Vendredi 18 novembre 2022
- Présidence de M.Stéphane Artano, président -
Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de M. Serge Letchimy, président de la collectivité territoriale de Martinique
M. Stéphane Artano, président. - Monsieur le président, mes chers collègues, nous entendons ce matin M. Serge Letchimy, président de la collectivité territoriale de la Martinique, dans le cadre de la préparation de notre rapport sur l'évolution institutionnelle des outre-mer. Notre cycle d'auditions, qui touche à sa fin, nous a permis de consulter les exécutifs de Saint-Barthélemy, La Réunion, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, la Polynésie française, la Guyane, Mayotte et la Guadeloupe.
Monsieur le Président, vous êtes à l'origine de l'Appel de Fort-de-France lancé le 17 mai dernier. À sa suite, le président de la République a amorcé le 7 septembre dernier le chantier dit de « la refondation des politiques dans les outre-mer ».
Nous sommes évidemment très intéressés par le diagnostic que vous portez sur la situation dans votre territoire, et plus largement sur celle dans nos outre-mer. Vous pourrez également nous préciser les suites données à l'Appel de Fort-de-France.
Nous savons aussi que des travaux sont en cours au Congrès des élus de la Martinique. Vous pourrez évoquer devant nous les premières pistes institutionnelles qui s'en dégagent.
M. Serge Letchimy, président de la collectivité territoriale de Martinique. - Merci beaucoup. Je suis ravi de revenir ici, et de retrouver des visages bien connus. C'est l'occasion, pour moi, de vous donner mon sentiment personnel. En effet, j'ai mes convictions intimes, bien que nous ayons défini un cadre dans lequel la responsabilité et l'obligation de respect de la pluralité des positions dans les outre-mer priment.
J'ai toujours un peu jalousé le Sénat, qui produit des rapports de qualité. J'ai lu avec attention celui portant sur la stratégie maritime qui est excellent. J'ai tout de même été frustré que l'apport écologique des outre-mer au monde, à la France, et à l'Europe n'y soit pas davantage abordé. Le service rendu par la Martinique notamment, n'est pas seulement du domaine de la beauté, de l'esthétique ou du loisir. Les outre-mer sont une richesse écologique, qui constituera une valeur ajoutée exceptionnelle de stabilisation du monde à venir, sur le plan environnemental, économique et maritime, mais aussi en termes de paix.
En créole, l'expression « nou bout » signifie que nous sommes arrivés au bout d'un système. Il risque de nous confronter à des murs infranchissables, mais aussi à des gouffres qui nous emporteront tous dans une relation hybride et incomprise, dans un contexte historique identitaire compliqué. Nous avons besoin d'air, d'énergie, en étant dans une République qui reste assez conservatrice dans ses principes et son organisation, malgré les évolutions que je citerai plus tard.
Nous n'arrivons pas uniquement au bout du système statutaire. La mondialisation a redéfini les conceptions classiques de l'indépendance, de l'autonomie, de la départementalisation, de la régionalisation en termes juridiques. Dès que j'entends un juriste parler de politique, je fuis. Le député Camille Darcia disait « les plus mauvais politiques sont les juristes ». Nous pourrions dire que les meilleurs politiques sont les poètes, comme Césaire.
Je pense que nous arrivons au bout d'un système sur tous les plans : économique, social, culturel, relationnel, de gouvernance, de démocratie. Le résultat des élections en Martinique a d'ailleurs un sens extrêmement précis. Nous ne sommes pas uniquement entrés dans une assimilation ou une aliénation qui va nous perdre. Nous observons la fin d'une conscience politique collective, créée par un système qui donne le sentiment de vouloir tout faire, mais dont les attitudes et postures du pouvoir sont étriquées, voire fraternalistes, paternalistes ou condescendantes. L'État structure les choses à sa manière, et nie les réalités locales et les identités. Tout dépend évidemment des individus. Tous ne font pas cela, mais certains montrent que le système passé n'est pas révolu.
Ensuite, nous devons sortir des économies, d'importations et de consommations massives. Nous devons absolument reprendre la main sur les résiliences sociales et économiques, par la construction de nouveaux modèles économiques différenciés d'un territoire à l'autre, et sur le droit à l'initiative. Je défie les juristes de me démontrer que j'ai un tel droit, si on ne le transcrit pas dans les articles 73 et 74. Ce droit passe par la co-construction de politiques publiques, avec l'État, mais aussi localement. Nous devons aller vers plus de pouvoirs normatifs, puisque nous n'avons que des compétences, distinction que je tiens à souligner.
Nous sommes également arrivés au bout d'un système en termes de particularismes, reconnus par l'Europe, par l'article 342 du traité de Lisbonne, et par la France par l'article 73 de la Constitution modifié successivement en 2003 et 2008. L'ouverture de nos espaces maritimes transfrontaliers doit absolument être une réalité. Nous ne pouvons pas considérer que le seul canal existant soit la relation entre Paris et la Martinique. On peut parfaitement être dans la République tout en étant en responsabilité, en signant des accords avec des pays voisins. Je parle ici d'une nouvelle diplomatie territoriale et économique, et pas de système de coopération existant. Elle passera par des connectibilités culturelles, identitaires, d'infrastructures, numériques, maritimes, qui n'existent pas aujourd'hui. La connectibilité infrarégionale est assez réduite au niveau maritime. Nous étions habitués à exporter de la banane, du rhum et de la canne, et sommes restés sur nos fondamentaux. Mais nous devons nous ouvrir. Nous nous trouvons en outre dans une dynamique qui nécessite une cohérence des politiques sur une zone géographique donnée.
Nous assistons également au début d'une prise de conscience de nos richesses géostratégiques. La Martinique, la Guyane, la Réunion ou encore Mayotte doivent prendre clairement conscience du service rendu au plan écologique notamment en tant que puits de carbone. Notre position géostratégique permet à la France d'être le seul pays sur lequel « le soleil ne se couche jamais ». Cette phrase, au-delà de son caractère symbolique, a un sens politique majeur.
Le développement intégré n'est pas suffisamment pris sous son sens géostratégique. Lorsque vous achetez des matières premières en France, il arrive qu'elles y soient simplement transformées. Le Guarana que je bois chez moi est transformé à Ivry, alors qu'il vient du Brésil, juste à côté. Ces absurdités illustrent les extrémités auxquelles nous sommes arrivés. 80 % de la biodiversité de la France se situe dans les outre-mer. Nous ne sommes toutefois pas entrés dans un processus de filières nouvelles. Nous pourrions pourtant en tirer des richesses et profits. Les exemples prouvant que nous sommes arrivés économiquement au bout d'un système, sont nombreux.
Nous sommes également parvenus au bout de réformes. L'année 1946 a été une consécration très importante du droit à l'égalité pour sortir du « système du gouverneur ». Des arrêtés étaient jusque-là pris à l'encontre des lois votées dans l'Hexagone. L'année 1958 a également permis quelques modifications, mais c'est surtout en 2003 qu'a été mis en place un système de statuts à la carte. Ainsi, nous avons observé une évolution de la différenciation et de la diversité des actions possibles. Aujourd'hui, les douze pays, départements ou territoires d'outre-mer ont presque tous un statut différencié. Saluons Jacques Chirac, qui a initié ce processus lors de la modification constitutionnelle de 2003, et l'a conforté en 2008, nous permettant de disposer d'un article 73 amélioré.
