Jeudi 24 novembre 2022
- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -Table ronde sur les femmes en temps de conflits armés
Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, Mesdames, Messieurs, la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes a lieu chaque année le 25 novembre. Pour cette journée symbolique en matière de lutte contre les violences et de protection des victimes, nous avons souhaité organiser une conférence sur les femmes en temps de conflits armés. Je salue nos collègues de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, qui se sont joints à cette réunion.
Notre délégation a publié, il y a presque dix ans, un rapport intitulé Pour que le viol et les violences sexuelles cessent d'être des armes de guerre. La question d'actualité que je posais hier en séance à la ministre des affaires étrangères y faisait écho. J'ai d'ailleurs été un peu déçue par sa réponse.
Comme nous l'écrivions alors, nous avons la certitude que la lutte contre les viols et les violences sexuelles commises lors de conflits armés n'est pas séparable de la lutte contre toutes les violences faites aux femmes. Elle est une part essentielle, en temps de guerre comme en temps de paix, du combat pour l'égalité entre les femmes et les hommes.
Malheureusement, dix ans plus tard, les violences sexuelles (viols, grossesses forcées, stérilisations forcées, mutilations, esclavage sexuel) sont toujours des « armes de guerre ». Ce fléau fait des victimes toujours plus nombreuses et les sanctions contre les coupables sont rares et sous-dimensionnées. Notre première table ronde permettra de dresser un panorama de la situation actuelle et de l'ampleur de ces violences dans le monde.
Si nous pouvons nous féliciter d'une meilleure reconnaissance de ces violences à l'échelle internationale depuis quelques années, notamment à la suite de l'attribution du prix Nobel de la paix à Denis Mukwege et Nadia Murad, la question de la prise en charge des femmes victimes de violences liées aux conflits reste d'une grande actualité. Ce sera le thème de notre deuxième table ronde.
Enfin, le sujet des femmes en temps de conflits armés suppose de traiter non seulement des femmes victimes de violences, mais aussi de celles engagées dans la défense de leur pays, au sein d'unités opérationnelles de combat notamment. C'est pourquoi nous avons souhaité consacrer la troisième séquence de cette conférence à la thématique de l'engagement des femmes dans les conflits armés contemporains et aux enjeux actuels de féminisation des armées.
Cette conférence s'annonce passionnante. Je remercie vivement tous les participants qui sont parmi nous ce matin. Puisque nous sommes en visioconférence avec l'Ukraine, nous serons peut-être amenés à modifier l'organisation de la table ronde.
Je rappelle, à toutes fins utiles, que notre conférence est filmée et diffusée en direct sur le site Internet et les réseaux sociaux du Sénat. Elle sera également disponible, par la suite, en vidéo à la demande.
J'invite maintenant nos premiers intervenants à me rejoindre sur l'estrade. Martine Filleul introduira et animera notre première table ronde qui abordera le sujet des viols et violences envers les femmes comme armes de guerre.
Mme Martine Filleul. - Merci Madame la Présidente, merci à tous.
Les viols et violences sexuelles sont des moyens de guerre depuis toujours, mais ils sont utilisés comme armes de guerre de manière massive dans les conflits contemporains.
La prise de conscience de ce fléau remonte aux années 1990, quand l'opinion internationale a découvert les horreurs commises en ex-Yougoslavie et a eu connaissance des dimensions stratégiques du viol. Il y était utilisé de manière massive à des fins de nettoyage ethnique, pour faire porter l'enfant de l'ennemi à des femmes utilisées comme esclaves sexuelles. Au Rwanda, l'intégration des viols de masse dans une stratégie d'extermination ethnique a pris une dimension nouvelle avec la contamination des victimes de viols par le virus du Sida.
Depuis l'adoption de la résolution 1820, le 19 juin 2008, par le Conseil de sécurité des Nations unies, le viol est qualifié de crime de guerre, crime contre l'humanité et crime constitutif du crime de génocide. En dépit de l'opposition de plusieurs pays, le viol relève désormais officiellement de la Cour pénale internationale (CPI).
L'objectif est, avec l'utilisation du viol comme arme de guerre, de détruire des communautés entières, notamment en infligeant aux hommes d'assister au viol des femmes de leur famille. Au-delà de la victime, c'est l'ensemble de sa communauté que le viol cherche à atteindre.
Cette barbarie concerne tous les âges, de très jeunes enfants - parfois des nourrissons de quelques mois - comme des personnes âgées. Les hommes et les jeunes garçons ne sont pas épargnés, ce qui confère une dimension singulière à cette violence dans des sociétés où elle est particulièrement taboue.
Les technologies numériques permettant aux bourreaux de filmer ces atrocités ont ajouté la menace permanente, pour les victimes, que ces vidéos se retrouvent en ligne et que leur calvaire soit connu de tous.
L'une des causes de l'expansion du viol de guerre est que les conflits actuels ne sont plus limités à des champs de bataille circonscrits, mais atteignent les lieux de vie des populations civiles, qui deviennent ainsi la cible de ces violences. L'impact de celles-ci n'est pas limité aux territoires en crise. En effet, les femmes accueillies en Europe dans le cadre d'un parcours migratoire ont, dans une proportion importante, subi des violences, tant dans leur pays d'origine que dans les camps de réfugiés.
Les exemples récents de telles violences ne manquent malheureusement pas. L'ONU a documenté et vérifié plus de 2 500 cas de violences sexuelles liées aux conflits commises au cours de l'année 2020 dans dix-huit pays. 96 % de ces violences visaient des femmes et des filles. Ces violences sont par ailleurs notoirement sous-déclarées selon l'ONU.
Des milliers de viols ont ainsi été documentés en République démocratique du Congo (RDC), au Soudan, en Guinée, en Libye, en Syrie, en République centrafricaine, au Sri Lanka, au Nigéria ou encore en Irak. Des femmes yézidies y ont été enlevées et livrées comme esclaves sexuelles aux soldats de l'État islamique.
Plus récemment, dans les régions montagneuses éloignées du nord et du centre du Tigré, en Éthiopie, les femmes et les filles sont victimes de violences sexuelles, d'un niveau de cruauté incompréhensible d'après l'ONU, depuis le début des hostilités dans cette région en novembre 2020.
Depuis le début de l'année, de nombreux témoignages venus d'Ukraine dénoncent également des pratiques de viols en série, qui s'inscrivent visiblement dans une stratégie militaire visant à déshumaniser les victimes et à terroriser la population, comme le relatent deux rapports remis à l'ONU en septembre 2022.
Afin de dresser un état des lieux de la situation actuelle au niveau global ainsi que, plus spécifiquement, en Ukraine, je souhaite la bienvenue aux participantes de cette première table ronde.
Deux d'entre elles sont dans cette salle à mes côtés, et je les en remercie. Anne Castagnos-Sen est responsable des relations extérieures d'Amnesty International France et experte des enjeux Droits des femmes. Céline Bardet est quant à elle directrice générale de l'ONG We are NOT Weapons of War (WWoW), qu'elle a fondée.
Deux autres participantes auraient dû intervenir par visioconférence depuis l'Ukraine. Maurine Mercier est journaliste et correspondante de France Info et de la Radio Télévision Suisse (RTS) en Ukraine. Les récents bombardements, qui ont privé le pays, et notamment Kiev, de tous les moyens techniques, nous empêchent d'entrer en communication avec elle. Nous diffuserons le reportage qui lui a valu le prix Bayeux des correspondants de guerre. Nous essaierons de joindre Kateryna Cherepakha, présidente de La Strada, ONG de lutte contre les violences faites aux femmes en Ukraine, toutefois soumise aux mêmes difficultés techniques.
Je laisse sans plus tarder la parole à Anne Castagnos-Sen.
Mme Anne Castagnos-Sen, responsable des relations extérieures d'Amnesty International France et experte des enjeux Droits des femmes. - Merci beaucoup. Bonjour à tous. Je remercie la délégation aux droits des femmes du Sénat de nous donner à nouveau la parole. Nous étions déjà là en 2013, pour le rapport cité plus tôt par Madame la Présidente. Je ne suis pas certaine que le bilan soit très positif depuis, mais des avancées importantes ont tout de même eu lieu au niveau international.
Nous le savons, les femmes et les filles sont les premières victimes des conflits qui se multiplient dans le monde. La liste qui vient d'être citée n'est malheureusement pas exhaustive, mais elle est déjà suffisamment terrifiante. J'aimerais citer quelques chiffres. Ceux-ci sont froids. Il faudrait pouvoir mettre des noms et des visages derrière ces millions. C'est ce que nous nous efforçons souvent de faire chez Amnesty International, en documentant des cas individuels. Selon les derniers chiffres d'ONU Femmes, 44 millions de femmes et de filles ont été déplacées de force au sein de leur propre pays en 2021, en raison de conflits, soit plus que jamais auparavant. On parle de 511 millions de femmes et de filles vivant dans des pays fragiles et en conflits dans lesquelles elles sont potentiellement exposées à des violences extrêmes.
Merci, Madame la Sénatrice, d'avoir parlé de l'Éthiopie. Ce conflit est très méconnu. Il est hors du champ médiatique, et souvent politique. On en parle un tout petit peu depuis une quinzaine de jours en raison de l'accord de paix qui vient d'être signé le 2 novembre. C'est tout de même un trou béant dans les médias français, ainsi qu'au niveau politique. Nous avons eu plusieurs rendez-vous à la suite de rapports publiés par Amnesty International, l'un conjointement avec Human Rights Watch. Nous avons réalisé que les élus sont très peu informés de ce conflit, ce qui ne signifie pas qu'ils y sont insensibles. Nous l'expliquons en partie par le fait qu'il n'y a aucun accès au pays. Aucun observateur international ne peut atteindre la région du Tigré occidental ou la région Amhara d'Éthiopie. Les coupures Internet n'ont pas aidé à la médiatisation de ce conflit. Ainsi, merci de l'avoir évoqué.
Amnesty et Human Rights Watch parlent, pour ce conflit, de nettoyage ethnique, documenté par des violences sexuelles généralisées, de viols de masse, d'esclavage sexuel, de mutilations et d'exécutions sommaires. Ce sont des campagnes organisées, concertées, qui relèvent du crime contre l'humanité en application de la définition du droit international. Ce conflit est particulièrement symptomatique de ce que nous essayons de combattre aujourd'hui, et depuis plusieurs décennies.
Pour éclairer ce tableau très sombre, vous avez parlé des avancées au niveau de la communauté internationale, saluées par Amnesty International. Je peux notamment citer l'agenda « Femmes, Paix et Sécurité » introduit par la résolution 1325 d'octobre 2000 du Conseil de sécurité, suivie de neuf autres, la dernière datant de 2019. Il s'agit d'un agenda assez solide et charpenté sur tout ce que nous pouvons faire en matière de lutte contre les violences sexuelles et pour l'autonomisation et la participation des femmes à la gestion et à la résolution des conflits.
Cette résolution 1325 a ouvert cet agenda. Avant celle-ci, le Statut de Rome, instaurant la Cour pénale internationale (CPI) a, pour la première fois, dans son article 7, qualifié les violences sexuelles de crime contre l'humanité, dès lors qu'elles sont perpétrées dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique contre une population civile et en application d'une politique d'État ou de groupe armé. Cet élément est très important. On ne parle pas là de résolution juridiquement non contraignante, mais bien d'une convention s'appliquant aux 123 États Parties. Il y aurait beaucoup à dire sur sa transposition en droit interne, bien que ce ne soit pas le lieu pour en discuter aujourd'hui. Amnesty International lutte depuis de nombreuses années, en lien avec la coordination française pour la CPI, pour que la France lève les trois verrous empêchant le Statut de Rome d'être totalement opérationnel dans le pays et pour qu'il permette la lutte contre l'impunité au nom de la compétence universelle ou extraterritoriale. Cet élément de plaidoyer est très important pour Amnesty International et ses partenaires. Ce n'est pas totalement le sujet aujourd'hui mais tout de même, l'application de ce Statut et de son article 7 passe par son opérationnalité en droit français.
Ensuite, le Traité sur le commerce des armes (TCA) a été signé en 2013 et est entré en vigueur en 2014. Il a été fortement soutenu par la France. Son article 7 a instauré une disposition voulant que, lorsqu'il existe un risque que les armes transférées dans un pays puissent être utilisées pour la commission de violations des droits humains envers des populations civiles, le transfert soit interdit. Ainsi, un contrôle de ces transferts doit être mis en place au regard de cette règle d'or. Permettez-moi de vous lire l'alinéa 4 de cet article 7 : « Lors de son évaluation, l'État Partie exportateur tient compte du risque que des armes classiques puissent servir à commettre des actes graves de violence fondée sur le sexe ou des actes graves de violence contre les femmes et les enfants, ou à en faciliter la commission ». Là encore, nous parlons d'une convention internationale en droit positif, qui s'impose à ses 130 États signataires, parmi lesquels 111 États l'ayant ratifiée.
Cette évolution normative, très importante, tient compte des horreurs perpétrées dans les années 1990, notamment des conflits en ex-Yougoslavie et au Rwanda, ainsi que de ses répercussions dramatiques en République démocratique du Congo (RDC). Elle s'accompagne d'engagements politiques très forts dans des enceintes où nous ne les aurions pas nécessairement attendus. Ainsi en 2013, sous la présidence britannique, le G7 a introduit la question des violences envers les femmes dans les conflits dans son agenda, avec un chapitre traitant de la prévention des violences sexuelles dans ces conflits. Il soulignait l'importance de soutenir l'action des défenseurs des femmes et des droits humains de manière générale et particulièrement dans les zones de conflit. Cet engagement a été réaffirmé en avril 2019, sous la présidence française, par la Déclaration de Dinard, endossée par la déclaration finale du Sommet de Biarritz en août 2019. Les membres du G7 ont ainsi pris un engagement politique très fort et ont fait part d'une volonté très affirmée de s'emparer de ces questions. Ce n'était pas forcément dans leur ADN au départ.
Fin juin, s'est tenue à Paris, sous co-présidence française et mexicaine, la conférence internationale Pékin +25, devenu Pékin +26 en raison du Covid, qui a pris la forme du Forum Génération Égalité. Sous la pression des ONG, a été intégré à cet exercice un mécanisme particulier, le Global compact, visant à accélérer l'agenda « Femmes, Paix et Sécurité ». Les violences sexuelles faites aux femmes étaient d'ailleurs partie intégrante du programme de Pékin en 1995. Nous n'en sommes pas encore à l'application précise de ce Global compact, dont le contenu est encore très flou, mais nous nous réjouissons déjà de cette inscription politique. Elle nous permet de disposer d'un levier important pour demander aux États d'avancer sur cette question.
S'agissant de l'agenda « Femmes, Paix et Sécurité », c'est la première fois qu'un texte international met en lumière l'impact disproportionné et démesuré des conflits armés sur les femmes et les filles. Il insiste également sur leur sous-représentation, voire leur non-représentation dans certains cas, dans les processus de paix et les mécanismes de résolution des conflits. La résolution 1325 pose la première pierre de cet agenda, depuis charpenté par neuf autres. Nous avons essayé de fêter ses vingt ans en octobre 2020. Cet agenda vise aussi à reconnaître, sur un pied d'égalité avec les hommes, la participation des femmes à la prévention et au règlement des conflits et à la consolidation de la paix. Les femmes ne sont plus seulement des victimes. Elles sont reconnues comme des actrices à part entière dans la prévention, la lutte contre les violences et l'impunité, et la restauration de la paix.
L'agenda 1325 s'articule autour des piliers suivants :
- la question de la participation et de la représentation des femmes dans les négociations et instances de paix ;
- la prévention, en encourageant la mise en place de stratégies efficaces permettant de prévenir toute forme de violence à l'égard des femmes et des filles ;
- la protection des droits et la prise en compte des besoins spécifiques des femmes et des filles en période de conflit et post conflit, y compris l'accès aux soins et aux droits sexuels et reproductifs ;
- le secours et la reconstruction, en encourageant l'incorporation des perspectives de genre dans les efforts d'assistance, de réinsertion et de reconstruction des femmes victimes.
