- Mardi 18 octobre 2022
- Jeudi 20 octobre 2022
- Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de MM. Édouard Fritch, président de la Polynésie française et Gaston Tong Sang, président de l'Assemblée de la Polynésie française
- Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de M. Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion
- Étude sur la gestion des déchets dans les outre-mer - Table ronde sur les aspects fiscaux de la gestion des déchets dans les outre-mer
Mardi 18 octobre 2022
- Présidence de M.Stéphane Artano, président -
Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de Monsieur Alex Richards, conseiller spécial de M. Louis Mussington, président du conseil territorial de Saint-Martin
M. Stéphane Artano, président. - Chers collègues, nous poursuivons cet après-midi notre cycle d'auditions sur les perspectives d'évolution institutionnelle outre-mer avec la collectivité de Saint-Martin. Son président Louis Mussington, étant actuellement retenu par la visite de M. Jean-François Carenco, ministre délégué chargé des outre-mer, il est représenté par M. Alex Richards, son conseiller spécial.
Nous vous remercions vivement, Monsieur le conseiller, de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.
Il s'agit de notre quatrième audition, après Saint-Barthélemy, La Réunion, et Wallis-et-Futuna.
Lors d'une audition en juin 2020, le président Daniel Gibbs avait regretté l'insatisfaisante délimitation de la répartition des compétences entre l'État et la collectivité : le transfert de la compétence en matière d'urbanisme par exemple, sans celui des compétences environnementales, a posé d'importantes difficultés dans la rédaction du plan de prévention des risques naturels (PPRN). Où en êtes-vous à Saint-Martin dans vos réflexions ?
Je vais vous céder la parole pour votre exposé liminaire. Avec Micheline Jacques, co-rapporteur, nous vous interrogerons ensuite - au travers d'un questionnaire comme fil conducteur - et je ne doute pas que mes collègues auront également de nombreuses questions à vous poser. De plus, les personnes auditionnées sont invitées à nous adresser les supports écrits qu'ils jugeraient utiles à nos réflexions. Nous sommes pour l'heure sur un échange verbal, qui peut être complété ultérieurement de façon plus formelle.
Je vous laisse la parole.
M. Alex Richards, conseiller spécial du président du conseil territorial de Saint-Martin. - Merci, Monsieur le président de la délégation sénatoriale aux outre-mer.
Je tiens à excuser l'absence de M. Louis Mussington qui est en effet retenu par la visite du ministre délégué chargé des outre-mer.
M. Daniel Gibbs, président de la collectivité de Saint-Martin lors de la précédente mandature, avait en effet regretté les lacunes dans l'exercice de la compétence en matière d'urbanisme, du fait notamment que le transfert de cette compétence n'était pas accompagné de celui de la compétence en matière d'environnement. Ces sujets ont été réglés depuis, notamment avec l'adoption du plan de prévention des risques naturels (PPRN). Il est vrai que lors du mandat de Daniel Gibbs, cette compétence a fait défaut au moment du passage du cyclone Irma en 2017 qui a fait apparaître de nouvelles problématiques, telle celle de la submersion marine qui avait concerné toutes les zones côtières du territoire. En effet, le cyclone a soufflé depuis l'ouest et le nord-ouest, contrairement aux épisodes climatiques précédents qui soufflaient généralement de l'est.
Le changement institutionnel opéré en 2007 - qui a conduit à la création de la collectivité d'outre-mer régies par l'article 74 de la Constitution - a répondu aux attentes de la population. Jusque-là, Saint-Martin était une commune de la Guadeloupe, très excentrée, étant située à 350 kilomètres au nord de cette île ; la commune avait alors le sentiment d'être abandonnée et laissée pour compte. À ce titre, Saint-Martin demandait depuis 1945 une prise en compte de ses spécificités, comme en témoigne une délibération du conseil municipal d'alors. Cette île est en effet entourée dans sa sous-région géographique de territoires anglophones. D'ailleurs, sa population est à 95 % anglophone et les Saint-Martinois de souche sont d'origine anglo-saxonne.
L'évolution statutaire a répondu au souhait de se voir accorder un statut nouveau différent des communes de France, avec une claire distinction par rapport à la Guadeloupe. Toutefois, au bout de quinze ans, l'engouement n'est plus aussi fort. Les nouvelles compétences acquises en 2007 requerraient en effet de trouver les bonnes personnes pour les assumer ainsi que les expertises nécessaires. Cependant, la collectivité fait le constat que le transfert des compétences ne s'est pas accompagné d'un transfert de moyens, alors même que la commune de Saint-Martin avait pris la peine d'évaluer le coût de ces transferts - notamment celui des compétences du département et de la région -avec le département et la région de Guadeloupe. Force est de constater que cela n'a pas été pris en considération. Par conséquent, la toute nouvelle collectivité de Saint-Martin a dû assumer seule une très lourde charge avec les seuls moyens dont elle disposait en propre. Les dix premières années d'exercice ont été particulièrement difficiles. Ce manque de moyens a obligé les Saint-Martinois à inventer des solutions adaptées aux besoins spécifiques du territoire, avec le peu de moyens dont ils disposaient. Un tel constat est toujours aussi prégnant aujourd'hui.
M. Stéphane Artano, président. - Sur un tel constat, pensez-vous que la collectivité souhaiterait voir certaines compétences revenir à l'Etat ?
M. Alex Richards. - Non, telle n'est pas la demande de Saint-Martin. Il n'est pas question aujourd'hui de faire marche arrière et de demander à l'État de reprendre certaines compétences transférées en 2007. Cependant, nous demandons à l'État de nous donner les moyens de les exercer. Entre-temps, la collectivité s'est entourée des expertises requises, notamment par le biais de recrutements et par celui de la formation de jeunes Saint-Martinois. Toutefois, les moyens financiers manquent cruellement pour assurer une gestion nettement meilleure.
Par ailleurs, la collectivité territoriale ne souhaite pas exercer des compétences dans de nouveaux domaines. Elle souhaite dans un premier temps avoir les moyens d'exercer pleinement les compétences d'ores et déjà transférées.
De même, la collectivité ne souhaite pas récupérer de compétences normatives supplémentaires. Elle est satisfaite d'avoir la possibilité de s'exprimer sur l'ensemble des projets de décrets, dans le cadre d'une consultation systématique qui lui permet de demander d'éventuels amendements aux textes. Néanmoins, des marges de progrès importantes demeurent. Ainsi, le Code général des collectivités territoriales (CGCT) est aujourd'hui appliqué en faisant référence au cas de la commune, du département ou de la région, mais sans pouvoir prendre en compte la spécificité de Saint-Martin qui exerce ces trois niveaux de compétences.
M. Stéphane Artano, président. - Je tiens à préciser tout de même que toutes les collectivités sont bel et bien intégrées au CGCT, qui reprend l'ensemble des lois organiques relatives à chacune d'entre elles.
Quoi qu'il en soit, vous mettez en lumière le sujet très intéressant de l'adaptation des normes aux spécificités du territoire. À ce sujet, vous avez souligné l'absence d'effort depuis quinze ans pour tenir compte des réalités de Saint-Martin. La collectivité a-t-elle formulé des demandes d'habilitation comme le CGCT l'autorise ? Ou les demandes d'avis, auxquelles la collectivité a répondu, n'ont-elles pas été suivies d'effet de la part des différents gouvernements ?
M. Alex Richards. - Il est vrai que quelques demandes d'avis n'ont pas été suivies d'effet. D'autres ont fait l'objet d'une réponse nous précisant qu'elles traduisent des prétentions qui outrepassent notre statut actuel. Elles ne répondaient pas au principe de l'identité législative. Toutefois, il reste problématique de ne pas disposer de textes répondant à la particularité de Saint-Martin.
M. Stéphane Artano, président. - La collectivité ressent-elle le besoin de faire clarifier des points du CGCT ?
M. Alex Richards. - Oui. Il conviendrait de clarifier certains points de la loi organique, afin de disposer de dispositions sur mesure.
Par ailleurs, la collectivité territoriale ne souhaite pas restituer des compétences à l'État et compte au contraire toutes les conserver. Néanmoins, dans certains cas, un transfert progressif aurait été judicieux. En effet, un transfert brutal requiert d'assumer du jour au lendemain la totalité de la compétence alors que la collectivité ne dispose ni des moyens financiers ni de la technicité nécessaire. En pareil cas, un transfert plus progressif aurait été bienvenu. Pour autant, il est hors de question de restituer certaines compétences à l'État.
La collectivité de Saint-Martin ne souhaite pas non plus un passage au principe de spécialité législative. Nous l'avons fait savoir dès le démarrage du projet. En effet, nous rencontrons d'ores et déjà suffisamment de difficultés dans le cadre du principe d'identité législative sans vouloir récupérer en plus une compétence quelconque, qui excéderait les moyens dont nous disposons. La réponse est identique, même si le sujet est circonscrit à certaines matières. À ce sujet, l'article LO.6351-12 du CGCT prévoit que « le conseil territorial peut adresser au ministre chargé de l'outre-mer, par l'intermédiaire du représentant de l'État, des propositions de modification des dispositions législatives ou réglementaires en vigueur ( ... ) » Cette disposition est d'ores et déjà appliquée et a été rappelée par le président Louis Mussington au ministre chargé des outre-mer. En effet, la collectivité de Saint-Martin réfléchit actuellement à un certain nombre de demandes, sans pour autant passer au régime de la spécialité législative.
M. Stéphane Artano, président. - Comment ces demandes ont-elles été accueillies ? En effet, le Gouvernement est enclin à accompagner un tel mouvement. À ce sujet, le ministre a fixé un planning pour des groupes de travail et le président Louis Mussington a dû être destinataire d'un courrier cosigné par Gérald Darmanin et Jean-François Carenco, précisant que des évolutions des statuts seront possibles si elles sont nécessaires à la réussite des politiques publiques et des réformes souhaitées. Savez-vous si tel a été le discours tenu à votre endroit ?
M. Alex Richards. - En effet, telle a été la réponse du ministre lors de ses échanges avec le président de la collectivité territoriale.
Par ailleurs, nous avons fait usage des mécanismes permettant de solliciter des habilitations à adapter les normes en matière fiscale. Ils se sont avérés fonctionnels. Toutefois, la difficulté demeure sur la mise en oeuvre des dispositions en raison du manque de moyens alloués. Aujourd'hui, la collectivité a signé des conventions avec les services fiscaux de l'État; par conséquent, il leur revient d'exercer le pouvoir de collecte et de contrôle sur le territoire de Saint-Martin. Néanmoins, cet exercice coûte extrêmement cher. La collectivité aurait souhaité assumer seule une telle mission; malheureusement, elle ne dispose pas des moyens nécessaires. Suppléer à l'État en la matière s'avère extrêmement coûteux.
Par conséquent, la collectivité est favorable à la possibilité de demander des habilitations pour adapter les normes. Il conviendrait toutefois de disposer des moyens adéquats requis par ces adaptations. Depuis quelques années, les Saint-Martinois font preuve d'un civisme remarquable qui rend la perception de l'impôt très efficace. Cependant, cette collecte n'est pas suffisante pour permettre à la collectivité d'exercer la totalité du contrôle fiscal, en plus de la gestion du territoire.
La collectivité territoriale a à nouveau exprimé au ministre son regret du manque de moyens qui accompagnent les transferts de compétence.
Saint-Martin est dotée d'une certaine autonomie qu'elle peut exprimer au travers des compétences dont elle dispose, des adaptations obtenues et des habilitations qu'elle a demandées. Pour l'heure, elle se satisfait de sa situation et ne considère pas comme urgente de profondes évolutions en la matière, même si le souhait pourra être exprimé à l'avenir.
M. Stéphane Artano, président. - Quel est le point de vue de la collectivité sur l'organisation des institutions ?
M. Alex Richards. - Nous ne nous en plaignons pas. Toutefois, le régime parlementaire français repose sur le principe de séparation des pouvoirs. Or force est de constater que ce principe n'est pas respecté à Saint-Martin. En effet, le président de la collectivité territoriale préside à la fois le conseil exécutif - équivalent du conseil des ministres - et le conseil territorial - équivalent du Parlement. Nous comptons demander l'aménagement de cette situation qui n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes du fait de la centralisation des pouvoirs sur une seule personne. La personnalité de l'actuel président permet un exercice modéré du pouvoir ; pour autant, la réelle distinction des deux pouvoirs est nécessaire.
Par ailleurs, nous n'avons pas relevé de points de blocage au niveau institutionnel. En revanche, les dysfonctionnements peuvent se faire jour du fait de la non-séparation des pouvoirs exécutif et législatif, alors que chacun dispose de compétences clairement définies et réparties.
La question de la prise en compte de la partition de l'île entre la France et les Pays-Bas par la loi organique, voire par la Constitution, est très importante. Elle fait appel à deux réalités : d'une part, Saint-Martin est une collectivité française qui partage le même sol qu'une entité étrangère, qui est très différente d'un point de vue institutionnel et administratif. Pour autant, il s'agit d'un seul territoire et d'une seule population. Par conséquent, la dichotomie entre les deux pays n'est pas vécue au quotidien. En effet, les problématiques sont les mêmes de part et d'autre de la frontière qui constitue d'ailleurs une ligne de démarcation virtuelle. Les problématiques sont les mêmes sur l'ensemble du territoire de l'île. Même si la dichotomie entre les deux pays doit être gérée d'une manière technique au sein de l'administration territoriale, les habitants de l'île ne font pas de distinction au quotidien entre les parties nord et sud du territoire.
En outre, la réalité du territoire peut être illustrée par le dicton local : « quand le cyclone souffle, il ne s'arrête pas à la frontière ». Par conséquent, la réalité des deux parties de l'île est la même et un événement survenu dans l'une impactera très rapidement l'autre. De plus, les deux parties de l'île vivent d'une seule et même industrie, celle du tourisme. La promotion de cette destination s'attache à l'ensemble du territoire et son accès est rendu possible par la seule partie hollandaise. En effet, l'accès par la partie française nécessite un transit par la Guadeloupe.
De même, les questions de protection de l'environnement ne peuvent pas être traitées en se limitant aux frontières. Tel est également le cas du développement économique ou du réseau routier. Les problématiques communes sont nombreuses du fait des interactions incessantes entre les deux parties.
Le statut européen est tel que la partie française est une région ultrapériphérique (RUP) et la partie hollandaise, un pays et territoire d'outre-mer (PTOM). Saint-Martin est par conséquent le seul cas de coexistence sur un territoire de deux régimes européens différents sans démarcation ni contrôle précis. Comment améliorer une telle situation ? Il serait judicieux de s'intéresser à la possibilité offerte par le droit européen de créer un groupement européen de coopération transfrontalière (GECT), qui réunirait des représentants de la partie française et des représentants de la partie hollandaise pour gérer les problématiques communes à l'ensemble du territoire. À ce sujet, une demande sera prochainement formalisée pour que la France accompagne Saint-Martin dans une telle démarche auprès de Bruxelles afin d'en étudier la faisabilité.
Nous avons bénéficié d'un programme relativement exceptionnel, le programme opérationnel de coopération territoriale (POCTE), accompagné d'une enveloppe de 10 millions d'euros afin de régler les problématiques communes aux deux territoires. Néanmoins, un tel outil s'est avéré peu pertinent tant pour la France que pour les Pays-Bas, alors qu'il était très intéressant pour les deux parties du territoire, car il permettait de coopérer au quotidien sur les problématiques communes, de disposer de financements fléchés sur de telles problématiques sans trop entamer les budgets respectifs et d'apporter la preuve concrète d'une possibilité de gestion commune du territoire. Ce programme opérationnel n'a pas fonctionné correctement et est devenu désormais un sous-programme du programme INTERREG géré par la région de la Guadeloupe, qui n'a pas porté ses fruits pour Saint-Martin. C'est pourquoi nous maintenons que la meilleure solution serait la mise en place d'un GECT, qui offre des possibilités plus larges que celles du POCTE, car son pouvoir de décision est plus étendu et permettrait d'appliquer des solutions sur les deux parties de l'île de manière équivalente.
M. Stéphane Artano, président. - Ce questionnement est très intéressant au regard de la situation frontalière de votre territoire que j'ai pu personnellement constater lorsque j'étais président de l'association des pays et territoires d'outre-mer, l'OCTA.
Par ailleurs, comment percevez-vous le rôle de l'État ?
M. Alex Richards. - Nous ne nous en plaignons pas. Toutefois, je formulerais un léger reproche de manière générale, même s'il est vrai que nous ne pouvons rêver meilleure symbiose que celle des relations entre l'actuel préfet et le président de la collectivité, qui permet un accompagnement très satisfaisant. Nous avons le sentiment que, sur les douze dernières années, l'État a davantage joué son rôle de contrôleur que celui d'accompagnateur au quotidien. Certes, le contrôle est nécessaire, notamment pour la conformité des actes ; cependant, l'accompagnement de l'État est primordial dans l'exercice des compétences de la collectivité territoriale, surtout quand ces compétences sont nouvelles et que nous ne disposons pas des moyens financiers nécessaires. Quoi qu'il en soit, la situation actuelle relève de l'idéal.
En outre, un accompagnement supplémentaire est nécessaire, en termes de moyens au regard des compétences transférées par l'État français. En effet, la situation est rendue très complexe du fait d'un budget très contraint qui oblige la collectivité à négliger certaines politiques publiques.
S'agissant de la déconcentration, il me semble que l'État serait plus à même de répondre à une telle question. En tout état de cause, ce qui nous intéresse dans nos relations avec l'État est un réel accompagnement technique. À ce titre, nous bénéficions quasiment toutes les semaines de réunions de coordination et de concertation qui permettent de recueillir les avis et conseils de l'État et parfois des moyens supplémentaires. Nous souhaiterions voir de tels dispositifs mis en place de manière exemplaire.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - S'agissant des relations entre les deux parties de l'île, comment pensez-vous qu'il soit possible d'harmoniser ou de rapprocher les différentes législations ? Je prendrais pour exemple la collecte de l'impôt sur le revenu des résidents de la partie hollandaise, ou la question des soins prodigués en partie française à ces mêmes résidents, ou enfin le règlement de la question de la légalisation du cannabis. Pensez-vous que le programme de coopération transfrontalière pourrait vous aider à régler de telles questions ?
M. Alex Richards. - Dans le cadre d'une délibération datée de 1945, le conseil municipal de Saint-Martin avait demandé à la France de lui permettre de rédiger ses délibérations en anglais, afin de les communiquer aux dirigeants de la partie hollandaise et de favoriser ainsi l'harmonisation de l'administration du territoire. Par conséquent, cette préoccupation existait bien avant l'évolution statutaire. En effet, les instances de chaque partie de l'île ont conscience de la portée de leurs décisions pour l'autre partie. Depuis, les deux territoires ont évolué statutairement ; la partie française en 2007 et la partie hollandaise en 2010, date à laquelle elle est devenue un pays à part entière à l'intérieur du Royaume, alors qu'elle était auparavant membre de la fédération des Antilles néerlandaises.
Quant aux impôts sur le revenu, depuis la fin des années 50, ils font l'objet d'un prélèvement à la source en partie hollandaise, non sans poser d'énormes difficultés aux personnes habitant en partie française et travaillant en partie hollandaise, car ils devaient prouver s'être déjà acquittés de leurs impôts.
Depuis les deux évolutions statutaires, plusieurs actions de coopération ont été mises en place. Ainsi, les tribunaux des deux parties sont désormais en contact constant et se transmettent leurs arrêts respectifs. De même, les déclarations hollandaises d'impôt sur le revenu peuvent faire l'objet d'une traduction pour justifier d'un paiement auprès des services fiscaux français. En revanche, la taxe foncière n'existe pas en partie hollandaise. Les personnes habitant en partie française s'en acquittent bien entendu.