C'est tout de même une amélioration à contrainte qui a été apportée à l'article 73 de la Constitution. Celui-ci permet d'abord à l'Assemblée nationale ou au Sénat d'adapter ou modifier les textes. Il nous donne également la possibilité de passer par des habilitations pour apporter ces adaptations. Seule La Réunion a refusé ce texte. En tant que président de collectivité, il m'a fallu trois ans pour obtenir une habilitation. J'en ai obtenu trois, en matière d'énergie, de formation professionnelle et de transport. Mais pourquoi construire un tel système ? Il en va de même en matière d'énergie. Chaque point est discuté. Comment adopter une politique de l'énergie si on ne vous donne pas une habilitation globale et transversale sur le sujet ? J'ai mené les négociations moi-même dans chaque ministère pour savoir exactement ce que je pouvais obtenir.
À titre d'exemple, j'ai mis trois ans pour obtenir l'habilitation me permettant de créer Martinique Transport. Il m'a ensuite fallu six mois de négociation et de discussions pour gagner l'autorisation d'intervenir sur le versement transport. Ainsi, l'habilitation n'est vraiment pas une solution, même améliorée par l'État, comme Emmanuel Macron l'avait proposé en 2018 et 2019. L'équilibre politique du Congrès ne lui a pas permis de le faire. Il proposait de faire habiliter les projets directement pas l'Exécutif, et non par l'Assemblée nationale.
Je ne pense pas que ce soit une bonne solution. Je suis personnellement convaincu que nous sommes au bout de la possibilité d'obtenir par nous-mêmes, une habilitation. Devoir attendre 6 mois ou 1 an pour renouveler une habilitation en cours s'apparente selon moi à du « bricolage ». Je le dis sans insulte.
Si on est au bout du système, comment instaurer un droit à l'initiative locale, sans remettre en cause le droit à l'égalité ? Celui-ci n'est pas l'ennemi du droit à la différence. Par la différenciation des politiques publiques, nous pouvons parfaitement avoir des stratégies de développement propres à chaque territoire. Il me semble essentiel d'aller beaucoup plus loin en la matière.
La question de la différenciation me semble avoir été mal abordée dans les derniers textes. Elle correspond, selon moi, à la capacité qu'on donne aux différentes collectivités, d'adapter les lois et règlements sur des thématiques bien identifiées en y joignant des pouvoirs normatifs. Il s'agit également d'initier la loi, et pas uniquement de l'adapter. Conserver ces deux éléments, et les transférer, est très important pour nous. Ce ne doit pas être un transfert ponctuel, mais au contraire un transfert réel de pouvoir, avec tous les processus de contrôle que l'on peut imaginer. Dans certains rapports, des juristes évoquaient des mécanismes de contrôle des assemblées, qui pourraient tenir chaque année une réunion de contrôle allant au-delà de celui qui est réalisé par l'État. Le curseur de l'autonomie serait sous la responsabilité de chaque assemblée. Notre assemblée, en Martinique, peut parfaitement voter un curseur, qui sera différent de celui qui sera proposé en Guyane ou en Guadeloupe.
S'agissant de l'Appel-de-Fort de France, le vote aux présidentielles m'a beaucoup marqué. J'ai vu la démographie décliner, notamment ces cinq dernières années. La Martinique comptait 400 000 habitants, elle en comptera bientôt 250 000 si nous n'agissons pas. Nous ne pouvons être spectateurs de cette situation. Vous en connaissez parfaitement les raisons : mal-développement, sous-développement structurel, inégalités puissantes... Près de 80 000 personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté et 40 % des jeunes qui sont au chômage. Tout le monde connaît ces indicateurs, mais quelle solution y est apportée ? Le système économique n'a pas évolué depuis 60 ans. J'observe une absence de démocratie économique vraie, et une application de l'égalité des droits bien souvent au « compte-gouttes » de la part de l'État. S'y ajoute un système d'assistanat et de quémande, devenu insupportable. Nous sommes de plus en plus étrangers à notre géographie et à notre culture.
Ces derniers temps, nous avons vécu quelques expériences difficiles avec l'État, qui ne considère pas les collectivités de Martinique, y compris les parlementaires et les élus, comme des personnes capables d'assumer des responsabilités. Pour se justifier, il invoque par exemple une ingénierie inexistante dans les pays. Il nous faut changer notre mode de relation avec lui, mais aussi avec nous-même, en construisant un processus.
Cet appel a été rédigé lors d'une réunion des régions ultrapériphériques, et a été signé par l'ensemble des présidents présents. Ils n'ont pas donné quitus à qui que ce soit pour parler en leur nom. Par ailleurs, tous les signataires ont des enjeux historico-politiques qui leurs sont propres. Notre pluralité de positionnements montre bien que les évolutions constitutionnelles récentes autour des outre-mer étaient utiles et inspirées par des besoins vitaux au regard de ce qui s'est passé ces trente dernières années. Parmi ces besoins figure celui de créer un système qui donnerait plus de place au développement et à l'ingénierie locale.
Ensuite, les signataires de l'Appel de Fort-de-France ne veulent pas de statu quo. Nous verrons, pour chaque pays, quelle trajectoire dessiner. Nous avons exprimé cette demande lors d'une nouvelle réunion à Bruxelles, il y a quelques jours.
Je tiens à remercier le président de la République, qui a réagi assez vite. La réunion a permis d'ouvrir les perspectives, en lien avec notre appel. Nous voulons travailler avec l'État en toute transparence, mais il n'est pas question qu'il préempte quoi que ce soit. Ce genre d'infantilisation et d'abrutissement de l'idée et de la pensée tue et aliène les gens. Laissons les élus mener leur combat politique.
Nous avons lancé deux processus pour la Martinique.
Le premier concerne la réalité locale. Où en sommes-nous sur le plan économique, culturel, politique ? Catherine Conconne a mené un très bon travail d'identification des besoins et de discussions. Elle a auditionné environ 150 personnes. Nous avons ainsi travaillé sur les inégalités économiques, les pistes pour les résoudre, les structurer. Nous avons également approfondi le sujet des personnes âgées, des jeunes, du chômage, des équipements, du transport, de l'éducation...
Le second porte sur l'évolution institutionnelle. Nous ne pouvons pas ignorer le besoin de compétences et de pouvoirs supplémentaires pour diriger la structuration du développement local. Nous avons besoin de ce paramétrage, qui revêt une importance capitale dans la configuration des enjeux du développement, la fiscalité, les réglementations. Je rappelle que mon équipe, dans ma collectivité territoriale, ne compte pas que des membres du Parti progressiste martiniquais (PPM). Je suis entouré de personnes de plusieurs appartenances.
