Mardi 11 octobre 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8 h 35.
Institutions européennes - Conseil européen des 20 et 21 octobre 2022 - Audition de Mme Laurence Boone, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée de l'Europe
M. Jean-François Rapin, président. - Les contraintes d'agenda du Gouvernement nous conduisent à nous réunir aujourd'hui dans une configuration et à un horaire inédits pour organiser le débat usuel au Sénat avant chaque réunion ordinaire du Conseil européen. Mais l'essentiel est que ce débat ait lieu. Il est en effet fondamental, surtout dans les heures graves que nous traversons, de pouvoir échanger avec vous, madame la secrétaire d'État, en amont des décisions importantes que les États membres devront prendre lors du prochain Conseil européen des 20 et 21 octobre.
Les événements se précipitent, si bien que les chefs d'État ou de gouvernement des Vingt-Sept se sont déjà réunis vendredi dernier à Prague. Ils ont formulé le même diagnostic sur l'utilisation de l'arme énergétique par la Russie, qualifiée de « missile » tiré sur le continent européen par le président du Conseil européen, Charles Michel. Ils ont aussi souscrit à l'ambition commune de faire baisser les prix des ressources énergétiques : leur hausse entraîne des conséquences considérables sur l'économie européenne.
Ils ont toutefois constaté leurs divisions sur les moyens de remédier à cette crise, alors qu'il y a urgence à trouver des compromis pour alléger concrètement le fardeau des citoyens et des entreprises de l'Union européenne (UE). Sans attendre, l'Allemagne a déjà annoncé, il y a une dizaine de jours, un plan de 200 milliards d'euros en vue de protéger son économie contre la hausse des prix de l'énergie, une forme de « bouclier anti-missile » non pas européen, mais national. Le président Macron s'est engagé à « convaincre » les autres Européens - et à surmonter certaines des réticences allemandes - sur le bien-fondé d'un dispositif de plafonnement commun des prix du gaz servant à produire de l'électricité, tout en prévoyant des mécanismes de financement solidaire européen préservant l'unité du marché unique. Ce travail de conviction a-t-il déjà commencé à porter ses fruits ? Nous n'avons pas à pallier les erreurs de stratégie énergétique de certains membres.
Le plafonnement des prix ne risque-t-il pas de priver l'Union d'approvisionnement en gaz ? Dans quelle mesure peut-on espérer trouver une réponse commune et efficace à la crise de l'énergie qui frappe l'UE ?
Deuxième enjeu décisif du prochain sommet : l'Ukraine. Alors que l'UE vient de convenir d'un huitième train de sanctions, nous vivons depuis hier une escalade du conflit : ne parvenant pas à prendre l'avantage après sept mois de guerre et défiée par la destruction du pont de Crimée, la Russie procède désormais à des bombardements aveugles qui s'apparentent à des crimes de guerre. La Biélorussie menace d'ouvrir un nouveau front dans le conflit en désignant la Pologne, la Lituanie et l'Ukraine. Quelles mesures l'UE peut-elle prendre pour arrêter ce triste massacre ? Les nouvelles livraisons d'armes envisagées par l'Union sont-elles la seule réponse à apporter ?
Troisième sujet collatéral : la Communauté politique européenne (CPE) qui a vu le jour à Prague jeudi dernier. En plus des 27 membres de l'UE, celle-ci a réuni 17 États, dont les trajectoires diffèrent radicalement : qu'ont en commun la Norvège, l'Ukraine, la Suisse, la Turquie, le Royaume-Uni, la Serbie et l'Azerbaïdjan ? Que peut-on espérer de cette nouvelle organisation ? Le président Macron l'avait présentée comme une communauté politique, c'est-à-dire une communauté de valeurs. Or certains des États participants s'éloignent clairement des valeurs de l'Union. Aussi, je m'interroge sur l'objet de cette communauté, qui aurait pu apparaître comme une réponse à l'Organisation de Shanghaï pour la coopération, récemment réunie sur l'initiative de Vladimir Poutine, si certains pays n'avaient pas participé à ces deux rencontres. Pourriez-vous nous éclairer sur la vision française de l'avenir de la Communauté politique européenne après cette première réunion ?
J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera retransmise en direct sur le site du Sénat et disponible en vidéo à la demande.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Après les bouleversements induits par la crise sanitaire apparue en 2020, l'année 2022 devait prolonger le retour à une plus grande stabilité des finances européennes amorcé l'année dernière. Mais la guerre en Ukraine et la crise énergétique en ont décidé autrement. À tel point que plusieurs sujets largement débattus au cours des mois écoulés sont désormais relégués au second plan - je pense à la question des ressources propres de l'Union.
Je concentrerai donc mon intervention sur la question énergétique, et plus précisément sur les réponses que les États et l'Union peuvent apporter en matière de soutiens financiers pour traverser cette crise.
Il y a moins d'une semaine, la Commission européenne a proposé aux États membres d'instaurer un plafonnement temporaire des prix du gaz. Pouvez-vous nous en dire un peu plus, madame la secrétaire d'État, sachant par ailleurs que la présidente de la Commission a présenté cette proposition comme « une première étape vers une réforme structurelle du marché de l'électricité » ?
Pour atténuer les effets de cette crise sur les agents économiques, les pays membres de l'Union ont tous mis en place des réponses nationales, jusqu'à ce que l'annonce par l'Allemagne d'un plan de soutien de 200 milliards d'euros provoque une prise de conscience quant au risque de fragmentation du marché intérieur. Une réponse coordonnée à la dégradation des comptes des entreprises les plus touchées par l'augmentation des prix de l'énergie et les risques de réduction d'activité que celle-ci induit vous paraît-elle possible ?
Enfin, l'ensemble des pays membres souscrivent à l'objectif de renforcer l'autonomie stratégique de l'Union en diversifiant leurs sources d'approvisionnement en énergie.
Quelque 20 milliards d'euros supplémentaires seront consacrés au volet « REPowerEU » inclus dans l'enveloppe financière de la Facilité pour la relance et la résilience (FRR) afin d'aider les États membres à faire face au choc créé par la hausse vertigineuse des prix du gaz, et plus largement, à la crise des prix de l'énergie. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur leur répartition ?
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée de l'Europe. - Je me plie pour la première fois avec plaisir à l'exercice du débat préalable au Conseil européen.
Au cours du mois d'octobre, la présidence tchèque a réuni les chefs d'État ou de gouvernement en raison de trois chocs majeurs : la guerre en Ukraine, la crise énergétique et la situation économique de l'UE. Je serai prudente, car la situation évolue tous les jours : nos positions sont susceptibles d'être adaptées en conséquence.
L'agression russe contre l'Ukraine figurera encore au coeur des échanges du prochain Conseil européen. À la suite de son entretien avec Volodymyr Zelensky, le Président de la République a indiqué hier que notre soutien politique, humanitaire, économique et militaire à l'Ukraine serait conforté. À la fin du mois de septembre, l'UE avait renforcé les sanctions à l'encontre de la Russie après les simulacres de référendum dans les provinces orientales de l'Ukraine. Les bombardements d'hier marquent une nouvelle escalade : ces frappes visant des infrastructures civiles - et donc la population - sont constitutives de crimes de guerre, comme l'a déclaré la ministre Catherine Colonna hier.
Dans ce contexte, l'UE souhaite affaiblir durablement la Russie afin d'asphyxier l'effort de guerre. Le nouveau paquet de sanctions qui vient d'être adopté resserre l'étau : c'est notamment l'objet du mécanisme visant à plafonner le prix d'achat du pétrole russe pour les pays tiers. Cela contribuera à réduire les revenus de la Russie, tout en maintenant la stabilité des marchés internationaux.
Outre de nouvelles mesures sectorielles et la désignation de 29 personnes et sept entités, ce paquet prévoit l'ajout d'un critère permettant de sanctionner les individus. L'arsenal législatif est très complet et provoque des conséquences très importantes sur l'économie russe. La production automobile y a ainsi chuté de 70 % depuis le mois d'août 2021. Ces sanctions pourront être renforcées à tout moment non seulement contre la Russie, mais aussi contre la Biélorussie, si celle-ci s'engage dans la guerre.
J'en viens à l'aide que nous apportons à l'Ukraine. Sur le plan militaire, nous soutenons la création d'une mission européenne d'assistance militaire. Sur le plan financier, la France plaide pour un décaissement rapide de la deuxième tranche d'aide à l'Ukraine. Nous souhaitons entamer les négociations en vue d'aboutir à un accord avant la fin de l'année sur la troisième tranche d'aide, d'un montant de 3 milliards d'euros. Sur le plan politique, une perspective européenne est offerte à l'Ukraine. Le premier sommet de la CPE a également été très utile. La deuxième réunion de cette instance, qui vise à nouer des liens forts entre tous les pays européens, qu'ils soient ou non membres de l'UE, se tiendra en Moldavie et permettra d'avancer sur des coopérations concrètes. Sur le plan humanitaire, la protection temporaire autorisant les réfugiés ukrainiens à vivre et à travailler sur le territoire de l'UE sera prolongée jusqu'en 2024.
La conférence de Berlin, prévue le 25 octobre prochain, abordera la question de la reconstruction. Elle vise à coordonner les différents types d'aide apportée à l'Ukraine, en lien avec les organisations internationales notamment.
Le Conseil européen se penchera également sur la question de l'insécurité alimentaire mondiale. L'UE a créé des corridors de solidarité, qui ont permis à l'Ukraine d'exporter plus de 10 millions de tonnes de céréales. Nous avons aussi consenti une aide directe aux pays vulnérables, via l'initiative Food & Agriculture Resilience Mission (Farm), dont le déploiement se poursuit, en lien avec l'Union africaine (UA).
Le Conseil européen abordera la question des réfugiés russes ayant fui leur pays depuis l'ordre de mobilisation, ce qui témoigne de la force de l'opposition interne. Le statut accordé à ces ressortissants, notamment l'octroi éventuel d'un visa, fait débat ; nous souhaitons que les États membres adoptent une approche commune sur cette question.
J'en viens à la crise énergétique, deuxième point à l'agenda. Le Conseil européen reviendra sur les grandes thématiques abordées lors du Conseil des ministres de l'énergie extraordinaire du 30 septembre dernier. Celles-ci portent sur la réduction de la demande d'électricité, la contribution de solidarité temporaire des entreprises fossiles, la captation de la rente des producteurs d'électricité et le soutien apporté aux ménages et aux entreprises. Ces derniers ne peuvent supporter seuls le coût de la crise actuelle. L'ensemble de ces mesures seront déclinées en France dans le projet de loi de finances pour 2023. Nous devons toutefois aller plus loin et prendre de nouvelles décisions européennes en vue de réduire le coût de la facture énergétique, notamment le plafonnement des prix du gaz -importé de Russie et sur les marchés de gros- et la création d'une plateforme d'achats en commun. Nous souhaitons également diminuer le prix de l'électricité.
Vendredi dernier, la présidente de la Commission européenne a entendu ces messages et plusieurs États membres ont plaidé en faveur d'une accélération des discussions à ce sujet et d'une réponse forte et coordonnée à l'échelle européenne, susceptible de s'inspirer du modèle ibérique.
La Russie poursuit l'instrumentalisation de l'approvisionnement énergétique de l'UE en réduisant ses livraisons de gaz. Elle n'est plus un partenaire fiable. La France soutient une réforme structurelle des marchés de l'énergie en vue de parvenir à un marché plus cohérent et moins volatile ; des propositions seront formulées sur ce point par la Commission d'ici à la fin de l'année.
Le Conseil européen abordera également la situation économique : l'inflation pèse sur les perspectives de croissance et suscite de l'inquiétude chez nos concitoyens. La croissance a toutefois continué de progresser au deuxième trimestre de l'année 2022 dans la plupart des pays européens ; celle de la zone euro s'établit à 0,6 % ce trimestre. Cela dit, l'inflation a parallèlement progressé de plus de 10 % en septembre, contre 9,1 % au mois d'août. La France se distingue avec une inflation limitée à 6,2 %, grâce aux décisions prises par le Gouvernement. De nouvelles mesures sont cependant nécessaires. Un nouveau chèque énergie sera créé pour les plus modestes et le bouclier tarifaire sera prolongé. Veillons toutefois à ce que les mesures nationales ne créent pas de trop grandes divergences au sein de la zone euro, en vertu de l'encadrement temporaire des aides d'Etat que la Commission vient de présenter. Une nouvelle action économique commune de solidarité sera peut-être décidée au niveau européen, car tous les États membres ne disposent pas des mêmes marges de manoeuvre. Tel est le sens du plan REPowerEU.
Ces différentes crises témoignent de la nécessité de réviser notre modèle de gouvernance économique. D'ici à la fin du mois, la Commission proposera une réforme du pacte de stabilité et de croissance. Le Président de la République rappellera la position française : un cadre commun solide s'impose pour assurer la viabilité de nos finances publiques, mais aussi pour soutenir la croissance en vue de renforcer l'autonomie européenne. Ces règles doivent tenir compte de la spécificité de chaque État membre. Chaque pays doit se les approprier via un dialogue fructueux avec la Commission pour rendre le cadre commun plus efficace.
En matière de relations extérieures, les relations entre l'UE et la Chine figureront au programme des discussions. Depuis 2019, celles-ci se définissent selon le triptyque partenariat, coopération et rivalité systémique. Certes, celui-ci reste pertinent, mais les rapports avec la Chine sont aujourd'hui davantage marqués par la rivalité. Je pense à la position chinoise sur la guerre en Ukraine ou à la montée des tensions dans le détroit de Taïwan. Notre relation économique avec la Chine doit être rééquilibrée et nous devons poursuivre la diversification de nos chaînes d'approvisionnement. Cela dit, la Chine reste un partenaire de coopération indispensable pour certains sujets, tels que la lutte contre le changement climatique, la protection de la biodiversité ou encore la santé mondiale.
Nous maintiendrons une approche ferme sur la défense des droits de l'homme. La proposition de règlement relatif à l'interdiction de la vente des produits issus du travail forcé sur le territoire de l'UE en témoigne.
Le Conseil européen abordera la préparation de plusieurs échéances internationales, telles que la COP 27, accueillie cette année par l'Égypte. Les émissions de gaz à effet de serre augmentent et les tensions sur les marchés énergétiques menacent l'intégrité des engagements internationaux.
La préparation du sommet entre l'UE et l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean), qui aura lieu au mois de décembre, figurera également au programme des discussions. L'Asean occupe une place centrale dans la région indo-pacifique. La Birmanie ne devra être en aucun cas présente à ce sommet : la France estime nécessaire de maintenir l'exclusion de la junte au pouvoir.
M. Cyril Pellevat. - Les succès militaires de l'armée ukrainienne renversent le rapport de force sur le théâtre des opérations. Ils témoignent du courage des Ukrainiens et de l'efficacité du soutien apporté par les nations occidentales à l'Ukraine en matière de renseignement, d'armement, de formation et de planification. Notre appui ne doit pas faiblir vous nous avez rassurés sur ce point, madame la secrétaire d'État. Une nouvelle mobilisation de la Facilité européenne pour la paix (FEP) est-elle envisagée ?
