Mardi 25 octobre 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Institutions européennes - Réunion conjointe avec une délégation de sénateurs du Sénat roumain
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous tenons aujourd'hui une réunion commune avec la commission des affaires européennes du Sénat roumain dont nous avons la joie et l'honneur d'accueillir une délégation, depuis hier sur le sol français.
Il y a un an, la commission des affaires européennes du Sénat roumain avait admirablement reçu une délégation de notre commission. Nos collègues roumains nous avaient accueillis à Bucarest avant de nous conduire dans le delta du Danube, classé au patrimoine mondial de l'Unesco et situé au point le plus oriental de l'Union européenne, juste à la frontière ukrainienne : nous en sommes revenus sensibilisés aux enjeux stratégiques et de biodiversité que présente cette zone unique, et convaincus de la nécessité d'une protection européenne pour assurer la qualité des eaux en amont, tout le long du Danube qui traverse de multiples Etats membres, et préserver ainsi la richesse du delta en aval, là où il débouche dans la mer Noire.
C'est pourquoi nous sommes particulièrement heureux de les recevoir à notre tour en France. Nous avons débuté hier par une visite conjointe de la Baie de Somme à laquelle a participé aussi Marta de Cidrac, j'y reviendrai. Nous avons poursuivi avec une petite dizaine d'entre vous nos échanges lors du déjeuner aujourd'hui au Sénat et nous nous réunissons à présent entre commissions homologues pour débattre ensemble de plusieurs sujets européens d'importance.
Avant d'ouvrir la discussion, je tiens à nouveau, au nom de notre commission, à souhaiter la bienvenue à cette délégation, composée de :
- Angel Tîlvãr, président de la commission des affaires européennes du Sénat roumain ;
- Robert Marius Cazanciuc, vice-président du Sénat roumain ;
- Anca Dragu, présidente de la commission des droits de l'homme, de l'égalité des chances, des cultes et des minorités du Sénat roumain, et ancienne présidente du Sénat ;
- Vlad-Mircea Pufu, secrétaire de la commission des affaires européennes du Sénat roumain.
D'un commun accord, nous avons arrêté les thèmes suivants pour notre réunion : 1. le rapport de la Commission européenne sur la situation dans l'espace Schengen ; 2. la crise en Ukraine et ses conséquences dans l'Union européenne, à commencer par la Roumanie qui est en première ligne ; 3. l'énergie et le Green Deal, l'économie verte et l'enjeu climatique ; 4. la coopération bilatérale entre la Roumanie et la France.
M. Angel Tîlvãr, président de la commission des affaires européennes du Sénat roumain - Chers amis, chers représentants du Sénat français. L'organisation de cette visite s'est faite naturellement dans le but de partager nos préoccupations et nos projets d'intérêt communs. Lors de la conférence de presse organisée en commun avec Jean-François Rapin hier au Touquet, nous avons pu nous exprimer sur les préoccupations que nous partageons avec la France concernant la biodiversité, l'énergie verte et le climat. Nous étions ravis de la proposition que vous nous avez faite de visiter le point quasiment le plus occidental d'Europe, après nous être déplacés avec vous au point le plus oriental d'Europe. Ce déplacement qui nous a donné l'occasion de rencontrer des maires et des concitoyens a confirmé le lien important qu'entretiennent ici parlementaires et électeurs . Nous avons également pu approfondir nos préoccupations communes concernant l'environnement. La France s'y attelle depuis longtemps, et nous souhaitons mettre en pratique tout ce qui a été discuté durant ce séjour.
Nous avons également accordé une importance particulière dans nos discussions à la perspective d'adhésion de la Roumanie à l'espace Schengen. Je laisse la parole à Jean-François Rapin, il a été un hôte exceptionnel et je suis certain que nous pourrons continuer à avoir des discussions constructives.
M. Jean-François Rapin, président. - Concernant l'espace Schengen, depuis le 1er janvier 2007, voici quinze ans, la Roumanie a rejoint l'Union européenne, mais sa capacité de surveillance de ses frontières n'avait pas été jugée suffisante à ce moment-là pour lui permettre d'intégrer en même temps l'espace Schengen.
La Commission européenne et les Etats membres ont conditionné l'entrée de la Roumanie dans l'espace Schengen à ses progrès pour garantir l'indépendance de la justice et la lutte contre la corruption et la criminalité organisée ; un mécanisme de coopération et de vérification a été instauré pour s'assurer de ces progrès. La Commission européenne évalue les réformes menées à ce titre dans un rapport qu'elle publie chaque année.
Dès 2011, la capacité de la Roumanie à remplir les critères techniques lui permettant de mettre en oeuvre l'acquis Schengen a été reconnue. Malgré des hauts et des bas, votre pays a en effet consenti des efforts substantiels et, particulièrement durant ces toutes dernières années, il a incontestablement accompli de réels progrès dans la lutte anticorruption et dans l'amélioration de son organisation judiciaire. Il a su convaincre ses pairs de sa fiabilité, confirmée à l'épreuve de la crise migratoire de 2015, puis du covid-19 et enfin de la guerre en Ukraine.
Je tiens à saluer ici ces progrès publiquement. Ils méritent assurément d'être poursuivis : nous encourageons la Roumanie à persévérer dans l'effort, notamment s'agissant du statut et de l'indépendance des magistrats. En tout cas, le chemin déjà parcouru me paraît pleinement justifier que, comme l'exécutif français et la Commission européenne, notre commission apporte elle aussi son soutien à l'entrée de la Roumanie dans l'espace Schengen. Mais une telle décision requiert l'unanimité au Conseil et quelques Etats membres restent récalcitrants. Il me semble toutefois que le déclenchement de la guerre en Ukraine doit conduire l'Union européenne et les Etats membres à « jouer groupés » : j'ai la conviction que le contexte s'annonce désormais favorable pour une entrée prochaine de la Roumanie, comme de la Bulgarie et de la Croatie, dans l'espace Schengen. Cette avancée décisive devrait naturellement s'accompagner d'un renforcement de la coopération opérationnelle en la matière.
Pourriez-vous nous dire comment vous envisagez l'hypothèse d'un espace Schengen qui, s'il intègre la Roumanie, irait jusqu'aux portes de la Russie : faudra-t-il renforcer encore la surveillance de votre frontière ? N'y a-t-il pas un risque de porosité accrue de la Roumanie aux tentatives de déstabilisation politique par la puissance russe ?
M. Angel Tîlvãr, président de la commission des affaires européennes du Sénat roumain - Je vous remercie de vous être exprimé sans équivoque et ce d'autant plus que je connais la précaution avec laquelle vous vous exprimez. J'aimerais croire que ces avancées se basent non seulement sur l'amitié entre nos deux pays mais aussi sur les efforts que la Roumanie a entrepris en ce qui concerne son adhésion à l'espace Schengen. C'est un sentiment de réconfort crucial, particulièrement en ces temps de menace concernant la sécurité venant de la Russie. La Roumanie est aux premières loges de cette invasion armée aux portes de l'Europe, menaçant non seulement l'Ukraine mais aussi nos valeurs occidentales. Vous avez notamment pu vous rendre compte lors de votre dernière visite en Roumanie de la proximité de notre pays par rapport à ce conflit dont le bruit des bombardements se fait entendre jusque sur nos côtes.
Vous avez mentionné la réaction de la Roumanie à cette agression aux portes de l'Europe par la Russie, et la façon dont la Roumanie a apporté son soutien à l'Ukraine. A ce jour, plus de 2,5 millions d'Ukrainiens ont transité par la Roumanie ; parmi ceux-ci, 80 000 ont déposé une demande de résidence en Roumanie et 7 000 ont demandé l'asile. Si l'on ajoute à cela les 5 milliards de tonnes de céréales mobilisées pour le nord de l'Afrique et pour les zones initialement approvisionnées par l'Ukraine, on peut avoir un aperçu de l'ampleur du soutien que la Roumanie a apporté pour soutenir ce peuple rudement éprouvé. Le peuple ukrainien mérite toute notre aide, et le peuple roumain, aux côtés de nos amis français, ne s'est pas dérobé pour lui fournir.
Le gouvernement de la Roumanie ainsi que les citoyens roumains ont participé à aider les réfugiés, des citoyens se sont proposés pour les héberger et nous avons vu naître d'intenses relations humaines avec les Ukrainiens. Je suis convaincu que cette solidarité est le reflet de ce que sont les Roumains véritablement. Plusieurs officiels européens se sont rendus en Roumanie et j'apprécie les encouragements que nous avons reçus vis-à-vis de notre candidature à l'espace Schengen : la Roumanie n'aide pas seulement l'Ukraine mais aussi l'Union Européenne. Le contexte de sécurité à l'Est implique une mobilisation massive de notre part.
Par ailleurs, d'un point de vue technique, la Roumanie remplit les critères d'adhésion à l'espace Schengen depuis déjà dix ans. Je ne nie pas que nous n'avons toujours pas réussi à présenter la situation intérieure de la meilleure des manières et comme nous l'aurions souhaité. Néanmoins, une visite d'évaluation a récemment été menée dont les résultats devraient bientôt être rendu publics. Nous sommes confiants dans l'avis favorable que cette visite devrait encourager en ce qui concerne notre adhésion, ce qui laisserait ainsi le champ libre à la décision politique. Il s'agirait d'un message, comme votre soutien aujourd'hui, qui a une signification, teintée d'amitié.
Pour répondre à la question de Jean-François Rapin, notre expérience consistant à assurer la sécurité de la frontière Est de l'OTAN et de l'UE représente pour nous une base qui peut nous rendre confiants pour la période à venir. En augmentant les ressources et le personnel, ainsi que la coopération avec les États européens soucieux d'avoir des frontières sûres, nous pourrions renforcer encore plus efficacement la surveillance de nos frontières.
La Roumanie a assuré de nombreux engagements avec succès : les institutions de l'État roumain sont fonctionnelles, et l'importance de la Roumanie pour l'Union Européenne n'a plus être affirmée. Je vous remercie ainsi pour cette visite et pour la sincérité de votre soutien, et à mon tour je voudrais vous demander : pensez-vous que l'adhésion de la Roumanie à l'espace Schengen contribuerait à rendre l'Union européenne plus vulnérable ou plus forte ?
