Mardi 19 juillet 2022
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La réunion est ouverte à 15 h 40.
Inflation et négociations commerciales - Examen du rapport d'information
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous examinons aujourd'hui le rapport du groupe de suivi de la loi Égalim relatif à l'inflation et à l'évaluation de la loi Égalim 2.
Vous le savez, il est du ressort du Parlement de contrôler l'application des lois que nous adoptons et d'en évaluer l'efficacité. Ce faisant, nous entrons parfaitement dans les prérogatives que nous confère l'article 24 de la Constitution, à savoir voter les lois et contrôler l'action du Gouvernement.
Ce rapport s'inscrit en outre dans une période un peu particulière, marquée notamment par plusieurs sorties médiatiques, qui ont rendu d'autant plus nécessaire la réalisation d'un bilan des négociations commerciales. Les auteurs de ces récentes prises de parole ont notamment insisté sur le fait que, dans la moitié des cas, les hausses de prix demandées par les industriels aux distributeurs seraient « suspectes » - je reprends les mots employés.
Il nous a donc semblé utile, à la suite de la demande d'une « mission flash » par le groupe communiste républicain citoyen et écologiste (CRCE), et de celle d'une commission d'enquête par notre collègue Françoise Férat, de nous pencher sur ce sujet et d'analyser les origines de l'inflation, afin de démêler le vrai du faux d'un débat qui intéresse au premier chef nos concitoyens. Je remercie le groupe de suivi de la loi Égalim, qui avait entamé ses auditions sur le bilan de la loi Égalim 2, d'avoir bien voulu prendre également en compte ces enjeux, et je cède sans plus tarder la parole à son président, Daniel Gremillet.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Le groupe de suivi de la loi Égalim a souhaité établir un premier bilan d'évaluation de l'application de la loi Égalim 2. Nous nous sommes également attachés, à la demande du groupe CRCE et en réaction aux prises de parole de Michel-Edouard Leclerc dans les médias, à vérifier si, oui ou non, la moitié des augmentations de tarifs demandées par les industriels aux distributeurs étaient suspectes.
Je tiens d'emblée à souligner les limites inhérentes aux travaux d'un groupe de suivi, comme le fait par exemple de ne pas pouvoir vérifier sur un plan comptable, produit par produit et entreprise par entreprise, un éventuel gonflement artificiel des tarifs demandés. Cela étant, nous avons interrogé l'ensemble des acteurs sur ce sujet, non seulement les industriels et les distributeurs, mais également les syndicats agricoles et les pouvoirs publics, comme le médiateur des relations commerciales, l'Observatoire de la formation des prix et des marges, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes et le cabinet du ministre de l'agriculture. Cela nous a permis d'obtenir un bon aperçu de la situation.
Comme nous le savons désormais, en juin 2022, l'inflation s'est établie à 5,8 % sur un an en France. Son niveau s'explique principalement par l'envolée des prix de l'énergie, qui constitue la première cause d'amputation du pouvoir d'achat des Français, mais il résulte aussi de l'augmentation des prix des produits alimentaires, qui atteignait, elle aussi, environ 5,8 % le mois dernier. Il suffit de faire ses courses pour le constater. Sans prétendre à l'exhaustivité, voici quelques exemples marquants : hausse de 18 % des prix pour le poisson frais, de 12 % pour les volailles, ou encore de 7 % pour les légumes frais. S'agissant des produits non alimentaires, prenons l'exemple des chaussures dont le prix a augmenté de 5 % !
Les origines de cette inflation sont désormais bien connues : elles sont le reflet des hausses de tarifs demandées par les industriels, qui sont elles-mêmes le fruit d'une envolée inédite et spectaculaire du cours des matières premières agricoles et industrielles. Rappelons-le, ce phénomène ne date pas de 2022, puisqu'il avait commencé dès l'an dernier.
Cette envolée est déterminée par trois facteurs principaux : premièrement, la reprise économique vigoureuse de 2021, qui a entraîné une forte hausse de la demande, alors même que l'offre mondiale était encore trop désorganisée pour y répondre ; deuxièmement, les aléas climatiques extrêmes, comme le dôme de chaleur au Canada, le gel tardif en France, ou la sécheresse sur le pourtour méditerranéen ; troisièmement, la guerre en Ukraine qui a accéléré l'inflation plus qu'elle ne l'a créée. Le conflit a notamment eu des conséquences considérables sur les prix de l'énergie et des céréales.
Bien sûr, d'autres facteurs entrent en ligne de compte, comme les importations massives de la Chine, la décision de l'Indonésie de réduire les exportations d'huile de palme, ou la décision de l'Inde de réduire ses ventes de blé.
Il faut bien garder à l'esprit que tous ces phénomènes se cumulent et qu'ils provoquent, en plus de leurs effets directs sur l'offre, un effet de panique : les entreprises et les États craignent une pénurie dont ils seraient plus victimes que leurs concurrents ou voisins et, de ce fait, constituent des stocks, ce qui contribue à l'inflation des cours.
Sans entrer dans le détail, voici quelques chiffres qui me semblent importants à retenir : le prix du gaz était 5,5 fois plus élevé au premier trimestre 2022 qu'en 2021 ; les prix des matières premières alimentaires importées sont en hausse de 41 % en mai 2022 ; ceux des céréales ont augmenté de 75 % et ceux des oléagineux de 96 % ; le prix du carton a flambé et progressé de 59 %, quand celui du verre s'est accru de 45 %, sans parler du coût du fret aérien et maritime, qui lui aussi s'est envolé. Nous avons tous en tête l'exemple des conteneurs dont la location coûte désormais 15 000 euros contre 2 500 euros un an plus tôt.
Bien entendu, il est probable que certains comportements sur les marchés financiers relèvent de la simple spéculation : comme sur tout marché, certains acheteurs ne se procurent de telles matières premières que pour les revendre à un tarif plus élevé ultérieurement, anticipant une hausse des cours en raison du contexte actuel de reprise économique et de tensions géopolitiques et climatiques. Si ces pratiques sont légales, elles posent incontestablement un problème moral lorsque ce sont les matières alimentaires qui font l'objet d'une telle spéculation. Pour réguler ces pratiques, il faut nécessairement une action coordonnée au niveau international, que ce soit au sein du G7, du G20, de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) ou de l'ONU, compte tenu de la mondialisation des échanges financiers.
L'une des pistes qui pourrait être envisagée, mais que nous n'avons pas pu expertiser, consisterait à rendre plus transparent le niveau des stocks de matières premières détenus par les acteurs privés, de telle sorte que le risque d'une pénurie soit correctement évalué, et plus seulement supputé.
Cela étant, l'importance du phénomène spéculatif et de la panique dans la hausse des cours ne doit pas être exagérée. Il y a de réelles causes économiques sous-jacentes, concrètes, qui expliquent l'envolée du prix des matières premières, et donc les demandes des industriels. Nous l'avons vu il y a quelques instants avec les exemples que j'ai donnés. En définitive, la spéculation ne semble expliquer qu'à la marge les phénomènes que nous constatons. L'inflation résulte bien davantage d'une demande supérieure à l'offre, des catastrophes climatiques et des tensions géopolitiques.
Je précise qu'en France la guerre en Ukraine explique pour moins d'un tiers la hausse globale des prix. C'est bien la preuve que ce phénomène préexistait au conflit. Notre commission s'alarmait d'ailleurs de cette inflation dès septembre 2021.
J'en viens maintenant aux hausses de prix qui seraient injustifiées ou « suspectes », pour reprendre l'expression employée dans les médias il y a quelques jours.
Le résultat de nos travaux est le suivant : il n'y a pas de phénomène massif de hausses injustifiées des tarifs des industriels en France. Il existe bien sûr des exceptions et, dans certains cas, il est probable que les fournisseurs ont tenté de gonfler le tarif demandé aux distributeurs. Je rappelle au passage que les industriels ont été soumis à neuf années de déflation.