Il est parfois mentionné le sujet de l'évasion fiscale concernant Saint-Martin. Il convient d'être plus mesuré. En effet, certaines personnes héritent d'une parcelle de terrain en partie hollandaise, tout en vivant en partie française; elles vont naturellement faire construire sur une telle parcelle. De même, le choix d'une école hollandaise pour scolariser ses enfants alors que la famille vit en partie française ne relève pas d'un contournement de législation. Dans ma propre famille, certains de mes neveux et nièces ont été scolarisés selon les cas en partie française ou en partie hollandaise. Pour autant, certains d'entre eux ont choisi des études supérieures en France après avoir suivi un cursus en partie hollandaise. En effet, les situations ne suivent pas une simple et stricte partition entre les deux parties ; des passerelles peuvent être mises en place.
S'agissant de la santé, il est vrai que la question se pose de faire ou non bénéficier les personnes de la partie hollandaise des avantages sociaux français. Nous avons des exemples de personnes qui profitent du système de santé français, telles les femmes vivant en partie hollandaise qui sont sur le point d'accoucher et qui se présentent alors à l'hôpital de la partie française, sachant qu'elles bénéficieront de facto de certains avantages. Ainsi, l'hôpital Louis Constant Fleming - qui est l'un des plateaux médicaux les mieux équipés de la région - accueille des patients en provenance des deux parties de Saint-Martin, d'Anguilla, de Saint-Barthélemy, de Saba, de Saint-Eustache, de Saint-Kitts, de Nevis, etc. Cela pose un problème car toutes ces personnes ne sont pas forcément en mesure de payer les soins qui leur ont été prodigués. Il convient de mener à ce sujet une véritable réflexion, notamment pour harmoniser les soins entre la partie française et la partie hollandaise, en projetant de doter cette dernière d'un plateau médical équivalent, afin de rééquilibrer l'offre de soins. En outre, les assurances hollandaises sont acceptées pour la prise en charge des soins prodigués en partie française. Quant à la Sécurité sociale hollandaise, elle accepte de couvrir de tels frais. L'harmonisation est par conséquent progressivement à l'oeuvre, afin de rétablir un certain équilibre et faire en sorte que la partie française ne soit pas « perdante ».
En revanche, je n'ai aucun commentaire à apporter sur la légalisation du cannabis.
La question de l'éducation se pose également : elle est gratuite et obligatoire en partie française ; alors qu'elle est payante en partie hollandaise, dès l'entrée à l'école maternelle. Ce déséquilibre qui devrait entraîner un afflux massif d'écoliers dans les établissements français est atténué par une forte coopération entre les deux parties.
Quant aux acteurs du transport public, ils assurent des dessertes quotidiennes de part et d'autre de la frontière, sans que le droit international ne prévoie une telle situation et ne permette de gérer simplement un accident de la circulation impliquant des voyageurs étrangers. Il conviendrait en pareil cas de démêler les responsabilités de chacun : le transporteur, l'administration gérant le réseau routier, etc.
Depuis quelque temps, nous avons mis en place une coopération entre les polices, les douanes et les garde-côtes, avec un droit de poursuite, qui permet à un corps de police ou de gendarmerie d'agir au-delà de ses frontières, en avertissant ses homologues de la partie étrangère. Ce principe suivi entre les deux parties, française et hollandaise, l'est également avec l'île d'Anguilla, sous juridiction anglaise.
Par ailleurs, la révision des articles 73 et 74 de la Constitution est une question qui a fait couler beaucoup d'encre à Saint-Martin. En effet, la distinction entre ces deux articles relève d'une sorte d'artifice juridique. Notre collectivité est régie selon l'article 74, mais toujours dans le principe de l'identité législative. La réflexion sur l'évolution statutaire nous a amenés à nous interroger sur les notions de spécialité et d'identité. Avons-nous besoin de l'article 73 pour avoir le sentiment d'avoir évolué statutairement ? Le débat reste ouvert sur les conséquences d'opter pour l'un ou l'autre de ces statuts. En outre, Saint-Martin dépend de l'article 74, mais est encore une région ultrapériphérique (RUP) contrairement à Saint-Barthélemy, qui a opté pour le statut européen de PTOM.
De plus, en 1982, la mise en place de la décentralisation et de la déconcentration nous a amenés à nous interroger sur la pertinence à se satisfaire d'un tel statut ou sur l'opportunité de poursuivre le processus plus avant. De même, en mars 2003, la mention d'une République décentralisée dans l'article 1er de la Constitution posait la question de se suffire d'une telle mention au lieu de se référer à l'article 74. Or, Saint-Martin a décidé de pousser plus avant le processus et de ne pas se contenter de l'article 73.
En outre, le principe de subsidiarité nous a amenés à nous interroger sur la pertinence de se référer à l'article 74 plutôt que de rester régis par l'article 73. De même, l'alinéa 2 de l'article 72 mentionnait la possibilité de prendre des décisions permettant la meilleure mise en oeuvre possible des compétences à l'échelon de la collectivité. Cet alinéa laissait entrevoir la possibilité d'opter pour l'article 73. Après mûres réflexions, Saint-Martin a décidé d'abandonner ce statut au profit de celui de l'article 74, afin de disposer d'une administration distincte de celle de la Guadeloupe.
Pour autant, ces questions restent d'actualité. En effet, autant nous sommes satisfaits de l'évolution de 2007, autant nous regrettons que les moyens attribués n'aient pas suivi le transfert des compétences. Pourtant, nous sommes convaincus que cette évolution était la plus appropriée dans le contexte de Saint-Martin. Par conséquent, il conviendrait de faciliter l'adaptation des décisions prises au niveau du territoire afin d'en accroître l'efficacité. En effet, l'article 74 prévoit le transfert de compétences aux collectivités qui en font la demande ; encore faut-il qu'il s'accompagne du transfert des moyens.
Nos réflexions depuis une quinzaine d'années nous amènent à distinguer clairement les différents statuts : DOM, ROM, DROM et COM. Il ne s'agit pas de la même chose. Nous avons opté pour une COM car elle permettait de mettre l'accent sur ce qui différencie Saint-Martin de la Guadeloupe et de la Martinique. Pour autant, nous restons au sein du même ensemble national. Nous considérons en effet qu'à l'intérieur d'une même nation peuvent cohabiter des entités différentes. Les Saint-Martinois sont des Français à part entière avec toutefois des spécificités, par rapport à leurs voisins d'un même ensemble caribéen (Guadeloupéens et Martiniquais, notamment).
Par ailleurs, je ne considère pas que la différenciation soit une notion négative en soi. À ce titre, je ne suis pas favorable à la refonte en un seul article des articles 73 et 74. Il convient au contraire de distinguer les collectivités régies par chacun des deux articles. En effet, celles régies par l'article 74 disposent d'une plus grande mesure d'autonomie, y compris dans le principe de l'identité législative.
En outre, nous ne souhaitons voir modifier aucune des dispositions de l'article 74.
J'estime également que l'article 74 permet dans certains cas l'adoption par les collectivités des mesures justifiées par les nécessités locales concernant l'accès à l'emploi, le droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou la protection du patrimoine foncier. Toutefois, il est complexe de juger de l'application de ces dispositions protectrices car il s'agit de compétences partagées avec l'État. Par conséquent, nous ne sommes pas les seuls décideurs. Par exemple, nous nous heurtons à de vraies difficultés quand nous devons apprécier la demande de travailleurs étrangers souhaitant rejoindre notre territoire, alors que leur droit de résidence est régi par l'État. Nous devons en effet nous justifier de notre décision et partageons des compétences sur des sujets pour lesquels nous ne disposons pas d'une appréciation commune des problématiques.
S'agissant de la participation de la collectivité à l'exercice de certaines compétences de l'État, telle l'adoption de sanctions pénales, j'ai un exemple très récent à vous partager. Nous avons dû mettre en place dernièrement des contrôleurs dans les transports publics, sans pour autant disposer de la compétence pénale. Dans ces conditions, ces contrôleurs ne pourront pas verbaliser les contrevenants. La résolution de cette question nécessite de faire accompagner les contrôleurs de gendarmes ou de lancer pour eux une procédure d'assermentation. Nous nous heurtons encore une fois à la problématique du partage de l'exercice de certaines compétences, qui sont pour une part transférées à la collectivité et qui restent pour une autre part du ressort de l'État. Dans ce cas particulier, nous ne pouvons pas garantir la présence d'un gendarme pour toutes les situations de contrôle ; nous ne sommes pas certains que l'assermentation du personnel suffise pour l'application de sanctions pénales.
Enfin, je peux vous confirmer l'adhésion de la population au statut de COM, car elle apprécie de disposer de mesures adaptées aux spécificités de son territoire. En effet, les Saint-Martinois sont pour la plupart anglophones, très tournés vers l'Amérique et très sensibles aux réalités caribéennes. Par conséquent, leur adhésion est totale et ils ne souhaitent pas remettre en cause ce statut de collectivité territoriale d'outre-mer.
Une éventuelle révision constitutionnelle susciterait des inquiétudes s'il s'agissait de faire marche arrière et des espoirs si l'objectif était d'aller plus loin.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos.
M. Stéphane Artano, président. - Nous vous remercions de vous être rendu disponible. Nous vous serions reconnaissants de nous faire parvenir vos réponses écrites et vos réflexions, que nous relaierons auprès du groupe de travail « Décentralisation » mis en place par le président du Sénat et que nous intégrerons dans le rapport de la délégation aux outre-mer.
Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de M. Bernard Briand, président du conseil territorial de Saint-Pierre-et-Miquelon
M. Stéphane Artano, président. - Chers collègues, nous entendons à présent le président Bernard Briand, président du conseil territorial de Saint-Pierre-et-Miquelon, accompagné de M. Arnaud Poirier, directeur général des services.
Nous vous remercions vivement, monsieur le président, de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.
Il s'agit donc de notre cinquième audition, après Saint-Barthélemy, La Réunion, Wallis-et-Futuna et Saint-Martin.
Le conseil territorial à Saint-Pierre-et-Miquelon exerce les fonctions du conseil départemental et du conseil régional.
L'objectif sur ce territoire -- que je connais bien -- est plutôt de parfaire la pratique du statut et d'apporter des aménagements à la marge.
J'ai évoqué encore récemment l'idée que l'exécutif local puisse par exemple saisir le juge administratif pour avis dans un cadre plus élargi, possibilité réservée aujourd'hui au représentant de l'État. Je sais que d'autres questions se posent pour votre territoire.
Je vais vous céder la parole, monsieur le président, pour votre exposé liminaire, sachant qu'un questionnaire vous a été adressé au préalable pour préparer cette audition. Nous souhaitons que vous nous communiquiez par la suite des réponses écrites qui seront incluses par la délégation dans son rapport.
Avec Micheline Jacques, nous vous interrogerons ensuite pour développer les différentes problématiques.
M. Bernard Briand, président du conseil territorial de Saint-Pierre-et-Miquelon. - Je vous remercie de nous avoir sollicités dans le cadre de vos travaux. Ces derniers font suite à ceux de votre prédécesseur, le président Michel Magras, que j'avais rencontré à plusieurs reprises.
Le cadre institutionnel du territoire évolue avec le temps. Saint-Pierre-et-Miquelon est le plus ancien territoire d'outre-mer français ; son rattachement date en effet de 1816. Il est devenu un territoire d'outre-mer (TOM) après la Seconde Guerre mondiale, puis au milieu des années 70 un département d'outre-mer (DOM), en 1985 une collectivité territoriale de la République et enfin en 2007 une collectivité d'outre-mer (COM) avec des prérogatives particulières, puisque le droit commun s'applique sur ce territoire à l'exception de quelques domaines, pour lesquels la collectivité exerce des compétences spécifiques : la fiscalité, les douanes, le cadastre, l'urbanisme, la construction, le logement, la création et l'organisation des services et établissements publics.
La loi organique est récente et sa mise en oeuvre requiert du temps et quelques actions de toilettage dans la relation institutionnelle avec l'État, notamment sur des sujets comme la mise à disposition des fonctionnaires de l'État, l'adoption d'un cadre pour la politique d'aménagement du territoire ou la mise en oeuvre d'un plan territorial de l'habitat.
Ce statut encore récent n'a pas encore fait l'objet d'une exploitation pleine et entière par la collectivité. La compréhension du statut par les différents ministères et le Gouvernement est aussi un sujet. Ce statut spécifique n'est pas toujours maîtrisé par celles et ceux qui rejoignent notre territoire - notamment les hauts fonctionnaires - et cela nous oblige à justifier sans cesse nos particularités en lien avec les possibilités offertes par le statut.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous propose de poursuivre ce bilan que vous venez d'esquisser et d'aborder d'un point de vue institutionnel les compétences que vous souhaiteriez voir attribuées ou restituées à votre collectivité.
M. Bernard Briand. - Aujourd'hui, le champ de compétence de la fiscalité est bien couvert par les services mis à disposition de la collectivité. Les dispositions institutionnelles laissent à cette dernière une certaine latitude pour la mise en oeuvre d'une politique, véritablement orchestrée dans le cadre de la loi organique du 21 février 2007. Ce statut nous a en effet permis de disposer des moyens de nos ambitions, tant dans le domaine des douanes que dans celui de la fiscalité. L'exercice de ces compétences nécessite un éventuel toilettage au niveau local et une perpétuelle évolution des dispositions concernées. Quoi qu'il en soit, il nous permet d'appliquer l'action décidée par les élus au sein du conseil territorial.
S'agissant des dispositions foncières d'aménagement du territoire, plus de sept ans ont été nécessaires après la promulgation de la loi organique pour construire un schéma territorial de l'aménagement et de l'urbanisme et disposer ainsi d'une véritable politique d'aménagement du territoire. Nous poursuivons cette action avec la rédaction d'un plan territorial de l'habitat, qui aboutira à la création d'un code de la construction locale, qui intégrera des normes adaptées, notamment sur les aspects thermiques.
L'une des dispositions qu'il convient de faire évoluer est celle concernant la mise à disposition des fonctionnaires. La loi organique prévoit que l'ensemble des fonctionnaires d'État puisse être mis à disposition des besoins de la collectivité. Or, la convention établie à ce sujet entre l'État et la collectivité en 1989 est désormais dépassée. En effet, en 1989, la collectivité comptait onze fonctionnaires territoriaux ; ils sont aujourd'hui deux cents. De ce fait, une mission menée par six inspecteurs généraux de l'État a été l'occasion pour la collectivité de clarifier les souhaits à ce sujet. D'une manière générale, en cas de besoin de clarification, la collectivité fait appel à l'accompagnement de l'État sans pour autant remettre en cause toutes les dispositions des conventions concernées. En l'espèce, la loi organique de 2007 rappelle la relation entre la collectivité et les fonctionnaires d'État.
S'agissant du logement, nous aurions besoin d'une clarification car la collectivité ne bénéficie pas de certains dispositifs existants en métropole, tels que les aides personnalisées au logement (APL). Depuis 2016, elle ne bénéficie plus de la ligne budgétaire unique (LBU), ce qui a créé une tension financière forte, en dépit de l'action de la collectivité dans le cadre de l'aménagement du territoire. En l'absence de tels leviers, et après clarification de la position de l'État sur ce tel sujet, la collectivité pourrait s'interroger sur la question de conserver ou pas une telle compétence.
Quant à la compétence de l'environnement, elle pourrait faire l'objet d'une demande d'habilitation législative, puisque la collectivité ne dispose pas à ce jour de compétences dans ce champ d'attribution. Nous en avons discuté avec le président de la collectivité de Saint-Barthélemy.
Nous avons d'ailleurs été conduits à formuler des demandes d'habilitation législative à plusieurs reprises durant ces dernières années. Il semblerait que le Gouvernement ne soit pas prêt à étudier de telles éventualités. À ce titre, nous avons adopté une délibération pour solliciter une habilitation législative concernant la délégation de service public en fret. Il a fallu intervenir au plus haut sommet de l'État pour que notre demande soit étudiée. Elle fait aujourd'hui l'objet d'un accord entre la collectivité et l'État sur une solution alternative qui consisterait en une convention entre l'État et la collectivité. Pourtant, la loi organique permet de nombreuses adaptations, qui restent méconnues dans les ministères. À l'heure où sont évoquées la différenciation et la décentralisation et où nous disposons des outils adéquats, force est de constater que nous nous heurtons à de profonds dysfonctionnements, du fait d'incompréhensions, de méconnaissances ou parfois d'une absence de volonté pour faire confiance aux élus du territoire. Cela n'est évidemment pas antinomique d'un accompagnement des services de l'État et de transferts financiers à la hauteur des projets portés par les territoires.
M. Stéphane Artano, président. - Jugez-vous le dispositif de consultation préalable satisfaisant ?
M. Bernard Briand. - En pratique, nous recevons fréquemment de la part de la préfecture des saisines en urgence, dont le délai d'examen est de quinze jours seulement. Certaines saisines n'ont aucun intérêt pour notre territoire ; et il revient à notre service juridique - constitué pour notre collectivité d'une seule personne - d'en mener l'analyse et d'identifier les éventuelles conséquences. Il conviendrait que la préfecture nous consente des délais moins contraints et sélectionne en amont les sujets ayant un véritable intérêt pour la collectivité. Quoi qu'il en soit, les décisions que nous prenons sont rarement prises en considération et ne font l'objet d'aucun retour.
M. Stéphane Artano, président. - Avez-vous relevé des points de blocage ou d'autres difficultés en matière de fonctionnement ?
M. Bernard Briand. - Nous avons identifié des points de blocage et des éléments d'incompréhension entre les communes et la collectivité. Pour autant, le cadre institutionnel est aujourd'hui clairement défini. Il fait toutefois l'objet de certaines divergences d'interprétation sur le territoire et d'interrogations portées par les services de l'État. Par conséquent, l'exercice nécessite parfois davantage d'explications, notamment pour éviter une exploitation politique, ce qui a pu être le cas par le passé. Mais depuis deux ans, et le renouvellement des deux équipes municipales, aucune mésentente particulière n'est à déplorer sur les champs de compétences des uns et des autres. Nous avons pu noter sur certains sujets un champ d'intervention de la collectivité plus large que prévu, y compris d'un point de vue financier.
Des clarifications sont souhaitables. Tel est le cas pour l'intervention de la collectivité sur l'entretien du réseau routier de la commune de Miquelon-Langlade. La collectivité s'en acquitte. Mais la législation mériterait un toilettage sur ce sujet.
Mais en général, les dispositions législatives sont claires. Par exemple les services d'incendie et de secours sont du ressort des communes et cela a conduit à des dotations supplémentaires pour permettre la prise en charge de frais de fonctionnement par les deux communes de Saint-Pierre, d'une part, et de Miquelon-Langlade, d'autre part.
M. Stéphane Artano, président. - Comment percevez-vous le rôle d'accompagnement de l'État ? Pensez-vous que les services de l'État présents sur le territoire sont suffisamment dotés ? Le décret du 18 avril 2020 qui permet au préfet de déroger aux règles communes dans certaines conditions a-t-il été mis en application sur le territoire de Saint-Pierre-et-Miquelon ?