M. Robert Marius Cazanciuc, vice-président du Sénat roumain - Chers amis, je me réjouis que nous nous retrouvions et puissions nous entretenir ensemble sur ces sujets d'actualité. Le premier point à l'ordre du jour est l'adhésion de la Roumanie à l'espace Schengen. Il s'agit désormais de prendre une décision. Nous avons adopté un nouveau paquet de lois concernant la réforme du système de la justice. En tant qu'ancien ministre de la Justice, je me suis impliqué personnellement dans cette nouvelle législation. Trois lois sont en cours d'analyse par la cour constitutionnelle. La Roumanie a des pratiques juridiques qui relèvent des meilleures au niveau européen. Sur le volet technique et politique, je ne crois pas qu'il y ait matière à inquiétude en ce qui concerne l'indépendance de la justice roumaine. Elle dispose de toutes les ressources pour redonner au public de la confiance et aux magistrats des garanties d'indépendance.
Comme le disait le président Rapin, la Roumanie est soumise au mécanisme de coopération et de vérification depuis 14 ans. Nous avons vu les avantages et les limites de ce mécanisme qui dure dans le temps. Nous redoutons que s'appliquent des doubles standards à l'égard d'autres États depuis la crise en Ukraine. Les standards et les procédures peuvent évoluer, mais s'agissant de l'indépendance de la justice, il ne peut plus planer selon moi la moindre inquiétude en ce qui concerne la Roumaine. Nous avons fait beaucoup d'efforts. De nombreux pays se sont d'ailleurs déjà prononcés en faveur de l'intégration de la Roumanie à l'espace Schengen. Il ne reste plus à la France et à nos autres pays amis que de réussir à convaincre les États membres réticents dont nous pouvons comprendre les craintes.
Je voudrais remercier Jean-François Rapin qui nous apporte une nouvelle preuve de l'amitié franco-roumaine. À ce sujet, j'ai commencé à rédiger un livre sur les rapports entre la France et la Roumanie, dont l'intensité des relations au cours de l'histoire est à la fois passionnante et riche.
M. Jean-François Rapin, président. - Ce sera un plaisir de le lire. J'ajoute, sur le volet justice, que la procureure en chef du parquet européen est roumaine : cela peut aussi se lire comme un signe avant-gardiste de la situation de la justice en Roumanie.
Mme Gisèle Jourda. - Chers collègues roumains, nous n'oublions pas que nous avons pu compter sur vous pour la mise en place d'un fonds européen de défense. Nous connaissons votre attachement au partenariat oriental et, dans ce cadre, je voudrais évoquer la Moldavie. Vous soutenez la Moldavie dans son processus d'adhésion à l'UE, et y consacrez avec d'autres un large budget - plusieurs centaines de millions d'euros. S'agissant de l'initiative de votre pays, conjointement avec la France et l'Allemagne, d'une plateforme internationale de soutien à la Moldavie afin de l'aider financièrement face aux effets de la crise en Ukraine, j'aimerais que vous puissiez nous présenter vos priorités.
Ensuite, plus globalement, sur les conflits gelés qui sont extrêmement importants, notamment en Transnistrie, autour de la mer Noire mais également en Géorgie même si on en parle moins, nous aimerions connaitre votre appréciation des risques inhérents à ces conflits, qui nous inquiètent puisqu'ils contribuent à un arc d'instabilité dans la région.
Acte fondateur de la communauté politique européenne (CPE), le sommet de Prague a démontré l'unité de l'Europe face à l'agression de l'Ukraine par la Russie. Je souhaiterais connaitre votre appréciation de la proposition faite par la Moldavie de tenir un prochain sommet de la CPE à Chi?inãu.
Enfin, sur les questions de « défense », je souhaiterais connaître votre point de vue sur la Mission Aigle et sur l'évolution, à long terme, de cette coopération de défense.
M. Angel Tîlvãr, président de la commission des affaires européennes du Sénat roumain - La Roumanie a toujours soutenu le parcours européen de la Moldavie, qui n'a pas été exempt d'obstacles, jusqu'à mener à la présidence une femme comme Maia Sandu. J'aimerais croire que le soutien de la Roumanie a permis à la Moldavie de surmonter ces obstacles. Comme l'indiquait mon collègue Robert Marius Cazanciuc, la Moldavie a besoin de soutien pour maintenir une confiance citoyenne envers l'Union Européenne.
La Moldavie n'est pas dans une excellente situation économique en ce moment. La Roumanie est venue à son aide, notamment en lui livrant de l'électricité en raison de l'incapacité de l'Ukraine à lui en fournir. Par ailleurs, il y a une inflation élevée en Moldavie. Ces phénomènes peuvent se transformer en tendances politiques, qui ne conviendraient ni à la France, ni à la Roumanie. C'est pourquoi je crois importante cette plateforme internationale qui a permis de lever 633 millions d'euros et qui devrait bientôt se réunir de nouveau. Cette plateforme constituera un lieu de coopération où la Roumanie et la France en tant que co-initiateurs pourront montrer à nouveau leur vision commune de l'Europe. Il s'agit d'une vision qui produit des effets car il s'agit de fournir une aide concrète, dont la Moldavie, petit pays avec peu d'habitants, a réellement besoin. J'ai à mes côtés une excellente économiste et ministre des Finances, Anca Dragu, qui pourrait sans doute aller plus en détails sur le sujet de cette aide.
La Moldavie ne partage pas seulement avec nous une communion de langue et d'histoire, c'est aussi une pièce dans le puzzle de l'Europe que nous aimerions voir à sa juste place. Je me réjouis par ailleurs que vous ayez mentionné la Géorgie, non seulement en raison des conflits gelés, mais parce qu'elle pourrait aussi être un atout pour l'Union Européenne. Récemment, mes collègues et moi-même avons eu des rencontres avec la présidente de la Géorgie et d'autres représentants géorgiens. Il y a aussi en Géorgie un désir de rejoindre la famille européenne. La Roumanie est l'exemple d'une belle réussite de l'intégration européenne : grâce à la France et aux autres États membres, elle est aujourd'hui bien loin de ce qu'elle était et de ce qu'elle serait aujourd'hui en dehors de l'Union. C'est aussi pour cela que l'élargissement de l'Europe vers les Balkans occidentaux, comme nous en avons tant parlé avec Jean-François Rapin, est fondamental. Je salue encore une fois votre disponibilité pour rejoindre l'accord de soutien à la Moldavie.
En ce qui concerne le sommet de Prague, ce fut un évènement important qui a pris place dans le cadre de la présidence tchèque du Conseil de l'UE. Le format de ce sommet à Prague permet une coopération au service des priorités et des besoins de solidarité dans l'Union européenne. En ce sens, nous soutenons cette initiative et y participons.
Mme Teodora Simion, ministre conseiller, coordinatrice de la section politique de l'ambassade de Roumanie à Paris. - Très brièvement, pour renforcer le propos du président sur la Moldavie, je voulais vous annoncer que dans moins d'un mois, nous aurons ici à Paris la troisième édition de cette conférence pour la plateforme de soutien pour la Moldavie. Comme le président le disait, il est fondamental pour la Roumanie comme pour toute l'Europe d'exprimer notre soutien à ce pays qui, après l'Ukraine, est le pays le plus affecté par cette guerre. Les domaines prioritaires sont bien sûr l'énergie, pour laquelle la Roumanie a déjà fourni des efforts visibles mais qui demeure un défi sur le long terme. 633 millions peuvent paraître déjà beaucoup mais ce n'est pas encore assez pour la Moldavie sur le moyen et long terme : il y a des réformes nécessaires pour lesquelles la Moldavie a besoin de l'aide notamment de la France et particulièrement de l'Agence française de développement. Sur la question des droits de l'homme, il y a des problèmes qui - à l'ombre de la guerre - paraissent secondaires mais qui nécessitent un important soutien européen. Des efforts sont encore également à fournir concernant l'administration et la lutte contre la corruption. Je remercie l'implication de la France aux cotés de l'Allemagne et de la Roumanie sur cette plateforme de soutien.
M. Jean-François Rapin, président. -. Nous savons effectivement la nouvelle présidente moldave engagée pour réformer son pays, malgré des difficultés économiques importantes.
Le deuxième point de notre ordre du jour concerne la guerre en Ukraine et la communauté politique européenne, je pense qu'il a été largement abordé. Je propose que nous y revenions brièvement.
Comme je le rappelais toute à l'heure, vous nous avez conduits au port de Sulina, d'où je me souviens bien que nous pouvions voir le commencement du territoire ukrainien, puisque le delta du Danube est partagé entre l'Ukraine et la Roumanie. Les tensions avec la Russie étaient déjà croissantes mais nous ne savions pas encore que, cinq mois plus tard, l'Ukraine serait victime d'une agression russe caractérisée, violant clairement les règles qui fondent l'ordre international, à commencer par le respect des frontières et de la souveraineté des Etats.
Il s'agit d'une rupture historique dans l'histoire de notre continent, qui voit resurgir la guerre sur son sol. Ce séisme continue d'ébranler l'Europe sur tous les plans : en matière de défense bien sûr, mais aussi en matière humanitaire avec l'arrivée massive d'Ukrainiens fuyant la guerre, en matière énergétique avec la fin des exportations russes d'énergie fossile vers l'Europe et en matière économique, du fait de l'inflation qu'entraîne la flambée des prix de l'énergie et du fait des sommes colossales mobilisées pour soutenir l'Ukraine... Notre pays comme le vôtre sont profondément déstabilisés par les conséquences du conflit ukrainien. Depuis son déclenchement, la Roumanie a manifestement été exemplaire : en tant que pays de première entrée, elle a accueilli un flux abondant de ressortissants ukrainiens venant trouver refuge dans l'Union européenne, soit 2,5 millions de personnes depuis février, même si la plupart ne font que transiter en Roumanie, où moins de 100 000 Ukrainiens seraient restés ; elle a soutenu les sanctions contre la Russie et accepté l'envoi sur son sol des troupes de l'OTAN, sous commandement français, pour renforcer la sécurité de l'Union ; elle coopère avec l'Ukraine pour faciliter le transit continental de ses produits agricoles... Nous savons pourtant combien votre pays est bousculé par le choc de la guerre : nous évoquions notamment hier ensemble l'inflation qui y est deux à trois fois plus forte qu'en France.