Nous devons profiter de la fenêtre qui risque de s'ouvrir avec l'opportunité d'une réforme de la Constitution. Nous nous y préparons, comme vous le faites d'ailleurs au Sénat. J'ai souhaité que notre congrès - car nous avons un congrès, contrairement à d'autres départements - se tienne dans un cadre légal. Il ne peut ainsi être vu comme une revendication isolée. L'État doit le savoir. Je l'ai dit, l'Appel de Fort-de-France est un cri politique. Nous avons organisé son cadre institutionnel dès le mois de juin. Emmanuel Macron a décidé de négocier politiquement et institutionnellement. Il a répondu à l'Appel de Fort-de-France au Congrès, sur le pouvoir des élus du peuple martiniquais qui demandent d'entrer dans une négociation. Nous en posons le cadre, car nous en sommes à l'initiative. Je pense que la réforme de la Constitution doit se construire de façon très moderne. J'ai vécu toute ma vie aux côtés d'un homme qui nous a donné la ligne : le droit à l'initiative (pas la différenciation communautariste), le respect de nos identités, de notre personnalité collective, de notre identité, de notre capacité à faire autre chose. Sinon, on laissera ce pays à la merci des instances budgétaires de l'État, sans corpus, sans racines, sans fondations. Un nouvel élan pourrait encourager les jeunes de rester dans les pays. Le dépérissement démographique, social et global du peuple commence à se ressentir en Martinique, mais aussi un peu partout.
Un troisième Congrès se tiendra le 6 décembre, afin de présenter les propositions issues du diagnostic de Catherine Conconne et de son équipe. Nous aborderons ensuite les résolutions à discuter avec le Gouvernement, tant sur le volet institutionnel que du développement économique. Deux rendez-vous sont d'ores et déjà pris. Le comité interministériel des outre-mer (CIOM), d'abord, se tiendra à la fin du mois de mars. Ce rendez-vous visera à examiner tout ce qui relève du social, de l'économie, des infrastructures ou de la santé, etc. Les propositions d'évolutions institutionnelles seront abordées en juin ou juillet.
Nous avons absolument besoin d'une dynamique. Je rencontre cet après-midi la présidente de l'Assemblée nationale. Je pense que l'ensemble des personnes qui en ont la charge doivent conjuguer leurs efforts pour que nous trouvions la meilleure formule. Je n'entrerai pas dans les questions de rédaction des articles 73 et 74. J'ai souhaité rester au niveau purement politique, pour vous dire que nous comptons sur le Sénat et l'Assemblée nationale. Nous sommes déterminés. Nous avons l'obligation, si ce n'est la responsabilité, d'interroger et de pousser la population à participer collectivement à ces discussions. Nous avons organisé près d'une centaine de réunions dans les quartiers et les communes pour les sensibiliser à ces enjeux institutionnels, constitutionnels ou économiques. Nous faisons intervenir des spécialistes, des investisseurs, des agriculteurs, des pêcheurs... Ouvrir des perspectives constitue notre dernière chance, sans quoi le sujet sera récupéré par une revendication plus identitaire qu'autre chose. Ce combat est également noble, mais nous risquons une incompréhension entre l'État d'un côté, et les élus de l'autre, avec le peuple en enclume. Chaque crise comme celle de la Covid risquerait alors d'occasionner une résurgence des violences de plus en plus fortes. Je ne souhaite pas que nous en arrivions là, raison pour laquelle je me suis engagé aussi fortement.
M. Stéphane Artano, président. - Quel regard portez-vous sur l'accompagnement de l'État sur les politiques publiques de votre territoire ? La déconcentration a-t-elle selon vous permis d'assurer ce rôle territorial ? Faut-il aller plus loin en la matière ?
M. Serge Letchimy. - Il faudrait selon moi supprimer le rôle du préfet, et le remplacer par un représentant des affaires régaliennes de l'État. Il doit, selon moi, être remplacé par une personne chargée des grands intérêts et sujets régaliens de l'État, de l'armée, de la monnaie, de la justice, et du droit. Tout ce qui concerne le développement interne et local doit rester à la main des collectivités, avec un droit à l'initiative lié à la possibilité d'adapter ou d'initier les lois dans les compétences qui sont accordées au plan local : énergie, urbanisme, aménagement... C'est ce que je qualifie de responsabilisation, et qui va à mon avis conforter la place de la démocratie. Analysez donc les courbes de participation aux élections. Nous battons tous les records dans les outre-mer. Pourquoi ? C'est le préfet, Paris et le ministre qui décident. Vous devez demander une autorisation pour n'importe quoi. Le ministre, lui-même, ne comprend pas tout. Nous devons donc supprimer le rôle de préfet.
Ensuite, il faut restituer des pouvoirs et contrôles aux élus locaux. Ce ne sera pas simple au départ, mais cela nous permettra de construire l'ingénierie locale. Il n'y a pas de culture ni de « réflexe outre-mer » dans les ministères.
La déconcentration des pouvoirs n'est pas une bonne chose, car elle revient à les garder dans les mêmes mains. Nous devons donc les déconcentrer et les décentraliser dans le même temps, dans les mains des élus locaux, en conservant un contrôle.
Ensuite, les fonds européens ne sont pas suffisamment sollicités Le Premier ministre Ayrault avait lancé un appel à candidatures pour les régions souhaitant s'en charger. Nous nous sommes présentés immédiatement. C'est une avancée considérable, qui englobe l'idée, le projet et son financement, avant de nous sortir le discours classique sur le déficit de technicité dans les outre-mer. Qu'on nous donne de l'argent pour obtenir de la technicité,. c'est normal, car nous formons tous les jeunes jusqu'au bac, ce qui représente un coût, puis ils partent vers l'Hexagone, et y restent. Pour les conserver, nous devons disposer d'un lieu d'exercice de l'ingénierie. Ce n'est pour l'heure pas le cas.
Ainsi, nous redonnerons du sens à la démocratie, aux élections et à l'électorat. Nous obtiendrons une participation beaucoup plus forte grâce à une meilleure intégration. Nous ne sommes que des exécutants, on nous le rappelle très souvent. Ce sont la DEAL, l'ONF et la DAAF qui ont les vrais pouvoirs. Nous sommes pris en tenaille par rapport à des logiques indépassables. Je pense honnêtement que ce n'est pas rendre un service à ces régions de les mettre sous tutelle à ce point sur le plan local.
Faut-il pour autant passer à l'article 74 ? C'est le débat le plus ridicule que j'ai jamais vu. Cela voudrait dire que pour avoir droit à l'initiative, nous devrions perdre nos capacités régaliennes de l'égalité. Je respecte l'article 74, mais ce n'est pas le choix des Martiniquais. Si je le propose, je serai rejeté dans toutes les consultations. En résumé, je ne suis pas du tout satisfait des mécanismes actuels. Nous parvenons tout de même à fonctionner, mais ça ne nous permet pas, je pense, d'atteindre les objectifs que nous nous fixons.
