Jeudi 12 janvier 2023
- Présidence de M. Stéphane Artano, président -
La réunion est ouverte à 10 h 00.
Continuité territoriale entre l'Hexagone et l'outre-mer : table ronde sur le dispositif applicable à la Corse
M. Stéphane Artano, président. - Lors de sa réunion du 17 novembre 2022, la Délégation sénatoriale aux outre-mer a décidé d'inscrire à son programme de travail pour 2023 une étude sur la continuité territoriale ; nos collègues Catherine Conconne et Guillaume Chevrollier en ont été désignés rapporteurs.
Nous engageons donc ce matin une série d'auditions consacrées à ce sujet. À l'initiative de nos rapporteurs, nous inaugurons nos travaux par l'examen du dispositif de continuité territoriale applicable à la Corse, dont l'objet est précisément de réduire les contraintes de l'insularité.
Mis en oeuvre en 1976 pour les liaisons maritimes, puis étendu en 1979 aux liaisons aériennes, ce dispositif qui fut géré d'abord par l'État, puis par la collectivité territoriale de Corse, devenue en 2018 collectivité de Corse, fait figure de modèle compte tenu de son ancienneté et de ses modalités. Nous avons sans doute beaucoup à apprendre sur son fonctionnement, sur ses réussites et aussi, peut-être, sur ses difficultés.
Cet échange est donc particulièrement opportun, car l'une de nos préoccupations est d'améliorer le système actuel pour les outre-mer et de tirer les enseignements de ce précédent corse.
Pour approfondir nos connaissances sur la gestion du dispositif, nous entendrons successivement, pour la collectivité de Corse, Mme Flora Mattei, conseillère exécutive, et, pour l'Office des transports de la Corse (OTC), MM. Jean-François Santoni, directeur général et Patrick Antonetti, responsable des départements aérien et maritime.
Puis nous recueillerons les éclairages des opérateurs : pour Air France, M. Aurélien Gomez, en charge des relations institutionnelles, et Mme Mériem Touisi, directrice des affaires territoriales ; pour Air Corsica, M. Luc Bereni, président du directoire ; pour Corsica Linea, M. Pierre-Antoine Villanova, directeur général ; pour La Méridionale, M. Marc Reverchon, président.
Mesdames, messieurs, nous vous remercions vivement pour votre disponibilité.
Mme Flora Mattei, conseillère exécutive de Corse, présidente de l'Office des transports de la Corse. - La question de la continuité des services publics est fondamentale pour un territoire insulaire : il y va de la réduction de la dépendance aux importations et des contraintes liées à l'insularité, du point de vue du développement économique notamment ; l'organisation de la desserte aérienne et maritime doit prendre en compte cette spécificité.
Le contexte actuel est particulièrement complexe : crise sanitaire, crise économique, crise sociale, crise géopolitique. Ajoutons que le droit européen de la concurrence s'applique de façon particulièrement stricte, l'harmonisation du droit communautaire nous permettant de consolider les différentes dessertes de service public, aussi bien pour les passagers que pour les marchandises, sachant qu'une île, par définition, dépend beaucoup des importations, donc du fret.
Quelques mots sur les objectifs et les principes du conseil exécutif de Corse en matière de continuité territoriale : nous sommes une autorité délégante, organisatrice de la liaison maritime et aérienne entre la Corse et le continent via la dotation de continuité territoriale (DCT) et les délégations de service public (DSP).
L'enjeu est de définir un périmètre de service public correspondant aux besoins et aux intérêts de la Corse, ce territoire insulaire métropolitain : service de qualité, coût maîtrisé autant que possible, système économiquement et socialement vertueux, prise en compte des enjeux de la transition écologique et du développement durable, le tout dans un cadre juridique sécurisé.
En tant qu'autorité délégante, nous percevons de l'État une dotation de continuité territoriale qui se répartit comme suit en 2023 : 107 millions d'euros de compensation pour les cinq routes maritimes entre la Corse et le continent, 90 millions d'euros pour les quatre aéroports et les douze routes aériennes, comprenant le « bord à bord », c'est-à-dire les liaisons vers Nice et Marseille et les lignes desservant la Corse depuis Paris.
Le nombre important de nos infrastructures aéroportuaires et portuaires s'explique par les spécificités géographiques de notre territoire, reconnues via le statut d'île-montagne. En particulier, il est plus facile de desservir la Corse par la mer que par la circulation à partir d'un port principal vers les différentes villes et microrégions. Les infrastructures aéroportuaires sont au nombre de quatre, deux aéroports principaux, deux complémentaires, ce qui nous permet d'absorber un certain flux.