Vous avez également répondu sur la question de la Communauté politique européenne et le ressenti de la Roumanie. Au-delà de la réussite du sommet de Prague, à travers une présence de tous les pays invités qui pourrait représenter une force, il faut voir maintenant le contenu de la Communauté politique européenne et la façon dont elle abordera les sujets. Il s'agit également de savoir quels moyens elle aura pour financer d'éventuels projets en dehors de l'Union. Toutes ces questions restent ouvertes et le prochain sommet sera important pour déterminer les orientations qu'elle prendra. Je ne souhaite pas qu'elle prenne la forme d'une seconde Europe, une seconde union, ni d'une nasse pour les pays en attente. Nous ne pouvons pas laisser ces pays dans une situation d'espérance ad vitam aeternam.
Je vous propose que l'on passe au troisième point, qui concerne l'énergie et le Green Deal, l'économie verte et l'enjeu climatique.
Au travers du Pacte vert pour l'Europe, l'Union européenne s'est engagée dans la lutte contre le changement climatique et la transition vers la neutralité carbone. Le paquet législatif « Ajustement à l'objectif 55 », en cours de négociations, doit avoir des conséquences très concrètes sur la vie des Européens et des entreprises, sur nos modèles énergétiques et nos mobilités. A ce titre, la décarbonation du secteur de l'énergie est essentielle pour atteindre la neutralité climatique à l'horizon 2050. Or la flambée des prix de l'énergie et les difficultés d'approvisionnement énergétique ont montré la vulnérabilité énergétique de l'Europe et sa forte dépendance aux énergies fossiles, en particulier russes, ainsi que l'urgence absolue d'une réflexion sur notre avenir énergétique.
Certes, la Roumanie est dans une situation de moindre dépendance aux hydrocarbures russes que la plupart de nos partenaires européens. Elle produit 80% de l'énergie qu'elle consomme : votre pays produit du gaz, qui couvre très largement l'ensemble de ses besoins, mais également du pétrole. La Roumanie souffre néanmoins de la vétusté de son réseau électrique et d'interconnexions insuffisantes avec ses voisins. Votre pays a également engagé, depuis une dizaine d'années, une politique de développement actif des énergies durables, qui représentent désormais plus de 40% de son mix électrique et 24% de sa consommation finale d'énergie. Pouvez-vous nous dire comment vous appréhendez les enjeux énergétiques auxquels doit faire face actuellement l'Union européenne et comment la Roumanie mène sa transition énergétique en vue de la neutralité climatique ?
Nous étions ensemble en Baie de Somme hier. Nous avons pu y apprécier les actions menées pour la protection du littoral : nous nous sommes rendus au parc de Marquenterre qui s'évertue à concilier tourisme et préservation de la biodiversité, même si c'est à une échelle beaucoup plus réduite que dans le delta du Danube (2 km² contre 4000 km² pour le delta du Danube). Nous avons également pu constater les difficultés que nous rencontrons à lutter contre l'érosion du trait de côte en baie d'Autie et évoquer les risques de submersion marine du littoral. Nous avons aussi partagé ensemble la menace que le réchauffement climatique fait peser sur la faune marine : ainsi, les phoques que nous avons pu admirer pourraient bien devenir la proie des orques qui, à la faveur de l'eau plus chaude, remontent de plus en plus vers le Nord... Sur tous ces défis aussi, nous serions heureux de vous entendre présenter votre stratégie.
Mme Anca Dragu, présidente de la commission des droits de l'homme, de l'égalité des chances, des cultes et des minorités du Sénat roumain- Merci Monsieur le Président. En matière d'énergie, nous avons vu les décisions du Conseil européen et les mesures proposées par la Commission. Ces mesures doivent être mises en oeuvre immédiatement en diversifiant nos sources d'approvisionnement et en améliorant notre efficacité énergétique. Aussi, le modèle du marché de l'électricité devrait être reconsidéré. Les prix du gaz ne peuvent continuer à jouer autant sur - ceux de l'électricité- dans une économie.
Toutes ces mesures nécessitent des engagements politiques et des ressources y compris financières. Il est temps de faire preuve de détermination politique et je crois que le futur prouvera que nous avions raison : solidarité et sécurité restent les mots clés.
Du point de vue de l'économie en général, l'Europe a traversé des moments difficiles. De la pandémie à la guerre, d'une faible demande à une demande excédentaire, ces évènements ont vu grimper les prix des matières premières et engendré des déficits budgétaires élevés dans tous les pays ainsi qu'une consommation différée, avec une incidence sur les prix, en hausse dans tous les États membres. Les prix de la nourriture sont particulièrement préoccupants car ils affectent les personnes les plus vulnérables. Le mécanisme de facilité pour la reprise et la résilience a été conçu avec succès, c'est un projet en cours de déploiement par le biais de plans nationaux dans tous les Etats membres. Cela nous permettra d'être mieux préparés à faire face aux crises de l'avenir.
Néanmoins, tous les États membres ne bénéficient pas des mêmes conditions et du même traitement économique. Ainsi, la Roumanie, la Bulgarie et la Croatie ne bénéficient pas pleinement du principe fondamental de libre circulation des biens, des services et des personnes. Cela affecte l'économie roumaine qui supporte des coûts plus élevés pour ses échanges à l'export et fait face à une concurrence déloyale dans l'Union. La Roumanie mérite désormais son adhésion à l'espace Schengen puisqu'elle remplit tous les critères techniques pour y être intégrée.
M. Didier Marie- Tout d'abord, merci beaucoup. J'ai bien noté que vous étiez sur la même position que la France en ce qui concerne le découplage du prix du gaz et de l'électricité. Pour le moment, ce n'est pas encore acté et nous espérons que le prochain Conseil européen permettra d'avancer sur le sujet. En tout état de cause, les répercussions sont considérables sur les consommateurs primaires et sur nos concitoyens. J'aurais une question sur le mix énergétique de la Roumanie : vous avez déjà développé les énergies renouvelables mais la Commission considère que vous rencontrerez des difficultés à atteindre d'ici 2030 le niveau de production d'énergies renouvelables souhaité. Quels efforts ont été engagés par votre pays ? Comment se compose le mix énergétique roumain aujourd'hui ? Quels efforts fournissez-vous à l'égard du nucléaire ?
M. Ludovic Haye - La Roumanie fait modèle d'exemple en matière de consommation énergétique. On dit que la meilleure énergie est celle que nous n'utilisons pas et le ratio de l'énergie consommé par habitant est plutôt bon chez vous. Auriez-vous des conseils particuliers, un message à passer au reste des États membres qui commencent à mettre en place des restrictions et actions pour économiser l'énergie ?
Par ailleurs, aujourd'hui, l'exploitation du gaz par fracture hydraulique vous permet un faible niveau de dépendance. Est-ce que les explorations actuelles en mer Noire ont pour but de venir remplacer cette exploitation de gaz de schiste ou de venir pérenniser la ressource une fois que la première sera épuisée ?
M. Vlad-Mircea Pufu, secrétaire de la commission des affaires européennes du Sénat roumain - Comme vous venez de le dire dans votre présentation, Monsieur le Président, la Roumanie a une moindre dépendance à l'égard des énergies russes. Concrètement, avant la crise énergétique, notre taux de dépendance aux importations était de 20% pour le gaz et de 70% pour le pétrole. Ce n'est pas une situation simple mais nous avons réussi à compenser cela avec des mesures de plafonnement qui ont été considérées comme un vrai exemple par la Commission et le Conseil. L'Autriche a également pris en considération l'exemple roumain.
Concernant le mix énergétique, la Roumanie parie sur l'avenir et sur le lancement de deux nouveaux réacteurs nucléaires 3 et 4 de Cernavodã. En parallèle, nous prévoyons la construction de petits réacteurs modulaires (SMR), qui constituent une innovation en matière nucléaire. En mer Noire, nous avons déjà commencé l'exploitation - du gaz et nous allons développer avant 2027 les projets d'extraction offshore. Nous avons également relancé la zone onshore puisque nous avons découvert une nouvelle réserve qui pourrait satisfaire les besoins de la Roumanie en gaz pour une dizaine d'années.
En parallèle, nous lançons des micros centrales énergétiques, fonctionnant à l'énergie éolienne ; ce secteur a connu un développement important ces dernières années en Roumanie. Nous avons, il est vrai, quelques problèmes en ce qui concerne le transport de l'électricité puisqu'il n'y a pas eu beaucoup d'investissements récents en ce domaine mais tous les prémices sont là et les principaux acteurs du secteur se concentrent sur cette problématique.
M. Robert Marius Cazanciuc, vice-président du Sénat roumain - Je vous remercie et je voudrais ajouter une précision. Comme vous le savez, en Roumanie, il y a une coalition assez large en ce moment au pouvoir. L'un des objectifs majeurs que nous assumons pour notre pays, après l'adhésion à l'OTAN et à l'UE, est que la Roumanie soit indépendante sur le plan énergétique. Avec les différentes mesures que mon collègue M. Pufu a mentionnées, et à travers des investissements dans divers secteurs, la Roumanie se propose de devenir complètement indépendante du point de vue énergétique d'ici cinq ans.
M. Vlad-Mircea Pufu, secrétaire de la commission des affaires européennes du Sénat roumain - Je veux également relever que, pour la première fois, nous parlons de solidarité énergétique à l'échelle de toute l'Union européenne. Le premier projet de marché commun de l'Union européenne concernait l'acier et le charbon. Aujourd'hui, la situation est similaire. Nous sommes intervenus trop tard : nous devrions déjà avoir une politique et une plateforme commune, depuis le printemps. Nous aurions dû anticiper cet hiver qui sera lourd. Les mécanismes qui doivent fonctionner devraient être mis en route au plus vite : il importe que les décisions prises au niveau de l'Union soient rapides et efficaces.
Mme Anca Dragu, présidente de la commission des droits de l'homme, de l'égalité des chances, des cultes et des minorités du Sénat roumain - Concernant le gaz de schiste, il n'a pas été retenu par la Roumanie comme une option pour se fournir en gaz. Nous avons des gisements de gaz dont nous lançons l'exploitation offshore et de nombreux projets d'investissement privé au niveau de la production d'énergie solaire et éolienne.
M. Vlad-Mircea Pufu, secrétaire de la commission des affaires européennes du Sénat roumain - Il est vrai qu'une exploration de gaz de schiste a eu lieu il y a quelques années en Roumanie à laquelle l'opérateur énergétique impliqué a finalement renoncé. Cette initiative n'a pas été bien reçue par l'opinion publique, et le volume estimé des réserves espérées n'a pas été concluant. Pour toutes ces raisons, la Roumanie n'a pas retenu l'option du gaz de schiste.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour ces éclaircissements, nous allons passer au quatrième point de notre ordre du jour qui concerne la coopération bilatérale entre la France et la Roumanie.
