cruciaux pour la régulation du climat, et qu'ils recèlent une biodiversité à préserver.
Le Gouvernement était donc très favorable à la résolution de l'Assemblée nationale, puisque le Président de la République avait souhaité cette interdiction trois mois plus tôt. J'avais moi-même expliqué au Sénat notre position sur le sujet et mis fin au financement d'un démonstrateur d'exploitation minière des fonds marins, afin d'orienter notre activité vers l'exploration scientifique. Nous déployons donc, dans le cadre de France 2030, un plan de 350 millions d'euros pour la recherche scientifique sur les fonds marins.
Côté politique, nous nous tournons maintenant vers nos partenaires européens afin de leur expliquer que c'est la voie à suivre pour faire face aux enjeux qui sont devant nous, d'autant que les métaux des fonds marins ne sont pas nécessaires pour la transition énergétique, comme le montre le rapport de WWF. D'ailleurs, des entreprises comme BMW se sont déjà engagées à ne pas utiliser les métaux issus des fonds marins. À la COP15, j'ai plaidé pour inclure dans la décision finale des éléments sur l'exploitation minière des fonds marins. Ainsi, pour la première fois, il est précisé qu'il faut faire preuve de précaution dans l'exploitation des fonds marins. C'est moins ambitieux que ce que nous souhaitions, mais c'est inédit. Je continuerai ce travail, notamment à New York à la fin du mois de février concernant le traité sur la haute mer en négociation.
Côté juridique, nous menons un travail avec l'Allemagne afin de définir les outils les plus adaptés pour empêcher l'émission de licences permettant l'exploitation des fonds marins. J'ai rédigé une tribune commune avec mon homologue sur ce sujet.
Enfin, nous menons un travail au sein de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM) pour que cette instance, créée dans les années 1990, réoriente son mandat vers la protection de la biodiversité, la connaissance, la recherche.
Au sujet des dauphins, la France a été condamnée par l'Union européenne en raison des captures accidentelles de cétacés. Nous avons donc mis en place un plan d'urgence ambitieux, qui repose sur plusieurs éléments. Le premier est un équipement obligatoire de localisation, d'effarouchement et de caméras vidéo. Ensuite, nous avons identifié les 213 navires les plus actifs et le nombre de navires équipés d'une caméra doit passer de 20 à 100. Les délais sont tenus, les marchés sont en cours. Nous travaillons avec les scientifiques et l'Office français de la biodiversité pour tirer les conséquences de ce plan et avoir des données scientifiques. La profession s'est saisie du sujet et Bérangère Couillard et moi-même y travaillons.
Sur les conteneurs, l'objectif du précédent quinquennat était de porter de 60 % à 80 % la part des grands ports maritimes français dans le traitement du trafic maritime de marchandises. Vous posez une question de souveraineté, de maîtrise des flux, de formation des agents, de recrutement dans la filière. Nous déploierons une stratégie pour développer les porte-conteneurs français. Les investissements à faire sur les grands ports d'État sont massifs. Nous souhaitons réduire notre dépendance par rapport aux ports du nord de l'Europe, Anvers Rotterdam et d'autres. Clément Beaune et moi y travaillons, en lien avec les territoires, car les régions et les départements veulent participer au développement de l'économie maritime.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous attendons avec impatience votre présentation des discussions avec la Suède et l'Espagne dans le cadre de leur présidence successive du Conseil de l'Union européenne. Nous pourrons évoquer aussi, lors d'une prochaine audition, les sujets en lien avec le commissaire européen à la pêche, notamment la pêche artisanale que nous défendons ardemment.
Politique étrangère et de défense - Atteintes aux droits fondamentaux commises en Iran - Examen du rapport sur la proposition de résolution européenne
M. Jean-François Rapin, président. - Nous abordons maintenant le deuxième point de notre ordre du jour, qui nous fait traverser d'autres mers pour nous conduire en Iran, république islamique qui joue un rôle central au Moyen-Orient et au-delà, et qui se trouve secouée depuis quatre mois par des mouvements de contestation internes à la suite de l'arrestation ayant conduit au décès de la jeune Mahsa Amini, pour n'avoir pas entièrement couvert ses cheveux sous le foulard que toute femme doit porter en Iran. L'Union européenne et la France avaient alors manifesté leur vive émotion à l'égard de ce décès « inacceptable » et « choquant ». La fermeté avec laquelle les autorités iraniennes répliquent depuis lors aux manifestations de protestation qui se sont étendues entre-temps à l'ensemble du territoire iranien ne manque pas aussi de choquer, de nombreuses arrestations arbitraires et des dizaines de morts étant à déplorer.
C'est dans ce contexte que notre collègue Nathalie Goulet, dont je salue la présence parmi nous, a déposé une proposition de résolution européenne qui appelle l'Union européenne à sanctionner plus fermement les atteintes aux droits fondamentaux commises en Iran. Ce texte, cosigné par plusieurs de nos collègues, est aujourd'hui soumis à l'examen de notre commission. Je cède la parole à Pascal Allizard, que je remercie de nous présenter son rapport sur cette proposition.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Notre commission a été saisie d'une proposition de résolution européenne, déposée le 4 janvier dernier par notre collègue Nathalie Goulet, visant à prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux commises en Iran.
Je vous ferai, en guise d'introduction, un bref rappel historique du mouvement de contestation de l'automne 2022, avant de vous présenter les éléments justifiant notre présence aujourd'hui, à savoir la répression brutale des autorités iraniennes, de dresser l'état des lieux des condamnations et sanctions prononcées par la communauté internationale et, enfin, de vous proposer une méthode pour l'adoption d'une résolution européenne par le Sénat.
Compte tenu de la tension caractérisant nos relations bilatérales avec ce pays et de la sensibilité très particulière des enjeux qui s'y attachent en matière de sécurité, de nucléaire et de droits de l'homme, il m'a paru indispensable d'aborder l'examen de cette proposition de résolution européenne en toute connaissance de cause sur les risques et menaces que l'Iran fait peser au Moyen-Orient, où, je le rappelle, la France joue un rôle non négligeable par sa présence militaire - aux Émirats arabes unis, en Jordanie et en Irak - et par son influence au Liban, notamment.