La mise en place de cet agenda passe par la lutte contre l'impunité et sa promotion. Il se décline au niveau national par des plans d'action triennaux, au nombre de trois pour la France. Le premier a été adopté en octobre 2010, le second pour la période 2015-2018, et le troisième, après trois ans de retard, a été adopté en 2021. Cette interruption n'est pas un très bon signe politique de la volonté française d'appliquer ce plan. Le premier avait été très inclusif. Ce plan, dans sa préparation, a pour intérêt d'inclure tous les ministères concernés par son application - la Défense, la Justice, les Affaires étrangères, l'Intérieur -, ou encore l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), ainsi que la société civile, le Quai d'Orsay étant à la manoeuvre. Le troisième plan n'a pas respecté l'intégration de la société civile, ce que nous lui avons reproché. Pour autant, si nous voulons être positifs, nous pouvons saluer son existence. C'est un cadre très important. Il représente un véritable travail des différents ministères et de la société civile et prévoit d'impliquer les parlementaires dans le contrôle de sa mise en oeuvre. Il est maintenant essentiel de le faire vivre et de lui donner du contenu pour cadrer l'action de la France dans l'application de cet agenda.
Nous avons rencontré il y a quelques mois, avec l'ancienne directrice d'Amnesty International Ukraine, la cellule diplomatique de l'Élysée, à propos de l'Ukraine, dans un dialogue très ouvert, notamment sur les moyens à mettre en oeuvre par la France pour agir contre les violences sexuelles. Le cadre du Plan national d'action, qui engage politiquement la France, est très utile dans ce conflit. Il en va de même s'agissant de l'Éthiopie, qui n'a jamais été mise à l'agenda des Nations unies du fait des vetos russes et chinois. En revanche, le Conseil des droits de l'Homme s'est emparé de ce sujet, avec une commission d'experts qui a enquêté et documenté ces cas. C'est un outil utile, mais qui ne s'use que si l'on s'en sert.
Pour conclure, ces plans d'action nationaux doivent être un cadre à utiliser et auquel donner du contenu. Le bilan de l'application de la résolution 1325 n'est pas forcément très positif au regard de l'état du monde, mais nous identifions une vraie question de volonté politique et d'actions des ONG, de la société civile et des parlementaires pour interpeller le Gouvernement français. Ce dernier doit prendre toute sa part dans l'application de cet agenda et dans la lutte contre l'impunité envers les auteurs de violences gravissimes faites aux femmes et aux filles.
Mme Martine Filleul. - Merci pour cette présentation très précise. Elle pose parfaitement le cadre juridique dans lequel nous nous trouvons actuellement. Je laisse maintenant la parole à Céline Bardet, de l'ONG We are NOT Weapons of War que l'on peut traduire par Nous ne sommes PAS des armes de guerre.
Mme Céline Bardet, fondatrice et directrice générale de We are NOT Weapons of War (WWoW). - Pardon pour le nom anglais de cette ONG, bel et bien basée en France.
Bonjour à toutes et à tous. Merci pour cette invitation. Je reviendrai dans un premier temps sur votre discours d'ouverture, au cours duquel vous disiez que nous avions la certitude que la lutte contre les viols et les violences sexuelles commises lors de conflits armés n'était pas séparable de la lutte contre toutes les violences faites aux femmes. Évidemment, j'adhère à vos propos. J'ajoute que cette lutte n'est pas non plus séparable de la question de la bonne gouvernance. Quand on parle de violences sexuelles dans les conflits armés, on parle de pays en conflits et donc de la question de l'État de droit et de la bonne gouvernance. En France, nous avons peut-être un rôle à jouer sur ces questions en termes de diplomatie. Le pays essaie d'ailleurs souvent de le faire.
Ensuite, quel est le bilan aujourd'hui, quelle est l'ampleur des violences sexuelles dans les conflits armés ? Il est très difficile de répondre à cette question. J'intervenais hier sur ces questions au Conseil économique, social et environnemental (Cese) car aucune étude mondiale n'existe sur l'ampleur des violences sexuelles dans les conflits et les zones fragiles. Depuis des années, nous demandons à être financés pour mener cette étude mondiale qui est urgemment nécessaire. Des chiffres ont été donnés sur le nombre de femmes déplacées ou se trouvant dans des zones de crise ou de conflit. Merci de l'avoir noté, car ils sont en augmentation. Pour autant, quelle est l'ampleur des violences sexuelles dans ces conflits et zones de crise ? Sur les routes de l'exil ? Quel est leur modus operandi ? Qui sont les violeurs ? Comment tout cela est-il opéré ?
Je suis juriste et enquêtrice criminelle internationale. Je travaille sur les crimes de guerre. J'ai fondé We are NOT Weapons of War en 2014. Nous sommes une toute petite structure qui n'a pas d'argent. Je travaille énormément sur le terrain. On parle aujourd'hui beaucoup des violences sexuelles dans les conflits et nous devons nous féliciter de ce progrès. J'aime à penser que la création de notre ONG en France a amené dans le pays un plaidoyer qui manquait sur ces questions. Je suis déçue qu'on ne puisse pas écouter Maurine Mercier, parce que son travail en Ukraine et en Libye, sur le viol des hommes, est très important. Je vous invite tous à regarder ses reportages.
Je mentionnais que j'étais juriste car en plus de la question de l'accompagnement, celle de la justice doit également être prise en compte. Comment rend-on justice à ces victimes ? Comment leur donne-t-on la parole ? Dans ce propos, je prends en compte le processus judiciaire, évidemment, mais il n'y a pas que cela. Les victimes veulent d'abord être crues, que leur histoire soit reconnue et validée. La plupart du temps, en droit commun, on a tendance à remettre en cause le témoignage des personnes lorsqu'il s'agit de violences sexuelles. Par ailleurs, quelle sorte de réparation donner aux victimes ? Ce sujet est en cours en Ukraine, alors que nous y sommes en plein conflit. Les réparations peuvent prendre différentes formes. Certaines passent par le processus judiciaire, mais pas uniquement. La parole et la prise de conscience publique de ce qui se passe est tout aussi essentielle et cette parole doit être celle de ces victimes sans intermédiaire.
Par ailleurs, la temporalité des victimes n'est pas celle des médias, des institutions internationales, des politiques ou des bailleurs de fonds. Les violences sexuelles dans les conflits créent des traumatismes gigantesques qui durent des années s'ils ne sont pas pris en charge. La justice est lente. Elle nécessite un travail invisible. C'est le secteur dont on parle le plus en matière de crimes de guerre et notamment de viols de guerre, en soulignant l'existence d'une impunité, qui n'est pas totalement vraie. Pourtant, paradoxalement, c'est aussi celui que l'on a le plus de mal à financer. Les projets qui appuient les processus de justice peinent à être financés par les bailleurs de fonds, qui souvent n'y voient pas les effets immédiats. Les appuis à la CPI, les tribunaux pénaux internationaux s'ajoutent à un travail d'enquête et d'analyse mené par les tribunaux civils, ou à une collaboration avec les unités d'enquêtes judiciaires. Nous travaillons avec les unités en France. Vous avez par ailleurs soulevé la question de la compétence universelle, extrêmement importante. Un appui est nécessaire sur ces questions non pas pour ces tribunaux uniquement mais pour les organisations de la société civile qui les appuient. Ce sont les organisations de la société civile qui aujourd'hui documentent, analysent, identifient les victimes et les témoins et c'est d'elles que les parquets, enquêteurs et tribunaux ont besoin pour construire leurs dossiers. Les victimes qui témoignent ont aussi grandement besoin d'être accompagnées, conseillées et ceci ne relève pas du travail de ces tribunaux.
Ensuite, comment identifier ces victimes qui restent en grande majorité invisibles ? Pour une victime qu'on entend aujourd'hui parler, grâce au travail des journalistes, ce sont des dizaines, voire des centaines d'autres qui ne parlent pas et n'ont accès à rien. La création de WWoW est née d'une réflexion face à ce qu'il se passait sur le terrain, visant à révolutionner le système, parce qu'il ne fonctionne pas. Et nous devons d'abord accepter ce constat : nous avons échoué, il faut donc réfléchir à comment faire autrement. On demande souvent aux victimes d'aller porter plainte, voir un médecin ou se rendre dans les services. Pourtant, elles ne le peuvent pas, parce que les conditions de sécurité ne sont pas réunies dans les zones de conflit, ou parce qu'elles-mêmes ne sont pas en capacité psychologique de le faire. J'ai donc pensé que nous devions mettre en place un système leur permettant de se signaler.
Je travaille notamment en République démocratique du Congo (RDC). Le Kivu est immense. On y parcourt des centaines de kilomètres pour arriver au fond de nulle part et trouver une victime. J'espère que nous pourrons écouter Justine Masika Bihamba, qui réalise elle aussi un travail extraordinaire dans ce pays. Toujours est-il que nous devons mettre en place des moyens pour les victimes de se signaler et leur apporter les services là où elles sont. La plupart d'entre elles ont effectivement d'importantes difficultés à accepter de se déplacer, surtout au départ, et d'aller suivre un appui psychologique. Tout ce que nous pouvons leur proposer ne correspond pas à leurs besoins. Je rencontre beaucoup de victimes qui, quand elles ont subi ces viols, ne sont pas prêtes pour la justice. Elles réalisent les examens médicaux urgents, bien entendu, parce qu'elles n'ont pas le choix. Souvent, elles ne sont pas prêtes pour le reste et nous ne pouvons pas les y forcer. Plusieurs mois, voire des années plus tard, elles viennent car elles veulent aller en justice, parce qu'elles ont besoin d'un soutien psychologique, parce qu'elles souhaitent raconter leur histoire - ce qu'elles ne parviennent souvent pas à faire au début. Nous devons créer des espaces leur permettant de le faire, et donc les identifier dès le départ pour ensuite les accompagner tout le long de leur process et surtout, travailler à leur rythme plutôt qu'au nôtre. C'est également valable pour la justice. C'est toute la difficulté des témoignages et du recueil des éléments de preuve.
Dans cette perspective, nous avons créé l'outil Back-Up, que nous nous apprêtons à lancer en Ukraine début 2023 et dans le monde entier. Il s'agit d'un système d'alerte sécurisé sous la forme d'un site web application, à travers un lien vers un questionnaire judiciaire. Il permet aux victimes de se signaler, de s'enregistrer, de donner des éléments de preuve. Ainsi, nous pouvons les identifier, ce qui facilite leur assistance et l'avertissement des services sur place. De l'autre côté, un outil d'analyse criminelle récupère ces informations et les analyse. Elles peuvent être utilisées pour des poursuites judiciaires ou en appui d'enquêtes. Les gendarmes en France ou les enquêteurs de la CPI peuvent nous contacter pour obtenir les informations dont ils auraient besoin. L'outil nous permet aussi de raconter et mémoriser leur histoire, à travers leur voix à elles. C'est certainement la partie la plus essentielle pour moi, leur donner une voix. Cet outil a été développé dans une première version pour répondre aux besoins liés aux viols de guerre, mais il peut être adapté. Par exemple il pourrait et devrait être mis en place au niveau national pour les victimes de violences et de violences sexuelles, il pourrait aussi être adapté afin de permettre aux femmes iraniennes et afghanes qui, en ce moment, luttent comme beaucoup d'autres, de porter leur voix, de raconter ce qu'il se passe pour elles et donc de le documenter.
Nous l'avons dit, nous avons beaucoup regardé ces jeunes filles et ces femmes comme des victimes, et elles le sont, mais elles sont aussi actrices. Elles luttent et prennent de la place pour raconter leur histoire, à travers leur voix. C'est très important. Nous devons les soutenir dans cette démarche. Elles n'ont pas besoin d'intermédiaires. Elles doivent pouvoir parler. Elles sont en mesure d'exprimer leurs besoins en termes de justice, de réparation, de structures. Elles connaissent leur culture et savent ce qu'il est possible de faire.
À titre d'exemple, je travaille beaucoup en Libye. Une femme y ayant été violée ne peut accepter qu'un médecin vienne la voir. Nous avons donc fonctionné avec un système de photographies à travers l'outil Back-Up, permettant de voir les blessures, et créant un vecteur et un premier contact. Ce qui a permis ensuite de pouvoir l'accompagner. S'adapter aux besoins de chacune et de chacun, c'est cela une grande partie de la solution.
Enfin, nous allons lancer un nouveau site Internet regroupant de nombreuses informations, dont une carte vouée à être interactive, si nous y parvenons. Elle donnera une vision de l'ampleur des violences sexuelles dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle permet de voir que ce problème n'a pas de religion, de culture, de frontière. De l'Ukraine à la Centrafrique en passant par le Rwanda, la Libye ou la Syrie. Ce sont les mêmes modus operandi, les mêmes objectifs de terreur et d'humiliation et de destruction. À titre d'exemple, en Bosnie-Herzégovine, il y avait des camps de viols mis en place pour violer les femmes et les « purifier », outil de nettoyage ethnique. Le viol de guerre n'est jamais un dommage collatéral ou un incident, il est une arme à déflagrations multiples, un crime silencieux et quasi parfait qui laisse peu de traces et vise à détruire.
Mme Martine Filleul. - C'est nous qui vous remercions pour votre témoignage et votre action.
Nous devions entrer en communication avec Maurine Mercier mais les récents bombardements à Kiev ne nous permettent pas de la joindre. Nous allons tout de même diffuser son reportage, qui lui a valu cette année le prix Bayeux des correspondants de guerre dans la catégorie radio. Elle m'a demandé de vous lire un mail, très émouvant.
Elle dit : « Il me tient à coeur d'ajouter que si les femmes ukrainiennes ont été et sont victimes de viol, les horreurs dont j'ai été le témoin six ans durant en Afrique du Nord sont infiniment plus alarmantes encore. Là-bas, il est plus difficile de trouver une femme migrante qui n'aurait pas été violée que l'inverse. Le viol est systématique. Les femmes sont vendues pour la prostitution forcée, torturées et tabassées. Les milices ne les laissent sortir que lorsqu'elles ont été trop violées, usées, souvent enceintes de plusieurs mois. Ils s'en débarrassent lorsque de nouvelles migrantes arrivent : de la chair fraîche. Souvent, elles tombent enceintes de leur violeur. Elles sont parfois violées durant leur parcours, qui les mène en Libye, et sur place, c'est systématique. J'ai passé six ans à recueillir ces témoignages édifiants, des tortures sexuelles tellement effroyables que je ne peux les écrire ici. L'empathie est nécessaire pour les Ukrainiennes, et évidente, mais l'empathie et surtout l'action pour stopper la violence sur les femmes migrantes en Libye est une nécessité absolue. D'autant que nous, Européens, portons une responsabilité sur leur sort via le financement des garde-côtes libyens, qui ramènent ces femmes sur le sol libyen, pays en guerre. »
Je tenais à vous faire part de ce témoignage, qui dépasse tout ce qu'on peut imaginer.
Mme Céline Bardet. - Cette intervention ne m'étonne pas de Maurine. Elle est extrêmement importante. S'agissant des migrants et de l'Ukraine, qui a généré de nombreux réfugiés, nous devons noter que tous ces témoignages, qui peuvent servir de preuve, ne sont pas pris en compte. Un travail d'enquête est mené sur les territoires en conflit ou en crise, mais nous ne disposons pas de système pour prendre la parole des personnes qui se déplacent. Les Ukrainiens s'en inquiètent, à juste titre, puisque beaucoup d'entre eux ont fui le pays, et ont eux-mêmes été victimes. Back-Up vise aussi à les prendre en compte.
Je suis juge assesseure à la Cour nationale du droit d'asile (Cnada). Nous y entendons souvent revenir ce sujet des violences sexuelles sur le parcours des migrants.
[Le reportage de Maurine Mercier est diffusé dans la salle.]
Mme Martine Filleul. - Il est très difficile de reprendre la parole après ces témoignages bouleversants. Néanmoins, je vous propose de continuer nos travaux comme nous l'avions prévu.
Nous devions entendre Kateryna Cherepakha, mais nous ne parvenons pas à nous connecter. Je vous propose donc de passer au temps d'échange avec nos intervenantes.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci Martine Filleul, sénatrice du Nord, pour l'animation de cette table ronde. Après de tels témoignages, il est effectivement difficile d'enchaîner. Dès lors que nous les écoutons, nous sommes obligés de réagir. Nous devons pouvoir agir. C'est le sens de cette table ronde. Nous aimerions maintenant entendre vos réactions, dans l'assemblée.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Merci beaucoup. Je voudrais vous dire combien ces témoignages sont bouleversants. Je me suis spécialisée sur ces questions au sein de l'assemblée parlementaire de l'Otan. Je la préside depuis deux jours. J'ai également présidé une commission sur la dimension civile de la sécurité. Nous avons toujours travaillé sur cette question des femmes, de la sécurité, de l'application de la résolution 1325, en organisant de nombreux colloques et conférences, dans plusieurs pays. La grande question est la suivante : « comment faire ? ».