Face aux revers, Poutine a choisi la fuite en avant : le chantage nucléaire, la mobilisation partielle et les simulacres de référendums en témoignent. Le Conseil européen vient d'adopter un huitième paquet de sanctions, prévoyant, entre autres, un plafonnement du prix du pétrole russe transporté par les navires européens vers les pays tiers. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies, a estimé que cette mesure pouvait être contre-productive. Alors que la production de pétrole diminue et que l'embargo européen sur le pétrole russe acheminé par voie maritime est sur le point d'entrer en vigueur, comment le Gouvernement et les autorités européennes anticipent-ils cette nouvelle situation ? Certes, parvenir à un accord a suscité beaucoup d'efforts, mais il était primordial que l'UE présente un front uni. Nous devons aborder la menace en rangs serrés.
Cette exigence d'unité, nécessaire pour faire face aux défis immédiats, ne doit pas nous empêcher d'examiner avec lucidité les enjeux de long terme. En matière énergétique, l'offre risque de ne pas pouvoir couvrir la demande. Tel est le sens des plans d'urgence établis par les États membres. Nous ne pourrons toutefois pas continuer indéfiniment à diminuer notre demande en électricité. Quoi qu'on en pense, l'énergie nucléaire sera indispensable. Avec Euratom, elle a représenté l'un des piliers de la construction européenne. Elle est pourtant aujourd'hui largement absente de la réflexion énergétique du continent et fait l'objet d'un travail de sape constant. Il est grand temps de regarder la réalité en face.
Le Conseil européen a adopté des mesures visant à taxer les superprofits des entreprises du secteur des énergies fossiles et à plafonner les recettes des producteurs d'électricité dits inframarginaux. Le texte adopté prévoit une répartition éventuelle du produit du plafonnement entre les États membres. Si les importations nettes d'électricité d'un État membre étaient en 2021 supérieures ou égales à sa production intérieure, un accord de partage de recettes doit être conclu au plus tard le 1er décembre 2022 entre cet État et son principal pays fournisseur. La France sera-t-elle concernée par ce mécanisme ? Celui-ci pourra-t-il être activé de manière optionnelle ? Quels sont les principes généraux régissant l'exécution de ces contrats ?
Pourriez-vous dresser un état des lieux de l'avancée de la réforme du marché européen de l'électricité ? Le scénario d'un découplage des prix du gaz et de l'électricité se confirme-t-il ? Les États membres parviendront-ils à un accord rapide ? Faute de réforme conduisant à une baisse du prix du mégawattheure, de nombreuses entreprises se retrouveront en difficulté, malgré les aides de l'État. Je pense aux stations de ski, dont tous les espoirs reposent sur cette réforme.
M. Jean-Yves Leconte. - En préambule, je souhaite affirmer notre solidarité avec le peuple ukrainien qui fait face à des crimes de guerre depuis six mois et à des attaques terroristes massives depuis hier. Celui-ci défend non seulement le droit à vivre sur son territoire, mais aussi le droit à l'autodétermination.
Quelle aide pouvons-nous lui apporter si des infrastructures vitales sont détruites au cours des prochaines semaines ? Comment mieux coordonner l'aide humanitaire ?
Les débats actuels sur l'énergie nous ramènent aux sources de l'UE : comment bénéficier d'une énergie peu chère de manière solidaire ? Avons-nous progressé en soixante-dix ans ? Se chauffer cet hiver relève de l'urgence. Nous devons toutefois prendre des décisions en cohérence avec nos objectifs de lutte contre le changement climatique.
La France et l'Allemagne, les deux plus grosses économies européennes, ne sont pas des exemples pour les autres États membres : la France a des difficultés pour produire son électricité et l'Allemagne a construit sa politique énergétique sur la dépendance au gaz russe. Comment reconstruire une solidarité européenne alors que nos deux pays sont perçus comme défaillants ? Le décalage entre les moyens nationaux décidés par chaque État membre n'aura-t-il pas pour conséquence la dérégulation des marchés européens ?
Nous constatons aujourd'hui les effets délétères de la dépendance à la Russie. Comment peut-on envisager de reproduire le même modèle avec l'Azerbaïdjan ? Privilégions sur le long terme les coopérations avec les pays du Sud en matière d'infrastructures de transport d'hydrogène solaire.
La guerre en Ukraine minore la place de l'UE dans l'économie mondiale. L'euro baisse et les taux d'intérêt augmentent. Ces signes ne préfigurent-ils pas une grande crise financière ? Dans ces conditions, comment éviter une crise bancaire et un krach immobilier ?
Nous devons approfondir nos relations avec les pays du sud de la Méditerranée qui font face actuellement à une crise alimentaire et à une inflation croissante. Ceux-ci se sentent victimes d'une guerre qui n'est pas la leur. La limitation des visas décidée par le Gouvernement détruit les relations historiques qui nous unissent et empêche le développement d'une politique de solidarité entre nos pays.
J'en viens à la CPE. Il est difficile d'envisager une coopération politique avec l'Azerbaïdjan. Quelle est l'utilité de cette structure si ses pays membres ne partagent rien en commun ?
Madame la secrétaire d'État, je souhaite aborder trois sujets que vous n'avez pas évoqués. Comment exprimer notre soutien à l'égard des combattantes de la liberté en Iran ? L'UE doit être solidaire de ce combat pour la liberté.
Si nous n'aidons pas les pays de première entrée - ceux dans lesquels arrivent les étrangers pour la première fois dans l'UE -, les populismes et l'extrême droite progresseront en Europe, comme le montre le résultat des élections en Italie.
Le respect de l'État de droit, l'indépendance de la justice en Pologne et la lutte contre la corruption en Hongrie doivent aussi continuer à retenir l'attention de l'UE.
En conclusion, je salue le rôle de l'UE, qui a permis à Bruno Le Maire de découvrir l'existence des superprofits.
M. Pierre Louault. - La première réunion de la CPE s'est tenue à Prague le 6 octobre dernier. Même si cette instance suscitait un certain scepticisme, tous les États invités ont répondu présents. Toutefois, des doutes subsistent : la taille de la nouvelle structure constitue le premier obstacle à la prise de décision commune, sans parler de la diversité politique des pays membres. Quelle sera sa composition finale ? Comment s'établiront les relations avec l'UE ? Comment les décisions seront-elles prises ? La CPE disposera-t-elle d'un budget propre ?
Nous sommes très inquiets de la situation en Ukraine, qui contribue à relancer la question de la défense européenne. La contribution européenne en matière d'armements est dérisoire par rapport à celle des États-Unis. Il est urgent de créer une coopération européenne en matière de défense.
Conséquence directe de la guerre, nous subissons la plus grave crise énergétique depuis le choc pétrolier de 1970. Le Gouvernement français et d'autres pays européens ont engagé différentes mesures, avec des moyens financiers très importants pour l'Allemagne. Emmanuel Macron appelle les élus à être patients et à ne pas signer de contrats énergétiques actuellement, estimant plus judicieux d'attendre l'issue du prochain Conseil européen. Un bouclier tarifaire européen serait en cours de négociation, avec l'accord de l'Allemagne. Madame la ministre, obtiendrons-nous bientôt cet accord ?
La communauté européenne doit, aux côtés de la France, montrer les dents et prévoir des représailles plus précises contre l'Iran - même si l'on observe ces jours-ci un petit affaiblissement de sa part, voire un début de concertation. Les droits de l'homme, et les droits de la femme en particulier doivent marquer les valeurs de l'Europe unie. Ce point sera-t-il évoqué lors du Conseil européen des 20 et 21 octobre ?
M. André Gattolin. - Au vu des points affichés à l'ordre du jour du prochain Conseil européen, l'Europe est peut-être en train de changer de paradigme. Jusqu'à peu, les thèmes abordés renvoyaient de manière quasi obsessionnelle à la construction du marché unique et à ses politiques sectorielles dérivées. Les sujets géopolitiques apparaissaient en fin de menu et ne faisaient l'objet que d'un rapide tour de table pour constater nos divergences ; en parler, c'était comme acter que notre continent n'était plus, depuis des décennies, l'épicentre du monde.
La guerre en Ukraine rebat les cartes d'une Europe presque entièrement dédiée à la production de normes, de standards, de directives, de règlements très techniques visant à mettre en oeuvre les fameuses quatre libertés par ruissellement, pour accoucher d'une Europe toujours plus étroite. Dans un discours assez prémonitoire de janvier 1989 devant le Parlement européen, Jacques Delors prévenait qu'on ne tombait pas amoureux d'un grand marché. Mais dans les années suivant la Guerre froide, nous avons naïvement cru à la fin de l'histoire, à l'émergence d'un monde sans ennemi, à la transition démocratique universelle, grâce à l'ouverture des marchés et au développement des échanges commerciaux.
L'effondrement de l'URSS a certes ouvert la voie à de grandes vagues d'élargissement : celle de 1995 avec l'entrée de trois pays - Finlande, Suède et Autriche - jusqu'alors contraints à la neutralité, puis celles de 2004 et 2007 qui ont ouvert les portes aux pays libérés du joug soviétique. Dans notre euphorie naïve, nous avons omis les attendus géopolitiques qui animaient ces pays. Nous avons failli et n'avons pas proposé de pacte commun de défense européenne. Pire, nous avons massivement désarmé, comme en témoigne le long déclin de nos investissements militaires. Résultat, les ex-pays de l'Est se sont empressés d'adhérer à l'OTAN avant de rejoindre l'Union européenne, ne voyant en celle-ci qu'un instrument de libéralisation et de rattrapage de leurs économies.
Nous avons persisté dans notre fascination enamourée pour le consensus de Washington, selon lequel le marché accoucherait mécaniquement de la démocratie et de la paix mondiale, et ce bien après que les États-Unis eurent cessé d'y croire. Ces dix dernières années, nous avons refusé de voir les signes avant-coureurs de la dérive autoritaire et belliqueuse du pouvoir russe. Nous avons ignoré les alertes venues de nos alliés, voyant dans leurs craintes une névrose obsessionnelle et passéiste. Nous devons admettre la terrible cécité dont nous avons été à la fois les victimes et les responsables. Nous avons privilégié l'impératif économique à l'impératif de sécurité. L'Allemagne, forte de sa puissance économique et commerciale, a été le moteur européen de notre aveuglement collectif. Elle a été au coeur des choix énergétiques qui nous ont rendus dépendants du gaz russe, avec la construction de Nord Stream 1 et Nord Stream 2, contre l'avis et les intérêts des pays de l'Est et du nord-est de l'Europe.
Un an après la fin du long règne d'Angela Merkel, son bilan apparaît bien moins resplendissant qu'à l'époque ; il ne faut pas non plus oublier la lourde responsabilité de son prédécesseur, Gerhard Schröder, ni les compromis discutables que nous avons acceptés. En mars 2016, nous nous sommes fermement opposés, au Sénat, à la proposition de décision du Parlement européen et du Conseil qui, au nom de la sécurité d'approvisionnement de l'Union européenne en gaz naturel, voulait obliger les États à soumettre ex ante à la Commission, pour évaluation et suivi, tout projet d'accord gouvernemental ou modification d'accord existant avec des États non membres de l'Union. La liste de nos erreurs et de nos errements stratégiques, au nom d'une sacro-sainte souveraineté nationale, masque souvent une internationalisation non contrôlée des échanges.
Il faut saluer le réveil géopolitique, même tardif et embryonnaire, de l'Union européenne, ainsi que le récent changement de cap de l'Allemagne. En dépit des railleries proférées à l'époque, c'est notre pays qui, en 2017, a osé porter publiquement la question de la souveraineté européenne. Foin d'autocélébration, nous sommes encore loin du milieu du gué ! Le réveil géopolitique de l'Europe reste entouré de nombreuses incertitudes. Il appellera encore bien des efforts que nos États et nos concitoyens n'accepteront que s'ils ont conscience que reconstruire l'Ukraine, c'est d'abord sauver notre futur, le futur de l'Europe.
M. Joël Guerriau. - Alors que nous sortons d'une réunion informelle du Conseil européen vendredi dernier à Prague, les dossiers à l'ordre du jour du Conseil européen des 20 et 21 octobre restent inchangés : à la crise ukrainienne vient se greffer la crise énergétique, dont nous ne connaissons pas encore l'ampleur. Déjà, nos territoires et les citoyens font face à une première vague de conséquences. Les réponses européennes nous honorent. Deux jours après le début du conflit, la première réunion du Sénat était marquée par une belle unanimité. Tous les pays intervenaient spontanément dans la même direction, beau présage de solidarité européenne. Mais cette guerre nous plonge également face à nous-mêmes et aux lacunes de notre système énergétique. Vous avez évoqué une plateforme d'achats, mais encore faut-il que nous nous accordions sur la chaîne d'approvisionnement : cela ne sera pas facile.
La guerre en Ukraine exacerbe ce qui était latent. Le marché intérieur de l'énergie est inachevé et surtout à réorienter. Si les dispositions actuelles semblent aller dans le bon sens, une réflexion très profonde reste à mener. Les enseignements de la réunion de Prague sont intéressants : des accords restent difficiles à trouver ; ce sommet était une sorte de pré-Conseil européen. Si les points essentiels, tels que le plafonnement du prix du gaz ou les aides financières, ont été évoqués, il reste du travail afin de se mettre d'accord avant le 20 octobre.
Nous voyons l'Allemagne s'éloigner de la solidarité qui incombe à l'Europe. Lorsque la France conduit le destin européen, elle pense « Europe » ; lorsque c'est l'Allemagne qui le conduit, elle pense plutôt « Allemagne ». Qu'en est-il du moteur franco-allemand dans cette nouvelle crise ? Les deux pays avaient réussi à entraîner l'Europe et à faire voter des textes nécessaires lors de la pandémie de covid-19. Quels sont les derniers obstacles à un accord ? Nous devrons réfléchir plus profondément. La structure de notre système est à revoir. Nous devons faire de cette crise un point de départ vers les transitions que nous nous sommes nous-mêmes fixées - je pense surtout aux aides et aux prêts qui pourraient être accordés. Il faut réformer notre système tout en préservant nos acquis, malgré des volontés d'indépendance et de souveraineté face au reste du globe. Nous, Européens, sommes encore trop exposés au tumulte du monde. Nous devons renforcer nos solidarités. Concrètement, nos citoyens souffrent de la crise énergétique, de même que les collectivités. Les entreprises sont fortement exposées à un risque de perte de compétitivité. Un tel choc pourrait s'accompagner d'une désindustrialisation massive si des usines européennes fermaient à cause du prix de l'énergie, mais aussi d'une inflation galopante. Serons-nous capables de produire pour répondre à nos besoins ? Nous devrons importer. Mais si nous n'avons plus d'engrais et que nous produisons moins, notre souveraineté alimentaire sera affaiblie. Comment les collectivités s'en sortiront-elles ? Comment les peuples européens passeront-ils cet hiver et le suivant ? Avons-nous des objectifs de stockage ainsi que des exigences sur les origines de nos approvisionnements ?
Nous devons avoir une politique extérieure européenne plus ambitieuse, comme je l'ai dit à plusieurs reprises, notamment lors de la parution de la boussole stratégique européenne. Depuis presque huit mois, les lacunes de la défense européenne apparaissent au grand jour, que nos infrastructures aient été soumises à des actes de sabotage ou non. Nous devons prendre en compte nos voisins russes et la menace d'une guerre atomique. La France porte une lourde responsabilité. Nous devons renforcer la cohérence de la réponse européenne et des politiques étrangères des États membres, notamment au sein des instances internationales, avec une Europe qui parle d'une seule voix.