Dans un environnement diplomatique où tous les mots sont pesés, j'ai tenu à me rapprocher de nos services de renseignement qui ont bien voulu me présenter un « briefing de sécurité » sur l'Iran, puis dans un délai très court, j'ai pu bénéficier de la présence en France de notre ambassadeur à Téhéran, Nicolas Roche, par l'intermédiaire duquel je tiens à saluer le travail et l'abnégation de nos agents diplomatiques et consulaires. J'ai également entendu une diplomate de la direction Afrique du Nord-Moyen-Orient du Quai d'Orsay, l'ambassadrice représentante permanente de la France au comité politique et de sécurité de l'Union européenne, et deux chercheurs spécialistes de l'Iran : Bernard Hourcade et Thierry Coville. Ils ont tous deux travaillé à l'Institut français de recherche en Iran (Ifri) à Téhéran, qui vient d'être fermé par les autorités iraniennes. Nous avons, par ailleurs, contacté l'ambassade d'Iran à Paris, qui n'a pas répondu à notre demande d'audition.
J'en viens maintenant aux manifestations de l'automne 2022.Le 16 septembre 2022, une jeune femme de 22 ans d'origine kurde, Mahsa Amini, a été arrêtée par la police des moeurs pour avoir mal mis son voile, puis elle a été assassinée dans des circonstances non élucidées à ce jour. Pendant l'automne 2022, un mouvement de contestation inédit s'est développé dans toutes les grandes villes d'Iran.
Cette contestation est inédite, car il s'agissait pour une nouvelle catégorie d'Iraniennes et d'Iraniens, les jeunes, de protester contre le port obligatoire du voile et de manifester pour les droits des femmes, avec le slogan « Femme, vie, liberté ». Nous avons tous vu avec quel courage des Iraniennes ont bravé ouvertement l'obligation du port du voile en se découvrant dans les lieux publics et sur les réseaux sociaux.
Cette contestation est inédite aussi par l'ampleur de la remise en cause des fondements de la République islamique d'Iran, à commencer par le Guide suprême, l'ayatollah Khamenei lui-même, mais aussi des valeurs et des méthodes policières des autorités. Même si les manifestations qui se sont déroulées entre septembre et novembre ont rarement dépassé la dizaine de milliers de participants dans les rues, des actions de désobéissance civile se sont développées dans la sphère privée et les universités, et parmi les élites culturelles.
Les autorités iraniennes ont pu sembler surprises dans cette première phase de contestation et craindre un élargissement du mécontentement à l'ensemble de la société compte tenu du contexte économique désastreux : plus de 16 % de chômage, 50 % d'inflation par an, pénurie de produits de première nécessité, etc.
Si je peux employer ici ce terme dans le contexte iranien, cette « convergence » des luttes n'a pas eu lieu. En effet, la reprise en main à laquelle les autorités iraniennes ont procédé à l'instigation du guide suprême a été très dure et méthodique.
J'en viens maintenant à la répression du régime et à ce à quoi, plus largement, la France est confrontée.
Il est difficile de chiffrer exactement le nombre des victimes de la répression. Selon l'ONG Hrana, sur laquelle se basent les chancelleries européennes, le bilan serait de 516 morts, dont 63 enfants, et environ 20 000 arrestations sur les trois premiers mois de manifestations. C'est un chiffre effroyable et pourtant, on nous dit, de source autorisée, que le régime se serait organisé pour que la répression de la contestation ne tourne pas au bain de sang comme en 2019 où des centaines de manifestants avaient été tués en une seule semaine.
Ici, ce qu'il convient de dénoncer est une stratégie élaborée de répression méthodique, de contrôle social et de guerre culturelle d'un régime contre sa propre population. Il s'agit d'une stratégie policière de la terreur faite de tabassages au hasard dans les rues, de rafles aléatoires de groupes d'étudiants, de contrôle des réseaux sociaux et d'arrestations arbitraires. Cette stratégie de dissuasion fonctionne par l'incertitude sur l'issue des procédures judiciaires, une simple arrestation pouvant conduire à la condamnation à mort.
De fait, on nous rapporte que depuis mi-décembre les manifestations ont cessé, hormis dans le Kurdistan iranien et le Baloushistan à la frontière afghane où les tensions sont plus vives du fait des différences ethniques, religieuses et des conditions de vie encore plus précaires des populations qui y vivent.
Très clairement, les autorités iraniennes ont durci leur discours et leurs actes. Plus d'une vingtaine de condamnations à mort ont été prononcées et les exécutions ont débuté à la mi-décembre - deux exécutions publiques -, pour se poursuivre en ce début d'année - trois exécutions en ce mois de janvier. Malheureusement, ces chiffres sont évolutifs, car la machine judiciaire iranienne est en route. Je sais que nous sommes nombreux, par la voix de nos commissions ou à titre individuel, à nous mobiliser pour dénoncer ces condamnations à mort et ces exécutions. Certains motifs interrogent même les membres du clergé chiite : ainsi, l'un des condamnés à mort aurait seulement brûlé la moto d'un membre des forces de l'ordre sans commettre d'homicide.
Il faut ici revenir plus largement sur ce qui n'est pas seulement une affaire de politique intérieure. En réalité, nous assistons à quatre crises concomitantes.
Premièrement, à une crise des droits de l'Homme, comme je viens de vous l'exposer.
Deuxièmement, nous sommes face à une hostilité générale de l'Iran par rapport à l'Occident, aux États-Unis, à Israël et à l'Union européenne, accusés de fomenter depuis l'extérieur le mouvement de contestation. La politique consistant à détenir des otages d'État, qualifiés comme tel par le Quai d'Orsay depuis octobre dernier, et la diffusion d'aveux forcés participent d'une stratégie de menaces et d'intimidation. Je rappelle que sept de nos ressortissants sont emprisonnés dans des conditions très difficiles avec un accès restreint aux visites consulaires. Le sort de nos concitoyens est très préoccupant et leur libération est naturellement une priorité.
Troisièmement, la crise sur le nucléaire iranien perdure et nous constatons que les discussions pour un retour à la table des négociations des États-Unis et de l'Iran ne reprennent pas. L'Iran viole, par ailleurs, les règles instituées par l'accord de Vienne de 2015 en poursuivant son programme de production d'uranium enrichi à 60 %. Les livraisons d'armes à la Russie, non assumées par les autorités iraniennes, entrent dans ce défi idéologique lancé par la République islamique à l'Occident, plus qu'elles ne traduisent une réelle alliance avec la Russie.
Quatrièmement, enfin, nous assistons à une crise régionale où l'Iran use de son influence dans tout le Moyen-Orient, par groupes interposés, au Yémen et dans ce qu'on appelle le croissant chiite au Liban, en Syrie et en Irak.
Il ne faut donc pas perdre de vue le contexte international et régional dans lequel nous avons à discuter des condamnations et sanctions que nous souhaiterions que notre gouvernement et l'Union européenne adoptent face à l'Iran.