Merci pour vos actions, dont il est très important de parler. Vous aviez raison lorsque vous disiez que le sujet n'était pas suffisamment connu. Personne n'en parle, parce qu'on ne veut souvent pas le voir. C'est régulièrement le dernier aspect que l'on aborde lorsque l'on parle de guerre, de conflit. Dans ce contexte, que faire ? La dimension « femmes et sécurité » est incluse dans nos travaux, au sein de la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat sur le développement. C'est très important. Longtemps, les femmes ont été occultées. Durant des années, j'ai réclamé que l'on puisse flécher des financements spécifiquement pour les femmes en matière d'aide publique au développement. C'est maintenant chose faite, mais nous devons aller plus loin.
Ce week-end, lors de notre session parlementaire de l'Otan, je me trouvais avec des députés ukrainiens et ukrainiennes. J'ai également rencontré il y a dix jours, avec la présidente du groupe d'amitié France-Ukraine, la prix Nobel de la paix, Oleksandra Matviichuk. Elle réalise un travail extraordinaire. Elle nous parlait de ses actions sur le terrain. J'ai essayé de la joindre, car j'aurais aimé qu'elle nous apporte son témoignage, mais les communications semblent être coupées avec l'Ukraine. Elle nous parlait de ses énormes difficultés, même à titre personnel. Il est en effet très dur de voir ce qu'elle voit chaque jour, de recueillir ces témoignages. Elle tient à le faire pour obtenir extrêmement rapidement la création d'un tribunal international pour juger au plus vite ces crimes de guerre. Pour cela, il est nécessaire d'obtenir un maximum de témoignages. C'est là toute la difficulté. Nous le réclamons, et l'avons encore réclamé lors de cette session de l'assemblée parlementaire de l'Otan. Lors de mon discours d'acceptation du poste de présidente, j'ai insisté sur le fait que nous devons reconnaître que les Russes adoptent actuellement des méthodes terroristes. Violer les femmes, les assassiner, c'est une barbarie que nous ne pouvons pas accepter. Les dirigeants doivent être jugés, au plus vite. La justice prend énormément de temps, et nous ne pouvons pas attendre.
Je me focalise sur l'Ukraine, mais d'autres terrains sont évidemment extrêmement importants. Oleksandra nous disait que dans le pays, le problème relève de l'impunité. Les soldats russes violeurs sont convaincus qu'ils n'iront jamais devant un tribunal. Lorsque les femmes essaient de leur en parler, ils font preuve d'un déni total, d'où l'importance d'agir très vite. C'est fondamental.
Oleksandra Matviichuk nous demandait également d'obtenir plus de gendarmes pour recueillir les témoignages. Elle désire aussi et surtout qu'ils restent plus longtemps pour rassurer les populations. Les femmes ont peur. Elles n'ont plus confiance en quiconque aujourd'hui.
Merci pour votre travail exceptionnel et votre courage. Ici, nous avons tous envie de vous aider. Nous voulons aller plus loin. J'en profite pour remercier notre Présidente, Annick Billon, pour l'excellente idée qu'elle a eue d'organiser cette conférence.
Mme Annick Billon, présidente. - Les idées ne viennent pas uniquement de moi. Tous les sujets sont portés et partagés par l'ensemble des membres de la délégation aux droits des femmes.
Merci pour ce témoignage.
Mesdames, nous savons que la difficulté de la lutte contre les violences intrafamiliales et les violences sexistes et sexuelles, qu'elle soit nationale ou internationale, est souvent question de moyens. Nous l'avons vu lors de nos travaux sur l'industrie de la pornographie, « Porno : l'enfer du décor ». La justice a besoin de moyens considérables pour mener des enquêtes. On parle souvent de diplomatie féministe. Qu'y a-t-il derrière celle-ci ? Les moyens des associations, de la justice, des structures juridiques, sont-ils suffisants pour faire avancer cette lutte, et pour que les témoignages trouvent enfin un écho ? Vous l'avez dit, un espace d'écoute, c'est bien, mais il doit nécessairement s'accompagner d'un suivi, d'un accompagnement pour être utile. L'information circule mal. Nous le voyons bien ce matin, puisque nos interlocuteurs en Ukraine ne parviennent pas à se connecter.
M. Pierre Laurent. - Vous expliquez, et nous le savons de mieux en mieux malgré un manque de dénonciations et de médiatisation, que le viol est une arme de guerre quasi systématique. Nous y sommes confrontés dans la quasi-totalité des conflits armés. Je le dis, parce que ce constat fait réfléchir sur la guerre d'une manière plus générale. Nous devrions nous occuper de la prévention des conflits armés. Si le viol est une arme systématique lors de ces derniers, alors leur prévention devrait être une priorité. Pourtant, dans la période actuelle, nous sommes plutôt en train de banaliser les discours de guerre.
Nos politiques d'accueil seront débattues prochainement. Les dispositions actuelles du droit d'asile et la manière dont nous les mettons en oeuvre couvrent-elles suffisamment ces enjeux de protection des femmes victimes de violences, notamment dans les conflits armés ? Je fais partie de ceux qui sont saisis par des dossiers rejetés, comme beaucoup d'entre nous. Nous sommes souvent confrontés à des situations où ces personnes, malgré des parcours terribles, sont écartées des dispositifs d'asile. Pour l'Ukraine, un statut de protection temporaire a été créé exceptionnellement, pour offrir des conditions d'accueil particulières. Il semblerait qu'il soit question de mettre en oeuvre un dispositif de protection subsidiaire pour les Syriens et les Afghans. Face à l'ampleur de ce que vous exposez, disposons-nous toutefois d'un cadre juridique suffisant pour prendre en compte ces situations ? Que devrions-nous éventuellement modifier pour le prendre pleinement en compte ?
Mme Laurence Rossignol. - Merci à toutes de nous avoir partagé le quotidien de l'engagement associatif et politique, insoutenable.
En écoutant les exactions de l'armée russe, je ne peux m'empêcher de me rappeler de leur filiation avec les troupes soviétiques et de ce qu'il s'est passé lors de la libération de Berlin. Nous ne devons jamais oublier ce viol systématique des femmes allemandes de leur part. J'y vois comme une pratique inscrite dans l'ADN de ces armées, dont la filiation est bien présente.
Ensuite, le viol est une arme contre les femmes dans les sociétés non en guerre. Il nous renvoie à la complaisance - que l'on qualifie de culture du viol dans le vocabulaire féministe - globale des sociétés, même en paix, à l'égard de cette guerre permanente menée par l'instrument des viols contre les femmes. Ma question concerne les procédures de demande d'asile. Je ne suis pas loin de penser que nous devrions considérer toutes les femmes migrantes comme légitimes à l'asile en raison de la présomption pesant sur leur parcours et du fait qu'elles ont probablement été, pour l'immense majorité d'entre elles, victimes de viol à l'origine de leur départ ou lors de leur parcours. Nous devons, je crois, assumer cette idée. De toute façon, en matière d'immigration et d'immigration clandestine, les femmes demandeuses d'asile seules sont assez peu nombreuses.
Enfin, j'attire l'attention de cette assemblée sur la place du trafic d'êtres humains et de la prostitution en matière de guerre. Là encore, nous ne pouvons pas défendre une vision glamour de la prostitution choisie, libre et heureuse, ou d'empowerment des femmes par cette prostitution, sans la mettre en lien avec le fait que l'exploitation sexuelle est aussi une conséquence des tensions et de la vulnérabilité des femmes dans les périodes de tensions politiques. Soyons cohérents. Si nous sommes opposés à la traite des êtres humains et à la traite sexuelle des femmes, arrêtons de raconter que la prostitution est choisie par les femmes.
Mme Laurence Cohen. - Je veux souligner qu'il semblerait qu'une prise de conscience soit aujourd'hui mieux partagée, suite à ce qui se passe en Ukraine. Pour autant, le phénomène n'est pas récent, plusieurs exemples l'ont montré. On en apprend beaucoup à ce sujet en rencontrant le docteur Denis Mukwege. Au Congo, la situation dure depuis trente ans, dans l'indifférence quasi générale. La communauté internationale s'est détournée de ce qui pouvait y arriver, des origines de ce conflit et du fait que les femmes y sont au coeur, en subissant des violences épouvantables. Je vous incite à lire le dernier ouvrage de Denis Mukwege, La force des femmes. Il y explique les origines de ce conflit et décrit ce qui y est vécu et le combat qu'il doit mener. Il nous interpelle sur le fait qu'il a besoin de protection, tout comme tous ceux qui se dressent en faveur des victimes, et notamment des femmes. Des Denis Mukwege, il y en a dans d'autres pays, mais il est un symbole. Sa parole est forte. Nous l'entendons. Nous savons que la reconstruction de ces femmes nécessite énormément d'investissement à tous les niveaux.
Par ailleurs, je pense que nous devons profiter de cette table ronde pour avoir une intervention plus forte auprès des femmes migrantes et des migrations. La situation se déroule sous nos yeux, dans une grande indifférence. La culture du viol est répandue dans nos sociétés. Il me semble que notre parole, ce matin, ainsi que les conclusions que nous pouvons en tirer sont importantes.
Mme Fatemeh Karimi. - Je suis directrice de Kurdistan Human Rights Network (KHRN). Je partage vos propos sur le viol dans les luttes armées. Je suis kurde. Notre histoire en matière de lutte, de torture et de souffrance est longue, en Turquie, puis en Syrie. Actuellement, il n'y a pas de guerre en Iran, mais de grandes manifestations s'y déroulent, sous le slogan « Femme, vie, liberté ! ».
Lorsqu'on évoque les femmes dans les luttes armées, on parle de viols, de souffrance. L'histoire se répète toujours, malgré une intervention de la communauté internationale pour y mettre fin. Pour autant, on parle des femmes dans les luttes armées, mais aujourd'hui, en Iran et notamment dans la région kurde iranienne, une grande manifestation est en cours. De nombreuses femmes ont été tuées, pas par des ennemis étrangers, mais par la République islamique à l'intérieur même du pays. Certaines villes kurdes sont assiégées. Des dizaines, des centaines de femmes ont été blessées, arrêtées, violées ou menacées de l'être. Ainsi, c'est parfois au sein même du pays qu'ont lieu ces violences, et non de la part d'un ennemi étranger. C'est la raison pour laquelle je pense que nous devrions élargir cette question. Ne la réduisons pas uniquement à la lutte contre les étrangers. Le gouvernement, à l'intérieur de certains pays, peut répéter les mêmes actes.
Mme Martine Filleul. - Merci beaucoup pour ce témoignage. Nous aurons peut-être l'occasion de vous redonner la parole lors d'autres tables rondes. Je laisse nos intervenantes répondre à ces remarques et questions sur deux thèmes, l'accueil et l'asile des femmes en France et la culture du viol, en période de guerre, mais aussi hors période de conflit.
Mme Anne Castagnos-Sen. - Le sujet de l'accueil me tient à coeur car j'ai travaillé pour la Cour nationale du droit d'asile (Cnada), y compris au Haut-commissariat pour les réfugiés (HCR). Je ne pense pas que ce soit une question de cadre juridique. Je crois que le droit est là. Le droit d'asile est un droit constitutionnel et fait l'objet de nombreuses dispositions françaises, européennes, internationales couvrant ces cas. Le problème relève plutôt de l'accès au territoire en amont. Encore faut-il que les femmes puissent arriver en France par les voies régulières. Concernant l'accord des visas, plusieurs dossiers sont en suspens, notamment pour des femmes afghanes. À Amnesty International, nous demandons depuis des années que les personnes en danger, et notamment les femmes, aient des voies d'accès sécurisées au territoire français pour éviter d'avoir à recourir aux passeurs, avec les conséquences connues de ce type de parcours. Se pose également la question des zones d'attente, lorsque les demandeurs d'asile parviennent aux frontières aériennes et terrestres, et celle de l'application des dispositions de la Convention de Genève ou du droit français. J'aime beaucoup l'idée émise par Laurence Rossignol d'une reconnaissance prima facies des femmes migrantes. Ce serait formidable. Cette disposition existe dans la Convention de Genève, dans certains cas. Elle n'a presque jamais été utilisée. Ces pistes sont intéressantes. Les parlementaires doivent mener une action auprès de l'exécutif pour ouvrir beaucoup plus l'accès aux visas.
Permettez-moi de revenir sur la question de la lutte contre l'impunité et sur la reconnaissance universelle ou extraterritoriale. Aujourd'hui, un auteur présumé de violences sexuelles, qu'il soit ukrainien, syrien, éthiopien ou de quelque autre nationalité, arrivant en France, ne peut pas être arrêté. Il le pourrait s'il était accusé de torture, puisque la convention contre la torture prévoit la compétence universelle. S'il est responsable de crimes de guerre, crimes contre l'humanité ou crime génocide, on ne peut rien faire, en raison des trois verrous suivants :
- l'exigence de résidence habituelle sur le territoire français, rédhibitoire, parce que fort peu de ces auteurs présumés résident régulièrement sur le territoire ;
- la condition de double incrimination, encore plus absurde, puisqu'il faut que le crime de guerre contre l'humanité fasse également partie de l'arsenal juridique pénal du pays d'origine ou de nationalité de l'individu ;
- la question du monopole des poursuites par le parquet, le seul à pouvoir engager des poursuites.
Le sénateur Jean-Pierre Sueur a émis plusieurs propositions de loi en la matière. J'encourage les sénateurs présents à les soutenir.
Madame Rossignol, vous avez cité Berlin, dont je reviens, mais ce qui s'est passé en Tchétchénie très récemment, qui est méconnu, témoigne également d'une certaine continuité dans la culture de l'armée russe.
Mme Céline Bardet. - D'abord, bien sûr, nous n'avons pas assez d'argent, mais surtout, à qui va-t-il ? Je pense que nous devons ouvrir les financements à des petites structures et à des projets innovants. Nous rencontrons nous-mêmes ce problème. Nous sommes une structure trop petite et innovante. Les démarches doivent être facilitées. Il est très fastidieux d'aller chercher de l'argent. Un véritable problème se pose.
Ensuite, je disais que la situation est fortement liée à l'État de droit et à une meilleure manière de prévenir les conflits. Tout conflit amène en effet des violences sexuelles, partout. Comment mieux travailler sur leur prévention ? Si nous ne le faisons pas, nous ne pourrons que rester dans le même schéma, dans lequel nous réparons, comme nous le pouvons, ce qui a été commis.
Concernant les femmes migrantes, nous identifions aussi une question de vulnérabilité. Par ailleurs, nous observons un manque de formation et de compréhension. Par exemple, beaucoup de requérantes ont du mal à parler du viol, ou ont subi des traumatismes et ont eu une dissociation. Souvent, les juges ne le comprennent pas. Récemment, j'ai rencontré une Irakienne qui riait. Il s'agissait d'un mécanisme de dissociation lié au traumatisme. Les juges ne l'ont pas compris et ont considéré que son témoignage n'était pas crédible. Un travail considérable doit être mené à ce sujet. We are NOT Weapons of War aimerait devenir une organisation de référence, vers laquelle les femmes migrantes, qui restent effectivement minoritaires à l'arrivée, pourraient se tourner pour réaliser des entretiens. Nous pourrions établir des documents soutenant le fait qu'elles ont été violées.
La culture de la violence au sein des forces militaires russes est en effet réelle. Oleksandra m'a parlé de la fuite de ces témoignages et de la difficulté de suivre les femmes ukrainiennes qui partent. Des actions et dispositifs doivent être mis en place. Nous devons permettre à ces gens de donner leur témoignage, leur dire que nous sommes là, les suivre. Combien de personnes arrivent sur le territoire français, ont subi des violences sexuelles terribles lors de la route de l'exil, et ne sont pas prises en charge, parce que nous ne le savons même pas ? Un réel travail est nécessaire dans ce domaine. Ainsi, il y a beaucoup à faire. N'hésitez pas à nous solliciter. J'ai moi-même mille idées mais n'ai pas les moyens de les mettre en place.
Merci d'avoir évoqué la question kurde.
Enfin, on parle des femmes actrices. Comment aider les personnes à l'intérieur ? Nous travaillons avec des points focaux intérieurs, sur le terrain. Comment leur donner les capacités d'avancer et de changer leur pays ? Vous avez évoqué l'ouvrage de Denis Mukwege mais je peux également citer le film de Thierry Michel, L'empire du silence, sur la République démocratique du Congo. J'encourage tout le monde à le visionner. Il est incroyable. Les femmes congolaises montent aujourd'hui au créneau. Nous devons aider ces réseaux. Oleksandra fait ce travail en Ukraine, mais elle ne dispose pas de toutes les compétences nécessaires. C'est ce que nous devons appuyer.