M. Jean-Pierre Corbisez. - Je salue la récente intervention de la présidente de la Commission européenne sur l'état de l'Union, et sa détermination pour une Europe solidaire et ferme dans la défense de ses valeurs. Les défis sont nombreux : énergétique, climatique, économique... La guerre est à nos portes. Le groupe du RDSE réaffirme son soutien total aux Ukrainiens qui font preuve d'un courage exemplaire et inébranlable. Nous nous inquiétons aussi des jeunes Russes en rupture avec le régime. Il faudrait décider rapidement d'une position commune sur leur sort. Ce matin même, le responsable de la sécurité d'un grand groupe mondial de cosmétiques me signalait que les directeurs d'usine en Russie étaient menacés par les autorités militaires qui voulaient récupérer les fiches de pointage pour mieux enrôler les salariés. Au-delà du drame humain, c'est la démocratie et l'esprit de liberté qui sont visés. C'est d'autant plus frappant à la lumière du dernier discours de Sergueï Lavrov à l'ONU et de celui du président Poutine en septembre dernier. Le maintien d'un dialogue paraît compliqué tant les dirigeants russes utilisent le conflit ukrainien pour mieux pourfendre l'Occident et ses valeurs. Nous ne sommes pas dupes de leur volonté de camoufler leurs échecs militaires par cette violence verbale. Le bombardement, hier, de plusieurs villes ukrainiennes, notamment le centre de Kiev, en riposte à l'attaque du pont de Crimée, confirme ce jusqu'au-boutisme russe.
Le président Poutine ne semble pas avoir de ligne rouge, mais quelle est la nôtre, face à l'escalade ? En attendant, il faut renforcer les sanctions contre la Russie et continuer de fournir une aide militaire à l'Ukraine. Pour la France, cela signifie de nouveaux prélèvements sur son stock et même sur ses contrats commerciaux - comme cela a été décidé pour des canons prévus pour le Danemark. Nous devrons obtenir des garanties, durant l'examen du projet de loi de finances, sur le maintien à terme de nos capacités opérationnelles et des objectifs fixés par la loi de programmation militaire.
La crise énergétique, principal effet collatéral du conflit, va peser de plus en plus lourdement sur nos concitoyens et mobilise fortement les institutions européennes. Mon groupe s'inquiète des difficultés à afficher un front uni ; Berlin semble faire cavalier seul. La solidarité européenne est une nouvelle fois mise à l'épreuve. Doit-on regarder l'Allemagne mettre en danger la zone euro par le bouclier tarifaire ? Elle vient de décider un plan de 200 milliards d'euros afin de lutter contre la flambée des prix. Mon groupe est très ouvert sur le plafonnement du prix du gaz, que le Gouvernement soutient.
Bien avant la crise ukrainienne, le couplage du prix de l'électricité et du gaz faisait débat. Il reste à déterminer le bon indice qui ménage à la fois le prix et les approvisionnements, équation difficile à trouver. Au-delà de l'urgence, nous approuvons le principe d'une vaste réflexion sur une réforme structurelle du marché de l'électricité ; c'est le moment d'accélérer toutes les politiques en faveur des énergies renouvelables. J'y reviendrai demain lors du débat. Regardons de près ce que fait l'Espagne, à juste titre bon élève en matière d'énergies renouvelables. Si nous ne prenons pas rapidement les bonnes décisions dans un cadre commun, l'énergie risque de fragiliser la démocratie déjà éprouvée.
M. Jacques Fernique. - Avec les crises consécutives à l'invasion russe, ce Conseil européen s'inscrit dans un contexte qui s'est durci dans un sens contraire au renforcement européen, voire aux valeurs européennes. Le respect de l'État de droit, la protection des minorités et la démocratie sont-ils encore des acquis intangibles ? Les replis nationalistes et populistes montent. La régression menace la construction européenne et la tenue des objectifs écologiques - pourtant limités - définis par le Green Deal. Le report au second plan de la mise en place des ressources propres risque fort, à terme, de contraindre l'Europe à réduire la voilure de ses politiques.
La hausse vertigineuse des coûts énergétiques provoque l'impatience des citoyens et des élus locaux, qui attendent des politiques qu'ils apportent des réponses à la hauteur de ce nouveau mur, après ceux de la pandémie, de la reprise et de la résilience, et après celui de la riposte commune à la Russie. Allons-nous vers une certaine dislocation européenne, et retomber dans les errements du chacun pour soi et des renoncements ? Les décisions énergétiques prises actuellement, notamment sur les infrastructures, vont nous engager durablement. La France, comme d'ailleurs l'ensemble des députés européens - à l'exception évidemment de ceux du Rassemblement national -, a raison de s'opposer au projet de gazoduc MidCat (Midi-Catalogne) qui nous enfermerait dans la dépendance au gaz pendant plusieurs décennies encore, sapant nos objectifs de décarbonation. Il faut refuser une entorse majeure au principe de non-financement d'infrastructures pour des énergies fossiles ; y renoncer serait un précédent dans lequel se précipiteraient d'autres États derrière l'Espagne et l'Allemagne.
Il est urgent de plafonner intelligemment les prix de l'énergie à la consommation, sans pénaliser les ménages les plus modestes. Ce serait une erreur d'opérer mécaniquement un simple plafonnement avec une quantité de base de 80 % plus accessibles et les 20 % restants bien plus chers. La Ministre Mme Pannier-Runacher parlait de sobriété, mais l'impératif de justice sociale doit être pris en compte, de même que le paquet Fit for 55. Les trilogues doivent étendre le marché carbone européen au bâtiment et aux transports. Le Parlement européen propose de limiter cette extension aux usages commerciaux. Évitons une nouvelle crise des Gilets jaunes. La fiscalité environnementale ne peut pas peser injustement sur les ménages populaires qui souvent n'ont pas le choix.
Il semblerait que le trilogue d'hier n'ait pas porté ses fruits, voire ait été qualifié de perte de temps. Pouvons-nous espérer de réelles avancées pour le prochain trilogue le 10 novembre ? La commission devrait produire ses propositions de retour, voire de réforme des règles budgétaires européennes suspendues. Il serait désastreux de suivre les frugaux qui prônent le retour strict aux critères antérieurs. Nous avons besoin de réformer ces règles, car le pacte de stabilité serait un carcan qui compromettrait effectivement les investissements d'avenir dans la transition écologique, la cohésion et la justice sociale. Des compromis sont possibles si la gouvernance européenne arrive à sortir du strict quantitatif en insérant du qualitatif, de l'environnemental et du social dans ces critères et si, pour fixer le seuil d'endettement, elle prend en compte l'amortissement des investissements écologiques et sociaux d'avenir.
Nous souhaitons que le Conseil soit plus actif sur les atteintes à l'État de droit. La procédure de l'article 7 est ouverte depuis quatre ans contre un Etat membre. En attendant, les personnes LGBT sont la cible d'attaques de plus en en plus violentes en Hongrie et en Pologne. Que deviennent les valeurs européennes lorsqu'en Hongrie, on veut obliger les médecins à faire écouter le battement du coeur du foetus aux femmes souhaitant avorter ?
L'Union européenne doit aussi peser autant qu'elle le peut sur le régime iranien pour défendre les droits des femmes.
La méthode de pêche dite « senne démersale », venue des Pays-Bas, est aussi une régression : de vastes filets de pêche soulèvent des sédiments et rabattent les poissons, y compris les plus petits, rasent des zones entières, et mettent en péril nos pêcheurs artisanaux. Jeudi dernier, le Gouvernement français a balayé durant le trilogue l'amendement adopté par le Parlement européen qui donnait l'opportunité d'interdire cette méthode de pêche industrielle et destructrice de la mer. Que reste-t-il du discours de Lisbonne en faveur de la protection des fonds marins ? Sommes-nous crédibles ?
M. Pierre Laurent. - La crise de l'énergie est une des questions qui secoueront profondément nos sociétés durant les prochains mois.
Débattre d'une définition des superprofits est possible : dans le jargon de la Commission européenne, on désigne leur taxation comme une « contribution de solidarité pour les entreprises qui travaillent dans les combustibles fossiles », même si cette définition-ci est très restrictive. Le Conseil européen envisage de taxer à au moins 33 % les entreprises concernées. À quelles entreprises françaises cette contribution pourrait-elle s'appliquer ? La Commission européenne, qui prévoit des recettes de 25 milliards d'euros, se fonde bien sur des évaluations précises... Envers quelles entreprises Gouvernement français envisage-t-il d'utiliser cette possibilité ? Quelle somme la France pourrait-elle récupérer avec cette contribution de solidarité ? Faute d'éléments concrets, il est difficile de juger ce dispositif.
Plus globalement se pose la question de la fixation du prix de gros de l'énergie. Nous avons parfois du mal à comprendre les dispositifs européens et leurs effets sur la France.
La décorrélation des prix du gaz et de l'électricité reste-t-elle encore à l'ordre du jour ? Bruno Le Maire affirme qu'il faut aller dans ce sens, mais les dispositifs sont un peu des usines à gaz.... Cet objectif continue-t-ils à être porté- par la France ?
D'où provient le chiffre de 180 euros du mégawattheure, chiffre très élevé et très supérieur au coût de production ? Peut-on laisser perdurer des systèmes de rente indue ? D'autant que la Commission européenne prévoit qu'il puisse être dépassé, et envisage la possibilité de 10 % de recettes supplémentaires. Qu'en attend la France ? Quels objectifs devons-nous nous fixer dans les négociations ?
On évoque le plafonnement du prix du gaz ou des corridors de plafonnement au niveau européen. La fin des tarifs régulés du gaz en juin 2023 est-elle toujours d'actualité ? Quelle position porte la France dans ces négociations, au-delà de simples commentaires sur l'état de la négociation européenne ?
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Nous sommes en train de travailler sur la Facilité européenne pour la paix, ou plutôt sur les efforts de défense. L'Union européenne a mobilisé 2,5 milliards d'euros pour la livraison d'armes à l'Ukraine via cette facilité. Nous allons poursuivre ce soutien dans la durée. Le Haut Représentant a appelé à augmenter cette facilité d'une sixième tranche de 500 millions d'euros, pour la porter à 3 milliards d'euros. Ce sujet sera à l'ordre du jour du Conseil des affaires étrangères du 17 octobre.
Les effets des sanctions sont durables. L'objectif est d'asphyxier la capacité de la Russie à mener ces agressions, en touchant son industrie et les personnes qui sont en responsabilité de guerre - généraux, organisateurs des simulacres de référendum, propagandistes... Nous voulons affecter la Russie sur le plan militaire, mais aussi narratif.
Les effets sur l'énergie ne sont pas dus aux sanctions européennes, mais à la Russie qui fait le yoyo avec notre approvisionnement en énergie pour faire monter les prix et déstabiliser nos sociétés. Nous devons assurer l'approvisionnement en gérant les stocks, en diversifiant les capacités d'approvisionnement, et en accélérant sur les énergies renouvelables. Nous devons aussi créer des boucliers en interne et agir pour faire effectivement baisser les prix. Les négociations sur un accord de solidarité dans le règlement sur l'énergie sont encore en cours. La France a besoin de moins de gaz, dans son mix énergétique, que l'Allemagne et que les pays de l'Est et du sud-est de l'Europe. Nous devons avoir une grille énergétique très opérationnelle et disposer rapidement d'un mécanisme de solidarité. À moyen terme, notre objectif commun est de sortir des énergies fossiles pour assurer notre sécurité énergétique.
Monsieur Leconte, notre soutien à l'Ukraine prend plusieurs formes. L'accueil des réfugiés est important, et risque d'augmenter avec la nouvelle vague de frappes. Le ministère des affaires étrangères agit au travers de son centre de crise et de soutien. Les collectivités territoriales et le secteur privé acheminent 1 000 tonnes d'aide humanitaire et de réhabilitation d'urgence, via l'opération « Un bateau pour l'Ukraine ». Nous sommes engagés pour répondre à l'urgence alors que des infrastructures critiques ont été frappées par les missiles russes. Nous participons à la reconstruction de l'Ukraine par un soutien militaire, mais aussi humanitaire.
En matière d'énergie, je répète qu'à moyen terme, nous devons sortir des énergies fossiles ; mais à court terme, nous devons nous assurer que l'ensemble de l'Union puisse être approvisionné à des prix raisonnables. Nous avons fabriqué rapidement des méthaniers, signé des accords à différents niveaux, et multiplié les conseils extraordinaires des ministres de l'énergie. Nous devons assurer un approvisionnement à la fois national et européen, pour l'hiver prochain et à moyen terme.
Le Ministre Bruno Le Maire a rappelé, il y a neuf mois, qu'une réforme du marché de l'électricité à terme est prévue, différente du découplage de court terme.
Nous demandons d'accélérer la sortie des hydrocarbures. L'Europe a un objectif de baisse de ses émissions de gaz à effet de serre de 55 % en 2030 par rapport à 1990.
Nous voulons que la France soit le leader de l'hydrogène décarboné ; pour cela, nous devons investir massivement. La France a mobilisé dans ce but 7 milliards d'euros entre 2020 et 2030. Ces investissements sont soutenus par l'Europe, puisque le plan de relance européen va en couvrir 2 milliards d'euros. Au niveau européen, plus de 5 milliards d'euros seront mobilisés via le projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) sur l'hydrogène. La Stratégie nationale pour le développement de l'hydrogène décarboné a été annoncée en septembre 2020. Elle vise le développement des filières de l'électrolyse et de la mobilité lourde pour la décarbonation de l'industrie et des transports.
Concernant les taux d'intérêt, il est incontestable qu'ils remontent, mais ils étaient exceptionnellement bas depuis la crise souveraine de la zone euro. Ils se rapprochent de leur moyenne historique. La France bénéficie d'un système de taux fixes dans l'immobilier, ce qui protège les Français, plus que les citoyens des pays où les taux sont variables. Depuis la crise financière de 2008, la réglementation bancaire a été considérablement renforcée. Nos banques sont beaucoup plus solides.
S'agissant de la Communauté politique européenne, je vous rappelle les sept pistes de coopération concrète qui seront examinées d'ici la deuxième réunion qui se tiendra en Moldavie dans six mois : la protection de nos infrastructures essentielles - gazoducs, câbles et satellites ; la stratégie de lutte contre la cybercriminalité, la propagande et la désinformation ; la stratégie intégrée en matière énergétique pour réduire la dépendance et faire baisser les prix ; la politique commune de la jeunesse pour renforcer le sentiment d'appartenance et renforcer les coopérations universitaires et les politiques éducatives, pour une culture européenne transnationale ; une politique intégrée de gestion des flux migratoires et de lutte contre les réseaux de passeurs ; la reconstruction de l'Ukraine ; et enfin des approches coordonnées sur les grands sujets régionaux comme la mer Noire, la mer Baltique, la mer du Nord ou le Caucase. Les pays de la CPE sont très enthousiastes ; plusieurs d'entre eux ont proposé d'accueillir la deuxième réunion, qui se tiendra en Moldavie, avant l'Espagne et le Royaume-Uni. Cela témoigne d'un réel intérêt à travailler ensemble sur des sujets communs, au-delà du politique.
La répression iranienne est inhumaine. Avec mes homologues européens, nous avons signé un appel au tout début de ces violences. Le 19 septembre, la France a condamné ces dernières. Depuis 26 jours, elle continue d'être très active au Conseil des droits de l'homme à Genève, dans toutes les enceintes internationales et dans ses échanges bilatéraux, à tous niveaux. L'Iran a souscrit à des principes fondamentaux comme ceux du pacte relatif aux droits civils et politiques des Nations unies et nous lui demandons de les respecter. Certes, ce n'est pas suffisant. À l'échelle européenne, nous sommes en train de finaliser des sanctions pour les responsables de cette répression, via des gels d'avoirs et des interdictions de voyager. Nous devrions obtenir un accord le 17 octobre lors du Conseil des affaires étrangères.