Après ce tableau sur le mouvement de contestation et la répression des autorités iraniennes, j'en viens maintenant au chapitre des condamnations internationales, aux sanctions déjà prises et à celles que nous pourrions proposer d'y ajouter au travers de la proposition de résolution européenne (PPRE) déposée par notre collègue Nathalie Goulet.
Cette répression des autorités iraniennes a fait l'objet d'une condamnation unanime ou presque - nous reviendrons sur l'attitude de la Chine et de la Russie - de la communauté internationale. Depuis septembre 2022, les pays occidentaux - l'Union européenne en tête - ont voté plusieurs paquets de sanctions contre l'Iran, l'un des pays les plus sanctionnés au monde depuis quarante ans et l'embargo des États-Unis en 1980 à la suite de la prise d'otages à l'ambassade américaine de Téhéran.
L'Union européenne a ainsi voté, depuis le début de la répression, quatre paquets de sanctions visant des personnes et entités, en raison de leur rôle joué dans cette répression. Ainsi, depuis le 17 octobre 2022 - date du premier paquet de sanctions -, 78 personnes et 27 entités ont été ajoutées à la liste des personnes et entités faisant l'objet de mesures restrictives dans le cadre du régime existant, au titre de sanctions en matière de droits de l'Homme à l'encontre de l'Iran. Ainsi, au total, depuis 2011, 164 personnes et 31 entités ont été inscrites sur cette liste à ce titre.
Ces mesures consistent en un gel des avoirs, une interdiction de pénétrer sur le territoire de l'Union européenne et une interdiction de mettre des fonds ou des ressources économiques à la disposition des personnes et entités inscrites sur la liste. Une interdiction des exportations vers l'Iran d'équipements susceptibles d'être utilisés à des fins de répression interne ainsi que d'équipements de surveillance des télécommunications s'applique également.
Parmi les personnes et entités désignées figurent les responsables du décès de Mahsa Amini, la police des moeurs iranienne, mais également des chefs provinciaux des forces de l'ordre iraniennes et des membres de haut rang du Corps des gardiens de la révolution islamique, ainsi que des ministres pour le rôle qu'ils jouent dans la répression. L'Union européenne a également inscrit sur cette liste des entités comme la société publique de télévision iranienne Press TV/Radio-télévision de la République islamique d'Iran ou Islamic Republic of Iran Broadcasting (Irib), responsable de la production et de la diffusion d'aveux forcés de deux otages français, Cécile Kohler et Jacques Paris.
À ces sanctions se sont ajoutées de nombreuses condamnations de la France et des institutions européennes appelant à la cessation de la répression. Le Conseil des affaires étrangères de l'Union européenne a adopté le 12 décembre 2022 des conclusions substantielles sur l'Iran établissant un cadre d'action commun. De même, le Conseil européen a appelé le 15 décembre dernier les autorités iraniennes à mettre immédiatement fin à cette répression et aux condamnations à mort. La France a également condamné publiquement la situation en Iran, avec une quinzaine de déclarations publiques du ministère des affaires étrangères, et la convocation à plusieurs reprises du chargé d'affaires iranien par la ministre des affaires étrangères. Réciproquement, notre ambassadeur de France à Téhéran a été convoqué à cinq reprises par les autorités iraniennes.
Outre ces sanctions, prises au titre de graves violations des droits de l'homme, l'Union européenne a également adopté des mesures contre l'Iran pour ses livraisons d'armes à la Russie. Le Conseil de l'Union européenne a effectivement adopté deux paquets de sanctions - les 20 octobre et 12 décembre 2022 - au titre du rôle de l'Iran dans la mise au point et la livraison de drones utilisés par la Russie dans sa guerre contre l'Ukraine.
Ces paquets de sanctions ont été adoptés par l'Union européenne en coordination avec les autres pays occidentaux, au premier rang desquels les États-Unis et le Royaume-Uni, qui ont aussi décidé, dès le 22 septembre 2022 pour l'un, et le 10 octobre 2022 pour l'autre, un certain nombre de mesures restrictives à l'égard des responsables iraniens. Le Royaume-Uni a notamment renforcé son paquet de sanctions à la suite de l'exécution de son ressortissant irano-britannique Alireza Akbari en janvier dernier.
La France et les pays occidentaux poursuivent également la pression sur les autorités iraniennes dans les enceintes internationales. Après la mise en place fin novembre 2022 par le Conseil des droits de l'homme (CDH) d'une mission d'établissement des faits - dont le rapport est attendu pour juin -, l'Iran a été exclu de la Commission sur le statut de la femme à New York par un vote à une large majorité, le 14 décembre dernier. Il est également intéressant de noter que l'Union européenne a entamé un rapprochement avec les pays du Golfe.
Cette condamnation des autorités iraniennes est donc unanime, ou presque, comme je le soulignais, puisque, dans ce concert des nations, la Chine et la Russie brillent par leur silence. Elles ont adopté une attitude de non-ingérence dans les affaires iraniennes. La Chine est le premier partenaire commercial de l'Iran, et l'un des plus gros importateurs du pétrole iranien. Les deux pays ont signé en 2021 un accord de coopération sur vingt-cinq ans. Quant au rapprochement entre Moscou et Téhéran, il se manifeste notamment par un soutien en armement iranien à la Russie.
En réaction à ces sanctions, les autorités iraniennes ont annoncé des mesures de représailles, visant un certain nombre de personnes et d'entités, parmi lesquelles Charlie Hebdo, des parlementaires européens, ou des personnalités françaises comme Bernard Kouchner, Anne Hidalgo et Bernard-Henri Levy.
C'est dans ce contexte particulièrement tendu - entre l'Iran et l'Union européenne, dont la France notamment - que nous devons examiner la proposition de résolution européenne de notre collègue Nathalie Goulet. Si je ne peux qu'être favorable au principe de cette résolution visant à condamner la répression et à soutenir le peuple iranien, je suggérerai néanmoins quelques modifications concernant les mesures proposées, notamment pour « calibrer » au mieux la rédaction des différents appels à interventions et sanctions que nous formulerons à l'adresse de notre gouvernement et de l'Union européenne.
Cette PPRE intervient alors que l'Assemblée nationale a adopté, le 28 novembre 2022, au titre de l'article 34-1 de la Constitution, une résolution en soutien au mouvement pour la liberté du peuple iranien. Le même texte a également été déposé par notre collègue François Patriat sur le bureau du Sénat le 1er décembre dernier. J'ai ainsi pu prendre connaissance, avec beaucoup d'attention et d'intérêt, des dispositions proposées. Je souligne que notre ambassadeur à Téhéran a été convoqué pour s'expliquer sur la teneur de la résolution adoptée par nos collègues députés. Les autorités iraniennes suivent donc précisément les travaux du Parlement, et ne sont pas insensibles aux condamnations et appels à sanction dont elles font l'objet.
