Jeudi 8 décembre 2022
- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -Table ronde - Santé des femmes et travail : une approche historique et sociologique
Mme Annick Billon, présidente. - Chers collègues, Mesdames et Messieurs, avant de débuter mon propos introductif, je souhaite la bienvenue à une délégation de députés marocains, conduite par la vice-présidente de la Chambre des représentants du Royaume du Maroc, Mme Nadia Touhami, dans le cadre du volet « genre » du jumelage institutionnel avec l'Assemblée nationale. Puisque nous ne pouvons passer l'actualité sous silence, je salue la performance de votre équipe masculine de football à la Coupe du Monde au Qatar. Les Lions de l'Atlas viennent de marquer l'histoire en se qualifiant pour les quarts de finale. Je leur souhaite bonne chance face au Portugal. J'espère que nos Bleus pourront les retrouver en demi-finale.
J'en viens maintenant au thème de notre table ronde, la santé des femmes, sujet majeur en matière d'égalité des droits. À ce titre, il intéresse particulièrement notre délégation. Pour cette raison, nous avons nommé début octobre quatre rapporteures afin d'explorer cette thématique de travail : Laurence Cohen, Annick Jacquemet, Marie-Pierre Richer et Laurence Rossignol. Elles représentent des groupes politiques différents. C'est tout l'intérêt de ce travail de co-construction sur la santé des femmes au travail. Je remercie les sénatrices et sénateurs de la délégation présents avec nous ce matin.
Un travail important a déjà été mené par le Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), qui a publié en décembre 2020 un rapport intitulé Prendre en compte le sexe et le genre pour mieux soigner : un enjeu de santé publique. Il nous l'a présenté lors d'une audition il y a trois semaines.
Sur la base de cette audition, qui a mis en lumière la diversité des sujets couverts par ce rapport et certaines pistes à approfondir, nos rapporteures ont décidé de centrer leurs travaux essentiellement sur la santé des femmes au travail. Cela nous permettra d'aborder de nombreux sujets : conditions de travail, exposition aux risques professionnels, pénibilité, aménagement du temps de travail et des temps de vie, articulation entre vie professionnelle et vie personnelle, charge mentale et double journée, burn out, impact du télétravail, grossesse des femmes salariées, etc.
Nous entamons nos travaux sur cette thématique par une approche historique et sociologique. Je suis très heureuse d'accueillir, en présentiel ou à distance :
- Muriel Salle, historienne, spécialiste de l'histoire des femmes, dont les travaux de recherche ont notamment porté sur les questions de genre dans le domaine de la santé, et auteure en 2017, avec Catherine Vidal, d'un ouvrage intitulé Femmes et santé : encore une affaire d'hommes ? Elle interviendra à distance, et devra nous quitter à 9h15 ;
- Caroline De Pauw, docteure en sociologie, directrice de l'Union régionale des professionnels de santé (URPS) Médecins libéraux des Hauts-de-France, chercheuse associée au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clerse), auteure d'un ouvrage intitulé La santé des femmes, publié en juin dernier ;
- Elsa Boulet, docteure en sociologie à l'université de Nantes, spécialiste des enjeux liés à la grossesse en milieu professionnel, qui interviendra également en visioconférence.
Bienvenue à vous toutes. Vous nous dresserez un panorama des inégalités de genre dans le domaine de la santé et, plus particulièrement, des liens entre travail et santé des femmes. Vous nous direz comment ces inégalités peuvent s'articuler avec les inégalités professionnelles. Nous aborderons notamment la question des risques professionnels. Quelles différences constatez-vous entre les sexes, quels en sont les facteurs explicatifs et comment mieux les prendre en compte ?
Alors que les accidents du travail ont baissé de 27 % chez les hommes entre 2001 et 2019, ils ont augmenté de 42 % chez les femmes, sur la même période, selon une étude de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). Les politiques de prévention sont moins développées dans les secteurs majoritairement occupés par des femmes. Or, aujourd'hui, le risque d'accident du travail est le même pour le secteur des services à la personne que dans le BTP, où l'on retrouve par ailleurs de nombreuses femmes désormais. Ces dernières sont également deux fois plus exposées aux risques de troubles musculo-squelettiques (TMS) que les hommes. Or on considère plus facilement la pénibilité liée à la manutention de charges lourdes, par exemple, que celle liée aux gestes répétitifs.
Enfin, une étude de l'Inserm a montré une augmentation de 26 % du cancer du sein en cas de travail de nuit. Les cancers d'origine professionnelle sont souvent sous-évalués chez les femmes.
Se fondant sur ces différents constats, le HCE appelle depuis plusieurs années à une évolution des critères de pénibilité au travail et à une prise en compte des risques psychosociaux. Avez-vous approfondi ce sujet ?
Nous souhaitons également étudier les liens entre les conditions socio-économiques et la santé des femmes, à la fois physique et mentale, notamment s'agissant d'une plus grande exposition au risque de dépression. Celle-ci touche deux fois plus les femmes que les hommes.
Nous évoquerons aussi le rôle de la médecine du travail en matière de prévention.
Enfin, Elsa Boulet nous présentera ses travaux sur la grossesse des femmes salariées : enjeu du suivi médical et de son articulation avec l'emploi du temps professionnel, conditions de travail, aménagements du poste de travail, etc.
Je laisse sans plus tarder la parole à Muriel Salle, avant de procéder à un échange avec les rapporteures et autres membres de la délégation.
Mme Muriel Salle, historienne. - Vous l'avez évoqué, un récent rapport du HCE portait sur la prise en compte du sexe et du genre pour mieux soigner. J'y avais collaboré avec Catherine Vidal. Un rapport de la Haute Autorité de santé (HAS), Sexe et genre en santé, un tout petit peu plus récent, recense également un certain nombre de points très intéressants. Il porte notamment sur la participation des femmes aux essais cliniques, sujet abordé lors de la dernière audition.
Je structurerai mon propos autour de trois points. D'abord, lorsque l'on croise les domaines de la santé et du travail, on constate que les femmes y sont largement invisibilisées, essentiellement pour des raisons historiques. Puisque je suis historienne, j'adopte souvent cette perspective. L'androcentrisme des savoirs médicaux, pensés par et pour les hommes, fait que le corps de l'homme a longtemps été considéré comme le standard de la médecine. Ce point est largement démontré par des travaux historiques multiples. Il a été rappelé lors de l'audition du 17 novembre, à travers l'exemple des études précliniques et cliniques et des études pharmaceutiques. Malgré certaines évolutions remarquables, j'aime rappeler certaines curiosités. Ainsi, si nous atteignons presque la parité en matière d'essais cliniques, le rapport de la HAS relève que 76 % des participants aux études dans le domaine de l'ophtalmologie sont des femmes, alors qu'elles sont absentes des essais sur les produits de contraste pour l'imagerie médicale. Il y a là une curiosité, puisque les spécialités médicales dont il est question ici ne sont pas marquées par une différence femmes/hommes quelconque. Il y a donc encore des points sur lesquels nous devons progresser, bien que des évolutions favorables soient à souligner. N'oublions pas l'invisibilisation des femmes en santé, en citant notamment l'exemple canonique des maladies cardiovasculaires et des symptômes atypiques que présentent la moitié des femmes qui font un infarctus du myocarde. Nous avons largement montré par l'histoire que les femmes étaient mal soignées ou mal diagnostiquées, parce qu'elles sont invisibilisées ou, au contraire, sur-visibilisées sur des spécificités. La santé sexuelle et reproductive fait par exemple l'objet d'un intérêt particulier, mais on oublie souvent que les femmes ont aussi un coeur, un cerveau, des poumons, et qu'elles ne sont pas réductibles à leurs fonctions sexuelles et reproductives.
Cette invisibilité observée dans le domaine de la santé est également présente dans le monde du travail. Qui n'a jamais entendu dire que les femmes avaient commencé à travailler lors de la première, voire de la Seconde Guerre mondiale ? J'enseigne l'histoire, et j'entends très fréquemment cette affirmation. C'est parfaitement faux. Les femmes ont toujours travaillé. Nous ne reviendrons pas ici sur les différences entre le travail et le salariat. Mais cette idée reçue est très révélatrice. Aujourd'hui, le taux d'emploi des femmes s'élève à presque 70 % pour la tranche des 15-65 ans. Pourtant, on prend rarement la mesure de leur participation au monde du travail, sauf lors de la crise sanitaire lorsqu'on s'est rendu compte qu'elles formaient le gros des travailleurs de première ligne. Surtout, on mesure mal la pénibilité des emplois occupés par les femmes. Pour quelle raison ? Il existe dans notre pays des emplois dits « féminins ». Par exemple, le métier d'infirmière est occupé à 88 % par des femmes. Puisque ces emplois sont perçus comme féminins, on imagine qu'ils sont naturellement occupés par des femmes. Nous devons comprendre par là que les femmes sont faites pour les exercer, qu'elles ont les qualités requises pour le faire. Ce mécanisme est documenté en sociologie des professions. Considérer qu'un travail requiert des qualités plutôt que des compétences revient à se référer à l'inné plutôt qu'à l'acquis. Surtout, cela empêche de prendre la mesure du niveau de qualification requis et du niveau de pénibilité associé au travail. Ces mécanismes intellectuels sont importants.