M. Bernard Briand. - À ma connaissance, le décret de 2020 n'a pas fait l'objet d'application.
Les relations avec l'État ont été quelque peu tumultueuses entre 2012 et 2022, notamment entre 2014 et 2022, période durant laquelle l'accompagnement de l'État a été particulièrement inexistant. Désormais, nous sommes dans une relation plus sereine et même une véritable relation de confiance avec le nouveau ministre. L'avenir nous dira si les projets politiques de la collectivité seront dans les faits correctement accompagnés sur le territoire. En effet, certains engagements de l'État notamment sur des investissements qui n'étaient pas considérés comme prioritaires par les autorités locales ont été concrétisés en raison d'un rapport de force politique avec la préfecture. Depuis les élections de juin 2022, les relations sont plus sereines et nous ont permis d'entreprendre de nouvelles démarches, aboutissant notamment à un conventionnement permettant aux ferries de la collectivité de transporter du fret, tant sur Miquelon qu'à l'international, participant ainsi au désenclavement du territoire, dans un contexte de vie chère. Voilà un exemple concret qui démontre que la situation a évolué positivement sur notre territoire en l'espace de quelques mois. Dans ces conditions, il est désormais plus facile d'utiliser son énergie pour le développement du territoire que par le passé.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Quel est votre avis sur une éventuelle fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à un statut sur mesure et mettant fin à la dichotomie historique entre DOM et COM ?
M. Bernard Briand. - Nous avons bénéficié, grâce à l'action des anciens élus de davantage d'autonomie et d'un statut se rapprochant du sur-mesure. Par conséquent, je suis favorable à une telle évolution. Il conviendra toutefois de veiller à sa mise en oeuvre. De même, le gouvernement actuel et les suivants devront accepter que les décisions puissent être décentralisées.
Nous constatons depuis de nombreuses années de grandes difficultés de mise en oeuvre malgré les discours répétés sur la différenciation et la déconcentration. La République est une et indivisible et nous ne sommes pas moins français en étant à des milliers de kilomètres de la France hexagonale. C'est pourquoi il convient de faire confiance à celles et ceux qui souhaitent disposer des outils nécessaires à leur développement. En effet, quand les décisions ne sortent pas des sphères parisiennes, elles n'incitent pas les élus à prendre davantage de responsabilités.
Bien entendu, il appartiendra à chaque président de DOM ou de DROM de définir le champ de compétences souhaité. Mes discussions avec les présidents de départements ultramarins m'amènent à penser que cette évolution serait une véritable opportunité, si tous les moyens sont mobilisés pour sa mise en oeuvre. Je vous ai exposé l'incompréhension de certaines demandes d'habilitation concernant notre territoire de six mille habitants ; j'imagine cet impact à l'échelle d'une région comme La Réunion, qui compte près d'un million d'habitants. C'est pourquoi il conviendrait de fluidifier ce mécanisme législatif sur les dispositions spécifiques à un territoire de taille modeste, tel celui de Saint-Pierre-et-Miquelon, pour en tirer les enseignements permettant de les étendre aux DOM ou DROM désireux de plus de différenciation territoriale sur-mesure et en lien avec les demandes exprimées par les élus.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Quel sens donnez-vous aux notions de différenciation et de responsabilisation ? Quel contenu concret y attacheriez-vous ? Où situeriez-vous la limite avec la notion d'autonomie ?
M. Bernard Briand. - La différenciation est extrêmement importante et permet plus d'autonomie et de responsabilité. Elle incite également les élus à être davantage partie prenante dans le développement socio-économique des territoires. Il convient d'établir une relation de confiance et de permettre aux territoires de s'approprier davantage les outils afin de répondre aux enjeux climatiques et sociaux qui se posent de façon spécifique sur chaque territoire. Tel a été dernièrement le cas en matière de santé mentale. En effet, je considère que les référentiels nationaux doivent pouvoir être adaptés aux réalités du territoire, sur le modèle des projets académiques et des projets d'établissement pour l'éducation nationale.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - En cas de réécriture de l'article 74 de la Constitution, quelles dispositions souhaiteriez-vous voir modifiées ?
M. Bernard Briand. - S'agissant de l'immatriculation des navires, cette compétence peut être conservée. Elle nécessite toutefois la mise en place d'un registre particulier, ce qui exige de mobiliser une ingénierie dont nous ne disposons pas pour l'heure sur notre territoire.
Par ailleurs, un avis du Conseil d'État d'octobre 2019 pourrait permettre d'accroître nos compétences en matière d'environnement. Ce sujet pourrait être discuté avec Saint-Barthélemy qui a de l'expérience dans ce domaine.
Quant à la délégation de service public sur le fret, elle pourrait être améliorée en assouplissant le modèle d'importation des biens sur le territoire, qui date de plus de 40 ans.
En tout état de cause, l'application de certaines dispositions pourrait être réexaminée sans modifications de la loi, éventuellement par ordonnance.
Mme Micheline Jacques, rapporteur. - L'article 74 de la Constitution et la loi organique permettent à la collectivité de participer, sous le contrôle de l'État, à l'exercice de certaines compétences qu'il conserve, et en particulier les sanctions pénales. Quelle analyse faites-vous de ce dispositif ?
M. Bernard Briand. - Notre schéma territorial de l'aménagement et de l'urbanisme prévoit l'application de sanctions pénales. Néanmoins, nous ne disposons pas du pouvoir de police. Par conséquent, la question de la mise en oeuvre n'est pas à ce jour résolue.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - La population adhère-t-elle à ce statut de COM ? Des souhaits d'évolution s'expriment-ils dans le débat public ? Qu'en est-il des socio-professionnels ? Une possible révision constitutionnelle suscite-t-elle des inquiétudes ou des espoirs ?
M. Bernard Briand. - Les sujets constitutionnels ne constituent pas la préoccupation première de la population. Nous mettons en avant notre statut particulier. Il nous a permis d'obtenir des financements européens relativement importants - de l'ordre de 35 à 40 % des budgets d'investissement. Nous soulignons le fait que ces dispositions particulières favorisent une autre relation à l'Europe, en qualité de territoire associé. De telles enveloppes pourraient disparaître à la faveur d'une révision constitutionnelle qui rendrait nécessaire une ingénierie dont nous ne disposons pas pour obtenir et gérer des fonds tels que ceux reçus par la Guadeloupe, la Martinique ou la Guyane.
En outre, la fiscalité propre au territoire permet un réinvestissement de l'impôt dans l'économie locale. Nos acteurs économiques sont attachés à ce statut hybride, tout en revendiquant un attachement viscéral à la France et aux valeurs de la République.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos très éclairants.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie pour ce volet constitutionnel très important pour les collectivités et pour vos éclairages.
N'hésitez pas à nous faire parvenir vos réponses écrites et tous documents que vous jugerez utiles pour nourrir la réflexion.
M. Bernard Briand. - Je vous remercie de votre attention et vous souhaite bonne continuation dans vos travaux. Je me félicite aussi de l'intérêt du Gouvernement pour la construction de relations fortes avec les territoires ultramarins, pour mener conjointement ces travaux. À ce titre, l'action de la délégation est utile pour ceux qui souhaitent voir évoluer la Constitution et les statuts de nos territoires.
Jeudi 20 octobre 2022
Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de MM. Édouard Fritch, président de la Polynésie française et Gaston Tong Sang, président de l'Assemblée de la Polynésie française
M. Stéphane Artano, président. - Chers collègues, nous entendons ce matin en audition commune messieurs Édouard Fritch, président de la Polynésie française, et Gaston Tong Sang, président de l'Assemblée de la Polynésie française, dans le cadre de notre étude sur l'évolution institutionnelle des outre-mer.
Nous vous remercions très vivement, messieurs les présidents, de vous être rendus disponibles pour répondre à nos questions, malgré un emploi du temps chargé, et l'heure tardive pour vous, et matinale pour nous. Je salue également nos collègues Lana Tetuanui qui participe à cette audition depuis votre territoire, et Teva Rohfritsch, qui y assiste à nos côtés.
Vous êtes entourés de madame Marie-Laure Denis, directrice de cabinet du président de la Polynésie française et de messieurs Étienne Howan, conseiller juridique auprès du président de la Polynésie française, et Philippe Machenaud, secrétaire général du gouvernement.
Je vous indique que nous sommes déjà à mi-chemin de nos consultations. Il s'agit précisément de notre 6ème audition, après Saint-Barthélemy, La Réunion, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon.
Lorsqu'il est question de l'autonomie, est souvent évoqué le « modèle polynésien ». Sur la base du questionnaire qui vous a été adressé, vous nous direz quel bilan vous dressez de la pratique de vos institutions depuis la loi organique du 27 février 2004 et les perspectives que fait naître une éventuelle révision constitutionnelle en 2023.
Je vais vous céder la parole, monsieur le président Édouard Fritch, pour votre exposé liminaire, puis ce sera le tour du président Gaston Tong Sang, pour nous éclairer sur la manière dont votre collectivité fait vivre votre statut, et sur les aménagements que vous souhaiteriez éventuellement.
Avec Micheline Jacques, nous vous interrogerons ensuite ainsi que nos autres collègues. Nous disposons d'environ une heure et quart ce matin, car nous organisons ce matin une table ronde sur le volet financier et fiscal de la gestion des déchets en outre-mer. Bien évidemment, nous sommes preneurs de vos éventuelles contributions écrites qui viendraient enrichir les échanges de ce matin.
M. Édouard Fritch, président de la Polynésie française. -Merci. Il n'est pas si tard que cela. Il est 20 heures, ce mercredi soir, mais je sais qu'il est très tôt pour la métropole. Merci pour cet entretien. Je vous adresse nos salutations. Je suis accompagné par le président de l'Assemblée de la Polynésie française et la sénatrice Lana Tetuanui.
S'agissant du bilan du statut d'autonomie en Polynésie française, je ne vous étonnerai pas en vous disant que ce statut donne globalement satisfaction, même s'il existe quelques réserves. Le régime de libre gouvernement, ainsi que la répartition des compétences prévue par le statut de 2004, permettent aux autorités locales de gérer les affaires du pays avec des règles conçues et adoptées localement. C'est le principe de base le plus important et c'est ce qui était réclamé par le monde politique polynésien, quasiment dès les années 60.
Globalement, cette répartition des compétences issue de la loi organique de 2004 est satisfaisante, à quelques réserves près. Je rappelle par exemple que le transfert des compétences entre l'État et le pays a été insuffisamment accompagné et non évalué à sa juste mesure. La Polynésie française exerce ses compétences mais, pour certaines d'entre elles, cela ne va pas sans difficultés.
Sur le plan de l'organisation et du fonctionnement des institutions, comme nous l'avons déjà souligné lors de la modification statutaire de 2019, la loi organique devrait être limitée aux éléments essentiels. Comme vous le savez, aujourd'hui, le statut de la Polynésie française entre dans le détail de l'organisation de l'exécutif du pays, en précisant le nombre de ministres et en fixant une limite au budget de fonctionnement.
Une autre difficulté a trait à l'application des articles concernant les communes de la Polynésie française. Aujourd'hui, les communes jouent un rôle très important sur notre territoire. Nous nous efforçons de les accompagner dans leur développement, mais les communes n'ayant pas la compétence générale, leurs compétences sont malheureusement limitées. Certains maires souhaiteraient pouvoir exercer des compétences du pays par délégation. Je pense au champ social, à la jeunesse, au sport et à la vie associative, des sujets très prégnants pour ces maires dans la gestion de leur commune.
Nous essayons de trouver des solutions dans le cadre de l'application des articles 43-2, 48 et 55 du statut, qui prévoient que le pays peut partager certaines compétences avec les communes. Le pays s'est engagé dans la mise en oeuvre de ces articles, mais l'exercice est complexe compte tenu des dispositions propres à la Polynésie française. Il faut faire du sur-mesure, afin de laisser aux communes la possibilité de partager certaines compétences avec nous.
Force est aussi de constater que la répartition des compétences est fréquemment invoquée comme justification pour ne pas associer la Polynésie française à certaines politiques nationales. Je pense par exemple à la gestion des fonds dédiés au très haut-débit, à la contribution au service public de l'électricité (CSPE) ou à certaines politiques en matière de santé. Nous sommes systématiquement écartés des politiques nationales, au motif que la collectivité a la compétence dans ces matières.
Nous appliquons le statut de la Polynésie française depuis 1984. Il a vraisemblablement besoin d'évoluer pour certaines compétences. Nous sortons de la crise sanitaire durant laquelle nous avons dû partager avec l'État certaines compétences : dans le domaine de la santé, pour la Polynésie, etdans celui de la liberté de circulation, pour l'État. La population polynésienne a l'impression que l'État a effectivement exercé ses droits en matière de liberté de circuler tandis que le pays a été totalement absent des décisions prises en matière de santé. Je pense que nous devrons réfléchir à un aménagement de cette compétence de l'État afin de trouver un juste milieu, de sorte que le pays puisse, en temps de crise -sanitaire ou autre nature-, prendre la main sur l'organisation locale des moyens pour y faire face.
Des difficultés existent en particulier en matière de protection pour l'accès au foncier et de protection de l'emploi. Comme vous le savez, depuis un certain temps, en Polynésie française, à l'instar de ce qui se fait en Nouvelle-Calédonie, il est beaucoup question de citoyenneté. En Nouvelle-Calédonie, le sujet a souvent été mis sur la table pour des raisons électorales. Ici, en Polynésie française, cela a été beaucoup discuté lors des dernières élections législatives. Il nous faudra trouver des aménagements au statut. Nous avons été déboutés devant le Conseil d'État il y a quelque temps, mais le sujet continue tout doucement à avancer. Des résultats sont attendus, rapidement si possible.
Il en est de même pour les compétences du pays en matière de relations internationales. La Polynésie française fait aujourd'hui partie de certaines associations internationales, comme le Forum des Îles du Pacifique. C'est compliqué. Nous avons décidé, avec la Nouvelle-Zélande, de construire un câble transpacifique entre Papeete et les îles Samoa. Je n'ai pu conclure rapidement l'accord avec la Nouvelle-Zélande (même s'il ne s'agit que d'un accord commercial) car j'ai dû solliciter l'accord du ministère des Affaires étrangères pour cette opération. Nous ne demandons pas l'extension des compétences internationales sur le plan diplomatique, ni au regard des accords déjà conclus avec l'État français. Mais pour le rayonnement de la Polynésie française, au nom de la France dans cette zone du Pacifique, nous devrions, à mes yeux, jouir d'une liberté d'action plus large pour conclure certains accords avec nos voisins du Pacifique.
Nous avions déjà évoqué, lors de notre dernière rencontre, certaines améliorations souhaitables dans l'évolution statutaire de la Polynésie française. Pour le reste, je vous redis toute notre satisfaction, aujourd'hui, quant à l'exercice de l'autonomie en Polynésie française et aux compétences que nous assumons, avec des moyens financiers qui nous permettent de les exercer. Il reste néanmoins, dans le cadre de la solidarité nationale ou au titre de politiques nationales, à ne pas exclure systématiquement la Polynésie française de certaines matières, au seul motif que nous serions compétents.
M. Gaston Tong Sang, président de l'assemblée de la Polynésie française. - Nous parlons d'une seule voix ce soir, le gouvernement et l'assemblée de Polynésie française. J'ajouterai simplement quelques mots au sujet de l'accessibilité et de l'intelligibilité des règles. Ce sujet a fait l'objet de discussions à Paris à l'occasion de la modification de la loi organique en juillet 2019. Une mission a été diligentée, mais nous attendons toujours son rapport. Il est très difficile de bien connaître les textes applicables en Polynésie française.
Les communes ont pleinement leur place dans l'organisation de nos institutions en Polynésie française. Nous parlions à l'instant du transfert de compétences du pays vers les communes dans le domaine social ou économique. J'aurais plutôt tendance à évoquer les compétences déjà transférées aux communes, comme l'eau, l'assainissement et les déchets. Ce sont des compétences très lourdes, techniquement et financièrement. Au moment de ces transferts, une commission d'évaluation avait été mise en place, présidée par la Chambre territoriale des comptes, afin de montrer à l'État et aux communes la charge considérable que représentaient ces transferts de compétences, pour des communes totalement dépourvues de moyens.
L'État a même fixé une date limite pour la fourniture d'eau potable aux populations, pour le traitement des eaux usées et pour la mise en place de solutions de traitement des déchets. Cette date a été repoussée à deux reprises, car nous n'étions pas en mesure de tenir les délais. Pour l'eau, l'échéance a été fixée à 2024. Pour l'assainissement, c'est plus tard. Je suis convaincu que même ces dates ne pourront être respectées par toutes les communes, faute d'un dispositif clair permettant d'accompagner juridiquement et financièrement les communes dans l'exercice de ces compétences. Le foncier constituerait une nouvelle compétence. Assurons-nous d'abord que les compétences déjà transférées peuvent être effectivement exercées.
Depuis 2016, le statut fonctionne bien, en particulier depuis que la nouvelle loi électorale a été mise en place. Cela nous a évité la période pénible d'instabilité politique qui a prévalu de 2004 à 2012, c'est-à-dire pendant presque deux mandats. Nous n'avons aucune envie de revivre cette période et la modification du scrutin électoral a au moins apporté à la Polynésie française cette stabilité, pour la durée d'un mandat de cinq ans.
Le statut d'autonomie fonctionne. Certaines dispositions de la loi organique ont été conçues à l'époque de cette instabilité : on a limité les moyens de fonctionnement d'un gouvernement, par des mesures qui ne sont à mes yeux aucunement adaptées à l'autonomie de la Polynésie française. Cette compétence devait revenir à l'assemblée et non à la loi organique. Peut-être y a-t-il là une disposition à faire évoluer, afin que la Polynésie française jouisse pleinement de son autonomie, en donnant du sens à celle-ci. De nombreuses dispositions ont été mises en place en 2012, mais on a retiré à la Polynésie française une partie des moyens de son autonomie.
M. Stéphane Artano, président. - Le constat que vous venez de dresser a-t-il suscité, de la part des communes, un transfert en sens inverse, d'une compétence qu'elles n'auraient pu ou su exercer ? La question peut aussi se poser entre le pays et l'État : y a-t-il des compétences que vous souhaiteriez voir revenir à l'État ? Avez-vous constaté le même phénomène au niveau des strates communales : y a-t-il eu des sollicitations pour ce mouvement inverse de la part de communes qui n'auraient pas eu les moyens d'exercer certaines compétences ?
M. Édouard Fritch. - Les sollicitations pour ce mouvement inverse arrivent de toutes parts. Tous les maires de Polynésie française rencontrent aujourd'hui de grandes difficultés, ne serait-ce que pour livrer de l'eau potable dans les communes. Dans les atolls, l'eau potable consommée par les populations est issue des pluies, recueillies par les toitures et collectées dans des citernes, car il n'y a pas de sources d'eau potable dans ces territoires.
L'ensemble des communes de Polynésie française ne satisfait pas encore aux obligations du code général des collectivités territoriales (CGCT). Pire encore, le problème de l'assainissement des eaux usées se pose avec acuité, car il soulève un problème de compétence entre le pays et les communes, autour de la reconnaissance des systèmes de traitement d'eaux usées individuels. Nous nous battons, en nous appuyant sur nos juristes, pour parvenir à une solution claire pour tous.
Le pire, dans cette affaire, porte sur les systèmes d'assainissement collectifs : ceux-ci coûtent extrêmement chers en Polynésie française. En tant que maire, je ne peux que constater que le transfert des compétences aux communes n'a pas été accompagné de moyens techniques, d'ingénierie ou financiers pour bien exercer ces compétences. Aujourd'hui, les maires sont dépassés et n'en peuvent plus. Certaines communes ont la volonté d'exercer ces compétences, mais les résultats des études en conduisent plus d'un à jeter l'éponge.
Un autre sujet va surgir très bientôt, celui du traitement des ordures ménagères dans nos collectivités. Ce secteur est également très budgétivore et va surtout causer de graves problèmes pour l'environnement. Les déchets ménagers posent un véritable problème aux communes de la Polynésie française et les redevances ne couvrent , en moyenne, que le tiers du budget dédié au traitement des ordures ménagères. Cela représente un coût exorbitant et, ne pouvant augmenter les redevances (car les contribuables ne paieront pas, en particulier dans les communes rurales où les revenus sont bas), les communes ont besoin d'un accompagnement financier et technique inscrit dans la loi, afin qu'elles soient en règle avec le CGCT.