M. Stéphane Artano, président. - Je reviendrai sur l'incapacité de l'État central à avoir un regard sur la politique à mener dans les outre-mer, et ce quelle que soit la couleur politique des gouvernements. On peut comprendre que l'éloignement, depuis Paris, peut compliquer cette tâche, en s'ajoutant vraisemblablement à une absence de culture. Si ce regard n'existe pas, changeons de paradigme sur la gestion des politiques publiques qui concernent nos territoires, et sur la partie régalienne qui relève effectivement de la puissance de l'État. Nous pourrons ainsi inverser les regards sur la manière d'exercer les compétences.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Le 12 juillet 2022, vous avez déclaré que la Constitution française devait offrir à chacun de nos pays bien plus que le choix sommaire et binaire entre l'article 73 et l'article 74. Quel est votre avis sur une éventuelle fusion ou réécriture de ces derniers, ouvrant la voie à des statuts sur mesure et à la fin de la dichotomie DOM/COM ? Quels gardes fous devraient y figurer, compte tenu de votre vision de l'avenir institutionnel de la Martinique ?
M. Serge Letchimy. - Je pense que nous devons tout faire pour aider la France à évoluer dans la question de la prise en compte de la subsidiarité, grand principe européen n'étant pas appliqué clairement au niveau national. C'est pour cette raison que nous parlons de décentralisation.
Ensuite, j'identifie un enjeu post-colonial et post-départementalisation. Le « bienfait » de cette départementalisation ont montré leurs limites en termes de bonnes applications des politiques publiques. La différenciation intrinsèque à la construction de la loi me semble être un enjeu considérable.
J'ai analysé en détail les statuts des Açores, de Madère ou encore des Canaries. L'élaboration du droit primaire et du droit constitutionnel portugais ou espagnol montre la création, au sein même du système, d'un partenariat de construction législative et réglementaire corroborant des politiques publiques de développement. La France, pendant longtemps et y compris depuis 2003, a vu un glissement entre la spécialité législative et l'identité législative. Par le passé, tout le monde cherchait cette dernière. Maintenant, c'est la spécificité législative. Saint-Martin a par exemple parfaitement réussi à intégrer un processus de spécialité législative sans jamais abandonner réellement l'identité législative. C'est donc à la carte que nous trouverons des solutions.
Vous me demandez si nous devons rester dans une opposition binaire entre les articles 73 et 74. Je ne le veux pas. J'identifie deux hypothèses. La première serait de supprimer ces deux articles et de créer un nouveau texte permettant, par la loi organique, d'avoir un curseur d'évolution. La seconde reviendrait à revoir la rédaction des articles 73 et 74, qui présentent certains acquis, pour arriver à l'instauration par la Constitution d'un vrai pouvoir d'initiative locale, via l'expérience d'un pouvoir normatif.
Nos populations sont très désorientées par des incertitudes, et une forme de discrédit politique local et national. Nous observons aujourd'hui un processus que Césaire ne voulait surtout pas : une aliénation de nous-mêmes par rapport à nos propres richesses, à notre culture, notre identité, notre milieu. Tout cela me semble extrêmement dangereux pour l'avenir.
Entre ces deux hypothèses, je n'ai pas fait mon choix, et suis de toute façon mal placé pour le faire. Mieux vaut attendre les conclusions de notre congrès, pour que je puisse respecter le processus. Je suis certain que l'intelligence collective nous permettra de trouver le système le plus acceptable pour chacune des populations. La Guyane couvre la même surface que l'Autriche et a tous les moyens de l'indépendance. Ses revendications sont donc légitimement différentes de celles de la Martinique.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - En attendant les conclusions de votre congrès, avez-vous déjà dégagé des pistes institutionnelles d'orientation ?
M. Serge Letchimy. - Nous avons obtenu une unanimité, de la part des signataires de l'Appel de Fort-de-France, mais aussi des élus locaux, avec tout de même des positions différentes. La pluralité d'élus que nous sommes doit respecter le cheminement qui nous conduira à des solutions.
En ce qui me concerne, je suis favorable à un pouvoir d'initiative structuré autour de pouvoirs normatifs domiciliés de manière pérenne, réglementaires et législatifs, localement adaptés. Lorsqu'un texte sort de l'assemblée, la collectivité devrait pouvoir s'en saisir dans un certain délai pour l'adapter aux réalités locales. Nous pouvons par ailleurs prendre des initiatives législatives ou réglementaires, dans un cadre bien défini. Je suis pour une large responsabilité, voire un niveau d'autonomie acceptable.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Quelle serait la limite entre la notion de responsabilisation et celle d'autonomie ?
M. Serge Letchimy. - Notre société est très fragilisée. À mes yeux, l'autonomie n'est qu'un cadre, et pas une doctrine fermée. Il en existe divers degrés, mais un socle minimal reste nécessaire. C'est le pouvoir normatif. C'est ce minima qui m'intéresse, plus que son substrat. Sans pouvoir normatif local pour réglementer et adapter, aucune espèce d'idée d'autonomie et de responsabilisation ne sera possible.
Par ailleurs, nous devons pouvoir construire une nouvelle démocratie économique, avec une possibilité d'accès aux terres, aux financements ou à l'immobilier d'entreprise. Ne nions pas qu'une partie des gens naissent avec 4 000 hectares, et d'autres avec 2 mètres carrés. Ce processus nous permettra d'être beaucoup plus efficaces en matière de politiques publiques, de transport, de logement, d'assainissement, ou en termes sanitaires. Je veux de la responsabilité. Je ne supporte pas qu'on me dise que l'État va régler le problème de l'eau pour moi. Si vous n'êtes pas capables de régler ce sujet dans votre pays, vous n'avez qu'à démissionner, selon moi. Bien sûr, nous devons agir dans le cadre des règlements sanitaires européens, mais je ne veux pas de cette infantilisation. On me dit que je ne peux pas le faire, mais on a organisé le « non-faire » chez moi. Mon ingénierie a disparu, parce que les jeunes partent. Une spirale s'est créée.
Mme Victoire Jasmin. - Je suis désolée d'interrompre votre réunion, mais j'ai un autre impératif, et je dois vous quitter. Je vous remercie, monsieur le président, pour votre exposé très intéressant.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Vous avez dit que la population était fragilisée, et avez évoqué les traumatismes du passé, que je peux comprendre. Comment adhère-t-elle à cette perspective d'évolutions institutionnelles ? Cette possibilité suscite-t-elle des espoirs ? Des inquiétudes ?
M. Serge Letchimy. - Nous observons une forte distanciation de la population par rapport à ces enjeux de modification constitutionnelle. L'enjeu local va beaucoup plus capter la population sur des problématiques qui l'intéressent. L'évolution institutionnelle n'est pas un enjeu pour elle, bien que ce constat soit en train de changer. Petit à petit, nous sentons une volonté de changement. Être Européens ne pose pas de problème à ces gens. Concernant le sentiment d'être Français et d'appartenir à la République, ce n'est pas demain la veille que les Martiniquais vont voter l'indépendance. Le fait d'être caribéens commence réellement à être perçu puissamment. Être Martiniquais, encore plus. De même, appartenir à un bassin américain est de mieux en mieux ressenti. Nous avons aujourd'hui besoin de convaincre la population, raison pour laquelle nous adoptons une démarche pragmatique. J'ai décidé de répondre concrètement aux problèmes de l'eau, des routes, des transports, etc.