La France et la Roumanie entretiennent des relations d'amitié fortes, profondes et anciennes, qui s'enracinent dans le soutien que Napoléon III a apporté à la création de l'État roumain, puis dans la fraternité d'armes durable née pendant la Première Guerre mondiale. Les relations entre la France et la Roumanie s'inscrivent dans le cadre d'un Partenariat stratégique, conclu en février 2008 et dont la feuille de route a été renouvelée dans le cadre de la visite à Paris du Premier ministre roumain, Ludovic Orban, le 26 octobre 2020. En juin dernier, le Président de la République française s'est rendu en Roumanie. Ce déplacement a été l'occasion d'une visite aux troupes françaises déployées en Roumanie au titre du renforcement de la présence de l'OTAN et d'un entretien avec son homologue roumain, Klaus Iohannis.
Ces relations se déploient aussi au plan parlementaire : en juin dernier également, les membres du groupe d'amitié France-Roumanie du Sénat, emmenés par le président du groupe, Bernard Fournier, ont échangé avec de nombreux élus roumains. Les relations bilatérales et les conséquences de la guerre en Ukraine ont été au coeur des discussions. La présidente par intérim du Sénat roumain, Alina Gheorgiu, vient d'être reçue mardi dernier par le président du Sénat Gérard Larcher ; notre collègue vice-président de la commission André Reichardt a participé à cet entretien, alors que j'étais en déplacement en Irlande et au Royaume Uni pour examiner les suites du Brexit, avec mes collègues de la commission des affaires étrangères. C'est dire si notre coopération parlementaire est chaleureuse, intense et suivie, comme le démontrent au surplus votre visite d'hier et notre rencontre d'aujourd'hui.
Il en va de même de notre coopération décentralisée. En effet, à la veille des sixièmes assises de la coopération décentralisée franco-roumaines qui se tiendront à Brasov, en Roumanie, du 3 au 5 novembre, il importe de rappeler ici, dans cette chambre qui assure la représentation constitutionnelle des collectivités territoriales, la vitalité de cette coopération, qui s'inscrit dans le cadre du « partenariat stratégique » entre nos deux pays.
En effet, les actions menées dans ce cadre peuvent s'appuyer sur cette coopération très dense : avec plus de 211 partenariats de coopération dont 85 projets de coopération décentralisée, 126 jumelages et 4 partenariats dans le cadre d'autres actions extérieures, la Roumanie est un partenaire majeur des collectivités territoriales françaises.
Quels sont, pour vous, les domaines prioritaires et les pistes d'amélioration que vous attendez de cette coopération ?
Il est enfin un point de vigilance et d'attention particulière que je veux évoquer in fine, parce qu'il me tient particulièrement à coeur : c'est celui de la coopération culturelle et linguistique. La Roumanie a des liens culturels anciens et étroits avec la France. Membre de l'Organisation internationale de la francophonie depuis 1993, la Roumanie, pays de langue et de racines latines, se distingue par une francophonie particulièrement dynamique. L'enseignement du français y est vivace : notre langue y est la deuxième langue étrangère la plus apprise après l'anglais. Et je considère qu'il est de notre responsabilité de parlementaires de stimuler et d'encourager ce dynamisme, notamment au niveau des usages des institutions européennes. Nous, Roumains et Français, savons par notre riche patrimoine linguistique, mais aussi, naturel, culturel, historique et monumental, que la première richesse et l'atout décisif de l'Europe résident dans cette diversité culturelle et linguistique dont nous connaissons et promouvons sans cesse la valeur : l'Europe unie, certes, mais dans la diversité ! Telle est la force de notre Union. Je serais donc heureux d'échanger avec vous sur les moyens que nous pourrions mobiliser ensemble pour défendre le multilinguisme en Europe.
M. Angel Tîlvãr, président de la commission des affaires européennes du Sénat roumain - Merci pour ce que je pourrais appeler une déclaration de clôture, synthèse de notre relation d'amitié. Si je devais parler de l'héritage culturel commun qui lie la Roumanie à la France, je pourrais vous partager autant de choses que ce que mon collègue Robert Marius Cazanciuc prévoit d'écrire dans son livre, mais je m'abstiendrai.
En revanche, mers chers amis, nous sommes en tant que parlementaires les maillons d'une chaine de coopération et nous possédons des atouts par rapport à d'autres interlocuteurs pour couvrir tous les sujets de coopération. Nous sommes au contact direct de nos concitoyens, et nous pouvons prendre la parole au nom et pour les citoyens. Je crois que jamais les commissions parlementaires n'ont eu un rythme de travail aussi important. Je suis fier de prendre part à ce processus. Le fait que, lors de ce déplacement, nous ayons pu rencontrer des maires et des citoyens sur leur territoire est un élément clé de notre mandat et un progrès dans la diplomatie parlementaire. J'aimerais que nous puissions continuer sur cette voie, à condition que nous soyons réélus évidemment. Je suis convaincu que cette approche peut contribuer à notre rapprochement.
S'agissant de nos débats d'aujourd'hui, nous pouvons voir que nous n'avons pas de points de contentieux. Peut-être s'agit-il là d'une forme de politesse française, mais c'est sans doute aussi grâce au fait que nous travaillons ensemble. Nous avons découvert que nous partageons beaucoup de points de vue et nous pouvons en être fiers. La saison culturelle franco-roumaine à laquelle notre collègue a apporté une grande contribution fut un succès. Toute personnalité marquante de la culture roumaine du 20ème siècle a d'une manière ou d'une autre un lien avec la culture française, soit par sa formation, soit par la tribune qu'il a pu trouver en France depuis laquelle s'exprimer.
Concernant la question du multilinguisme, Ferdinand de Saussure disait « qui communique, se communique ». Je crois qu'il y a peu de Roumains qui, sans nécessairement avoir étudié le français, ne puissent saisir le thème d'une conversation. Être francophone en Roumanie semble être une donnée initiale. Ce n'est pas quelque chose d'imposé, il s'agit d'un choix fait en confiance et un élément d'appartenance pour le peuple roumain. C'est sans doute comme cela que nous pouvons expliquer le soutien dont nous avons bénéficié de votre part depuis le début de nos démarches au niveau de l'Union Européenne. Grâce aussi à votre aide, le roumain est aujourd'hui une des langues de l'Union européenne. Je crois que c'est une victoire que l'Union européenne dispose d'une telle diversité linguistique, nous ne devons pas en avoir peur et, en tant que parlementaires, nous devons encourager les citoyens à s'intéresser à chaque culture. J'ai pu par exemple constater que des Roumains ayant émigré dans votre pays et désireux de s'y intégrer négligent d'enseigner le roumain à leurs enfants et se retrouvent dans une situation regrettable pour un éventuel retour au pays. Malgré le prestige de la culture française, la richesse des langues européennes ne doit pas être perdue, d'autant plus que la Roumanie n'est pas en reste du point de vue culturel. Pouvoir consulter des textes dans leur langue originale restera toujours la meilleure voie d'accès. Voilà ce que je pouvais dire sur ce sujet, et, pour conclure, je réitère mon appel à faire usage de notre statut de parlementaire pour faire la promotion du multilinguisme et de la diversité.
Mme Catherine Morin-Dessailly - Messieurs les Présidents, mes chers collègues, je n'oublierai pas que c'est sous la présidence roumaine du Conseil de l'Union européenne en 2019 qu'ont abouti les travaux législatifs concernant la protection des droits d'auteurs. C'est bien le droit d'auteur qui fonde le principe de défense culturelle et linguistique. Merci à la Roumanie d'avoir mené à son terme un texte qui est essentiel pour la défense de l'exception culturelle.
À travers la langue, c'est le patrimoine immatériel dont on parle. Je voulais concentrer mon propos sur le patrimoine matériel pour lequel notre commission à la faveur de la présidence française du Conseil de l'Union européenne a fait un important travail dressant un état des lieux des politiques européennes de soutien au patrimoine des États membres. Il s'agit d'une compétence des États membres, mais nous avons considéré, dans notre rapport, que notre patrimoine commun méritait un accompagnement plus stratégique, plus lisible, plus coordonné et renforcé, à l'heure où l'on constate qu'il constitue une des richesses de l'Union européenne et où il est menacé. La guerre en Ukraine est aux portes de l'Europe, mettant ce pays en première ligne de défense de l'Europe, de ses valeurs et de ses cultures. Cela nous rappelle à quel point l'équilibre est fragile. Nous avons voulu, en transmettant les propositions de notre rapport à la présidence française puis tchèque, plaider pour une politique plus affirmée de soutien au patrimoine européen. Rien ne s'y oppose dans les textes fondateurs de l'Europe, où les mots culture et patrimoine apparaissent d'emblée. Nous voulions savoir si la Roumanie partage cet objectif de défense du patrimoine comme un axe fort, revendiqué comme tel, et si nous pouvons porter ensemble ce sujet auprès de la Commission européenne afin d'obtenir une compétence stratégique et des moyens renforcés.
M. Vlad-Mircea Pufu, secrétaire de la commission des affaires européennes du Sénat roumain - J'ai la chance de faire partie de la commission de la culture du Sénat roumain dont je suis un membre actif. Journaliste de formation, je me suis longuement préoccupé des questions culturelles. La Roumanie détient un vaste patrimoine culturel que nous essayons de mettre en valeur dans le cadre du plan national de relance et de résilience. Avec les déplacements effectués en France, en Italie et en Autriche, nous avons découvert des trajets culturels et touristiques très intéressants, tels quel celui proposé dans la vallée de la Loire. Nous avons essayé, pour la première fois, de mettre en place dix parcours touristiques en Roumanie, promouvant par exemple la richesse gastronomique autour de visites de monastères et d'anciens palais. Avec les fonds reçus, nous avons lancé des campagnes de restauration des monuments afin de mettre en valeur notre patrimoine. Au niveau européen, le patrimoine et le tourisme culturel sont très bien valorisés. Nous essayons de rattraper notre retard en la matière. Nous travaillons notamment à la conservation et la préservation du delta du Danube qui représente un chapitre à part entière parmi les parcours touristiques que nous mettons en place.