Mme Martine Filleul. - Je vous remercie de vos actions et de vos témoignages. Je vous propose de mettre fin sans tarder à notre première table ronde, car nous avons déjà pris un peu de retard.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci Mesdames. J'invite les intervenants de la seconde table ronde à nous rejoindre, avec Max Brisson, sénateur des Pyrénées-Atlantiques. Madame Bardet, vous avez initié un lien parfait avec notre seconde séquence. Vous nous demandiez comment faire. Nous allons tenter d'y répondre immédiatement, en abordant la prise en charge des femmes victimes de violences en temps de guerre.
Merci pour cette première séquence très intéressante.
Je laisse la parole à Max Brisson et je précise que la délégation aux droits des femmes est composée de femmes engagées, mais également d'hommes engagés.
M. Max Brisson. - Je souhaite la bienvenue aux quatre intervenants de cette deuxième table ronde consacrée à la prise en charge des femmes victimes de violences en temps de guerre. Je rejoins tout de même l'intervention de Pierre Laurent, l'essentiel est dans la prévention. En l'absence de celle-ci, la prise en charge reste nécessaire.
Ghislaine Doucet est conseillère juridique principale de la Délégation du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Paris. Le docteur Thomas Charbonnier est gynécologue-obstétricien et administrateur de l'ONG Gynécologie sans Frontières (GSF). Muy-Cheng Peich, quant à elle, est directrice de l'éducation, de l'impact et de la recherche au sein de l'ONG Bibliothèques sans frontières (BSF). Elle vient de signer un partenariat avec la représentante spéciale du Secrétaire général des Nations unies chargé de la question des violences sexuelles commises en période de conflit. Ce partenariat repose notamment sur une approche holistique pour les survivantes et sur l'expertise développée par BSF dans l'organisation d'espaces sécurisés au sein desquels elles pourront avoir accès à des services de soutien médical, psychologique, juridique, ainsi qu'à des activités éducatives et des formations professionnelles. Enfin, Justine Masika Bihamba interviendra en visioconférence depuis la République Démocratique du Congo. Elle est présidente de l'ONG Synergie des femmes pour les victimes des violences sexuelles (SFVS), qui oeuvre pour protéger les femmes victimes de ces violences, plus particulièrement dans le Nord-Kivu, une province de l'est de la RDC.
Merci à vous pour votre participation ce matin. Nous entendrons avec un grand intérêt les actions concrètes et les programmes entrepris par les différentes organisations que vous représentez afin de prendre en charge les femmes victimes de violences en temps de guerre.
Nous savons que les séquelles physiques comme psychologiques sont considérables mais les conséquences économiques et sociales le sont également. Nous en avons eu une illustration difficile à entendre lors de la première table ronde.
Il est fondamental que les victimes soient reconnues comme victimes de guerre et qu'elles bénéficient de l'assistance médicale, psychologique, juridique et matérielle qu'implique leur situation.
Sur le plan médical, elles doivent avoir droit à des soins médicaux généraux, des chirurgies réparatrices et un accompagnement psychologique, voire psychiatrique.
Sur le plan juridique, il est indispensable de former des professionnels (avocats, juristes, forces de l'ordre...) à des méthodes d'enquête et d'écoute des victimes précises et efficaces, afin d'entamer des poursuites juridiques et de condamner les bourreaux. À cet égard, la question de la collecte de preuves en matière de violences sexuelles commises dans le cadre de conflits est primordiale. Juger ces crimes constitue une étape indispensable à la reconstruction des victimes.
Sur le plan matériel, il s'agit de soutenir la réhabilitation économique et sociale des femmes survivantes. Leur reconstruction passe en effet par la construction de leur autonomie.
Estimez-vous que nous avons progressé dans l'aide apportée aux victimes, à la fois l'aide immédiate et le soutien à plus long terme pour les aider à se reconstruire ?
Qu'en est-il des financements aujourd'hui ? Le dernier rapport d'activité du secrétaire général de l'ONU indique que la part de l'aide bilatérale à l'égalité des sexes dans les contextes fragiles et touchés par des conflits reste de 5 %. Lors d'une table ronde que nous avions organisée en 2019, les participantes avaient également évoqué des défaillances liées à l'utilisation et à la répartition de l'aide allouée aux victimes. Ces critiques sont-elles toujours d'actualité ? Alors que nous examinons actuellement le projet de loi de finances pour 2023, ces questions de financement sont bien sûr dans tous nos esprits.
Je laisse sans plus tarder la parole à Ghislaine Doucet, du Comité international de la Croix-Rouge.
Mme Ghislaine Doucet, conseiller juridique principal de la Délégation du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Paris. - Merci d'inviter le CICR à participer à cette journée de réflexion, au cours de laquelle je mettrai l'accent sur les dispositions du droit international humanitaire (DIH) applicable dans les conflits armés. Il peut paraître un peu naïf de le dire, mais j'aime en revenir aux fondamentaux, surtout après avoir entendu les témoignages livrés lors de la première table ronde. Il est important de dire haut et fort que les femmes dans les conflits armés ont des droits qui tiennent compte de leurs besoins spécifiques et qu'il existe un cadre juridique, contraignant et obligatoire, tant pour les belligérants que pour l'ensemble des États parties aux Conventions de Genève, destiné à protéger généralement et spécialement les femmes. Nous pourrions penser que cela va sans dire, mais c'est encore mieux en le disant. Ce constat permet de mieux répondre aux questions que vous vous posez s'agissant de l'établissement des responsabilités, la recherche des responsables et la question des réparations.
Nous ne partons donc pas de rien. Des dispositions existent et depuis longtemps. Tant le DIH, applicable en période de conflit armé, que d'autres branches du droit international public, comme le droit international des droits de l'Homme (DIDH) ou le droit des réfugiés, répondent de façon plutôt adéquate aux besoins des femmes qui se trouvent dans ces situations. Autrement dit, le défi consiste donc à traduire le droit en pratique par divers moyens et, lorsque le droit n'est pas respecté, à mettre en jeu les responsabilités, y compris sur le plan pénal. C'est pourquoi, il est essentiel de mettre d'abord l'accent sur l'importance de prévenir ces violences, ce qui est aussi une obligation du DIH. Je ne parle pas ici de la prévention des guerres comme l'évoquait le sénateur Pierre Laurent tout à l'heure, car il s'agit là d'une ambition qui n'entre pas dans le but du DIH, lequel se borne à poser des limites aux guerres. La prévention passe également par une compréhension et une modification des comportements des belligérants. Le CICR a travaillé sur ces questions et a publié plusieurs brochures sur ce sujet.
En effet, le CICR est un acteur spécifique dans les conflits armés puisqu'il dispose d'un mandat qui lui a été conféré par les 96 États parties aux Conventions de Genève pour veiller au bon respect du DIH. Dans ce cadre, il porte naturellement une attention particulière aux femmes et aux violations que les délégués du CICR constatent sur le terrain, quels que soient les conflits armés.
Le CICR a beaucoup travaillé et travaille toujours au développement de divers outils utiles destinés à répondre aux besoins spécifiques des femmes dans les conflits armés. Je citerai notamment le guide pratique Répondre aux besoins des femmes affectées dans les conflits armés, qui s'inscrit dans le cadre de campagnes et d'une série d'études conduites par le CICR, notamment celle publiée en 2001, intitulée Les femmes face à la guerre, qui analyse l'impact des conflits armés sur les femmes (voir aussi la stratégie 2018-2024 du CICR sur les violences sexuelles : ( icrc_strategy_on_sexual_violence_2018-2024_eng_layout_0.pdf). Il nous est possible de faire plusieurs constats. D'abord, les problèmes rencontrés par les femmes dans les conflits armés ne sont ni une fatalité ni un aspect oublié par le droit. Deuxièmement, les violences qu'elles endurent dans les conflits armés sont de divers ordres. On pense en premier lieu aux violences sexuelles, mais il y a bien d'autres formes de violences, moins visibles, physiques et morales, souvent liées les unes aux autres, qui pourraient être évitées si le DIH était respecté.
Selon le DIH, les femmes bénéficient d'une double protection : une protection générale en tant que personnes civiles et une protection spéciale pour tenir compte de leurs besoins particuliers.
Or, et bien que ce soit interdit par le DIH, si tous les civils pâtissent des effets des hostilités, en Ukraine, comme dans tous les autres conflits armés, ce sont les femmes qui sont en première ligne de l'irrespect des normes et des règles relatives à la conduite des hostilités. Lorsque des biens civils sont endommagés ou hors d'état de fonctionner, lorsque les structures de santé, si essentielles pour les mères et les enfants, sont détruits, ce sont les femmes, devenues les chefs de famille puisque le plus souvent les hommes sont au combat, qui en subissent les premières et de plein fouet les conséquences douloureuses comme ne plus avoir de logement, de nourriture, d'eau, de carburant, d'électricité, d'école pour leurs enfants, d'accès aux soins, ce qui, de plus, les contraint souvent à se déplacer.
Autrement dit, si les belligérants ne respectent pas les normes relatives à la conduite des hostilités, il s'ensuit une cascade de conséquences, parmi lesquelles un risque accru de violences, sexuelles et autres, à l'encontre des femmes. Si, par exemple, un bombardement illicite occasionne des coupures d'eau, les femmes se voient obligées d'aller chercher l'eau en utilisant des moyens de déplacement peu sûrs et les risques d'agression sexuelle sont donc multipliés. C'est malheureusement la réalité de tous les conflits armés.
Mais relevons aussi que les femmes sont exposées à des risques accrus en temps de conflit car, déjà en temps de paix, elles sont victimes de stigmatisation et de discriminations. Que l'on parle d'emploi, de sécurité économique ou d'autres aspects, ces inégalités sont exacerbées en période de guerre.
Pourtant, le DIH protège spécialement les femmes en tant que femmes et en tant que mères. En outre, elles sont spécialement protégées contre le viol, la prostitution forcée et tout autre forme d'attentat à la pudeur. La violation de ces dispositions constitue une infraction grave du DIH, qualifiée de crime de guerre, qui s'applique à toute personne quel que soit son genre.
Comme pour toute victime, la réparation des préjudices subis est essentielle. C'est aussi une obligation du DIH. Cette réparation doit s'exprimer par des voies diverses, le procès pénal, l'indemnisation, la restauration dans l'état antérieur, la réhabilitation physique, entre autres. À cet égard, la parole des victimes doit être libérée et favorisée. Sur ce point, beaucoup reste à faire.
Enfin, je l'ai dit, la prévention et la sanction des violations quelles qu'elles soient, relèvent de la responsabilité première des belligérants, qu'il s'agisse d'États ou de groupes armés non étatiques. Elles relèvent également de la responsabilité de tous les États, y compris ceux qui ne sont pas parties au conflit. Tous se sont engagés à « faire respecter » le DIH.
Il y a deux autres points que j'aimerais souligner : tout d'abord, lorsque l'on parle des femmes, il va de soi que cela englobe aussi les jeunes filles. Dans le monde entier, elles sont exposées à nombre d'abus, physiques ou psychologiques, qui s'accroissent en période de conflit armé. Nous avons une pensée particulière pour les jeunes filles enlevées par Boko Haram au Nigéria, ou pour les petites filles qui se trouvent dans des camps d'Al-Hol en Syrie. La liste n'est pas exhaustive. Pour ce qui les concerne, les dispositions qui s'appliquent particulièrement aux enfants s'ajoutent à celles qui protègent spécialement les femmes. N'oublions pas que nombre de ces jeunes filles, à l'instar de jeunes garçons, sont enrôlées de force dans les conflits armés, par des États ou des groupes armés non étatiques. Dans ce cadre, elles doivent également bénéficier d'une protection particulière. Ce sont avant tout des victimes.
Ensuite, les femmes dans les conflits armés ne peuvent pas être considérées comme un groupe homogène. Elles ne sont pas toujours ou pas seulement des victimes passives. Beaucoup sont actives. Et, on l'oublie souvent, elles peuvent aussi être « combattantes » au sein de forces armées gouvernementales ou de groupes armés non étatiques. D'ailleurs, les dispositions du DIH protectrices des femmes trouvent leur origine dans la Convention de Genève de 1929 sur les prisonniers de guerre. À l'époque, on avait réalisé que de nombreuses femmes avaient combattu pendant la Première Guerre mondiale, ce qui a occasionné l'introduction d'une protection spécifique des prisonnières de guerre. Cette protection a ensuite été étendue aux femmes en général dans les conflits armés.
Pour ce qui est des réponses opérationnelles, le CICR a élaboré et conduit sur le terrain de multiples programmes pour apporter son soutien aux femmes dans les conflits armés. Je ne saurais tous les citer ici mais parmi ceux-ci mentionnons la fidèle incorporation du DIH dans les législations nationales, l'enseignement du DIH, la formation de tous les acteurs, y compris des personnels humanitaires, à la prise en charge des victimes de violences sexuelles, la sensibilisation et le dialogue avec les belligérants, qu'il s'agisse de forces armées gouvernementales ou de groupes armés non étatiques, le développement de moyens divers pour réduire les risques de violences sexuelles, etc. En France, par exemple, avec le ministère des armées, le CICR a participé à plusieurs sessions spécialement consacrées aux violences sexuelles et basées sur le genre. Nous travaillons aussi sur le terrain à convaincre les parties au conflit de permettre le ravitaillement adéquat des civils car le DIH oblige en effet les parties à un conflit à autoriser et faciliter le passage rapide et sans encombre des secours humanitaires distribués de manière impartiale et sans aucune distinction de caractère défavorable aux personnes civiles dans le besoin.
En conclusion, si les femmes sont toujours si peu respectées et si peu protégées dans les guerres, ce n'est pas faute de normes. Cela est essentiellement dû à l'ignorance ou à l'irrespect du DIH. Comme le CICR l'a récemment rappelé lors de l'Assemblée générale de l'ONU, nous demandons à ce que davantage soit fait pour prévenir les violations et appelons les États à prendre des mesures de précaution spécifiques dans la conduite des hostilités mais aussi à intégrer une perspective de genre dans l'application du DIH. À ce propos, je vous signale la parution en juin 2022 d'un rapport du CICR sur l'impact des conflits armés sous l'angle du genre et les implications dans l'application du DIH (voir : Gendered impacts of armed conflicts and implications for the application of IHL | Comité international de la Croix-Rouge (icrc.org)). Il n'existe pour l'instant qu'en anglais.
C'est donc dès le temps de paix, avant le déclenchement d'un conflit armé, que tous ensemble, il nous faut travailler à prévenir toutes les violences et à promouvoir un respect fidèle du DIH.
M. Max Brisson. - Je vous remercie. Je vais maintenant inviter le docteur Thomas Charbonnier de l'ONG Gynécologie sans Frontières à prendre la parole.
M. Thomas Charbonnier, gynécologue-obstétricien, administrateur de l'ONG Gynécologie sans frontières (GSF). - Merci pour cette invitation qui nous donne de la visibilité. Nous sommes une petite ONG, mais avons beaucoup de travail. Notre expertise gynécologique et obstétricale est quasi exclusive dans le monde. Nous cherchons des financements parce que nous sommes mauvais en communication, puisque nous nous attardons davantage sur nos missions.
Permettez-moi de projeter une présentation, qui contient des images de contexte et de mission. Nous les manions avec précaution et ne diffusons pas d'images médicales, souvent assez brutales et techniques.
Nous travaillons beaucoup avec le professeur Denis Mukwege, évoqué plus tôt. Il est un ami de GSF. Comme il le dit lui-même, réparer une femme chirurgicalement est très difficile, mais c'est pourtant la part la plus simple du travail. On peut les soutenir, mais on ne peut jamais guérir la dimension psychologique.
GSF a été créée en 1995 sur l'initiative d'un groupe de sages-femmes et de médecins alertés sur la condition des femmes dans le monde, et notamment sur l'insuffisance d'accès aux soins sous toutes ses formes, médicales, psychologiques ou juridiques. Tout ce qui peut toucher les femmes nous intéresse. Nous tentons de nous déplacer en suivant l'actualité, sur tous les terrains qui existent. Nous agissons sur tous les sujets : la périnatalité, les souffrances médicales et psychologiques, les violences intrafamiliales, les violences conjugales, les discriminations de toutes sortes, et évidemment, les violences sexuelles en temps de conflits. Dès qu'il y a un conflit, tout comme un séisme, les femmes et les enfants sont les premières victimes, car ce sont les populations les plus fragiles, et ce sont des cibles.