Je serai beaucoup plus rapide sur mon second point, que vous avez développé en introduction. Sur la santé des femmes en général, on a longtemps eu des connaissances erronées voire pas de connaissances du tout. Sur la santé des femmes au travail, c'est encore le cas. Vous avez rappelé qu'on communique souvent sur la baisse des accidents du travail, en soulignant qu'elle concerne les hommes. L'augmentation est en revanche considérable chez les femmes, puisqu'elle s'élève à 40 %. Ce constat s'explique par le fait que certains métiers dits masculins ont connu des baisses d'effectifs, dans le domaine de l'industrie, du bois, de la chimie ou de la métallurgie. Le travail de Florence Chappert, de l'Anact, l'illustre. Cela s'explique par ailleurs par le fait que les femmes sont de plus en plus nombreuses sur le marché de l'emploi, notamment dans les secteurs de la santé et du social, où les risques d'accident du travail sont largement sous-estimés. On travaille également peu sur la question des conditions de travail. Celles-ci, au-delà de la nature des emplois exercés, sont déterminantes.
Je terminerai en développant un exemple extrêmement révélateur de ce que je viens de vous exposer : celui des TMS. Les TMS sont la première maladie professionnelle dans notre pays et concentrent 88 % des 50 000 malades reconnus atteints d'une maladie professionnelle en 2018. 55 % de ces malades sont des femmes. Le coût direct de ces TMS pour les entreprises, évalué par l'assurance maladie, s'élève à 2 milliards d'euros. Les coûts indirects sont probablement deux à sept fois plus élevés, si on réfléchit en termes de coûts de production, d'absentéisme ou d'impact sur les autres employés. En effet, lorsque des personnels commencent à s'absenter, la charge de travail se redéploie sur les présents.
Pourquoi cette surexposition féminine en matière de TMS ? D'abord, les causes physiques ne doivent pas être négligées. Il y a bien sûr des différences entre le corps des hommes et celui des femmes. Ces facteurs ne suffisent pourtant pas à expliquer cette surexposition. Je prends les TMS pour exemple car ils font office de miroir grossissant du monde du travail. Les facteurs physiques, tels que la répétition de gestes à des cadences rapides, s'ajoutent à de multiples conditions de travail, telles qu'une posture pénible ou un poste mal adapté - notamment lorsque l'outil de travail n'a pas été pensé pour qu'une femme s'y installe. Dans le cadre d'un contrat précaire, avec un temps partiel subi ou des horaires décalés - on parle ici de conditions d'emploi - articulés à une vie personnelle parfois compliquée, le cocktail devient explosif. Le travail fait mal, d'autant plus quand ces conditions s'installent dans le temps. C'est le cas pour les femmes. Nous savons que moins les salariés ont de perspectives d'évolution professionnelle, plus leur risque de TMS augmente. Or nous remarquons en sociologie des professions que, dans les métiers qu'on dit féminins, les progressions de carrières sont plus faibles et que le plafond de verre existe encore. Ces femmes qui vivent des conditions de travail et d'emploi difficiles y restent, et le risque de TMS s'en trouve augmenté.
Par ailleurs, ceux-ci se manifestent en différé. Il faudrait travailler davantage sur la prévention. Sophie Le Corre, de l'Anact, m'indiquait qu'il était nécessaire de rester vigilants aux signaux faibles. L'absentéisme constitue une alerte jaune, les restrictions d'aptitude déclarées par la médecine du travail, une alerte orange. Lorsque la reconnaissance pour maladie professionnelle survient, il est trop tard. Des problématiques spécifiques touchent les femmes sur leur lieu de travail. Elles sont souvent invisibles, mal comprises, sous-évaluées, pour toutes les raisons évoquées dans mon introduction.
J'aimerais rappeler les propos de Karen Messing, ergonome québécoise ayant réalisé un travail remarquable sur les métiers dits « féminins ». Elle dit que « le travail léger pèse lourd » et que les femmes, parce qu'elles semblent épargnées par les métiers connus comme pénibles et dangereux, sont en dehors des radars, raison pour laquelle le travail leur fait particulièrement mal.
La prise en considération, dans le monde du travail, des souffrances spécifiques et du déploiement de solutions concrètes est bénéfique aux femmes, mais aussi à l'ensemble des personnes qui travaillent. À la Poste, par exemple, depuis que la distribution du courrier est aussi assurée par des femmes, le chariot à roulettes a remplacé la besace. Quelques facteurs « à l'ancienne » ont fait preuve de résistance, puisqu'ils considéraient la besace comme un objet symbolique. Pourtant, depuis son remplacement, la santé du dos et des épaules des factrices et facteurs se porte bien mieux.
Ainsi, prendre en considération la santé des femmes au travail leur serait bénéfique au premier chef, mais elle le serait également, de manière générale, dans un objectif d'amélioration des conditions de travail et d'emploi pour les femmes comme pour les hommes.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour cette première intervention qui nous éclaire sur le travail des femmes sur le temps long, et sur les conditions dans lesquelles elles l'exercent. Je laisse la parole aux rapporteures, si elles souhaitent vous questionner.
Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci pour vos propos. J'ai suivi cette semaine vos interventions, en prévision de cette audition.
De quelle façon la crise sanitaire a-t-elle participé à la dégradation des conditions de travail des femmes, qui occupaient des métiers dits de première ligne ? Quels sont les leviers à actionner à court et moyen termes pour améliorer la qualité de vie au travail ?
Mme Muriel Salle. - Le premier sujet est très complexe, et vous donner une réponse rapide me semble un peu problématique. Le fait que les femmes soient surreprésentées dans les professions de santé, exposées au premier chef, a augmenté la tension sur ces métiers. En tant qu'universitaire ayant assuré la continuité pédagogique, j'ajouterai que nous avons articulé la continuité de service public et le télétravail. J'ai moi-même télétravaillé pendant cette période, en étant confinée seule avec deux jeunes enfants. Se posait ici la question de travailler en distanciel, dans des conditions dégradées, et dans des conditions de stress importantes.
Les conséquences du télétravail sont encore, je pense, mal mesurées sur la santé physique, mais aussi mentale. Des travaux sont en train de s'élaborer mais nous commençons seulement à en prendre la mesure. Je suis frappée par le fait que lorsque le travail a repris en conditions normales, il n'y a eu que peu de réflexions sur ce qui s'était passé et ce qui avait été vécu par les femmes qui travaillaient dans ces conditions pendant la crise sanitaire et, plus généralement, par les gens qui n'ont pas cessé de travailler. Nous attendons les résultats des travaux en cours.
Pour ce qui est des leviers à actionner, introduire de manière systématique le concept de genre pour analyser les politiques publiques déployées en matière de santé ou d'incitation à l'emploi et au retour à l'emploi pourrait être intéressant. Considérer que les politiques de prévention en matière de santé au travail ne sont que peu, voire pas genrées, et accompagner la formation des inspecteurs et inspectrices du travail à ce titre pourrait présenter un intérêt concret.
Enfin, la formation des professionnels de santé me semble également primordiale sur les questions de santé des femmes ou sous le prisme du genre. Je forme moi-même des étudiants en médecine et je sais que cet aspect est anecdotique dans notre pays en général, dans les cursus médicaux en particulier. Il est absent de la formation des médecins du travail. Les travaux des ergonomes que je citais plus tôt mériteraient de faire partie de leur bagage de base.
Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Vous assurez une formation « genre et santé » auprès des étudiants en médecine à Lyon. Je sais qu'il existe à Nantes une formation similaire. Est-elle commune à tous les étudiants ? Quelles sont les universités la proposant et celles qui ne la proposent pas ? Comment pouvons-nous porter la nécessité d'inclure ce type de formation dans les études de santé ?
Par ailleurs, des travaux ont-ils eu l'occasion de quantifier et d'identifier l'impact de la non-prise en compte de la question spécifique de la santé des femmes au travail sur l'égalité salariale et professionnelle ?
Mme Muriel Salle. - Je note que les auditions ouvrent toujours des pistes de recherche, si d'aventure nous craignions de nous ennuyer.
Je suis lyonnaise et je travaille assez régulièrement avec le Professeur Patricia Lemarchand, pneumologue à Nantes. Des relais de chercheuses interviennent ponctuellement dans la formation des étudiants en médecine. Patricia Lemarchand donne le cours de cardiologie sur les spécificités féminines dans les maladies cardiovasculaires. Elle sort de sa spécialité, la pneumologie, sur demande de ses confrères. La mise à jour de leurs enseignements leur semblait en effet hors de leurs capacités.
À Lyon, je ne voudrais pas vous donner l'impression que je fais la révolution. Je propose une matinée d'enseignement en première année d'études de santé sur les questions de sexe et de genre. Je crois à la nécessité d'articuler ces deux concepts. J'interviens également ponctuellement dans les masters en santé publique ou anthropologie du soin.