Ne dissocions pas les besoins immédiats de la population, de ses besoins en perspective. Nous sommes des politiques, des élus. Il nous revient de prendre tous les risques pour que cette évolution constitutionnelle puisse avoir lieu. Le choix de consulter les citoyens, ou de tenir une simple réunion lors du congrès relèvera du choix du président de la République, mais ensuite, pour changer de statuts, la population devra être consultée. Si nous ne préparons pas bien cette consultation, nous irons à l'échec.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Vous parlez beaucoup de la Martinique en disant « mon pays ». L'écriture proposée dans le livre de Michel Magras sur la différenciation territoriale évoque cette notion de « pays d'outre-mer ». Êtes-vous favorable à cette réécriture et à l'institutionnalisation de ce terme ?
M. Serge Letchimy. - Des mots tels que DROM et TOM sont liés à notre position embarrassante vis-à-vis de la France. Ils sont infantilisants, mécaniques, humiliants. On nous dit que nous sommes Domiens, Tomiens, etc. Pourtant, nous devons appeler ces pays par ce qu'ils sont. Je suis Martiniquais, pas Domien. Je pense que des résolutions porteront sur ce point. Je pense également que nous devons vraiment considérer ces pays comme des pays. Ce ne sont pas des pays indépendants, ni des États-nations, mais des cultures, nations et identités. Je suis effrayé de voir que nous perdons les racines de nos cultures. Nous devons les remettre en avant, pas les folkloriser.
Ensuite, la notion de peuple doit absolument être reconnue. Jusqu'à présent, la Constitution ne reconnaît que les populations des outre-mer, et non les peuples des outre-mer. Dans les temps qui viennent, ce point devrait évoluer.
Ces identités, dans leur pluralité multiculturelle, configurent la force de l'humain. Cette représentation est déjà bien implantée en France, notamment dans toutes les grandes villes, et plus particulièrement dans les banlieues de Paris. Nous avons ce besoin d'expression multiculturelle, avec une identité propre irriguant les autres identités, dans la diversité. Je pense que nous entrons dans un processus désastreux aujourd'hui, avec un racisme qui reste larvé, que nous le voulions ou non. Je vois tout de même, dans toutes les instances, des gens de toutes origines et de toutes natures commencer à se mélanger. Ce processus demandera du temps, en raison des traces indélébiles laissées par la colonisation. Nous devons ainsi laisser le temps au temps pour se co-construire.
Les outre-mer sont le paramétrage, l'organisation, la préfiguration du monde de demain dans sa pluralité, tel que l'a conçu et vécu Césaire. Ce dernier n'a pas emprunté la philosophie des Lumières pour se faire plaisir théoriquement ou politiquement, mais parce que c'était le cheminement de l'humanisation et de la liberté. C'est pour cette raison qu'il a choisi très tôt, en 1946, d'être dans un ensemble. Il n'a pas fait le choix de l'assimilation et de l'aliénation, mais celui de l'existence en tant que population et que peuple. Ce combat est complexe.
Dans la plupart des pays, on voit émerger une capacité intellectuelle de créativité et de création. Césaire disait que nous n'avions pas de mines, d'or, de pétrole, de gaz - on en a d'ailleurs peut-être découvert -, mais que le désastre du climat nous offrirait sûrement une possibilité de reconstruction du monde. Ne perdons pas l'occasion de nous en saisir. Nous avons les bases et les moyens de le faire, car nous ne sommes pas encore arrivés à l'optimum du capitalisme traditionnel ultralibéral. Oui, je pense que la nature qui se modifie peut nous permettre de construire de nouveaux modèles de développement, plus appropriés à nos réalités.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Que pensez-vous de la proposition de réécriture du rapport de Michel Magras ?
M. Serge Letchimy. - Je l'ai lu avec attention, tout comme le rapport de la rencontre avec les juristes de l'AJDOM. Le premier se situe dans la continuité de ces deux mouvements. Le Sénat réalise un superbe travail, qui devrait être suivi par l'Assemblée nationale. Nous devons vraiment trouver les bases nécessaires d'analyse à travers ces rapports pour transcrire des procédures dans nos lois constitutionnelles, mais aussi au plan normatif. La loi organique configure le degré et le niveau d'autonomie. Elle est en principe postérieure à la consultation constitutionnelle. Je pense que nous devons inverser cet ordre pour rendre le processus transparent pour la population. Je ne sais pas comment faire, car je ne suis pas juriste. Il ne s'agit pas que d'un simple changement d'articles entre le 73 et le 74, mais aussi d'un projet de société. Celui-ci doit être décliné dans la loi organique, en donnant les moyens d'atteindre les buts du projet de société.
Pour atteindre l'autonomie alimentaire, par exemple, quels pouvoirs devons-nous détenir ? Sur quels paramètres pouvons-nous agir ? À quel moment l'État intervient-il dans le droit foncier ? Je pense que nous devons le laisser régler ces problèmes. Mais la loi organique doit être plus claire, en amont, afin de savoir à quoi elle correspondra pour la Martinique si celle-ci choisit d'évoluer.
Par ailleurs, nous devons à mon avis inverser la mentalité de l'État consistant à nous demander de démontrer que nous « sommes bloqués » pour qu'on nous ouvre la porte. L'État nous dit qu'il modifiera les textes « si nécessaire ». S'il me dit cela, je quitte la table. Lors de grands moments de la vie politique, on décide de faire un acte politique. Lorsqu'a été discutée l'abolition de la peine de mort, on n'a pas dit « si nécessaire ». Il existe des enjeux majeurs. L'outre-mer en est un. C'est une puissance géopolitique et géostratégique majeure, qui permet à la France d'occuper le deuxième rang mondial au niveau maritime. J'ai demandé à l'Office français de la biodiversité (OFB) d'évaluer la valeur écologique des services que nous rendons. Je ne dispose pas encore de sa réponse. Une petite étude a été réalisée par l'UICN, et une autre par la Martinique. Nous avons évalué notre contribution écologique dans le marché carbone à 80 ou 100 millions d'euros. Où va cette contribution écologique ? Je ne dis pas que le Languedoc-Roussillon n'apporte rien du tout. Simplement, nous devons prendre conscience de ces réalités.
Enfin, que nous devons être clairs dans le processus de réparation et de construction. Nous allons dénommer des rues en Martinique. Des personnes sont associées à des moments très graves en termes de crimes contre l'humanité. Je ne comprends toujours pas que le ministère des Outre-mer se trouve toujours rue Oudinot, où se trouvait le ministère des Colonies. Les archives des crimes de la colonisation sont toujours conservées dans son sous-sol. Comment ce bâtiment peut-il être le lieu de discussions et de dialogue démocratique, et de respect de l'Homme, dans un contexte historique tel que nous le connaissons ? Nous devons absolument déplacer ce ministère ailleurs, sans quoi il restera le ministère des colonies dans l'esprit de chacun. Ne me dites pas que l'État n'a pas d'autres bâtiments à proposer.