Les acteurs que nous avons entendus se répartissent en deux catégories : il y a, d'une part, ceux qui considèrent clairement qu'il n'y a pas de phénomène généralisé de hausses de prix injustifiées en France. On y trouve bien entendu les industriels, mais aussi les pouvoirs publics ; il y a, d'autre part, les acteurs de la grande distribution, dont certains ont précisé que, finalement, certaines hausses seraient non pas suspectes, c'est-à-dire « mensongères » ou injustifiées, mais peu transparentes, insuffisamment justifiées par les industriels.
C'est une chose que les industriels n'aient pas fait preuve d'une transparence totale vis-à-vis des distributeurs, qui sont par ailleurs leurs concurrents en ce qui concerne les MDD (marques de distributeurs), c'en est une autre de subir une hausse de 10 % de ses coûts et d'en profiter pour demander 20 % de hausse des prix. Dans ce cas, effectivement, il y aurait matière à s'interroger sur le rôle joué par les fournisseurs dans l'augmentation des prix.
Considérant qu'ils ne disposaient pas de toutes les pièces justificatives leur permettant de vérifier si la hausse demandée était justifiée, les distributeurs, qui connaissent tout de même très bien la composition des produits et la situation des marchés, ont analysé ces hausses de tarifs ; ils les ont « reconstituées », pour contrôler si les dires des industriels correspondaient à la réalité. Lorsque nous le leur avons demandé, ils ont concédé qu'une fois ce travail accompli ils ne savaient pas si les hausses des prix étaient injustifiées dans la moitié des cas. Ils nous ont indiqué, à ce sujet, ne pas distinguer exactement ce qui relevait de l'augmentation des matières premières agricoles de ce qui relevait des matières premières industrielles. Nous émettons des doutes quant à cette affirmation, car tous les autres acteurs entendus ont été en mesure de nous dire ce qui découlait de l'une ou l'autre de ces catégories.
Sauf exception, et dans l'ensemble, les hausses de tarifs demandées par les industriels semblent donc légitimes, et ce au vu de l'explosion de leurs coûts en amont. Nous ne pouvons que regretter les fortes tensions qui existent aujourd'hui entre fournisseurs et distributeurs, situation qui appelle à ce que personne ne vienne souffler sur les braises.
Le niveau de tension est en effet inédit cette année. Pour rappel, les négociations commerciales ont normalement lieu une fois dans l'année et se terminent le 1er mars. Au 1er mars 2022, les industriels des marques nationales ont demandé des hausses de prix de 7,2 %, pour tenir compte du coût des intrants. Ils n'ont obtenu en moyenne qu'une hausse de 3,5 %, c'est-à-dire moins de la moitié de ce qu'ils réclamaient. Pour reprendre les mots entendus en audition, la hausse des tarifs qui a été acceptée n'a jamais été aussi forte depuis trente ans, mais elle n'a jamais été aussi éloignée du besoin des industriels...
Surtout, à peine ces négociations se sont-elles achevées qu'elles étaient déjà caduques en raison de la situation économique, climatique et géopolitique. De nouvelles négociations ont en conséquence été engagées, ce qui donne lieu depuis à de multiples renégociations commerciales, source de tensions importantes.
Par exemple, dans la période actuelle, les demandes de hausses de tarifs s'établissent à 10 % environ, tandis que les acteurs que nous avons auditionnés nous ont révélé que les renégociations devraient aboutir à des hausses de 4 à 5 %.
Il faut donc s'attendre à une poursuite de l'inflation à la rentrée, qui pourrait atteindre 7 % pour les produits alimentaires, voire davantage en fin d'année si de nouvelles renégociations ont lieu dans les mois à venir. Elle sera par ailleurs mécaniquement alimentée par les différentes hausses de revenus liées à l'indexation des pensions ou à la revalorisation du salaire minimum. Il faut également tenir compte d'une inflation plus structurelle, liée par exemple à la transition écologique de notre pays. Alors que l'inflation représente aujourd'hui trente euros de plus par mois environ pour le panier moyen d'un ménage, cela pourrait représenter une quarantaine d'euros à la rentrée.
Pour autant, je rappelle qu'aussi impressionnants soient les chiffres ils restent inférieurs à ceux que l'on constate dans les pays voisins, comme en Espagne, par exemple, où elle atteint 10 %.
Pour en revenir aux renégociations commerciales, notre groupe de suivi a pu constater différentes pratiques contestables, que nous détaillons dans le rapport.
D'une part, certains distributeurs semblent augmenter les prix dans les rayons, alors même qu'ils ont refusé en amont les hausses de tarifs demandées. Partant du principe que les consommateurs s'attendent à constater une inflation, ils y voient l'occasion d'engranger un gain net de marges. Plusieurs acteurs entendus ont également fait état d'un refus catégorique des distributeurs de prendre en compte les hausses de coûts liées aux matières premières industrielles, comme les emballages, l'énergie ou le transport. Certaines enseignes feraient en outre traîner en longueur les négociations, afin de gagner du temps et de vendre le plus longtemps possible à l'ancien tarif, négocié en mars.
D'autre part, certains industriels ne seraient pas très diligents en matière de transparence : ils justifieraient peu leurs demandes, et ne le feraient que lorsque la négociation est sur le point d'échouer. Par ailleurs, les hausses demandées vont parfois du simple au triple, d'un fournisseur à l'autre, pour le même produit. Ce serait notamment le cas pour les glaces, les bières et l'eau minérale.
Ce climat de tensions nous fait craindre de sérieuses ruptures d'approvisionnement dans les semaines à venir, car certains industriels, dont les PME, risquent de produire à perte. Il s'agit d'un risque non négligeable, qui fait bien entendu partie du jeu de poker menteur auquel se livrent les fournisseurs et les distributeurs, et qui a notamment été confirmé par certains acteurs issus des pouvoirs publics.
Je terminerai en vous indiquant que, face à cette situation, il ne nous semble pas que la politique consistant à signer des chèques en blanc soit pertinente. Ces cadeaux sont caducs presque immédiatement après qu'ils ont été concédés. Il est regrettable que, dans notre pays, l'État soit obligé de subventionner ainsi la consommation, notamment alimentaire. Cela montre notamment, nous semble-t-il, que le travail ne paie pas assez. Il faut valoriser le travail et le rémunérer à son juste niveau. Nous aurons certainement dans cette commission des divergences politiques quant aux solutions à apporter, mais il est clair que l'heure n'est plus à de simples sparadraps sur des jambes de bois !
J'ajoute que, conformément à ce que nous disions l'an dernier, la loi Égalim 2 ne peut produire ses effets qu'avec retard pour soutenir le revenu agricole : les hausses des coûts subies par les agriculteurs ne sont répercutées qu'a posteriori auprès de leurs acheteurs. Quand ces coûts augmentent chaque mois, l'effet retard se « paye » directement dans les comptes des exploitations agricoles, qui ont souvent bien du mal à y faire face.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Après l'analyse des facteurs expliquant l'inflation et justifiant les demandes de hausses de tarifs, nous allons étudier maintenant plus spécifiquement l'application de la loi Égalim 2 et de ses mécanismes. Après un bref bilan des négociations commerciales, je vous présenterai les axes d'amélioration de la loi.
Comme l'a indiqué Daniel Gremillet, pour les marques nationales, les négociations de mars 2022 ont débouché sur une hausse des prix de 3,5 %, bien loin de la hausse de 7,2 % demandée. Il semblerait d'ailleurs, selon certains industriels, que les besoins étaient en réalité plus proches des 10 %, mais que les demandes ont été moindres, parce que les conditions générales de vente ont été envoyées avant le début de la guerre en Ukraine.