M. Pierre Ouzoulias - Quelle est la part du secteur touristique et du tourisme culturel en Roumanie ?
M. Vlad-Mircea Pufu, secrétaire de la commission des affaires européennes du Sénat roumain - Le tourisme culturel est en développement en Roumanie, nous n'en sommes qu'au début. Nous essayons de lui donner une identité, d'en dessiner les contours et de le formaliser comme programme. Le tourisme en Roumanie est une composante non négligeable pour le PIB dont il représente 5%. Durant la pandémie, le tourisme interne a augmenté mais le marché reste encore inexploité.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie vivement pour cet échange. Depuis que je suis président de cette commission, c'est à dire depuis octobre 2020, c'est le troisième échange fourni que nous avons avec la commission des affaires européennes du Sénat roumain. Nous nous enrichissons à chaque fois de nouvelles perspectives et de nouvelles opportunités. Je vous remercie encore d'être venus jusqu'en France pour nous rencontrer. C'était un moment de partage très agréable, avec beaucoup de points convergents. Il est important de pouvoir travailler ensemble au préalable afin d'avancer dans le futur.
Nous pourrions revenir en Roumanie sur une thématique axée sur l'éducation. J'avais regretté de ne pouvoir me rendre à une rencontre organisée avec 3000 étudiants français en Roumanie, et également au lycée français. Cette nouvelle visite permettrait également, si c'est encore d'actualité malheureusement, de rencontrer nos soldats sur place. Elle pourrait également être l'occasion de se rendre sur la côte pour faire un état des lieux des problèmes que vous rencontrez sur la mer Noire, dus à l'érosion et à une pollution assez fortes.
Je me félicite que les commissions des affaires européennes de nos deux chambres entretiennent ainsi un dialogue régulier qui contribue à nourrir l'amitié précieuse qui unit nos deux pays. Vive l'Europe et vive l'amitié franco-roumaine !
M. Angel Tîlvãr, président de la commission des affaires européennes du Sénat roumain - Merci. Je commencerai par la fin : vive la France, vive l'Europe et vive l'amitié franco-roumaine ! Je dirais aussi que ce fut une rencontre aisément organisée : il est facile de discuter lorsque nous sommes entre amis et d'aller au coeur des sujets.
Il est vrai qu'après le delta du Danube, la mer Noire est un lieu de grand intérêt en tant que zone géostratégique en raison de la guerre en Ukraine. La zone du Danube est également très intéressante du point de vue de la biodiversité et du climat. Je me réjouis, par ailleurs, de l'intérêt que vous manifestez pour rencontrer ceux qui aident à la défense de la frontière orientale de la Roumanie.
Soyez les bienvenus en Roumanie à chaque fois que vous pouvez y venir. Pour nous, cette visite a été particulière, et nous en garderons un très bon souvenir.
M. Robert Marius Cazanciuc, vice-président du Sénat roumain - Je pense que la proposition d'une prochaine rencontre axée sur l'éducation est très intéressante. Au-delà des projets économiques ou politiques, dans la relation bilatérale entre la Roumanie et la France, il me semble que l'histoire commune nécessite un projet d'une certaine magnitude dans le domaine de l'éducation.
La réunion est close à 16 h 25.
Jeudi 27 octobre 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8 h 30.
Institutions européennes - Audition de Mme Laurence Boone, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée de l'Europe, à la suite du Conseil européen des 20 et 21 octobre 2022
M. Jean-François Rapin, président. - Nous entendons ce matin la secrétaire d'État aux affaires européennes sur la dernière réunion du Conseil européen, qui s'est tenue les 20 et 21 octobre.
La guerre en Ukraine est restée au coeur des préoccupations des chefs d'État ou de gouvernement, dans un contexte d'escalade du conflit marquée par de nouvelles annexions illégales et par des attaques aveugles de la Russie par missiles et drones contre les infrastructures civiles de l'Ukraine. Le Conseil européen a confirmé sa volonté de soutenir l'Ukraine aussi longtemps que nécessaire, sur les plans politique, militaire et financier. Il a aussi demandé à la Commission de concevoir une solution plus structurelle : lors du sommet sur la reconstruction de l'Ukraine qui s'est tenu hier à Berlin, la présidente Ursula von der Leyen a promis une aide mensuelle de 1,5 milliard d'euros à l'Ukraine en 2023. Pouvez-vous nous apporter des précisions ? S'agira-t-il de prêts ou de dons ? Comment lier ces investissements aux réformes nécessaires pour l'entrée de l'Ukraine dans l'Union ?
Deuxième sujet du Conseil européen, étroitement corrélé au premier : la crise énergétique. Le niveau des prix de l'énergie n'est plus tenable, ni pour les ménages ni pour les entreprises. Lors de la table ronde que notre commission organisait sur le sujet il y a deux semaines, un chercheur estimait que 10 % de notre industrie énergo-intensive aurait déjà été détruite. Selon lui, chaque mois qui passe augmente d'un point ce pourcentage de destruction. Face à cette urgence, le Conseil européen n'a pourtant pas réussi à s'accorder sur des solutions suffisantes pour éviter de fermer définitivement un certain nombre d'industries.
Madame la secrétaire d'État, alors que l'Allemagne joue cavalier seul et annonce un plan de 200 milliards d'euros, croyez-vous possible de parvenir à une réponse européenne solidaire face à l'urgence énergétique ? Si oui, dans combien de temps ? Comment la France entend-elle obtenir l'extension au niveau européen du mécanisme ibérique ? L'annonce par le Président de la République, à l'ouverture du Conseil européen, d'un projet de gazoduc sous-marin « BarMar » entre Barcelone et Marseille n'a visiblement pas amadoué l'Allemagne : au-delà des controverses sur la passe difficile que traverse la relation franco-allemande, dans quelle mesure la rencontre intervenue hier entre le chancelier Scholz et le Président Macron permet-elle d'espérer sortir de l'impasse ?
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée de l'Europe. - Je ferai d'abord un point de calendrier : la présidence tchèque a réuni deux fois en 15 jours les chefs d'État ou de gouvernement pour discuter de ces trois chocs majeurs que sont l'agression de l'Ukraine par la Russie, la crise énergétique et la crise alimentaire. L'actualité la plus récente confirme la nécessité d'échanges répétés au plus haut niveau.
La guerre lancée par la Russie contre l'Ukraine continue de faire rage. Le Conseil européen a continué à affirmer son soutien à l'Ukraine, y compris - et c'est nouveau - en prenant en compte l'intervention d'autres acteurs comme l'Iran. Les problématiques de la sécurité alimentaire et de la lutte contre l'impunité ont été évoquées. Se sont ajoutés de nouveaux sujets comme la protection de nos infrastructures critiques après les attaques contre les gazoducs, l'évolution de la relation avec la Chine et la préparation d'échéances internationales comme la COP27 et le sommet entre l'Union européenne et l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean).
Le Conseil européen a condamné avec la plus grande fermeté les récentes attaques de missiles et de drones qui ont été perpétrées sans discrimination contre des civils, des biens et des infrastructures civiles à Kiev et dans toute l'Ukraine. Comme l'a dit le Président de la République pendant la conférence de presse, la stratégie russe vise à détruire méthodiquement les capacités de résistance et les infrastructures civiles essentielles de ce pays.
Dans ce contexte, les chefs d'État ou de gouvernement de l'Union européenne maintiendront la pression sur le régime russe pour continuer à l'affaiblir durablement, avec un objectif clair : asphyxier l'effort de guerre russe. La nouveauté, c'est que les mesures restrictives s'étendent maintenant aux alliés du Kremlin dans cette guerre. Des sanctions ont par exemple été prises en réaction au transfert de drones iraniens à la Russie. Le Conseil européen s'est dit prêt à adopter de nouvelles mesures à l'encontre de la Biélorussie, qui a considérablement renforcé son soutien militaire à la Russie.
Le soutien à l'Ukraine se manifeste sur trois plans.
Sur le plan humanitaire, l'Union européenne se tiendra aux côtés de l'Ukraine, en particulier en vue de la préparation à l'hiver.
Sur le plan militaire, ces dernières semaines, a été lancée une mission européenne de formation de soldats ukrainiens à laquelle la France prend une large part. Nous avons également décidé de renforcer les mesures d'assistance au titre de la facilité européenne pour la paix, afin de soutenir les forces armées ukrainiennes.
Sur le plan financier, les dirigeants européens continuent de soutenir leurs efforts avec la poursuite du décaissement rapide de la deuxième tranche de l'aide macrofinancière à l'Ukraine, soit 5 milliards d'euros, et travaillent à la mise à disposition des 3 milliards restants.
J'en viens à deux autres points, politique et juridique.
Le premier sommet de la Communauté politique européenne (CPE), qui s'est tenu à Prague, a été un succès. Le deuxième aura lieu en Moldavie au printemps 2023. Nous passerons alors d'une coopération politique à des coopérations plus concrètes.
Sur le plan juridique, la question des poursuites qui auraient lieu à la suite de la guerre a été évoquée. L'Union européenne a rappelé son engagement dans la lutte contre l'impunité pour les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité. Les violations évidentes du droit international doivent être sanctionnées, et les outils doivent permettre de sanctionner tous les dirigeants, quel que soit leur niveau, qui ont pris part à cette guerre.
Ensuite, s'est tenue mardi dernier la Conférence pour la reconstruction de l'Ukraine à laquelle l'Union européenne a rappelé son plein soutien, en lien avec les institutions financières mondiales qui seront mobilisées.
Un volant de discussion a porté sur la lutte contre la désinformation, dans la perspective d'un soutien à la défense de la souveraineté de l'Ukraine et aux règles fondant l'ordre international. Il s'agit bien évidemment de rappeler que la Russie est responsable des crises énergétique et économique qui nous touchent.
Le Conseil européen a aussi discuté de l'insécurité alimentaire mondiale, causée par la guerre, en rappelant la responsabilité russe. Il a souligné la nécessité du renforcement des corridors de solidarité, qui ont permis de faire sortir plus de 10 millions de tonnes de céréales d'Ukraine. Ce fut aussi l'occasion de rappeler l'initiative internationale Food & Agriculture Resilience Mission (Farm) portée par le Président de la République.