M. Teva Rohfritsch. - Je suis sénateur de Polynésie française, et connais donc bien l'article 74 et les sujets d'autonomie. Je partage bon nombre de vos positions.
Sur mon territoire, nous avons le sentiment que l'autonomie nous a été accordée au détriment de l'égalité. Un double discours permanent consiste à dire que la Polynésie est la France, mais que nous sommes autonomes, et que nous devons l'assumer. Cette dualité doit faire partie de nos réflexions collectives. Il n'est pas normal, dès lors que nous sommes citoyens français, que l'on nous oppose systématiquement cette volonté de subsidiarité, d'autonomie, de gestion au plus près de nos populations, à 16 000 kilomètres de Paris dans notre cas. Dans le même temps, on nous projette dans une bulle coupée du reste de la République. Nous n'en maîtrisons en tout cas pas les limites sur le plan de l'égalité.
Ensuite, quelle est votre position sur la politique fiscale ? Nous avons la possibilité de lever nos impôts, et dérogeons totalement au système fiscal national. Lorsque nous demandons une participation de l'État à l'exercice des compétences polynésiennes, Bercy, de manière plus ou moins claire selon les époques, nous dit que nous ne cotisons pas au pot commun, et nous demande pourquoi nous souhaitons une redistribution. Cela correspond à une notion financière de la citoyenneté française, comme si une forme de comptabilité devrait être établie entre ce qu'on rapporterait à l'État, et ce à quoi on aurait droit en échange. Ce n'est pas le cas dans l'Hexagone.
Nous sommes arrivés très loin dans l'autonomie. Contrairement à la Calédonie, nous n'avons pas encore la capacité de voter des lois au sens législatif du terme, puisque nos axes sont réglementaires, bien que l'on parle de « lois de pays ». Nous souhaitons avancer sur quelques points précis, mais la priorité me semble être liée à l'autonomie et à l'égalité. On ne peut pas avoir une double lecture de la citoyenneté française. Il n'est pas juste qu'une comptabilité de la citoyenneté s'applique en outre-mer.
Enfin, je vous rejoins, nous ne sommes pas Domiens ou Tomiens, mais Polynésiens et Français. Cela doit, je crois, s'appliquer à tous nos territoires.
M. Thani Mohamed Soilihi. - C'est toujours un plaisir et un intérêt d'écouter Serge Letchimy, qui provoque la maïeutique. Même si nous ne sommes pas d'accord avec tout ce qu'il dit, il suscite la réflexion.
Nous sommes « arrivés » au bout, c'est vrai. Cependant, quatre DOM sont des départements depuis 76 ans. Le cinquième et dernier ne l'est que depuis 11 ans. Les quatre premiers ont eu une région et un département à part entière, et sont passés pour certains à la collectivité unique. À Mayotte, nous n'avons jamais eu de région ou de département. En quelques années, nous avons basculé du statut de collectivité d'outre-mer à celui de région d'outre-mer. Nous ne nous sommes toujours pas emparés de cette dimension régionale. Que fait-on ? Au niveau de Mayotte, il est plus question de clarification de ce qui a été voté par référendum en 2009, entré en vigueur en 2011, et de précisions de cet aspect régional. Nous sommes un département région, mais nous comptons 26 élus de département pour plus de 300 000 habitants. Nous continuons à élire les représentants de la collectivité selon le mode départemental. Il y a treize listes et projets cantonaux. C'est lorsqu'on a élu les représentants que nous devons réfléchir à un projet commun. Il serait plus logique que nous adoptions un mode de scrutin régional pour disposer d'un projet global, et que les électeurs sachent quel projet choisir pour Mayotte avant de se rendre aux urnes.
Quand il n'y a pas suffisamment de clarté sur les projets et orientations, la population prend peur, et rejette globalement les propositions. Nous ne voulons même pas entendre parler d'autonomie dans la République, en raison de ce manque de précisions. Le projet de loi pour Mayotte a par exemple fait l'objet d'un rejet global, alors qu'il comptait également de bonnes mesures.
Pour résumer, nous pouvons dire que Mayotte a pris un raccourci pour arriver au même niveau que les autres DOM, mais qu'il faut désormais nous donner les moyens de l'emprunter.
Pour finir, il manque dans les ministères un réflexe ultramarin. Mais celui qui est dédié à nos territoires ne gère que 10 % des budgets. En plus du remplacement des préfets pour un représentant régalien, la persistance du ministère des outre-mer dans ces conditions a-t-elle du sens ?
M. Serge Letchimy. - Le président de la République parlait le 10 octobre, lors de son discours à Château-Gontier, de vraie décentralisation. Il évoquait un transfert des compétences, du vote de financement et du pouvoir normatif, et donc la responsabilité. Nous n'avons peut-être pas encore atteint ce dernier point. Nous entrons dans une nouvelle ère.
En effet, la question de l'autonomie qui se construit au détriment de l'égalité est le combat le plus intelligent, réaliste et clair à mener. Lorsque j'étais parlementaire, je restais très tard dans l'hémicycle pour aider mes collègues des outre-mer dès que je les voyais en difficulté. J'ai parfois déploré l'attitude de l'État, notamment sur la santé. J'ai vu les Polynésiens supplier pour obtenir des financements supplémentaires. Il leur était répondu qu'ils avaient un contrat de développement. On finissait par leur accorder ces financements. Nous avons également débattu jusqu'à 3 ou 4 heures du matin sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie, pour essayer d'obtenir les modalités d'indemnisation. L'égalité des droits n'est pas l'ennemi du droit à la différence. Ils doivent se conjuguer, sans quoi les rapports entre les pays, les outre-mer et la République n'ont aucun sens. Négocier que le droit à l'égalité, en fonction du degré d'initiatives mises en oeuvre, n'a pas de sens. L'accès à l'égalité tel qu'il a été conçu par Césaire ne niait absolument pas l'existence de particularités, au contraire. Intégrer le particulier comme un élément de la construction de l'Homme permet de dire que l'on est dans des choix universels. La France a manqué ce virage.
Ensuite, je sais que nous apportons moins de contributions fiscales que le montant de nos dotations. Je rappelle tout de même que la Polynésie équivaut à la surface maritime de l'Europe. Si vous nous coupez ce droit à l'égalité, vous devez également vous infliger la même scission en matière d'espaces maritimes, donc d'écologie, de ressources halieutiques, d'infrastructures, de logistiques... Votre rapport stratégie maritime comporte un chapitre important sur la présence et la puissance militaire de la France. Ne nous racontez pas que plus nous irons vers la reconnaissance des droits à l'initiative locale, et moins nous bénéficierons des contributions de la France. Je considère pour ma part que toute la fiscalité économique doit être fixée localement, tandis que la fiscalité de solidarité doit l'être au niveau national. Saint-Martin a rencontré des difficultés au début, parce que la France n'a pas mis en place de période transitoire pour la collecte des ressources fiscales.