Nous continuons d'oeuvrer pour le respect de l'État de droit en Pologne et en Hongrie. Lors du prochain Conseil des affaires générales, nous entendrons la Pologne sur l'indépendance de la justice. Nous avons donné davantage de temps à la Hongrie pour la mise en oeuvre de l'État de droit et des mesures anticorruption. Elle s'est engagée à agir, et nous lui avons donné jusqu'au mois de novembre pour l'application.
Monsieur Louault, la Communauté politique européenne n'a pas vocation à prendre, en permanence, des décisions à 44. Son utilité est de favoriser le dialogue, comme entre Grèce et Turquie, et les projets d'intérêt commun, afin d'ancrer ses membres dans l'État de droit promu par l'UE. Pour preuve, les échanges ainsi favorisés entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ont conduit à la signature d'un accord permettant l'envoi d'une mission européenne en lien avec le comité stratégique sur l'immigration, les frontières et l'asile.
Un financement sera nécessaire si des projets sont amenés à être mis en place dans ce cadre ; plusieurs pistes sont à l'étude, dont une contribution des organisations internationales, à l'image de ce qui est pratiqué pour le G7, ou l'appui à des programmes existants, tels que le partenariat oriental.
Parmi les avancées de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, la boussole stratégique, le premier Livre blanc européen en matière de sécurité, fournit un cadre pour l'Europe de la défense. L'UE est parvenue, à court terme, à mobiliser 2,5 milliards d'euros pour la livraison d'armes à l'Ukraine ; à moyen terme, la boussole stratégique et les autres actions européennes permettront d'encourager les investissements de défense et de rationaliser les engagements des États membres. Les capacités seront ainsi reconstituées pour continuer à soutenir l'Ukraine, tout en étant plus efficaces. Il ne faut pas voir cela comme une concurrence faite à l'Otan, mais comme une articulation.
L'objectif du Conseil européen est de faire baisser les prix de l'énergie, en particulier ceux de marché immédiat, les plus élevés. La présidence tchèque a précisé qu'elle convoquerait « autant de conseils Énergie extraordinaires que nécessaire pour trouver une solution » d'ici au 21 octobre 2022. Parmi les mesures envisagées figurent la réduction de la demande, des mesures de solidarité ou la diversification des approvisionnements. Toutes les options sont à l'étude - des plafonds peuvent être imposés sur le prix du gaz importé de Russie, à l'image de ce que nous avons fait pour le pétrole - ; en matière de plafonds, des « corridors », plutôt qu'un chiffre fixe, permettraient une certaine souplesse, y compris à l'égard de nos fournisseurs : les prix demeureraient suffisants pour continuer à attirer en Europe les fournisseurs. Le mécanisme ibérique est une autre piste, consistant à baisser le prix du gaz par rapport au prix de marché grâce à une subvention d'État, faisant ainsi diminuer le prix de l'électricité produite à partir de ce gaz.
Au sujet de l'Iran, des mesures seront prises lors du conseil des affaires étrangères du 17 octobre 2022.
Monsieur Gattolin, je vous remercie d'avoir souligné le réveil géopolitique de l'UE ; tel est notamment le sens de la Communauté politique européenne : se réunir d'égal à égal pour mieux attacher à la sphère d'influence européenne, fondée sur l'État de droit. L'image est forte, mais la politique doit s'appuyer sur des coopérations concrètes. Ce réveil géopolitique se perçoit également dans l'évolution de la stratégie envers la Chine.
Pour que l'Europe soit forte, il lui faut une pensée géopolitique, mais aussi une stratégie, tant dans la défense que dans l'industrie, autour du concept d'autonomie. Certains pays de l'Est achètent du matériel de défense américain : nous souhaitons favoriser les achats de matériel européen, afin de localiser la recherche technologique sur notre territoire commun. Les pays européens doivent davantage investir dans la défense : la période bénite des dividendes de la paix est derrière nous.
L'autonomie énergétique est essentielle pour assurer notre sécurité et pour décarboner nos économies. À ce titre, le paquet européen « Ajustement à l'objectif 55 » et la stratégie française sont excellents.
Monsieur Guerriau, la plateforme d'achat en commun d'énergie soulève une question de concurrence. Des États peuvent donner charge à des entreprises d'acheter pour le compte de l'UE : nous disposerions ainsi d'un pouvoir de marché. Se pose également une question de réallocation. Il reste donc du travail ; la semaine qui nous sépare du Conseil européen n'y suffira sans doute pas. Les ministres Agnès Pannier-Runacher et Bruno Le Maire poussent depuis février 2022 la réforme du marché de l'électricité ; désormais, le mandat figure clairement dans une lettre de la présidente de la Commission européenne adressée aux chefs d'État ou de gouvernement. Le sujet de court terme est celui du mécanisme ibérique ; à moyen terme, une réforme pérenne du marché de l'électricité verra le jour. Notre système a fonctionné pendant vingt ans, mais ce n'est plus le cas.
Certes, l'Allemagne a annoncé des aides de 200 milliards d'euros ; les aides françaises, sur la même période, s'élèvent à 100 milliards. Le mécanisme ibérique serait à adapter autour de l'idée un mécanisme de solidarité accompagné de transferts. Il sera important de trouver le prix d'équilibre, qui prendra en compte la protection des consommateurs et des entreprises sans inciter pour autant à la consommation. Même si tout le monde, au sein du marché commun, bénéficiera de la baisse des coûts de l'énergie, certains pays profiteront plus que d'autres d'une telle mesure, d'où la nécessité d'un tel mécanisme : tout comme pour le covid, un même choc produit des effets asymétriques, selon les capacités budgétaires des uns et des autres. Les chefs d'État ou de gouvernement ont demandé à la présidente de la Commission européenne de formuler des propositions d'ici au 21 octobre 2022. Parmi les options figure l'utilisation d'outils tels que REPowerEU ou NextGenerationEU, ou d'autres mis en place suite à la crise du covid.
La stratégie « Farm to Fork », son adaptation durant la crise du covid et le sommet UE Afrique de février 2022 visent à assurer la sécurité alimentaire, chez nous et chez nos voisins africains.
Monsieur Corbisez, le Danemark a accepté de participer à l'effort pour soutenir l'Ukraine en renonçant aux canons Caesar, qui devaient lui être livrés, afin d'assurer un soutien plus rapide, du fait de leur disponibilité immédiate. La Facilité européenne pour la paix permet de renouveler les stocks et ainsi d'autoriser de tels prélèvements. L'UE s'apprête à se doter d'un fonds d'urgence de près de 500 millions d'euros pour reconstituer ses capacités en équipements militaires et en munitions. Le règlement en question est en cours de négociation, pour une adoption d'ici à fin 2022 ; nous veillerons à ce qu'il bénéficie en priorité aux industries européennes.
Monsieur Fernique, l'État de droit est assurément important pour le Gouvernement : j'en ai peut-être même, parfois, trop parlé... Deux procédures sont en cours envers des États membres. La Commission européenne réalise chaque année un rapport sur l'État de droit dans les 27 pays de l'UE accompagné de recommandations : nous devons en tenir le plus grand compte.
La moitié de l'inflation européenne provient des prix de l'énergie, directement en lien avec l'agression russe ; 20 % environ de l'inflation sont liés à l'alimentaire. Le bouclier énergétique a été mis en place afin de limiter les effets sur les citoyens ; de même, des mesures sont venues protéger le budget alimentation des ménages, en particulier des plus vulnérables.
Le pacte de stabilité et de croissance doit permettre de concilier la soutenabilité des finances publiques à moyen terme, la préservation de la croissance grâce à des investissements productifs et la double transition numérique et écologique. Nous discutons avec la Commission européenne et le Conseil afin de déterminer la trajectoire budgétaire appropriée au regard des investissements nécessaires tout en respectant l'objectif de la soutenabilité des finances publiques.
La senne démersale faisait l'objet d'un consensus très fragile entre États membres, consensus remis en cause par l'amendement présenté au Parlement européen, finalement rejeté. Sans ce rejet, l'ensemble du texte n'aurait pas pu être adopté, faisant courir le risque que des États étrangers puissent venir pêcher dans nos eaux territoriales avec des navires industriels.
M. Jean-François Rapin, président. - Le parallèle est tentant entre le soutien de la senne démersale par le Gouvernement et, en même temps, l'annonce du plan de sortie de flotte. Cela laisse à penser que c'en est fini de la pêche artisanale... Je suis les questions relatives à la pêche depuis trente ans : le soutien affiché à cette technique de pêche fait passer sur le terrain un message qu'il est difficile d'accepter.
M. Jean-Pierre Corbisez. - D'autant que le renouvellement des permis aura lieu l'an prochain !
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Le nombre de pêcheurs qui reçoivent une compensation pour arrêter de pêcher est très réduit. Par ailleurs, la France s'est admirablement battue pour protéger les pêcheurs des conséquences du Brexit.
M. Jean-François Rapin, président. - Même si le nombre de pêcheurs touchés est infime, de tels signaux peuvent affecter la confiance que placent en nous les pêcheurs, en particulier artisanaux, confrontés à une flotte qui s'étiole.
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Monsieur Pierre Laurent, le terme « superprofits » que vous avez employé est traduit en langage européen par « contribution de solidarité », à hauteur de 33 % des profits des entreprises de production d'hydrocarbures et de raffinage. Cette contribution est inscrite dans le projet de loi de finances pour l'année 2023.
La décorrélation du prix du gaz et de l'électricité est à l'ordre du jour à la fois par le mécanisme ibérique et par la revue du marché de l'électricité. Cette dernière réforme, de moyen terme, est à l'étude par la Commission européenne, qui s'est engagée à avancer des premières pistes d'ici à la fin de l'année 2022.
Nous souhaitons que le plafonnement à 180 euros/MWh des recettes des producteurs d'électricité soit une indication, modulable en fonction des technologies ; un arbitrage est en cours.
Je veux le dire à nouveau : nous voulons faire baisser les prix, sans mettre en danger la transition énergétique. Pour bénéficier d'énergies à prix raisonnable et décarbonées, nous étudierons toutes les options présentées par la Commission européenne.
Monsieur le Rapporteur général Jean-François Husson, nous sommes favorables à un mécanisme permettant de dégager des ressources propres pour l'UE, afin de financer les ambitions européennes sans rehausser les contributions nationales ; ainsi, nous pourrions mieux aligner le mode de financement du budget de l'UE sur nos priorités politiques, tout en sortant de la logique du juste retour opposant contributeurs et bénéficiaires nets.
Mme Pascale Gruny. - La Commission européenne prépare une révision de la législation pharmaceutique, destinée à améliorer la gestion des ruptures d'approvisionnement en médicaments. Un dialogue en cours implique représentants de l'industrie et patients ; étant donné que les États membres ont également pu faire des propositions, pouvez-vous nous dire quelle a été l'implication de la France dans le processus, et quelle position le Gouvernement a-t-il soutenue ?
Par ailleurs, la Commission européenne a présenté une proposition de règlement qui vise à créer un espace européen des données de santé. Microsoft sera-t-il en charge du stockage des données ? Le recours à des solutions techniques gérées par des opérateurs extra-européens ne présente-t-il pas un risque ?
Mme Marta de Cidrac. - Il faut soutenir les sanctions européennes contre la Russie, mais il nous faut nous interroger sur les approvisionnements de substitution : nous achetons du pétrole à prix d'or à l'Arabie saoudite, qui ne brille pas au niveau de l'égalité des sexes, et du gaz à l'Azerbaïdjan, qui agresse un État souverain... Que pouvez-vous nous dire quant au choix de ces partenaires commerciaux ? Aborderez-vous ce sujet lors du prochain Conseil européen ? Il y va de la crédibilité de l'Europe et de ses valeurs.
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - La révision de la législation pharmaceutique doit être présentée par la Commission européenne en décembre 2022. Rien n'a filtré, mais les services du ministère de la santé ont été impliqués dans les travaux préparatoires et suivent les avancées. Dès la proposition publiée, nous participerons aux travaux sur le projet de législation.
La protection des données de santé fait l'objet de discussions. Le texte ne précise pas, à ce stade, qui sera en charge de leur hébergement. Le contrôleur européen de la protection des données et le comité européen de la protection des données ont produit un avis commun sur la question : d'après eux, le texte est trop silencieux sur ce point. Ils recommandent d'y inscrire la nécessité d'héberger les données sur le territoire de l'UE. Cette dernière sera vigilante quant aux risques en matière de confidentialité.
Madame Marta de Cidrac, lors de chaque discussion bilatérale, nous rappelons l'importance des droits de l'homme et de la femme. Pour preuve, le Président de la République et Charles Michel ont négocié pendant quatre heures un accord entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan pour qu'une mission de l'UE se rende sur leur territoire. La diversification de nos ressources énergétiques n'exclut pas le sujet des droits : au contraire, elle nous oblige à être plus vigilants encore. Nous ferons d'autant plus pression en sortant, urgemment, des hydrocarbures. L'UE monte en puissance sur cette question du respect des droits : ainsi, aucun accord d'investissement avec la Chine ne sera signé tant que ne seront pas réglés les problèmes relatifs au traitement des Ouïghours et au travail forcé.
M. Pierre Ouzoulias. - Je soutiens Mme Marta de Cidrac : le voile dit islamiste est l'instrument de la domination masculine dans toutes les théocraties, pétrolières ou non. Ce n'est pas un détail vestimentaire : il s'agit d'un enjeu fondamental qui nous engage en tant qu'Européens.
Les termes que vous avez employés pour parler du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan m'ont choqué. Les droits de l'homme ne sont pas le sujet. L'Azerbaïdjan a agressé ce pays de la même façon que la Russie a agressé l'Ukraine. J'étais en Arménie il y a quinze jours : nos amis arméniens ne comprennent pas comment nous pouvons, d'un côté, être aussi fermes au sujet de l'Ukraine, et, de l'autre, laisser tomber leur pays. J'ai rencontré un gouvernement arménien en pleurs, ayant le sentiment qu'il ne pourrait éviter à son peuple un second génocide.
Pourtant, dans le même temps, la présidente de la Commission européenne va à Bakou pour dire que l'Azerbaïdjan est un partenaire « fiable »... La France, qui préside le conseil de sécurité des Nations unies, a désigné d'une parole forte l'Azerbaïdjan comme agresseur : sa position en est fragilisée.
L'effondrement militaire de la Russie en Ukraine aura des répercussions majeures dans le Caucase. La position de la France se doit d'être claire : l'existence même de l'Arménie est en jeu.
M. Ludovic Haye. - Le 26 septembre 2022, à la suite de deux explosions autour de l'île danoise de Bornholm, quatre fuites ont été détectées sur les gazoducs sous-marins Nord Stream 1 et Nord Stream 2. L'Otan met en avant des « actes de sabotage délibérés », qui nous alertent sur la protection de nos infrastructures stratégiques. Le Président de la République, quant à lui, parle d'« éléments de vulnérabilité ». Comment la France entend-elle, aux côtés de l'UE, renforcer la protection des infrastructures énergétiques et stratégiques européennes ?