À la lueur de ces textes, du contexte international actuel et des entretiens de haut rang que j'ai pu avoir, je souhaiterais proposer quelques ajustements aux mesures proposées par notre collègue Nathalie Goulet. Ces modifications ont été guidées par la recherche d'un équilibre entre le besoin d'une condamnation ferme et déterminée de la répression en cours, et la nécessité d'adapter nos appels à sanction à la position que tient la France par rapport à l'Iran au Moyen-Orient.
Le poids des mots et des sanctions est scruté avec beaucoup d'attention par les autorités iraniennes. S'il fallait le préciser, la sensibilité du sujet et des enjeux doit nous appeler à la responsabilité dans les mesures que le Sénat proposera. Côté iranien, toute déclaration ou publication en provenance de la France, qu'elle soit gouvernementale, parlementaire ou même journalistique est considérée comme une position officielle de la France. Par paranoïa, cynisme ou idéologie, les autorités iraniennes ne décèlent pas les nuances des expressions - la liberté d'expression, l'indépendance du Parlement et le pluralisme démocratique étant des termes étrangers au régime.
Nous devons être conscients que la résolution que nous adopterons au Sénat sera ainsi considérée, par les autorités iraniennes, comme un texte représentant la voix de la France. Ceci étant dit, cela ne doit pas nous empêcher d'agir et de condamner vivement la répression en cours, les condamnations à mort, les détentions arbitraires, la pratique de la torture et des discriminations, notamment à l'encontre des femmes et des minorités, et d'en demander immédiatement l'arrêt. Les sanctions prises par l'Union européenne et les instances internationales doivent être soutenues, concernant les graves violations des droits de l'Homme en cours. Je propose ainsi, aux alinéas 28 à 40 de la PPRE, de renforcer certaines des dispositions proposées par Nathalie Goulet et d'en ajouter de nouvelles.
La question des otages européens, notamment de nos sept otages français retenus en Iran, est cruciale. La préservation de leur sécurité est essentielle. À cet égard, la position de la France n'est pas de proposer des mesures qui impliqueraient une rupture unilatérale des relations diplomatiques avec l'Iran. Le canal de discussion doit demeurer, ne serait-ce que dans le cadre de l'accord sur le nucléaire, ne fût-ce que pour dénoncer les manquements de l'Iran et garantir le difficile travail de contrôle de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).
La première mesure, que propose la PPRE, est l'inscription sur la liste des entités terroristes du corps des Gardiens de la révolution islamique : cela ne nous apparaît pas, à ce stade, comme la réponse nécessaire à la crise actuelle. Sur le plan juridique d'abord, il semble que cette mesure se heurte à l'absence de décision d'une autorité judiciaire d'un État membre concernant l'implication du corps des Gardiens de la révolution ou d'un de ses membres dans un acte terroriste. Une analyse du service juridique du Conseil a été demandée par certains États membres sur ce point et devrait être rendue pour le prochain Conseil des affaires étrangères du 20 février. Sur le plan politique ensuite, une telle inscription serait comprise comme un acte d'hostilité par les autorités iraniennes. Ces dernières ont prévenu qu'une telle mesure - qui a notamment été proposée par le Parlement européen dans une résolution de janvier dernier - pourrait les conduire à prendre des mesures réciproques de représailles.
Cela ne doit pas pour autant nous restreindre dans l'expression de notre liberté d'opinion. C'est pourquoi, dans un esprit de gradation des sanctions en fonction de la situation en Iran, je vous proposerai un amendement au texte qui vous a été transmis hier, qui invite le Gouvernement et le Conseil de l'Union à examiner le moment venu, et sur la base de décisions de justice, la possibilité d'inscrire des groupes et entités tels que le corps des Gardiens de la révolution islamique sur la liste des organisations terroristes de l'Union.
S'agissant de la question du nucléaire iranien, il me semble dangereux et contraire à la position de la France d'appeler à la cessation d'un tel accord : certes, les négociations sont suspendues, mais depuis le retrait américain voulu par le Président Trump, ni la France ni l'Union européenne ne souhaitent rompre pour le moment cet accord, bien que l'Iran n'en respecte plus les termes, avec une accélération de son programme nucléaire. Le fait d'envisager sortir de cet accord en raison des manifestations de l'automne 2022 signifierait qu'on subordonnerait le risque nucléaire à la situation des droits de l'Homme : cela n'a pas été fait par le passé lors des répressions de 2009, de 2017, de 2019. Il s'agirait d'un renversement de position, que la France et l'Union européenne ne semblent pas prêtes à faire.
Le risque - en mettant un terme à cet accord - est de mettre fin à un canal de discussion et de contrôle de la politique nucléaire iranienne, et de laisser les autorités iraniennes se diriger seules vers l'arme nucléaire.
À une échelle de sanctions moindres, je ne suis pas non plus favorable, à ce stade, aux mesures prévoyant l'extension de la limitation de l'accès aux marchés primaire et secondaire des capitaux de l'Union, ainsi que la fermeture de l'espace aérien de l'Union aux avions iraniens. D'abord, car il s'agit de sanctions qui ont été levées dans le cadre de l'accord sur le nucléaire iranien. Ensuite, car elles auraient des répercussions pratiques gênantes, entravant par exemple le départ d'Iraniens voulant quitter le territoire par avion. Mais ces sanctions me semblent devoir demeurer à l'étude, en fonction de l'évolution de la situation en Iran. C'est pourquoi je vous propose de modifier leur rédaction dans l'esprit d'une gradation de l'échelle des sanctions à l'alinéa 43 de la PPRE.
Sur la question des visas, la mesure proposée de recenser les étudiants iraniens au sein de l'Union européenne et d'expulser sans délai ceux qui ont un lien familial avec les responsables iraniens sanctionnés me semble techniquement difficile à mettre en oeuvre, et juridiquement contraire à nos engagements internationaux.
Je suis, en revanche, très favorable à la disposition encourageant notre gouvernement et l'Union européenne à la délivrance de visas à toute personne craignant avec raison d'être persécutée en Iran, figurant à l'alinéa 41. C'est d'ailleurs la politique actuellement mise en oeuvre par les autorités françaises. Des accords ont été conclus afin que les demandes de visas d'Iraniens puissent être faites dans des pays tiers, dans lesquels ils se seraient réfugiés.