La Cour des comptes a diligenté récemment un contrôle mené par la chambre régionale des comptes, qui nous conforte dans notre volonté de sanctuarisation de ces quatre infrastructures. Malgré le chamboulement des secteurs des transports et de la logistique consécutif à la crise du covid, il nous paraissait impensable que l'existence de l'un de ces aéroports soit remise en cause. Le rapport de la Cour des comptes atteste qu'ils ont très bien su réagir et rebondir face à la crise.
J'en viens à la maîtrise des paramètres : pour identifier précisément le besoin de service public applicable aux délégations de service public pour le transport maritime et aérien au départ et à destination de la Corse concernant la période 2023-2029, nous avons dû diligenter des tests de marché spécifiques et particulièrement rigoureux, conformes au droit européen, très inspirés des questionnaires réalisés pour la desserte d'autres territoires de Méditerranée occidentale. Les consultations des usagers et des compagnies ont été faites dans les règles de l'art. Nous prenons en compte les problématiques de saturation, de fréquence de la desserte et de sécurité, notamment pour le fret ; tout cela est désormais objectivé.
La maîtrise de cet enjeu stratégique des transports nous permet de stabiliser un certain nombre de paramètres à destination des résidents corses. Ainsi la tarification du fret est-elle désormais maîtrisée en dépit de l'inflation, sans indexation sur les cours - très fluctuants - des carburants. Des contrats de couverture carburant à vingt-quatre mois permettent de fixer une compensation tout en améliorant la qualité du service et en palliant la flambée des prix. Dans le cadre des conventions de délégation de service public, le tarif du fret a été défini selon la méthode de l'équivalent routier, consistant à faire comme s'il existait une autoroute entre le quai continental, à Marseille, et les quais corses : c'est la traduction opérationnelle de l'objectif de continuité territoriale, qui nous permet de garantir tant la stabilité des tarifs que la sécurité juridique des contrats de délégation du point de vue du droit de la concurrence.
Jusqu'à une date récente, nous n'avions pas statué sur ces points précis ; c'est désormais chose faite.
Toujours à destination des résidents, nous avons mis en place des tarifs export préférentiels, qui permettent d'inciter les entreprises corses à produire davantage sur place et à exporter, en lieu et place du « tout import » dont nous avions l'habitude.
J'évoquerai enfin la tarification relative aux passagers résidents corses dans le transport aérien. Voilà quelques années, nous avons pu réaliser des économies grâce à une très importante rationalisation de l'utilisation de la dotation de continuité territoriale. Le reliquat ainsi dégagé a été mis à profit pour instaurer certaines tarifications spécifiques et préférentielles, permettant notamment aux résidents corses de voyager et d'aller étudier, travailler ou se faire soigner sur le continent, sachant, par exemple, qu'il n'y a pas de centre hospitalier universitaire (CHU) en Corse. Les principes de continuité et de qualité du service public exigent une fréquence hebdomadaire pour certains vols, et même une fréquence journalière pour les vols vers Paris et le bord à bord. Je précise d'ailleurs que les conventions de délégation de service public sont contraignantes pour nos délégataires, en matière de fréquence des liaisons, d'horaires, mais aussi de verdissement des flottes.
Tout cela, j'y insiste, passe par un dialogue permanent avec les instances étatiques et européennes, le secrétariat général des affaires européennes, la représentation permanente de la France à Bruxelles, le ministère des transports, les directions générales de la concurrence et de la mobilité et des transports de la Commission européenne.
Voilà le panorama rapide que je peux dresser sur ces délégations de service public.
M. Jean-François Santoni, directeur général de l'Office des transports de la Corse. - Mon propos sera un peu plus technique. Il portera sur la mise en place des contrats et sur leur exécution, avec différents paramètres, qu'ils soient économiques, financiers et juridiques.
Le dispositif de continuité territoriale applicable à la Corse fait cohabiter le secteur maritime et le secteur aérien. Nous bénéficions d'une continuité territoriale en termes tant de service public maritime que de service public aérien. Cette obligation est notamment assurée par des opérateurs privés, via des conventions de délégation de service public dans les deux secteurs. Dans le secteur maritime, il y a une cohabitation entre les obligations de service public et les délégations de service public, alors que, dans l'aérien, nous avons uniquement des délégations de service public, avec une exclusivité d'exploitation au bénéfice du délégataire de la convention.