Nous sommes aujourd'hui présents au Rwanda, dont nous revenons du campement de Mahama 2. Nous sommes également beaucoup en RDC, à Panzi et Otema, au Cameroun, en Centrafrique, au Togo. Nous nous sommes aussi installés en France en 2014, pour des raisons que nous exposerons plus tard. Nous allons peut-être intégrer SOS Méditerranée, toujours pour aider les femmes. Nous avons commencé par intervenir au Mali, au Burkina Faso, puis au Kosovo en 1999. Nous allons partout où nous sommes appelés. C'est ce qui s'est passé dans le nord de la France. Une sage-femme nous a contactés pour nous indiquer que les situations pour lesquelles nous intervenions à l'international se retrouvaient également dans la jungle de Calais. Nous avons effectivement retrouvé des conditions que nous observions ailleurs, voire pire, dans les camps du Nord de la France.
La presse nous appelle aussi partout. Il est aujourd'hui aisé de trouver des articles évoquant les violences sexuelles dans les conflits armés. Dès qu'il y a un conflit, des viols s'y associent. C'est systématique, depuis plusieurs siècles.
En RDC, au Kivu, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) estime les victimes de viol au nombre de 500 000. En 2004, le Docteur Mukwege signalait qu'il opérait 4 000 femmes par an, il en opère aujourd'hui 2 500. C'est moins, mais comme il le dit lui-même, les métastases sont là. Nous sommes loin d'arriver à un nombre de victimes inexistant.
Au Rwanda, plusieurs rapports soulignent la présence d'une majorité de femmes et d'enfants dans les camps de Mahama 1 et 2. En 2019, on y recensait 400 000 personnes. La surpopulation et la promiscuité occasionnent beaucoup de violences sexuelles, qualifiées de violences de genre, sur les adolescentes, les enfants et les femmes, sous toutes les formes : mariages forcés, grossesses forcées, rapports sexuels précoces... Nous avons été alertés sur les camps 1 et 2, qui devaient initialement accueillir 50 000 personnes. Le premier a été créé en 2015, et un second a été monté ensuite. Nous avons beaucoup travaillé avec Marguerite Barankitse, surnommée L'Ange du Burundi, la fondatrice de la Maison Shalom. Elle a dû fuir son pays en 2015 pour cela. Elle a énormément contribué à la protection des femmes et des enfants.
Nous menons trois types d'actions concernant le sujet évoqué - nous en menons bien entendu bien d'autres en sus. D'abord, l'action de terrain consiste à envoyer des équipes sur place, et à agir et opérer. Nous envoyons des chirurgiens, mais aussi des sages-femmes. Lorsque vous intervenez sur des violences sexuelles, vous devez nécessairement apporter un soutien psychologique englobant la femme dans toutes ses dimensions, mais aussi un suivi des grossesses, qu'elles soient forcées, non désirées, ou désirées. Ce suivi de terrain a une limite. Lorsque vous arrivez, que vous opérez, exposez toutes vos connaissances, puis que vous partez, le bénéfice est perdu à J+1. Si vous n'avez pas enseigné, vous perdez la pérennité de ce que vous faites. Il est presque plus important d'enseigner ce que vous savez faire que de le faire vous-mêmes. Je parlerai ensuite de la France, puisqu'il ne serait pas logique d'aller très loin, en Afrique, pour y aider les femmes victimes de viol, mais de les laisser être violées dans nos camps au terme de leur parcours migratoire.
Sur le terrain, je vous présente les quatre grands hommes que sont le professeur Richard Villet, président de l'Académie de chirurgie ; Claude Rosenthal, président d'honneur de Gynécologie sans frontières ; Étienne Vincent, chirurgien viscéral très engagé dans l'humanitaire ; et Bernard Creze, ami personnel de Denis Mukwege, chirurgien gynécologue à Angers. Il a créé un partenariat de formation de chirurgiens au CHU d'Angers. Ces hommes ont mené une mission pilote de 2012 à 2018 à Panzi, en RDC, dans la zone où se trouvaient des femmes mutilées et violées ayant besoin de soins. Nous nous sommes rendus dans la structure montée par le Docteur Mukwege pour y enseigner des techniques. Nous y expliquons notamment une technique reproductive sécure consistant à traiter par voie basse des femmes souffrant de prolapsus, sur des séquelles handicapantes, mais aussi sur tout ce qui peut concerner des violences sexuelles et des réparations.
Vous connaissez le Professeur Mukwege, prix Nobel de la paix en 2018. Il a soigné plusieurs dizaines de milliers de femmes depuis vingt ans dans son hôpital. Il a échappé à six tentatives d'assassinat, et est protégé par Monusco.
Sur la formation, nous avons créé et soutenu un diplôme universitaire de chirurgie vaginale et pelvienne, reconnu par l'université évangélique d'Afrique, très valorisée sur le territoire. Nous avons formé dix-sept personnes en 2019, qui savent opérer les femmes. Nous faisons du compagnonnage, comme nous le faisons en France, pour vraiment enseigner la chirurgie.
La dernière mission s'est tenue du 6 au 18 décembre 2021. Le Covid nous a un peu ralentis, comme tout le monde. Le matin, nous étions au bloc pour enseigner des interventions vaginales et coelioscopiques face à de vraies patientes. Les violences sexuelles, contrairement aux mutilations traditionnelles, peuvent être de toutes sortes. Nous pouvons être confrontés à de très mauvaises surprises, raison pour laquelle nous avons étendu l'expertise à la chirurgie viscérale et urologique. Ces chirurgiens doivent être capables de prendre en charge des interventions qui n'existaient pas jusqu'alors. L'après-midi, le Professeur Mukwege dispensait des formations théoriques sur l'anatomie ou la chirurgie générale avant de délivrer un véritable diplôme universitaire. Celui-ci a été reconnu et inauguré le 19 janvier 2021, en présence du Président de Panzi et du doyen de l'université. Ainsi, les jeunes médecins qui sortiront de cette formation seront véritablement reconnus.
À Otema, un petit hôpital a été monté par Tony Elonge, élève du Professeur Mukwege. Il se trouve plus au centre, dans une zone plus sûre. Nous y recueillons des patientes qui fuient la zone est. Il a créé une structure qui opère les femmes victimes, mais il leur donne également du travail. Elles peuvent rester et discuter entre elles. Il a créé un lieu de vie ne leur imposant pas de partir après la chirurgie. Elles peuvent se réinsérer, bénéficier d'un soutien psychologique et retrouver une vie qu'elles ont perdue. En effet, la plupart d'entre elles peuvent être rejetées et mises au ban de la société parce qu'elles ont été violées. Nous avons déjà réalisé une mission de compagnonnage chirurgical là-bas. Nous y retournerons en février.
Enfin, une migration s'opère en trois étapes : le pays de départ, dans lequel les femmes peuvent avoir subi des violences sexuelles ; le parcours, où elles sont soumises à la loi des passeurs ; et les camps à l'arrivée, où s'applique la loi du plus fort. Ainsi, si elles ne prennent pas la même forme à chaque étape, les violences sexuelles y restent bien présentes. Nous devons donc prendre en compte l'ensemble du parcours.
Nous pouvons intervenir au départ. C'est ce que nous essayons de faire. Au milieu, il nous est très difficile d'agir. Si elles se présentent chez nous à l'arrivée, nous avons le devoir de prendre ces femmes en charge. Elles échappent aux lignes dessinées par les pouvoirs publics, notamment dans les camps créés de façon illégale. La police ne s'y rend pas nécessairement. La sécurité n'y est pas assurée. Ces femmes sont les premières cibles. Elles sont parfois dans une tente inaccessible au fond d'un camp. S'il y a des viols ou une pression des services ou des passeurs, nous n'y avons pas accès.
La condition féminine est complexe. Des questions bêtes deviennent vitales. Comment uriner, gérer ses règles, se laver ou laver ses enfants ? Nous avons créé Caminor dans cette optique en 2015, sur l'appel d'Alexandra Duthe, sage-femme dans le nord de la France. Nous avons mené 150 missions depuis cette date. Nous avons depuis fondé Camifrance à Paris, dans le sud, à Lyon. Nous avons réalisé qu'il y avait des femmes migrantes partout en France, et pas uniquement dans le nord. Ce dispositif consiste à faire des maraudes pour aller chercher ces femmes, qui ne se présentent que très rarement pour faire part de leurs soucis. Nous avons même dû cacher l'estampille GSF sur notre camion, parce que nous avons réalisé que les hommes ne savaient pas trop ce que ces femmes allaient chercher lorsqu'elles y entraient. Nous avons donc rendu la consultation « silencieuse », en effaçant tout et en rendant le camion blanc comme celui de Médecins sans frontières. Nous nous sommes rendu compte que les femmes venaient davantage si nous n'affichions pas la signature de notre organisation. Nous les écoutons et les accompagnons, les prenons en charge, nous mettons en place toute la logistique de prise en charge d'infections sexuellement transmissibles et de grossesses associées aux viols. Nous fournissons également un accompagnement juridique.
M. Max Brisson. - Merci pour votre intervention et pour vos actions remarquables et diverses. Je passe désormais la parole à Muy-Cheng Peich de Bibliothèques sans frontières.
Mme Muy-Cheng Peich, directrice de l'éducation, de l'impact et de la recherche de Bibliothèques sans frontières (BSF). - Merci de nous offrir l'opportunité de vous présenter nos actions et merci pour ces échanges très intéressants. Permettez-moi de faire un petit pas de côté en commençant par vous expliquer le mandat de Bibliothèques sans frontières avant d'entrer dans le vif du sujet. Je pourrai ainsi illustrer en quoi ces espaces communautaires et de sociabilité peuvent devenir des espaces sécurisés pour la prise en charge des femmes et plus globalement des victimes de violences sexuelles dans les conflits. Notre ONG a été créée il y a quinze ans dans le but de faciliter l'accès et l'accessibilité à la connaissance partout dans le monde, notamment auprès des populations les plus vulnérables. Ces bibliothèques peuvent être des lieux d'émancipation et de prise en charge psychologique.
Je reviendrai sur trois aspects qui me semblent primordiaux. Le premier est la notion de l'aller vers, au plus près des populations qui ont besoin d'un accompagnement, d'une aide humanitaire, d'un soutien psychologique. Les victimes sont confrontées à une multitude de barrières sociales, psychologiques ou symboliques pour aller chercher cette aide et être identifiées par les acteurs humanitaires. La question de la temporalité est également importante : celle de la prise en charge immédiate, médicale et urgente, mais aussi celle de la reconstruction et de la possibilité de se projeter dans un avenir à nouveau, cela pour les victimes de violences sexuelles, mais aussi pour leur entourage et tous ceux qui ont été traumatisés par ces violences, même s'ils ne les ont pas subies directement. La capacité d'agir nous touche également beaucoup. La notion d'empowerment a été évoquée plus tôt. Les femmes victimes de violences sexuelles sont souvent mises à l'écart, stigmatisées, ostracisées. Il leur est nécessaire de pouvoir se reconstruire, reconstruire leur dignité, d'avoir accès à des moyens de subsistance, de s'autonomiser financièrement et socialement. Cet enjeu est tout aussi primordial dans la lutte contre les violences sexuelles dans les conflits.
Le docteur Charbonnier parlait plus tôt de catastrophes naturelles. Voici une photographie du camp de déplacés de Port-au-Prince, à Haïti, après le tremblement de terre. Il a accueilli nos premières interventions dans une situation humanitaire. BSF travaillait à Haïti, auprès des bibliothécaires et universités locales, pour construire un réseau d'accès à la connaissance partout dans le pays. Lorsque le tremblement de terre a eu lieu, notre organisation est rentrée en France, en disant que nous n'étions pas une ONG humanitaire, et que d'autres besoins étaient primordiaux. Nous pensions notamment aux questions de santé, d'accès au logement, aux soins, à des vêtements ou à de la nourriture. En réalité, ce sont nos partenaires haïtiens qui nous ont rappelés après deux semaines. Ils nous ont dit que nos actions avant le tremblement de terre étaient devenues encore plus importantes après la catastrophe. Des rumeurs circulaient dans les camps de déplacés. L'accès à l'information y était devenu très difficile. La protection des populations les plus vulnérables, des femmes et des enfants, était encore plus difficile. C'était les premières victimes de violences. Les ONG peinaient à toucher ces populations. Nous sommes donc retournés sur le territoire, aux côtés de l'Unicef, et y avons créé des bibliothèques sous tentes. Elles étaient des espaces d'accès à la culture, à l'éducation, à l'information au sein des camps de déplacés. Les humanitaires se servaient d'un tableau noir comme d'un point d'information pour le reste de la population. En créant ce lien humain, les bibliothécaires et volontaires ont créé un lieu de confiance permettant aux humanitaires de diffuser de l'information vérifiée auprès des populations déplacées. Très vite, ces endroits sont devenus des lieux éducatifs de prise en charge des populations, mais aussi des lieux sécurisés pour les personnes déplacées. Elles savaient que l'information qui leur y serait distribuée serait fiable et vérifiée.
Après cette intervention, nous sommes allés voir le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR), en réalisant à quel point la dimension intellectuelle de l'être humain était peu prise en compte dans les lignes directrices d'intervention humanitaire. Le HCR a été extrêmement touché par cette interpellation. Il nous tout de même indiqué que tant que notre action n'entrerait pas dans les standards humanitaires, qu'elle ne serait pas facilement déployable sur le terrain, reconnaître ce droit d'accès à la connaissance serait nécessairement compliqué.
Dans ce contexte, nous avons créé l'Ideas Box, avec le HCR et le designer Philippe Starck. Il s'agit de modules comme on en utilise pour transporter des instruments de musique en tournée, tenant sur deux palettes. Lorsqu'on les déploie, ils créent un espace d'une centaine de mètres carrés contenant l'équivalent d'une petite bibliothèque. On y retrouve des livres papier, un accès à Internet, un serveur permettant d'accéder à des milliers de contenus sans connexion Internet, des possibilités de créer soi-même du contenu. Il est en effet très important de faire entendre la voix des réfugiés et des populations déplacées par elle-même.
Nous avons aujourd'hui déployé près de 150 Ideas Box dans le monde, visitées par environ un million de personnes par an, de populations très diverses. Nous en avons déployé dans des centres de réfugiés en Europe, aux frontières de l'Ukraine, où nous avons travaillé immédiatement après le début du conflit, ou en Colombie, dans les zones de démobilisation des ex-FARC. Le partenariat avec l'ONU est né de la visite d'une de ces Ideas Box en Pologne, à la frontière ukrainienne, par la représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies sur les violences faites aux femmes dans les conflits. Elle a jugé ces espaces extrêmement intéressants car ils permettaient de toucher de façon quasiment anonyme des personnes qui ne viendraient pas nécessairement vers les ONG en leur apportant de l'aide médicale ou un soutien psychologique. Elle a qualifié ces boxes de « magical boxes ». Elle y voyait des endroits un peu magiques dans lesquels les personnes étaient capables de renouer avec un sens de normalité, et une dignité humaine mise à mal par les violences qu'elles ont subies.
Dans toute situation de conflit, les violences sexuelles et le viol sont toujours utilisés comme arme de guerre. Il est néanmoins extrêmement compliqué de disposer d'informations vérifiées et de recueillir des témoignages. Ainsi, l'ONU surveille dix-neuf contextes internationaux, parce que des témoignages vérifiés y ont été collectés.
Nous lançons cette année ce partenariat, avec la volonté de travailler sur trois aspects. D'abord, une approche holistique permettra de prendre en charge de façon globale, psychologique et sociale, ces femmes victimes de violences sexuelles et leur entourage. Il s'agit de créer des espaces sécurisés grâce au déploiement de ces Ideas Box dans des situations de conflit, pour y proposer l'aide d'experts du sujet, y recueillir des témoignages de façon sécurisée, proposer de stocker des documents juridiques. Nous permettrons ainsi à ces femmes, lorsqu'elles seront prêtes, de porter plainte. Nous travaillerons également sur la capacité d'agir au travers d'activités éducatives, du renforcement de compétences, de la formation professionnelle. Il s'agit également de leur donner les moyens d'entreprendre et de prendre en charge les enfants victimes de violences directes ou collatérales. Les premiers déploiements à l'étude pour 2023 auront vraisemblablement lieu en Ukraine, en Afghanistan et dans le Kivu, en RDC.
Deux autres aspects nous semblent tout aussi importants. D'abord, la formation de professionnels de terrain permettra d'identifier et de prendre en charge toutes les composantes de soin des victimes de violences sexuelles dans les conflits. Nous accompagnerons des professionnels de santé, infirmières, médecins n'étant pas nécessairement spécialisés dans les questions de gynécologie ou de soutien psychologique aux victimes. Nous leur donnerons les éléments permettant de les identifier, de les accompagner, de les diagnostiquer et les référer à des experts capables de les accompagner durablement. Nous ferons également de la prévention et formerons les acteurs de terrain, les forces armées et les populations qui côtoient les populations déplacées et les victimes. Cette notion de prévention, si elle est compliquée, est primordiale pour adopter l'approche la plus complète possible de la gestion avant conflit jusqu'à la prise en charge durable des victimes.