Pour conclure, la politique menée par les autorités iraniennes emporte de graves violations des droits de l'homme, qui doivent être sanctionnées. Il doit y être mis fin sans délai. Le soutien militaire apporté par l'Iran à la Russie dans sa guerre contre l'Ukraine doit également être dénoncé, et les sanctions prises par l'Union européenne contre les individus et entités iraniens pour leur rôle dans la mise au point et la livraison de drones à l'Ukraine soutenues. Le rapprochement de l'Iran et de la Russie est à surveiller de près.
Il faut toutefois demeurer vigilant à conserver un dialogue avec les autorités iraniennes, sans s'interdire de nouvelles sanctions au vu de l'évolution de la situation. Il semblerait d'ailleurs que le prochain Conseil des affaires étrangères du 20 février prévoie d'élargir la liste des personnes et entités faisant l'objet de mesures restrictives. S'agissant de la position des États membres, si un consensus existe sur la nécessité des sanctions, il semble qu'il y ait néanmoins une différence d'appréciation entre États sur la gradation des sanctions à prendre. Un débat aura certainement lieu lors du prochain Conseil.
La proposition de résolution sur laquelle vous allez être amenés à vous prononcer n'est également pas à considérer, selon moi, comme exclusive d'une PPRE ultérieure, qui pourrait être déposée pour appeler à de nouvelles sanctions, au vu de l'évolution de la situation en Iran.
Sous réserve de notre débat, je salue par avance l'apport du Sénat pour l'adoption d'un texte présentant des axes forts de soutien aux droits des femmes iraniennes, et de condamnation et e sanction à l'encontre des autorités iraniennes.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour ce travail important, qui a nécessité beaucoup d'échanges et de concertations. Je passe à présent la parole à ceux d'entre vous qui auraient des questions à poser.
M. Didier Marie. - Je remercie Nathalie Goulet de son initiative, qui nous permet de manifester notre solidarité avec le peuple iranien persécuté par ses dirigeants. Je salue également le travail de Pascal Allizard, qui vise à la fois à prendre en compte les efforts diplomatiques pour tenter de résoudre la crise et à protéger l'intégrité des otages d'État français et européens. Nous nous retrouvons sur la quasi-totalité des points de cette PPRE, notamment pour souligner la multiplication des sanctions prises par l'Union européenne et demander leur poursuite graduelle. Le Conseil des affaires étrangères du mois de février permettra vraisemblablement d'aller en ce sens. Je me félicite des ajouts proposés par notre rapporteur, notamment s'agissant des diverses condamnations des agissements du régime iranien aux alinéas 28, 29 et 30, et de l'affirmation du soutien au peuple iranien. L'ajout relatif aux relations entre l'Iran et la Russie me semble également pertinent dans le contexte international actuel.
Nous saluons tout particulièrement la suppression de l'alinéa 31 sur l'accord nucléaire : il convient effectivement de maintenir des canaux de discussion même si les choses sont aujourd'hui mal engagées puisque l'Iran, après avoir augmenté le niveau d'enrichissement de son uranium, sera, probablement dans les deux ans qui viennent, capable de produire une bombe nucléaire, ce qui posera d'énormes difficultés dans la région et sur le plan international. Les discussions doivent être poursuivies avec les autorités iraniennes pour trouver une solution.
Enfin, je salue la dernière proposition d'amendement du rapporteur concernant l'inscription du corps des Gardiens de la révolution islamique sur la liste des entités terroristes de l'Union : il faut maintenir la pression sur les autorités iraniennes, en particulier sur les Gardiens de la révolution islamique. Il conviendra effectivement de prendre des dispositions en temps utile, au regard des décisions de justice. Nous voterons cette PPRE telle qu'elle nous est proposée par notre rapporteur.
M. André Reichardt. - À mon tour de remercier Nathalie Goulet pour cette initiative de PPRE, que j'ai cosignée avec une hésitation - levée ensuite - concernant la sortie du nucléaire - j'y reviendrai. Je salue le travail réalisé par Pascal Allizard pour nous proposer aujourd'hui un nouveau texte, dans des conditions matérielles difficiles.
Permettez-moi néanmoins de regretter quelque peu les atténuations importantes qui ont été apportées par notre rapporteur, même si j'en comprends, bien entendu, les raisons, liées tout particulièrement à la présence d'otages en Iran. Mais c'est précisément parce qu'il y a des otages d'État et que cette situation est tout à fait intolérable qu'il importe de ne pas trop hésiter à lever le ton par rapport à ce régime mortifère.
Concernant l'inscription du corps des Gardiens de la révolution islamique sur la liste des organisations terroristes de l'Union européenne, j'ai bien entendu les remarques du Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères, Josep Borrell, qui n'y est pas favorable. Ne nous appartiendrait-il pas précisément d'ouvrir la voie à cette possibilité en vue de la prochaine réunion du Conseil de l'Union européenne ? Au sein de l'Union européenne, un certain nombre de pays, pour de multiples raisons, hésitent à aller trop loin vis-à-vis de ce régime. Je ne suis pas sûr que les sanctions prises, même si elles sont nombreuses, puissent véritablement convaincre l'Iran de changer de position. C'est la raison pour laquelle il serait bon de ne pas hésiter à inscrire d'ores et déjà le corps des Gardiens de la révolution islamique sur la liste des organisations terroristes de l'Union. Où s'arrêteront-ils ? Nous ne connaissons qu'une partie de ce qui se passe en Iran. Que nous faut-il constater de plus pour inscrire le corps des Gardiens de la révolution islamique sur la liste des organisations terroristes de l'Union? J'éprouve quelques réserves sur les atténuations apportées par notre rapporteur dans l'attente de décisions de justice : de quelles décisions de justice s'agit-il ?
Comme je l'ai souligné, j'ai eu quelques hésitations en ce qui concerne la sortie de l'accord sur le nucléaire, mais elles ont été levées grâce aux explications données par Nathalie Goulet. J'aimerais qu'elle réitère devant nous ses propos pour éclairer la commission. En quoi la renonciation à cet accord sur le nucléaire peut-elle ou non améliorer la situation en Iran, notamment à l'égard des manifestations ?
Par ailleurs, comme l'a souligné Didier Marie, je remercie le rapporteur pour son ajout concernant l'intervention de l'Iran dans la guerre lancée par la Russie en Ukraine, tout particulièrement en ce qui concerne la livraison d'armes.
M. Jean-François Rapin, président. - L'amendement et l'insertion de l'alinéa 44 ont fait l'objet de discussions, l'objectif étant de parvenir à une unanimité de notre commission et à préparer l'examen du texte par la commission permanente à laquelle il sera renvoyé. Je ne suis pas certain que le Conseil de l'Union européenne acceptera d'emblée d'inscrire de manière péremptoire le corps des Gardiens de la révolution sur la liste des organisations terroristes. Tenons-nous-en plutôt à une position équilibrée afin qu'elle puisse être ralliée par tous.