Comment inscrire ces questions au curriculum ? Les programmations sont décidées par les universités. C'est bien au niveau local que les choses se décident. Il n'existe pas de programme national pour les études de médecine. L'ensemble des étudiants et étudiantes ne se mesure au plan national qu'à un moment, lors de l'internat, à l'examen classant national (ECN). Ainsi, si nous voulons être efficaces, nous devons inscrire ces questions de genre en santé dans les questions préparées par les étudiants à cette occasion. L'enjeu de l'internat est tel que si vous y inscrivez un sujet, les étudiants travailleront nécessairement dessus et se verront offrir une formation préalable. C'est selon moi notre seul levier pour faire évoluer les curriculums en santé.
Enfin, je n'ai pas de réponse sur votre dernière question. Je ne manquerai pas de me renseigner pour voir si nous pouvons mettre des étudiants sur le sujet.
Mme Annick Billon, présidente. - Vous avez parlé des TMS, qui représentent la majorité des maladies professionnelles. Avez-vous identifié une différence dans les réponses qui y sont apportées par les entreprises en fonction de leur taille ? Je suis originaire de la Vendée, où sont implantées de nombreuses entreprises de taille intermédiaire (ETI) et sociétés développant des plans pour la responsabilité sociale et environnementale (RSE) ou pour la qualité de vie au travail. Selon vous, existe-t-il un fossé entre les petites et moyennes entreprises (PME) qui maillent notre territoire et les ETI, ou multinationales, dont les obligations les poussent peut-être davantage à avancer sur ces sujets de conditions de travail ?
Mme Muriel Salle. - Évidemment, la taille des entreprises n'est pas sans impact sur la prise en compte des problématiques de santé au travail et, de manière générale, sur l'avancée des questions d'égalité femmes-hommes dans le monde du travail. Les grandes entreprises ont les moyens de se doter de consultants extérieurs qui élaborent des plans égalité. Elles sont, dans le contexte actuel, particulièrement sensibles à la mise en avant de la qualité de vie au travail pour des raisons d'attractivité et de recrutement. La difficulté porte surtout sur les petites entreprises et les travailleurs indépendants. Je travaille actuellement avec l'Ordre des avocats de la ville de Lyon. Les questions de santé au travail et d'égalité professionnelle au sein d'un cabinet comptant deux ou trois collaborateurs se posent. On manque de moyens humains et administratifs dans les structures de petite taille, ce qui accentue l'invisibilisation. Ce sont pourtant ces sociétés qui rassemblent la majorité des emplois dans notre pays.
Mme Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Concernant les TMS, je sais que des formations sont souvent proposées, notamment dans les Ehpad et dans tous les métiers nécessitant de porter des charges. Avez-vous un retour à nous transmettre concernant ces sessions de formation et l'amélioration éventuellement observée à leur terme ? Je sais que les habitudes ont la vie dure. Quand on est habitués à effectuer certains gestes, il est parfois difficile de les changer. Ne pensez-vous pas qu'un enseignement aux gestes et postures devrait être proposé dès le plus jeune âge, notamment à l'occasion des cours d'éducation physique dispensés dans les collèges et lycées ? Vous l'avez dit, une femme réalise plusieurs tâches dans une même journée : faire les courses, porter les enfants, porter des charges au travail et en dehors... Cela contribue à user les organismes. Apprendre à soulever en pliant les genoux, et non le dos, pourrait améliorer la santé des femmes en règle générale.
Mme Muriel Salle. - Cela pourrait en effet être une bonne idée pour faire évoluer les programmes d'enseignement d'éducation physique et sportive. Vous mettez ici le doigt sur un autre problème. En plus de former des médecins, je forme des enseignants. Je sais d'expérience que les jeunes filles se désengagent, dès la classe de cinquième, de la pratique physique et sportive en dehors des cours obligatoires. C'était auparavant le cas à la fin du collège. Ce désengagement signifie qu'elles ne se rendent plus aux séances de sport ou qu'elles s'y rendent en étant totalement démotivées, sans y prendre une part active. Cela a à voir avec des stéréotypes très ancrés sur la question des femmes et des pratiques sportives. Évidemment, apprendre à prendre soin de son corps pourrait être une très bonne idée, pour les filles et les femmes, mais aussi pour les garçons et les hommes.
Ensuite, l'impact des formations peut être mesuré, mais nous n'avons pas suffisamment de recul, à ma connaissance, pour disposer d'éléments significatifs à aborder. Souvent, les gestes qu'il est demandé d'effectuer lors des formations augmentent la durée de la tâche à réaliser. Ainsi, en plus des habitudes qui ont la vie dure, les cadences de travail font qu'il existe un réel fossé entre ce qui est prescrit par le formateur et ce qu'il est possible de faire à long terme dans la pratique professionnelle.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour vos réponses. Nous vous libérons et vous laissons aller travailler, dans de bonnes conditions je l'espère.
Je me tourne maintenant vers Caroline De Pauw, qui a écrit le livre La santé des femmes - Un guide pour comprendre les enjeux et agir.
Mme Caroline De Pauw, docteure en sociologie, directrice de l'Union régionale des professionnels de santé (URPS) Médecins libéraux des Hauts-de-France, chercheuse associée au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clerse). - Merci de votre invitation, qui m'honore. Je suis sociologue et je dirige l'union des médecins libéraux des Hauts-de-France. Cela me permet de vous parler depuis cette double posture.
On ne peut dissocier la santé du travail. L'OMS définit la santé comme un état de bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. Cette définition a été complétée par celle de la Charte d'Ottawa, qui liste les ressources préalables pour être en bonne santé : se loger, accéder à l'éducation, se nourrir convenablement, disposer d'un certain revenu, bénéficier d'un écosystème stable, compter un apport durable de ressources, avoir le droit à la justice sociale et à un traitement équitable. De toutes ces dimensions, le travail est une valeur pivot.
J'ai beaucoup de respect pour Catherine Vidal, que vous avez rencontrée, avec laquelle j'ai collaboré. Je ne reprendrai pas les chiffres qu'elle vous a présentés il y a trois semaines, notamment concernant les décalages en termes d'espérance de vie et d'espérance de vie en bonne santé. Il est toutefois intéressant de noter que les femmes sont défavorisées en matière de conditions et de ressources préalables. Elles sont davantage concernées par la précarité financière immédiate et à distance. Elles sont plus nombreuses en situation de chômage subi, et non choisi. Elles sont moins bien rémunérées. Quand elles sont dans une situation de parentalité et qu'elles ont un conjoint homme, elles sont plus pénalisées que ce dernier en termes de rémunération. Elles sont quatre fois plus sujettes aux temps partiels subis. Les chefs de familles monoparentales sont des femmes dans 85 % des cas. Un quart de ces mêmes familles monoparentales se trouvent sous le seuil de pauvreté. Une fois que la charge parentale est assumée, lorsqu'arrive le droit à la retraite, celui-ci sera par ailleurs limité si votre parcours a été chaotique.
En 2010, on observait 24 % de différence de salaire entre hommes et femmes en situation de parentalité. L'écart augmente au fur et à mesure de l'âge. L'écart de salaire s'établit à 6 % pour un chef de famille de 20 ans, selon son sexe. Il s'élève à 20 % à 45 ans. Ainsi, on pourrait croire que le fossé se réduit à mesure que l'on vieillit et que les enfants grandissent, mais il n'en est rien. Le plafond de verre est bien présent sur le sujet. Je milite pour ne pas prendre en compte que les catégories socioprofessionnelles, mais aussi le sexe, le lieu de résidence, l'origine géographique, le travail ou encore le statut familial. Selon moi, la santé doit être pensée comme un modelage par la position sociale occupée par la personne.
J'ai ajouté à ma présentation un schéma réalisé en 1998 par le Haut conseil de santé publique de l'époque. Il illustrait les enchaînements causaux de la mauvaise santé en situation de précarité, montrant l'intrication entre le chômage, la précarité du travail, la dégradation des conditions de vie, la souffrance psychologique, la vulnérabilité accrue, et la mauvaise santé physique et mentale. Tout est lié. Surtout, ce schéma date de 1998. J'ai l'impression de tenir exactement le même débat aujourd'hui. Je me demande ce que nous avons pu faire sur le sujet depuis vingt-quatre ans. Le phénomène et les processus sont connus depuis bien longtemps. J'étais ravie qu'on me demande ce qu'il était possible de faire pour améliorer les choses, plutôt que d'essayer d'en donner une définition, une fois de plus.
Ensuite, la pénibilité et les risques sont sous-estimés chez les femmes. On retrouve chez elles une souffrance chronique plus forte associée au travail : arthrose, lombalgies et autres atteintes du dos, cervicalgies ou autres atteintes cervicales chroniques. Catherine Vidal et Muriel Salle vous en ont déjà parlé. Nous subissons les stéréotypes de genre sur l'imaginaire du travail féminin et masculin, et de la pénibilité associée. Dans l'imaginaire collectif, on va considérer qu'un travail pénible est masculin, et qu'il est lié à des efforts physiques importants, à des ports de charges lourdes, au bruit. Des programmes de prévention intéressants ont été construits mais la pénibilité féminine y est sous-estimée. Elle est considérée comme moins dangereuse.