M. Stéphane Artano, président. - Comment jugez-vous l'accompagnement de l'État concernant les compétences de votre territoire ? Si je comprends bien, les transferts n'ont pas toujours été bien évalués et un accompagnement vous paraît-il nécessaire ,notamment pour les communes ?
M. Gaston Tong Sang. - Je pense qu'il n'est pas trop tard pour conduire une mission d'évaluation et, peut-être, demander à la Chambre territoriale des comptes de mettre à jour le travail d'évaluation que nous lui avions demandé. Chaque partie pourra ainsi mesurer le chemin qu'il reste à faire. Dans de nombreux cas, c'est à peine la moitié du chemin qui a été fait. L'objectif est d'assurer la santé publique à tous nos concitoyens et que chacun puisse accéder à une eau potable de qualité. L'assainissement collectif des eaux usées et le traitement des déchets viendront naturellement dans le prolongement de ces projets.
Cela nécessite des moyens importants. Peut-être le moment est-il venu de dire que, même si la Polynésie française a un statut particulier d'autonomie, les communes de Polynésie française sont toutes régies par le Code général des collectivités territoriales. Les communes étant régies par ce droit commun, il est normal qu'elles puissent accéder à des fonds importants tels qu'ils existent en France et même en Europe. Ce serait une façon d'aider les communes à exercer pleinement leurs compétences.
Mme Lana Tetuanui. - J'ai tenté, en 2019, de permettre la participation de l'État au financement des communes, via le Fonds Intercommunal de Péréquation (FIP). Je n'en démords pas : il faut que l'Etat abonde le FIP à la même hauteur que le pays. Les communes sont des collectivités de l'État. Or le pays contribue aujourd'hui au FIP à hauteur de 60% environ.
M. Stéphane Artano, président. - Ceci veut-il dire que l'on vous a opposé le statut d'autonomie du territoire pour considérer qu'il revenait au pays de « se débrouiller » ? Je dis les choses de manière très directe.
Mme Lana Tetuanui. - Oui. C'est le genre d'argument que l'on nous oppose. On nous rappelle que les communes n'ont pas la clause de compétence générale. Ou bien encore que durant de nombreuses années, les communes métropolitaines ont vu leur dotation globale de fonctionnement (DGF) baisser, alors que la nôtre n'a pas diminué, grâce à un combat mené par nos prédécesseurs, qui a permis d'indexer la DGF des communes de Polynésie sur la dotation globale d'autonomie (DGA). Mais il s'agit là de succès ponctuels arrachés par nos parlementaires. Ce n'est pas un acquis de droit commun avec une réflexion générale sur le financement de nos communes.
M. Stéphane Artano, président. - C'est aussi le type d'argument que l'on nous oppose dans certains territoires, à propos de l'article 74 de la Constitution : « vous l'avez souhaité, débrouillez-vous maintenant avec l'exercice de la compétence » !
Pour rester sur le volet concernant l'État avant d'aborder le volet plus institutionnel, la déconcentration des services de l'État permet-elle à celui-ci d'adapter ses politiques sur le territoire ? Vous savez par exemple que le Haut-commissaire peut déroger, sur la base d'un décret du 8 avril 2020, à un certain nombre de règles afin de les adapter au contexte de la Polynésie française. Ces dispositions ont-elles été mises en oeuvre à votre connaissance ?
M. Édouard Fritch. - Ces dispositions n'ont pas vraiment été mises en oeuvre en Polynésie française. Cette déconcentration aurait effectivement permis à l'État d'appliquer d'une façon beaucoup plus appropriée les dispositions prévues et de les adapter aux spécificités du pays dans les domaines de compétence de l'État. J'ai peu d'exemples d'une application de cette déconcentration en Polynésie française.
Cela va même plus loin : le gouvernement de la Polynésie française n'avait pas été consulté du tout, au départ, quant à l'extension de la déconcentration à la Polynésie française. Je crois que même le Haut-commissaire n'a pas été consulté, à ce jour, quant à l'application de la déconcentration en Polynésie française.
Il s'agit d'une compétence de l'État, dont je ne veux pas juger l'action.
Je souhaitais répondre à la question que vous avez soulevée : l'État nous accompagne-t-il suffisamment dans l'exercice de nos compétences ? La Polynésie a une histoire un peu différente de celle des autres collectivités car, comme vous le savez, nous avons une autonomie de gestion de notre pays depuis 1984. Or jusqu'en 2000, il y avait le Centre d'Expérimentation du Pacifique (CEP). Durant toute cette époque, nous ne nous sommes pas réellement rendu compte de certaines difficultés que nous avions dans l'exercice de notre autonomie, car les choses étaient alors beaucoup plus faciles à régler : la Polynésie française était au service de l'État et celui-ci était assez généreux vis-à-vis de la Polynésie française.
Les choses ont changé à partir de l'an 2000 : il a été mis fin à cette contribution permanente de l'État et à la présence de l'administration militaire, ce qui a également tari le flux de ressources financières qui accompagnait ces activités. Le territoire a réalisé que l'autonomie avait un coût. Fort heureusement, l'État s'est également rendu compte qu'il existait un mouvement de population des îles vers le centre, à Tahiti. Les bureaux du Centre d'expérimentation se trouvaient ici et, pour se rendre sur les sites, il fallait passer par l'île de Tahiti. On a pris conscience de l'hyper-développement de l'île de Tahiti et de l'atoll de Hao, qui était la base arrière, tandis que le reste de la Polynésie française « n'existait quasiment pas ».
L'État a alors mis en place, sous la présidence de Jacques Chirac, des fonds d'accompagnement de la Polynésie française. Il s'agissait d'abord de fonds de reconversion, qui sont devenus l'expression de la dette de l'État envers la Polynésie française. L'État est ainsi intervenu massivement pour le rééquilibrage des infrastructures. Ces investissements nous aident énormément. Affirmer le contraire serait occulter la vérité. D'autres difficultés sont néanmoins apparues, en particulier sur le plan sanitaire et dans le domaine des fonds sociaux. La sécurité sociale, en Polynésie française, est gérée par la Caisse de prévoyance sociale (CPS) et le système mis en place en 1994 a beaucoup souffert. Nous avons une couverture générale de la population : que les personnes cotisent ou non, elles bénéficient d'allocations et peuvent être soignées à l'hôpital. Le dispositif s'est ainsi progressivement alourdi.
Nous avons un système fiscal qui nous est propre et nous nous efforçons de répondre aux besoins du pays. Toutefois, nous sommes confrontés à d'énormes difficultés. Nous subissons les crises économiques comme tout le monde. Je pense à la crise de 2008-2010 et celle sanitaire Ce sont des situations exceptionnelles, mais nous continuons aussi de gérer, sur le plan sanitaire, les conséquences des essais nucléaires. Je ne vais pas plaider dans le sens des opposants au nucléaire, mais il est vrai que le système de santé, en Polynésie française, coûte de plus en plus cher au territoire, et nous avons aussi de nombreux cas de cancer, consécutivement aux essais nucléaires, ce qui fragilise nos dépenses sociales.
C'est la raison pour laquelle, cette année encore, nous avons demandé le soutien de la solidarité nationale, d'autant plus que les difficultés ont pris une acuité nouvelle avec la crise Covid. Les fonds sont devenus de plus en plus exsangues et nous avons souscrit un prêt garanti par l'État, afin de renflouer la CPS.
Pour autant, comme vous le savez, nous n'avons pas de caisse de chômage en Polynésie française : les personnes qui ne travaillent pas, ne perçoivent aucune ressource. Nous avons un dispositif d'accompagnement de nos chômeurs au travers d'emplois aidés qui permettent à chacun de gagner un peu d'argent, mais la situation reste fragile. Durant la crise sanitaire, parce que nous étions autonomes, nous n'avons pu bénéficier des allocations chômage spécifiquement versées en métropole à ceux contraints de ne plus travailler. Nous avons dû nous-mêmes assurer cette solidarité. C'est aussi cela, l'autonomie. Bien sûr, nous aimerions que l'État nous accompagne toujours plus, car cela nous éviterait d'avoir à augmenter les impôts - dont le niveau reste toutefois inférieur à celui de l'Hexagone. C'est un exercice très intéressant : l'autonomie nous donne des pouvoirs de décision et des compétences dans l'exercice des compétences exécutives et législatives. Il faut cependant assumer les responsabilités qui en découlent et souffrir de temps en temps.
M. Stéphane Artano, président. - J'ai presque envie de dire, pour résumer, que l'autonomie, c'est la responsabilisation des acteurs de nos territoires. Vous venez de le démontrer. Cela me permet d'aborder un autre sujet : le président de la République a engagé avec un certain nombre de collectivités, à l'occasion d'une rencontre à l'Élysée, le 7 septembre dernier, un processus de concertation portant sur plusieurs secteurs (économie, environnement, social), avant d'aboutir peut-être, pour certains territoires, à des évolutions institutionnelles. La Polynésie française demande t-elle une concertation, qui permettrait d'adapter les choses, afin de prévenir d'autres crises, sur la base des constats que vous avez dressés ?
M. Édouard Fritch. - Je suis convaincu qu'on est plus intelligent à plusieurs et qu'entendre les expériences des uns ou des autres ne peut être que positif, y compris pour ceux qui ont davantage d'expérience que les autres dans les sujets considérés. Je n'avais pas prévu de me rendre à la rencontre prévue au Sénat, à l'occasion du prochain Congrès des maires. J'ai finalement décidé d'y participer, car je crois que la solidarité des ultramarins, commande que nous apportions notre contribution à la réflexion avant de se lancer dans de tels changements, et peut-être même mettre en garde les départements d'outre-mer, afin qu'ils trouvent le « bon chemin ».
Mme Lana Tetuanui. - Je rebondis sur la question de la déconcentration. Nous sommes un peuple très respectueux du représentant de l'État sur notre territoire. Néanmoins, concrètement, en matière d'éducation, le ministre polynésien de l'Éducation vient à Paris tous les ans en septembre, afin de négocier toutes les conventions pour l'année suivante. Dans le domaine social, la ministre polynésienne chargée du social et de la solidarité se déplace à Paris. Dans le domaine militaire, le haut-commissaire, qui est le plus haut représentant de l'État ici, ne peut rien dire au contre-amiral, car cela se décide aussi à Paris. En matière judiciaire, le procureur général est encore à part. Le plus haut représentant de l'État sur notre territoire est le haut-commissaire. Pourtant, lorsque les communes veulent négocier avec l'État, les maires sont obligés de prendre leur bâton de pèlerin et de venir à Paris. Je ne vous apprends rien. La déconcentration des services de l'État est une réalité discutable, mais nous sommes respectueux de l'autorité de l'État.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Monsieur le président de la Polynésie française, je vais maintenant aborder le volet plus institutionnel. Quel est votre avis quant à la fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, qui ouvrirait la voie à des statuts sur mesure et à la fin de la dichotomie historique département d'outre-mer et collectivité d'outre-mer (DOM-COM) ?
M. Édouard Fritch. - Je crois qu'il faut laisser à la Polynésie française le bénéfice de son article et ne pas fusionner l'ensemble de ces articles pour mettre fin à cette dichotomie entre DOM et COM. Il faut que nous y réfléchissions. Nous sommes en tout cas entièrement opposés à la fusion de ces articles.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Quel sens donnez-vous aux notions de différenciation, de responsabilisation et d'autonomie ?
M. Édouard Fritch. - Comme j'ai eu l'occasion de le dire à l'Assemblée nationale, lorsque je me trouvais sur ses bancs, la notion d'autonomie va de pair avec celles de différenciation et de responsabilisation. Lors des débats au Sénat sur la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie, bien souvent, nous défendons le principe d'adaptation des lois en tenant compte des spécificités des uns et des autres. Les spécificités de la Polynésie française ne sont pas tout à fait les mêmes, bien que nous fassions partie du même bassin, que celles de la Nouvelle-Calédonie ou de Wallis-et-Futuna.
Je vois bien la notion de statut d'autonomie applicable avec un cadre commun, en termes de répartition des compétences, encore que cela dépende des spécificités économiques locales. Je vois bien un cadre qui rassemblerait l'ensemble des compétences qui seraient déléguées par l'État aux collectivités et départements d'outre-mer, mais sans oublier que chacun a ses différences Par exemple, nous vivons ici essentiellement du tourisme et des ressources de la mer. En Nouvelle-Calédonie, ce sont les activités minières qui priment. Le tourisme est secondaire.
Je comprends également votre souci de mieux coordonner ce qui relève de la gestion de ces collectivités d'outre-mer, car nous avons besoin d'une sorte de tronc commun. Mais il ne sera pas statutaire : le statut applicable à la Nouvelle-Calédonie ne sera jamais identique à celui de la Polynésie française. Il faut faire du sur-mesure pour adapter le statut aux spécificités des uns et des autres.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - La notion de citoyenneté polynésienne a été évoquée. Elle supposerait la modification de la Constitution. Quel contenu attachez-vous à cette notion ? Y êtes-vous favorables ? Y a-t-il d'autres dispositions de l'article 74 de la Constitution que vous souhaiteriez modifier ?
M. Édouard Fritch. - Effectivement, ce débat, autour de la notion de citoyenneté, a eu lieu. Il est relativement récent et est monté en puissance avec la préparation des élections législatives. Il est en réalité sous-tendu par deux autres débats, concernant la protection de l'emploi local et celle du foncier local. Nous sommes très jaloux de notre foncier car, contrairement à la Nouvelle-Calédonie, nous avons très peu de plaines. Nous n'avons pas de vastes surfaces, ce qui explique un attachement particulier, océanien, à la terre, même si nous vivons de la mer. Nous sommes issus de la terre, laquelle est étroitement liée à l'océan. Nous assistons aujourd'hui à une spéculation sur la vente des terrains en Polynésie française, sous l'effet d'investissements extérieurs. Lorsque la crise a eu lieu en Nouvelle-Calédonie, juste avant le référendum, certains Calédoniens ont souhaité investir ailleurs, en raison d'une incertitude quant au devenir de leur île.
Cela n'a pas été un raz-de-marée, mais un phénomène de spéculation a bel et bien existé, dans un mouvement de précipitation, presque de panique. Cela a fait flamber les prix. Le phénomène n'est pas dû seulement à la Nouvelle-Calédonie. Depuis un certain temps, la Polynésie française est devenue un havre de paix recherché, lorsqu'on atteint l'âge de la retraite et que l'on approche de la fin de sa vie, car la vie y est plus belle et plus douce.
Nous avons eu des gouvernements indépendantistes et Oscar Temaru avait fait une première tentative d'adoption d'une loi de pays qui permette de réserver les emplois locaux aux personnes originaires de notre territoire. Je crois qu'une condition avait été introduite à propos de la langue tahitienne : si l'on ne parlait pas le polynésien, on ne pouvait accéder à ces emplois. Le Conseil d'État a censuré cette disposition, ce que nous comprenons. Cela a découragé de nombreux acteurs. Nous avons repris le flambeau en conditionnant la prise d'un emploi local à un certain nombre d'années de résidence en Polynésie française.
Nous venons d'adopter la liste des emplois qui seraient ainsi réservés aux Polynésiens. Ces sujets créent une impatience, car le taux de chômage, en Polynésie française, est aujourd'hui élevé et de nombreuses personnes sont sans emploi. C'est ce contexte qui a sous-tendu le débat sur la notion de citoyenneté. Ce terme de citoyenneté me plaît peu, à vrai dire, car il donne le sentiment de vouloir écarter certains au profit des autres. C'est ce qui me fait peur. La Polynésie française est accueillante et cette notion va presque à l'encontre de notre façon de concevoir les choses. Le souci existe néanmoins et il faut que nous nous fassions accompagner par des spécialistes du Sénat ou de l'Assemblée nationale afin d'aboutir, sur le plan statutaire, à un dispositif qui soit à la mesure des spécificités locales.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je comprends votre position et je partage votre analyse, car Saint-Barthélemy connaît ce même problème de spéculation et cet attachement à la terre.
L'article 74 de la Constitution permet l'adoption par les collectivités dotées de l'autonomie des mesures justifiées par les nécessités locales en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier. En avez-vous fait usage ? Souhaitez-vous aller plus loin, notamment dans d'autres domaines ?
M. Édouard Fritch. - Le statut prévoit effectivement des mesures de protection de l'accès au foncier, mais nous estimons que le régime est lourd à mettre en oeuvre. Ces dispositions devraient être rendues beaucoup plus souples. C'est la raison pour laquelle je plaide pour des séances de travail ensemble, afin que nous trouvions des solutions plus adaptées et aisées à mettre en oeuvre. Il en est de même pour l'emploi local. Différents paramètres peuvent entrer en ligne de compte, à commencer par le droit du travail, sur lequel il faudra revenir, afin que ces mesures de protection de l'emploi soient en harmonie avec notre code.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - La population adhère-t-elle à ce statut de COM ? Des souhaits d'évolution s'expriment-ils dans le débat public ? Qu'en est-il des socioprofessionnels ? Une possible révision constitutionnelle suscite-t-elle des inquiétudes ou des espoirs ?
Mme Lana Tetuanui. - Les résultats des dernières élections législatives constituent un paramètre que nous ne négligeons pas. Il y a toutefois ceux qui vont défendre leur cause à l'ONU et il y a les bons républicains. Une majeure partie des Polynésiens reste attachée à l'autonomie et à la France. On évoque des débats idéologiques que d'autres partis entretiennent, mais ce n'est que de l'idéologie. En termes statutaires, une forte majorité souhaite bien sûr rester entièrement liée à la République.
M. Édouard Fritch. - La notion de collectivité d'outre-mer (COM) ou de pays d'outre-mer ne parle pas à la population. Ce ne sont pas des notions qui l'interpellent. En revanche, celle d'autonomie est importante et la population adhère à la pratique de l'autonomie, qui permet effectivement de prendre des mesures plus adaptées à son mode de vie et à ses préoccupations.
La question de l'évolution statutaire est effectivement omniprésente dans le débat politique, mais elle se cristallise autour de l'opposition entre autonomistes (c'est-à-dire républicains) et indépendantistes. Nous parlons ici d'autonomie, car nous savons être audibles. Manier la notion d'indépendance est un peu plus compliqué, car cela suppose de réfléchir à ce que pourrait devenir ce pays s'il était indépendant, et cet auditoire se réduit de plus en plus. C'est la raison pour laquelle les indépendantistes, menés par Oscar Temaru, se tournent de plus en plus vers l'ONU et le comité spécial des Vingt-Quatre pour exprimer leurs revendications à l'encontre de la France, pointée du doigt comme une puissance colonisatrice - ce qui est entièrement faux.
Je crois que le vrai souci des Polynésiens, aujourd'hui, est de retrouver, au travers de leurs élus, une vie digne dans ce pays. Le cadre institutionnel ne les préoccupe guère aujourd'hui. Comme le soulignait Lana Tetuanui, le respect de l'État, en Polynésie française, est réel. Nous respectons l'État et, de plus en plus, les Polynésiens demandent que l'État nous respecte. La situation peut varier en fonction des personnalités qui le représentent, mais l'État a parfois tendance à marcher sur les plates-bandes du pays, ce qui est très mal perçu.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je reviens sur la fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, à laquelle vous avez dit être opposés. Seriez-vous d'accord avec une réécriture de ces deux articles, qui efface la distinction DOM-COM sans enlever aucune garantie aux COM actuels ? Cette réécriture configurerait la boîte à outils mise à la disposition de chaque collectivité d'outre-mer, sans les enfermer dans une catégorie. Qu'en pensez-vous ?