Vous m'avez interrogée sur les réponses apportées à la crise énergétique. Les chefs d'État ou de gouvernement sont revenus sur les propositions de la Commission européenne communiquées le 18 octobre dernier qui complètent les règlements déjà adoptés pour les mesures d'urgence. Ces règlements concernent la réduction de la consommation d'énergie, la contribution des entreprises énergétiques, le renforcement de notre stockage de gaz ou encore la diversification de nos approvisionnements.
La Commission, sur la demande des États membres, a fait de nouvelles propositions notamment pour permettre la mise en place d'une plateforme d'achats conjoints à l'échelle de l'Union européenne. Nous disposerions ainsi d'un véritable pouvoir lors des négociations avec les fournisseurs d'énergie, avec l'objectif de remplir nos stocks de gaz à des prix plus raisonnables l'hiver prochain. Des propositions ont également été faites pour faciliter la conclusion d'accords de solidarité entre États membres.
Les chefs d'État ou de gouvernement ont chargé la Commission d'explorer le mécanisme ibérique. Même si les mix énergétiques sont différents selon les pays et que les choses prennent du temps, les chefs d'État ou de gouvernement ont un objectif : réduire les prix de l'énergie payés par les ménages et les entreprises dès cet hiver. Ils ont souhaité fixer un cap et définir un calendrier clair, en demandant à la Commission de présenter des propositions concrètes. Différents canaux peuvent être utilisés : une évolution de l'indice reflétant les prix du gaz - il est basé seulement sur le gaz qui transite par gazoduc, alors que la part du gaz liquéfié va en augmentant -, un corridor de prix ou le plafonnement des prix du gaz utilisé pour produire de l'électricité.
Les 27 pays de l'Union européenne ne sont pas tous affectés de la même façon. Le Conseil Énergie du 25 octobre a permis aux États membres d'évoquer ce sujet. La Commission a fait des propositions sur la mise en place de la plateforme et sur l'évolution de l'indice des prix du gaz. La présidence tchèque a déjà annoncé qu'elle visait une adoption de certaines de ces mesures dès le 24 novembre prochain, au cours d'un nouveau Conseil Énergie. Vous estimez certainement que les choses prennent du temps, mais beaucoup a déjà été réalisé en peu de temps sur des sujets très techniques.
Nous attendons de la Commission qu'elle fasse de nouvelles propositions, notamment sur le découplage des prix de l'électricité et du gaz.
La Russie poursuit l'instrumentalisation de l'approvisionnement énergétique de l'Union en réduisant continuellement les livraisons de gaz. Elle n'est ni un partenaire ni un fournisseur fiable. Et la situation ne risque pas de changer à court terme. Nous poursuivons deux projets complémentaires : réduire notre dépendance à l'égard, à la fois, de la Russie et des énergies fossiles. Nous essayons de garder une cohérence entre les mesures prises en urgence au niveau européen et la trajectoire énergétique et climatique de l'Union européenne.
Des mesures pourraient être prises prochainement pour accélérer la construction de capacités de production d'énergies renouvelables, notamment en réduisant les délais des procédures.
Dernier point sur l'énergie, le Conseil européen a rappelé sa volonté d'une réforme structurelle des marchés de l'énergie pour parvenir à un marché plus cohérent et moins volatil. Les chefs d'État ou de gouvernement attendent des propositions de la Commission d'ici à la fin de l'année pour avancer sur ce sujet dès le début de 2023.
J'en viens ensuite aux questions économiques. Vous m'avez interrogée sur la fragmentation du marché intérieur, un sujet qui a été soulevé lors du Conseil européen. Grâce aux mesures nationales qu'elle a adoptées, la France a l'inflation la plus basse de tous les États de la zone euro. Comment adopter des mesures de protection nationales sans introduire de distorsions de concurrence entre États membres dans le marché intérieur ? Les États ont réaffirmé la nécessité d'un cadre commun.
La Commission a présenté une révision de l'encadrement temporaire des aides d'État en temps de crise, afin que les pays puissent soutenir leurs entreprises sans distorsion de concurrence. Les chefs d'État ou de gouvernement se sont penchés sur la possibilité d'une nouvelle action économique commune au niveau européen. C'est le sens de la proposition REPowerEU. Les Vingt-Sept ont donné mandat à la Commission et aux ministres des finances de réfléchir à des mécanismes européens de solidarité financière. Ils sont également convenus de la nécessité de réviser le modèle de gouvernance économique - un serpent de mer !
La Commission européenne devrait présenter le 9 novembre prochain ses recommandations en ce sens, notamment concernant le pacte de stabilité et de croissance.
Dernière point à l'ordre du jour du Conseil européen: les relations extérieures, notamment avec la Chine.
L'Union européenne avait défini son approche des relations avec la Chine en 2019 autour du triptyque partenariat-coopération-rivalité systémique. Le Conseil européen a réaffirmé la persistance du triptyque, tout en tenant compte de l'évolution du comportement de la Chine ces deux dernières années, qui donne davantage de poids dans ce triptyque à la notion de rivalité systémique, y compris sur le plan des valeurs.
La réponse européenne s'adaptera aux changements structurels qui se manifestent dans les relations entre l'Union européenne et la Chine - je pense à la position chinoise sur la guerre en Ukraine ou à la montée des tensions dans le détroit de Taïwan. En pratique, l'Union maintiendra ses efforts pour rééquilibrer la relation économique, mettra en oeuvre davantage de réciprocité, renforcera ses outils de défense commerciaux et poursuivra la diversification des chaînes d'approvisionnement. Il s'agit de tout faire pour limiter nos vulnérabilités vis-à-vis de la Chine. Un consensus s'est dégagé en faveur d'une autonomie stratégique européenne, ce qui valide les positions françaises sur la question. Nous allons poursuivre la mise en oeuvre de l'agenda de Versailles.
Cette position est plus mesurée que celle des États-Unis. Dans certains domaines, nous ne pourrons pas faire sans la Chine, par exemple en matière de lutte contre le changement climatique, de protection de la biodiversité, de sécurité alimentaire et de santé mondiale.
L'Europe a également réaffirmé sa position très ferme sur la défense des valeurs et des droits de l'Homme. La proposition de règlement de la Commission relative à l'interdiction des produits issus du travail forcé sur le marché de l'Union a été publiée.
Enfin, le Conseil européen est revenu sur les grandes échéances internationales.
Il s'agit, d'abord, de la préparation de la COP27 qui aura lieu du 6 au 18 novembre à Charm el-Cheikh. Les ministres de l'environnement ont adopté à l'unanimité lors du Conseil Environnement du 24 octobre un mandat de négociation plus ambitieux qui reflète bien la priorité française pour une action climatique forte.
La préparation du sommet entre l'Union européenne et l'Asean qui aura lieu en décembre prochain a également été évoquée. L'Asean occupe une place centrale dans notre stratégie indo-pacifique. Ce sommet sera l'occasion de mettre en valeur des réalisations concrètes à ce sujet.
M. Jean-François Rapin, président. - L'Union européenne fait feu de tout bois sur de nombreux sujets.
J'ai rencontré hier des Français influents au sein des institutions européennes, qui mènent un travail très important sur les nombreux sujets auxquels nous devons faire face.
M. Jacques Fernique. - Je comprends que la réponse européenne à la crise énergétique - une réponse qui doit être lisible par nos citoyens, nos entreprises et nos collectivités - n'est pas encore là. Vous l'avez dit, madame la secrétaire d'État, il faudra du temps, et les situations sont très différentes d'un pays à l'autre. Un mécanisme de solidarité est annoncé, mais nous avons l'impression que les choses coincent... L'ambiance n'est pas la même que celle que l'on a connue face à la crise du covid. Les désaccords sont patents et il n'est pas certain qu'ils soient un jour surmontés.
Vous avez rappelé la nécessité de réduire notre dépendance à l'égard, à la fois, de la Russie et des énergies fossiles. La crise ne doit pas nous conduire à abandonner nos objectifs climatiques ou le Green Deal. Nous nous apprêtons déjà à faire une entorse majeure au principe de non-financement européen des infrastructures des énergies fossiles puisque la France soutient désormais le projet de gazoduc sous la Méditerranée, qui se substitue au projet de MidCat qui avait les faveurs de l'Allemagne.
Quelle est la cohérence entre l'opposition du Gouvernement au projet MidCat, une infrastructure qui maintenait pour longtemps la dépendance et la vulnérabilité aux fossiles, et son soutien à un gazoduc sous-marin dont les conséquences seraient à peu près les mêmes, avec des impacts lourds sur la biodiversité ? On change le nom et le tracé, mais l'objectif reste le même !
M. André Reichardt. - Vous avez dit à deux reprises que tout allait prendre un certain temps... Les plus anciens se souviendront du sketch de Fernand Raynaud sur le fût du canon ! Vous connaissez la pression qui pèse actuellement sur les différents acteurs de la vie civile en France : cette crise énergétique est en train progressivement d'étouffer notre tissu économique, l'industrie d'abord, les PME et les agriculteurs maintenant. Où cela va-t-il s'arrêter ?
Les propositions demandées par le Conseil européen à la Commission devraient déjà être sur la table ! Pourtant, les choses n'ont pas l'air d'aller rapidement dans le bon sens. Pouvez-vous nous préciser le calendrier ?
M. André Gattolin. - La Facilité européenne pour la paix est un fonds d'un montant de près de 5,7 milliards d'euros mis en place en mars 2021, abondamment utilisé pour compenser financièrement les aides militaires apportées par les pays de l'Union. Entre 4,5 et 5 milliards d'euros de dons y seraient éligibles, aussi sera-t-il vite épuisé, d'autant qu'il est prévu pour aller jusqu'en 2027. Cette facilité permet de faire face à deux fronts : le front ukrainien et le front africain face aux déstabilisations russes et chinoises. Un montant de 2,5 milliards d'euros de compensation a déjà été engagé au titre de l'aide militaire fournie à l'Ukraine ; face à ses insuffisances en matière de volume et de destination, faut-il abandonner l'usage de ce fonds ?
Au sujet de la Chine, bien que nous avancions quelque peu, la raison marchande l'emporte toujours sur la réalité. Sur le papier, il est possible de croire qu'elle est un partenaire dans le cadre des conférences liées au climat ou à la biodiversité ; mais, du côté de l'exécution, il ne faut rien en attendre. Des mesures plus sérieuses sont à prendre en matière d'ingérence de ce pays dans nos secteurs stratégiques.