Mme Laurence Boone, secrétaire d'État. - Monsieur Pierre Ouzoulias, le Gouvernement a exprimé tout son soutien aux femmes iraniennes qui enlèvent leur voile pour protester contre l'assassinat de Mahsa Amini. Au sujet de Femyso, j'ai apporté en main propre, à la commissaire européenne compétente, des documents afin de la convaincre de ne pas promouvoir cette association : nous agissons bel et bien sur le voile.
J'étais avec le Président de la République quand il a passé quatre heures avec les dirigeants d'Arménie et d'Azerbaïdjan : la France est solidaire de l'Arménie face aux violations inacceptables de son intégrité territoriale ; elle se mobilise pour accompagner la reprise des négociations. Cet échange quadrilatéral en marge de la CPE a permis un accord sur la mise en place sur le territoire arménien d'une mission civile de l'UE pour une durée de deux mois, le long de la frontière avec l'Azerbaïdjan. Cette mission vise à établir une relation de confiance afin de faciliter les discussions entre parties et stabiliser la situation à la frontière. Le périmètre et les moyens de la mission sont en discussion à Bruxelles.
Monsieur Ludovic Haye, le Président de la République a poussé à la protection des infrastructures, matérielles comme cyber, dans les discussions de la Communauté politique européenne et du Conseil européen. Il y va de la sécurité des hôpitaux et de tout ce qui a trait au régalien.
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie pour cet échange.
La réunion est close à 10 h 45.
Jeudi 13 octobre 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes et de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques -
La réunion est ouverte à 9 h 00.
L'énergie : des enjeux stratégiques pour l'Union européenne - Audition de MM. Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre énergie et climat de l'Institut français des relations internationales (Ifri), Thomas Pellerin-Carlin, directeur du programme Europe de l'Institut de l'économie pour le climat (I4CE), Mmes María Eugenia Sanin, maître de conférences en sciences économiques à Université d'Évry-Val d'Essonne, et Tatiana Marquez Uriarte, membre du cabinet de la commissaire européenne à l'énergie
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Nous nous retrouvons aujourd'hui pour cette table ronde sur le thème de l'énergie et de l'Union européenne (UE). C'est toujours un plaisir que de travailler avec la commission des affaires européennes, dont je salue et remercie son président, M. Jean-François Rapin. C'est en effet la troisième fois que nous nous retrouvons pour aborder les questions énergétiques, après nos travaux sur la taxonomie verte européenne et le paquet « Ajustement à l'objectif 55 » (Fit for 55).
La commission des affaires économiques est très engagée en faveur de la décarbonation de l'énergie, à l'échelon national, mais aussi européen. Je rappelle que l'UE est face à un double défi d'ici à 2030 : réduire de 55 % ses émissions de gaz à effet de serre, conformément au paquet « Ajustement à l'objectif 55 », et sortir de sa dépendance aux hydrocarbures russes, en application du plan REPowerEU. Bien consciente de la nécessité, mais aussi de la difficulté de cet exercice, notre commission a fait adopter une résolution forte sur ce sujet, appuyée par les parlementaires des vingt-sept États membres, le 14 mars 2022, dans le cadre de la conférence interparlementaire de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE).
Dans ce contexte, très délicat, je souhaiterais recueillir l'opinion de nos intervenants sur trois points.
Le premier est l'énergie nucléaire. La moitié des États membres dispose d'un parc de deuxième génération et un quart est engagé dans la construction de réacteurs de troisième génération. De plus, la Belgique et, dans une moindre mesure, l'Allemagne ont suspendu leur trajectoire de sortie du nucléaire. Or, la taxonomie est défavorable à l'énergie nucléaire, qui y est assimilée, ce que nous regrettons, à une activité de transition, comme le gaz, et non à une activité durable, comme les autres énergies décarbonées. Par ailleurs, les délais et les conditions posées sont impraticables pour accompagner la relance du nucléaire en France, sans même mentionner le contentieux annoncé par l'Autriche et le Luxembourg... Quel est votre point de vue ? Ne faudrait-il pas corriger le tir, pour mobiliser tous les moyens de décarbonation au sein de l'Union, et respecter le droit souverain des États membres de définir leur mix énergétique ?
Le deuxième point est celui des métaux stratégiques. Nous le savons, nos pales d'éoliennes, nos batteries électriques, nos électrolyseurs d'hydrogène sont de grands consommateurs de tels métaux. Or, nous ne devons pas troquer notre dépendance actuelle aux énergies fossiles pour une dépendance future aux métaux stratégiques. C'est pourquoi nous plaidons pour que la taxonomie intègre le concept de « mine durable », et que le paquet « Ajustement à l'objectif 55 » soit complété par une stratégie européenne de sécurisation des métaux. Si la Russie fournit 45 % du charbon et du gaz et 25 % du pétrole de l'Union, elle est aussi un grand exportateur de métaux, avec 30 % de l'aluminium, du nickel ou du cuivre. Quelle est votre appréciation ? Ne faudrait-il pas réduire cette dépendance minière pour extraire en Europe, mais aussi développer des substituts et renforcer le recyclage ?
Le troisième point est le stockage de l'énergie. Les énergies renouvelables pèchent toujours par leur intermittence. Pour y remédier, nous pouvons développer leur stockage : l'hydraulique, les batteries électriques, les électrolyseurs d'hydrogène. C'est une possibilité, et même une obligation. Nous souhaitons donc consolider les projets importants d'intérêt européen commun (Piiec), qui existent pour les batteries et l'hydrogène. Il est crucial de combler leur financement, à hauteur de 1,6 milliard d'euros en France. De plus, il faut garantir une neutralité technologique entre tous les modes de stockage : en effet, le paquet « Ajustement à l'objectif 55 » se focalise sur l'hydrogène renouvelable, au mépris de l'hydrogène nucléaire, alors qu'il est au fondement de la stratégie nationale pour le développement de l'hydrogène décarboné en France. Quelle est votre position ? Ne faudrait-il pas constituer des chaînes de valeur européennes en matière de stockage, pour accompagner l'essor des énergies renouvelables et préférer une production locale à des importations lointaines ?
Je vous remercie de votre éclairage sur ces questions cruciales. En réfléchissant aux impensés du Pacte vert pour l'Europe (EU Green Deal), que sont l'énergie nucléaire, les métaux stratégiques et le stockage de l'énergie, je crois que nous pouvons progresser dans le sens d'une économie européenne moins émissive et moins dépendante. La transition et la souveraineté énergétiques doivent progresser de concert.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - « La crise énergétique n'a pas encore commencé », titrait la chronique des Échos du mardi 11 octobre 2022. Au-delà de la flambée des prix des énergies à laquelle l'Europe doit faire face, qui - je le rappelle - a débuté dès la fin de l'été 2021, avant l'agression russe en Ukraine, ce titre illustre que se profile un choc d'activité majeur et durable pour l'économie européenne dans son ensemble, avec un risque de désindustrialisation. Il est évident qu'il n'y aura pas de retour au niveau de prix d'avant la crise que nous traversons actuellement.
Ce moment critique met brutalement au jour la dépendance de l'Union européenne à l'égard des énergies fossiles, sa dépendance envers un petit nombre de fournisseurs, et aussi ses divisions profondes en matière de politique énergétique. Pourtant, les questions d'énergie ont joué un rôle déterminant dans sa naissance, puisque la première institution commune des six pays fondateurs de l'Union européenne fut, après la signature en 1951 du traité de Paris, la Communauté européenne du charbon et de l'acier (Ceca), suivie de la Communauté européenne de l'énergie atomique. Les pères fondateurs de l'Europe moderne avaient bien saisi le caractère stratégique du sujet.
Après avoir largement libéralisé les marchés de l'énergie, l'Union européenne se trouve désormais face un double enjeu : il s'agit à la fois d'assurer sa souveraineté énergétique et d'accélérer la transition énergétique.
Ce double objectif n'est pas simple à atteindre : ainsi le charbon contribue-t-il à la sécurité des approvisionnements, mais nuit à la performance environnementale. Les énergies renouvelables aideraient à réaliser cette dernière, même si elles se heurtent à la problématique du stockage de l'électricité, mais elles coûtent encore trop cher, ou se déploient au prix de nouvelles dépendances avec des fournisseurs. Le gaz est finalement apparu comme le combustible de choix des investisseurs dans le marché libéralisé de l'électricité, mais son utilisation a augmenté les importations. L'énergie nucléaire, dont certains mettent en cause le bilan environnemental malgré son caractère décarboné, cristallise encore des oppositions fortes en Europe.
Un des enjeux clés dans cette équation complexe est le prix de l'énergie. Le niveau actuel de ce prix oblige l'Union à résoudre cette quadrature du cercle, et ramène la question énergétique au centre du projet européen, à la fois dans sa dimension économique et dans sa dimension géopolitique. Les réunions du Conseil européen et du Conseil de l'Union européenne ainsi que les réunions informelles consacrées à l'énergie se succèdent ces derniers mois à un rythme soutenu. La Commission a ainsi été invitée par les États membres à travailler sur le sujet, et doit poursuivre sa réflexion sur des mécanismes de réduction des prix des énergies à court et moyen terme. Elle devrait présenter une nouvelle proposition législative sur le plafonnement des prix du gaz tout prochainement.
C'est ce contexte sensible qui a conduit les commissions des affaires européennes et des affaires économiques à organiser cette table ronde sur les enjeux stratégiques de l'énergie pour l'Union européenne, suivant le débat au titre de l'article 50-1 tenu hier soir en séance sur la politique énergétique de la France. Je remercie les intervenants qui ont bien voulu se rendre disponibles pour y participer.
Selon vous, comment la crise de l'énergie met-elle à l'épreuve l'Union européenne ? Quelles sont les causes de la crise et les voies de sortie à court et moyen termes ?
M. Thomas Pellerin-Carlin, directeur du programme Europe de l'Institut économique pour le climat (I4CE). - La crise actuelle des énergies fossiles, tant du côté des prix que de la quantité, n'est pas inédite. La première crise à avoir frappé la France et l'ouest de l'UE a été le choc pétrolier, à la suite de la guerre du Kippour, en 1973. Le parallèle historique est évident : une petite nation démocratique, Israël, a été attaquée, par surprise, par deux de ses voisins ; ces derniers ont réussi dans un premier temps à obtenir des gains militaires, puis, face à une situation difficile, en sont venus à utiliser l'arme de l'énergie fossile pour sanctionner leur cible et ses alliés. Ce premier choc pétrolier a provoqué dans l'économie française de l'inflation et a marqué la fin des Trente Glorieuses. Les premières crises gazières, quant à elles, ont émergé dans les années 2000, à la suite de la première révolution ukrainienne, en 2006, et de la tentative par la Russie de l'étouffer en utilisant l'arme énergétique.
L'histoire longue nous rappelle, depuis un demi-siècle, l'évidence du coût économique et géopolitique de notre dépendance aux énergies fossiles. La grande spécificité énergétique du continent européen est d'être pauvre en énergies fossiles ; le paradoxe est que, pendant des décennies, nous avons construit notre dépendance à ces sources d'énergie que nous ne possédons pas, du moins que nous ne possédons plus depuis la décolonisation, laquelle aurait dû nous amener à interroger nos choix énergétiques.
En matière de consommation d'énergie finale, c'est-à-dire l'énergie réellement utile pour les activités humaines, la situation actuelle du mix énergétique français est telle que le nucléaire représente seulement 17 % de la consommation. La France est un pays extrêmement dépendant des combustibles fossiles : la première source d'énergie consommée en 2019 est le pétrole, qui représente quasi la moitié du total... La deuxième source d'énergie est le gaz fossile, pour près d'un quart ; la troisième est, depuis 2020, l'énergie renouvelable - à hauteur de 16 %-, le nucléaire n'étant plus que la quatrième, malgré son importance dans le domaine de l'électricité. Au sein des énergies renouvelables, la plus consommée en France est la biomasse : elle ne pose aucun problème en matière d'intermittence... L'éolien et le solaire représentent une part particulièrement faible de la consommation énergétique nationale.
De fait, la République française a choisi de ne pas vraiment soutenir les renouvelables. L'UE a fixé un objectif de déploiement des énergies renouvelables à chacun des vingt-sept États qui la composent : la France est le seul pays qui ne l'a pas atteint. Nous avons fait moins d'efforts que la Pologne alors que, nouveau paradoxe, notre pays est riche en énergies renouvelables : bois, régimes de vent différents, soleil... Le solaire thermique même est moins développé dans notre pays qu'en Autriche, pourtant moins ensoleillée.
La consommation d'énergie finale en Europe partage de grandes similarités avec la situation française. Le défi de la dépendance aux énergies fossiles, en particulier au gaz, est donc le même.
Analysons la situation actuelle. Les prix du pétrole sont normaux, et même bas ; les prix mondiaux sont inférieurs à ceux de 2012, 2013 et du début de l'année 2014, sans même prendre en compte l'inflation. Ce qui est anormal, tant au regard de l'histoire que des prix actuels qui sont dans la norme, c'est la politique française de subvention de la consommation des carburants.
Au niveau de la quantité, il n'existe pas de risques structurels de pénurie de pétrole, les grèves se limitant à un enjeu conjoncturel.
La situation est très différente en ce qui concerne le gaz. Les prix sont historiquement élevés : 1 000 % d'augmentation par rapport à la normale de la décennie 2010 ! Ces prix, quand bien même ils baisseraient, devraient demeurer importants dans la durée, probablement pour l'ensemble de la mandature actuelle. À l'image du premier choc pétrolier et de ses conséquences, la situation actuelle marque l'entrée, déjà réelle, dans une nouvelle ère, celle d'un gaz structurellement très cher. En effet, les Européens sont devenus dépendants au gaz naturel liquéfié, qui est, structurellement, deux à quatre fois plus cher que le gaz importé de Russie par des gazoducs. Nous allons devoir vivre avec des prix du gaz japonais... La transformation est particulièrement importante pour notre industrie : il faudra trouver un modèle économique viable dans un monde où les prix européens du gaz sont aussi élevés qu'au Japon, contrairement à ce qui était le cas durant les quarante dernières années.
Des pénuries de gaz sont à craindre à partir de février 2023, et, surtout, courant 2024. L'hiver qui s'annonce sera compliqué : le suivant sera plus dur encore, car il faudra réalimenter nos stocks sans gaz russe. Nous n'affrontons pas une « crise », au sens où il s'agirait d'un problème temporaire : nous entrons dans un nouveau monde.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Vous parlez de « pénurie » dès février 2023. Le Gouvernement appelle pourtant à ne pas avoir peur, assurant que les stocks dépassent les 110 % de capacité ; s'agit-il par conséquent d'une pénurie d'approvisionnement, ou d'une pénurie chez les industriels et les particuliers ?
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Les stocks de gaz ne sont pas dimensionnés de façon à passer l'hiver entier en s'appuyant seulement sur leurs capacités, qui s'élèvent en Europe à 80 milliards de mètres cubes : cela représente ce que nous consommons, en hiver, en deux mois.
M. Jean-Michel Houllegatte. - Nos installations de stockage sont en effet remplies, mais nos réserves ne couvrent pas nos besoins.
M. Thomas Pellerin-Carlin. - Les prix de l'électricité sont anormalement élevés du fait, principalement, de la hausse des prix du gaz : les prix sont corrélés dès que le gaz est nécessaire pour la production électrique. La demande d'électricité demeure très forte. Il n'y pas eu de mobilisation européenne pour baisser les prix de l'électricité, à l'image de celle du Japon de l'après-Fukushima, où ils ont été immédiatement abaissés de 15 %. Les risques de pénurie concernent surtout le mois de décembre 2022, et dépendront du redémarrage de réacteurs nucléaires. Quoi qu'il en soit, les prix de l'électricité demeureront élevés sur deux à quatre ans.