La demande d'une hausse de 7,2 % des prix se justifierait pour 45 % par l'augmentation du coût des matières premières agricoles, pour 30 % par celle du prix des emballages, et pour 20 % par l'évolution du prix de l'énergie et des transports. Il faut d'ailleurs noter que 10 % des négociations ont fini dès décembre 2021, avant même l'entrée en vigueur de la loi Égalim 2.
Nous l'avons vu, une écrasante majorité des industriels ont utilisé le droit de rouvrir les négociations commerciales au-delà du 1er mars pour soumettre de nouvelles demandes de tarifs, et ce afin de tenir compte de l'envolée des coûts de production. Or, mi-juillet, seule la moitié environ des renégociations pour les marques nationales sont achevées. Cela veut dire que, pour 50 % des demandes, l'ancien tarif court toujours, malgré l'augmentation continue du coût des matières premières. L'état d'avancement de ces renégociations varie d'un distributeur à l'autre, certains semblant plus disposés à valider des hausses de tarifs importantes, qui compensent même une partie de l'évolution du prix des matières premières industrielles, tandis que d'autres refusent catégoriquement de discuter de cette partie du tarif, et n'acceptent - éventuellement ! - que les hausses de prix liées aux matières premières agricoles.
Le débat est en effet complexe : si le besoin des fournisseurs est pris en compte, soit les prix augmentent de près de 10 % dans les rayons, soit la distribution rogne sur ses marges. Si le besoin n'est pas entièrement pris en compte, c'est l'industrie qui doit resserrer ses marges, déjà malmenées par dix ans de déflation.
Par ailleurs, si les négociations pour les marques nationales semblent traîner en longueur, celles qui touchent aux MDD ont été plus rapides et sont presque toutes conclues à l'heure actuelle. Plusieurs raisons expliquent cela : premièrement, les distributeurs craindraient davantage la rupture de rayons pour un produit sous MDD que pour une marque nationale, car les MDD sont la « marque de fabrique » de l'enseigne ; deuxièmement, les marges des distributeurs étant plus élevées sur les MDD, ils peuvent plus facilement concéder les hausses de tarifs demandées que dans le cas des marques nationales ; troisièmement, enfin, d'après les distributeurs, le niveau de transparence et de confiance aurait été plus élevé dans le cas des MDD qu'avec les multinationales produisant des marques nationales.
Daniel Gremillet en a parlé, le niveau de tensions entre industriels et distributeurs est inédit, chacun rejetant la faute sur l'autre : les premiers accusent les seconds d'être trop fermes et de gagner du temps pour instaurer un rapport de force déséquilibré, tandis que les seconds accusent les premiers de demander des hausses inconsidérées ou injustifiées. Or la situation actuelle intervient lors de la première année de mise en oeuvre de la loi Égalim 2, ce qui a contribué à tendre encore un peu plus les relations commerciales.
Pour rappel, la loi Égalim 2 a pour objectif de protéger le revenu agricole en sanctuarisant, de l'amont à l'aval, les matières premières agricoles : lorsque le coût des intrants pour les agriculteurs augmente, la loi dispose que le prix qui leur est payé doit être révisé à la hausse. De même, l'industriel qui paie plus cher les produits agricoles doit pouvoir répercuter ce surcoût auprès du distributeur. Pour cela, la part des matières premières agricoles dans le tarif du fournisseur est rendue non négociable. En outre, des clauses de révision automatique des prix doivent être insérées dans les conventions signées entre industriels et distributeurs, de sorte que, si le prix évolue entre l'agriculteur et l'industriel, il évolue également entre l'industriel et l'agriculteur.
Nous avons toujours eu, au Sénat, de sérieux doutes quant à l'efficacité d'un tel mécanisme en cascade : d'une part, cette loi ne concerne qu'une partie du revenu des agriculteurs ; d'autre part, nous avons constamment alerté sur le fait que, puisque les matières agricoles sont désormais sanctuarisées, la dureté des négociations se reportera sur les matières premières industrielles.
Eh bien, c'est exactement ce qu'il s'est passé : lors du « round n° 1 » des négociations, les hausses demandées au titre de l'évolution du prix du transport et de l'énergie ont, dans l'ensemble, été refusées ou n'ont été acceptées que de façon très réduite - sauf exception - et celles qui étaient relatives au prix des emballages ont été satisfaites à hauteur de seulement 20 %, ce qui correspond, selon les industriels, à environ 5 % du besoin pour les matières premières industrielles. Lors du « round n° 2 », toujours en cours, il semble qu'il n'y ait que très peu de hausses demandées au titre des matières premières industrielles qui soient acceptées par les distributeurs.
La prise en compte des matières agricoles est donc satisfaisante, quoiqu'elle intervienne toujours avec un effet de retard, mais, au-delà de cet aspect, l'application de la loi Égalim 2 reste perfectible.
Cette loi est, je le rappelle, inflationniste par définition, puisque son principe même consiste à pouvoir répercuter, de l'amont agricole jusque dans les tarifs payés par la distribution, l'évolution des matières premières agricoles. Les mécanismes qu'elle introduit créent donc une boucle d'inflation qui, si elle est relativement discrète lorsque les prix des intrants sont à peu près stables, peut prendre des proportions considérables lorsque le coût des intrants - alimentation pour animaux, engrais, machines agricoles, énergie... - évolue fortement à la hausse. Or, selon le principal syndicat agricole, l'indice des prix d'achat des moyens de production agricoles (Ipampa), qui agrège les différents coûts de production agricole, a justement augmenté de 24 points entre avril 2021 et avril 2022.
Nous avons identifié plusieurs axes d'amélioration de la loi Égalim 2.
Premièrement, une piste permettant de fluidifier les relations commerciales et d'accroître la transparence consisterait à prévoir que le tiers de confiance, chargé de certifier que la négociation n'a pas porté sur la part des matières agricoles, interviendra non pas à l'issue, mais dès le début ou au cours des négociations.
Je m'explique : pour que la part des matières agricoles soit non négociable, il faut que le distributeur sache ce qu'elle représente dans le tarif qui lui est soumis. L'industriel a le choix entre trois options pour la faire connaître : l'une d'elles consiste à faire appel à un tiers de confiance pour certifier, in fine, que la négociation a bien sanctuarisé la part des matières agricoles ; cela permet à l'industriel de ne pas dévoiler complètement le contenu de ses produits au distributeur. Il se trouve que 80 % des entreprises ont choisi cette option, mais tous les acteurs entendus ont indiqué que cette intervention post-négociation est trop tardive : elle oblige les parties à négocier « à l'aveugle » ou sur la base uniquement de ce qu'affirme l'industriel, ce qui n'est pas idéal compte tenu du niveau de défiance entre les parties, sans parler des tiers de confiance qui, plusieurs mois après la négociation, n'ont toujours pas envoyé leur certification.
Nous proposons que le tiers de confiance intervienne avant la fin des négociations : l'industriel pourrait par exemple accompagner ses conditions générales de vente d'un document certifiant que les hausses demandées au titre de l'évolution des matières agricoles sont bien fiables et sincères. Cela apaiserait les négociations et permettrait à ces dernières de débuter sur de bonnes bases.
Deuxièmement, nous pensons que les clauses de révision automatique des prix, librement définies par les parties, sont trop peu encadrées. En effet, elles ont engendré, à elles seules, une négociation dans la négociation. Souvent, leur contenu a été abordé à la toute fin des négociations, dans la précipitation. Ni les industriels ni les distributeurs ne semblent y avoir accordé une grande importance. Les seuils de déclenchement demandés par certaines enseignes de la grande distribution semblent irréalistes : clause qui ne s'active qu'au bout de neuf mois ou que si la hausse des intrants dépasse 50 %. Nous pensons donc utile de fixer un plafond d'activation et de préciser, soit dans la loi soit par voie réglementaire, une périodicité maximale, par exemple un trimestre. Sans cela, ces clauses ne s'activeront tout simplement jamais, ce qui videra une partie de la loi de sa substance.