Sur le maritime, les obligations de service public sont assurées depuis le port de Toulon à destination des ports de Corse par un opérateur privé, à ses risques et périls, c'est-à-dire sans compensation, mais également du port de Nice - ce dernier sera probablement fermé au trafic des ferries d'ici à vingt-quatre mois.
En ce qui concerne les conventions de délégation de service public, elles sont assurées par deux compagnies délégataires au départ de quatre ports de Corse à destination du port de Marseille. Ce port éligible, ce n'est pas la collectivité territoriale de Corse qui l'a imposé, mais ce sont les études de besoins en termes de services publics du fait de l'implantation de la chaîne logistique et de la capacité du port de Marseille par rapport au volume à traiter pour la Corse. La Corse ne peut pas subir de ruptures de charge en termes d'approvisionnement. Pour citer quelques chiffres, 2 millions de mètres linéaires de fret sont transportés chaque année entre les différents ports de Corse et le continent : environ 1,9 million de mètres linéaires sont transportés depuis le port de Marseille, le reste depuis le port de Toulon. Il existe une complémentarité entre les obligations de service public (OSP) et les conventions de délégation de service public en ce qui concerne le maritime.
Il faut savoir également que les obligations de service public pour le maritime sont essentiellement utilisées pour le transport des passagers, la compagnie bénéficiant des OSP assurant 85 % du trafic passager maritime vers la Corse, contre 15 % pour les compagnies bénéficiant de conventions de délégation de service public.
Ce service public maritime est essentiellement axé sur le fret, avec plusieurs types de fret : le fret non tracté, qui représente 90 % du trafic de fret à destination de la Corse, le fret tracté qui représente 10 % à 15 % vers la Corse. L'essentiel du trafic de fret obéit à la règle du non tracté, avec toute une problématique de mise à disposition d'une plateforme logistique sur le port de desserte, mais également de forts coûts de manutention. C'est une spécificité de la chaîne logistique que nous intégrons dans les conventions.
En ce qui concerne l'aérien, nous avons douze lignes de service public au départ des quatre aéroports de Corse à destination des trois plateformes continentales : Marseille, Nice, mais également l'aéroport de Paris-Orly. Là aussi, le principe de la continuité territoriale s'applique, car nous devons permettre aux résidents corses de se rendre dans la capitale, quelle que soit l'activité - loisir, économique, sanitaire. La desserte de Paris, aussi bien que celle de Marseille et de Nice, obéit au principe de service public et est gérée dans le cadre des conventions de délégation de service public.
On a un fort contrôle de l'exécution des conventions de délégation de service public, avec un rapport d'activités audité par un commissaire aux comptes qui permet la certification des comptes et le versement des soldes de compensation. Les montants de compensation de service public tels qu'ils sont contractualisés sont des montants maximums. Les conventions, sauf cas de force majeure ou théorie de l'imprévision, comme nous avons dû l'appliquer lors de la période covid, se font aux risques et périls du délégataire. Il s'agit de contrats très encadrés, soumis aux règles du droit interne et communautaire, et discutés très en amont avec les différents services de l'État et de la Commission européenne.
La dotation de continuité territoriale s'élève à 187 millions d'euros. Elle est reconduite annuellement dans le cadre de la loi de finances, mais elle n'a plus été indexée depuis 2009. Nous avons obtenu cette année une rallonge de 33 millions d'euros, qui correspondent au montant de l'indexation entre 2009 et 2020. Nous allons maintenant entamer les négociations pour essayer de stabiliser ce nouveau complément afin de faire face aux dépenses de continuité territoriale, soit, pour l'année 2023, environ 95 millions d'euros pour l'aérien et 107 millions d'euros pour le maritime...
La règle de l'exécutif territorial à travers le vote de l'Assemblée de Corse, pour le maritime comme pour l'aérien, est d'assurer une qualité de service aux résidents aussi bien en termes de garantie de desserte qu'en matière d'accès. Il existe ainsi plusieurs départs par jour vers une destination du continent, avec une plage horaire permettant de rentrer le soir. Nous avons en moyenne trois liaisons aériennes par jour entre les deux principaux aéroports de Bastia et d'Ajaccio à destination de Marseille et de Paris-Orly, et deux liaisons vers Nice. Depuis les aéroports secondaires, nous avons une liaison quotidienne minimum entre Calvi et Figari à destination de Marseille et de Nice, et une liaison depuis ces aéroports vers Paris. La Corse est donc parfaitement connectée au continent en termes de fréquence, d'offre en sièges, de régularité et de qualité de service de la part de nos prestataires, qu'il s'agisse du maritime ou de l'aérien.