Nous payons le prix de notre procrastination et de notre sous-investissement dans l'efficacité énergétique et dans les énergies renouvelables. Concernant la rénovation des bâtiments, si la France avait mis en oeuvre le plan adopté en 2008 lors du Grenelle de l'environnement, elle serait indépendante du gaz russe ! La production d'énergie renouvelable est insuffisante dans le secteur électrique : avec davantage d'éolien et de solaire, les prix de l'électricité seraient plus bas.
La première leçon à tirer de la crise actuelle - la septième ou huitième depuis le premier choc pétrolier - est que nous ne pouvons pas nous payer le luxe de rester dépendants aux énergies fossiles. Ne serait-ce que d'un point de vue strictement économique, le coût réel est non pas celui de la transition, mais celui de la non-transition. Une telle dépendance aux importations d'énergie fossile coûte extrêmement cher ; nous sommes victimes d'un choc inflationniste. Cela crée des dépendances géopolitiques importantes : Russie, États-Unis... D'autres coûts proviennent du dérèglement du climat : il est probable que 50 000 Européens sont morts cet été du fait des vagues de chaleur, les forêts brûlent, la sécheresse perturbe les chaînes de valeur industrielle et agricole... La crise actuelle peut tout à faire durer cinq ou dix ans, voire plus.
Le premier ministre belge, Alexander De Croo, a indiqué qu'il fallait se préparer à cinq à dix hivers difficiles. La réponse politique des élus de la nation, que vous êtes, doit partir de ce diagnostic raisonnable. Nous sommes dans une crise de moyen terme. La réponse nécessite des investissements massifs tant dans la sobriété énergétique, notamment de la part des collectivités territoriales, que dans l'efficacité énergétique, et dans toutes les énergies renouvelables sans exception. Il faut les planifier, en articulant le niveau européen, national et les collectivités territoriales, en lien avec les entreprises. Pour sortir de cette crise, il faut sortir des énergies fossiles.
M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du centre énergie-climat de l'Institut français des relations internationales. - Mon sentiment, c'est que Vladimir Poutine a déclaré la guerre à l'Europe, non pas depuis le 24 février 2022, mais en fait depuis 2014, voire bien avant. Les pays baltes et la Pologne s'en sont rendu compte les premiers.
Dans cette histoire, l'arme gazière a été fondamentale depuis le début. Les 5 années de prix bas, grosso modo de 2015 à 2020, nous ont totalement anesthésiés et nous ont conduits à renforcer notre dépendance aux combustibles fossiles, et au gaz russe en particulier. L'UE s'est doté d'objectifs de décarbonation particulièrement ambitieux dans un moment où il n'y avait pas de risques dans l'approvisionnement. Conséquence : nous n'avons pas pris la mesure du sous-investissement généralisé dans les énergies renouvelables (EnR) et l'efficacité énergétique, mais également dans les mines, les infrastructures de gaz et d'électricité, le nucléaire...
On en paie le prix actuellement. On est en pleine crise, et elle n'est pas près de se terminer.
On sort aussi d'une période où on s'est payé le luxe d'avoir des débats idéologiques sur le nucléaire, l'éolien, etc. On en est encore là ! Pour prendre une métaphore guerrière, nous sommes en situation de guerre, mais nous sommes nous-mêmes dans une posture de Drôle de guerre. Cela concerne aussi les mesures d'efficacité énergétique. Nous ne sommes qu'au début de la crise. Notre principal instrument, ce sont les mesures d'économies. Mais il faut faire des économies ultra-efficaces et ultra-intelligentes. Réduire de 37 centimes le prix de l'essence à la pompe pour tous est absolument inefficace, de même que n'augmenter que de 4 % le prix de l'électricité cette année et de 15 % l'an prochain. À cet égard, le bouclier tarifaire est inefficace car il annule tout signal-prix ; cela ne signifie pas qu'il ne faut pas redistribuer, mais il faut cibler les plus vulnérables.
Après l'Ukraine, l'Europe est l'immense perdante de la situation actuelle. Pour le dire de façon imagée, c'est un comme peu comme si 500 missiles russes s'étaient abattus pour détruire 10 % de notre industrie énergo-intensive. Chaque mois qui passe augmente d'un point ce pourcentage de destruction. Je n'ai pas l'impression que l'Europe soit vraiment en situation de mobilisation. Or il importe d'éviter de fermer définitivement un certain nombre d'industries. Mais il faut aussi être conscient qu'une partie de ce capital industriel disparaîtra. Par exemple, l'industrie ammoniaque en Europe ne pourra jamais repartir, ce qui n'est pas sans conséquence sur notre production d'hydrogène.
Quelles sont les solutions ? Vous évoquiez l'énergie nucléaire. Nous ne pouvons pas compter dessus pour sortir de la crise. Au contraire, les problèmes sur le parc nucléaire français ont aggravé notre situation énérgétique. Le nucléaire peut être une solution pour le long terme, mais non pour les trois à quatre prochaines années. De ce point de vue, l'opposition de l'Autriche et du Luxembourg notamment a contribué à saborder notre effort général et complique la sortie de crise, et surtout l'atteinte des objectifs climatiques pour 2030 et 2050.
Nous traversons une crise structurelle. Les infrastructures énergétiques, notamment le parc nucléaire français actuel, devront être renouvelées d'ici 2050. C'est le cas dans la quasi totalité des pays européens. C'est considérable. Il est nécessaire de prévoir un stockage de long terme, ce qui implique de disposer de nouvelles capacités flexibles qui devront être thermiques. Il n'y a pas d'autres solutions. Nos surcapacités sont en cours d'effacement alors que l'électrification progresse.
Concernant le fonctionnement des marchés, il existe un problème manifeste concernant le prix de l'électricité mais il n'est pas possible d'attendre trois ans. La Commission européenne a enfin pris en compte le sujet du market design. L'urgence est là.
La bonne nouvelle, c'est que l'euro se déprécie très fortement. Cela renforce, certes, le coût de l'énergie à l'importation, mais cela peut constituer une bonne opportunité pour attirer les investisseurs étrangers. Néanmoins, ils ont besoin de visibilité à moyen terme sur le prix de l'électricité, sinon ils préféreront investir aux États-Unis.
Les États-Unis entreprennent de soutenir à hauteur de 300 milliards de dollars les technologies bas carbone. C'est une déclaration de guerre économique de leur part. Leur objectif est surtout de créer de l'emploi et des chaînes de valeur résilientes aux États-Unis. Pendant ce temps, nous en sommes à disserter sur des objectifs de neutralité carbone complètement irréalistes. La logique est totalement différente.
S'agissant des métaux, nous ne serons jamais autonomes. Les mines en Europe, c'est une illusion car elles sont trop petites et leur exploitation insuffisamment rentable. Il faut donc renforcer notre présence à l'étranger par une action diplomatique et politique volontaire, mais aussi par des alliances industrielles. C'est en cours de constitution à Bruxelles. Malheureusement, en la matière, nous avons dix ans de retard sur le Japon et cinq sur les Américains.
Je reviens sur le problème des infrastructures. On ne peut pas faire de l'hydrogène bas carbone avec le système électrique que l'on a actuellement, et surtout si on se focalise sur l'hydrogène vert. Dans ce cas, soit l'Europe se tourne vers l'étranger, soit il faut attendre la décarbonation du système électrique. Je pense qu'il ne faut pas écarter la position des Allemands sur les importations.
Le risque majeur est bien la survie de nos industries électro-intensives, avec des millions d'emplois à la clé. Comment faire pour sauver ce secteur ? Pour l'instant, les Allemands ont mis 100 milliards d'euros sur la table, mais tout le monde doit mettre la main à la poche, sinon l'Europe va se fragmenter.
La crise est terrible et, de toute façon, il va falloir se résoudre à accepter l'idée qu'une partie de l'industrie européenne n'y survivra pas.
J'insiste, l'urgence, c'est quand même de dégager des volumes de gaz suffisants pour sauver ce qui peut l'être.
En Autriche, en Espagne et en France, de grands projets hydro-EnR sont prêts, mais les procédures administratives traînent en longueur, parce qu'il manque je ne sais quelle signature, alors que, je le répète, l'urgence est là. C'est une mobilisation pour une économie de guerre.
Mme María Eugenia Sanin, maître de conférences à l'université Paris-Saclay. - Mesdames, messieurs les sénateurs, à mon tour de vous remercier de nous avoir invités à débattre de la politique énergétique de l'Union européenne. Je suis totalement d'accord avec ce que viennent de dire les deux orateurs précédents. J'ajouterai deux choses.
D'abord, il faut savoir que les fossiles ont été les énergies les plus subventionnées de la planète dans l'Histoire, et notamment en Europe. Nous avons donc construit notre dépendance avec de l'argent public.
Ensuite, c'est vrai, il faut sauver le secteur industriel avec du thermique, mais il faut aussi massivement investir dans les EnR pour laisser le thermique aux secteurs où il n'est pas possible de décarboner, comme la défense.
Quels sont les principaux volets du plan REPowerUE ?
Nous avons le mécanisme de back stop ou de solidarité intra-européenne, mais, à terme, il y a des risques de fragmentation. Il n'est qu'à voir la réaction de l'Espagne en juillet quand une baisse de consommation du gaz de 10 % a été envisagée par la Commission européenne. Les choix de construction du mix énergétique ont été différents d'un pays à l'autre, avec des coûts et des risques différents, mais tout le monde fait face à la même problématique. Ce mécanisme me paraît difficile à utiliser à moyen et long termes.
Il reste trois leviers.
Tout d'abord l'efficacité énergétique. Dans le court terme, l'offre énergétique est donnée, donc il faut diminuer la demande. L'exhortation aux bonnes pratiques, comme en France, est une fausse bonne idée. Des analyses réalisées par des experts montrent que des mesures incitatives reposant sur un faible différentiel de prix ne permettent pas de réaliser des économies au-delà de 4 à 5 % pour les ménages et de 15 % pour certains secteurs industriels. Cela ne représente pas grand-chose. Il faut un État stratège qui ait une politique claire en matière d'efficacité énergétique, de rénovation énergétique des bâtiments publics, de planification des transports, etc.
On ne peut pas faire de l'efficacité énergétique avec un bouclier tarifaire sur l'électricité et des remises à la pompe sur le carburant. Il faut laisser les prix à leur niveau et protéger les plus vulnérables par la redistribution ainsi que les secteurs industriels les plus énergivores. Laissons les prix évoluer pour les autres, notamment les plus riches. C'est ce que l'on appelle le signal prix. Une étude réalisée par une de mes étudiantes montre ainsi que la remise à la pompe bénéficie trois fois plus aux automobilistes les plus riches qu'aux plus pauvres. Nous sommes dans un moment très difficile. La politique doit être à la hauteur de cet enjeu.
Ensuite, il y a la diversification des sources. La diversification des partenaires commerciaux sur les énergies fossiles peut être envisagée à court terme, mais cela ne peut constituer notre stratégie sur le long terme.
Il faut surtout diversifier nos partenariats commerciaux pour les métaux stratégiques. C'est compliqué pour le cobalt ou le graphite, qui sont des métaux rares. Néanmoins, ce n'est pas le cas du lithium, qui est produit en grande quantité en Australie. Nous devons pouvoir construire notre propre filière européenne de batteries au lithium concurrente de celle de la Chine.
De ce point de vue, mesdames, messieurs les sénateurs, votre rôle est très important. Le prix des énergies fossiles, notamment du gaz, étant appelé à rester durablement élevé, il importe de favoriser l'hydrogène vert.
Pour résumer, il faut diversifier les sources, et non pas les partenaires. En revanche, il faut diversifier les partenaires pour les autres métaux et matériaux importants. On a les moyens pour avancer et il nous faut rattraper le retard sur les autres pays occidentaux, la Chine ayant pour sa part plus de vingt ans d'avance dans ce domaine.
J'en viens à l'importance stratégique du stockage. On note un déploiement de plus en plus important du stockage électrique à grande échelle, dont l'efficacité est prouvée quand il est couplé avec un investissement en réseau. Le réseau électrique est en effet le grand oublié de cette crise. On pourrait améliorer les interconnexions, y compris en France. L'interconnexion améliore l'efficacité et la distribution des énergies renouvelables.
Le principal obstacle pour l'installation massive des énergies renouvelables, ce n'est pas le financement - l'attractivité pour la finance verte augmente -, c'est d'abord la bureaucratie, à savoir les délais de délivrance des permis pour les implanter ; il faut donc les écourter. Ce sont aussi les contraintes environnementales liées au déploiement de ces énergies. Pour y remédier, il faut entamer le dialogue et insister sur les bénéfices à l'échelon local, par exemple en termes de professionnalisation de la main-d'oeuvre.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Du point de vue macro-économique, la remise à la pompe bénéficie principalement à ceux qui ont le plus de moyens, mais, sur le terrain, dans les milieux ruraux, l'impact sur le porte-monnaie de cette mesure est très important pour les personnes modestes qui utilisent leur véhicule pour aller travailler.
Mme María Eugenia Sanin. - L'étude différencie les populations selon leur lieu de résidence. C'est pourquoi nous proposons des « boucliers ciblés », c'est-à-dire une progression des aides. Les ressources ainsi dégagées permettent de proposer des mesures incitatives pour provoquer des changements de mode de transport, notamment l'utilisation des transports en commun.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Il n'y en a pas toujours ! L'impact d'une réduction du prix à la pompe est important pour les plus modestes.
M. Thomas Pellerin-Carlin. - En économie, on appelle cela le coût d'opportunité. Le bouclier tarifaire coûterait l'année prochaine environ 45 milliards d'euros. En le ciblant sur les 10 millions de Français les plus pauvres, cela correspond à 4 000 euros par personne et par an. Il s'agit donc de définir quelle est la meilleure manière d'utiliser l'argent public. Ceux qui consomment le plus sont ceux qui possèdent les voitures les plus lourdes - et ce sont aussi les plus riches !
Mme María Eugenia Sanin. - Il est facile de cibler, pour améliorer l'impact de cette mesure, en s'appuyant sur les déclarations d'impôts. On sait en effet où les gens habitent et quelle est leur activité professionnelle.
On pourrait d'ailleurs aider les personnes les plus aisées à transformer leur façon d'utiliser leur moyen de transport.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Votre étude nous intéresse !
Mme Tatiana Marquez Uriarte, membre du cabinet de la commissaire européenne à l'énergie Mme Kadri Simson. - Au sein du cabinet de la commissaire européenne à l'énergie, je m'occupe surtout du gaz et de l'hydrogène, mais, depuis un an, je me consacre exclusivement à la sécurité d'approvisionnement et aux prix de l'énergie.
Mon propos s'articulera autour de trois points : premièrement, ce qui a changé dans le système énergétique européen ces dernières années ; deuxièmement, les mesures que l'Union européenne a déjà prises pour répondre à la crise énergétique, crise d'approvisionnement et crise des prix ; et enfin, les perspectives, car il reste beaucoup à faire pour sortir de cette crise !
Premièrement, beaucoup de choses ont changé. Sur le volet gaz, nos partenaires commerciaux ont changé. Jusqu'à l'année dernière, notre principal fournisseur était la Russie (à hauteur de 40 %) ; aujourd'hui, c'est la Norvège. Nous sommes désormais dépendants seulement à hauteur de 7,5 % du gaz russe importé par gazoduc et de 14 % en y incorporant le GNL.