Troisièmement, il nous semble regrettable que le Gouvernement ne se préoccupe pas davantage de cette situation. Un comité de suivi des négociations se réunit tous les jeudis, mais aucune décision importante ne semble en émaner. Certes, la charte d'engagement signée le 18 mars 2022 par les industriels et les distributeurs sous l'égide des ministres de l'agriculture et de l'économie a permis de rouvrir les négociations commerciales, qui étaient normalement achevées, mais non seulement elle n'engage que ceux qui le veulent bien, puisqu'elle n'est pas contraignante, mais en outre les engagements formels qui y figurent sont très vagues...
Il nous semble que le Gouvernement devrait à tout le moins disposer d'indicateurs fiables et objectifs et les transmettre au Parlement : ces indicateurs porteraient sur l'avancée des négociations, enseigne par enseigne, en distinguant selon que le produit est une marque nationale ou une MDD et en distinguant entre les PME et les multinationales. Sans cela, l'opacité règne, alors que ces négociations sont fondamentales à la fois pour la vie des entreprises et le pouvoir d'achat des Français.
Autre exemple du désintérêt manifeste du Gouvernement pour cette question : les lignes directrices de la DGCCRF (direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) concernant les pénalités logistiques, permettant la bonne application de l'intention du législateur, n'ont été définies que le 11 juillet dernier, alors que l'encadrement de ces pénalités date d'octobre 2021 et que nous les avons redemandées en commission en mars dernier !
Enfin, il me semble nécessaire de dire un mot du relèvement de 10 % du seuil de revente à perte (SRP+10). Nous ne savons toujours pas, trois ans après, ce que sont devenus les 600 ou 800 millions d'euros environ engrangés par la grande distribution. Nous avons bien entendu des hypothèses - nous pensons notamment que cette manne n'a pas été redistribuée aux agriculteurs, mais a plutôt servi à rendre compétitives les MDD et à fidéliser les clients sous forme de points et de remises -, mais nous nous heurtons toujours à un silence pudique des pouvoirs publics et des distributeurs sur ce sujet. Après des demandes répétées, le Gouvernement a enfin lancé une mission sur ce sujet...
Pourtant, le SRP+10 n'est pas efficace ou utile dans toutes les filières. Dans la filière « fruits et légumes », par exemple, les producteurs eux-mêmes demandent qu'il y soit mis fin. Aussi, puisque l'expérimentation se termine en avril 2023, nous pensons utile d'étudier, filière par filière, l'opportunité de supprimer ce dispositif, en fonction de son impact concret. Cette piste permettrait de concilier défense du pouvoir d'achat et défense du revenu agricole.
Ces différentes préconisations pourront trouver une traduction législative lorsque nous serons saisis d'un texte relatif à l'agriculture ou aux négociations commerciales.
Voilà, mes chers collègues, un résumé des travaux du groupe de suivi de la loi Égalim.
M. Laurent Duplomb. - Je veux saluer le travail de Daniel Gremillet et d'Anne-Catherine Loisier sur ce sujet d'importance. Nous avons adopté plusieurs lois sur les relations commerciales entre agriculteurs, industriels et distributeurs, mais ces derniers n'en font qu'à leur tête ; non seulement la grande distribution n'apporte rien à la France, mais elle détruit de la valeur. La loi Égalim 1 a amélioré les relations pendant quelques mois, puis, le naturel revenant au galop, la grande distribution a repris ses pratiques antérieures, comme en matière de pénalités logistiques.
La loi Égalim 2 a amélioré les choses, notamment pour ce qui concerne, justement, ces pénalités logistiques, mais encore faut-il appliquer ces dispositions et la DGCCRF devra le faire le plus sévèrement possible.
Néanmoins, malgré ces deux textes, la grande distribution n'aura guère changé ses pratiques. Elle n'accepte des augmentations de tarifs que pour la part liée aux matières premières agricoles, sans inclure l'emballage ni l'énergie. Cela met les exploitations en difficulté.
J'étais contre le mécanisme de SRP ; on l'a gardé pour des raisons idéologiques, mais c'est une erreur. Il détruit de la valeur et c'est encore la grande distribution qui s'enrichit au détriment de notre industrie agroalimentaire, donc de notre souveraineté, puisque nous perdons en compétitivité et augmentons nos importations, y compris en provenance de pays voisins.
M. Henri Cabanel. - C'est vrai, on peine à voir les effets concrets de ces deux lois prévues pour redresser le revenu des agriculteurs. Nous sommes face à une forteresse imprenable et nous jouons une partie de poker menteur. Je ne serai pas aussi sévère que Laurent Duplomb à l'égard de la grande distribution - on en a besoin -, mais il y a un déséquilibre entre les producteurs et les industriels d'un côté et la grande distribution de l'autre. Chaque maillon de la chaîne doit justifier auprès du maillon en aval sa demande d'augmentation de prix ; or, quand on demande de la transparence aux distributeurs, on n'en a jamais, ils ne donnent jamais de chiffres.
En ce qui concerne le SRP, un distributeur nous a avoué avoir engrangé 70 millions d'euros de plus-value, mais il n'a pas accepté de nous dire comment cette somme se ventilait. La situation actuelle est très compliquée - guerre en Ukraine et covid-19 -, nous devons donc tous faire des efforts, bien sûr, mais certains en font plus que d'autres. Le producteur a bénéficié de quelques augmentations de prix sur les matières premières agricoles, mais non sur les autres - or on connaît le prix de l'énergie - et il n'a aucune porte de sortie, il est obligé d'accepter ce qui lui est proposé. En bout de chaîne, le distributeur, lui, a une porte de sortie : il augmente ses prix pour les consommateurs, afin de compenser les hausses de ses coûts.
Par ailleurs, les coopératives d'achat des entreprises de grande distribution, qui sont internationales, passent au-dessus des lois Égalim 1 et 2.
M. Laurent Duplomb. - On est d'accord !
M. Henri Cabanel. - On met en danger notre agriculture, qui risque de s'écrouler ; nombre d'agriculteurs partant en retraite ne seront pas remplacés. En outre, le risque est la rupture d'approvisionnement de la part de l'industrie agroalimentaire, donc des pénuries dans les rayons. Alors, ce sera la panique.
Enfin, je suis d'accord avec vos propositions, mais encore faut-il que le Sénat soit entendu...
M. Pierre Louault. - C'est un travail important. Je partage l'analyse de Laurent Duplomb sur la grande distribution. Néanmoins, on dénonce souvent l'inefficacité des deux lois Égalim, alors qu'elles ne sont pas forcément inflationnistes, puisque l'on a une inflation moindre que dans d'autres pays d'Europe. En outre, la conjoncture empêche de faire une évaluation correcte de la loi Égalim 2, qui a apporté des améliorations au mécanisme de révision des prix agricoles, au point que les industriels, qui n'ont pas de mécanisme comparable, ont du mal à se faire entendre des distributeurs. Malheureusement, la grande distribution ne cède que devant les obligations réglementaires ou législatives. On constate une augmentation modérée des prix, mais tout le monde, notamment l'industrie, n'y trouve pas son compte.
Il faudrait examiner les marges des distributeurs, non pas produit par produit, mais au moins sur les produits essentiels. Or ils refusent d'ouvrir l'accès à leur comptabilité, qui, en outre, est généralement faussée.
En tout cas, cette mission n'est pas finie ; continuez, chers collègues !