Comme indiqué plus tôt, les TMS sont sous-déclarés chez les femmes alors qu'elles présentent plus de risques que les hommes. On les retrouve dans les secteurs de l'entretien, de l'aide à domicile, de l'accueil aux caisses dans les supermarchés... Les femmes y sont surreprésentées. C'est peut-être pour cette raison qu'on s'en occupe peu. Si des hommes étaient concernés, il est fort probable que des plans de prévention auraient déjà été élaborés.
Ainsi, un certain déni existe quant aux conditions de travail de nombreux métiers, dès lors qu'on les qualifie de « féminins ». S'y ajoute un sujet de reconnaissance et de sous-déclaration des maladies professionnelles. Je suis plutôt contente de constater que les chiffres augmentent car cela signifie que les femmes se saisissent de cette question et qu'elles assument de dire que leurs conditions de travail sont en train de les rendre malades. Nous devons peut-être voir ces chiffres comme un phénomène de rattrapage de conditions préexistantes. Les femmes ont tendance à occulter les maladies professionnelles car elles ont peur de perdre leur emploi. En situation de famille monoparentale, par exemple, elles ne peuvent se permettre de perdre leur emploi et ne vont donc pas déclarer de maladie professionnelle pour ne pas se retrouver en difficultés. Elles craignent un licenciement, qui pourrait être catastrophique, ou un reclassement. Elles manquent également d'informations. Les procédures administratives sont complexes et souvent décourageantes. Enfin, nous observons un manque de soutien de la part des soignants, non par volonté mais bien par méconnaissance des risques.
À titre d'exemple, les nombreux métiers dits « féminins » sont exposés à un port répétitif de charges dépassant la norme autorisée de 25 kilogrammes. C'est le cas des infirmières, des aides à domicile, des ouvrières... Ce ne sont pas de faibles femmes ; on leur donne simplement trop de charges.
Nous pouvons également mentionner une invisibilisation des risques de cancers professionnels chez les femmes, comme le prouvent les études sur les expositions. Des progrès ont été faits sur les essais thérapeutiques, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir. Pour autant, la parité hommes-femmes dans la recherche en santé et travail est loin d'être atteinte. On n'y questionne pas le sexe, ce qui ne permet pas d'obtenir des données, et donc d'établir des mesures et plans de prévention. Ces études sont souvent conduites chez les hommes, ce qui entraîne une faiblesse dans les mesures de protection, notamment dans les métiers du nettoyage. Les femmes peuvent être exposées à quatorze agents cancérogènes sur leur chariot de ménage. Elles ne font pourtant pas l'objet d'études. À l'inverse, de nombreuses études sur le sujet ont été menées dans le BTP, pour prévenir les risques, notamment d'exposition à des cancérogènes.
Les risques psychosociaux touchent également plus gravement les femmes, parce qu'ils sont plus fréquents dans les métiers à prédominance féminine. Ils touchent la santé physique et mentale et sont liés au travail. Leurs causes relèvent des conditions d'emploi, de l'organisation et des relations de travail. Il s'agit de risques sur lesquels on peut agir quelle que soit la taille de l'entreprise. Ils concernent particulièrement les femmes, notamment sur les postes peu qualifiés, les horaires atypiques, le travail fractionné ou le manque d'autonomie, où les femmes sont surreprésentées. Elles sont également sujettes à plus de discontinuité et de ruptures dans les parcours professionnels, ce qui augmente les risques psychosociaux.
Les femmes sont en outre surreprésentées dans les secteurs d'activité avec des relations humaines. Ces métiers vont les confronter à des risques le plus souvent minimisés, voire occultés, y compris par celles qui les subissent. Les femmes sont parfois leurs plus mauvaises défenseuses, malheureusement. Elles vont trouver normal qu'on leur parle mal, qu'on les maltraite. Elles ont interprété ce risque comme classique. Elles devraient déjà ne pas l'accepter dans leur vie personnelle, mais elles l'acceptent aussi dans leur vie professionnelle. Sont concernés les métiers d'agent d'accueil, de téléconseiller, de caissier... Cela entraîne de la tension entre les personnes, des remarques sexistes, des demandes d'urgence pour des situations sociales parfois dramatiques, qui peuvent créer un risque psychosocial important.
Je parlerai rapidement du harcèlement au travail, plutôt bien documenté, qui fait régulièrement débat. Selon les dernières études, une femme active sur cinq vivra une situation de harcèlement sexuel au cours de sa vie professionnelle. Seule une sur vingt portera plainte. Nous sommes encore et toujours confrontés à un sujet de libération de la parole sur ce qu'est un harcèlement et sur le fait qu'il soit reconnu et pénalisé, le cas échéant. 80 % des femmes salariées considèrent qu'elles sont régulièrement confrontées à des attitudes ou décisions sexistes qui entraînent une perte de confiance en soi, de bien-être au travail, mais aussi de performance. 93 % des femmes pensent que ces attitudes peuvent avoir des répercussions sur leur sentiment d'efficacité personnelle, et donc sur leur santé mentale.
Il existe par ailleurs des liens forts entre la charge mentale professionnelle et domestique. Je pense que Mme Boulet pourra compléter ce point. Les femmes subissent plus fortement la transformation sociétale des familles. Dans les couples biactifs, familles monoparentales ou recomposées, en cas de grands-parents dépendants ou d'exigences éducatives croissantes, ce sont encore les femmes qui doivent supporter ces activités domestiques et parentales, en les conciliant à leur vie professionnelle. La pression est très forte pour qu'elles endossent le rôle de proche aidant, notamment pour être aides parentales et filiales. C'est moins vrai quand on parle d'une personne en situation de handicap. Plus vous augmentez le nombre d'aidés et plus la question du genre se pose. 57 % des aidants sont des femmes mais cette proportion augmente à hauteur de 75 % lorsqu'il y a plus de deux personnes à aider. Ce rôle impose une conciliation de la vie professionnelle et personnelle. Cette intégration de schéma se fait dès le plus jeune âge. L'évolution du marché du travail actuel, qui demande des horaires décalés, une disponibilité de plus en plus importante, un présentéisme très français, pénalisera davantage les femmes qui doivent concilier vie domestique et professionnelle et les contraintes qui y sont associées.
Je citerai également l'exemple de la fibromyalgie, lié à la question suivante : le travail pourrait-il rendre malade ? Nous devons pouvoir aborder ce sujet de manière dépassionnée. Cette maladie a pour symptômes des douleurs musculo-squelettiques et une fatigue majeure chez des personnes pour lesquelles on aura éliminé toute autre cause possible des symptômes. 2 à 4 % des adultes sont touchés, avec huit femmes pour un homme. Le profil type des malades est celui d'une femme travaillant dans le secteur social ou dans la relation d'aide, âgée d'une quarantaine d'années lors de la survenue des symptômes. On aurait tort de croire que cela se passe dans leur tête, parce qu'elles ne supporteraient pas leur quotidien. Dans la documentation, il s'agit plutôt d'une pathologisation de la charge mentale, qui touche en priorité les métiers du care : médecins, infirmières, aides-soignantes, aides à domicile. En raison de l'articulation entre leur vie professionnelle et personnelle, elles doivent en permanence assumer le don de soi. À un moment donné, leurs conditions de travail et de vie vont se dégrader à un tel point qu'il ne leur sera plus possible de faire quoi que ce soit. Cette dissociation de vies privée et professionnelle est compliquée dans ces métiers. Elle expose les personnes concernées à un risque pour leur santé et porte gravement atteinte à leur santé mentale.
Ensuite, la dépression n'est pas une maladie de femmes, mais une maladie sous-diagnostiquée chez les hommes. Si on intégrait les symptômes complets, à savoir des pratiques addictives et des conduites à risque, en plus du reste, on arriverait à une égalité entre les proportions d'hommes et de femmes dépressifs. Nos stéréotypes occasionnent un sous-repérage en nous laissant penser que la symptomatologie de la dépression serait uniquement réservée à de la fatigue, de la tristesse et des pleurs. Ce constat pose un sujet de repérage et d'accompagnement des hommes en situation de détresse. La dépression est un problème de société et de précarité, et non de femmes et d'hormones. Votre vie est évidemment plus difficile si vous vous demandez si vous serez en capacité de nourrir votre famille à la fin de la semaine.
Pourquoi en arrivons-nous à ces situations ? Ce n'est pas inné, mais acquis. On intègre un discours dissuasif pour accéder à certains postes, et celui d'une nécessité de prévoir une trajectoire compatible avec les stéréotypes d'une vie de couple et de famille idéalisée. Depuis toutes petites, les filles entendent qu'elles seront mamans, qu'elles seront de bonnes épouses et qu'elles devront choisir un métier en adéquation avec ce futur. Au moment de choisir leur avenir, elles ne s'autoriseront donc pas à aller vers des métiers associés à des carrières importantes. Elles vont estimer ne pas pouvoir faire ces études ou ce métier car leur vie n'y sera pas compatible avec une vie de famille telle qu'elles l'imaginent, lorsqu'elles seront mères ou épouses. Les jeunes filles s'autocensurent sur ce sujet.