La direction des flux a également changé. Traditionnellement, on transportait le gaz de l'est vers l'ouest par gazoducs. Aujourd'hui, c'est l'inverse, alors même que les infrastructures gazières n'étaient pas préparées à cela : on recourt au gaz liquéfié en utilisant les terminaux gaziers de l'ouest et du sud de l'Europe.
Notre fournisseur de gaz liquéfié était traditionnellement les États-Unis ; c'est encore le cas, mais avec des volumes qui ont battu des records. Aujourd'hui, nous sommes complètement dépendants du gaz liquéfié américain. Heureusement, les États-Unis ont augmenté leur volume d'exportation.
Je ne reviens pas sur les prix du gaz, dont il a déjà été question. Nous avons la même analyse des causes de leur augmentation : d'abord, la sortie du covid au deuxième semestre de l'année 2021 a entraîné une très grande augmentation de la demande globale de gaz ; ensuite, les tensions avec la Russie ont aggravé la situation et les prix ont flambé depuis l'invasion de l'Ukraine.
Les prix de l'électricité sont entraînés par les prix du gaz, pour les raisons qui ont été rappelées. De nombreux pays européens ont décidé de produire de l'électricité à partir d'autres combustibles fossiles, notamment le charbon, qui est beaucoup plus polluant que le gaz.
L'évolution pour les cinq prochaines années n'est pas positive : tant que la guerre continuera, le prix du gaz sera très haut, car la Russie continuera à manipuler les prix, elle a également coupé le robinet à beaucoup d'États et de compagnies - et que dire du sabotage du Nordstream ? Il est à craindre que la tension reste permanente dans les prochaines années.
Deuxièmement, pour répondre à cette crise, l'Union européenne a décidé de changer de cap et de ne plus être dépendante du gaz russe. Elle veut l'arrêt total de l'importation des combustibles fossiles russes aussi vite que possible.
Cela passe par trois volets : d'abord, la diversification, ensuite, la promotion des énergies renouvelables, enfin, l'augmentation de nos objectifs en matière d'efficacité énergétique.
Par ailleurs, l'Union européenne se prépare au pire, non seulement l'arrêt total des flux du gaz russe, mais aussi des problèmes d'approvisionnement, par exemple une panne dans un terminal gazier aux États-Unis, comme cela s'est produit cet été.
Pour ce faire, l'Union européenne a d'abord établi des obligations de stockage du gaz - il faut se préparer autant que possible avant le début de chaque hiver, mais il est à craindre que l'hiver prochain sera encore plus difficile. Par ailleurs, elle a fixé des objectifs de réduction de la consommation de gaz en Europe, d'abord de façon volontaire - un plan de réduction de 15 % a été décidé cet été -, puis de façon obligatoire en cas de grave pénurie de gaz ; la Commission a la possibilité de déclarer l'état d'alerte pour rendre cet objectif impératif. Nous enregistrons aujourd'hui une baisse de 7 % de la consommation. Enfin, l'Union a amélioré la coordination entre les États membres en matière de sécurité d'approvisionnement. Une sorte de cabinet de crise a été créé, qui réunit les représentants des États membres presque toutes les semaines. Il s'agit à la fois d'échanger et de s'entraider.
Troisièmement, l'Union européenne est également en train d'agir sur les prix, et d'abord sur ceux de l'électricité, en adoptant des mesures d'urgence pour diminuer le prix de l'électricité des Européens. Ce paquet comporte quatre mesures principales.
En premier lieu, il s'agit d'établir des objectifs de réduction de la consommation d'électricité, surtout dans les moments de pointe. Cela doit permettre de ne pas avoir recours à la production d'électricité à base de gaz, la plus coûteuse.
En deuxième lieu, il convient de limiter les revenus des producteurs d'électricité dont les coûts marginaux sont les moins coûteux. Comme le prix du marché est établi à partir des technologies les plus chères - les centrales électriques au gaz -, les infrastructures dont les coûts sont moindres dégagent d'importants revenus cette année. Il a donc été décidé de fixer un plafond de recettes pour les producteurs inframarginaux. Les États membres peuvent utiliser cette mesure pour financer leurs mesures de soutien aux consommateurs.
En troisième lieu, nous avons ouvert juridiquement la possibilité de fixer des prix régulés, non seulement pour les foyers et les microentreprises, mais aussi pour les PME. Enfin, en quatrième lieu, nous avons établi une contribution de solidarité à la charge des entreprises des secteurs des combustibles fossiles et du raffinage afin qu'elles aussi contribuent à aider les plus vulnérables à faire face au coût élevé de l'électricité.
Que nous reste-t-il à faire pour sortir de cette crise ? Le chantier est vaste. Jusqu'ici, nous nous sommes surtout attaqués au prix de l'électricité. Dans les prochains jours, la Commission pourrait adopter une proposition d'urgence visant à diminuer non seulement les prix du gaz, mais aussi la volatilité du marché du gaz.
Parmi les mesures envisagées, figure la création d'un index alternatif au TTF, qui sert aujourd'hui de référence pour établir les prix dans les contrats de vente de gaz. Or cet index est essentiellement basé sur le prix du gaz sur le marché hollandais qui, malheureusement, connaît en ce moment des difficultés d'approvisionnement. Tous les fournisseurs dont les contrats sont indexés sur le TTF sont donc très défavorisés par rapport à nos concurrents asiatiques et autres. Le nouvel index alternatif reflétera davantage le prix du gaz liquéfié en Europe, qui est en réalité beaucoup plus faible qu'il ne l'est sur le marché hollandais.
L'établissement de cet index demande toutefois un certain temps et les acteurs économiques passant des contrats de fourniture de gaz ne pourront pas l'utiliser avant l'année prochaine. C'est pourquoi nous prévoyons, à court terme, un système de plafonnement des prix du gaz applicable à l'ensemble des importations de gaz de l'Union européenne. Dans l'immédiat, nous allons engager des négociations avec nos partenaires commerciaux hors Russie, en vue de leur acheter leur gaz à moindre coût qu'aujourd'hui. Ces négociations seront difficiles. En cas d'échec, nous aurons toujours la possibilité d'établir un plafonnement des prix. Cette démarche est naturellement risquée. Elle pourrait se traduire en effet par un approvisionnement en gaz insuffisant dans certaines parties de l'Europe. C'est pourquoi nous réfléchissons également à des mesures plus contraignantes en matière de réduction de la consommation de gaz, auxquelles nous pourrions recourir le cas échéant.
Nous voulons par ailleurs prendre des mesures de solidarité renforcée entre les États membres. En effet, si les problèmes de fourniture de gaz devenaient critiques, il faudrait s'entraider davantage. Les États membres qui disposent de stocks suffisants devraient pouvoir fournir du gaz à leurs voisins qui seraient par exemple trop dépendants du gaz russe ou qui ne parviendraient pas à répondre aux besoins de leurs consommateurs protégés - foyers, industries critiques -, même si cela peut signifier, pour le pays fournisseur, de réduire la consommation de ses consommateurs non protégés. Jusqu'à présent, la solidarité entre États membres dépendait uniquement des rares accords bilatéraux. Nous sommes en train de réfléchir à un mécanisme comportant une forme d'automatisme.
Enfin, les dernières mesures envisagées portent sur les achats conjoints de gaz. L'une des manières de diminuer les prix du gaz peut être, en effet, de faire en sorte que les États membres et les compagnies européennes cessent de se concurrencer. Nous avons vu au mois d'août, lorsque les États membres cherchaient tous à remplir leurs stocks au plus vite auprès du même fournisseur, comment la concurrence avait entraîné une flambée des prix. Il est donc nécessaire d'améliorer notre coordination et cela passe probablement par des achats conjoints. C'est pourquoi nous allons créer le cadre juridique pour que les compagnies qui souhaitent acheter ensemble puissent le faire.
Voilà pour les mesures immédiates. Nous voulons prendre également des mesures pour améliorer la liquidité des entreprises énergétiques. Parfois - cela a été le cas en Suède, mais également ailleurs - ces dernières ne parviennent pas, faute de liquidités et de garanties suffisantes, à participer à certains marchés. En effet, les prix ayant fortement augmenté, le montant des garanties exigées a augmenté d'autant également. C'est pourquoi nous étudions la possibilité d'élargir le type de garanties nécessaires, par exemple aux actions ou à des garanties publiques. Nous proposerons des mesures pour s'assurer que les États membres puissent faire bénéficier ces entreprises de garanties publiques.
Une autre piste à l'étude est la mise en place de circuit breakers, qui permettraient de mettre un frein à l'augmentation soudaine des prix sur un marché, celui de l'électricité par exemple. Au-delà d'une certaine limite, il s'agirait d'arrêter la cotation, pour que les autorités régulatrices décèlent d'éventuels mouvements spéculatifs ou manipulations des prix. Les marchés rouvriraient seulement une fois que les conditions permettant un échange raisonnable entre l'offre et la demande seraient rétablies.
Enfin, nous pensons réviser, l'année prochaine, les règles du marché de l'électricité. Pendant longtemps, le système a permis de bénéficier de prix de l'électricité très bas. Nous devons nous assurer que cela sera encore possible avec un parc électrique très dépendant des énergies renouvelables. Il nous faut donc trouver le point d'équilibre qui permette de conserver des prix bas sans décourager les investissements dans les énergies renouvelables.
En conclusion, nous avons compris, à la Commission européenne, que les temps exceptionnels que nous vivons exigeaient des mesures exceptionnelles. Nous avons adopté des mesures d'urgence pour l'électricité. Nous allons adopter des mesures d'urgence pour le gaz. Toutefois, à moyen et long terme, notre cap est inchangé : au-delà des mesures provisoires nécessaires que nous avons prises, pour des raisons d'approvisionnement et de prix, sur la consommation de combustibles fossiles, notre objectif demeure la décarbonation du système. C'est la seule manière de réunir nos exigences de sécurité d'approvisionnement, de compétitivité des prix de l'énergie et de lutte contre le changement climatique.
Enfin, soyons conscients que nous devrons faire, dans les prochaines années, des sacrifices : il s'agira, premièrement, de réduire notre consommation énergétique, ce qui signifie faire des choix ; deuxièmement, d'afficher une véritable solidarité entre États membres, faute de quoi les pressions externes visant à nous désunir seront trop fortes.
M. Daniel Gremillet. - J'ai travaillé, avec ma collègue Dominique Estrosi Sassone et d'autres collègues à la rédaction d'un rapport complet sur le volet énergie du paquet « Ajustement à l'objectif 55 » et j'en ai retiré trois enseignements.
Le premier est le besoin d'accorder une plus grande attention à la question du coût de l'énergie. Le citoyen et l'entreprise sont insuffisamment pris en compte en termes de soutenabilité.
Le deuxième enseignement est l'impératif de respecter les compétences des États membres. Certains objectifs, comme celui d'atteindre 45 % d'énergies renouvelables d'ici à 2030 ou d'installer des panneaux photovoltaïques sur tous les bâtiments commerciaux et résidentiels neufs, sont clairement inatteignables.
Enfin, le dernier enseignement est la nécessité de garantir une plus grande neutralité technologique. Ce paquet laisse en effet de côté l'énergie et l'hydrogène d'origine nucléaire bien sûr, mais encore l'hydroélectricité ou les bioénergies. Le règlement sur les carburants alternatifs ou les initiatives sur l'aérien et le maritime sont par ailleurs focalisés sur l'électromobilité, sans se soucier du biogaz ou des biocarburants. C'est un tort, car ce paquet suppose, si l'on veut atteindre ses objectifs, de doubler notre production d'électricité. Ne mettons pas tous nos oeufs dans le même panier !
Aussi nous pensons que ces questions de soutenabilité, de subsidiarité et de neutralité devraient être davantage prises en compte.
M. Pierre Laurent. - Vous avez parlé d'État stratège et d'investissements massifs nécessaires. Quelles que soient les options retenues dans le mix énergétique, nous faisons face en effet à un mur d'investissement. Or nous vivons encore sous le régime de toute une série de politiques européennes qui ont conduit à la déréglementation et à la concurrence, et qui ont affaibli nos moyens stratèges.
En France par exemple, nos grands opérateurs industriels sont soit hors des politiques stratégiques et publiques qu'il faudrait construire, soit très affaiblis par toutes ces politiques européennes. Veut-on vraiment privilégier des politiques de planification stratégique et y mettre les moyens ? Ou veut-on continuer à bricoler perpétuellement des sortes d'usines à gaz, pour faire avec ce qu'on a fait depuis vingt ans ? Nous sommes pourtant confrontés à des problèmes stratégiques d'une tout autre ampleur.
Sur le plan international, nous allons effectivement devoir travailler tout à fait différemment. Même en ayant l'ambition d'une souveraineté européenne, il nous faudra changer les modes de rapports internationaux en matière énergétique. Les pays auxquels nous allons nous adresser ont, eux aussi, des enjeux de développement considérables. Ils sont même plus confrontés que nous aux enjeux climatiques et énergétiques. Nous devons leur proposer des rapports internationaux qui leur permettent, à eux aussi, de résoudre leurs problèmes.
Jusqu'ici nous avons vécu sur des rapports de domination, de prédation ou de dépendance. Nos rapports avec les pays du Golfe sont aujourd'hui d'une grande aberration du point de vue énergétique, alors qu'ils sont censés être nos alliés stratégiques. Prenons la question des transferts de technologie. Qu'offrons-nous à ces pays comme modèle de développement de nature à résoudre leurs problèmes ? Sur le plan climatique, d'ailleurs, leurs problèmes sont aussi, en vérité, les nôtres. Je songe au Pakistan, un pays noyé sous les eaux et qui n'est pourtant pas le plus pauvre du monde. Les questions que vous posez nous obligent à nous interroger sur nos modèles de coopération internationaux.
Enfin, plusieurs d'entre vous ont évoqué la protection des « vulnérables ». J'aimerais que nous soyons plus précis sur ces questions. Les vulnérables sont très nombreux. Ils représentent même probablement l'immense majorité des pays et l'immense majorité de nos sociétés. Si nous voulons mettre en oeuvre des politiques mieux ciblées face aux enjeux énergétiques, nous devons être plus précis.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Madame Marquez Uriarte, nous pratiquons la solidarité, puisque, depuis aujourd'hui, la France livre du gaz à l'Allemagne dans le cadre d'une convention bilatérale. L'Europe doit-elle favoriser cette solidarité ? Il ne faut pas en tout cas qu'elle aille trop loin en ce sens, pour ne pas donner aux États membres l'impression d'une mise sous tutelle.
Par ailleurs, beaucoup de nos concitoyens les plus vulnérables se chauffent au bois. Or personne n'a parlé de ce type d'énergie, première source de chaleur en France. Comment appréhendez-vous la dernière révision de la directive RED conduisant à exclure la biomasse ligneuse et donc les bûches et les plaquettes du champ de la directive ?
Ne devrions-nous pas optimiser les ressources dont nous disposons plutôt que de faire exploser la fiscalité les concernant ?
M. Jean-Yves Leconte. - Ayant travaillé sur la baisse de nos émissions carbone, je trouve le constat dressé important, bien qu'inquiétant.
Alors que l'Europe ne représente que 9 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), nous ne pouvons que montrer l'exemple, ce que nous ne faisons pas dans nos réponses à la crise énergétique actuelle.