Mme Lana Tetuanui. - Notre crainte est que nous perdions des garde-fous à l'occasion de cette réécriture. Nous devons déjà nous battre en permanence pour que le code général des collectivités territoriales, écrit à 20.000 kilomètres de la Polynésie française, tienne compte de nos spécificités. Prenons garde à ne pas aggraver les problèmes en affaiblissant nos garanties.
M. Gaston Tong Sang. - Nous sommes totalement en phase avec le président sur ce sujet : il n'est pas question que nous soyons noyés dans un article commun qui s'appliquerait à l'ensemble des collectivités d'outre-mer. Je veux plaider la cause de la Polynésie française, qui doit être évoquée dans un article spécifique, ne serait-ce que pour la reconnaissance du fait nucléaire.
Lorsqu'on a modifié et voté la loi organique, le Conseil d'État a considéré que l'article concerné n'avait rien de normatif et n'engageait ni l'État, ni les parties concernées par les essais nucléaires. Il est écrit dans la loi organique qu'il ne s'agit que d'un engagement moral. J'ai alors demandé dans quel support cet engagement de l'État pouvait être inscrit dans le marbre. Je pense qu'il ne peut s'agir que de la Constitution. C'est la raison pour laquelle il nous faut un article spécifique, car nulle part ailleurs qu'en Polynésie française, des essais nucléaires n'ont eu lieu.
Les partis politiques se sont élevés contre les essais nucléaires depuis que Jacques Chirac a décidé de réaliser les cinq derniers essais. Avant cette période, personne ne s'était élevé contre les essais nucléaires. 188 essais ont eu lieu. Ce n'est que lorsque Jacques Chirac a décidé de réaliser les cinq derniers essais que tout le monde est descendu dans la rue. Ne perdons pas les trente-huit années d'autonomie - qui a débuté en 1984 - et l'avancée institutionnelle qu'elle a permise. Les élus polynésiens assument eux-mêmes les compétences transférées au pays dans les domaines économique, social et de la fiscalité. C'est très clair dans l'esprit des Polynésiens. Si l'on nous remet dans un « pot commun » des collectivités, nous risquons de perdre cette identité.
J'ai également été témoin de la quasi-disparition de la dotation globale d'autonomie créée par Jacques Chirac, lorsqu'il a décidé l'arrêt des essais nucléaires. Les montants que le CEP payait en termes de fiscalité, de droits d'entrée et de droits d'enregistrement étaient reversés chaque année à la Polynésie. Mais cette dotation n'a pu remplacer l'activité du CEP. Cela n'a aucun effet sur le PIB. Celui-ci a même chuté suite à l'arrêt des essais nucléaires et il est passé, depuis lors, bien en dessous du PIB de la Nouvelle-Calédonie. L'engagement de l'État et la reconnaissance du fait nucléaire impliquent de reconstruire l'économie de la Polynésie française pour retrouver le niveau de PIB qui existait durant la période de réalisation des essais nucléaires. Tel me semble être le vrai contrat d'avenir entre la Polynésie et l'État. Il faut que cela soit inscrit dans la Constitution.
Mme Lana Tetuanui. - J'ai pensé très fort, cette semaine, au débat portant sur l'éventuelle constitutionnalisation du droit à l'interruption volontaire de grossesse (IVG). Je me suis exprimée au sein de mon groupe. « Vous demandez de constitutionnaliser quelque chose qui est déjà acté par la loi ! », ai-je dit. Dans ce cas, je demanderai que la reconnaissance du fait nucléaire soit inscrite dans la Constitution. Personne n'a bronché. Peut-être est-ce un sujet sur lequel nous pourrions nous entendre, afin d'inscrire la reconnaissance du fait nucléaire dans la Constitution.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je vais terminer avec l'amendement qui était directement inspiré des travaux de Michel Magras. Il avait été présenté lors de l'examen d'une proposition de loi constitutionnelle en octobre 2020 au Sénat. Il refondait justement les dispositions applicables à l'outre-mer. Que pensez-vous de cette proposition de rédaction ?
M. Édouard Fritch. - J'ai beaucoup de respect pour Michel Magras. Je l'ai même décoré de l'Ordre de Tahiti Nui. Mais, comme je l'ai indiqué, je n'étais pas d'accord avec lui sur cette question. Nous en avons beaucoup parlé. Ces échanges ont débuté alors que j'étais à l'Assemblée nationale. Daniel Gibbs était député à l'époque. Nos motivations diffèrent en la matière et nous n'avons pas la même analyse, y compris sur le plan politique.
L'autonomie acquise par la Polynésie française s'inscrit dans une longue histoire. Nous ne nous sommes pas levés un jour en sollicitant l'autonomie, au lieu de rester un département d'outre-mer. Cela a commencé avec un homme qui a fait l'histoire de la Polynésie et qui a été emprisonné, monsieur Pouvana'a a Oopa. Celui-ci considérait que la Polynésie française était arrivée à un moment où ses enfants pouvaient prendre en charge leur pays. Ce sont quasiment ses termes. C'est ce qui a été construit jusqu'en 1977 avec le premier statut, qui a évolué en 1982, puis en 1984. Au départ, c'était une volonté de se prendre en charge. C'est la raison pour laquelle je ne crains pas d'affirmer, malgré toutes les difficultés que nous connaissons aujourd'hui : nous avons souhaité l'autonomie, prenons-nous en charge ! Il ne faut pas continuer - sauf dans des situations exceptionnelles - de s'appuyer sur la mère patrie, même si la France a toujours été là dans les moments difficiles. C'est un état d'esprit un peu différent de celui de mon ami Michel Magras, à qui j'ai fait part de ma position.
M. Stéphane Artano, président. - Je voudrais conclure cette séquence et vous remercier du caractère très direct de nos échanges, qui nous permettent d'avoir l'esprit encore plus clair, même s'il l'était déjà puisque vous aviez déjà été assez clairs en 2020, lorsque Michel Magras vous avait auditionné dans le cadre de cette délégation. Nous allons poursuivre nos auditions.
Je voudrais toutefois préciser quelque chose. Dans notre esprit, il n'est pas question, si une nouvelle rédaction était envisagée, d'enlever quoi que ce soit à aucune des collectivités. Ce n'est ni la volonté, ni la vocation du Sénat, bien au contraire. Nous pensons plutôt que certaines collectivités ultramarines aimeraient se rapprocher de statuts plus autonomes. Je vous dis très librement ce à quoi nous réfléchissons : nous aimerions vraisemblablement ouvrir le champ des possibles. Il y a le niveau institutionnel qui fixe les grands principes et celui des lois organiques qui, par territoire, déclinent les grands principes qui ont été arrêtés. Il faut avoir à l'esprit ces deux niveaux et les distinguer.
Si l'on me disait par exemple, à propos de Saint-Pierre-et-Miquelon, que l'on fusionne les deux articles en me garantissant que la loi organique reste en l'état ou que je peux la faire évoluer sur certains points qui me semblent devoir être corrigés, cela ne me pose pas de difficulté particulière. Je le dis en tant que sénateur de Saint-Pierre-et-Miquelon et non en tant que président de la délégation ou ancien président de la collectivité. Je demanderais simplement, dans une telle hypothèse, des garde-fous, afin de faire en sorte que le bloc constitutionnel soit pleinement sécurisé. Micheline Jacques et moi aurons à rapporter au président Gérard Larcher, au titre du groupe « décentralisation », des propositions sur ce sujet. L'objectif sera de sécuriser tout ce qui peut l'être aujourd'hui : il n'est pas question d'initier un mouvement qui fragiliserait des collectivités dans l'exercice actuel de leurs compétences.
Je tenais à apporter cette précision, afin que vous soyez assurés que le Sénat est du côté des collectivités. Si le statut d'autonomie est satisfaisant (avec des adaptations qui relèvent sans doute de la loi organique en ce qui vous concerne), il n'y a pas de débat. Nous ne sommes pas sur une position dogmatique. Nous savons que d'autres collègues ultramarins envient sans doute les évolutions que vous avez connues et que les COM, au sens de l'article 74, ont connues. C'est en ce sens qu'un mouvement est en train de s'opérer. Nous souhaitons cependant nous assurer qu'au sein de tous les territoires qui ont été auditionnés par Michel Magras et la délégation en 2020, le constat reste le même. Si les souhaits des territoires ont évolué, tant mieux. S'ils ont évolué dans la loi organique, peut-être faut-il toiletter celle-ci ? Nous savons qu'en France, a lieu généralement une révision constitutionnelle tous les quinze ou vingt ans. Nous nous disons donc que le président de la République souhaitera peut-être profiter de cette fenêtre de tir pour offrir à l'outre-mer une possibilité d'évolution, pour ceux qui le souhaiteraient. Ce serait une opportunité. Ce n'est en rien une position dogmatique.
Nous sommes évidemment à vos côtés et ceux de nos amis de Polynésie française. Notre prochaine rencontre aura lieu au mois de novembre, sauf erreur de ma part.
M. Édouard Fritch. - Merci beaucoup. Je vous remercie également, ainsi que l'ensemble de vos collègues, à commencer par Micheline Jacques. J'ai bien compris la position que vous exprimez. Pendant que vous parliez, je pensais à une chose. Je crois qu'il faudra envisager à court terme de convier nos amis d'outre-mer (Antilles, Saint-Barthélemy...) en Polynésie française, afin de leur permettre de vivre quelque temps avec nous l'exercice de l'autonomie. Comme vous le savez, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie ont été accueillies au sein du Forum des Îles du Pacifique, qui ne regroupe que des territoires indépendants. Nous y sommes les seuls autonomistes. Nous avons fait venir chez nous - et je crois que mes prédécesseurs le faisaient aussi - des Samoans, des Tongiens, des Papous de Nouvelle-Guinée. Ils ont vu comment nous gérions notre pays. J'ai signé avec eux, avant la COP21, l'accord des leaders polynésiens que nous avions apporté à François Hollande à l'époque. Ils ont vu qu'il n'était pas nécessaire de franchir la ligne de l'indépendance pour pouvoir bénéficier de compétences que l'on peut exercer pleinement, avec un haut-commissaire, certes, toujours présent à notre droite. En fin de compte, ils ont compris que nous pouvions décider nous-mêmes. Il faut venir ici pour voir comment cela se passe.
Je vous remercie pour cet échange.
Évolution institutionnelle outre-mer - Audition de M. Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion
M. Stéphane Artano, président. - Chers collègues, la délégation sénatoriale aux outre-mer auditionne cet après-midi Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion, dans le cadre de notre étude sur l'évolution institutionnelle des outre-mer.
Je vous rappelle que la délégation a déjà entendu Mme Huguette Bello, présidente du conseil régional de La Réunion, le 13 octobre, qui nous a fait part, de façon très directe et claire, de son projet pour le territoire.
Elle a évoqué notamment le cinquième alinéa de l'article 73 de la Constitution, qui, je la cite, « occupe le champ politique réunionnais depuis quinze ans, est devenu l'objet de fantasmes et l'instrument d'arrière-pensées électorales. Ouvrir à La Réunion la faculté de pouvoir dicter des normes comme cela est reconnu à la Guyane, à la Martinique et à la Guadeloupe relève d'une approche pragmatique, parfaitement dans l'esprit du principe de différenciation étendu désormais au niveau national ».
Je vais vous donner la parole monsieur le président, pour un exposé liminaire, sur la base du questionnaire qui vous a été adressé au préalable pour préparer cette audition afin de vous exprimer à votre tour.
Avec notre co-rapporteure, Micheline Jacques, nous vous interrogerons ensuite et je ne doute pas que mes collègues auront ensuite de nombreuses questions à vous poser.
M. Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion. - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je tiens en tout premier lieu à vous remercier, et à travers vous la Délégation sénatoriale aux outre-mer, pour cette initiative que vous avez lancée concernant l'avenir institutionnel des outre-mer. Bien sûr, tout le monde en a conscience, l'enjeu est majeur, tant pour les territoires, que pour la France continentale. En effet, la France rayonne, on le sait bien, par ses outre-mer, sa population, sa biodiversité, sa richesse culturelle et culinaire, sa force d'influence sur les bassins océaniques environnants, ainsi que sa zone maritime faisant de la France l'une des plus grandes puissances maritimes du monde.
Mais nous sommes aussi, chacun en a pleinement conscience, confrontés à une dure réalité, et, en ma qualité de président du conseil départemental de La Réunion, je voudrais évoquer le cas de mon île qui fait face à divers fléaux tels que le chômage, l'illettrisme, l'illectronisme, les violences, notamment malheureusement, les violences intrafamiliales, le coma circulatoire et les difficultés de déplacement, les limites liées à son insularité, à son exposition au changement climatique, ou encore, la vie chère qui, aujourd'hui, prend un accent tout particulier. Les crises successives de ces dernières années ont fortement impacté nos populations, qui, malgré toutes les qualités de résilience et de détermination, expriment aujourd'hui leurs limites.
La Réunion, terre de France et d'Europe dans l'océan Indien s'est bâtie en surmontant bien des épreuves pour construire une société du « bien vivre ensemble » apaisée, mais aussi résiliente. Les Réunionnaises et les Réunionnais aspirent à vivre mieux avec davantage de proximité, d'écoute et de dialogue. Nos concitoyens réclament davantage de solidarité, d'accompagnement envers les plus fragiles. Ils aspirent au développement économique créateur d'emplois, de richesses et de compétitivité. Mais ce développement ne pourra se faire sans développement social, sans accompagnement social, sans développement humain. Sur tous ces aspects, il convient de saluer l'intérêt et le sens de l'écoute de l'ensemble des gouvernements successifs. Force est de reconnaître que nous avons su, malgré les difficultés, faire reconnaître la place particulière des outre-mer dans les politiques publiques, ce qui a permis une certaine adaptation des mesures nationales au niveau local. Un exemple emblématique est la recentralisation du revenu de solidarité active (RSA) à La Réunion, intervenue en janvier 2020, permettant de libérer des marges de manoeuvre nouvelles pour notre collectivité en matière d'accompagnement des bénéficiaires du RSA vers leur insertion.
Bien évidemment, tout n'est pas parfait. De nombreux freins demeurent, qui ne permettent pas une prise en compte pleine et entière de nos spécificités locales. Il faut aussi noter l'existence de certains blocages, soit d'origine européenne, soit en provenance de l'administration française ou parfois aussi, en raison d'insuffisances financières.
Aujourd'hui, se pose avec acuité la question d'une évolution du modèle réunionnais, pas forcément d'un point de vue institutionnel, mais en posant les bases de propositions visant à permettre à notre territoire de retrouver le chemin du progrès sur lequel il a pu avancer depuis la départementalisation intervenue en 1946.
En ma qualité de président du département de La Réunion, je propose une trajectoire pour La Réunion qui pourrait être la base d'un contrat de territoire co-construit pour les prochaines années à l'horizon 2030. J'ai ici ce document que je peux vous faire parvenir qui propose quatre axes de développement : promouvoir l'excellence et la résilience réunionnaise, prioriser l'accès à l'emploi comme levier d'amélioration du niveau de vie grâce à une loi-programme, bâtir une stratégie régionale d'économie verte et bleue, renforcer la décentralisation des décisions administratives.
Mais pour réussir notre trajectoire, la poser et obtenir les résultats que nous souhaitons, il nous faut un cadre institutionnel stabilisé qui nous offre des possibilités d'adaptation et d'expérimentation. Nous ne devons pas nous tromper de débat. Le sujet institutionnel est un outil au service des institutions, et non pas un remède miracle à la crise de confiance que ressentent nos populations dans les outre-mer.
C'est d'ailleurs un constat partagé par une majorité de Réunionnaises et de Réunionnais. Une enquête d'opinion commandée par le département de La Réunion révèle que nos populations souhaitent un cadre institutionnel apaisé. Construisons une trajectoire ensemble. La départementalisation au cours des 76 dernières années a permis à La Réunion de franchir un pas de géant. À titre d'exemple, l'espérance de vie était en 1953 pour les femmes de 70 ans en métropole et de 53,5 ans à La Réunion. En 2020, elle était de 85,3 ans pour les femmes de métropole et de 84 ans pour les femmes réunionnaises. Pour les hommes, en 1953, l'espérance de vie en métropole était de 64 ans et à La Réunion de 47,5 ans. En 2020, l'espérance de vie en métropole pour les hommes était de 79 ans et à La Réunion, de 77 ans. Cela représente pour les femmes, 31 années gagnées, et pour les hommes, 30 ans avec un écart qui s'est fortement réduit à moins d'une année entre la métropole et La Réunion. Cela démontre bien que la départementalisation a eu des effets bénéfiques sur l'élévation du niveau de vie, et nous avons pu constater des progrès sur les plans sanitaire et éducatif, et en termes d'aménagement.
Cette enquête révèle que 68 % des Réunionnais estiment que la départementalisation a été une très bonne chose pour La Réunion. 76 % estiment qu'il vaut mieux avoir les mêmes lois qu'en France. 86 % veulent que La Réunion garde son statut actuel. Ma responsabilité d'élu est d'être à l'écoute des Réunionnais et de porter leur voix.
Je pense aussi, comme une majorité de mes concitoyens, que les problèmes ne viennent pas des institutions. La Réunion a réaffirmé, à maintes reprises, son attachement à l'organisation institutionnelle en vigueur, tout en sachant faire preuve d'intelligence dans la répartition des compétences. Parfois même, nous avons pu adapter nos compétences au contexte réunionnais, lorsque la région et le département se sont accordés sur une juste répartition, avant même que les lois ne les précisent, notamment dans le domaine agricole. C'est ce que nous voulons poursuivre.
Je plaide pour une stabilité institutionnelle, mais cela ne veut pas dire un statu quo, il nous faut instiller davantage encore d'intelligence. Il s'agit très clairement de revoir notre mode opérationnel qui, grâce à une plus grande décentralisation des décisions administratives, permettrait aux élus locaux d'adapter au mieux les politiques publiques locales dans leur territoire. Je voudrais citer à titre d'exemple la gestion de la ligne budgétaire unique (LBU). D'ailleurs, le rapport de la Cour des comptes rappelle que les crédits dédiés aux outre-mer sont largement sous-consommés.
Nous formulons des propositions, car nous avons, en matière d'accompagnement des personnes âgées, un modèle réunionnais qui fonctionne bien : le maintien à domicile. Mais pour cela, nous devons améliorer l'habitat de nos aînés, et nous demandons la décentralisation d'une partie de la LBU au profit de l'amélioration de l'habitat. Ces crédits pourraient être décentralisés et portés par le département. En matière d'adaptation des normes au contexte local, nous notons la demande des professionnels locaux du BTP qui souhaitent que l'État pérennise le financement des commissions locales de normalisation et accélère la création des cellules locales de validation des produits.
Dans le domaine de la coopération, nous l'avons expérimenté. Malheureusement, pour des raisons réglementaires, il nous a été demandé de stopper cette expérimentation. Mais nous voulons avoir la possibilité de développer localement des contrats aidés de coopération dont l'expérimentation a déjà démontré toute sa pertinence. D'autant qu'elle participait du rayonnement de la francophonie dans la zone océan Indien et permettait de faire en sorte que de jeunes Réunionnais, à travers les ambassades et les alliances françaises dans la zone océan Indien, puissent faire rayonner la francophonie et ses valeurs. Cela leur permettait aussi de revenir, enrichis d'une belle expérience dans un pays voisin.
Il serait également opportun que les collectivités locales puissent être associées en amont dans l'élaboration des lois et des décrets. Bien souvent, on nous demande de formuler des avis, alors même qu'il est déjà trop tard, parce que les décrets sont à paraître. À ce moment-là, notre avis ne compte que peu.