M. Franck Menonville. - Dans ce contexte difficile, il faut objectiver les causes de l'inflation, ce que fait ce rapport. Les propos de M. Leclerc, qui impute l'inflation à certains acteurs économiques, sont scandaleux, car l'augmentation générale des prix est avant tout mondiale. Il ne faut pas désarmer la production agricole sur la planète.
Je souscris à vos analyses sur les lois ?Égalim ; ce que nous craignions s'est sans doute réalisé : nous avons transféré le point d'achoppement de la négociation commerciale du producteur agricole vers l'industriel. Il faudra apporter des correctifs.
Enfin, la grande distribution est aujourd'hui trop concentrée et détruit de la valeur. Il faut une loi de régulation économique pour encadrer les relations entre grande distribution et acteurs économiques et la loi Égalim 2 n'est pas suffisante à cet égard. Il faut renvoyer M. Leclerc dans ses cordes avec nos arguments.
M. Joël Labbé. - J'aurai deux réflexions.
La relocalisation de l'alimentation, si elle n'est pas une réponse à tout, constitue tout de même une réponse forte pour les producteurs. Nous aurions intérêt à organiser des filières courtes, car les magasins de producteurs et les AMAP (associations pour le maintien d'une agriculture paysanne) ont leurs limites.
Mon deuxième point a trait à la véritable transparence : où en est-on de l'étiquetage, sur le produit vendu, indiquant la part du prix revenant au producteur ? Le consommateur pourrait choisir en connaissance de cause.
Mme Sophie Primas, présidente. - Il va y en avoir, des mentions, sur les étiquettes...
M. Laurent Somon. - Il me semblerait plus intéressant de connaître la composition du prix des produits vendus en grande surface que la composition des produits vendus par les transformateurs aux distributeurs. Ces derniers exigent cette information sous prétexte de proposer les prix les plus bas aux consommateurs, mais en réalité c'est pour renvoyer la responsabilité de la hausse des prix aux industriels.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Nos auditions révèlent une opposition entre les marques de distributeurs et les autres marques. Une marque est une propriété d'entreprise ; elle permet de soutenir l'innovation et la recherche. Pour illustrer mon propos à partir d'un événement d'actualité, la MDD fait penser aux « suceurs de roue » du Tour de France : il s'agit de copier ce qui a été fait... Il n'est pas neutre que les tensions aient été bien plus fortes sur les marques que sur les MDD.
Au sujet des matières premières agricoles (MPA) et des matières premières industrielles (MPI), il faut faire attention. Des organisations représentatives, mais aussi des chaînes de distribution nous ont spécifié que certaines entreprises, souvent de petite taille, n'étaient pas en capacité d'adapter leurs tarifs aussi souvent que cela serait nécessaire pour faire face à une inflation aussi rapide : par là même, elles allaient se retrouver en grandes difficultés. Nous pourrions nous retrouver à faire face à la situation que nous avons évoquée. Le prix des MPA n'étant pas négociable, la non-prise en compte de la NPI est liée à la fragilité d'un certain nombre d'entreprises.
Nous avons voulu, par notre travail de fond, dépassionner les débats, démêler le vrai du faux. Nous avons vu les emballées médiatiques au sujet des 50 % d'augmentations suspectes. Nous n'étions pas en accusation ; nous voulions comprendre : qu'on nous cite des exemples concrets ! Nos auditions ont commencé sur l'initiative de la commission des affaires économiques du Sénat, avant même la déclaration ayant trait à ces 50 % d'augmentations suspectes : n'oubliez pas de le répéter ! Notre travail de fond, effectué depuis Égalim 1, doit être continué.
Actuellement, la question de reconstituer les stocks en matière énergétique pour l'hiver 2022-2023 est prégnante ; nous aurions intérêt également à nous soucier des stocks alimentaires, que ce soit en France, dans l'Union européenne ou dans le monde. L'Europe s'est faite moins interventionniste : nous disposions de nombreux stocks publics à l'échelle du continent, la plupart ont complètement disparu. Désormais, les stocks sont privés : ils échappent davantage à notre connaissance. Dès lors que nous saisissons l'ampleur de notre fragilité, l'enjeu de repositionner dans nos pays des productions devient central. L'exemple actuel de la moutarde est facile : nous sommes complètement désarmés, ne disposant presque plus de graines de moutarde produites chez nous. Nous ne sommes pas contre les échanges, mais nous sommes entrés dans une ère de fragilité alimentaire.
Ce rapport d'étape est plus important qu'on ne pourrait l'imaginer par les temps de pénurie qui courent, où la sécurité alimentaire n'est pas garantie, la fragilité climatique venant s'ajouter aux fragilités géopolitiques.
Mme Anne-Catherine Loisier, rapporteure. - Ce travail de suivi au sujet d'Égalim permet une compréhension collective et partagée des faits.
Actuellement, nous le voyons, la grande distribution ne joue pas le jeu de la filière : elle demeure dans la stratégie du prix bas, au risque de mettre en jeu la survie des entreprises, des producteurs et des marques nationales. La mauvaise volonté dans l'application des clauses de révision automatique témoigne de ce refus ; cela est propre à la France. Ce réajustement, à la hausse ou à la baisse, se fait plus spontanément chez nos voisins. Nous sommes cependant moins inflationnistes parce que les industriels, voire certains distributeurs, ont joué, selon la formule du médiateur, le rôle d'amortisseurs. Combien de temps vont-ils pouvoir le tenir ? À quel prix ?
Le débat souligne également la place des grandes centrales d'achat, qui plus est européennes, lesquelles viennent fausser nos tentatives de régulation.
Le débat, qui portait essentiellement sur les MPA, a été reporté sur les MPI. Les syndicats agricoles ne sont pas mécontents ; ils concèdent eux-mêmes que la loi Égalim pâtit d'une conjoncture inflationniste qui ne permet pas d'en voir réellement les effets.
Rien dans nos auditions ne vient étayer les dires de M. Leclerc au sujet des 50 % d'augmentations suspectes.
Pour conclure sur le sujet de l'affichage, je soulignerai l'enjeu du rémunérascore, prévu par Égalim. Pour le moment, il n'est pas mis en oeuvre en ce qui concerne la viande bovine : le sera-t-il ? Notre comité de suivi se penchera là-dessus.
Mme Sophie Primas, présidente. - La loi Égalim avait pour objectif d'augmenter le revenu des agriculteurs : la situation s'améliore, même si cela n'est pas encore totalement satisfaisant. Notez que je ne fais pas toujours des compliments au Gouvernement... Tout est brouillé, actuellement, par l'inflation.
La question du seuil de revente à perte va se poser à nouveau : où s'est envolé cet argent ?
L'enjeu du mois d'avril sera celui des promotions. Bruno Le Maire a posé la question de leur assouplissement éventuel ; la FNSEA l'a vite arrêté. Ce système de limitation des promotions n'existe pas dans le non-alimentaire, qui plus est de grande consommation. Les grands groupes, la plupart du temps non européens, ne sont pas à plaindre... mais ils possèdent des usines en France : il faut être vigilant. Face à ce système dont ils souffrent, ils regardent leurs outils de production en France en se posant des questions. Il ne faut donc pas complètement mettre le non alimentaire à part.
Les États généraux de l'alimentation, à l'origine, avaient pour objectif une montée en gamme. Nos concitoyens les plus modestes ont été laissés de côté, se tournant dès lors vers d'autres agricultures, notamment intra-européennes, posant la question de la compétitivité de l'agriculture française.
Dès ces États généraux, nous avions lancé plusieurs alertes : nous avons été peu écoutés. Nous parlions d'inflation trois jours avant le début de la guerre en Ukraine ; nos auditions mêmes ont précédé les déclarations de M. Leclerc. Nous tâchons d'avoir un temps d'avance, mais nous souhaiterions être davantage entendus.