En ce qui concerne le maritime, il était important, à nos yeux, de garantir l'acheminement en fret quotidien, car nous ne disposons pas de zones logistiques de stock, y compris pour les produits de première nécessité : 95 % des produits nécessaires à la population corse sont importés depuis le continent français par la voie maritime, qu'il s'agisse des produits de consommation courante, des matériaux de construction, des produits pharmaceutiques et de l'ensemble des biens. D'où l'importance pour nous de sécuriser ce service public maritime. Les ports principaux de Bastia et d'Ajaccio sont desservis quotidiennement, sept jours sur sept, par les compagnies délégataires. Les ports secondaires de Propriano, de Porto-Vecchio et d'Île-Rousse sont desservis trois fois par semaine, tout au long de l'année. Il faut préciser que le port d'Île-Rousse est également dédié au transport de matières dangereuses de catégories 1, 2 et 3 - celles-ci ne sont pas uniquement des explosifs, il s'agit aussi d'un approvisionnement en oxygène médical et en chlore, nécessaire pour le fonctionnement de l'ensemble des stations d'épuration. Les volumes de fret définis pour les besoins de service public l'ont été sur la base des différentes études. Nous ne les avons pas fixés d'un claquement de doigts !
En ce qui concerne les tarifications, votre questionnaire fait état de tarifs préférentiels. Aujourd'hui, en ce qui concerne l'application du principe de continuité territoriale, dans le maritime comme pour l'aérien, nous avons un tarif résident pour les passagers. Sur le bord à bord en matière aérienne, vers les aéroports de Marseille et de Nice, le tarif pour l'aller-retour est de 42 euros hors taxes, soit environ 100 euros TTC. Le montant des taxes est donc supérieur au prix du billet lui-même. Il s'agit d'un point d'interrogation important. Le tarif ne prend pas en compte les nouvelles taxes issues de la loi « Climat et Résilience » qui entreront en vigueur en 2023 ou en 2024. À destination de Paris, le tarif résident s'élève à 150 euros aller-retour, avec là aussi un montant de taxes quasiment supérieur au montant du tarif hors taxes.
En ce qui concerne le fret maritime, le prix est de 40 euros hors taxes et redevances par mètre linéaire. Il est légèrement en dessous du tarif routier longue distance. Nous avons poussé plus loin la réflexion afin de garantir ce tarif tant pour le consommateur final que pour les différentes entreprises en l'adossant à un contrat de couverture carburant.
Quid des relations avec la Commission européenne ? S'est-elle prononcée sur ce dispositif ? La délégation de service public 2016-2020 et la délégation 2020-2023 en cours d'exécution aujourd'hui ont été notifiées à l'Union européenne et ont été travaillées en amont. Ces contrats n'ont fait l'objet d'aucune remarque de la part des services, ils sont parfaitement exécutoires et conformes à la réglementation.
En ce qui concerne le dossier maritime, les contrats mis en place à partir du 1er janvier 2023 ont été notifiés auprès des services de l'Union européenne et travaillés en amont avec eux. Auparavant, certains contrats n'avaient pas été notifiés du fait de la courte vie des contrats, dont certains étaient limités à douze, à dix ou à trois mois. Aujourd'hui, nous avons une stabilité à sept ans qui nous permet d'éviter cet écueil. Nous avons de bonnes relations avec l'Union européenne, établies sur la confiance, fruit d'un travail de fond considérable, qu'il s'agisse du maritime ou de l'aérien.
Quel est le dispositif le plus transposable aux outre-mer ? Il m'est difficile de me prononcer sur ce point, car je ne connais pas les différentes composantes des autres territoires. Cela devrait faire l'objet d'une consultation spécifique pour examiner ce qui peut être transposable, ce qui peut être adapté ou ce qui ne l'est pas.
Ainsi, les attentes de la population et les intérêts des différents territoires de Corse sont couverts par les concessions de service public (CSP) et les DSP.
Je signale toutefois que le montant de la dotation de continuité territoriale est insuffisant, même s'il correspond à la juste compensation versée aux compagnies délégataires sur le fondement de la notion de bénéfice raisonnable. Sachez que la marge des bénéfices des compagnies délégataires de service public s'élève à 2,13 % : c'est le bénéfice raisonnable le plus faible des compagnies maritimes sous service public ou sous OSP dans le bassin méditerranéen et en Europe !
Par ailleurs, le conseil exécutif de Corse nous a demandé de travailler à un tarif « diaspora », que nous espérons présenter prochainement.