Évidemment, toutes les femmes ne sont pas identiques. Certaines cumulent les vulnérabilités. Par exemple, une femme en situation de surpoids ou d'obésité aura moins de chance que les autres. Elle aura tendance à moins accéder aux études, parce qu'elle s'autocensurera, parce que son estime d'elle-même aura été tellement touchée qu'elle ne s'en sentira plus capable. Elle sera discriminée sur le marché de l'emploi, car la discrimination, si elle est réelle chez les hommes comme chez les femmes, est plus forte chez ces dernières, à des seuils inférieurs. Ensuite, alors qu'on observe un nivellement chez les hommes une fois qu'ils sont intégrés dans le milieu professionnel, les femmes en situation de surpoids ou d'obésité continuent à cumuler les vulnérabilités. Elles seront pénalisées en termes de rémunération et d'ascension par rapport à leurs homologues féminines plus minces. Évidemment, les femmes en situation de handicap sont également victimes de doubles stéréotypes : ceux qui sont associés au genre et ceux qui sont associés au handicap.
Ainsi, j'identifie une nécessité de promouvoir la mixité des métiers. Je suis ravie que l'on se félicite que les femmes occupent des métiers d'hommes, mais je serais ravie que des hommes occupent des métiers de femmes. Cette réciproque n'est absolument pas vraie. Le fait qu'une profession se féminise induit, et j'en suis la première désolée, un déclassement de celle-ci. Je travaille pour les médecins libéraux. Toutes les analyses de trajectoire montrent que les études de médecine se féminisent, mais aussi que les conditions de travail se dégradent. Ces deux constats sont directement liés. Les jeunes étudiants garçons préfèrent aujourd'hui s'orienter vers des filières de type commerce et ingénierie, plus rémunératrices, avec des conditions plus faciles, que vers les métiers de la santé.
Promouvoir la mixité des métiers, y compris des métiers dits « de femmes » occupés par des hommes, est nécessaire. Les stéréotypes sont peu conscients chez les concernés. Ils sont tellement intériorisés qu'en prendre conscience permet déjà de changer les choses. Je suis extrêmement positive sur le sujet, raison pour laquelle je suis présente ce matin.
Il est également essentiel de développer les parcours pour éviter les phénomènes d'usure professionnelle. Les femmes entrant dans les postes de premier niveau auront en effet peu de perspectives d'évolution.
Depuis 1993, on a documenté les facteurs de risque de précarité liés notamment au niveau social. Je peux citer l'absence d'autonomie dans son travail, le sentiment de ne pas utiliser toutes ses compétences, le sentiment de ne pas recevoir l'estime que l'on pense mériter, l'absence d'estime de soi ou le sentiment de dévalorisation personnelle, facteurs de risques documentés de précarité, non sans impact sur les inégalités sociales de santé. Je plaide pour pouvoir, un jour, donner des cours à ce sujet dans les écoles de management, pour que les futurs managers intègrent cette dimension dans leur encadrement. Ici, on parle réellement de la manière de traiter l'autre dans les relations de travail.
J'identifie plusieurs ouvertures sur le thème de la santé des femmes corrélée au travail :
- développer les recherches sur le genre, la santé et le travail avec un rapprochement avec les facteurs environnementaux au sens large, en réalisant un focus sur les risques émergents et les nouvelles normes pour prendre en compte les différentes morphologies. En effet, le corps des hommes et celui des femmes ne sont pas identiques. Finalement, il s'agit de prendre en compte les corps tout court, puisqu'il existe des hommes petits, d'autres gros, d'autres dits « normaux ». Adapter le travail à la morphologie des gens est utile pour tout le monde, et pas seulement pour les femmes ;
- diffuser la connaissance des risques professionnels auprès des femmes ;
- inciter à des organisations de temps de travail plus inclusives, permettant de concilier la vie professionnelle et la vie personnelle et familiale ;
- reconnaître les pathologies mentales et la souffrance psychologique comme maladies professionnelles et accidents de travail ;
- adapter et prendre en compte la douleur dans l'adaptation du travail, notamment sur le congé menstruel et l'endométriose. J'espère évidemment qu'on adaptera aussi le poste de travail d'un homme qui souffre. Nous pourrions dépassionner certains débats pour en faire des questions beaucoup plus larges ;
- réfléchir sur la place du télétravail, car ses conditions sont aujourd'hui moins favorables pour les femmes. Elles ont moins accès aux outils numériques. Lorsque vous êtes deux à télétravailler, c'est souvent le conjoint masculin qui a accès à l'ordinateur. L'espace numérique des femmes à la maison est souvent plus restreint que celui des hommes. Elles ont par ailleurs une charge familiale à assumer en plus de leur travail. Leur flexibilité horaire est particulièrement forte. Pour ces raisons, le télétravail peut être particulièrement pénalisant pour les femmes.
Enfin j'attire votre attention sur le risque de confusion quant à la définition de féminisation des professions. Dans le cadre de mon travail, j'entends souvent que le problème vient de celle-ci. Ce n'est pas le cas. Chez les médecins, les hommes et les femmes aspirent à une meilleure conciliation de leur vie professionnelle et de leur vie familiale. Ce que l'on qualifie à tort de féminisation de la profession revient en réalité à pouvoir assumer ces deux dimensions. Je pense également que le taux de féminisation est un indicateur utile, corrélé aux conditions de travail, puisqu'une profession qui se féminise de façon majeure et rapide est révélatrice d'une dégradation des conditions de travail de ce métier. J'entendais que s'ouvrait aujourd'hui le Conseil national de la Refondation (CNR) Éducation, et que l'on se posait des questions sur le recrutement en crèches et dans la petite enfance. Peut-être serait-il utile de se pencher sur la question de la dégradation des conditions de travail qui sont telles que même les femmes n'y candidatent plus.
Comme Muriel Salle, je conclurai mon propos sur la nécessité d'élargir notre réflexion, non pas sur la seule prise en compte des spécificités des femmes, mais bien à l'ensemble des spécificités de genre, hommes et femmes, voire à la lutte contre les vulnérabilités au sens large. Je regrette de ne parler qu'à des femmes dès que je dois parler de santé des femmes. La santé des femmes n'est pas une question de femmes. Je remercie ainsi la délégation d'avoir organisé cette rencontre en présence d'hommes. C'est un sujet de société et de vivre ensemble.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour cette présentation extrêmement complète. J'imagine que le sujet du travail des femmes est également important pour la délégation marocaine présente aujourd'hui à nos côtés.
Je précise que des hommes et des femmes siègent dans cette délégation, bien que les premiers soient peu représentés ce matin.
Mme Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Merci pour cette présentation claire. J'ai été très surprise lorsque vous avez parlé du discours dissuasif. Je l'ai moi-même entendu lorsque j'étais jeune. Quand j'ai voulu faire des études, ma mère me demandait pourquoi m'embêter, puisque j'allais me marier et avoir des enfants. J'ai connu cette lutte pour réussir à faire ce que je voulais faire. Je suis surprise qu'on soit encore dans ces schémas quarante ans plus tard. Je pensais que les choses avaient évolué, que les jeunes filles et jeunes femmes se prenaient plus en main et étaient plus indépendantes de ces discours.
Je suis vétérinaire. Dans les écoles vétérinaires, les femmes sont beaucoup plus nombreuses - 80 % des étudiants sont des étudiantes -, alors qu'elles étaient une poignée à mon époque. Je pense qu'à cet âge, les filles réussissent mieux certains types d'études, parce qu'elles sont plus bosseuses.
Mme Raymonde Poncet Monge. - Les critères de pénibilité ont très bien été mis en avant lors de l'allongement de l'âge de la retraite de 60 à 62 ans. À l'époque, je dirigeais une activité de service de soins à domicile. J'ai remarqué que les critères s'appliquaient surtout aux hommes, notamment à l'industrie, au secteur secondaire, et pas du tout au secteur tertiaire, occupé par des femmes. Le port de charge est très visible en Ehpad ou dans le secteur de l'aide à domicile. Comment prendre en compte la pénibilité dans les crèches, avec le port répété d'enfants ? Cette question doit être traitée. On nous dit toujours qu'on va prendre en compte la pénibilité dans le cadre d'un allongement du temps de travail. Quand l'âge de la retraite est passé de 60 à 62 ans, j'ai dit que la courbe des inaptitudes couperait celle de la retraite dans mon association. C'est ce qui s'est passé. Ce n'est pas compliqué à documenter.
Comment prendre en compte cette pénibilité dans le secteur tertiaire et du soin ?
Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Merci pour cet exposé. Vous avez noté que les femmes subissaient plus fortement la transformation sociétale des familles. Quel est à votre avis l'impact générationnel en la matière ? On pourrait considérer qu'aujourd'hui la nouvelle génération est plus au fait de ces sujets et que les hommes devraient s'investir un peu plus dans la vie domestique. Observez-vous une évolution, positive ou négative ? Quel est l'impact environnemental entre les femmes évoluant en milieu rural ou urbain ?
Mme Laurence Cohen, co-rapporteure. - Merci pour votre propos introductif très riche. Il est important de souligner que dès lors qu'une profession se féminise, elle est déclassée. On parle ici réellement de la place des femmes dans la société. Elles seraient naturellement patientes, dans l'accompagnement, dans le soin. Comme c'est naturel, elles n'ont pas besoin de formation particulière, elles ne sont pas reconnues, et les salaires ne suivent pas. Cela explique beaucoup de choses.