M. André Gattolin. - Je souscris aux propos de Didier Marie et de M. le rapporteur. La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a auditionné la semaine dernière notre remarquable ambassadeur de France en Iran. La question de la sécurité de nos otages a été évoquée, mais aussi celle du personnel local de l'ambassade. Je salue les modifications apportées par le rapporteur au texte de la PPRE. Il était important de rappeler les éléments de propagande, je pense à la diffusion d'aveux forcés de nos otages à la télévision. Le fait géopolitique et la situation avec la Russie amèneront sans doute un autre type de réflexion et de travail d'investigation.
Je comprends le sens qu'aurait l'inscription du corps des Gardiens de la révolution islamique sur la liste des organisations terroristes de l'Union, mais j'en pèse les conséquences. Il convient d'affiner notre réflexion. Je rappelle que ces listes sont parfois dangereuses. Je pense, notamment, à l'inscription à tort de représentants ouïghours par les États-Unis et d'autres organisations internationales...
Certes, les Gardiens de la révolution font peser une répression et une terreur, mais cela en fait-il pour autant un groupe terroriste ? À mon sens, les organisations terroristes répondent à une définition précise, impliquant notamment la conduite d'actions internationales. Aujourd'hui, la priorité concerne bel et bien le groupe Wagner, qui intervient en dehors du territoire russe et ne bénéficie d'aucune reconnaissance officielle, puisque ce groupe est interdit sur le territoire de la Fédération de Russie.
Enfin, je tiens à remercier le rapporteur d'avoir rappelé la proposition de résolution déposée par mon groupe, après son adoption à l'Assemblée nationale. Je salue l'initiative de Nathalie Goulet, qui nous offre la possibilité d'envisager l'adoption d'un texte identique dans les deux chambres.
M. Pierre Laurent. - Je remercie à mon tour Nathalie Goulet d'avoir pris cette initiative politiquement nécessaire. Je salue également les efforts de Pascal Allizard pour parvenir à un vote unanime. C'est ce qui déterminera principalement mon soutien à cette PPRE, d'autant que le régime de terreur iranien fait l'objet, en France, d'une condamnation générale. Il s'agit aujourd'hui d'un geste important : la solidarité internationale, qui s'est exprimée fortement dans les premiers temps de la répression, peut s'amenuiser au fil du temps. Comme nous l'a très bien expliqué la semaine dernière l'ambassadeur de France en Iran, le régime parvient, sans amoindrir la contestation, à éteindre la possibilité de manifester. Il convient donc d'amplifier l'effort de solidarité internationale, qui est au moins aussi important que les sanctions. Ces dernières, qui alimentent parfois le sentiment anti-occidental, peuvent avoir aussi des effets pervers. Il faut toutefois maintenir les deux - effort de solidarité internationale et sanctions - pour soutenir le peuple iranien engagé dans un long combat pour desserrer l'étau de la terreur du régime.
Quant à inscrire ou non le corps des Gardiens de la révolution sur la liste des organisations terroristes de l'Union, je ne discuterai pas ici de la modification proposée par M. le rapporteur, mais je l'accepterai. Ce qui l'emporte, pour moi, ce n'est pas un souci d'équilibre, car selon moi la condamnation doit être ferme et totale, mais plutôt le sentiment que nous ne pouvons pas avoir ici un débat sur ce qu'est la liste des organisations terroristes de l'Union européenne et comment elle est définie Il y aurait beaucoup à dire sur cette question. Je me contenterai donc de soutenir cette modification du texte.
M. Pascal Allizard, rapporteur. - Je remercie mes collègues pour leurs interventions et leur soutien au texte de la PPRE. Je comprends les questionnements exprimés par André Reichardt ; j'ai eu les mêmes au cours de mon travail de rapporteur mais vu l'environnement dans lequel nous travaillons, tous nos mots ont dû être pesés. Pour autant, comme je l'ai indiqué en conclusion, cette PPRE n'est pas exclusive d'un autre texte, ce qui maintient ouvert la possibilité de retravailler sur ce sujet, en fonction de l'évolution de la situation.
Nous avons travaillé dans un « couloir » : d'un côté, nous n'avons pas souhaité être faibles dans la dénonciation et la condamnation ; de l'autre, nous avons voulu garder le canal des négociations ouvert.
Mme Nathalie Goulet, auteur de la proposition de résolution européenne. - Je remercie la commission ainsi que Pascal Allizard de son travail d'orfèvre. Mes liens sont anciens avec l'Iran, où je me suis rendue à plusieurs reprises. La population est dans un état de frayeur et de colère extraordinaire, qui n'avait pas été vu depuis la dernière « révolution verte » en 2009. C'est vraiment la rue qui s'exprime ici, aucun leader politique n'a été capable d'organiser ce mouvement. Le mouvement social est important, avec le soutien notamment de l'industrie pétrolière : on a bien cru que ces éléments cumulés, qui sont les mêmes que ceux qui avaient provoqué la chute du shah, pourraient modifier les choses. Aujourd'hui, le mouvement s'affaiblit. Il faut dire que les condamnations à mort, les viols, les tortures continuent, et que la jeunesse est effrayée.
Je rejoins les remarques de Pierre Laurent, car le sang sèche vite quand il entre dans l'histoire. Ne lâchons pas la population iranienne, qui s'est montrée très courageuse. Je connais peu de personnes qui résistent comme ces femmes qui se prennent en photo, sans voile, en sortant de prison! Je ne sais pas si nous aurions, les uns et les autres, le courage de faire cela. Deux jeunes gens qui ont dansé dans la rue ont écopé de dix ans de prison, des sanctions disproportionnées ! Concernant la question de la liste des organisations terroristes, je comprends la logique commandée par l'existence des otages d'État. Je comprends aussi la volonté d'une gradation des sanctions, comme j'ai eu l'occasion de le dire à Pascal Allizard lors de nos échanges. Pour autant, abattre des avions civils, financer le Hezbollah et le Hamas, organiser des mouvements dans le monde entier, tenter d'assassiner des ressortissants aux États-Unis ou en France, organiser des campagnes de fake news comme sur la question de l'abolition de la police des moeurs - , conduire des campagnes d'espionnage et se livrer à des cyberattaques, n'est-ce pas du terrorisme?