Ce n'est pas en accusant le 5ème alinéa de l'article 73 de la Constitution d'être le responsable de tous nos maux que nous allons avancer. Le processus actuel d'habilitation a démontré toutes ses limites. Ce chemin n'est en aucun cas une solution, pas plus que ne l'est la fusion des articles 73 et 74 de la Constitution qui pourrait fragiliser notre appartenance aux régions ultrapériphériques (RUP) et leurs avantages financiers. Il apparaît très clairement que c'est en poursuivant notre chemin, en faisant preuve d'intelligence institutionnelle que nos politiques publiques vont gagner en cohérence et en constance dans nos actions.
Il nous faut aussi une très bonne coordination territoriale et de la contractualisation sur les projets et les résultats attendus. Pour ce faire, il apparaît nécessaire de réactiver la conférence territoriale de l'action publique (CTAP). J'ai entendu que la présidente de région va réunir cette conférence début décembre. C'est une bonne chose, et nous y participerons, bien évidemment.
Un comité de gouvernance concertée, comme en Guadeloupe, mais élargi, réunissant l'État, la région, le département, le conseil de la culture, de l'éducation, de l'environnement, les chambres consulaires, pourrait être mis en place et devenir une véritable instance de décision locale pour concrétiser cette ambition de renouveau démocratique et institutionnel. L'occasion nous serait aussi donnée de relancer la concertation autour de la mise en oeuvre du plan de convergence pour La Réunion en réactivant notamment les comités de pilotage techniques indispensables à la construction d'une stratégie territoriale sur le long terme.
Ainsi, expérimentation et adaptation deviendraient des outils réels et pragmatiques au service du développement du territoire. Ils offriraient à La Réunion, une capacité d'innovation et d'action réelle qui lui fait malheureusement défaut aujourd'hui. Ce document est une contribution qui, bien évidemment, n'est pas figée. Lorsque le Gouvernement nous écrit pour nous proposer de participer au travail qui sera mené dans les prochaines semaines et les prochains mois, nous prenons acte de cette volonté. À ce propos, il est indéniable que le courrier qui nous a été transmis le 12 octobre 2022 ne prend pas suffisamment en compte les aspects sociaux et humains. Or, si nous en sommes là aujourd'hui, dans cette crise de confiance, c'est justement parce que nos concitoyens portent un regard critique sur la façon dont ils sont accompagnés. Nous allons proposer, en plus des neuf titres retenus, un titre consacré à l'action sociale et au développement humain, notamment pour les publics les plus fragiles.
Quand on parle de difficultés dans le fonctionnement des institutions, l'échelon communal est un sujet qui me paraît important, car aujourd'hui, La Réunion compte près de 870 000 habitants. Or, le découpage communal actuel date de l'époque où La Réunion comptait 350 000 habitants. J'estime que le modèle qui est le nôtre est obsolète. Il convient de mettre en oeuvre une réforme indispensable dans un souci de respiration démocratique pour rapprocher le citoyen du niveau qui lui est le plus proche, à savoir l'administration communale. Je propose donc une réforme tendant à aller vers plus de communes, sans, bien évidemment, aller vers un émiettement territorial communal. Mais 24 communes pour 870 000 habitants, cela donne matière à réflexion.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, nous traversons une période décisive, difficile. Les défis à venir sont immenses sur le plan économique, social, mais aussi en matière de transition écologique et solidaire. La Réunion, par le passé, a toujours su faire face à son histoire.
L'affermissement de notre statut de département français porte toute la richesse de notre nation et il permet la prise en compte de nos particularités et de nos difficultés. À l'aube des grands changements qui nous attendent, nous avons besoin que l'État nous accompagne, non pas vers une évolution institutionnelle, mais plus vers une trajectoire, un projet de développement consolidé, créateur d'emplois, de richesses, de compétitivité, de solidarité et d'accompagnement envers les plus fragiles. Dans ce cadre, c'est le besoin d'écoute et de concertation qui doit être renforcé, afin que notre île puisse continuer à faire rayonner notre pays dans ce grand bassin indo-pacifique.
M. Stéphane Artano, président. - Merci monsieur le président. Nous sommes preneurs des documents qui viendraient éclairer, comme vous l'avez montré, la trajectoire, pour alimenter les réflexions dans le cadre de notre rapport. Vous avez quasiment répondu à toutes les questions du questionnaire qui vous a été adressé, mais je voudrais revenir d'abord sur le rôle de l'État. Comment jugez-vous le rôle et l'accompagnement de l'État pour exercer vos compétences ? Les transferts se déroulent-ils bien ? Un accompagnement supplémentaire est-il nécessaire ? La déconcentration permet-elle suffisamment à l'État territorial d'adapter ses propres politiques, dans ses domaines de compétence, au contexte local (institutionnel, juridique, économique, social, culturel...) ? À cet égard, un décret du 8 avril 2020 permet aux préfets de déroger au droit en vigueur dans certaines conditions pour tenir compte des circonstances locales. Est-ce une faculté qui a été mise en oeuvre ?
M. Cyrille Melchior. - Le dialogue avec l'État est permanent. Le département est dans un dialogue constructif avec l'État et son représentant local, ainsi que l'ensemble des ministères. Mais cela ne veut pas dire que le dialogue est facile. Il faut sans cesse rappeler à l'État nos particularités, et je trouve qu'elles sont parfois, dans les instances parisiennes, insuffisamment prises en compte. Nous devons sans cesse rappeler notre situation de région monodépartementale, car dans les textes qui sont votés, cette dimension n'est malheureusement pas prise en compte. J'en veux pour preuve, par exemple, la mise en place des agences de la biodiversité. À La Réunion, le département a en gestion près de 80 % du territoire qui héberge la biodiversité réunionnaise, mais la place du département est secondaire dans le fonctionnement et la mise en oeuvre de l'agence locale de la biodiversité. Même chose, en matière de sport, nous avons des instances qui fonctionnent, mais avec une sous-représentation du département.
Dans l'Hexagone, lorsque vous avez une grande région et plusieurs départements, je comprends que les textes puissent être ainsi, mais quand il s'agit d'une région monodépartementale, malheureusement l'impression qui se dégage, c'est que la partie départementale n'est pas prise en considération. À force de persuasion, d'argumentation, nous arrivons à nous faire entendre par les instances de l'État. J'en veux pour preuve, deux dossiers.
Le premier dossier, que vous connaissez tous, est celui de la recentralisation de la dépense du RSA. J'avais dit lors du grand débat national faisant suite à la grande crise sociale des « gilets jaunes » que le département de La Réunion ne pouvait plus assumer la lourdeur de cette dépense. Par conséquent, beaucoup de dispositifs allant dans le sens de la prévention avaient été réduits. Pour redonner du sens à notre politique de prévention, il fallait redonner au département de La Réunion des capacités d'agir, mais elles étaient lourdement grevées par la dépense liée à la charge du RSA. J'ai été compris, puisque la loi de finances pour 2020 a intégré cette recentralisation, mais il a fallu se battre sans cesse, et le combat a duré près d'une année. Aujourd'hui, je suis content de dire que la charge a été recentralisée, mais le département reste moteur en matière d'actions d'insertion, à tel point que nous avons mené des expérimentations, notamment l'allocation d'insertion pour le retour à l'emploi qui permet aujourd'hui à 6 500 personnes bénéficiant du RSA de pouvoir repartir vers le monde du travail. Le travail avec l'État doit sans cesse être renouvelé, il faut revisiter nos dispositifs, mais quand on le fait, on obtient des résultats.
Le deuxième dispositif pour lequel nous avons dû nous battre, ce sont les résidences autonomie. Dans les dispositifs nationaux, les outre-mer ont été oubliés, alors même que l'accueil des populations les plus âgées doit être développé.
Je tiens donc à remercier bien évidemment les parlementaires, en particulier les sénatrices et les sénateurs qui nous ont accompagnés dans ce combat à travers un amendement adopté à la fin de l'année dernière. Désormais, les résidences autonomie sont possibles en outre-mer. Le dialogue avec l'État n'est pas simple, mais en argumentant sans cesse et en posant les vrais problèmes, il me semble que l'État peut nous entendre.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Je vous remercie pour vos réponses très éclairantes. Je vais passer à la partie constitutionnelle. Quel est votre avis sur une éventuelle fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à des statuts sur mesure et à la fin de la dichotomie historique DOM-COM ? Quels garde-fous devraient y figurer, compte tenu de votre vision de l'avenir institutionnel de La Réunion ?
M. Cyrille Melchior. - Nous avons fait le choix de l'identité législative. Nous ne pouvons pas être en même temps dans l'identité législative et dans la spécialité législative. L'identité législative est aujourd'hui suffisante pour mener nos projets. Il nous faut ainsi davantage d'intelligence institutionnelle. Il s'agit très clairement de revoir notre modèle opérationnel. Je le dis avec sincérité, nous travaillons avec les intercommunalités, les 24 communes et avec la région de façon très objective. Nous avons, sur le modèle réunionnais, posé les bases d'un dialogue permanent entre les collectivités locales. Cette intelligence institutionnelle nous convient bien, et nous faisons en sorte qu'elle vive dans de bonnes conditions aujourd'hui comme demain.
Nous n'avons donc pas besoin de révision constitutionnelle pour une fusion des articles 73 et 74 de la Constitution. Nos concitoyens sont très éloignés de ce débat. Ils demandent que le pacte républicain puisse continuer à produire de l'égalité sociale, que l'ascenseur social, qui était une vraie réalité il y a 10 ou 15 ans, retrouve toute sa force, que l'éducation populaire retrouve du sens, que la lutte contre les addictions, le renforcement de la politique de parentalité, retrouvent un nouvel élan, qu'il y ait de l'insertion durable. Mais une fusion des articles 73 et 74 de la Constitution est loin des réalités de nos concitoyens, et j'appelle à une stabilité institutionnelle.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Monsieur le président, si je puis me permettre, l'un n'empêche pas l'autre, puisque Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon sont régis par l'article 74 et par l'identité législative, et non par la spécialité législative.
Quel sens donnez-vous aux notions de différenciation et de responsabilisation ? Quel contenu concret y attacheriez-vous ? Où situeriez-vous la limite avec la notion d'autonomie ?
M. Cyrille Melchior. - Dans ma vision, la différenciation serait l'adaptation à la réalité de chaque département d'outre-mer dans le cadre des alinéas 1 et 2 de l'article 73 de la Constitution. La responsabilisation serait une décentralisation administrative vers les élus, une conférence territoriale de l'action publique (CTAP) plus fréquente et pourquoi pas un comité de gouvernance concerté comme en Guadeloupe où il y a une véritable instance de décision locale. L'autonomie serait le régime de spécialité législative avec des lois et des règlements qui ne s'y appliquent que sur mention expresse et un statut qui fixe notamment les compétences de la collectivité, les règles d'organisation et de fonctionnement des institutions, ainsi que le régime électoral de son assemblée délibérante.
Voilà comment je perçois ces notions de différenciation, de responsabilisation et d'autonomie. Il nous faut bien sûr de la différenciation, et en même temps il nous faut de la responsabilisation. Mais nous ne voulons pas tendre vers la notion d'autonomie, parce que nous avons ici un cadre institutionnel qui nous permet de co-construire notre projet. Nous avons besoin de revoir les modalités pratiques de fonctionnement de ces projets, de les coconstruire, sans remettre en cause nos institutions.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Si l'article 73 de la Constitution devait être modifié, quelles dispositions souhaiteriez-vous modifier ? Lesquelles sont un point de blocage pour des évolutions que vous souhaiteriez ?
M. Cyrille Melchior. - L'article 73 de la Constitution dans sa rédaction actuelle nous convient très bien, donc ce débat institutionnel me paraît en décalage par rapport aux attentes de nos concitoyens. Je le dis et je le répète, je ne prône pas de modification de l'article 73 de la Constitution.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Estimez-vous que le statut européen de région ultrapériphérique pourrait être fragilisé par une évolution des compétences ou du pouvoir normatif de La Réunion ?
M. Cyrille Melchior. - Le statut européen de région ultrapériphérique nous confère certains avantages indéniables, notamment en termes de plan de rattrapage par rapport au niveau de développement des autres régions européennes. C'est pour cela que nous ne voulons pas que ce statut soit fragilisé. L'article 349 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ne fige en rien la notion de région ultrapériphérique, et nous avons pu bénéficier d'un accompagnement très fort de l'Union européenne en matière d'aménagement structurel, de transition écologique, sur le plan éducatif et sanitaire, et dans le domaine du développement agricole. Il convient donc de ne pas mettre en péril ce statut, parce que la solidarité européenne nous est encore très utile. Le passage vers l'article 74 est donc pour nous une source d'inquiétude en matière d'évolution des crédits européens.
Mme Micheline Jacques, co-rapporteur. - Un amendement directement inspiré des travaux de Michel Magras avait été présenté lors de l'examen d'une proposition de loi constitutionnelle en octobre 2020 au Sénat. Il refondait les dispositions outre-mer. Que pensez-vous de cette proposition de rédaction ?
M. Cyrille Melchior. - Cette évolution ne me paraît pas nécessaire. La véritable question qui se pose est celle de notre modèle opérationnel qui doit être amélioré avec une plus grande décentralisation des décisions administratives permettant aux élus locaux d'adapter au mieux les politiques publiques locales dans leur territoire
Mme Viviane Malet. - Merci monsieur le président du département pour ces propos rassurants. Comme vous, je pense que nos concitoyens à La Réunion sont très éloignés du débat institutionnel. Pour les Réunionnais, le problème du statut ne va pas régler le problème de la vie chère, de l'emploi, ni celui des personnes âgées. Les projets en cours que nous pouvons réaliser et adapter seront bénéfiques pour nos territoires. Vous avez parlé tout à l'heure des résidences autonomie, un sujet qui m'est cher puisque j'avais demandé que dans la loi dite 3DS la réalisation de résidences autonomie soit autorisée en outre-mer. Nous avons obtenu cette autorisation, mais depuis je ne vois pas le décret sortir. Le département travaille-t-il sur un projet adapté avec le Gouvernement ? Nous savons comment fonctionne le territoire, comment sont nos personnes âgées. Je connais le travail mené par le département en faveur des personnes âgées. Le département travaille-t-il sur un modèle particulier que nous pourrions porter ?
M. Cyrille Melchior. - En la matière, quand il s'agit de solidarité envers nos aînés, nous avons le devoir d'aller le plus loin possible et lorsque nous avons constaté que les territoires d'outre-mer étaient à l'écart de ces dispositifs d'accueil que sont les résidences autonomie, nous avons mesuré combien, parfois, le sentiment d'injustice pouvait être prégnant. Cela démontre encore une fois toute la pertinence de mes propos aujourd'hui : si aucun travail acharné des parlementaires et des collectivités territoriales n'est mené, le sentiment d'injustice et d'inégalité va perdurer. Il ne s'agit pas d'un problème de statut, il s'agit d'un travail acharné sur l'alignement des dispositifs pour tenir compte du contexte local.
Nous avons un modèle d'accompagnement des familles dans les outre-mer sur un mode d'accueil familial qui doit être protégé, préservé, parce que la solidarité intergénérationnelle a encore beaucoup de sens. Mais quand des difficultés de la vie surviennent, la population doit pouvoir envisager de nouveaux modes d'accueil. En lien avec l'agence régionale de santé de La Réunion, le département a lancé tout dernièrement un programme de rattrapage en matière de structure d'accueil avec des Ehpad, mais je préfère dire des lieux de vie « nouvelle génération » pour nos aînés. De façon intermédiaire, les résidences autonomie vont combler un vide sur le territoire. Nous travaillons sur ces résidences autonomie et je salue le travail des opérateurs car nous avons des opérateurs de qualité sur ce territoire de La Réunion. Ils sont prêts à travailler à la mise en place des résidences autonomie, et nous voulons d'ores et déjà les mettre en place par microrégion. Des opérateurs proposent des réalisations concrètes et très prochainement, les premiers projets vont sortir de terre. Je salue le travail des parlementaires, en particulier de la sénatrice Viviane Malet, mais aussi de tous les autres qui ont permis de faire avancer ce dossier des résidences autonomie.
Il convient de poursuivre avec l'aide au paiement du loyer, l'allocation logement foyer versée par la caisse d'allocations familiales qui sera revalorisée. Il faut construire des bâtiments, mais le bâtiment, ce n'est que de l'immobilier. De mon côté, je pense d'abord humain, après je pense investissement et travaux. Nos personnes âgées, pour la plupart, vivent en dessous du seuil de pauvreté. Les résidences autonomie apportent une réponse en matière de mode d'accueil. La revalorisation a fait l'objet d'un amendement adopté au titre du projet de loi de finances pour 2022. À chaque fois que nous constatons des anomalies, des oublis, des manquements, il faut corriger les dispositifs. C'est la méthode qui a prévalu jusqu'à maintenant, mais à l'avenir, je n'ai plus envie de devoir rattraper par des amendements certains manquements. Il nous faut, lorsque les projets de loi sont en cours de préparation, pouvoir les examiner sous le prisme des outre-mer et intégrer, avant même que la loi ne soit votée, nos particularités pour éviter que le sentiment d'injustice ne se développe encore plus. À La Réunion, la présidente de région et moi-même, sommes dans la coconstruction d'un projet pour l'île. Même si nous ne partageons pas les mêmes convictions politiques, nous sommes capables de travailler ensemble. C'est le modèle réunionnais, le vivre ensemble, mais aussi, le travailler ensemble.
M. Stéphane Artano, président. - Merci beaucoup monsieur le président. Vous avez rappelé que vous souhaitiez ajouter deux thématiques qui sont les thématiques identifiées par Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur et des outre-mer, dans les groupes de travail qui vont être constitués. Si ces travaux conduisaient à une possible modification statutaire, à une évolution institutionnelle, envisageriez-vous notamment de donner à La Réunion la capacité de pouvoir adapter encore plus fortement les normes par exemple ?
M. Cyrille Melchior. - Tant qu'elle n'implique pas une remise en cause de l'alinéa 5 de l'article 73 de la Constitution. Pour ma part, je suis favorable à un travail opérationnel plutôt que sur la rédaction des articles de la Constitution.
Étude sur la gestion des déchets dans les outre-mer - Table ronde sur les aspects fiscaux de la gestion des déchets dans les outre-mer
M. Stéphane Artano, président. - Mesdames, Messieurs, Chers collègues, dans le cadre de la préparation d'un rapport sur la gestion des déchets dans les outre-mer, nous tenons ce matin une table ronde sur les aspects financiers et fiscaux de cette problématique avec :
- pour le ministère de l'intérieur et des outre-mer : MM. Stanislas Alfonsi, adjoint au sous-directeur des politiques publiques, et Tony Chesneau, chef du bureau de la réglementation économique et fiscale, de la Direction générale des outre-mer (DGOM) ;
- pour le ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique : M. Thibaut Fiévet, chef du bureau en charge de la fiscalité énergétique et environnementale ;
- pour le ministère de la transition écologique et solidaire : M. Jean-François Ossola, adjoint à la cheffe du bureau de la planification et de la gestion des déchets, direction générale de la prévention des risques (DGPR) ;
- pour Interco' Outre-mer : M. Maurice Gironcel, président, et président de la Communauté intercommunale du nord de La Réunion (CINOR) ;
- pour le Syndicat intercommunal d'élimination et de valorisation des déchets de Mayotte (Sidevam 976) : M. Chanoor Cassam, directeur général des services.
Sur la base de la trame qui vous a été transmise, vous interviendrez dans l'ordre que je viens d'énoncer pour une dizaine de minutes. Les enjeux financiers sont particulièrement importants sur ce sujet et seront pris en compte dans nos propositions.
Puis les co-rapporteures, Gisèle Jourda et Viviane Malet, vous interrogeront pour approfondir certains points.
M. Stanislas Alfonsi, adjoint au sous-directeur des politiques publiques, Direction générale des outre-mer (DGOM). - Les deux premières questions de la trame portent sur la part que représente en moyenne le service public des déchets dans les budgets des collectivités ultramarines et le taux de couverture des coûts du service public des déchets par des recettes dites propres.