M. Max Brisson. - Merci pour votre intervention et pour la précision des actions menées. Je donne la parole à notre dernière intervenante, Justine Masika Bihamba, qui intervient en visioconférence depuis la RDC et préside l'ONG Synergie des femmes pour les victimes de violences sexuelles (SFVS).
[La connexion avec Mme Masika Bihamba n'est pas immédiatement possible.]
Mme Annick Billon, présidente. - Puisque nous n'entendons pas Mme Masika Bihamba, je vous propose de prendre quelques questions dans l'assemblée en attendant de résoudre cette difficulté technique.
Mme Victoire Jasmin. - J'ai apprécié le fait d'entendre vos propos, mais ces femmes vivent des situations très difficiles sur des théâtres de guerre. Elles sont très courageuses de transmettre leurs témoignages et de nous informer de ce qu'il s'y passe.
Docteur Charbonnier, vous avez parlé de la chirurgie et de la réparation. Au Sénat, nous avons auditionné le Professeur Mukwege au cours d'une réunion. Qu'en est-il de la prévention des maladies sexuellement transmissibles (MST) ? En effet, certaines situations peuvent occasionner la transmission de virus et bactéries. Pouvez-vous les prendre en charge dans vos conditions particulières d'intervention ?
Mme Céline Bardet. - Docteur Charbonnier, délivrez-vous des certificats lorsque votre organisation intervient auprès des victimes ?
Madame Peich, vous parlez d'un coffre-fort juridique dans votre projet. De quoi s'agit-il exactement ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je m'interroge quant à la prévention. Nous savons qu'il y a beaucoup de mariages précoces en Afrique. Nous savons également que de nombreuses femmes, parce qu'elles sont violées au sein même du mariage, souvent très jeunes, souffrent de conséquences gynécologiques extrêmement graves. Elles peuvent être renvoyées en raison de problèmes d'odeurs censées être extrêmement gênantes, par exemple. C'est ce qu'un médecin d'ambassade m'expliquait. Ces filles et femmes sont rejetées par leur famille et se retrouvent en errance sur les routes. Travaillez-vous également sur ces situations en matière de prévention, pour limiter ces unions précoces ?
Par ailleurs, recevez-vous une aide suffisante de nos ambassades françaises à l'étranger ?
Mme Marie Lussier. - Je travaille pour Médecins du Monde. Sur le terrain, nous voyons de nombreuses situations de grossesses non désirées et d'avortements. Comment abordez-vous ces questions ? Quelles réponses pouvez-vous y apporter ?
Dr Thomas Charbonnier. - Sur cette dernière question, nous prenons en charge les avortements et les suites de grossesses, y compris non désirées. Le droit à l'avortement doit être accessible, y compris dans nos camps. Nous le prenons en considération dans les pays où nous nous rendons, si celui-ci l'autorise. Nous ne sommes en effet pas chez nous, et nous plions donc à la politique locale. Lorsque c'est possible, nous y donnons donc accès, surtout si nous disposons d'une antenne chirurgicale. Nous prenons en charge l'IVG à 100 % si elle est désirée, en conservant les parcours discrets et en évitant de les ébruiter.
Ensuite, les infections sexuellement transmissibles (IST) représentent un travail important. Il s'agit dans un premier temps de toucher la femme concernée, qu'elle soit en consultation, dans le centre, et pas recluse dans un camp quelque part. Dans un article paru dans Le Monde, le Professeur Mukwege a indiqué que les IST constituaient un problème important dans les suites des violences sexuelles, crimes s'inscrivant dans la durée. Elles sont même parfois un objectif des agresseurs, comme c'était le cas au Rwanda. Nous sommes très inquiets à ce sujet. Certaines, telles que la syphilis, sont très faciles à soigner grâce à des antibiotiques, tandis que d'autres nécessitent un suivi à vie. Il est toujours compliqué de suivre ces femmes, pour lesquelles l'IST est en général considérée comme le dernier des soucis. Il n'empêche que nous les prenons en compte, d'autant plus que des grossesses peuvent s'y ajouter.
Madame Bardet, vous m'interrogiez concernant les certificats. Oui, nous en fournissons aux chirurgiens que nous formons.
Mme Céline Bardet. - Je demandais si vous établissiez des certificats lorsque vous traitiez les victimes.
Dr Thomas Charbonnier. - À Panzi, non. En France oui, nous rejoignons tous les parcours légaux possibles. Les patientes doivent pouvoir porter plainte. Nous traitons ces personnes comme n'importe quelle autre de notre nationalité. Sur les camps en Afrique, le certificat n'aura pas de valeur, car il ne sera pas reconnu en tant que tel. Il devrait être reconnu par les autorités locales, mais souvent, elles n'y vont pas. Il faut que ce certificat soit réalisé dans le pays, mais nous ne le faisons pas, en tant qu'ONG, parce que nous n'avons pas de légitimité en tant qu'étrangers.
M. Max Brisson. -On met dit que le son est rétabli avec Mme Masika Bihamba.
Mme Justine Masika Bihamba, présidente de l'ONG Synergie des femmes pour les victimes des violences sexuelles (SFVS). - Merci à tous. C'est pour moi un grand honneur d'intervenir aujourd'hui depuis Goma. Vous voyez les problèmes techniques que nous rencontrons. Notre province du Nord-Kivu partage des frontières avec le Rwanda et l'Ouganda. Les combats ont repris ces jours-ci. La guerre est aux portes de la ville de Goma. Elle m'empêche d'être avec vous ce matin.
Depuis le mois de mai, les affrontements ont repris entre les rebelles du M23 et les forces armées du Congo. Ils ont causé des déplacements massifs de populations. Ils ont coupé la route nationale D, qui approvisionne Goma en vivres et fait la connexion entre le Nord-Kivu et l'Ituri. Elle permet également le trafic entre la RDC et l'Ouganda. La province du Nord-Kivu compte aujourd'hui environ 280 000 déplacés internes, nombre qui s'accroît puisque les combats se poursuivent. Des affrontements ont encore eu lieu hier. Les déplacés vivent dans des conditions inhumaines, dans des camps de fortune, sous la pluie - nous sommes en pleine saison des pluies - mais aussi sous la menace incessante des combats et des maladies à base hydrique, telles que le choléra. Nous pouvons également signaler des pertes humaines. Nos collègues présents sur le terrain parlent déjà d'une dizaine de personnes décédées de maladies, de fatigue ou en raison de conditions inhumaines.
On m'a demandé de parler de la réparation. Je ne peux le faire avant de déclamer mon plaidoyer pour la femme, et pour la paix pour les femmes. Le fonds du Pacte sur les femmes, la paix, la sécurité et l'action humanitaire doit bénéficier aux organisations féminines de la province du Nord-Kivu. L'assemblée générale des Nations unies a adopté ce rapport le 12 septembre 2002. Nous venons de fêter les vingt-deux ans de la résolution « Femmes, Paix et Sécurité », qui parle de la place qu'occupent les femmes dans la résolution des conflits. Vous le savez, ma province est en guerre depuis plus de deux décennies. Certains enfants nés à l'est de la RDC n'y ont jamais connu la paix.
Pour parler de réparation, je me demande même souvent par où prendre le problème. Il faut réparer, certes, mais quoi ? Nous pouvons réparer les corps, mais tous les deux ans, un nouveau pic de violences vient menacer sévèrement les populations. Les femmes risquent leur vie au quotidien en allant simplement chercher de l'eau, de la nourriture ou en se rendant sur les routes. Alors, comment réparer les esprits, alors même que nous sommes dans un état de choc et de survie depuis plus de vingt ans ? C'est toute une génération qui n'a jamais connu la paix. Certains jeunes âgés de 20 ans n'ont jamais eu la chance de passer la nuit dans une maison. Ils doivent se déplacer quotidiennement dans des camps de fortune pour protéger leur vie. Réparer les âmes, alors que la violence et la mort attendent nos enfants au détour d'une forêt ? Existe-t-il une possibilité de résilience quand tous les efforts de réparation peuvent s'effondrer en quelques heures ? Réparer les institutions gangrenées par la corruption, par la soif de pouvoir, soutenues par le détournement et par des industries internationales qui ferment les yeux, voire financent les pratiques qui desservent nos sociétés pour des profits individuels ? Ainsi, il est parfois difficile de croire aux possibilités de réparation.
J'aimerais tout de même évoquer deux points devant vous ce matin : la prise en charge des victimes et l'indemnisation. Pour la prise en charge globale des victimes de violences sexuelles, je crois que mes prédécesseurs ont beaucoup parlé de la République Démocratique du Congo, et surtout de la province du Nord-Kivu, d'où je viens. J'insisterai donc sur l'indemnisation, qui reste un défi important dans l'accompagnement des victimes. Il est vrai que lorsque des fonds ont été mis à profit des victimes, nous avons cru qu'ils constitueraient pour elles un soulagement. Pourtant, après le projet pilote établi par le Docteur Mukwege et Nadia Murad, les victimes d'autres provinces n'ont pas bénéficié de cet argent. Du côté du gouvernement, nous attendons une loi pour que les fonds soient opérationnels. Elle traîne. Nous n'avons toujours pas de solutions de ce côté. Malgré les progrès observés, nous ne pouvons donc pas parler de réparation des victimes de violences sexuelles, parce que de nombreuses actions ne sont pas adaptées. Je crois que nous devons parler de réparation lorsqu'il y a la paix.
J'aimerais vous poser une question. Combien d'entre vous ont des enfants ? Combien peuvent nous aider ? Nous ne pouvons apporter la réparation sans votre aide. Parmi nous, beaucoup vont répondront hâtivement qu'ils vont nous aider, mais je vous demande des actes, tout au long de notre parcours. Ce sont eux qui illustreront votre soutien.
M. Max Brisson. - Merci beaucoup pour ce témoignage, et pour cet appel. Si vous n'avez pas d'autres questions, je vous propose de passer à la troisième et dernière table ronde.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup à vous, Max Brisson, et à nos intervenants pour toutes ces précisions. J'invite maintenant les participants à la troisième et dernière table ronde de la matinée à me rejoindre. Je cède la parole à notre collègue de Haute-Savoie Loïc Hervé, pour l'introduction de cette séquence consacrée aux femmes engagées dans les conflits armés contemporains et aux enjeux actuels de mixité des armées.
Au cours des deux premières tables rondes, nous avons beaucoup parlé des femmes victimes et des violences sexuelles comme armes de guerre. Il y a tout de même aussi des femmes engagées dans les territoires et dans les pays en guerre.
M. Loïc Hervé. - Je souhaite la bienvenue aux quatre participants de cette dernière séquence. Catherine Bourdès est commissaire générale, haute fonctionnaire à l'égalité des droits au ministère des armées. Le Commandant Claire est officier de l'Armée de l'air et de l'espace. Je rappelle qu'en application des dispositions en vigueur au ministère des armées, je ne citerai pas votre patronyme et vous appellerai donc par votre grade suivi de votre prénom. Anna Kvit, sociologue ukrainienne, est membre du projet Invisible Battalion qui documente la participation des femmes ukrainiennes aux actions militaires depuis 2015. Enfin, son excellence l'Ambassadeur de France en Ukraine Etienne de Poncins nous fait l'honneur d'être connecté en visioconférence.
L'objet de cette troisième et dernière séquence est de se pencher sur la place des femmes dans les conflits armés contemporains, celles qui sont notamment engagées dans les unités opérationnelles de combat. Historiquement, si les femmes ont toujours joué leur part dans la défense de leur pays - on pense notamment à la Résistance - elles sont traditionnellement peu présentes dans les corps armés. Cependant, cette situation évolue de manière significative, en France notamment.
La professionnalisation des armées en France, en 1996, a donné une impulsion décisive à l'arrivée massive de femmes au sein des forces françaises. Notre armée est aujourd'hui l'une des plus féminisées au monde, avec 15 % de femmes parmi ses militaires et environ 10 % parmi ses officiers. Aujourd'hui, toutes les fonctions au sein des armées sont accessibles aux femmes. Le dernier verrou, celui de l'accès aux sous-marins, a sauté en 2014. Je suis auditeur à l'IHEDN et nous avons évoqué ce sujet à Brest la semaine dernière.
Pour autant, les femmes ne sont pas présentes au même niveau dans toutes les composantes, dans chacune des armées, services et fonctions associés. L'Armée de l'air est aujourd'hui la plus féminisée avec près d'un quart de femmes. De la même façon, la répartition des femmes au sein des diverses catégories affiche des disparités importantes. En 2018, seules 10,4 % des femmes militaires étaient officiers, 41,5 % sous-officiers et les 47,7 % restants étaient des militaires du rang. Enfin, les femmes étaient souvent sous-représentées dans les fonctions opérationnelles et combattantes.
En 2013, Françoise Gaudin, alors haute fonctionnaire à l'égalité au ministère de la défense, évoquait devant notre délégation plusieurs axes de progression dans la féminisation de l'armée française :
- renforcement de l'encadrement féminin dans les écoles militaires ;
- constitution d'un vivier de recrutement de femmes investies de hautes responsabilités ;
- mise en oeuvre d'une réflexion sur l'accès des femmes aux formations militaires (École de guerre et diplôme d'État-major) indispensables pour parvenir aux cursus de haut niveau ;
- mise en place d'un Observatoire de la parité à la défense.
Le 18 septembre 2018, Florence Parly, alors ministre des armées, avait également affirmé devant le réseau Avec les femmes de la Défense : « Je veux que le féminin de général ne soit plus "femme de général" et je souhaite que chacun ait sa place et puisse donner l'exemple. Je souhaite également atteindre le niveau de 10 % d'officiers généraux féminins d'ici 2022 »».
Madame la Commissaire générale et haute fonctionnaire à l'égalité des droits au ministère des armées, Catherine Bourdès, vous nous direz où nous en sommes aujourd'hui sur ces différents sujets.
Commandant Claire, vous êtes officier de l'Armée de l'air et de l'espace. Vous avez effectué des opérations extérieures, notamment sur la base aérienne de Niamey au profit de l'opération Barkhane. Vous pourrez nous faire part des raisons qui ont motivé votre choix de vous engager au sein de l'Armée de l'air et de l'espace et éventuellement des contraintes de cet engagement, peut-être celles que vous ressentez plus en tant que femme qu'en tant qu'officier, si tel est le cas bien entendu. Vous occupez aujourd'hui un poste de commandement. Considérez-vous que les étapes à franchir pour y parvenir ont été plus difficiles pour vous que pour vos collègues masculins ?
Enfin, sur le plan international, on a beaucoup parlé de l'engagement des femmes kurdes contre Daech en Syrie et en Irak, mais aussi de celui des femmes ukrainiennes dans les unités de combat de l'armée ukrainienne ou dans des fonctions de soutien de l'armée (déminage, conduite de véhicules militaires, soutien logistique...). Notre conférence ce matin est aussi l'occasion de les mettre à l'honneur. Anna Kvit nous éclairera notamment sur le rôle de ces femmes qui constituent près de 20 % des forces de combat ukrainiennes. Elle nous livrera également une analyse de cette évolution de la place des femmes dans l'armée ukrainienne qui, en réalité, est à l'oeuvre depuis le début du conflit dans l'est de l'Ukraine en 2014.
Pour clore cette séquence, notre ambassadeur de France en Ukraine pourra dresser un état des lieux de l'engagement des femmes ukrainiennes sur le terrain dans le cadre du conflit armé entre la Russie et l'Ukraine, dans sa dimension opérationnelle.
Je laisse sans plus tarder la parole à Mme la commissaire générale Catherine Bourdès, haute fonctionnaire à l'égalité des droits au ministère des armées.
Mme Catherine Bourdès, commissaire générale, haute fonctionnaire à l'égalité des droits au ministère des armées. - Merci de nous accueillir dans ce lieu magnifique et de nous permettre d'évoquer cette question, qui tient beaucoup à coeur au ministère des armées. Je remercie également Mme Billon d'avoir rappelé que les femmes ne sont pas que des victimes, et je suis très heureuse que cette table ronde nous permette d'en parler. Car nous sommes également actrices de la lutte contre les violences, nous sommes aussi des guerrières et sommes aussi là pour résoudre les conflits. C'est là que je rejoins la première intervenante, qui a évoqué la résolution 1325 : il est essentiel que nous contribuions à la résolution des conflits. Pour ce faire, nous devons être présentes dans les armées qui vont porter ces solutions sur le terrain. Ainsi, les armées occidentales, qui forment une partie des bataillons de l'ONU, doivent être aussi composées de femmes, et de femmes à un bon niveau de responsabilité. La culture de la mixité doit y être suffisamment imprégnée pour que, sur le terrain, dans des conditions extrêmement difficiles, les armées soient toujours en capacité de l'appliquer et de la faire respecter.