Quant à la qualité de résident, elle est définie très clairement par les délégations de service public aériennes : elle repose sur la domiciliation fiscale. Nous délivrons une accréditation aux résidents qui souhaitent bénéficier du tarif résident. En matière maritime, les résidents corses n'y sont plus éligibles à compter de 2023, sauf pour besoins médicaux, dans la mesure où le transport de passagers est garanti par la compagnie qui exerce l'obligation de service public, ce qui représente 85 % des cas. Les résidents corses qui souhaitent emprunter les lignes de service public bénéficient des tarifs de l'OSP, mais n'ont pas droit au tarif des compagnies délégataires.
M. Aurélien Gomez, chargé des relations institutionnelles d'Air France. - Air France assume cette DSP dans le cadre d'une co-entreprise avec Air Corsica.
Je veux, pour ma part, insister sur deux points.
D'une part, la délégation de service public s'inscrit dans un cadre juridique européen et national très strict, notamment le règlement 1008/2008 du 24 septembre 2008 établissant des règles communes pour l'exploitation de services aériens dans la Communauté et le régime des aides d'État, destiné à garantir que le besoin de service public soit limité à la compensation d'une absence ou d'une insuffisance d'offres de marché.
D'autre part, les compagnies aériennes traversent une période particulièrement difficile, commencée avec la crise inédite et imprévisible du covid, qui a eu un impact majeur sur nos équilibres, et prolongée par la hausse du coût des carburants, l'inflation et les difficultés d'approvisionnement en pièces de rechange. Toutes ces difficultés s'ajoutent à la fragilité structurelle du pavillon français : nos compagnies aériennes perdent des parts de marché depuis de nombreuses années, en raison du contexte défavorable dans lequel elles évoluent en France. Cela doit être pris en compte dans votre réflexion sur la continuité territoriale en outre-mer.
M. Luc Bereni, président du directoire d'Air Corsica. - J'aurai peu de choses à ajouter.
Air Corsica est une société d'économie mixte créée il y a trente-trois ans ; elle est délégataire de service public pour les lignes de bord à bord entre les quatre aéroports corses et ceux de Marseille et de Nice. Elle est également codélégataire dans le cadre d'un groupement avec Air France pour les quatre lignes reliant l'aéroport de Paris-Orly aux quatre aéroports corses.
Les réponses à votre questionnaire ont été données dans les interventions précédentes. Je me tiens à votre disposition pour toute question supplémentaire.
M. Stéphane Artano, président. - Notre délégation est bien évidemment preneuse de réponses écrites à ce questionnaire. Cela nourrira notre rapport.
M. Pierre-Antoine Villanova, directeur général de Corsica Linea. - Pour ce qui concerne le maritime, il y a cinq lots, un par port, tous au départ de Marseille. Corsica Linea est adjudicataire de trois lots seule et d'un lot avec La Méridionale.
Notre activité est encadrée à deux niveaux. Il y a, d'une part, les obligations de service public, qui nous empêchent de ne desservir la Corse que pendant la haute saison et de laisser l'île isolée le reste de l'année, et qui nous obligent à desservir des ports secondaires trois jours par semaine et les ports principaux tous les jours. C'est pourquoi, dix mois par an, on perd de l'argent... Il y a, d'autre part, la définition des quantités de fret à acheminer vers chacun de ces ports.
Tout cela constitue le socle de notre DSP. Sur ce fondement, nous calculons l'ensemble des coûts que représentent ces prestations et nous prévoyons les recettes correspondantes. Que l'on amène une ou deux mille remorques par an, le prix est le même. Le transport entre la Corse et le continent ne fait pas l'objet d'une compétition entre les acteurs : tout le monde paie le même prix pour une prestation identique, quelle que soit la quantité transportée par an. La différence entre les recettes et les charges représente le besoin de compensation, avec une marge très faible.
Cela tient-il compte de la saisonnalité ? Non, c'est un contrat pluriannuel, qui vise à assurer un niveau de service public tout au long de l'année. Il n'y a pas d'offre supplémentaire de transport de fret pendant la saison estivale, contrairement à ce qui existe pour les passagers, qui sont beaucoup plus nombreux l'été. Certes, le trafic de fret augmente légèrement l'été, de 15 % à 20 % par rapport à l'hiver, mais il ne double ou ne triple pas comme le trafic de passagers.
Les tarifs des résidents et du fret sont définis par la Collectivité de Corse.