Je remercie les rapporteurs.
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte le rapport d'information et en autorise la publication.
Bilan de la politique de la ville - Examen du rapport d'information
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous examinons maintenant le rapport d'information de Viviane Artigalas, Dominique Estrosi Sassone et Valérie Létard sur le bilan de la politique de la ville. Je laisse la parole à nos trois rapporteures.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Voici arrivé le moment de vous restituer, avec Dominique Estrosi Sassone et Valérie Létard, notre travail d'évaluation de la politique de la ville et, plus spécifiquement, d'application de la loi Lamy du 21 février 2014, à l'issue de 30 auditions et quatre visites de terrain, à Val-de-Reuil, dans l'Eure, à Allonnes, dans la Sarthe, et, naturellement, à Valenciennes et Nice.
Beaucoup de rapports ont été écrits sur la politique de la ville ; vous pourriez vous dire : « Un de plus ! ». Nous avons voulu nous distinguer par notre méthode et notre objectif.
Tout d'abord, ce rapport suit de cinq ans celui que Valérie Létard et Annie Guillemot avaient rendu en 2017. Notre commission et la Haute Assemblée ont de la suite dans les idées. Ce n'est pas si fréquent !
Ensuite, notre travail intervient à un moment où se prépare une nouvelle génération de contrats de ville. Le Gouvernement a lancé une commission à laquelle Valérie Létard et moi-même avons participé. L'objectif est de conclure de nouveaux contrats d'ici à 2024, alors que les précédents sont prolongés depuis dix ans, posant une vraie question d'application de la loi : il était prévu de les corréler aux mandats municipaux... Il s'agit, en quelque sorte, de la face émergée de l'iceberg de l'application défaillante de la loi Lamy. Se pose aujourd'hui la question d'une révision de cette loi : nous voulons la préparer, voire l'anticiper.
Enfin, et ce n'est pas la moindre des motivations ayant innervé notre travail, nous voulions redonner une perspective à cette politique. Le quinquennat précédent a été celui du stop & go entre les quartiers et le Gouvernement : le plan Borloo ? Des espoirs, puis un classement sans suite. De même, dans le plan de relance consécutif à une crise sanitaire dramatique, les quartiers ont été oubliés... avant de le voir se déployer, sous la surveillance directe du Premier ministre Jean Castex, et d'un comité de suivi qui s'est réuni tous les deux mois.
Les coups de frein et d'accélérateur se sont succédé sans constance et sans boussole. Désormais, quelle orientation, quelle priorité doit-on impulser à cette politique qui a plus de quarante ans et qui fait l'objet de nombreuses critiques ?
Pour répondre à ces questions, nous avons voulu jeter un nouveau regard sur la politique de la ville : nous proposons de compléter les objectifs et d'ajuster les outils. Dans ce cadre, nous nous sommes intéressées plus particulièrement à l'entrepreneuriat, comme exemple de trajectoires ascendantes des habitants de ces quartiers.
Nous souhaitons mettre en valeur la dimension de tremplin de la politique de la ville pour les habitants.
Ces quartiers sont confrontés à de multiples difficultés, en matière de sécurité, d'éducation, d'intégration, de santé ou de chômage. C'est un fait : nous ne le négligeons pas. Nous n'avons pas chaussé nos lunettes vertes, comme au pays d'Oz : soyez rassurés ! Cependant, à regarder la photo et non le film, à voir les difficultés des quartiers et non l'histoire des habitants, une partie de la réalité échappe à l'analyse. En effet, depuis une vingtaine d'années, la politique de la ville a pour principal objectif de réduire les écarts entre, d'un côté, des territoires où se concentre la pauvreté, et, d'un autre, le reste du pays. L'objectif est de normaliser ces territoires en leur faisant rejoindre la moyenne statistique.
La politique de la ville est conçue comme une politique de discrimination positive territoriale. Nous le savons : dans les quartiers transformés par l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), ce n'est pas sans résultat, bien au contraire. Pourtant, comme l'a souligné la Cour des comptes, avec constance, dans ses rapports de 2002, de 2012 et de 2020, la situation des quartiers ne s'améliore pas fondamentalement. La politique de la ville connaîtrait une forme d'échec récurrent, malgré les milliards engloutis. Ce constat nourrit son procès en légitimité, d'autant que, depuis le mouvement des « gilets jaunes », les problèmes de la France périphérique et de la ruralité peuvent apparaître plus urgents. Opposer ville et campagne est un piège : nous le savons bien.
Sans nier ces constats ni rester sourd aux demandes, il nous faut déconstruire certaines idées reçues. Dans les quartiers prioritaires, l'insuffisance du droit commun est encore et toujours une réalité. Les rapports Borloo, Cornut-Gentille et Kokouendo, et de l'Institut Montaigne l'ont largement démontré. Pour ne donner qu'un seul chiffre, pour 100 000 habitants, on compte moins de personnels de la fonction publique hospitalière en Seine-Saint-Denis non seulement par rapport au reste de la France, mais aussi par rapport aux départements de la diagonale du vide.
Pour autant, la Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de France, se révèle être le huitième contributeur net à la protection sociale, et celui où la masse salariale a le plus augmenté dans la décennie qui a précédé la crise de la covid 19. La contribution à l'économie nationale n'est donc pas négative.
Il faut également envisager la politique de la ville dans le temps long des quartiers. Beaucoup ont été créés après-guerre dans le contexte de la reconstruction, de l'exode rural et de l'accueil des rapatriés d'Algérie. Les défauts rédhibitoires de certains grands ensembles sont apparus très tôt. Ainsi, la « sarcellite », expression décrivant les difficultés à vivre des habitants de ces quartiers, date de 1962, avant même tout problème d'immigration ou de ghettoïsation. À Val-de-Reuil, à Saint-Dizier ou à Grigny, les opérations dites de couture urbaine, visant à réparer les erreurs de conception, sont toujours en cours. Par conséquent, il ne faut pas avoir une vision court-termiste. Améliorer la vie des habitants demeure un enjeu.
Enfin, à bien des égards, ces quartiers sont des sas et la politique de la ville un tremplin. Certains ont pu dire que la Seine-Saint-Denis était un « Ellis Island français », dans le sens où, dans les métropoles, les quartiers populaires ont des fonctions d'accueil et de rebond. Bien qu'on manque d'études de cohortes pour confirmer les témoignages et les analyses sociologiques, plusieurs travaux nous montrent qu'il y a une réelle mobilité résidentielle et de revenu dans ces quartiers. On y déménage autant ou plus qu'ailleurs, par exemple pour devenir propriétaire, notamment à proximité, pour ne pas perdre les liens de solidarité ; mais les nouveaux entrants, qui les remplacent, ont en moyenne un niveau de revenu inférieur. Par ailleurs, des études récentes de l'Insee et de France Stratégie montrent que la mobilité intergénérationnelle des revenus est plus importante en France qu'aux États-Unis, sous réserve d'accéder à l'enseignement supérieur et d'être mobile géographiquement.
Nous plaidons donc pour adopter une vision dynamique de la politique de la ville. Dans une lecture statique, de dix ans en dix ans, et sans qu'il faille s'en satisfaire, un quartier pauvre va être, le plus souvent, confronté aux mêmes difficultés ; à l'inverse, dans une lecture dynamique, si l'on regarde qui sont les habitants, on verra qu'ils ont changé : en dix ans, environ 50 % auront déménagé.
Mme Dominique Estrosi Sassone, rapporteur. - C'est grâce à ce nouveau regard, mais aussi à notre expérience de terrain, que nous avons procédé à une évaluation de l'application de la loi Lamy du 21 février 2014 sur laquelle se fonde, encore aujourd'hui, la politique de la ville. Nous voulons préparer sa révision. Nous proposons donc de compléter les objectifs et d'améliorer les outils.