S'agissant de la place des femmes dans les armées, nous avons, en Europe, toutes bénéficié des efforts déployés dans la société civile. Les armées sont le reflet de notre société. Tout ce qui a été mis en oeuvre en faveur de l'égalité professionnelle ou du droit des femmes a eu des effets dans les armées. Vous avez cité des dates assez récentes. J'en rappellerai moi-même une autre. En 1972, les hommes et femmes ont eu un statut unique dans les armées. Jusqu'à cette date, nous étions égaux, mais séparés À compter de 1972, les mêmes règles, soldes, obligations et droits se sont appliqués aux hommes et aux femmes. Il s'agit de l'élément fondateur de la féminisation des armées. Depuis cinquante ans, bien d'autres étapes ont été franchies. Les écoles d'officiers nous ont été progressivement ouvertes entre 1977 et 1993. La suppression des quotas restreignant l'accès des femmes a suivi. Ensuite, la limitation d'accès des femmes à certaines fonctions a été levée progressivement. Je suis entrée dans le commissariat de l'air en 1991 : celui de la marine m'était fermé, car il n'a été ouvert aux femmes qu'en 1993.
Nous avons donc obtenu l'égalité des droits. Pour autant, vous savez tous qu'une égalité de droits ne correspond pas toujours à une égalité réelle. Le ministère s'est attaché à ce que soit inscrite concrètement cette égalité voulue et souhaitée dans les faits. Plusieurs mesures ont alors été prises. D'abord, le ministère a organisé le pilotage du domaine, puis a réalisé que des plans d'action plus précis étaient nécessaires. Pour piloter cette question de mixité au sein du ministère, un poste de haute fonctionnaire à l'égalité des droits entre les femmes et les hommes a été créé. Il s'agit de mon poste. De tels hauts fonctionnaires ont été placés en 2012 dans tous les ministères. Hommes ou femmes, nous sommes missionnés par notre ministre et nous devons nous assurer de la bonne mise en oeuvre du plan d'action gouvernemental en faveur de l'égalité au sein de notre ministère. Nous sommes donc des agents de liaison entre la vision gouvernementale de la mixité et la façon dont elle est intégrée dans les politiques et textes produits. Pour ma part, je suis en poste depuis le mois de septembre 2022, et je travaille avec les équipes d'Isabelle Rome, ministre déléguée auprès de la Première ministre, chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l'égalité des chances, sur les questions d'égalité professionnelle. Ensuite, le ministère a créé l'Observatoire de la parité en 2013. Il a pour rôle de détecter les incohérences entre les parcours des hommes et des femmes, de les analyser et de proposer des solutions. Il se réunit chaque année le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, sous la direction du ministre. Toutes les armées, directions et services lui présentent l'état d'avancement de leurs travaux sur la mixité. Vous pouvez constater que le sujet est suivi à très haut niveau dans notre ministère.
Pour autant, même une femme combattante, dans le ministère des armées, peut être confrontée à des violences sexuelles. Celles-ci n'épargnent personne. Certaines femmes sont victimes de situations déviantes, harcèlement ou discrimination. Le ministère a donc créé la cellule Thémis en 2014 : elle permet à tout agent du ministère, civil ou militaire, victime ou témoin de harcèlement sexuel, violences sexuelles, outrages sexistes ou discriminations, de les signaler sans passer par la voie hiérarchique. Pour garantir sa parfaite impartialité, elle a été placée auprès du ministre et est dirigée par un contrôleur général des armées. La maintenir hors de la voie hiérarchique permet de faciliter la libération de la parole. La cellule oriente son activité autour de quatre axes : l'accompagnement de personnels, la prévention avec la mise en oeuvre d'un plan global de formation de l'ensemble des agents, la sanction et la transparence. Créée à l'origine pour traiter la question des violences et discriminations sexistes et sexuelles, elle a évolué dans son périmètre : depuis l'année dernière, elle prend aussi en compte toutes les discriminations telles que l'âge, le handicap ou la religion. Cette cellule est très regardée par nos alliés, qui pour beaucoup dépendent encore des justices militaires et peinent à se saisir de ces sujets. La France fait donc office de modèle, d'inspiration auprès d'eux.
Ces initiatives ont produit d'excellents résultats. L'armée française est devenue la quatrième armée la plus féminisée du monde et la première au niveau européen. Mais aucun progrès n'est jamais gravé dans le marbre : vers 2018, nous avons constaté une stagnation des flux de femmes dans les armées, après le grand élan insufflé par la suppression du service militaire et l'ouverture des armées aux femmes. Le ministère a alors désigné une directrice de projet, la vice-amirale Anne de Mazieux, qui m'a précédée et qui a été chargée de relancer cette dynamique. Elle a mené un travail de terrain très poussé, pendant six mois, pour comprendre pourquoi les femmes engagées partaient, pourquoi elles ne parvenaient pas aux grades sommitaux, pour définir ce qui faciliterait leur carrière au sein des armées. Sur cette base, elle a établi un plan « mixité ». Celui-ci comprend vingt-deux actions en faveur de la mixité, orientées selon trois axes d'effort que sont :
- le recrutement : si le ministère des armées souhaite attirer les femmes, il doit aller les chercher, puisque ces dernières ne s'y dirigent pas toujours spontanément ;
- la gestion de carrière dans le temps, puisque les études ont montré qu'après quelques années de carrière, les femmes quittaient l'armée prématurément, souvent au moment où elles avaient des enfants. Il a fallu leur donner plus de souplesse de gestion pour les convaincre de rester ;
- la valorisation : les armées doivent plus communiquer sur le fait qu'il est possible d'être femme au sein des armées.
Après ce plan important, le ministère a estimé que cette vision de la mixité devait mieux être diffusée au sein des armées. Il a donc été créé un réseau d'un millier de référents, souvent sous forme de binômes d'hommes et de femmes, de civils et de militaires. Ils sont chargés de diffuser cette vision de la mixité, mais aussi d'expliquer la loi et la réglementation, que même dans ce domaine, nul n'est censé ignorer. Surtout, il leur a été donné un rôle de médiateur. Car lorsque les situations arrivent à la cellule Thémis, et sont donc potentiellement portées devant la justice, c'est l'échec de l'information et de la formation des personnels du ministère. Ainsi, les médiateurs ont pour rôle d'éteindre les incendies avant qu'ils ne se propagent. Ils forment et informent les commandants d'unités sur ces questions.
Par ailleurs, le ministère a constaté le manque ou le suivi insuffisant des formations dans ce domaine. Il a donc élaboré un plan de formation sur ces questions, avec pour objectif que chaque agent du ministère, homme, femme, civil ou militaire, reçoive au moins une fois dans sa carrière - dans les quatre ans à venir pour les populations prioritaires - une formation sur cette question.
Les armées offrent également une formation spécifique pour les militaires partant en opération. Ils se retrouvent dans des situations de guerre, et peuvent être confrontés à des violences sexuelles sur le terrain. Nous les formons pour qu'ils soient prêts à agir selon les règles du droit international, qui ont été citées par l'intervenante de la Croix-Rouge.
Les résultats sont très positifs. Aujourd'hui, le ministère compte un peu plus de 34 000 femmes militaires, soit un taux de féminisation de 16,5 %, en progrès. 9,9 % des militaires déployés en opération sont des femmes, chiffre en progrès aussi. Ensuite, 20 % des lauréats du concours d'officiers sont désormais des femmes. Nous créons ainsi un vivier qui sera à terme en position d'autorité, puisqu'il faut environ trente ans pour « fabriquer » un général. L'École de Guerre a même dépassé les objectifs du plan, puisque 13 % des lauréats sont désormais des lauréates.
Par ailleurs, le ministère avait réalisé en 2014 que des situations problématiques étaient soulevées dans les écoles militaires de formation initiale, où certaines jeunes recrues pouvaient manquer de repères en termes de mixité. Les armées y ont affecté des femmes : Saint-Cyr a ainsi doublé le nombre de cadres féminins dans l'école.
Le ministère peut également se féliciter de quelques belles réussites dans les nominations des femmes dans l'armée. Le général de division aérien Dominique Arbiol (F) a dirigé l'école de l'air jusqu'à l'été dernier : c'est une grande première dans l'histoire de l'armée de l'air, depuis sa création en 1935. Depuis le mois d'octobre 2022, l'ingénieure générale de l'armement Laura Chaubard dirige l'École polytechnique. Les femmes commencent ainsi à peser dans la structure.
Enfin, le haut encadrement militaire compte aujourd'hui près de 10 % d'officiers généraux féminins ; sauf erreur, cela confère à la France la première place dans le monde. Les armées ont depuis cet été la première générale cinq étoiles, l'ingénieure générale de classe exceptionnelle Monique Legrand-Larroche, polytechnicienne et inspectrice générale des armées. Cette politique volontariste d'égalité professionnelle a valu au ministère des armées d'être récompensé par le label Afnor Alliance, qui couvre les labels Égalité professionnelle et Diversité.
Pour l'avenir, le ministère reste très engagé. Il continuera à promouvoir la juste place des femmes dans les armées. Quand je dis « juste », je veux dire qu'elles doivent toujours correspondre à leurs compétences, à leur mérite, et à leurs ambitions. Il est indispensable en effet de prendre en compte le souhait des individus. Et il ne faut bien évidemment jamais perdre de vue la finalité opérationnelle des armées, qui est d'assurer la sécurité de la Nation. C'est notre objectif unique, avant tout dogmatisme quel qu'il soit.
M. Loïc Hervé. - Merci Madame la Commissaire générale. Je laisse désormais la parole au commandant Claire, officier de l'Armée de l'air et de l'espace.
Commandant Claire. - Bonjour à tous. Je vous parlerai aujourd'hui à mon niveau et sous le prisme de l'armée de l'air et de l'espace, puisque j'y suis officier. J'aborderai mon parcours de manière simple, vous exposerai mes motivations et les raisons de mon engagement initial, avant de vous expliquer ce que je fais aujourd'hui.
Je suis affectée sur la base aérienne 709 de Cognac, qui accueille notamment l'école de l'aviation de chasse et la 33e Escadre de surveillance, de reconnaissance et d'attaque (Esra). Je fais partie de cette unité depuis trois ans. Je suis aviatrice, et très fière de l'être. Je suis officier renseignement, actuellement cheffe du bureau appui renseignement aux opérations de la 33e Esra. Il s'agit d'une unité de combat qui met en oeuvre les systèmes de drones Reaper. Ceux-ci sont des drones de moyenne altitude longue endurance (Male), de l'Armée de l'air et de l'espace. Ils sont mis en oeuvre en opération, entre autres, sur la base aérienne projetée de Niamey au Niger.
J'ai participé à différentes opérations extérieures depuis mon engagement en 2005, sur des théâtres d'opération très différents, pour des missions très différentes. À ce jour, au sein de la 33e Esra, j'ai réalisé deux opérations extérieures. Je m'apprête à partir pour la troisième en janvier.
Au sein de cette escadre, je suis directement intégrée en tant que membre d'équipage des systèmes Reaper. Nous sommes quatre personnels : un pilote à distance, un opérateur capteur, un coordinateur tactique - c'est moi - et un opérateur images. Au sein de l'équipage, je suis comme un chef d'orchestre en lien avec les structures de commandement et de contrôle et l'équipage pour atteindre l'effet militaire qui nous est donné. Nous disposons de multiples écrans et systèmes d'informations et de communication, et essayons de gérer au mieux la mission. Nous participons également à différents évènements sur le territoire national, tels que les dispositifs particuliers de sûreté aérienne, bulles de protection que vous pouvez trouver le 14 juillet. Nous prenons également part à des exercices majeurs de type Volfa, entraînements des unités de l'armée de l'air et de l'espace aux conflits de haute intensité, notamment.
Vous le voyez, l'Armée de l'air est engagée en permanence, tant sur le territoire national qu'en opérations extérieures. Mon unité l'est encore plus. Je suis très fière de participer à ces missions, 24 heures sur 24.
Permettez-moi de vous présenter mon parcours, celui d'une femme ayant pu progresser au sein de l'institution, et plus particulièrement au sein de l'Armée de l'air et de l'espace. Je me suis engagée en 2005 en tant que sous-officier, au grade de sergent, dans le domaine du renseignement. Cela m'a permis de constater que cette armée était la plus féminisée, puisque nous atteignons aujourd'hui 25 % de femmes. J'ai suivi ma scolarité à l'école des sous-officiers, implantée sur la base aérienne de Rochefort. J'y ai vécu mes premières expériences en tant que militaire.
Le coeur de mon récit vise à prouver qu'une femme a toute sa place au sein de l'armée, comme un homme, tant qu'elle est motivée et qu'elle veut servir la France. Après quelques années, j'ai pu bénéficier de l'escalier social, grâce à mon envie de progresser et à ma motivation. J'ai réussi le concours interne pour devenir officier. L'Armée de l'air et de l'espace offre cette chance de pouvoir commencer tout petit, d'entrer par la petite porte, et de s'élever par la suite, si on en a l'envie et l'ambition. Aujourd'hui, me voilà officier supérieur. À l'école militaire de l'air, aujourd'hui remplacée par l'École de l'air et de l'espace, j'ai également pu passer une année d'échange à l'école de l'air allemande. Cette expérience a été très enrichissante. J'ai pu en tirer des comparaisons entre les systèmes français et allemands et sur la place des femmes dans ces deux armées.
Pourquoi ai-je voulu m'engager en tant que militaire ? À l'issue de ma licence en langues étrangères appliquées, j'avais envie d'autre chose. Je voulais servir mon pays, adhérer à une cause qui me tenait à coeur, être force de convictions et faire un métier que je ne pouvais faire qu'en étant militaire. C'est ce qui a guidé mon parcours. Je souhaitais également adhérer aux valeurs militaires que sont le respect, l'exemplarité, la loyauté, l'abnégation et la volonté de servir la France par le métier des armes. J'ai servi dans différentes unités, qui m'ont permis de me confronter à l'exercice des responsabilités, toujours au niveau qui m'était donné, tant en opérations que sur le territoire national, dans des contextes parfois très différents. C'est cette variété de situations qui rend l'exercice du commandement très enrichissant à mon sens.
Se remettre en question, faire preuve de courage, de loyauté, être juste, voilà des qualités que devraient à mon sens avoir tous les chefs, qu'ils soient des hommes ou des femmes. Le débat qui se tient aujourd'hui est très intéressant. Nous voyons que le ministère des armées a mis de nombreuses actions en place pour que nous puissions trouver notre place, évoluer au même titre que les hommes, et pour que nos compétences soient aussi valorisées que les leurs.
Pour ma part, être une femme ne constitue pas un obstacle tant que l'on est motivée et qu'on a de l'envie et de la volonté. Il faut également avoir du caractère. À mes yeux, nos contraintes et nos chances de progresser restent les mêmes que pour un homme. Ce qui est plus délicat, à mon sens, est de trouver l'équilibre entre l'engagement opérationnel et la vie familiale. Cela l'est autant pour un homme que pour une femme. Vous avez pu le constater, nous sommes engagés, partout, tout le temps, en permanence. Quand on est jeune, on est plein d'ambition, on veut voyager partout. Des questions se posent lorsqu'on commence à avoir une vie de famille. J'insiste donc sur la nécessité de trouver un équilibre entre la réussite professionnelle et la vie familiale accomplie.
M. Loïc Hervé. - Merci beaucoup pour votre témoignage. Je me tourne maintenant vers notre dernière intervenante de cette matinée riche, Anna Kvit, qui intervient en visioconférence depuis l'Ukraine, en anglais. Ses propos seront traduits par une interprète.
Mme Anna Kvit, sociologue ukrainienne, membre du projet Invisible Battalion. - Bonjour à tous. Merci de m'avoir invitée à intervenir au cours de cette conférence. Nous vivons une époque très compliquée. C'est un honneur pour moi de pouvoir prendre la parole aujourd'hui pour vous parler des forces armées en Ukraine et de la place des femmes, et des réponses à l'agression russe. Je vais vous exposer le projet appelé « bataillon invisible », qui vise à défendre les femmes et leurs droits. J'en fais moi-même partie. Ce projet a été lancé dans le cadre de travaux de recherche sociologiques en 2015.
Comme vous le savez, la guerre entre la Russie et l'Ukraine a démarré en 2013 avec l'occupation de la Crimée. Pendant neuf ans, les femmes ont participé de façon très active à la réponse à l'agression russe, y compris sur le champ de bataille. Les réglementations ont évolué de façon assez significative dans ce laps de temps.