S'agissant de l'accord sur le nucléaire, je comprends les modifications proposées par le rapporteur. La raison pour laquelle j'avais proposé de telles dispositions - en réponse à André Reichardt - est que l'accord sur le nucléaire procure à l'Iran plusieurs centaines de millions de dollars tous les ans. C'est aussi la raison pour laquelle j'ai demandé la limitation de l'accès aux marchés des capitaux de l'Union pour des banques iraniennes. Il faut assécher financièrement ce mouvement corrompu et terroriste. Le No Money for Terror est une pratique communément mise en oeuvre depuis des années dans ce genre de situation.
Enfin, la proposition de résolution déposée en décembre dernier par François Patriat ne prend pas en compte un certain nombre d'éléments, car la situation a changé depuis. C'est la raison pour laquelle j'ai déposé cette PPRE en janvier. À l'époque, la terreur n'était pas aussi forte et l'Iran n'avait pas encore apporté son soutien à la Russie. En tout état de cause, cette PPRE, qui suscite beaucoup d'émotions, a été améliorée par Pascal Allizard, qui a su y mettre de la raison. Je l'en remercie.
La commission autorise la publication du rapport et adopte à l'unanimité la proposition de résolution européenne ainsi modifiée, disponible en ligne sur le site du Sénat.
Agriculture et pêche - Éradication de la brucellose - Examen du rapport d'information
M. Jean-François Rapin, président. - Le troisième point de notre ordre du jour traite d'un tout autre sujet : il s'agit des moyens d'éradiquer la brucellose, maladie animale qui frappe les animaux sauvages dans les Alpes, lesquels contaminent ensuite les bovins qui viennent pâturer dans les alpages.
Cette maladie étant transmissible à l'homme, son éradication doit être opérée de la manière la plus radicale possible et la stratégie optimale pour y parvenir prête à débats : doit-elle cibler les animaux sauvages ou les animaux d'élevage ? En cas de contamination dans un troupeau de bovins, faut-il aller jusqu'à éliminer l'ensemble des bêtes ? Ce sont des décisions difficiles et douloureuses, qui créent de fortes tensions sur le terrain et dont il est tentant de faire porter le chapeau à Bruxelles.
Plusieurs de nos collègues ont interrogé le Gouvernement à ce sujet et nous avons jugé utile de confier à notre collègue Cyril Pellevat, très concerné par ce dossier, la mission d'éclaircir le débat en mettant à plat les règles applicables, au niveau européen et national, ainsi que les responsabilités des différents acteurs en présence. Il va donc nous présenter son rapport d'information, au terme d'un travail approfondi.
M. Cyril Pellevat, rapporteur. - Le droit européen est couramment réputé, souvent à tort, mais parfois également à raison, pour sa complexité byzantine, ou suspecté d'empiéter sur les prérogatives des États membres. Ce procès d'intention mérite une analyse critique au cas par cas, pour en tirer des conclusions étayées et équitables, comme dans le cas d'espèce des bouquetins des Alpes et des animaux d'élevage conduits à être abattus pour enrayer une maladie animale : la brucellose.
La question de la pertinence des mesures de police sanitaire prises contre l'épidémie pourrait sembler à première vue anecdotique à certains observateurs. Il n'en est rien en raison des conséquences de la brucellose en termes de santé publique, d'environnement et d'économie dans nos territoires alpestres. Il s'agit même d'un dossier extrêmement sensible, suivi par les plus hautes autorités de l'État et qui est en passe d'acquérir une audience nationale, en raison de la médiatisation croissante dont il fait l'objet.
La commission des affaires européennes du Sénat s'est saisie de ce sujet, car, au-delà des raisons que je viens d'exposer, la réglementation européenne est soupçonnée d'être à l'origine des difficultés à surmonter pour mener à bien les campagnes d'éradication de la brucellose.
Je vous remercie, monsieur le président, de m'avoir confié la tâche de travailler au nom de notre commission sur ce sujet qui me tient à coeur. Il concerne également au premier chef mon département - la Haute-Savoie - puisque c'est chez nous, plus précisément dans le massif du Bargy, que la maladie est réapparue, en 2012. Depuis lors, nous sommes confrontés de manière épisodique à des cas de brucellose, non seulement parmi la faune sauvage, en particulier chez les bouquetins, mais également dans certains élevages laitiers.
Plus précisément, la brucellose bovine est une zoonose, c'est-à-dire une maladie infectieuse transmissible de l'animal à l'homme. Au sein de la population animale, plusieurs espèces sauvages et domestiques peuvent être touchées et se transmettre l'agent pathogène par contamination directe et indirecte. La maladie est transmise aux animaux d'élevage durant la période des alpages en cas de contact avec la faune sauvage. Les êtres humains également sont susceptibles d'être malades en cas de consommation de lait contaminé non pasteurisé, ou en cas de contact avec des sécrétions d'un animal malade, en particulier lorsque celui-ci vient de mettre bas.
Durant ces deux derniers mois, nous avons auditionné tous les acteurs de ce dossier : la préfecture de la Haute-Savoie, les administrations centrales et les cabinets du ministère de la transition écologique et de l'agriculture, l'Office français de la biodiversité (OFB), l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), les représentants des agriculteurs et du syndicat du reblochon, l'Ordre national des vétérinaires, ainsi que l'association France Nature Environnement(FNE).
Au terme de nos travaux, il apparaît que la stratégie de lutte menée contre la résurgence de la brucellose dans les Alpes françaises n'est régie par le droit de l'Union européenne que dans ses grandes lignes.
D'une part, le droit européen expose des principes généraux, et s'il prescrit des mesures différenciées pour chaque type de maladie animale en fonction de leur dangerosité, il laisse une large marge de manoeuvre aux États membres sur la façon de répondre aux objectifs fixés. Il prévoit également diverses souplesses et dérogations.
D'autre part, la Commission européenne respecte en l'occurrence le principe de subsidiarité, en limitant son intervention à ce qui lui donne une valeur ajoutée, en l'espèce en n'exerçant qu'une surveillance de l'obligation d'action et de résultat assignée aux États membres.
La politique de lutte contre la brucellose suscite néanmoins une certaine frustration du fait de la persistance de l'infection, dont l'éradication définitive peut apparaître comme un horizon à long terme insaisissable, perpétuellement repoussé. S'y ajoute une forte conflictualité : les agriculteurs se plaignent, non sans raison, d'être stigmatisés et vivent l'abattage des troupeaux de bovins contaminés comme l'anéantissement de l'oeuvre d'une vie. Les associations environnementalistes s'inquiètent, pour leur part, d'une insuffisante prise en compte de la fragilité de la faune sauvage.
Ce dialogue de sourds débouche sur de vives contestations sur le terrain, lors de chaque opération de capture des bouquetins, ainsi que sur une multiplication de recours contentieux aboutissant à conférer au tribunal administratif de Grenoble un rôle-clé dans ce dossier.