Avec le temps, on est pris en étau entre des contraintes de service public de plus en plus exigeantes - c'est normal -, une volonté de maîtriser le coût de la desserte maritime pour la Collectivité de Corse et le souhait de ne pas trop augmenter le prix du fret ainsi que, par ailleurs, le coût du carburant et les contraintes environnementales. C'est avec ce cadre qu'il faut composer pour définir le montant de compensation le plus juste possible. La contrainte environnementale sera de plus en plus importante. C'est ce qui nous amènera à revoir nos façons de penser, à faire évoluer les contrats dans le temps.
Pour notre part, nous ne faisons qu'appliquer la volonté politique de la Collectivité de Corse pour sa desserte maritime. Notre but est de donner la meilleure réponse logistique à cette volonté politique. Ce n'est pas moi qui décide des rotations ni du prix, mais dans ce cadre, je définis la meilleure offre que l'on peut faire en fonction de ces contraintes.
M. Marc Reverchon, président de La Méridionale. - Si La Méridionale est présente en Corse depuis 1931, la mise en oeuvre du concept de continuité territoriale date, quant à elle, de 1976 dans un premier temps dans des mécanismes de gré à gré avec l'État puis avec la collectivité de Corse. En 2002, la libéralisation du cabotage national maritime dans l'Union européenne a abouti au mécanisme de délégation de service public. La délégation relative à la Corse vient d'être renouvelée au 1er janvier 2023, pour sept ans.
Le secteur maritime présente des spécificités. La délégation de service public prévoit une liaison quotidienne avec la métropole pour les ports principaux de Bastia et d'Ajaccio, et tri-hebdomadaire pour les ports départementaux. L'investissement que représente un navire neuf est d'environ 150 millions d'euros, induisant une durée d'amortissement longue. En effet, contrairement à l'aérien où les moyens sont standardisés, les rouliers à passagers exigent des adaptations directes aux besoins, notamment dans le métrage de fret, le secteur du fret étant le coeur du service public, et non le transport de passagers. De plus, il faut tous les deux ans et demi imposer un arrêt technique aux navires, pour une durée de cinq semaines, tout en assurant la continuité du service public, car les ports corses sont totalement dépendants de la métropole pour l'approvisionnement de l'île en marchandises.
Les questions environnementales sont centrales pour notre compagnie. Ainsi, de nouveaux systèmes de connexion électrique des navires ont été développés, pour une émission de polluants nulle. Un de nos navires, par ailleurs, est équipé d'un filtre à particules qui, en pleine mer, évite les rejets. De fait, l'enjeu environnemental est un critère du cahier des charges proposé aux candidats à la délégation. La décarbonation, question plus délicate encore, sera le prochain défi.
Mme Catherine Conconne, rapporteure. - Nous représentons des territoires principalement insulaires, éloignés de la métropole, qui entretiennent avec elle des rapports inévitables et quotidiens. Par exemple, tous les territoires ne pouvant présenter une offre médicale complète, il faut partir en métropole pour recevoir certains soins, comme en Martinique, où la population est vieillissante - les ophtalmologues manquent : seuls trois sont actifs sur l'île !
Une part importante de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté, la situation entraîne de réelles difficultés. Acheter un billet d'avion vers la métropole relève de l'exploit financier : en hiver, la haute saison en Martinique, le prix dépasse vite les 1 000 euros en classe économique !
Il est important de rétablir une certaine équité : il est très bien que nous puissions désormais nous appuyer sur la jurisprudence corse. Le champ des possibles est énorme ! On nous a régulièrement objecté au sujet de la continuité territoriale le désaccord de l'Union européenne. Or un tel désaccord n'a pas été opposé au cas corse ! Les explications des intervenants appuieront donc notre propos. Comme je le disais au président Artano en guise de boutade : l'État va commencer à craindre le rapport de notre délégation...
Nos intervenants pourraient-ils nous décrire la mise en place du dispositif de continuité territoriale dans les années 1970 ? Quelles ont été les difficultés rencontrées, avant d'en arriver au long fleuve tranquille actuel ?
Il nous a souvent été assuré que des dispositifs de continuité territoriale auraient obéré la concurrence. Par exemple, mettre en place un dispositif encadré à la Martinique, desservie par les compagnies aériennes Corsair, Air Caraïbes et Air France, introduirait des distorsions de concurrence. À votre avis, comment pourrions-nous répondre à de tels arguments, qui me paraissent un peu faciles ?