Nous parlons des femmes dans les conflits armés mais il me semble tout de même très utile de vous rappeler quelques chiffres. Nous ne disposons malheureusement pas de données précises concernant la présence des femmes dans les forces armées à l'heure actuelle. Pour autant, nous savons que leur nombre a augmenté ces dernières années. Les représentants du ministère de la défense ont déclaré qu'environ 50 000 femmes étaient engagées dans les forces armées en Ukraine. 5 % d'entre elles sont sur la ligne de front et se battent. Il est tout à fait possible que ces chiffres aient augmenté ces derniers mois. Enfin, à ce jour, nous ne comptons qu'une femme générale.
En 2013, nous ne savions pas grand-chose des femmes qui se battaient. Nous ne disposions que de peu de chiffres. Nous ne connaissions pas les conditions dans lesquelles elles participaient aux conflits. Nous avons alors commencé à nous intéresser à cette question. C'est notre volonté de travailler sur la participation des femmes dans les opérations antiterroristes dans l'est de l'Ukraine, leurs réussites et leurs défis dans le secteur de la défense, qui a motivé le lancement de notre étude. Ce travail était donc essentiellement sociologique. Il a été mené au moyen d'entretiens semi-structurés très approfondis. Des entretiens experts ont également été organisés. Nous avons vu quelle était la représentation de ces femmes dans l'armée et auprès des médias.
Au cours de ces travaux de recherche, les entretiens menés avec ces femmes qui se battaient sur la ligne de front nous ont fourni divers renseignements. D'abord, nous avons constaté que les femmes étaient confrontées à une certaine discrimination. On les incitait à ne pas s'engager dans l'armée. Souvent, on leur opposait des refus du fait de différents stéréotypes de genre ; elles étaient perçues comme n'étant pas suffisamment fortes pour se battre. On leur disait de faire autre chose. Les infrastructures n'étaient pas à la hauteur, elles non plus. L'uniforme, les différents équipements, les services de santé ne convenaient pas. Des écarts étaient également observés entre les devoirs officiellement annoncés et ceux qui étaient réalisés. Certaines femmes qui menaient des opérations actives étaient finalement référencées comme étant comptables ou occupant des postes dans des bureaux. Les droits des femmes n'étaient pas totalement respectés dans le secteur. Il était difficile pour nous d'obtenir un bon aperçu de la participation des femmes dans les forces armées dans le pays.
Le ministère de la santé interdisait aux femmes d'occuper 150 postes différents. Elles ne pouvaient pas accéder aux postes de combat, par exemple. Ce règlement avait également des répercussions sur d'autres aspects de la vie des femmes, dans les transports par exemple. Les politiques en place à l'époque occasionnaient une discrimination horizontale et verticale des femmes sur le marché du travail. Certaines professions leur étaient interdites, par exemple. Dans l'armée, elles pouvaient être simples cuisinières mais pas cheffes cuisinières. Elles ne pouvaient donc pas avoir accès aux avantages sociaux associés aux postes qui leur étaient refusés, ni aux salaires.
Nous nous sommes penchés sur les droits des femmes dans l'armée afin de disposer d'arguments pour mener des campagnes de plaidoyer. Cette enquête a également fourni des données empiriques et a permis de donner des arguments aux militantes. Elle a aussi mené à un appel au changement et à la modification des normes formelles et informelles afin de protéger les droits des femmes dans le secteur de la défense. Il s'agissait de la première étape de notre projet, Bataillon invisible, toujours en cours. Nous sommes trois chercheurs qui nous penchons sur la vie des femmes dans le secteur militaire. Nous voudrions également nous intéresser à leur retour à la vie civile. Nous avons en outre travaillé sur le harcèlement sexuel dans l'armée. Deux films documentaires, disponibles en ligne, parlent des femmes dans l'armée en Ukraine et des femmes qui y font la guerre. Nous avons également monté un club des anciens combattants. L'équipe est composée de plus de vingt personnes. Nous avons par ailleurs lancé une campagne de communication. De nombreuses personnes se sont jointes à nous au fil du temps.
Quels sont les résultats de ce projet ? Quelles ont été les évolutions observées depuis 2015 ? La question des droits des femmes intéressait les organisations de la société civile et d'autres représentants officiels. De nombreuses synergies et coopérations entre les différents acteurs ont permis de modifier les politiques. À ce jour, je peux annoncer que plus aucune profession n'est interdite aux femmes en Ukraine. Les postes de combat leur ont été ouverts. La formation militaire leur est maintenant accessible. Le nombre de généraux femmes devrait donc augmenter dans les années à venir, je l'espère. L'accès aux avantages sociaux s'améliore également pour les femmes. L'infrastructure se développe afin de nous permettre une meilleure égalité entre les hommes et les femmes. Si la situation n'est pas encore parfaite, elle va tout de même dans le bon sens. On retrouve les objectifs d'égalité entre les hommes et les femmes dans les programmes de développement nationaux et sectoriels. Un plan d'action lancé jusqu'en 2025 porte par exemple sur la protection des femmes dans les armées. Les femmes deviennent de plus en plus visibles dans les forces armées en Ukraine.
Par rapport à 2013, les femmes jouissent de beaucoup plus de droits dans le secteur de la défense. Leur contribution est bien mieux reconnue. Bien entendu, il reste une marge d'amélioration possible.
Enfin, j'aimerais mentionner quelques difficultés et défis qu'il nous reste à affronter, en commençant par les stéréotypes. Ceux-ci restent présents dans de nombreuses armées dans le monde, je pense. Il est également nécessaire d'améliorer l'infrastructure à l'attention des femmes dans l'armée. Là aussi, les choses évoluent. Aussi, le leadership des femmes dans le secteur pourrait s'améliorer. Les femmes dans les forces armées me disent souvent qu'elles manquent un peu de perspectives d'évolution de carrière.
Au cours des neuf dernières années, les forces armées en Ukraine ont connu une forte transformation. Vous le savez certainement. Des évolutions positives ont été opérées en termes d'égalité entre les hommes et les femmes.
Je vous remercie de votre attention. Voici le lien vers notre site web : www.invisiblebattalion.org. Vous pourrez y trouver tous les documents nécessaires.
M. Loïc Hervé. - Je vous remercie pour votre intervention et donne, pour terminer ce tour de table, la parole à notre ambassadeur en Ukraine, M. Étienne de Poncins. C'est un très grand honneur pour nous de vous laisser clore cette dernière table ronde. Vous êtes en direct de Kiev. Avant de vous laisser intervenir, nous vous adressons nos félicitations. En effet, vous avez été promu ce matin Officier de l'Ordre national du mérite.
M. Étienne de Poncins, ambassadeur de France en Ukraine. - Un grand merci à vous. Effectivement, je suis à Kiev. Nos infrastructures énergétiques et critiques ont subi une nouvelle frappe hier. Elle a été douloureuse pour les Ukrainiens, notamment pour la capitale qui a été largement plongée dans le noir. L'eau et l'électricité sont en train de revenir. Nous traversons une phase compliquée. Merci pour votre soutien et votre appui.
L'oratrice précédente a très bien décrit la très grande implication des femmes dans l'armée ukrainienne. Elles ont des responsabilités. Cette armée est assez largement féminisée, bien que nous n'atteignions pas la parité. Ceci reflète une des caractéristiques de la lutte contre la guerre d'agression russe. Ce n'est pas seulement une armée qui se bat contre une autre. C'est une nation, la nation ukrainienne, qui se défend contre l'agression russe. La place des femmes est importante sur le front. Elle l'est également sur les bataillons territoriaux, envoyés par les villes et les maires. Il y a ainsi une vraie prise en charge de l'ensemble de la population, s'agissant des forces militaires, et pas seulement des hommes. Les femmes sont aussi, peut-être plus que les hommes à l'exception des militaires, de très grandes victimes de ce conflit d'agression. Elles ont d'abord subi l'exil. Un très grand nombre d'Ukrainiennes ont en effet dû quitter le territoire avec leurs enfants. Cinq millions d'entre elles et eux ont été déplacés, puisque, vous le savez, les hommes en âge de porter une arme, âgés de 18 à 60 ans, ne sont pas autorisés à quitter le pays. Les réfugiés sont donc très majoritairement des femmes, avec leurs enfants. Elles ont eu à subir la séparation familiale ainsi qu'un exil à l'extérieur et un statut de réfugiés. Nous en avons accueilli 100 000 en France, dont 18 000 enfants. Cet accueil a été très positif. Je n'ai jamais entendu de plainte ou critique des autorités ukrainiennes à cet égard.
Les femmes ukrainiennes et leurs familles sont aussi surreprésentées dans les cinq millions de déplacés internes qui ont dû fuir leur lieu d'habitation habituel pour se réfugier à l'ouest du pays. Les crimes qu'elles subissent sont dramatiques, notamment les viols et agressions sexuelles dont elles sont victimes lorsqu'une partie du territoire est soumis à l'occupation russe. Nous constatons au fur et à mesure de la libération de ces zones, à Boutcha, Izioum, puis Kherson, que ces crimes sexuels sont très largement représentés. Les femmes les subissent en premier lieu. Puisque s'y ajoutent de nombreux crimes d'autres natures, il nous revient, en tant qu'occidentaux et en particulier en tant que Français, d'attirer l'attention des Ukrainiens, et notamment du procureur général, sur le caractère inacceptable de ces crimes sexuels à l'encontre des femmes. Nous tenons très régulièrement ce dialogue avec Andriy Kostin, comme nous le tenions avec sa prédecesseure, pour les sensibiliser. Les enquêtes ouvertes de crimes de guerre sont si nombreuses - à hauteur de 50 000 environ - qu'il nous revient d'insister auprès des Ukrainiens pour que ces crimes sexuels fassent partie des recensements. C'est le cas, mais peut-être pas au niveau exact. Ceci dit, des efforts ukrainiens sont faits. Le procureur général a ouvert au sein de sa procurature générale un département spécifique dédié aux crimes sexuels. Il s'est entouré d'une équipe de procureurs, qu'il faut maintenant former. Nous travaillons sur cette base et renforçons une prise de conscience qui existait déjà, quant au caractère étendu, inacceptable et abominable de ces crimes.
Du côté français, nous avons insisté sur le volet des femmes. Parmi l'aide humanitaire que nous déployons en Ukraine, un certain nombre de programmes sont spécifiquement centrés sur ces problématiques. Il s'agit souvent de programmes régionaux visant à accueillir et aider les femmes ukrainiennes en dehors des frontières. Environ 4,3 millions d'euros de programmes sont gérés par le Quai d'Orsay. Parmi eux, je peux citer « Action santé femme », qui fournit des soins de gynécologie obstétrique pour ces femmes réfugiées en Roumanie et à la frontière avec l'Ukraine. Terre des Hommes a également monté un programme visant à aider la protection sanitaire et psychosociologique des enfants et des mères dans les centres d'accueil et de transit, pour environ deux millions d'euros. Nous avons enfin aidé l'ONG Global Survivor Fund, accompagnant les survivants de violences sexuelles liées au conflit en Ukraine.
L'ambassade, avec ses moyens modestes, a également aidé une ONG ukrainienne dans l'accueil de femmes victimes de violences sexuelles. Elle a ouvert trois foyers dans le pays. La présidente de l'assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, a visité celui de Kiev et y a rencontré les mères et enfants qui y logent. Ces foyers d'étape leur permettent de se reconstruire et de reprendre des forces après des violences de diverse nature.
M. Loïc Hervé. - Merci infiniment pour vos explications très importantes.
Mme Laurence Cohen. - Merci à tous. Dans cette séquence, comme dans les précédentes, nous avons parlé à plusieurs reprises de l'application de la résolution 1325. Je suis moi-même intervenue il y a quelques années pour son application concernant la situation en Palestine. J'avais écrit au secrétaire général de l'ONU. Dans ce contexte, je me demande si nous ne pourrions pas avoir une initiative au Sénat, au niveau de la délégation aux droits des femmes, ou plus globalement, puisque cette résolution n'est pas actionnée. Je n'ai pas l'illusion de penser que puisque nous interviendrons au Sénat, elle sera prise en main, loin s'en faut. Pour autant, nous pourrions éventuellement relancer la machine.
Ensuite, dans cette table ronde et avec la participation des femmes des armées, nous avons bien insisté sur l'aspect des femmes actrices dans les conflits, et pas seulement victimes. Je pense à nos amies kurdes dans ce cadre. Nous avons vu à quel point elles étaient courageuses face à Daech. Nous pourrions bénéficier de l'expérience de Mme Karimi, qui est intervenue plus tôt.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Je souhaite revenir sur la situation en Ukraine, et surtout féliciter et remercier notre ambassadeur. Il a réalisé un travail considérable, avec beaucoup de courage. Il nous a rendus très fiers de notre pays. Merci aussi aux gendarmes qui se sont rendus sur place. À ce sujet, Oleksandra Matviichuk m'indiquait que ceux-ci faisaient un travail extraordinaire, mais qu'ils n'étaient peut-être pas présents assez longtemps. Leur rotation est parfois trop rapide. Monsieur l'Ambassadeur, vous pourriez peut-être nous aider à faire remonter cette observation. Je sais qu'il est difficile de vivre longtemps ailleurs, mais il est nécessaire de prendre plus de temps pour mettre les femmes en confiance afin de recueillir plus facilement les informations auprès des inspecteurs.
Enfin, nous avions aussi rencontré des Ukrainiennes venues en France pour plaider la cause de leurs maris enfermés en Russie, dont elles n'avaient pas de nouvelles. Avez-vous des informations à ce sujet ?
Mme Fatemeh Karimi. - Je partage la vision des deux représentantes de l'armée. Pour ma thèse, je travaille sur la question des femmes kurdes combattantes au Kurdistan d'Iran. Quand on parle des hommes, on parle de la lutte et des objectifs. Pour les femmes, le combat est double. À la lutte s'ajoutent les rapports sociaux entre les sexes. Leurs parcours sont très difficiles car elles doivent combattre les ennemis, mais aussi le patriarcat, que l'on trouve partout, à des degrés divers bien sûr. La question est universelle. Ainsi, je salue le courage de ces femmes qui combattent les clichés pour renforcer notre statut dans des milieux considérés très masculins.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour votre témoignage qui alimente nos discussions.
À l'issue de ces trois tables rondes, je remercie nos intervenants qui ont éclairé nos débats et ouvert des possibilités d'actions. Nous cherchions ce matin à tenir un temps fort sur les droits des femmes, en cette veille de Journée internationale d'élimination des violences faites aux femmes. Nous l'avons dit, dès lors qu'il y a des violences, elles sont exacerbées dans les territoires en guerre.
M. Étienne de Poncins. - Je souhaite réagir rapidement aux propos concernant la mission des gendarmes légistes de l'IRCGN. Ils ne travaillaient pas spécifiquement sur les crimes sexuels en tant que tels mais sur les fosses communes ou les morts. Nous avons proposé une aide matérielle et à la formation pour réunir les preuves en cas de crime sexuel, mais les missions de ces gendarmes ont été conduites en étroite concertation avec le procureur. Sur certains lieux, comme à Izioum, elles ont été prolongées d'une ou deux semaines, en fonction de la demande. Lorsque la mission s'est achevée, ils sont repartis. Nous étudions maintenant la possibilité de lancer une nouvelle mission à Kherson, dans le cadre de la cour pénale internationale. Nous en sommes encore à l'analyse préliminaire.
Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup pour ce temps consacré à la délégation aux droits des femmes.
Cette matinée a été organisée par la délégation aux droits des femmes, à la veille de la Journée internationale de l'élimination des violences faites aux femmes. Nous avons jugé primordial de nous intéresser collectivement aux territoires en guerre, puisque les violences faites aux femmes y sont exacerbées.
Nous avons entendu ce matin des témoignages difficiles. Les violences faites aux femmes ne sont que rarement décrites ou nommées. Elles l'ont été précisément aujourd'hui, grâce à vous tous. À partir du moment où on réussit à nommer, regarder, dénoncer, s'indigner, on fait le début du chemin. Au-delà des slogans « Femme, vie, liberté ! » ou « Femmes, Paix et Sécurité », nous avons besoin d'actions. Nous devons doter de moyens les organisations humanitaires et permettre l'application du cadre juridique international, de manière à combattre ces exactions et ces violences faites aux femmes dans les territoires en guerre.
Nous avons également souhaité un éclairage sur les armées. La place qui y est laissée aux femmes est représentative de la société. Plus il y aura de femmes dans les armées, plus l'égalité progressera. Il en va de même dans toutes les sphères. Bravo, Mesdames.