Tout ce qui a été fait par le patronat sur le temps partiel est parti d'une aspiration de la société à travailler moins pour s'occuper des enfants, notamment pour les femmes. Ces temps partiels sont devenus imposés et élargis à l'ensemble du salariat. Ils ont entraîné plus de précarité, des salaires moins importants, une retraite plus faible et plus de pénibilité dans les conditions de travail. J'aimerais vous entendre sur ces facteurs.
Mme Caroline De Pauw. - Vous demandiez si les femmes avaient coupé avec le schéma traditionnel en termes de travail. J'aurais tendance à dire oui et non. Pour les femmes, il est évident qu'il va falloir travailler, mais elles intègrent quand même le fait qu'il va falloir trouver un travail compatible avec une vie de famille et de couple. Elles se posent la question avant même d'accéder aux études et ne savent pas qu'elles pourraient totalement concilier ces deux aspects de leur vie. Elles ne se l'autorisent même pas, dès le départ. Elles s'autocensurent. Nous devons travailler sur l'estime de soi dans ces dimensions. Nous devons faire témoigner des femmes de leur épanouissement professionnel tout en sachant le concilier avec un modèle qui leur est propre. À chacun son modèle.
Par ailleurs, il a effectivement été démontré que les jeunes femmes étaient de bonnes élèves et pouvaient ainsi réussir aux concours, entraînant une féminisation progressive de certaines professions. Néanmoins, j'ai pris l'exemple de la profession médicale car les médecins étaient majoritairement des hommes par le passé et le secteur est en train de basculer en se féminisant largement. Or les études sur les trajectoires des étudiants montrent que ce sont certes les jeunes femmes qui réussissent au concours, mais aussi un désengagement des hommes qui ne présentent plus. Et ils ne quittent pas la profession par hasard. Aujourd'hui, un homme - parce qu'il est moins sensibilisé par la notion de « prendre soin » dans son éduction - va avoir tendance à être plus rationnel dans son choix professionnel. Il va étudier les bénéfices et les risques du métier pour lequel il postule. Les conditions qu'on lui propose aujourd'hui en tant que médecin sont moins bonnes que dans d'autres secteurs vers lesquels il va s'orienter dès le choix de son cursus universitaire.
Ensuite, je regrette aussi la faible prise en compte des risques psychosociaux en termes de pénibilité et de reconnaissance. À mes yeux, il faudrait faire appel aux équipes de recherche et aux chercheurs, et moins aux stéréotypes. Certains laboratoires, dont je ne fais pas partie, réalisent des travaux passionnants. Ils abordent ces dimensions. Pour autant, ils demandent d'accepter un coût économique majeur. La non-reconnaissance de certains risques répond en effet certainement à une logique économique, puisque leur reconnaissance occasionnerait un coût induit majeur. Ce n'est pas qu'ils touchent majoritairement les femmes, mais ils sont particulièrement nombreux.
Sur le partage des tâches et son évolution, je pense que nous sommes parfois biaisés par nos microcosmes. Oui, il est démontré que dans certaines franges moins fragiles, on a tendance à avoir un meilleur partage. Pour autant, la répartition se déséquilibre souvent à l'arrivée du premier enfant, en défaveur des femmes. Le congé maternité l'induit, puisqu'on reconnaît ce rôle social aux femmes qui sont souvent celles qui prennent le congé parental. On avait gagné six minutes de répartition de tâches sur les dernières statistiques.
Enfin, le temps partiel subi induit souvent, pour les femmes qui l'occupent, qu'elles réalisent en réalité un temps plein en étant rémunérées sur un temps partiel. C'est la double peine.
Mme Annick Billon, présidente. - Madame Boulet, vous êtes parvenue à vous connecter. Je vous laisse la parole.
Mme Elsa Boulet, docteure en sociologie à l'université de Nantes. - Merci de m'avoir invitée. Je me focaliserai sur la question de la grossesse au travail, sur la base d'un travail de recherche que j'ai mené auprès de femmes enceintes résidant en région parisienne, occupant des postes divers, à des niveaux hiérarchiques variés. Cette présentation se fonde également sur une exploitation de l'enquête nationale périnatale de 2016 réalisée par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees).
Les femmes ont toujours travaillé et sont aujourd'hui majoritairement en emploi tout au long de leur vie. C'est aussi le cas lors de la grossesse, puisque 70 % des femmes étaient en emploi à cette période de leur vie. Nous savons par ailleurs que le taux d'activité des femmes diminue avec le nombre d'enfants. Des mesures spécifiques aux femmes enceintes existent dans le droit du travail français et les conventions collectives : congés, droit d'absence pour consultations médicales, protection contre le licenciement, aménagements du poste de travail... La France se caractérise également par un parcours de soins standardisé, financé par l'assurance maladie, très largement suivi par les femmes, bien que nous observions des inégalités socioéconomiques assez importantes en la matière.
Malgré ce contexte a priori favorable aux travailleuses enceintes, on remarque plusieurs difficultés. D'abord, le taux d'emploi est plus faible au moment de la naissance (65 %) que pendant la grossesse (70 %), ce qui signifie qu'elles ont perdu ou quitté leur emploi en cours de grossesse. J'y reviendrai plus tard.
Le taux de chômage est en outre beaucoup plus élevé au moment de la naissance que pour les femmes de la classe d'âge de 24 à 49 ans. En effet, 18 % des premières sont au chômage, contre 9 % des secondes.
La fréquence des discriminations déclarées en lien avec la grossesse ou la maternité interroge par ailleurs. Le défenseur des droits a dressé ce constat dans son rapport de 2017 sur les discriminations au travail. La grossesse et la maternité arrivent au troisième rang des motifs de discriminations dans l'emploi les plus fréquemment déclarés par les femmes. Les femmes ayant été enceintes ou les mères d'un enfant en bas âge ont été deux fois plus la cible de discriminations au travail que les autres femmes.
Dernier constat, les arrêts de travail de longue durée sont nombreux pendant la grossesse. Je renvoie ici au travail mené en 2016 par Solène Vigoureux et Marie-Josèphe Saurel-Cubizolles. Elles notent que plus d'un quart des femmes enceintes cessent leur activité rémunérée avant la fin du second trimestre de grossesse, bien avant le congé dit de maternité. Ce constat est noté depuis les années 1970 et les premières enquêtes périnatales.
Ces différents éléments nous amènent à nous interroger sur les obstacles auxquels sont confrontées les travailleuses enceintes et leurs conséquences sur le travail des femmes et sur leur santé.
Mon étude a mis en évidence une persistance de la stigmatisation de la grossesse en milieu professionnel. Elle prend des formes très diverses, subtiles, ou au contraire très frontales, et parfois très graves. Elle peut être matérialisée par des propos désobligeants ou des attitudes hostiles de la part des collègues directs ou de la hiérarchie. Ces attitudes n'étaient, je dois le souligner, pas systématiques dans les témoignages des femmes que j'ai rencontrées. Ils sont tout de même suffisamment fréquents et déstabilisants pour que toutes les femmes, même celles qui n'y sont pas confrontées directement, les anticipent et les craignent. Autrement dit, toutes les salariées, même lorsqu'elles ne sont pas confrontées à des attitudes hostiles, ont intériorisé la suspicion et l'hostilité potentielle de leur milieu professionnel vis-à-vis de leur grossesse. Certaines femmes occupant des métiers de cadre faisaient même état d'un véritable sentiment de trahison envers leurs collègues ou leur hiérarchie vis-à-vis de leur grossesse.
Cette stigmatisation, réelle ou anticipée, intériorisée, n'est pas sans conséquence. Les salariées vont chercher à minimiser la visibilité et les conséquences de leur grossesse sur leur lieu de travail. Elles vont alors renoncer à certains droits, pourtant prévus par le code du travail, les accords de branche ou les conventions collectives, notamment concernant l'aménagement du temps de travail. Elles vont par exemple ne pas demander la réduction d'une heure par jour de leur temps de travail, ou renoncer à l'autorisation de s'absenter pour se rendre à leurs consultations médicales. Dans la mesure où les salariées enceintes sont très rarement remplacées durant leur congé de maternité - du moins c'était le cas de bon nombre de femmes que j'ai rencontrées -, elles vont anticiper le fait que la charge de travail qu'elles ne pourront plus effectuer durant leur congé sera redistribuée sur leurs collègues. Cela peut les amener à redoubler d'efforts en amont pour clôturer leurs dossiers, avec, ici encore, des conséquences sur leur santé en termes de stress et d'épuisement.
À titre d'exemple, j'ai rencontré une cadre m'expliquant qu'elle avait augmenté son temps de travail et qu'elle ne prenait plus de pauses durant sa grossesse, en anticipation de son départ en congé maternité.