M. Guillaume Chevrollier, rapporteur. - Un satisfecit semble être donné au service mis en place pour les résidents en Corse. Comment percevez-vous ce système du point de vue de la concurrence ? Pourriez-vous préciser ses modalités tarifaires : personnes éligibles, quota de déplacements ou non, besoins sanitaires, âge ? Pouvez-vous revenir sur les tarifs préférentiels : sont-ils toujours plus avantageux que les tarifs commerciaux ?
M. Luc Bereni. - Au-delà du prix du billet, les tarifs dépendent de deux paramètres.
Le premier est le stock de sièges alloués. Le tarif résident corse mis en place dans le cadre des délégations de service public, par exemple, est un tarif que nous appelons dans le secteur aérien full flex : totalement flexible. Il donne accès à l'intégralité de la capacité des lignes, jusqu'au dernier siège disponible, quelle que soit la date de la réservation.
Le second paramètre est la possibilité de modification du billet. Pour le tarif résident, le billet est modifiable autant de fois que le client le souhaite ; il est même annulable sans frais jusqu'à deux heures avant le départ.
Ainsi, comparer les tarifs ne signifie pas seulement prendre en compte une moyenne des prix, étant donné qu'à chaque tarif est associé un stock de sièges et des contraintes, assurant la flexibilité du système. Le tarif résident corse est d'une souplesse totale, similaire à celle appliquée au plein tarif.
M. Jean François Santoni. - Lors de la mise en oeuvre de la continuité territoriale, la délégation de service public était accordée par l'État à des compagnies en place selon une procédure de gré à gré, sans mise en concurrence. Les directives communautaires relatives à cette politique n'étaient pas encore en place : celle qui est relative au secteur aérien date de 2008, celle au secteur maritime de 2014. Le choix était libre.
Les choses se sont ensuite compliquées avec l'arrivée d'opérateurs concurrentiels dans le secteur maritime. La collectivité de Corse a dû faire face à des contentieux et des condamnations. L'année dernière encore, elle a payé 130 millions d'euros d'indemnités à un opérateur privé au titre de la délégation de service public de la période 2007-2013.
Le chemin a été et demeure chaotique. Nous ne naviguons pas sur un long d'un fleuve tranquille, mais sur une mer qu'il faut sans cesse surveiller. Il faut tenir compte des évolutions pour préserver ce système, en faisant la démonstration qu'un besoin n'est pas satisfait au regard des attentes de la population, et donc qu'il faut maintenir un service public. Voilà la clé de voûte. Sans définition d'attentes démontrant sa pertinence, l'obligation de service public demeurera, mais pas sa délégation. Un tel travail de fond, quotidien et de longue haleine, doit être mené pendant que le contrat a cours, afin de le respecter, et au moment de son renouvellement. Il faut par conséquent tisser un lien fort avec les autorités chargées du contrôle et de la validation du dispositif : l'État, au niveau national et au niveau régional, et, à la Commission européenne, la direction générale de la concurrence.
En matière de tarification, je confirme qu'il ne faut pas raisonner uniquement en termes de prix : la qualité importe également.
Qui peut bénéficier de l'octroi du tarif résident ? Depuis la nouvelle délégation de service public aérienne mise en place le 1er avril 2020, seules en bénéficient les personnes ayant leur résidence fiscale en Corse. Aujourd'hui, la notion de domiciliation fiscale prévaut. Nous avons travaillé avec la direction générale des finances publiques (DGFiP) et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) à la mise en place d'un outil de contrôle des taxes d'habitation, pour être en conformité avec la loi relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés et rapprocher ce que déclare le demandeur avec le fichier des services fiscaux. Le secteur aérien est le seul concerné par un tel outil ; pour le maritime, à l'exception d'une ligne, les conventions de délégation de service public ne rendent plus éligibles le résident à ce tarif, vu que le besoin en passagers est couvert par un concurrent.
Aujourd'hui, le secteur maritime est parfaitement concurrentiel : l'essentiel du trafic qui ne peut pas être assuré par l'opérateur privé est couvert par la convention de délégation de service public.
Pour les passagers maritimes, à l'exception des résidents voyageant pour raison médicale, le besoin est satisfait par un opérateur privé sous obligation de service public. Il s'agit donc d'un service passager compensé, ne relevant pas de la convention de DSP. Cela illustre la cohabitation entre le secteur concurrentiel et celui qui est dévolu au service public. Enfin, l'existence du secteur concurrentiel nous oblige à nous conformer aux règles des tarifications préférentielles.
M. Marc Reverchon. - Dans le secteur maritime, il n'y a pas de monopole : les tarifs sont commerciaux. On les module en fonction des périodes de l'année et de l'affluence des passagers. Les tarifs maximum sous OSP ne concernent que les résidents.