La politique de la ville est essentiellement une politique visant à assurer l'égalité des territoires entre eux, avec l'objectif de les ramener dans la moyenne. Cet objectif reste nécessaire, même s'il est difficile à atteindre ; cependant, nous croyons qu'il faut y ajouter de manière plus explicite sa fonction de tremplin pour les habitants. Si des habitants de quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) en partent parce que leur situation s'est améliorée, ce n'est pas un échec de la politique de la ville : bien au contraire !
Cette évolution de l'objectif doit nous conduire à savoir l'évaluer. Or, nous sommes confrontés à un paradoxe. D'un côté, la politique de la ville suscite une multitude de rapports, de l'autre, on déplore l'absence d'une évaluation sérieuse. Comment concevoir qu'une politique qui mobilise tant de moyens, qui touche 5,4 millions d'habitants, qui présente autant d'enjeux politiques et qui demeure contestée, ne soit pas dotée d'un suivi plus robuste ?
Nous formulons trois propositions à ce sujet.
Premièrement, l'Observatoire national de la politique de la ville (ONPV) créé par la loi Lamy est en « état de mort cérébrale ». Son prédécesseur, l'Observatoire national des zones urbaines sensibles (Onzus), comptait plus de dix équivalents temps plein : il n'y en a plus que deux actuellement... Un renforcement des moyens est absolument nécessaire, notamment pour lancer des études de cohortes sur les trajectoires territoriales et individuelles des habitants, et ce dans la durée.
Deuxièmement, il faut changer de culture et intégrer l'évaluation d'objectifs concrets aux programmes.
Troisièmement, il faut accompagner les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) pour l'évaluation de leurs actions. Nous avons vu un très bon exemple à Valenciennes, où les responsables se sont appuyés sur le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema). Dans ce cadre, il faut aussi faciliter la levée du secret statistique, qui en vient rapidement à empêcher la réalisation des travaux. De même, il convient de travailler sur les discriminations en fonction de l'origine réelle ou supposée et du lieu de résidence.
Nous recommandons ensuite d'améliorer les outils et le fonctionnement de la politique de la ville.
Au niveau national, nous demandons à la Première ministre de reprendre d'urgence le pilotage interministériel de la politique de la ville, comme le faisait Jean Castex. La convocation d'un comité interministériel des villes (CIV), selon un rythme semestriel, c'est-à-dire dès cet été, nous paraît être le premier signal politique et opérationnel à donner. Nous voulons ensuite que l'État se mobilise en donnant une visibilité sur les crédits de la politique de la ville, et ce dans la durée. Nous demandons, par conséquent, la mise en chantier d'une loi de programmation de la ville, sur le modèle de ce qui se fait pour les armées et la justice. Enfin, nous voulons que les différents ministères mobilisent leur droit commun : la signature de nouvelles conventions interministérielles dans ce but nous paraît également devoir être lancée par Matignon. Il n'y en a plus depuis 2016 !
À l'échelon local, nous voulons favoriser la complémentarité et le dialogue entre l'État et les villes, le préfet et les maires. Dans mon département des Alpes-Maritimes, les cités éducatives et les « bataillons de la prévention » sont de bons exemples du travail approfondi qui a été fait pour s'emparer de ces programmes, pour les adapter au territoire et pour les conforter par un tour de table de financeurs. L'adaptation aux réalités locales et la capacité à créer une véritable dynamique entre tous les acteurs font la réussite d'un projet. Cela fonctionne si, à l'échelon local, le portage politique et administratif est fort et transverse. Nous pensons également qu'il est souhaitable d'expérimenter la délégation des crédits de la politique de la ville aux EPCI. Il s'agit d'une demande de plusieurs grandes agglomérations. La Cour des comptes préconise elle-même de territorialiser plus fortement la politique de la ville. La proposition, nous l'avons constaté, ne fait pas consensus : elle pourrait affaiblir le ministère de la ville, que nous souhaitons plutôt renforcer ; la dotation de solidarité urbaine (DSU) est d'ores et déjà cinq fois plus importante. Cependant, il ne faut pas s'interdire d'expérimenter, si les EPCI en font la demande, et d'évaluer, avant d'aller éventuellement plus loin : il ne s'agit pas d'une décentralisation générale.
Nous voulons ensuite renforcer le tissu associatif des quartiers, qui s'est beaucoup délité. Nous proposons de sortir des appels à projets systématiques, qui limitent les capacités d'initiative et mettent en concurrence territoires et associations : à cet effet, favorisons les conventions pluriannuelles, notamment pour aider les associations à grandir. Nous demandons à généraliser l'accompagnement des associations de grande proximité et à leur réserver des enveloppes de crédits.
Concernant la participation des habitants, nous estimons qu'il faut réformer les conseils citoyens, dont les résultats sont très hétérogènes. Nous plaidons pour plus de souplesse à l'exemple des conseils de quartier, pour plus de logique de projet avec des moyens appropriés ; nous proposons de remplacer le droit d'interpellation du préfet, inopérant et anachronique, par celui du conseil municipal ou de l'instance de pilotage du contrat de ville.
Enfin, nous pensons qu'il faut favoriser l'implication des entreprises en faveur des quartiers à travers les conventions de revitalisation, comme cela se fait dans les Alpes-Maritimes, à travers les critères de performance extra-financière, avec des clauses spécifiques pour cofinancer les actions ciblées en faveur des publics des QPV, mais aussi par le biais de la fondation qui était prévue en 2014 et qui n'a jamais vu le jour.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Ce fut un bonheur et un plaisir de travailler de concert avec Viviane Artigalas et Dominique Estrosi Sassone. Cet échange de regard nous a amenées à voir les choses de manière plus constructive.
Évaluer l'application de la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine, dite « loi Lamy », c'est interroger deux outils centraux : la géographie prioritaire et le contrat de ville.
Comme nous l'avions montré avec Annie Guillemot il y a cinq ans, la géographie prioritaire issue de la loi de 2014, qui est fondée sur un seul critère, la concentration de la pauvreté par carreau de 200 mètres de côté, est à la fois une grande avancée et comporte d'importantes limites.
L'avancée, c'est d'avoir beaucoup simplifié et clarifié les choses et d'avoir concentré les moyens. Les limites, c'est d'avoir laissé de côté, sans vraie solution, des poches de pauvreté diffuses ou localisées. Le bassin minier en est le meilleur exemple.
Cinq ans plus tard, nous déplorons l'absence d'actualisation de la géographie prioritaire alors qu'elle aurait dû avoir lieu en 2020. C'est donc la première urgence. Ensuite, le problème des quartiers laissés-pour-compte a pris de l'ampleur. Les maires s'en plaignent et cela pose parfois de graves problèmes politiques. Nous proposons donc de laisser une plus grande latitude aux maires et aux préfets pour ajuster le zonage sur le fondement des analyses de besoins sociaux. Nous demandons également d'étudier un rapprochement avec le programme « Action coeur de ville », car, en dehors des métropoles, beaucoup de villes sont éligibles aux deux.
Nous voulons également rendre les contrats de ville beaucoup plus opérationnels. Comme la géographie prioritaire, ils n'ont pas été actualisés depuis 2014. Il faut également les assouplir pour que les EPCI puissent choisir leurs priorités, et décliner des objectifs concrets et mesurables quartier par quartier. Nous plaidons également pour adjoindre aux contrats de ville un volet investissement. Cela aurait particulièrement du sens dans les quartiers qui ne sont pas éligibles aux aides de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU).
Enfin, nous souhaitons pérenniser l'abattement de 30 % de la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB), qui s'achève en 2023, au profit des bailleurs sociaux sous réserve d'un meilleur contrôle et d'une meilleure compensation par et pour les communes.