L'ensemble de ces facteurs nuit gravement à la continuité de la démarche des pouvoirs publics contre la brucellose, dans la mesure où les mesures préconisées par l'Anses n'ont jamais pu être totalement mises en oeuvre : le nombre d'animaux sauvages prélevés chaque année n'a pas été conforme à ce qui était prévu. Il en résulte une stratégie menée par à-coups.
En plus de fournir une analyse du cadre juridique applicable, ce rapport d'information plaide également en faveur d'une application pleine et entière de la stratégie pluriannuelle de constitution d'un noyau sain d'animaux dans la faune sauvage, les bouquetins, conformément à l'esprit des préconisations générales de l'Anses. Il envisage également une clause de rendez-vous d'ici à trois ans, pour évaluer à cette date l'horizon prévisionnel d'éradication de la maladie.
Le déploiement d'une telle stratégie suppose de stabiliser la clé de voûte juridique du dispositif. L'obstacle des annulations successives des arrêtés préfectoraux annuels édictant des mesures de police sanitaire peut être surmonté : les services de l'État pourraient à cet effet, d'une part, prendre désormais ces arrêtés pour une période pluriannuelle, d'autre part, ne pas s'interdire de faire appel devant le Conseil d'État des décisions en référé du tribunal administratif de Grenoble. Enfin, il serait opportun de modifier la rédaction de l'article L. 411-2 du code de l'environnement, qui dispose aujourd'hui que toutes les mesures alternatives doivent être utilisées avant de recourir à l'abattage, et d'indiquer, à la place de cette disposition, que des scientifiques attestent qu'il s'agit de la solution la plus efficace et qu'elle n'empêche pas un état de conservation favorable de l'espèce.
Quant aux opérations de police sanitaire dans les exploitations agricoles touchées par la brucellose, le rapport suggère de prévoir certaines possibilités d'assouplissement ciblé, de nature à améliorer l'acceptabilité sociale des mesures exigées, sans prendre le risque de remettre en cause le précieux statut de pays « indemne de la brucellose » dont bénéficie la France.
En dernière analyse, il convient de dépassionner le débat pour diminuer la conflictualité autour du traitement de la brucellose. Toute l'ambition de ce bref document d'information consiste précisément à fournir les éléments d'un constat partagé, pour permettre à toutes les parties prenantes d'engager un dialogue constructif et de bonne foi.
M. Jean-François Rapin, président. - Il ne s'agit donc pas d'un sujet directement européen, dans la mesure où les États membres disposent d'une certaine latitude. Pour autant, je repère une convergence avec l'expérience de la grippe aviaire en bordure littorale, dans les échanges entre espèces sauvages et espèces d'élevage, mais aussi dans les conflits qui persistent entre les décisions de la Commission européenne et leur application sur le territoire. À ce titre, il s'agit d'un bon exemple d'incompréhension des règles européennes et de leur application sur le territoire.
M. Cyril Pellevat, rapporteur. - En Haute-Savoie, la contamination est passée par deux enfants dans le massif du Bargy, et cela a abouti à des abattages massifs d'animaux décidés par arrêtés, au nom de la stratégie du noyau sain ; cette dernière est systématiquement attaquée par les associations devant le juge des référés, qui leur donne systématiquement raison.
En fonction des préfets, les actions sont plus ou moins fortes ; on nous oppose toujours le degré de protection du bouquetin, mais ce qui ressort, c'est bien le manque de compréhension entre les éleveurs, les services de l'État et les associations de protection de l'environnement. Nous considérions initialement que le noeud d'incompréhension était du ressort de l'Union européenne, mais nous avons pris conscience que nous disposions d'une certaine latitude sur le terrain. Tout abattage suscite une forte émotion dans les associations, mais aussi chez les éleveurs, quand il faut, par exemple, abattre tout un troupeau et perdre des décennies d'amélioration génétique.
Dans le cadre de la stratégie du noyau sain, nous cherchons d'une part à mettre en place une stratégie efficace et conforme aux recommandations de l'Anses en ce qui concerne le bouquetin, et d'autre part à travailler avec les éleveurs pour essayer de déroger à l'abattage total d'un troupeau, dans la mesure où certaines bêtes sont isolées. Il faut retrouver un équilibre entre faune sauvage et élevage. Dans le Bargy, les bouquetins sont vecteurs de la maladie, et s'ajoute maintenant le risque que le loup le soit également.
Mme Pascale Gruny. -La brucellose est un terme que je n'avais plus entendu depuis l'enfance, et dont on ne parle pas ailleurs qu'en France. Dans d'autres pays, il me semble qu'on ne tue pas tout le troupeau : comment fait-on ? Pourquoi n'adoptons-nous pas les mêmes techniques ?
M. Cyril Pellevat, rapporteur. - Je n'ai pas connaissance de foyers en dehors du Bargy, mais nous ne sommes pas à l'abri, car la maladie se transmet par la faune sauvage, même si le taux de prévalence est passé à 5 %, contre 40 % en 2012. L'abattage total est la norme en Europe, mais ne se pratique pas en Suisse. Pour nous, l'enjeu est aussi économique, et concerne notamment la filière du reblochon.
M. Jean-François Rapin, président. - Des programmes de recherche ont-ils été lancés sur la question en Europe ?
M. Cyril Pellevat, rapporteur. - L'Anses mène un suivi régulier de la brucellose, et a récemment étudié des prélèvements réalisés sur les bouquetins abattus. Une thèse a été soutenue sur cette maladie à Lyon, mais je n'ai pas connaissance d'autres travaux de recherche en Europe.
M. André Reichardt. - Comment se manifeste la maladie chez l'homme ?
M. Cyril Pellevat, rapporteur. - Il s'agit d'une pneumopathie qui peut aussi entraîner des atteintes aux reins et une stérilité. La maladie ne se soigne pas, et peut être très dangereuse pour les personnes fragiles. Elle est donc prise au sérieux dans notre région.
La brucellose est dangereuse pour l'homme, même si la transmission interhumaine est très rare. Si nous avons constaté une baisse du taux de prévalence ces dernières années, l'arrivée du loup, qui se déplace énormément, complique la situation.
M. Jean-François Rapin, président. - Il y a 500 000 nouveaux cas humains par an dans le monde. C'est une maladie sérieuse qui peut être dangereuse, comme la borréliose transmise par la tique, si on la laisse se développer et que l'on souffre d'une immunité faible.
M. Cyril Pellevat, rapporteur. - Les deux enfants contaminés ont gardé des séquelles et l'on a recensé quelques rares cas de décès.
La commission adopte le rapport d'information et en autorise la publication.
La réunion est close à 11 h 10.