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - À l'occasion de la Conférence sur la reconstruction de l'Ukraine, à Berlin, le 25 octobre, la présidente de la Commission européenne a mentionné la poursuite du soutien apporté à ce pays. Les besoins estimés pour faire face aux enjeux de survie au quotidien sont compris entre 3 et 5 milliards d'euros par mois, l'Union se montrant prête à fournir 1,5 milliard d'euros mensuels, soit 18 milliards pour 2023. Il faut distinguer cette aide des efforts de reconstruction, qui, eux, ne sont pas encore chiffrés. Le Président de la République a décidé d'organiser dans les prochaines semaines, à Paris, une conférence internationale pour la résilience de l'Ukraine, où seront discutées les modalités d'aide à court terme, notamment sur le plan humanitaire.
Vous l'avez évoqué, élaborer des mesures européennes en matière énergétique prend du temps. C'est la raison pour laquelle nous menons de nombreuses actions au plan national, comme le bouclier tarifaire. Les États européens disposent de mix énergétiques tous dissemblables ; la France, par exemple, dépend peu du gaz, à l'inverse de l'Allemagne et de l'Italie. Les mesures prises à vingt-sept doivent, par conséquent, satisfaire des contraintes différentes. Le plafond du prix du gaz fait peur à certains pays, qui redoutent, au travers d'une telle mesure, que l'Europe ne parvienne plus à se fournir, le gaz partant vers l'Asie. Le découplage du prix du gaz et de l'électricité bénéficierait à la France, mais coûterait cher à d'autres pays : nous devons trouver un mécanisme qui nous permette de bénéficier de cette mesure tout en évitant de faire supporter son coût par les pays producteurs d'électricité à partir du gaz.
Monsieur Fernique, vous qualifiez le projet de gazoduc MidCat d'entorse au non-financement des énergies fossiles. Vous l'avez souligné, le projet a changé : BarMar sera destiné à transporter de l'hydrogène vert. Ce ne sera pas un gazoduc, la proportion de gaz, considérée par l'Union européenne comme une énergie de transition, étant très limitée. C'est la raison pour laquelle le Président de la République a souhaité « troquer » un projet pour l'autre. Notre objectif est de décarboner notre énergie. La mise en oeuvre, à la suite de la réalisation d'études de faisabilité et de conséquences environnementales, sera probablement discutée début décembre, au sommet des pays du sud de l'Union européenne.
La présidence tchèque l'a assuré : il sera réuni autant de Conseils Énergie que nécessaire afin de trouver des solutions, à commencer par une réunion le 24 novembre. Le comité des représentants permanents (Coreper) y oeuvre jour et nuit.
Les chefs d'État ou de gouvernement ont décidé de mettre en oeuvre la sixième tranche de la Facilité européenne pour la paix, pour un total de 3 milliards d'euros. Aucune comparaison publique n'est possible quant au soutien accordé à l'Ukraine : les informations relèvent du déclaratif, certains incluent les coûts de transport, sans même mentionner le fait que l'Ukraine a demandé à de nombreux pays, France incluse, de ne pas tout dévoiler. Notre pays prend pleinement sa part, tout comme, en proportion de leur capacité, de nombreux petits pays européens. Abonder une sixième tranche de cette facilité européenne permet de répondre aux besoins de l'Ukraine, mais pas seulement.
En matière de défense, nous avions pris du retard avant l'agression de l'Ukraine par la Russie ; nous devons désormais accélérer sur les projets communs, et ce sur toute la chaîne : recherche et développement, projets industriels, formation et coopération, boussole stratégique.
Je l'ai dit, la Chine a donné lieu à une discussion importante lors du Conseil européen. Le modèle allemand est fortement secoué par le changement de paradigme colossal qui est en cours, ce que le chancelier fédéral a lui-même reconnu à travers le terme de Zeitenwende. L'ombrelle militaire américaine avait été secouée sous la présidence Trump ; désormais, c'en est terminé d'une compétitivité fondée sur une énergie à bas coût fournie par la Russie ; les exportations vers la Chine sont bouleversées. La question est existentielle pour l'Allemagne : l'ajustement et la réorientation de la dynamique économique prendront du temps. À ce titre, les discussions au sein du Conseil européen ont eu une influence, comme le prouve la prise d'investissement d'une entreprise chinoise dans une activité allemande, qui est descendue - sans que le débat soit clos - de 35 % à 25 %.
M. Pierre Laurent. - L'accord passé sous l'égide de l'ONU sur les stocks de céréales ukrainiens, à destination notamment des pays du Sud, arrive à échéance fin novembre. Qu'est-il envisagé pour la suite ?
Ce que vous nous dites sur l'énergie n'est pas de nature à nous rassurer... La décorrélation entre les prix du gaz et de l'électricité ayant, semble-t-il, peu de chances d'aboutir dans l'année qui vient, où en sont les perspectives de baisse des prix dans les négociations actuelles ? Quels producteurs font peser le risque de faire partir leur gaz vers l'Asie en cas de décorrélation des prix ? Dans ce contexte d'absence d'accord global, un achat conjoint de gaz peut avoir un effet pervers en nous rendant - dans une logique qui n'est pas la nôtre - plus dépendants du gaz.
Compte tenu de la situation énergétique, quels sont les objectifs plus ambitieux que vous mentionniez au sujet de la COP27 ? Il est difficile pour l'Union de donner des leçons en matière de transition énergétique au monde vu les conditions actuelles et sa dépendance au gaz... Existe-t-il une telle ambition pour pays du Sud accompagnée d'une allocation de financements permettant qu'ils mettent en oeuvre leur transition ?
M. Jean-Yves Leconte. - Comme le soulignait Josep Borrell dans son discours il y a quinze jours, l'Europe a longtemps vécu avec le parapluie américain, l'énergie russe et le commerce avec la Chine. Aujourd'hui, nous assistons à une remise en cause complète d'un modèle qui était allemand au départ mais qui, par extension, est devenu européen ; pour l'Union, il s'agit d'un moment de grande fragilité. Il ne suffit pas de dire que notre inflation est la plus faible tant la situation économique et sociale chez nos voisins, notamment les pays du Sud et la Turquie, complique nos relations. Comment l'Union européenne peut-elle aider ces pays à faire face à leurs difficultés, pour garantir la stabilité ?
Les conclusions du Conseil européen sur les questions énergétiques sont laborieuses ; les divergences franco-allemandes se font jour. Je pense aussi à la question de l'hydrogène. Quel est le plan pour rétablir le lien franco-allemand, gage d'entraînement pour le reste de l'Union européenne ? Cela ne signifie pas que la France et l'Allemagne se mettent pas d'accord entre elles pour imposer ensuite leurs décisions aux autres mais que, si nous trouvons un point d'équilibre alors que nos pays sont si différents, nous sommes alors capables d'entraîner les autres pays. Comment retrouver une capacité d'initiative franco-allemande sur les questions énergétiques, s'agissant notamment du gazoduc et de l'hydrogène, et sur la défense ?
Mme Elsa Schalck. - Je vous transmets une question de notre collègue Véronique Guillotin sur le covid. Face à l'épidémie, les citoyens ont été sensibilisés à l'importance de la vaccination ; les infrastructures mises en place pour le certificat covid ont permis de valider un cadre de confiance européen. Afin d'utiliser ces acquis à bon escient, une démarche volontaire pourrait être promue, notamment par la France, auprès des instances européennes pour mettre en place une carte de vaccination du citoyen européen. La Grande Région, actuellement présidée par Jean Rottner au titre de la région Grand Est, a exprimé son souhait d'être un territoire d'expérimentation de cette carte de vaccination. Pouvez-vous nous préciser la position de la France à ce sujet ?
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Monsieur Laurent, le Conseil européen a traité du renforcement des corridors de solidarité pour faire sortir des céréales d'Ukraine en appelant à renouveler l'accord pris sous l'égide de l'ONU, qui prendra fin en novembre. Le Président de la République a toujours poussé en ce sens, comme en atteste l'initiative Farm, en lien avec l'Union africaine pour garantir soutenabilité et durabilité.
Le Gouvernement soutient depuis l'agression de l'Ukraine la décorrélation, sur le court terme, des prix du gaz et de l'électricité, et, de manière plus pérenne, une réforme du marché de l'électricité. Dans les conclusions du Conseil européen, les chefs d'État ou de gouvernement ont demandé à la Commission d'élaborer des propositions. Ce n'est pas parce qu'il existe des difficultés d'adaptation à court terme, justifiant des mesures nationales transitoires comme le bouclier tarifaire, qu'il faut jeter le bébé avec l'eau du bain ! Le marché unique de l'énergie, en ce qu'il permet des mix énergétiques différents, nous assure une grande solidarité en cas de problème. La France importe de l'électricité depuis le début de l'été. Certes, nous devons adapter le système de prix et fournir en échange du gaz à l'Allemagne quand elle en manque, mais il faut se féliciter que ces interconnexions existent.
Les producteurs font face à une compétition mondiale accrue autour du gaz naturel liquéfié, à la suite du refus de la Russie de continuer à fournir les gazoducs. Un accord a été conclu entre chefs d'État ou de gouvernement afin de donner mandat à la Commission pour négocier les prix du gaz avec la Norvège, mais aussi avec les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud. L'objectif est de ne pas nous faire concurrence afin que, en relâchant la pression sur l'offre, les prix soient revus à la baisse.
Je vous confirme que, dans la perspective de la COP27, un mandat plus ambitieux est à l'étude, axé sur l'accélération du déploiement des énergies renouvelables et sur le financement de l'adaptation.
Monsieur Leconte, face au changement de paradigme mondial, le couple franco-allemand s'adapte. Le conseil des ministres franco-allemand a été non pas annulé, mais reporté, afin d'oeuvrer à un cahier des charges plus complet sur des sujets tels que la défense, le spatial, l'énergie, la culture, l'éducation ou la réforme de la gouvernance économique de l'Europe, qui permettra d'accélérer la feuille de route européenne. Le « couple » franco-allemand peut parfois être un irritant pour les autres pays européens du fait de son rôle moteur, mais, dès qu'il n'avance pas assez vite, l'inquiétude se fait jour. Ce couple existe toujours, mais la relation est compliquée par la situation énergétique. Le déjeuner entre le Président de la République et le chancelier fédéral visait à faire un état des lieux des avancées communes possibles. Nous avons le temps, d'ici aux soixante ans du traité de l'Élysée, en janvier 2023, de faire des progrès. Le couple franco-allemand se parle, permet d'avancer, concrètement, sur la compréhension des enjeux, et d'embarquer à notre suite l'Union européenne, suivant l'usage.