Une partie substantielle de ces données se situe chez nos collègues de la Direction générale des collectivités locales (DGCL). Mais compte tenu du calendrier présentant le projet de loi de finances, les administrations sont particulièrement mobilisées et dans le temps relativement court qui nous était imparti, nos collègues ont rencontré des difficultés à nous fournir tous les éléments que nous aurions voulu partager avec vous aujourd'hui. Néanmoins, nous en avons obtenu un certain nombre. Nos collègues se sont engagés à se tenir à la disposition du Sénat et des autres administrations pour fournir des éléments plus complets par la suite.
Des calculs permettent d'obtenir une idée du coût moyen pour les collectivités. Les départements et régions d'outre-mer (DROM) ont une population estimée de 2,2 à 2,3 millions d'habitants. Dans ces collectivités, le coût constaté de la gestion et du traitement des déchets, est, selon l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), environ 1,7 fois plus élevé que le coût moyen constaté au niveau national. Ainsi, la moyenne nationale varie entre 90 et 95 euros par habitant et par an, tandis que le coût moyen annuel par habitant des outre-mer oscille entre 160 et 165 euros. Le coût moyen de la gestion des déchets est de l'ordre de 10 % du budget de fonctionnement de ces collectivités locales. Cependant, la DGCL nous a demandé de faire preuve de précautions dans l'appréciation de ces chiffres, car la fiabilité des chiffres remontés par les collectivités locales n'est pas pleinement garantie.
Les taux de couverture de ces coûts par des recettes propres, en particulier la taxe d'enlèvement des ordures ménagères (TEOM), sont variables selon les collectivités. Les taux de couverture sont des moyennes pour chacun des territoires. L'Ademe a montré que ces taux de couverture sont extrêmement variables et vont de 14 à 92 %. À La Réunion, le taux serait de 91 %. En Guyane, il serait de 73 %. Concernant la Martinique, selon le Plan national de prévention des déchets (PNPD) établi il y a deux ans, ce taux est à 71 %. Pour Mayotte, nous ne disposons pas de chiffres, et pour la Guadeloupe le taux se situe à environ 80 %. La moyenne globale dans les DROM est donc de 80 %. La Réunion se situe à un niveau assez proche de la moyenne nationale, en deçà de 100 %.
La troisième question porte sur les principaux facteurs expliquant le coût moyen supérieur de la collecte et du traitement des déchets dans les outre-mer et je cède la parole à la DRPR.
M. Jean-François Ossola, adjoint à la cheffe du bureau de la planification et de la gestion des déchets, Direction générale de la prévention des risques (DRPR). - Au niveau national, le coût moyen des flux de déchets ménagers et assimilés se situe entre 95 et 96 euros par an et par habitant. Dans les outre-mer, la moyenne est de 150 euros par habitant. Des enquêtes réalisées par l'Ademe en 2018 ou 2019 font état d'un coût moyen qui peut aller jusqu'à 193 euros pour les Antilles et la Guyane. Comme on le sait, les coûts résultent à la fois d'un niveau de service proposé à la population, des quantités collectées et de l'efficacité des moyens pour collecter, transporter et traiter ces déchets. L'un des facteurs est le manque de déchetterie avec en parallèle une multiplication des collectes en porte-à-porte qui génèrent beaucoup plus de déchets collectés et augmentent le coût du service public. Par ailleurs, dans les territoires ultramarins, le volume d'ordures ménagères résiduelles, d'encombrants et de déchets verts est proportionnellement plus important que dans l'Hexagone. Les charges de transport et de traitement sont donc 1,3 fois supérieures à la moyenne nationale, d'autant que les installations multifilières ne sont pas encore effectives comme dans l'Hexagone.
Pour résumer, les principaux facteurs de coût sont le contexte insulaire, générateur de coûts de revient élevés, les conditions climatiques, l'impact touristique, une multiplication des services de collecte en porte-à-porte, des quantités importantes d'encombrants, de déchets verts, d'ordures ménagères résiduelles et des filières industrielles ainsi que des soutiens des éco-organismes qui sont plus limités. Cependant, il existe des marges de manoeuvre pour limiter les coûts qui n'ont rien d'inéluctables. Il convient pour ce faire de diffuser plus largement le partage d'expérience et de bonnes pratiques entre DROM-COM afin de trouver des solutions plus efficientes.
L'engagement politique fort en faveur de la maîtrise des dépenses publiques passe aussi par le dialogue avec les usagers, la responsabilisation, le développement de la prévention pour limiter la production de déchets et la mise en pratique de collectes moins coûteuses. La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (AGEC) du 10 février 2020 a donné une impulsion en faveur du développement de filières de recyclage locales créatrices de richesses, d'emplois locaux, du réemploi et des ressourceries. Des volontés très fortes sont présentes sur le territoire. Nous espérons que les dispositifs de la loi AGEC, assez nombreux pour l'outre-mer, permettront d'améliorer l'efficience en termes de coût et de libérer des marges de manoeuvre pour les collectivités.
M. Thibaut Fievet, chef du bureau en charge de la fiscalité énergétique et environnementale, sous-direction de la fiscalité des transactions, fiscalité énergétiques et environnementale et fiscalité sectorielle. - La quatrième question porte sur les montants de la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP) sur les déchets versés à l'État depuis 2017 et les prévisions de recettes de la TGAP d'ici à 2025.
Les systèmes déclaratifs ont évolué au cours de la période sur laquelle vous nous interrogez, puisque la TGAP était initialement recouvrée par la douane et qu'elle est depuis 2020 recouvrée par la Direction générale des finances publiques (DGFIP). Je vais vous présenter les grandes tendances et les données chiffrées que nous avons pu réunir sur les rendements de TGAP pour les périodes de 2017 à 2019 ou 2020, étant noté que nous n'avons pas les chiffres 2020 pour la Martinique.
En Guadeloupe, le rendement évolue à la baisse puisqu'il était de l'ordre de 6 millions d'euros en 2017 et de 5 millions d'euros en 2018 et 2019, puis finalement de 4 millions d'euros en 2020. Le rendement de la taxe en Martinique suit une évolution plus irrégulière sur la période 2017-2019 dans la mesure où il s'établit à 4 millions d'euros pour 2017, 7 millions d'euros pour 2018 et 5 millions d'euros pour 2019. Pour la Guyane, le rendement reste relativement stable, il se situe entre 1,1 et 1,2 million d'euros. Pour La Réunion, sur la période 2017-2020, le rendement diminue sensiblement de 11 millions en 2017 à 7 millions en 2020 en passant à 9 millions et à 8 millions en 2018-2019. Enfin, pour Mayotte, le rendement évolue entre 700 000 et 500 000 euros sur la période pour finalement remonter à 750 000 euros en 2020.
La tendance est donc plutôt à la baisse et de façon relativement différenciée selon les territoires. En 2020, nous observons pour la Guadeloupe, la Guyane et La Réunion un décrochage que nous n'avons pas encore expertisé. Nous nous interrogeons naturellement sur les effets de la crise sanitaire.
M. Jean-François Ossola. - Votre question n°5 porte sur le maintien du produit de la TGAP sur les territoires concernés, afin de financer des actions en faveur de la valorisation des déchets et de l'économie circulaire. Sous quelle forme cette affectation ou ce fléchage pourrait-il s'opérer ?
La TGAP est une taxe environnementale qui s'appuie sur le principe du pollueur-payeur. La partie « déchets » représente la composante la plus significative et le principe d'universalité du budget de l'État impose donc cette non-affectation d'une recette à une dépense particulière, sauf à de rares exceptions. La TGAP n'y déroge pas. Le renforcement et la rationalisation de cette composante des déchets de la TGAP ont conduit à décider d'une hausse progressive entre 2021 et 2025, pour inciter les apporteurs de déchets, collectivités et entreprises, à privilégier le tri et le recyclage plutôt que l'élimination des déchets. Cette mesure était prévue par la feuille de route économie circulaire de 2018, qui est l'un des éléments-clés de l'atteinte des objectifs nationaux et européens de la baisse de quantité des déchets mis en décharge ou incinérés. Cependant, afin de tenir compte des caractéristiques propres aux outre-mer, des réfactions sont appliquées et ont été renforcées notamment par la loi de finances rectificative de décembre 2021. Actuellement, ces réfactions sont de l'ordre de 35 % pour la Guadeloupe, La Réunion et la Martinique et de 75 % en Guyane et à Mayotte, là où la TGAP s'applique. Pour les outre-mer, les aides à l'investissement du fonds « économie circulaire » est supérieur au produit de la TGAP. Pour l'année 2020, sur les cinq territoires concernés, l'ensemble déclaré est de 13,1 millions d'euros, tandis que les montants engagés au titre du fonds « économie circulaire » de l'Ademe pour ces territoires sont de 22,2 millions d'euros. En complément de ces fonds, les financements du Fonds européen de développement régional (Feder) ne doivent pas être oubliés. La période 2021-2027 a débuté et des financements sont disponibles pour soutenir les projets locaux, dans les outre-mer, contrairement à l'Hexagone où les installations de gestion des déchets ou les CSR ne sont plus financés par ce fonds Feder.
M. Thibaut Fievet. - Un autre argument en défaveur de l'affectation de la TGAP aux collectivités est qu'en cas d'incident de recouvrement, la recette prévue ne pourra pas être versée à la collectivité. Le maintien de dispositifs budgétaires en complément de la TGAP nous semble davantage protectrice pour les collectivités.
M. Jean-François Ossola. - Concernant la Taxe d'enlèvement des ordures ménagères incitative (TEOMi), à ce jour et à notre connaissance, le seul territoire ultramarin à avoir étudié le sujet est La Réunion. La direction régionale de l'Ademe avait fait réaliser une étude d'opportunité. Il s'agit en effet d'un processus long. En général, deux ou trois ans sont nécessaires pour le mettre en oeuvre. Mais cette étude, qui date de 2013, n'avait pas eu de suites.
Au niveau national, les objectifs de généralisation de la TEOMi sont ambitieux. Je crois qu'il s'agit de 15 millions d'habitants en 2025, alors que nous sommes actuellement en dessous de 10 millions. Peut-être cette tarification incitative à la redevance devrait-elle être appliquée à la Redevance d'enlèvement des ordures ménagères (REOM) plutôt qu'à la TEOM. Les exemples les plus courants actuellement sur le territoire national concernent d'ailleurs la REOM. Mais l'application semble plus aisée sur un territoire qui dispose des filières de valorisation, de traitement, d'un réseau de déchetterie, que sur un territoire plus isolé outre-mer qui manque encore des infrastructures de base.
M. Tony Chesneau, chef du bureau de la réglementation économique et fiscale à la Direction générale des outre-mer. - La question n°9 porte sur l'intégration dans l'octroi de mer d'une sorte d'écotaxe à l'importation, en considérant que la quasi-intégralité des déchets est issue de produits importés.
Cette proposition nous semble rencontrer plusieurs obstacles. L'octroi de mer est une taxe qui a deux objectifs principaux : le financement des collectivités locales et le soutien à la production locale. Ces deux objectifs peuvent parfois entrer en contradiction quand la région souhaite par exemple exonérer un secteur économique et donc renonce à des recettes. Ajouter un troisième objectif qui serait plutôt environnemental rendrait encore moins lisible et plus complexe cet octroi de mer. Il est généralement admis qu'un dispositif de politique publique - j'y inclus la fiscalité - dès lors qu'il a plus d'un objectif, est difficile à concevoir. D'autres pistes devraient être envisagées pour atteindre cet objectif.
Une autre difficulté et non des moindres est la question de la compatibilité avec le droit de l'Union européenne. Cet octroi de mer fait l'objet d'une double autorisation à la fois du Conseil de l'Union au titre de l'Union douanière et de la Commission européenne, et de la Direction générale de la concurrence au titre du droit des aides d'État. La Commission verrait probablement cette taxe additionnelle comme une taxe d'effet équivalent qui serait contraire au droit européen. Nous devrions donc justifier cette écotaxe auprès de l'Union européenne et à tout le moins l'appliquer aux marchandises importées, mais aussi à celles produites localement pour éviter des accusations de discrimination. Enfin, cette écotaxe additionnelle augmenterait le coût des produits importés et nos concitoyens l'accepteraient difficilement. Aujourd'hui, la région ou la collectivité territoriale peut moduler les taux à la hausse ou à la baisse de tous les produits de la nomenclature douanière en fonction de ce qu'elle considère comme plus nuisible à l'environnement par exemple. Les régions peuvent s'emparer de ce sujet et prendre des initiatives. Globalement, nous pouvons nous appuyer sur des dispositifs nationaux. L'objectif de cette écotaxe pourrait être aussi satisfait à travers le développement des filières à Responsabilité élargie des producteurs (REP) ou des systèmes d'éco-participation.
M. Thibaut Fievet. - Dans le cadre d'une éco-contribution, toute la difficulté réside dans le fait d'identifier les critères environnementaux. La difficulté est juridique, c'est-à-dire que nous devons réussir à trouver des critères qui ne portent pas atteinte au principe d'égalité et qui s'appliquent à tout type de produits équivalents. Nous pouvons imaginer des équivalents émissions de CO2 et faire en sorte, d'une part, que ces critères soient facilement applicables pour les opérateurs, et, d'autre part, qu'ils permettent des contrôles par l'administration fiscale pour s'assurer que l'éco-contribution est versée à bon droit. De prime abord, la conception d'un tel dispositif paraît complexe.
M. Jean-François Ossola. - La révision du règlement européen sur les batteries a été lancée au premier semestre 2022 sous la présidence française de l'Union européenne. Les discussions sont toujours en cours. Une disposition prévoit la mise en place d'une filière REP pour l'ensemble des batteries.
Le principe des filières REP s'applique sur l'ensemble du territoire national et, en cas de retard constaté, une des dispositions de la loi AGEC de 2020 permettra de prévoir un plan d'amélioration des performances de la collecte et du traitement des déchets dans ces territoires, afin qu'elles égalent celles atteintes en moyenne dans l'Hexagone au cours des trois ans suivant la mise en place du plan. De nombreux cahiers des charges de filières REP existantes sont en cours de renouvellement et de nouvelles filières REP sont en train d'être lancées sur la période de 2021-2024. Ces plans de rattrapage outre-mer vont permettre de guider et de renforcer l'implication des éco-organismes dans la mise en oeuvre des filières dans les territoires ultramarins.
La mise en place en outre-mer d'un système de consigne distinct du dispositif national engendrerait des coûts plus élevés que dans l'Hexagone. Il semble donc difficile de l'envisager localement et préférable de s'appuyer sur un dispositif national de consigne pour amortir les coûts. En 2023, une phase de réflexion et d'expérimentation de consignes sur les emballages sera engagée. Elle concernera l'ensemble du territoire national avec des péréquations pour les outre-mer.
S'agissant de la question 11, le Parlement demande de façon récurrente une baisse de la TVA sur les activités de réparation, pilier de l'économie circulaire. Historiquement, seuls les produits listés dans la directive européenne TVA étaient éligibles à un taux réduit au niveau du droit européen. Il est appliqué sur le cuir et les textiles, mais pas sur l'ensemble des produits. Il faut rappeler que les territoires guyanais et mahorais sont déjà exemptés de TVA.
La loi AGEC prévoit deux types de fonds à partir de 2022. D'une part, des fonds Réparation pour différentes catégories de produits soumis aux filières REP qui prennent en charge une partie des coûts de réparation auprès des réparateurs labellisés. Le prix est ainsi directement baissé pour le consommateur. D'autre part, les fonds Réemploi sont destinés aux acteurs de l'économie sociale et solidaire et adaptés conformément aux quantités réemployées fixées dans le cahier des charges de chaque filière REP. Les filières qui produisent des produits électriques, électroniques, des meubles et des textiles ou des articles de sport, de bricolage et de jardinage, doivent contribuer à ces fonds à hauteur de 5 % de leur contribution à la filière REP. Ces fonds permettront, notamment, de soutenir les acteurs qui réparent les objets, leur donnent une deuxième vie, soit pour être donné, soit pour être revendu. Ces fonds doivent être mis en place dans les six mois de l'agrément de la filière REP. Pour les déchets d'équipements électriques et électroniques (DEEE), le déploiement du fonds Réemploi au niveau national est en cours et sera entièrement opérationnel en 2023.
M. Thibaut Fievet. - Les produits reconditionnés peuvent déjà faire l'objet d'un dispositif favorable, c'est-à-dire que la TVA, sous certaines conditions, ne s'applique qu'à la marge et pas à l'ensemble du prix du produit. Mais le terme « réemploi » recouvre un certain nombre de réalités parfois complexes à traduire fiscalement et qui introduirait effectivement des difficultés tant du point de vue des professionnels, que de l'administration. En effet, comment le périmètre de la nature des prestations peut-il être déterminé ? S'agit-il de réparation ou de remise à état neuf ? S'agit-il de fourniture de matériaux ou de fourniture de prestations ? Toutes ces questions se poseraient dans le cadre de l'introduction d'un taux réduit de TVA. Enfin, une acception large du terme de réemploi induirait probablement un coût budgétaire important pour l'État, si cette disposition était adoptée.
M. Maurice Gironcel, président de l'association Interco' Outre-mer et président de la Communauté intercommunale du Nord de La Réunion (Cinor). - Dans nos pays d'outre-mer et notamment dans nos îles, nous devons traiter nos déchets sur notre territoire. Nous devons maîtriser la question du traitement des déchets de bout en bout. Moins d'emballages devraient être produits. Une discussion devrait également porter sur la possibilité de commercer avec les pays de la zone. Aujourd'hui, nos importations viennent de l'Europe et bien sûr de la France hexagonale. Nous inscrire dans un partenariat dans nos zones respectives, nos bassins d'océan, nous ouvrirait des perspectives de traitement de nos déchets. Pourquoi ne pourrions-nous pas traiter nos déchets dans notre zone géographique ? Cette pratique permettrait un coût de transport moindre et favoriserait la création d'emplois locaux.
Dans nos îles, nous avons un sérieux problème de foncier. À La Réunion, une île de 2 500 km2 avec 900 000 habitants, la zone habitée se situe sur le littoral et à mi-hauteur, car c'est un pays très montagneux. Les centres d'installation de stockage de déchets non dangereux (ISDND) ou d'Installation de stockage de déchets inertes (ISDI) se situent donc forcément à proximité des habitations. L'approche doit donc être différente de celle de la France hexagonale. De même, les taxes en vigueur dans l'Hexagone ne peuvent pas s'appliquer chez nous. Compte tenu du faible nombre d'habitants à La Réunion, une seule installation de traitement semblerait suffisante, mais la circulation est difficile entre le Nord et le Sud. Concernant la TEOM incitative, avec la Cinor, nous sommes en train de mener une petite opération dans un quartier pour étudier la faisabilité. La loi concernant les bio-déchets s'avère difficile à mettre en oeuvre à La Réunion.
M. Chanoor Cassam, directeur général des services du Syndicat intercommunal d'élimination et de valorisation des déchets de Mayotte (Sidevam 976). - Pour la clarté de mon exposé, j'ai préparé quelques graphiques qui vous ont été distribués. Concernant les efforts budgétaires consentis par les collectivités, je me suis concentré sur les budgets des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), puisqu'elles détiennent à titre principal la compétence collecte et traitement de déchets. Dans le cas de Mayotte, c'est le Sidevam qui assure essentiellement la mission de collecte et traitement des déchets, à l'exception de la communauté d'agglomération Dembéni-Mamoudzou (Cadema) qui regroupe la commune de Mamoudzou, la principale ville de Mayotte, et la commune de Dembéni. La Cadema gère seule sa compétence collecte. Les intercommunalités fournissent des efforts plus ou moins élevés, avec une moyenne de 42 % de leurs budgets pour 2022. Une des intercommunalités consacre 63 % de son budget au Sidevam.