J'ai pu constater au fil de ma recherche que les aménagements du poste de travail étaient très rares, voire inexistants, en raison d'une méconnaissance de leurs droits de la part des salariées, en premier lieu. Elles sont souvent peu informées de ce qu'elles peuvent demander et de ce qui est possible ou non. Cette méconnaissance est rarement compensée par l'intervention du supérieur hiérarchique ou du service des ressources humaines. Les aménagements sont rarement organisés par la hiérarchie. Il s'agit plus souvent d'arrangements informels entre collègues. Les salariées enceintes peuvent compter sur la solidarité et l'entraide de leurs collègues directs pour se ménager et éviter certains risques professionnels. Une chercheuse en biologie, amenée à manipuler des produits tératogènes pendant ses expériences, n'a par exemple pas obtenu d'aménagement de son poste de travail pour éviter ces manipulations. Elle s'est arrangée avec ses collègues pour limiter son exposition à ces produits chimiques.
Il me semble en outre important de souligner que les salariées interrogées faisaient souvent état d'une pénibilité et de risques généraux, concernant l'ensemble des salariés, et pas spécifiquement et uniquement les femmes enceintes. Étaient notamment cités le port de charge, le stress, les risques de contamination biologiques ou chimiques... Quand on s'intéresse à la santé des femmes au travail, on peut en réalité parler de santé au travail de manière plus générale. Chercher à améliorer les conditions de travail et la santé des femmes présente des conséquences positives pour tout le monde.
Les effets de ces phénomènes sur la santé des salariées enceintes sont de plusieurs ordres : une dégradation de l'état de santé, de la fatigue, des malaises, une aggravation de pathologies préexistantes ou encore des menaces d'accouchement prématuré.
Il est important de signaler que toutes les femmes ne sont pas à égalité. Les inégalités socioéconomiques sont à prendre en compte. Elles sont imbriquées au genre lorsqu'on parle de santé au travail. Les femmes occupant des postes de cadre ou des professions intermédiaires ont en effet plus de marge de manoeuvre que les employées pour adapter leur poste de travail ou leurs horaires et ainsi préserver leur santé. Les employées en situation de subordination hiérarchique ont bien moins de possibilités d'adaptation. Vigoureux et Saurel relèvent dans leur étude que les arrêts de travail dits précoces - au cours du second trimestre de grossesse - sont plus fréquents parmi les femmes peu qualifiées ou en situation de précarité, même en l'absence de problème de santé préexistant. L'arrêt maladie de longue durée (jusqu'au congé prénatal) fait ainsi bien souvent office de palliatif à des conditions de travail inadaptées mettant en danger la santé des femmes et la bonne issue de la grossesse.
La grossesse va également de pair avec des ruptures en termes d'emploi. L'enquête périnatale de 2016 montre qu'une femme sur dix perdait ou quittait son emploi en cours de grossesse. Malheureusement, les données ne sont pas suffisamment précises pour que l'on connaisse la raison de cette sortie de l'emploi. S'agit-il d'une démission, d'un licenciement ou de la fin d'un CDD ? Nous savons en tout cas que cette sortie de l'emploi concerne une femme enceinte sur dix, et que plus de 90 % de ces femmes se déclarent au chômage ou en recherche d'emploi. Elles considèrent que leur sortie d'emploi est donc subie ou temporaire. Elles ne quittent pas leur poste pour devenir femmes au foyer.
Ces éléments quantitatifs corroborent les témoignages que j'ai pu recueillir de salariées enceintes qui faisaient état d'une rupture de leur contrat de travail après avoir annoncé leur grossesse à leur employeur, ou de la difficulté, voire de l'impossibilité, de retrouver un emploi si elles se trouvaient au chômage durant leur grossesse. Là encore, il est nécessaire de prendre en compte les inégalités socioéconomiques, puisque les conséquences sur l'emploi des femmes sont très différenciées selon les caractéristiques des travailleuses.
Les sorties de l'emploi pendant la grossesse concernent 20 % des femmes occupant des emplois ouvriers et de service, contre 5 % des cadres et indépendantes. Elles concernent également 16 % des femmes à temps partiel contre 9 % des travailleuses à plein temps. On aurait pu penser que le temps partiel était une configuration bénéfique et protectrice, donnant aux femmes plus de temps à dédier à leur vie personnelle, occasionnant moins de fatigue liée au travail rémunéré. Finalement, nous constatons qu'il est plutôt un facteur de fragilisation. Cela tient à la structure des emplois en France. Les temps partiels se retrouvent très souvent dans les secteurs féminisés, peu qualifiés, précaires, peu rémunérés, avec des conditions de travail difficiles. Enfin, les femmes nées à l'étranger sont beaucoup plus souvent concernées par les sorties de l'emploi que celles qui sont nées en France. Nous savons par ailleurs que les indicateurs de santé périnatale sont bien moins bons pour les premières que pour les secondes.
Tous ces éléments mettent en exergue l'imbrication entre le travail et la santé. En matière de santé périnatale, on sait que le fait de ne pas avoir d'emploi est corrélé à un état de santé moins bon, tant pour la mère que pour l'enfant. La grossesse exacerbe les inégalités préexistantes en termes d'emploi et de santé. Elle joue le rôle de miroir grossissant de ces différents phénomènes.
Je terminerai mon propos en vous exposant quelques pistes de réflexion, à commencer par la nécessité d'une meilleure information des travailleuses. Elle passe sans doute, en partie, par le rôle des employeurs et des services des ressources humaines. Je citerai également un recours à la médecine du travail, encore faut-il qu'elle soit correctement formée et outillée. Ces éléments pointent également le besoin d'une application réelle des mesures destinées aux travailleuses enceintes, puisque nous constatons un hiatus important entre ce qui est prévu par le droit et ce qui se fait réellement. J'espère que je vous ai également convaincus du fait que s'intéresser aux conditions de travail et à la santé des salariées enceintes pose en réalité des questions plus larges sur l'organisation du travail et les risques professionnels généraux, qui ne sont pas spécifiques aux femmes enceintes. Enfin, nous avons parlé des modèles familiaux et de l'implication des hommes dans le travail domestique et parental. Cette notion soulève la question d'un congé second parent qui pourrait commencer avant la naissance pour assurer un réel relais des femmes enceintes de la part de leur conjoint.
Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Merci pour votre travail et votre présentation. Il me semble important d'introduire la question de la grossesse dans notre rapport sur la santé des femmes au travail. Je me permets de vous partager une préoccupation que j'ai depuis un moment. On a toujours dit, pour préserver l'égalité professionnelle et l'insertion des femmes dans le travail, que la grossesse n'était pas une maladie. À force de le dire, on dénie et on dissimule qu'elle est un extraordinaire bouleversement physiologique, non sans impact sur la condition physique et psychologique des femmes. Je me demande à ce titre si nous ne devrions pas rompre avec ce postulat selon lequel la grossesse n'est pas une maladie. Nous devons trouver un terme permettant de faire comprendre que les femmes n'ont pas à serrer les dents durant toute leur grossesse lorsqu'elles travaillent. Dire que la grossesse est une maladie est un piège. Dire qu'elle ne l'est pas en est un également. Comment nous en sortir ?
Ensuite, nous ne devrons pas oublier la question des femmes enceintes dans les professions libérales dans notre rapport. Le problème du remplacement de leur congé maternité, mais aussi celui de leurs assistantes, se pose. Nous devrons penser à traiter cet aspect du sujet.
Par ailleurs, nous devrons travailler sur l'important taux d'arrêts de travail durant la grossesse. Je suis élue de l'Oise, qui peut être considérée comme le sud des Hauts-de-France, mais aussi un peu comme le nord de l'Ile-de-France dans son mode de vie. Dans ce département, de nombreuses femmes subissent des temps de transport très longs. Dans de nombreux territoires, le travail n'est pas dissociable du transport pour s'y rendre et de son impact sur la grossesse. Beaucoup de femmes sont arrêtées pendant leur grossesse en raison des trajets domicile-travail, pas réellement en raison du travail lui-même.
Enfin, je pense que la surreprésentation des femmes nées à l'étranger dans le retrait du travail s'explique par plusieurs facteurs, et pas uniquement par le travail. Ces femmes peuvent venir de familles dont le modèle est plus traditionnel, dans lequel le travail n'est pas un moment de vie compatible avec les enfants. Je ne sais pas si vos études vous permettent d'identifier ce ressort sur l'arrêt du travail. Comment permettre à ces femmes de changer de schéma, elles aussi ? Il est du rôle de la République de permettre à toute femme vivant en France de bénéficier de ses promesses d'égalité.
Mme Marie-Pierre Richer, co-rapporteure. - Ce week-end, un article dans la presse dressait le constat selon lequel dans les cabinets d'avocats, les futures mères de famille étaient contraintes de ne pas s'arrêter de travailler. Au-delà des remplacements, elles évoquent notamment la somme qui leur est proposée par la Sécurité Sociale et l'ordre des avocats, de 2 820 euros par mois. Elle ne leur permet pas de payer des collaborateurs et stagiaires. J'ai lu cet article comme un vrai cri de détresse de cette profession. Je suppose qu'il existe d'autres exemples de ce genre.