Nous devons faire disparaître cette gestion comptable de la citoyenneté, et adopter une posture respectueuse des populations. Nous devons peser là où nous avons des compétences et où nous devons guider le développement économique avec l'outil fiscal. L'octroi de mer alimente et finance les collectivités territoriales à hauteur de 40 % environ. En clair, plus vous importez, et plus vous obtenez de recettes fiscales liées à l'octroi de mer. C'est une absurdité économique. L'octroi de mer comme outil fiscal à des fins de valorisation de nos productions reste tout de même important. Au Sénat, vous pouvez étudier ces sujets. Nous restons à votre disposition pour vous fournir les éléments nécessaires.
Ensuite, j'ai beaucoup d'admiration et de sympathie pour le président du conseil départemental de Mayotte Ben Issa Ousseni. Il est remarquable, très présent pour son pays dans les différentes instances. Il défend l'aboutissement de la régionalisation et de la départementalisation, le choix d'un processus de consultation électorale adapté aux réalités locales, et l'aboutissement des enjeux de configuration de l'égalité des droits. J'espère que nous parviendrons, grâce à notre expérience, à le convaincre de ne rien lâcher sur le paramétrage culturel et identitaire de Mayotte.
Oui, ce que vous avez vécu peut s'apparenter à un simple raccourci. J'ai vécu ce choix pour Mayotte, avec Nicolas Sarkozy à l'Assemblée nationale. J'ai respecté le choix de la population, mais il faut absolument que la dynamique même du respect de la parole d'État sur l'égalité des droits se conjugue avec la différenciation.
Ben Issa Ousseni m'a parlé d'un colloque qui se tiendra le 9 décembre, sur le droit des outre-mer au XXIe siècle. J'essaierai de venir y répondre à quelques questions.
M. Dominique Théophile. - Serge, nous t'écoutons toujours avec plaisir.
Je prolongerai les réflexions de Thani Mohamed Soilihi sur le budget des outre-mer. Nous passons beaucoup de temps à discuter des lignes 123 et 138, alors qu'elles ne changent rien dans le paradigme. Les évolutions n'atteignent que 1 ou 2 %, sans que nous puissions connaître exactement les projets des territoires dans le cadre de cette différenciation. Dans l'élan de ces évolutions, je pense que nous parlons trop peu de la question des financements actés. Ne serait-il pas temps de réviser la maquette budgétaire des outre-mer avec des dotations déjà fléchées, et que ces dernières soient discutées au préalable, avant le vote du budget global ? Pour l'heure, nous n'avons que peu de marge puisque nous votons le budget des outre-mer à la fin. Nous ne pourrons pas changer réellement nos territoires sans financement.
Par ailleurs, nous avons besoin de moyens pour sortir définitivement de la dichotomie des articles 73 et 74. Celle-ci constitue pourtant un frein à la population. Seuls ceux qui maîtrisent le droit constitutionnel s'expriment à ce sujet. Nous devons, je pense, ne pas parler d'article, mais plutôt de besoins, de chemin, de développement. Quelles que soient les réunions, pour atteindre une unanimité, la population doit être en phase, sans quoi nous raterons encore notre virage.
Mme Catherine Conconne. - Je n'ai pas grand-chose à ajouter, puisque nous tenons ce débat de manière récurrente, et presque quotidienne, chez nous. Je suis impliquée dans la démarche. Nous avons une véritable révolution à créer dans nos têtes, parce qu'on ne nous a pas enseigné le champ des possibles. Nous sommes restreints, et doutons de nos capacités. L'absence de confiance est permanente. Quand on explique aux gens que certaines actions, aujourd'hui impossibles, seront à l'avenir possible, nous rencontrons une sorte de peur intrinsèque due à une espèce de tutelle, y compris intellectuelle, dans laquelle nous sommes depuis des décennies, voire des siècles. Nous devons saisir l'occasion pour opérer une véritable révolution culturelle afin d'apporter de l'oxygène dans le débat politique.
Nous devons être plus impliqués au coeur de l'éducation. Nous ne pouvons continuer à déplorer, à chaque fin d'année scolaire, la déscolarisation, l'échec scolaire. 25 % des jeunes entrant en sixième ont des problèmes de lecture. Nous ne pouvons continuer à attendre qu'un nouveau recteur arrive avec sa petite méthode, puis disparaisse après deux ans. Nous ne pouvons nous permettre de toujours tout reprendre à zéro. Le système continue à nourrir de l'exclusion. La culture est fondamentale. Elle rend la vie vivable. Nous devons nous attaquer frontalement à cette politique publique, et la prendre à notre compte. Il y a une manière d'enseigner chez nous, une manière de parler aux élèves, des rythmes scolaires à réserver. Nous devons mettre en place une école ouverte, et trouver d'autres manières d'enseigner. Le créole doit être intégré dans notre pédagogie. Ces compétences doivent être domiciliées chez nous. Nous ne pouvons pas être secoués sans cesse par le bon vouloir d'un recteur qui impose ses règles. Cela crée un terreau de difficultés quant aux apprentissages et à l'éducation. Par ailleurs, le numerus scolaire ne cesse de baisser. Nous sommes passés sous la barre des 70 000 élèves scolarisés. Nous enregistrons une baisse de 700 à 800 élèves chaque année dans l'académie. Nous observons en outre des exclusions par territoire. On est moins favorisés dans le nord qu'à Fort-de-France. Pourquoi ces tranches d'exclusion persistent-elles ? Presque tous les établissements du nord sont en REP +, alors qu'ils ne sont qu'à 45 minutes de la capitale. Le problème est réel. Ce n'est pas un recteur qui va le résoudre.
M. Serge Letchimy. - Le financement représente un véritable enjeu. On a collé une très mauvaise image sur la gestion des collectivités territoriales, indiquant que bon nombre d'entre elles se trouvaient en situation déficitaire et en difficulté. Pourtant, si elles n'avaient pas servi de sas sur le plan social, la Martinique ne compterait pas 350 000 habitants, mais sans doute 250 000, par exemple. Les retards structurels de ces pays sont clairement affichés par rapport à l'Hexagone. Les investissements publics y sont inférieurs de 40 %, et le retard s'accroît en termes de politiques de logement. Nous avons assisté à une « bidonvilisation » du secteur urbain dans différentes communes de Guyane. On lui a attribué les paramétrages de mesure économétriques de territoire n'ayant pas connu la même histoire. Nous avons donc un enjeu de financement. Il n'y a pas de gestionnaires plus mauvais en Martinique qu'ailleurs, mais uniquement une difficulté structurelle.
L'État commence à renforcer ses moyens financiers, mais pendant très longtemps, le soutien aux collectivités était lié à l'adhésion politique des élus. Mes aînés l'ont parfaitement vécu. Nous avons besoin d'une révision assez complète de la nomenclature budgétaire et financière. Nous n'avons, à la collectivité territoriale de Martinique, presque aucune autonomie fiscale. Les recettes s'élèvent à 1 milliard d'euros, mais notre autonomie fiscale avoisine les 200 millions d'euros. Ainsi, nos capacités d'orienter ou faire évoluer la fiscalité sont nulles. Par ailleurs, 95 % des recettes sont pré-affectées. Un vrai travail doit être mené sur ce point.