Les contributions directes des budgets des intercommunalités au Sidevam représentaient, jusqu'à cette année, le principal poste de financement du service public de gestion des déchets. Cette forte contribution, qui représente 60 % du budget du Sidevam, entraîne aussi une forme de dépendance de la trésorerie, puisque nous subissons les aléas de décaissement et d'encaissement par les intercommunalités membres. Les 40 % restants sont couverts par la TEOM qui est beaucoup plus intéressante en matière de trésorerie, puisque son versement est mensualisé. Les contributions des intercommunalités au service public des déchets ont atteint un niveau élevé. Les EPCI ne sont plus prêts à relever leur contribution, alors même qu'elles ont d'autres missions à financer.
La TEOM représente le deuxième levier de financement. En moyenne, les taux de la TEOM votés par les EPCI ayant choisi d'instaurer cette taxe croissent chaque année. Ils se situaient à 14 % en 2019 et 19 % en 2021. La communauté de communes de Petite-Terre est passée de 10 % en 2019 à 16 % pour cette année. Quant à la Cadema qui a instauré cette taxe depuis cette année seulement, elle a fait bondir le taux moyen au niveau du département, de telle sorte que les recettes de la TEOM devraient couvrir en 2022, pour la première fois, plus de la moitié du coût du service public des déchets. La TEOM s'appuie sur la taxe foncière. À Mayotte, où les valeurs locatives ont été excessivement élevées, la mise en place de la fiscalité s'est avérée un peu chaotique depuis 2014. Elles ont été corrigées partiellement via la loi « Égalité réelle » en 2017 avec un abattement de 60 % de la valeur locative. Cependant, la valeur locative reste élevée par rapport aux standards nationaux, alors que 77 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Les Mahorais sont en grande majorité propriétaires de leurs biens. Nous pouvons difficilement compter sur ce levier de financement pour augmenter encore les recettes.
La TGAP est payée par le Sidevam, seule compétente en matière de traitement de déchets. La tendance d'évolution des charges semble donc difficile à inverser. On observe une dégradation progressive des épargnes : épargne de gestion, épargne brute et épargne nette du Sidevam. Sur le scénario présenté, nous voyons que dès 2024-2025, nous basculerons sur des épargnes négatives. Une approche différente de la question semble donc nécessaire, en envisageant peut-être un levier de financement supplémentaire, un moyen beaucoup plus efficace pour orienter le comportement des producteurs de déchets et donc des consommateurs. Le Sidevam adopte, en collaboration avec la Cadema, son programme local de prévention des déchets ménagers assimilés et prévoit des études au niveau de la fiscalité incitative.
Néanmoins, nous n'avons pas beaucoup d'espoir, puisqu'à Mayotte, beaucoup de populations informelles ne contribuent pas aux finances locales. Par ailleurs, la taxe foncière s'appuie également sur le cadastre non actualisé. Une grande partie de la population productrice de déchets ne sera donc pas concernée par la fiscalité incitative. Nous réfléchissons donc à d'autres solutions, notamment des solutions de gratification du geste de tri avec le commerce de proximité. Pourquoi ne pas envisager une écotaxe qui permettrait un couplage entre la gestion déchets et l'activité de consommation ? Cette solution d'écotaxe permettrait de financer une partie de la gestion des déchets par le consommateur. Mais la question de la gouvernance se pose. Les décideurs locaux pourront-ils fixer le niveau de taxation des différents produits et de déchets concernés ?
Notre véritable problème réside dans les moyens de contraintes. Pourquoi ne pas envisager des pénalités vis-à-vis de ces éco-organismes qui ne se mobilisent pas suffisamment dans les territoires ultramarins ?
Le rapport de Jacques Vernier sur les filières REP, publié en 2018, documente longuement ces moyens de pénalités possibles vis-à-vis des éco-organismes. Si nous parvenons à structurer et mobiliser plus d'éco-organismes sur le territoire, les volumes enfouis et donc la charge de TGAP diminueront. Par ailleurs, nous souhaiterions que les objectifs de taux de collecte, de valorisation et de recyclage ne soient pas nationaux, mais territorialisés.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Lorsque nous nous sommes rendus à Mayotte ou à La Réunion, nous avons noté une demande récurrente pour un allégement de la TGAP qui pèse sur les intercommunalités. Ne pourrait-on pas obtenir un moratoire sur ces questions, de manière à permettre aux territoires ultramarins redevables de cette TGAP de pouvoir investir dans le perfectionnement de la chaîne liée aux déchets ?
Même si notre proposition de consigne ne paraît pas d'une grande pertinence, comment pourrait-on trouver des correctifs ? En parcourant certains territoires, nous avons vu les efforts déployés, mais la situation endémique liée à l'accumulation des déchets représente un problème récurrent. Il me semble que l'outil fiscal devrait intégrer certaines modulations.
Mme Viviane Malet, rapporteure. - Nous estimons que la TGAP est injuste. À La Réunion, nous avons obtenu 10 % de réfaction supplémentaires l'année dernière, nous sommes donc passés à 35 %. En 2021, la TGAP représentait environ 10,8 millions d'euros pour La Réunion. Elle passera à 12,8 millions d'euros l'année prochaine, et si le taux d'enfouissement reste le même, en 2025, elle atteindra 16 millions d'euros. Nous préférerions garder cette somme sur notre territoire pour développer un cercle plus vertueux.
M. Thani Mohamed Soilihi. - À Mayotte, la problématique du foncier influe directement sur la taxation des déchets, car aujourd'hui 70 % des terres ne sont pas immatriculées. Autrement dit, une pression fiscale insupportable s'exerce sur seulement 30 % des propriétaires. Une réforme en cours vise à poursuivre l'immatriculation et le titrement des parcelles foncières.
Mme Marta de Cidrac, présidente du groupe d'études sur l'économie circulaire au sein de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Beaucoup de nos territoires ultramarins sont aussi des régions ultrapériphériques de l'Europe. À cet égard, un certain nombre d'obligations leur incombe, mais des fonds qui sont censés promouvoir les emplois doivent aussi leur profiter.
Lors de mes déplacements dans ces régions, l'insuffisance de masse critique pour créer des unités de traitement des déchets localement a souvent été identifiée.
En tant que sénatrice des Yvelines, si je rencontre des difficultés avec les déchets de mon territoire, je peux m'adresser à l'un de mes voisins, mais cette pratique s'avère beaucoup plus compliquée pour nos territoires ultramarins.
Existe-t-il un mécanisme que nous pourrions porter au sein de l'Union européenne pour permettre à nos territoires ultramarins de créer des unités qui seraient pionnières en matière de recyclage ou de Combustible solide de récupération (CSR) ?
Mme Micheline Jacques. - J'aimerais partager l'expérience de Saint-Barthélemy, puisque nous sommes un petit territoire de 21 km2 et que la problématique des déchets s'est posée depuis fort longtemps. Nous avons fait le choix de revaloriser la majorité des déchets par l'incinération avec un traitement des fumées et une production d'énergie. Notre usine d'incinération est couplée à une usine de production d'eau potable par dessalement d'eau de mer. Une deuxième usine d'incinération vient d'être inaugurée qui sera couplée à un générateur de production d'électricité. Comme le disait Viviane Malet, pourquoi ne pas geler quelque temps la TGAP, afin de permettre aux collectivités d'investir dans ce type d'installation ? Par ailleurs, nous avons passé un contrat avec les concessionnaires qui récupèrent les batteries au lithium.
M. Stanislas Alfonsi. - Nous pouvons nous demander si la TGAP mérite d'exister sous cette forme ou si elle doit être transformée. Des adaptations ont été faites, parce que les territoires ont démontré que celles-ci favorisaient les dynamiques. Les projets commencent à sortir et les retards pris, quels qu'en soient les motifs, ne sont plus de nature à empêcher leur existence.
Mayotte est entrée récemment dans le cadre institutionnel d'un département de plein exercice et doit être traitée de manière responsable avec toute l'attention à apporter à un territoire fragile. Le territoire présente en effet un retard de développement et des taux de pauvreté très élevés. Cette situation nécessite une attention plus spécifique et nous nous efforçons tous de l'apporter. Mais le travail des acteurs locaux est perfectible, tout comme celui des administrations ou du Parlement. Du côté du ministère des outre-mer, Mayotte concentre une grande partie de notre activité. Des adaptations législatives ont été proposées pour apporter une aide plus spécifique au territoire. Un projet de loi a été initié l'année dernière qui n'a pas été validé par le Conseil départemental. Nous ne pouvons que le regretter. Je me rappelle que lorsque l'avis négatif du Conseil départemental a été formulé, nous étions à la veille du passage devant le Conseil d'État. Le Gouvernement était donc dans une dynamique très volontariste. À ce stade du processus, de nombreux sujets pouvaient encore être ajoutés ou modifiés. Ce projet mérite d'être réexaminé pour trouver les nouvelles adaptations qui devront être conçues spécifiquement pour Mayotte.
En ce qui concerne les fonds européens, les autorités de gestion sont, en règle générale, constituées par les collectivités et doivent faire des choix sur l'affectation et l'utilisation des fonds européens. Nous ne pouvons pas sortir du cadre de la programmation telle que définie par les institutions européennes, ni du cadre national qui en est une déclinaison pour chaque État membre. De notre côté, nous ne pouvons pas dicter aux autorités de gestion constituées par les collectivités ce qu'elles doivent faire des fonds européens qui leur sont confiés. Nous pouvons tout de même encourager, ne serait-ce que par l'orientation de certains cofinancements, le soutien en matière d'ingénierie qui peut être apporté sur tel ou tel type de projet. Nous pouvons les aider à favoriser cette thématique des déchets.
Les fonds européens sont d'une gestion particulièrement complexe et je comprends que, parfois, des collectivités hésitent à aller dans les directions de la mobilisation des fonds européens pour tel projet ou telle thématique, étant donné leur complexité et les risques inhérents. En effet, l'application pourrait être considérée comme insuffisamment régulière, rigoureuse, ou discutable au regard des cadres réglementaires produits par l'Union européenne. Parfois, les collectivités hésitent à se lancer pour ces raisons.
Mme Gisèle Jourda, rapporteure. - Les critères pour certains dossiers sont trop difficiles à remplir. Depuis quasiment huit ans que je siège dans cette commission, les fonds spécifiques européens pour les départements ultramarins ont toujours été difficiles à mobiliser. Nous avons toujours dû mener des combats et des batailles dans ce secteur-là.
M. Jean-François Ossola. - Nous sommes bien conscients des difficultés de gestion des taxes et le poids dans les finances locales des territoires ultramarins. Dans le cadre du programme précédent de 2014 à 2020, les fonds du Feder ont représenté à peu près 156 millions d'euros. Certains territoires en ont plus bénéficié que d'autres en raison des critères établis ou du consensus politique. Mais pour les régions ultrapériphériques (RUP), dont font partie nos territoires d'outre-mer, les critères assez larges offrent la possibilité du financement de CSR notamment, alors que cela n'est plus possible dans l'Hexagone.
Nous pourrions réfléchir à des mécanismes qui permettent d'avoir un partenariat entre nos territoires, et également avec les territoires voisins, pour avoir une certaine masse critique dans le traitement des déchets. En effet, notamment dans les îles isolées ou d'autres territoires, les augmentations, même faibles, se ressentent d'autant plus fort. Un travail peut être mené sur ce mécanisme partenarial par zone géographique. Des travaux sont également menés pour les déchets dangereux, afin d'obtenir des révisions du règlement sur les transferts transfrontaliers. Cela intéresse tout particulièrement La Réunion et Mayotte. La crise du Covid a généré dans ces deux territoires de sérieux problèmes d'export de déchets dangereux, car, contrairement aux Antilles, les exportations directes vers l'Hexagone s'avèrent moins faciles. L'affrètement d'un navire dédié pour l'export d'une petite partie des déchets dangereux stockés sur ces deux îles vers Le Havre devrait prochainement être annoncé. Il n'existe pas de solution unique, mais différents leviers à actionner.
Concernant les batteries et plus particulièrement celles au lithium, nous n'avons pas la solution de traitement, l'export doit donc être systématique avec son coût et ses aléas.
S'agissant de l'idée de la consigne de batteries, nous souhaitons utiliser et exploiter le développement des filières REP, et le renouvellement de leurs cahiers des charges pour que des éco-organismes puissent apporter des solutions, pas seulement sur le territoire hexagonal, mais aussi en outre-mer.
Concernant les éco-organismes et leurs possibles sanctions : ils sont actuellement dans une période de renouvellement de leurs cahiers des charges pour les filières REP. De nouvelles filières vont être créées telles que la filière « produits et matériels de construction et bâtiments » qui va être pleinement opérationnelle en cours de l'année 2023. Grâce à la loi AGEC, nous pouvons exiger un plan d'action détaillé pour chaque territoire d'outre-mer par filière, dès six mois après l'agrément. Certains dispositifs seront mobilisés à la suite par l'État pour veiller à ce que les taux de collecte ou de traitement n'atteignent pas 95 % sur le territoire national et 40 % en outre-mer.
Mme Viviane Malet, rapporteure. - Concernant les cahiers des charges, je sais que vous allez augmenter les taux, afin que nous puissions rattraper les taux de l'Hexagone. Mais si le cahier des charges n'est pas rempli, aucune pénalité n'est prévue. À l'inverse des collectivités qui, elles, doivent s'acquitter de la TGAP.
M. Chanoor Cassam. - Le rapport Vernier précité mentionne des dispositions de pénalité ou de sanctions, certes perfectibles. Elles se traduiraient, par exemple, par des mécanismes d'amende de 15 000 ou 30 000 euros pour les éco-organismes, mais aussi pour les membres des éco-organismes. Toutefois, il me semble que le rapport mentionnait que les services de l'État chargés du contrôle et des sanctions se trouvaient insuffisamment dotés de moyens pour mettre en oeuvre de telles mesures.
Sur la question de la valorisation au niveau des territoires, le Sidevam porte justement un projet de valorisation en CSR. Nous voulons profiter du renouvellement de la délégation de service public portée par le Sidevam avec la filiale de Suez, Star Urahafu.
Nous aimerions solliciter les financements du Feder. Cependant, l'enveloppe, qui se dessine sur la programmation 2021-2027, prévoit a priori 8 millions d'euros pour la gestion des déchets et ce montant est à peine suffisant pour déployer toutes les déchetteries prévues sur la mandature.
En raison des problématiques de maîtrise foncière, le Sidevam essaie de déployer des déchetteries depuis deux mandatures. Nous n'en avons pas encore pour l'instant, mais je vous confirme que nous allons démarrer le chantier de la première déchetterie de Mayotte, qui sera inaugurée l'année prochaine au sud de l'île. La construction de deux autres déchetteries est en bonne voie.
Pourquoi ne pourrions-nous pas, sur le modèle du Fonds national d'aménagement et de développement du territoire (FNADT), envisager une enveloppe spécifique abondée pour les projets de valorisation de déchets, qui serait mise à contribution lorsque le montage de la prochaine délégation du service public sera finalisé, prévoyant notamment des unités de valorisation en CSR ?
M. Thani Mohamed Soilihi. - Vous avez parlé du travail parlementaire qui est perfectible, c'est précisément le sens de mon intervention. La mission constitutionnelle de contrôle de l'action de l'administration nous incombe et nous avons le devoir de poser ici des questions. Je déplore comme vous, peut-être plus que vous, que le projet de loi Mayotte ne soit pas arrivé jusqu'au Parlement. Cette loi contenait 75 % de bonnes propositions, et nous devions la compléter. Nous n'avons pas eu cette occasion : à la suite d'un long processus piloté par le préfet, le Conseil départemental a donné un avis défavorable.
M. Stanislas Alfonsi. - Nous devons mener ensemble l'accompagnement du territoire de Mayotte et je pense que, du côté de l'administration que je représente, nous faisons un certain nombre d'efforts avec tous les autres partenaires, y compris le Parlement, pour mener cet accompagnement. Beaucoup de temps et beaucoup de travail seront nécessaires pour faire en sorte que Mayotte parvienne à un certain niveau de développement et que les résidents de Mayotte bénéficient du niveau de service public dont normalement tout citoyen et résident en France doit pouvoir bénéficier.
M. Thibaut Fievet. - Je reviens très rapidement sur la TGAP. Du côté de la Direction de la législation fiscale (DLF), nous partageons le mécontentement sur le nom de la TGAP qui en réalité recouvre quatre taxes différentes et pourrait, le cas échéant, être vu dans le cadre de la recodification en cours. Elle a déjà donné lieu à des redénominations de taxes et quand viendra le moment de recodifier la TGAP « déchets », une autre dénomination n'est pas exclue.
Concernant les réfactions de TGAP, nous n'avons pas de mandat pour nous prononcer sur le sujet. Mais nous pouvons nous engager à transmettre auprès de nos autorités les différents points d'alerte que vous nous avez rappelés aujourd'hui. Je voudrais juste relever deux points. Premièrement, les réfactions ont effectivement évolué au fil du temps. Vous évoquiez l'hypothèse d'un moratoire ou d'un dispositif transitoire. Selon notre expérience, en termes de gouvernance fiscale, des moratoires sont toujours complexes, parce qu'il est souvent difficile d'en sortir. Il s'agit juste d'un constat technique en termes de fiscalité, je ne porte aucun jugement sur votre proposition.
Deuxièmement, pour confirmer les propos qui ont été tenus sur la composante « déchets » de la TGAP, cette taxe est incitative par excellence. Elle applique un barème en fonction des méthodes de traitement qui sanctionne davantage l'enfouissement que l'incinération et encourage au réemploi. Différentes exemptions ont été ajoutées pour justifier le fait de ne pas taxer certaines situations très particulières.
Le dernier élément très caractéristique de cette TGAP « déchets » réside dans le fait que le législateur impose de la répercuter sur les apporteurs de déchets, c'est-à-dire que cette taxe est en quelque sorte indirecte. Un tel dispositif ne se retrouve pas forcément dans les autres taxes.
Les dispositifs financiers publics en matière de déchets doivent être pris dans leur ensemble. Nous ne devons pas nous focaliser sur un seul, car chacun a son utilité. En définitive, nous identifions trois piliers. Tout d'abord, la TGAP présente une vocation incitative dont l'assiette se réduit au fur et à mesure, c'est-à-dire que quand les objectifs seront atteints, la TGAP « déchets » aura un rendement nul. De son côté, la TEOM est une taxe de rendement dont l'objectif est de financer le service public. Enfin, le troisième pilier correspond à tous les dispositifs budgétaires évoqués tels que ceux de l'Ademe ou les fonds européens. Ces dispositifs ont vocation à accompagner les collectivités et les opérateurs pour qu'elles investissent et atteignent les objectifs leur permettant de ne plus être redevable de la TGAP.
Concernant la problématique d'affectation de la TGAP, qui rejoint aussi celle de sa dénomination, il existe, dans le code général des collectivités territoriales (CGCT), une sorte de TGAP complémentaire, à la main des communes, et qui est limitée à 1,50 euro par tonne. Nous n'avons pas vérifié si elle était applicable dans les territoires ultramarins, mais il me semble qu'elle pourrait répondre, à la marge, au problème de réaffectation des fonds.
M. Stéphane Artano, président. - Sur le sujet de Mayotte, je rejoins Thani Mohamed Soilihi. Un message doit vraisemblablement être passé auprès du préfet pour que les données, si elles existent, soient collectées et remontées. C'est un message que je passerai volontiers au ministre. Ce sujet est important pour vous, car vous devez pouvoir disposer des éléments techniques nécessaires.
Je vous remercie pour ces échanges très riches.