Mme Raymonde Poncet Monge. - Je me permets de rebondir sur le taux de femmes ayant occupé un emploi pendant la grossesse et n'étant plus en poste lors de la naissance. Je peine à comprendre ce chiffre de 9,3 % de femmes qui auraient quitté leur emploi, contraintes ou non, qui s'inscrivent au chômage et cherchent un emploi. Elles sont protégées durant leur grossesse et bénéficient d'un congé maternité en relais dès le troisième trimestre. Je me demande donc comment la quasi-majorité des femmes qui ne travaillent plus lors de l'accouchement se retrouve en recherche d'emploi, à l'exception des cas de licenciements économiques.
Mme Annick Jacquemet, co-rapporteure. - Laurence Rossignol mentionnait les professions libérales. Je pense que les femmes occupant ces postes ont tellement l'habitude de gérer de nombreux sujets à la fois qu'elles adoptent une approche un peu différente. Elles ne sont pas salariées, alors elles se prennent en main. J'ai moi-même eu trois enfants en quatre ans. J'ai toujours continué à travailler. Toutes mes amies assurant des professions libérales ont également eu des enfants tout en faisant leur travail. Aujourd'hui la situation a tout de même beaucoup évolué pour les professions libérales.
Mme Elsa Boulet. - Merci pour ces questions et commentaires.
Madame Poncet Monge, les données de l'enquête nationale périnatale ne sont pas extrêmement précises. Nous ne savons pas si les femmes qui se retrouvent en recherche d'emploi étaient en CDI, ayant été rompu à l'initiative de l'une ou l'autre partie, en intérim, en CDD non renouvelé... Les informations restent parcellaires. La protection contre le licenciement est par ailleurs limitée par la loi aux congés prénataux et postnataux. Cela ne signifie pas que les femmes ne pourront pas contester un licenciement intervenant plus tôt. En outre, il y a toujours un décalage entre ce que prévoit le droit et ce qui se passe en pratique. Les licenciements existent, qu'il s'agisse d'une rupture du contrat ouvertement abusive - une alternante renvoyée au motif qu'enceinte, elle n'a rien à faire ici - ou d'un renvoi avant la fin de la période de l'essai, interprété comme en lien avec la grossesse, bien que cela n'ait pas été explicité. La situation des femmes salariées enceintes peut être assez floue ou assez éloignée de ce que prévoient les textes.
Votre point concernant les professions libérales et indépendantes est effectivement très important. Je l'ai moins étudié, pour ma part. Nous avons ici aussi un problème de données puisque nous manquons d'études réalisées spécifiquement sur les professions libérales et les indépendantes. L'enquête nationale périnatale permet tout de même de constater que les indépendantes ont globalement des conditions d'emploi meilleures, mais des conditions de santé moins bonnes. Cela renvoie aux difficultés de remplacement et d'organisation, par exemple. Ces difficultés concernent également d'autres professions, telles que les intermittentes du spectacle.
La pénibilité des transports est un enjeu majeur. En Ile-de-France, où j'ai réalisé mon étude, la question est centrale. Je suis convaincue de la nécessité d'intégrer le temps et les conditions de transports à la réflexion sur les conditions de travail. Là encore, se jouent toutes sortes d'inégalités : habite-t-on en centre-ville ou dans des banlieues éloignées, ou en zone rurale périurbaine ? Notre emploi permet-il de télétravailler ? Peut-on négocier une partie de télétravail avec notre employeur ?
Enfin, sur les femmes nées à l'étranger, nous manquons encore une fois de données précises. Certaines enquêtes montrent toutefois que les femmes immigrant en France sont, à l'heure actuelle, plus diplômées que la moyenne des femmes nées en France. Elles sont en revanche confrontées à des discriminations très fortes sur le marché du travail. Ce constat peut éventuellement être combiné avec des modèles familiaux. Il mène en tout cas à un taux d'emploi plus faible et à un déclassement de ces femmes, quand bien même elles auraient été diplômées, voire très diplômées, dans leur pays d'origine.
Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Quelle est la référence de cette enquête ? Un débat sur l'immigration se tiendra dans quelques semaines et vos propos m'intéressent particulièrement.
Mme Elsa Boulet. - Je vous retrouverai la référence précise. Je pense notamment à une enquête de l'Insee et de l'Ined, et aux travaux de Pauline Vallot, enseignante-chercheuse de l'université de Dijon.
Mme Raymonde Poncet Monge. - Je précise que la femme enceinte est protégée par le droit du travail dès que l'employeur dispose de la déclaration de grossesse, et pas uniquement lors de son congé pré et postnatal, période durant laquelle la protection est alors absolue et le licenciement interdit. Heureusement.
Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - La grossesse est-elle une maladie ou non ?
Mme Elsa Boulet. - Il s'agit de reconnaître les bouleversements et éventuels problèmes de santé pouvant intervenir, sans pathologiser la grossesse en tant que telle, et donc le corps des femmes. Cette question est importante. La grossesse en elle-même induit des bouleversements, une fatigue et d'autres symptômes. Il convient de prendre en compte de façon plus précise l'activité réalisée par la travailleuse, et ses conditions de travail. À état physique équivalent, les impacts seront différents sur les femmes bénéficiant d'une certaine autonomie dans leur travail, ou assises à un bureau, et sur les femmes soumises à des cadences, des ordres qu'elles ne peuvent pas contester ou des déplacements fréquents. Il ne s'agit peut-être pas tant de reconnaître ou traiter la grossesse comme une maladie, mais plus largement d'intégrer l'état de santé de tous les salariés au travail pour obtenir une certaine souplesse et une reconnaissance du fait qu'ils ne sont pas des machines. Ce sont des personnes en chair et en os qui peuvent arriver au travail dans différents états physiques et psychiques.
Mme Caroline De Pauw. - Je travaille pour les médecins libéraux. La question de la reconnaissance de leur grossesse se pose tout le temps, notamment en termes d'attractivité. Quand on veut favoriser l'installation des médecins libéraux, et notamment des femmes, on réfléchit à la couverture et à la période de leur grossesse. Les lignes ont commencé à bouger et l'assurance maladie commence à reconnaître et prendre en charge cette situation. Les choses commencent à bouger, peut-être pas totalement.
Maladie ou pas maladie, la question se pose également pour la ménopause. Est-on malade lorsqu'on est ménopausée ou enceinte ? Non. Il s'agit d'états physiques qui se modifient. Ils interrogent quant à l'adaptation des organisations aux changements de vie en général. Nous en parlions en termes de prise en compte de la douleur, de la pénibilité, mais aussi du deuil, de la détresse psychologique. Comment prendre en compte une trajectoire de vie personnelle qui vient percuter l'organisation de travail lorsqu'elles ne sont plus compatibles, ceci de manière temporaire ou plus durable ?
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour ce temps d'échange. Je vous remercie pour cette audition qui a permis d'apporter un éclairage historique et sociologique sur le travail des femmes et leur santé au travail. Les rapporteures vous ont interrogées sur différentes thématiques, en réaction à vos présentations. L'articulation du temps personnel et du temps de travail ou les troubles musculo-squelettiques restent des sujets majeurs, avec la pénibilité, les temps partiels... Ces thèmes font écho à celui de la retraite. Les carrières hachées ou les temps partiels ont un impact considérable sur les conditions dans lesquelles les femmes la prennent.
S'agissant de la grossesse des salariées, nous avons voté l'index de l'égalité il y a quelques années. À la lecture de ses critères et de son périmètre, je constate que nous devons le faire évoluer pour améliorer les conditions de travail des femmes dans les entreprises et dans la fonction publique. La grossesse correspond à un moment pendant lequel la carrière des femmes peut basculer, être freinée ou rencontrer des difficultés importantes. Nous nous devons donc de faire progresser l'index de l'égalité, qui devra peut-être prendre en compte d'autres critères, dont, pourquoi pas, le congé de paternité. L'applicabilité de cette mesure doit d'ailleurs être contrôlée.
Il pourrait à mon sens être intéressant de solliciter des organisations professionnelles, et notamment la délégation aux entreprises du Sénat, qui a peut-être déjà travaillé sur ces sujets. Nous pourrions ainsi identifier d'éventuelles disparités entre les artisans, les PME, les TPE, les services publics, les ETI ou les multinationales en termes de prise en compte de la santé des femmes.
Merci, Mesdames, pour vos présentations extrêmement claires et exhaustives. Je vous souhaite une bonne journée.
Désignation de rapporteures
Mme Annick Billon, présidente. - Avant de nous quitter, nous allons désigner les deux rapporteures qui travailleront, en commun avec les rapporteurs nommés par la délégation sénatoriale aux outre-mer, sur le thème de la parentalité outre-mer, à savoir le Président Stéphane Artano et Victoire Jasmin. Je vous propose les candidatures d'Elsa Schalck et de moi-même.
Mes chers collègues, ces propositions reçoivent-elles votre approbation ?
Ces candidatures sont approuvées.
Je conclurai en saluant la délégation marocaine qui nous a accompagnés ce matin. Merci à vous. Vous avez pu profiter d'une audition de travail avec quatre rapporteures très engagées sur ce sujet. Elles sont issues de quatre groupes différents. C'est toute la qualité de la délégation aux droits des femmes de mettre en commun des sensibilités différentes pour arriver à des conclusions très souvent partagées. Ces travaux déboucheront probablement sur des pistes législatives.