Les raisons pour lesquelles les États-Unis sont parvenus à sortir de leur dépendance énergétique en 15 ans n'ont pas été abordées. Doit-on les prendre pour modèle ?
Peut-on sortir de notre dépendance à la Russie compte tenu de ce que fait la Commission européenne avec l'Azerbaïdjan ?
La construction de l'Union européenne s'est fondée sur la concurrence : le gaz russe s'achète ainsi à des prix différents selon les acheteurs. Une politique commune et égalitaire n'est-elle pas nécessaire pour des achats stratégiques conjoints en matière énergétique ?
Enfin, je trouve que les réseaux de transports demeurent un impensé des débats sur l'énergie. Ne gagnerions-nous pas à investir sur la supraconductivité ou sur de nouveaux vecteurs énergétiques comme l'hydrogène ?
Je ne comprends pas cette lubie française consistant à vouloir produire de l'hydrogène nucléaire alors que nous ne sommes même pas capables de produire suffisamment d'électricité nucléaire et que c'est source de frictions avec l'Allemagne.
Nous devons par ailleurs travailler davantage avec les pays du sud de la Méditerranée en matière d'importation, dont le potentiel solaire est supérieur au nôtre.
M. Jean-Claude Tissot. - Je partage le constat dressé, même si certaines des réponses que vous apportez sont quelque peu difficiles à entendre.
Ma question porte sur le sort fait à la petite hydroélectricité dans la directive sur les énergies renouvelables, encore en négociation à l'échelle européenne. Un amendement adopté instaure un seuil de 10 mégawatts de capacité de production aux installations hydroélectriques pour rester dans le champ des énergies renouvelables, sacrifiant de fait les petites installations. La petite hydroélectricité n'est donc plus considérée comme une énergie renouvelable. Au regard des enjeux climatiques et énergétiques, il me semble incohérent de se priver d'un levier de décarbonation.
Disposez-vous d'éléments à nous apporter sur le traitement de l'hydroélectricité à l'échelle européenne, et plus particulièrement pour la petite hydroélectricité ?
Mme Tatiana Marquez Uriarte. - Plusieurs d'entre vous ont parlé de nos relations avec les pays tiers, dont nous sommes très dépendants du point de vue énergétique, mais qui ont également des intérêts propres.
Nous avons adopté une communication au mois de mai sur nos relations internationales énergétiques dans laquelle la Commission européenne propose un système innovant. Jusqu'à maintenant, nous nous sommes bien souvent bornés à des relations de simple vente-achat avec les États producteurs de pétrole.
Nous avons longtemps acheté du gaz peu cher, par exemple à l'Algérie, où des mouvements se sont formés pour défendre les ressources naturelles et augmenter les prix. Certains pays ont en effet pu se sentir utilisés.
Nous proposons donc de diversifier nos approvisionnements. Étant entendu que nous ne disposons pas d'assez d'EnR ou de nucléaire pour remplacer le gaz que nous consommons, nous allons devoir remplacer le gaz russe par du gaz provenant d'autres pays.
Pour autant, le gaz ne figure pas dans nos objectifs de long terme et doit être une énergie de transition pour nous aider à équilibrer notre consommation. Au bout du compte, nous devons produire un maximum d'énergies renouvelables - et, pour les pays qui le souhaitent, de nucléaire - et développer l'hydrogène pour les installations qui ne peuvent pas être électrifiées - manufactures industrielles, certains types de transport...
Depuis six mois, nos relations avec les pays tiers dont nous achetons le gaz ont évolué et le discours qu'on leur tient est plus nuancé : si nous voulons actuellement leur acheter plus de gaz qu'auparavant, nous souhaitons aussi, à l'avenir, leur acheter de l'électricité et de l'hydrogène renouvelable qu'ils produiront grâce à nos technologies et à l'aide de nos entreprises sur place. Nous leur proposons des partenariats de très long terme et pas seulement le temps de décarboner notre production.
Nous avons commencé à signer des memoranda incluant des chapitres sur les EnR et l'hydrogène avec des pays tiers : Égypte, Israël, Azerbaïdjan... Nous sommes bien sûr conscients que nous ne devons pas substituer à nos dépendances actuelles des dépendances futures, par exemple à l'hydrogène. Nous devons commencer par développer la production d'hydrogène domestique. Mais, même en le faisant sur de très gros volumes - nous avons un objectif immense de 10 millions de tonnes produites en Europe -, ce ne sera pas suffisant pour les besoins futurs : nous aurons besoin d'au moins la même quantité venant de l'extérieur.
Il est donc nécessaire d'établir des partenariats stratégiques pour assurer la décarbonation de nos industries.
Sur la question de l'échelle de temps, je suis d'accord que nous avons trop tendance à mettre des petits patchs pour que notre production continue de fonctionner en évitant de prendre des décisions stratégiques qui peuvent être dures. La Commission européenne se veut un peu la conscience derrière les États membres pour les pousser à prendre des choix stratégiques, développer les EnR, aller vers l'efficacité énergétique, afin de devenir plus indépendants.
La mise en pratique de ces choix est difficile et demande de gros investissements, pas seulement publics, mais aussi privés. Le programme Next Generation EU constitue un gros levier de financement public pour les États membres. Les fonds alloués sont destinés à la transition énergétique ou à la lutte contre le changement climatique : production d'hydrogène ou d'EnR, rénovation des bâtiments... Mais il faudra nécessairement se tourner également vers des financements privés.
Par ailleurs, les personnes vulnérables le sont de plus en plus et doivent être aidées par les pouvoirs publics. Les prix actuels du gaz et de l'électricité tendent à étendre cette vulnérabilité aux populations moyennes. Nous avons changé le cadre législatif pour permettre temporairement à certains membres d'aider tous les foyers, mais aussi les petites et moyennes entreprises. Pour les grands consommateurs industriels, nous prenons des mesures pour plafonner le prix du gaz et tenter de limiter les revenus des producteurs inframarginaux d'électricité.
Je tiens également à rappeler que nous devons tous défendre les règles de la concurrence : tous les États n'ont pas la même capacité financière à aider leurs entreprises et ces règles doivent nous permettre de nous assurer que les effets sur la concurrence à l'intérieur de l'UE ne sont pas excessivement faussés par des aides publiques.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Vous allez donc empêcher l'Allemagne de distribuer les 200 milliards d'euros qu'elle a prévus ?
Mme Tatiana Marquez Uriarte. - S'ils ne sont pas distribués à des entreprises, il n'y a pas de problème. Dans le cas contraire, l'Allemagne devra obtenir des autorisations auprès de la direction générale de la concurrence.
Monsieur Tissot, sur la question de la révision de la directive sur les énergies renouvelables, je ne connais pas les détails des négociations concernant l'hydroélectricité. La position de départ de la Commission est très favorable sur l'hydroélectricité.
M. Jean-Claude Tissot. - Quid de la petite hydroélectricité ?
Mme Tatiana Marquez Uriarte. - Dans la proposition de la Commission européenne, toute la production hydroélectrique compte en tant que renouvelable. Pour ce qui est des négociations, ce n'est pas de mon ressort.
La biomasse est effectivement une ressource très importante - c'est la plus importante en Europe aujourd'hui parmi les énergies renouvelables - et je peux vous dire que la commissaire Simson est très attachée à cette question, d'autant que l'Estonie, son pays, comme les autres pays baltes et nordiques, a beaucoup de forêts sur son territoire. Certains considèrent cependant que l'utilisation de cette ressource pose des questions de durabilité. La Commission européenne a fait des propositions ; il revient maintenant au jeu politique d'arbitrer.
Mme María Eugenia Sanin. - Quand on fait un choix technologique dans le domaine énergétique, on fait nécessairement un choix sur la compétitivité. Or la France et l'Allemagne n'ont pas la même compétitivité de ce point de vue, puisque la première s'est plutôt appuyée sur le nucléaire et la seconde sur le gaz.
Un tel choix est également un choix d'indépendance. L'électricité est peu transportable, en particulier sur de longues distances, sauf avec des interconnexions très coûteuses. Plus on investit dans des énergies renouvelables, y compris la biomasse, plus on sera indépendant, parce que ce sont des ressources que nous n'avons pas besoin d'importer.
Mais il faut accepter le fait que nous ne serons jamais totalement indépendants, ne serait-ce que parce que nous aurons besoin de matériaux et de métaux pour développer l'électrification. Une grande partie de l'industrie française est électro-intensive : la consommation d'électricité représente une charge très importante pour ces entreprises.
La Chine a beaucoup d'expérience en la matière. Par exemple, elle a mis en place en Amérique du Sud d'importantes joint-ventures avec des entreprises minières, ce qui peut contribuer au développement du pays en question, tout en assurant à la Chine l'accès à des ressources essentielles.
En ce qui concerne les personnes vulnérables, je vous rappelle que le rapport du GIEC met en avant le fait que les 10 % les plus riches sont responsables de 40 % des émissions de gaz à effet de serre, c'est-à-dire qu'ils consomment 40 % des énergies fossiles. Je ne veux pas faire de raccourci, mais dire simplement qu'il faut faire payer à ces personnes le vrai prix des choses, en laissant le marché agir normalement pour elles, c'est-à-dire sans leur faire bénéficier de subventions sous une forme ou sous une autre.
M. Marc-Antoine Eyl-Mazzega. - En France, nous avons passé dix ans à ne pas savoir sur quel pied danser : on ne voulait plus vraiment relancer le nucléaire et on ne voulait pas non plus avancer clairement vers les énergies renouvelables. Cet état d'esprit se répercutait dans les instances communautaires. Certains pays, notamment l'Allemagne ou l'Autriche, avaient une vision très claire, ce qui leur a permis de se faire entendre : du gaz russe pas cher en complément des énergies renouvelables avec un basculement à terme vers l'hydrogène. Une partie du cabinet de la présidente de la Commission européenne reflète encore cela.
Désormais, la France, ainsi que d'autres pays européens, ont une vision plus claire : il nous faut du nucléaire pour sortir du charbon. Cette nouvelle approche doit être prise en compte à Bruxelles, mais il reste du chemin à parcourir...
En ce qui concerne la relation bilatérale entre la France et l'Allemagne, chacun doit reconnaître que l'Allemagne s'est trompée, mais que cela a un impact sur nous et que notre sécurité d'approvisionnement électrique dépend très largement d'elle depuis quelques mois, donc de la relance du charbon et du gaz.
Nous sommes aussi plus dépendants de l'Espagne. Je souligne d'ailleurs que l'Allemagne et l'Espagne produisent en 2022 beaucoup plus d'électricité à partir de gaz que les années précédentes, en particulier du fait des difficultés françaises.
Nous devons aussi dire aux Allemands que le nucléaire français n'est plus surpuissant et que nous devons investir fortement ensemble dans les énergies renouvelables, en particulier dans les projets d'éolien en mer. Dans le même temps, ils doivent comprendre que nous attendons d'eux des positions plus neutres sur des dossiers essentiels pour nous.
La position française de rejet du projet de gazoduc MidCat nous isole complètement de nos partenaires espagnols et allemands. Du coup, l'Italie, pragmatique, sort du bois et fait valoir la capacité de ses infrastructures, actuelles ou à venir, à faire face aux besoins. Il y a donc une question de posture et, actuellement, nous sommes très isolés en Europe. Nous devons comprendre les dynamiques qui sont à l'oeuvre. Les Allemands estiment qu'une partie des émissions de cette année sont destinées à servir la France en électricité.
Par ailleurs, je suis d'accord avec le constat selon lequel nous ne sommes plus un modèle pour le reste du monde et je trouve cela extrêmement préoccupant. Les Européens étaient perçus comme très ambitieux sur ces sujets, en particulier en ce qui concerne la fin des énergies fossiles, mais ils subissent aujourd'hui un choc économique majeur. En fait, nous sommes vulnérables à la fois sur les énergies renouvelables, qui n'ont pas été suffisamment développées, et sur les énergies fossiles.
Pour autant, nous disposons d'atouts. Nous pouvons montrer aux autres pays une vision de long terme et intégrée, mais nous devons encore la consolider. Il est envisagé d'aider à fermer les centrales à charbon avant la fin de leur durée de vie technique : c'est une grande opportunité pour nos entreprises. Garder un mix avec du charbon ne pourra que diminuer la compétitivité des pays concernés, tout en ne résolvant pas la question de la pollution. Notre force, pour demain, est de réussir à montrer que nous sommes capables de réaliser l'intégration des marchés : la plupart des pays du monde ne sont pas intégrés avec leurs voisins d'un point de vue des réseaux électriques. À ce titre, l'UE est un modèle à leur proposer. Qui plus est, nous sommes parmi les seuls à pouvoir mobiliser des capitaux moins chers que le marché, ce qui est intéressant dans un contexte de remontée des taux d'intérêt.
La stratégie extérieure du Green Deal reste à construire concrètement. L'Europe a de véritables opportunités, mais nous devons être conscients que certains de nos grands partenaires traditionnels parmi les pays émergents restent attirés par des promesses russes de livraisons d'armes ou de céréales, ce qui est tout de même préoccupant.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Je vous remercie pour vos interventions. Je crois que nous avons bien entendu vos inquiétudes quant aux tergiversations et aux retards de notre pays et de l'Europe. Nous devons réussir à rapprocher des modèles économiques qui ont trop longtemps divergé, ce qui n'est guère facile.
Je suis très préoccupée par la question de la temporalité : tous les jours, j'entends des chefs d'entreprise me dire que le problème, ce n'est pas demain, ce n'est même pas 2023, c'est aujourd'hui ! Nous devons donc aller vite et accepter de prendre des mesures qui peuvent paraître en contradiction avec nos objectifs stratégiques. Les mesures que nous prenons pour protéger les ménages et entreprises européens sont nécessaires, mais elles ne permettent pas de préparer l'avenir, alors même que les investissements nécessaires sont particulièrement élevés pour construire une stratégie européenne de l'énergie. Il y a donc une véritable difficulté de calendrier.
Je conclus en disant qu'aujourd'hui les collectivités territoriales n'ont plus du tout les capacités financières pour faire face. Elles savent à peine comment finir l'année 2022 et s'inquiètent énormément pour 2023.
Mme María Eugenia Sanin. - J'ajoute que les marchés réagissent aux politiques publiques : s'ils voient que les financements publics s'orientent vers les énergies fossiles pour « passer le cap », nous disposerons d'encore moins de ressources pour le développement des énergies renouvelables.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Vous nous avez dit que nous étions dans un modèle martial, c'est-à-dire dans une forme d'économie de guerre, mais sans que nous l'assumions ni l'acceptions. Les populations et les institutions doivent gérer ce paradoxe. Je crois que beaucoup de gens n'ont pas encore vraiment compris qu'il y avait un conflit à 3 000 kilomètres de chez eux. Cela explique peut-être les difficultés que nous avons à faire passer les messages à nos concitoyens sur la sobriété, l'inflation ou l'augmentation des coûts de l'énergie.
Nous devons tous contribuer à mieux expliquer les choses, y compris la Commission européenne qui doit apparaître comme positionnée en soutien de la population et des États membres.
La configuration que nous connaissons est assez dramatique : effondrement de plusieurs monnaies, inflation considérable, problèmes d'économies d'énergie, nombre de gens vulnérables, que ce soit pour se chauffer, se loger ou se nourrir, etc.
Je n'ai pas un tempérament pessimiste, mais je suis inquiet. Nous ne voulons évidemment pas de la guerre, mais nous devons nous y préparer !
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 10.