J'ajouterais que l'entretien des routes est inscrit en fonctionnement, et représente 60 millions d'euros de dépense. Chez nous, la végétation pousse 4 fois plus vite que dans l'Hexagone. Il suffirait de passer l'entretien en investissement pour que nous économisions 60 % en fonctionnement. Cela nous permettrait d'améliorer notre financement.
En plus de son travail de contrôle, la chambre régionale des comptes devrait également se pencher sur les problèmes structurels des collectivités pour établir leurs financements. Quand je parle d'autonomie fiscale, je suis très sérieux. Lorsque l'argent est déjà pré-affecté, vous n'êtes qu'un exécuteur budgétaire des orientations. L'État ayant transformé le paramétrage de fiscalité qui pouvait donner de l'autonomie fiscale - y compris la taxe d'habitation, le financement s'est transformé en dotations. Nous sommes donc soumis au budget de l'État, aux orientations. Nous avons besoin d'une réforme. Nous devons revenir sur l'avenir de l'octroi de mer et le financement des collectivités territoriales.
Ensuite, nous devons en effet sortir de la dichotomie des articles 73 et 74 et de ce chantage effectué sur le plan de l'égalité. Catherine connaît ces sujets. L'exemple de l'éducation est très parlant. En la matière, nous avons une compétence, celle de nous occuper des bâtiments. Je n'en ai aucune sur le plan pédagogique, sauf les conventions signées avec le rectorat. Je me souviens d'une décision de la rectrice de Martinique, m'ayant informé de la fermeture de l'école de Saint-Pierre, sa fréquentation étant passée de 600 à 80 élèves. Je lui ai proposé d'en faire une école du numérique et du design, ce qu'elle a fini par accepter. L'établissement accueille aujourd'hui 600 élèves. Ils viennent de toute la Martinique, mais aussi de Sainte-Lucie, ou encore d'Haïti. Pour autant, je n'ai toujours pas de compétences sur le plan pédagogique. Je ne remets pas en cause le pouvoir régalien de l'État, mais j'estime que nous pourrions émettre des propositions et construire des outils en ce qui concerne la pédagogie active.
Concernant la biodiversité, nous pourrions construire des outils incroyables pour que les Martiniquais connaissent les plantes médicinales que nos grands-mères utilisaient. Pourtant, on préfère que des firmes pharmaceutiques pour prennent nos plantes, en fassent des médicaments et nous les renvoient sous forme de cachets. Dans ce domaine, je n'en veux pas à l'État, mais à nous-mêmes. Nous devons être plus courageux pour nous y opposer. Nous sommes en négociation, et non en discussion.
Un débat national porte sur les langues régionales, qui ne sont pas encore des langues inclusives d'éducation. Nous avons une langue nationale, qui est le français, mais le créole est notre deuxième langue. Pourquoi ne pouvons-nous pas l'enseigner à des enfants en situation d'échec scolaire ?
Par ailleurs, vous avez cité les normes dans plusieurs rapports. Tout est normé. Nous sommes à 8 000 kilomètres de la métropole. Vous imaginez bien que les situations diffèrent en termes de matériaux, technologies, constructions, techniques... La réglementation est définie par la rue Oudinot et par le ministère du Logement. En quoi un règlement déstabilise-t-il la République ? Comme en matière d'éducation, nous n'avons pas de pouvoirs, mais une compétence en matière de logement. On me demande simplement d'exécuter, ce que je fais. Nous avons la compétence d'organiser la construction, mais pas d'agir sur la réglementation. Si je dois modifier le paramétrage du prix maximal de la construction ou du loyer maximal d'un logement, je dois faire remonter la demande à Paris. En quoi un paramétrage technique local insulterait-il le Gouvernement ?
Permettez-moi de vous présenter un exemple précis. Notre territoire s'étend sur 1 100 kilomètres carrés. Des agriculteurs plantaient leurs bananes et leurs cannes, et ont décidé de transmuter leur niveau d'investissement dans l'énergie. En 2010, ils implantaient des panneaux photovoltaïques sur toutes les surfaces agricoles au lieu de planter. Nous avons dû interdire ce procédé, par une habilitation obtenue je vous le rappelle après trois ans, cette implantation sur les terres agricoles, qui ne pouvaient plus produire ni bananes, ni canne, ni diversification agricole. Nous sommes dans une situation ridicule et médiocre, faute de courage et de clarté vis-à-vis des outre-mer sur la législation et la réglementation capables de structurer le développement.
Je pourrais également citer la question de la santé, qui relève du pouvoir régalien, mais qui pourrait être partagée. Comment fonctionner avec nos déserts médicaux, avec nos jeunes que nous formons, puis qui quittent nos territoires ? Tout un pan de la recherche sur les maladies tropicales et la lutte anti vectorielle pourrait y être domicilié et responsabilisé. Nous pourrions ainsi faire éclore une ingénierie de la recherche et du développement attractive. Nous nous trouvons dans un bassin de 40 millions de personnes dans la Caraïbe et de 280 millions d'habitants à deux heures de vol. Vous imaginez bien que les enjeux liés à la modélisation ou aux normes pourraient être conçus localement. C'est valable pour La Réunion, l'Afrique du Sud ou encore Madagascar. On me dit que La Réunion commence à exporter ses déchets vers des pays tiers. C'est également notre cas. Tout ce que nous pouvons exporter dans la zone, en montant des unités et filières de récupération des déchets, me semble nécessaire.
Enfin, nous n'avions aucun pouvoir en matière de coopération. La loi que j'ai présentée, votée à l'unanimité, sera appliquée par la Martinique. Elle ouvre selon moi une porte. Dans son programme, le président de la République Emmanuel Macron avait d'ailleurs indiqué qu'il devait faire évoluer la loi Letchimy sur la diplomatie territoriale. C'est une manière de dire que nous pouvons dialoguer avec Sainte-Lucie. La Martinique est devenue une passoire de drogues et d'armes. Nous avons compté cette année 24 morts, dont 20 ou 21 par balle. Cela veut dire que nous devons discuter avec nos voisins. Nous ne sommes pas pleinement associés aux discussions menées par le ministère des Affaires étrangères, entre autres. Je pense pourtant que nous pouvons co-construire certaines politiques comme celle de la sécurité ou de la pêche.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie, monsieur le président de la grande qualité de vos propos et de cette vision très claire sur l'avenir de votre territoire et sur l'association des populations. J'ai la faiblesse de penser que le politique a pour rôle de donner une trajectoire, emmener nos populations et donner du sens à l'action publique. Les administrations sont là pour trouver les outils adéquats. C'est ainsi que nous devons concevoir une évolution institutionnelle, en donnant un sens à l'action publique, et une direction à nos territoires respectifs. La construction juridique peut ne pas intéresser les élus, qui ne sont pas des techniciens, et la bascule culturelle aura besoin de temps pour se mettre en place. Pour autant, le mouvement suscite de l'intérêt et de l'espoir.