Le dispositif de continuité territoriale a été créé en 1976, sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, parce que le service ne donnait pas satisfaction en termes de fiabilité et de qualité. La séparation était complète entre le transport de passagers, assuré par des ferries, et le fret, assuré par des cargos. Des négociations avaient lieu tous les cinq ans. Aujourd'hui, le fret et le transport de passagers sont effectués par les mêmes navires, ce qui a eu pour corollaire positif une desserte quotidienne, et donc une grande qualité de service. Ces navires « mixtes » sont apparus dans les années 1990.
Mme Flora Mattei. - La période est compliquée : on est loin du long fleuve tranquille, madame la rapporteure ! Et le secteur évolue vite.
Au titre de la dotation de continuité territoriale, 33 millions d'euros supplémentaires ont été accordés à la Collectivité de Corse pour compenser l'augmentation du prix du carburant utilisé dans les secteurs maritime et aérien, et prévus dans le projet de loi de finances rectificative pour 2022. Cette dotation est exceptionnelle : l'année prochaine, il nous faudra renégocier son montant. Par ailleurs, les contraintes d'ordre environnemental - taxe carbone, loi Climat et résilience - influent sur les tarifications.
La Corse étant une île, elle ne bénéficie pas d'alternative ferroviaire ou routière. Il faut prendre en compte les spécificités économiques de l'insularité : ce combat est quotidien, notamment pour les faire admettre à la Commission européenne. Avec celle-ci, le travail de coconstruction se poursuit, notamment au travers de la DSP Corse 2023-2029. Par ailleurs, nous préparons le tracé des schémas aériens à l'horizon 2024 ; un test de marché a été lancé par l'OTC.
Le fait qu'il n'y ait pas de CHU en Corse nous a permis de caractériser certains flux et de ne pas franchir certaines lignes rouges, comme nous y incitait la Commission européenne. Il est donc important de maintenir un dialogue.
Si la DCT avait été indexée depuis 2009, nous aurions bénéficié, en plus des 187 millions d'euros qui nous sont versés annuellement, d'environ 30 millions d'euros supplémentaires. Vous avez parlé de stabilité, madame la rapporteure ; elle n'est pas d'actualité en Corse, ni sur le plan des prix ni sur celui de la démographie, laquelle a augmenté.
Mme Catherine Conconne, rapporteure. - Je parlais de « long fleuve tranquille » par rapport à la situation de nos outre-mer, qui partent de loin.
La Collectivité de Corse soutient-elle financièrement l'Office des transports de la Corse ?
Mme Flora Mattei. - La dotation de continuité territoriale vise à couvrir l'essentiel des dépenses de l'OTC, que je préside depuis 2021, ainsi que les frais de compensation, d'exploitation, de carburant et d'investissements pour l'organisation de la desserte maritime et aérienne de la Corse. La Collectivité de Corse ne prend en charge aucune de ces dépenses.
Mme Marie-Laure Phinera-Horth. - Sénatrice de la Guyane, j'indique que la population guyanaise est confrontée aux mêmes problématiques que celle de la Martinique, territoire en avance sur le mien en termes d'offre de soins, par exemple.
Pour ce qui concerne la continuité territoriale, quand la Martinique dispose de trois compagnies aériennes, la Guyane en a deux : Air France et Air Caraïbes, avec des billets en classe économique qui coûtent 1 200 euros. À l'intérieur du territoire, certaines de nos communes sont accessibles seulement par avion ; or la compagnie Air Guyane rencontre des problèmes - pannes d'appareils ou incidents climatiques -, ce qui a un coût sur le plan économique. La Guyane est la dernière roue du carrosse !
M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie toutes et tous pour la qualité de vos propos. Nous sommes favorables à l'expérimentation. À ce titre, l'expérience corse peut être une source d'inspiration pour le Gouvernement, s'il souhaite réformer en profondeur le système de continuité territoriale.
Je suis admiratif de ce qui a été fait en Corse, et qui me fait penser aux actions menées au Canada sur certains territoires : la continuité est poussée à l'extrême, et l'État prend véritablement en considération les notions d'éloignement et de double insularité. Nous ne manquerons pas de nous en inspirer pour nos travaux en cours.
D'ici à la fin du premier trimestre 2023, le Gouvernement proposera une évolution du dispositif ultramarin de continuité territoriale. Nous ne manquerons pas de le questionner à cet égard.
La réunion est close à 11 h 40.