L'hydrogène vert soulève des interrogations en matière de production, mais également de transport : sur ce dernier point, certains industriels vantent la facilité de l'opération, d'autres évoquent une forte déperdition... Nous devons approfondir cette question, notamment dans le cadre de BarMar.
La Commission européenne pourrait examiner la faisabilité du déploiement d'une carte de vaccination européenne. n rapport sur la stratégie pharmaceutique pour l'Europe de la Commission européenne a été présenté le 20 octobre dernier par Mmes Gruny et Harribey devant votre commission. Nous sommes favorables à ce que la proposition de Mme Guillotin soit étudiée par la Commission européenne : une étude pilote pourrait être menée dans certaines régions de l'Union, comme la Grande Région. La présidence tchèque du Conseil de l'Union européenne organisera les 21 et 22 novembre, à Prague, une réunion d'experts sur la vaccination ; cette proposition pourra, à cette occasion, être évoquée.
M. Jean-Yves Leconte. - Je répète ma question : qu'en est-il de l'accompagnement que nous pouvons proposer à nos voisins de Turquie et d'Afrique du Nord, qui connaissent des difficultés économiques et sociales croissantes ?
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Je pense que votre question ne concerne pas la Turquie, qui ne se sent pas inquiète à ce stade, mais seulement les pays d'Afrique du Nord. En ce qui concerne les tensions sur le marché des céréales, l'Europe va encore accélérer son action, notamment au travers de l'initiative Farm. Le Fonds monétaire international (FMI) s'inquiète de la situation de nombreux pays émergents ou en développement non seulement en raison de ces tensions, mais aussi de la remontée des taux d'intérêt. Nous suivons cette situation avec beaucoup d'attention. La France est toujours très impliquée, à la fois au FMI, où de nombreux ministres étaient présents, voilà quinze jours, pour participer aux rencontres annuelles, et dans le cadre du Club de Paris.
Mme Colette Mélot. - Je suis préoccupée par la relation franco-allemande. L'annulation, ou le report en raison du changement de paradigme que vous venez d'évoquer, du dernier conseil des ministres franco-allemand a encore renforcé le ressenti médiatique quant aux divergences pouvant exister entre nos deux pays. L'Allemagne et la France ont en commun une vision européenne assez proche depuis de nombreuses années, mais il faut rester vigilant. Comme vous l'avez rappelé, le soixantième anniversaire du traité de l'Élysée sera l'occasion de réactiver des liens culturels et éducatifs entre nos deux pays.
Mme Patricia Schillinger. - Lors du dernier Conseil européen, les Vingt-Sept ont collectivement condamné les actes de sabotage commis contre le gazoduc Nord Stream. La guerre d'agression que livre la Russie à l'Ukraine a engendré de nouveaux risques, en particulier des attaques physiques et cyber qui se combinent pour former une menace hybride. Le Conseil a d'ailleurs appelé les États membres à prendre des mesures de coopération urgentes et efficaces avec la Commission afin de renforcer la résilience des infrastructures critiques, notamment transfrontalières. Quelles sont les pistes envisagées pour protéger nos infrastructures ?
Mme Christine Lavarde. - Le contexte énergétique actuel oblige les entreprises à repenser leurs procédures d'approvisionnement, voire même à envisager de délocaliser leurs sites de production aux États-Unis, par exemple, où l'énergie est plus abondante. Comment l'Union européenne va-t-elle concilier le besoin de compétitivité avec un certain nombre de textes en cours d'élaboration - je pense notamment à la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ? Notre commission a déjà fait remarquer que ce dernier texte imposait aux entreprises européennes de maîtriser, sur l'ensemble de leur chaîne de valeur, le respect d'un certain nombre de conditions, notamment en termes d'extraction des matières premières. Mais comment connaître les conditions d'extraction d'un gaz américain acheté à un trader ? Comment allez-vous concilier ces impératifs tout en essayant de maintenir la compétitivité de notre industrie ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Madame la secrétaire d'État, le 29 juillet dernier, je vous écrivais pour vous adresser mes voeux de réussite à la tête de ce ministère et pour vous interroger sur les actions que vous comptiez entreprendre pour la mise en place d'un écosystème français et européen du cloud, technologie aujourd'hui incontournable pour porter nos projets nationaux et européens.
À l'heure actuelle, en l'absence du Privacy Shield, invalidé par l'arrêt Schrems II, il n'existe plus aucun cadre de protection des transferts de données des Européens vers les États-Unis. Même si nous travaillons sur des textes comme le Data Act, par exemple, pour créer un cadre sécurisé de protection des données européennes, il est indispensable de développer des technologies européennes pour échapper aux lois extraterritoriales américaines.
Pouvez-vous nous préciser les intentions du Gouvernement quant à la mise en oeuvre d'une politique industrielle française et européenne sur le cloud ? Quid du projet de plateforme des données de santé des Européens, qui devait s'appuyer sur le modèle français et dont la conception avait été confiée à Microsoft Azur ? Or le Gouvernement a retiré auprès de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) sa demande d'autorisation pour la plateforme française, au risque de mettre en danger la protection des données...
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Madame Mélot, le déjeuner entre le Président de la République et le chancelier Scholz s'est très bien passé, les relations de travail entre les ministres sont bonnes. Les groupes d'amitié parlementaires jouent également un rôle très important. Encore une fois, le report du conseil des ministres correspond à une volonté de tenir une réunion de substance et non de pure forme.
Madame Schillinger, la protection de nos infrastructures critiques est un sujet essentiel, sur lequel le Conseil européen a effectivement travaillé. La France et l'Union européenne agissent depuis longtemps pour renforcer la protection et la résilience de ces infrastructures. Un accord a été conclu, sous la présidence française de l'Union européenne, entre le Parlement et le Conseil sur la directive sécurité des réseaux et des systèmes d'information et sur la directive relative à la résilience des entités critiques. Ces deux textes permettent à l'Union européenne de mieux protéger ces infrastructures. La France prendra toutes les mesures nationales nécessaires pour s'inscrire dans ce cadre.
Mme Patricia Schillinger. - Serait-il possible d'organiser des exercices de terrain intégrant les élus et nos partenaires transfrontaliers ?
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Il s'agit d'une excellente suggestion. Beaucoup d'institutions réalisent déjà ce genre d'exercice de gestion de crise.
Madame Lavarde, nous travaillons d'arrache-pied à faire baisser les prix de l'énergie pour éviter le type de délocalisation que vous décrivez. Ce sujet nous inquiète et c'est la raison pour laquelle la France fait autant d'efforts, à la fois sur le territoire national et en Europe, pour éviter d'en arriver ce genre de situation.
En ce qui concerne l'Inflation Reduction Act, destiné à favoriser la production industrielle américaine et la compétitivité des entreprises qui vont s'installer aux États-Unis, l'Union européenne est en train de réagir. Il s'agit d'un sujet de discussion très convergent avec l'Allemagne. Vous avez pu en avoir un aperçu hier soir, lorsque le Président de la République a suggéré de réserver des aides aux achats - notamment automobiles - européens. La France pousse toujours pour la préférence européenne, que ce soit dans l'industrie ou en matière de défense ou d'espace, par exemple.
Madame Morin-Desailly, les récentes annonces sur la réforme du système judiciaire américain marquent le franchissement d'une nouvelle étape dans le renforcement du cadre de protection des données européennes traitées par les acteurs américains. La Commission européenne devrait examiner très prochainement de nouvelles mesures. Nous serons associés à cette réflexion et nous ferons preuve de la plus grande vigilance pour assurer le plus haut niveau de protection possible des droits fondamentaux de nos concitoyens.
Vous avez évoqué la politique industrielle, qui est tout autant concernée par le changement de paradigme que j'évoquais. Il s'agissait d'une expression très française ; aujourd'hui, la politique industrielle est devenue une expression tout à fait européenne. Il faut assurer la résilience de toute la chaîne de production : sourcing de matériaux critiques, développement de nos technologies, notamment au travers de l'European Chips Act, protection de nos technologies à l'égard des investissements directs étrangers réalisés en Europe. L'Union européenne porte une attention particulière à toute cette chaîne. La volonté de mener une politique industrielle à l'échelle européenne existe bel et bien.
La protection de l'intégrité des données de santé est très importante à nos yeux. Nous sommes en train de faire émerger un cadre robuste pour la protection des données et la lutte contre l'application extraterritoriale de lois étrangères. Nous renforçons également l'encadrement du transfert de données vers les pays tiers. Nous tenons compte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, au sein du Data Governance Act, publié au Journal officiel de l'Union européenne au premier semestre 2022. Nous déployons des efforts identiques dans le cadre des négociations en cours sur le Data Act et sur le règlement relatif à la création de l'espace européen de données de santé.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Nous avons travaillé, au sein de la commission, sur le programme d'action numérique à l'horizon 2030, appelé « boussole numérique ». Or nous avons constaté que la politique industrielle n'était pas encore au rendez-vous. L'ambition reste assez mesurée.
Par ailleurs, quelles seront les modalités permettant de créer un écosystème européen du cloud ? Comment allez-vous aiguillonner cette politique pour faire en sorte que nous allions plus loin ? Il nous faut également prendre des dispositions législatives pour assurer une forme de préférence en faveur de nos propres entreprises.
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Je tiens tout d'abord à vous remercier pour le travail que la commission a mené sur le programme d'action numérique à l'horizon 2030.
La réflexion sur les modalités et le mode de financement des projets prévus dans ce programme est en cours. Le commissaire Thierry Breton est très attentif à ces sujets. Nous discutons du cloud avec l'Allemagne ; il en sera également question dans le cadre du traité du Quirinal : à côté de la défense et du spatial, le cloud est l'un des axes forts sur lesquels nous voulons renforcer nos travaux avec l'Italie.
Je n'ai pas de calendrier à vous fournir à cet instant, mais nous suivons ces questions avec la plus grande attention et nous pourrons en discuter de nouveau à votre convenance.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci de votre présence parmi nous, madame la secrétaire d'État. Nous serons certainement amenés à vous revoir rapidement en fonction de l'actualité.
La réunion est close à 9 h 50.