J'en viens au dernier volet de notre travail qui portait sur l'entrepreneuriat. Nous avons bien conscience que tous les habitants des quartiers de la politique de la ville (QPV) ne vont pas devenir entrepreneurs et que l'on ne transforme pas un jeune qui n'est pas en emploi, en études ou en formation (Neet) en P-DG de licorne.
Pour autant, la promotion de modèles de réussite accessible a un vrai impact dans les quartiers. Elle rencontre l'aspiration de plus d'un tiers des habitants. C'est donc un levier pertinent. Le programme « Entrepreneuriat pour tous » de Bpifrance a, par exemple, permis la création de 5 000 entreprises les deux dernières années. Le programme combine le démarchage des personnes intéressées par la création d'entreprise, par exemple avec des bus, l'animation de communautés d'entrepreneurs et des modules d'accélération de développement. Ce programme mériterait donc, selon nous, d'être pérennisé au-delà de 2025.
Ces entreprises ne sont pas toutes des pépites technologiques. Elles ne sont pas toutes non plus des autoentreprises de chauffeurs Uber ou de restauration ethnique. Elles sont diversifiées. Les secteurs classiques sont bien présents. C'est pourquoi la Française des jeux et BNP sont, par exemple, présents auprès d'un fonds d'investissement, que nous avons rencontré, qui appuie l'installation de franchisés et de buralistes. Comme nous l'a dit son dirigeant, « ce n'est pas révolutionnaire, mais ça change des vies, ça crée de l'emploi et ça donne de la vie dans les quartiers ».
Nous souhaitons ensuite qu'un effort particulier soit fait sur l'entrepreneuriat au féminin dans les QPV, comme c'est le cas au plan national dans les actions de Bpifrance, en l'incluant dans l'accord-cadre avec l'État, et donc ses outils et statistiques. Les femmes des quartiers sont aussi intéressées que les hommes par la création d'entreprise. Mais souvent à la tête d'une famille monoparentale, moins soutenues financièrement et victimes de barrières sociales, elles concrétisent moins leur projet que les hommes.
Enfin, nous souhaitons que l'entrepreneuriat et l'accompagnement dans la durée des jeunes pousses des quartiers deviennent un enjeu territorial pour les pouvoirs publics en vue de leur insertion dans le tissu économique. Dans ce but, l'entrepreneuriat devrait être plus souvent inclus dans les contrats de ville. Il semble que ce soit exceptionnel aujourd'hui. Nous pensons aussi qu'il faut promouvoir des solutions ad hoc après la phase d'incubation, pour faciliter un suivi à la demande. L'utilisation des groupements de prévention agréés, qui ont particulièrement fait leurs preuves durant la crise sanitaire pour traiter en amont les difficultés des entreprises, pourrait être une piste.
De même, la création d'hôtels d'entreprises serait une solution intermédiaire à promouvoir entre l'incubateur et l'absence de suivi qui lui succède souvent.
Madame la présidente, mes chers collègues, voilà donc les principales conclusions et propositions de notre rapport. Nous voulons mettre en lumière, et soutenir les réussites et les dynamiques que vient initier ou appuyer la politique de la ville.
Comme les maires de France, dans leur contribution en vue de la présidentielle, et comme Olivier Klein et Hakim El Karoui dans leur rapport pour l'Institut Montaigne, nous pensons qu'il « se joue dans ces territoires une partie de l'avenir de la France, en particulier de sa jeunesse » et que « ces territoires s'ils cumulent des difficultés, sont aussi des ressources de vitalité et d'initiatives ». Encore faut-il actionner les bons leviers !
Nous n'avons pas mis sous le boisseau les difficultés. Nous n'en sommes que trop conscientes. Mais nous pensons qu'une partie des solutions se trouve dans ces dynamiques de terrain qu'il faut essayer d'amplifier. Il importe aussi de mettre un terme aux logiques descendantes et d'appels à projets pour aller vers des logiques faisant davantage confiance aux territoires. Ces derniers sont souvent porteurs d'initiatives originales fondées sur l'expérience.
Au cours de nos auditions et de nos visites, nous avons recueilli beaucoup de témoignages d'élus et d'habitants qui nous ont dit que c'était grâce à la politique de la ville qu'ils étaient aujourd'hui maires, dirigeants d'association ou, tout simplement, qu'ils s'en étaient sortis. Certains ont quitté leur quartier d'origine, d'autres pas. Selon l'expression de Mohamed Haddou, fondateur des Entrepreneurs affranchis, il faut « non seulement aider les gens à réussir, mais aussi aider les gens à enraciner la réussite ».
Si la politique de la ville pouvait demain mieux qu'aujourd'hui porter cette ambition pour chacun, ne serait-elle pas à la hauteur de la « promesse républicaine » ?
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci de ce rapport qui ne pleure pas sur « le lait renversé », mais a le mérite d'ouvrir des voies d'avenir !
M. Michel Bonnus. - Vous avez commencé par la santé et l'éducation, deux points sur lesquels nous sommes en difficulté. Les quartiers ouest de Toulon, qui sont à 57 % des quartiers prioritaires de la politique de la ville, ont perdu depuis 2020 quatorze médecins généralistes. Nous sommes également en grande difficulté pour l'aide aux devoirs. Ne pourrions-nous pas envisager une défiscalisation des heures supplémentaires ? Idem pour la santé. Comme dans les zones rurales, nous avons du mal à attirer les jeunes médecins.
J'adhère bien sûr complètement à vos constats. Certes, il faut aider et soutenir, mais il faut aussi former, notamment les éducateurs. Il faut également que les collectivités locales aient de la lisibilité.
Mme Amel Gacquerre. - Il s'agit d'un sujet vaste et riche, qui pourrait donner matière à beaucoup d'échanges. Je partage vos constats et vos propositions. J'aimerais néanmoins insister sur trois éléments.
Le premier élément concerne l'impact de la crise sanitaire. Celle-ci a été révélatrice des inégalités que nous vivons dans ces quartiers, par exemple en matière de santé. Cette période a même creusé le fossé. En matière d'éducation et de numérique, nous avons eu besoin de connecter les enfants : on s'est rendu compte à quel point c'était difficile dans certains endroits.
Le deuxième élément concerne l'aménagement urbain. Il y a une nécessité de désenclaver ces quartiers, c'est-à-dire de décider de moyens importants en matière d'infrastructure de transport, par exemple. On parle de rénovation urbaine, mais la question du transport et de la liaison qui doit se faire avec les autres quartiers et les gares est une question essentielle.
Enfin, je vous rejoins sur la décentralisation et la nécessité de donner du pouvoir aux acteurs de terrain ; nous partageons votre analyse. C'est du bon sens et du pragmatisme, particulièrement en ce qui concerne ces politiques. Valérie Létard a cité la gestion de la crise sanitaire : heureusement que des maires et des associations ont fait le travail !
M. Franck Montaugé. - Force est de le constater, l'actuelle politique de la ville et les contrats de ville permettent malgré tout de progresser. Je tenais à le rappeler. J'ai été sensible à vos propos sur l'évaluation. Il y a quelques années, j'ai demandé à l'éducation nationale de mettre en place des cohortes dans des écoles situées dans des QPV afin d'évaluer la manière dont la politique prioritaire d'éducation se traduisait selon la trajectoire des élèves. Je n'ai jamais obtenu satisfaction, ce qui n'est pas normal ! Je ne comprends pas non plus qu'avec l'ensemble des statistiques dont on dispose dans ce pays l'on n'arrive pas à publier des indicateurs représentatifs de l'évolution de ces politiques.
Je termine en remerciant Michel Bonnus d'avoir abordé la problématique de la santé. L'intérêt général ne saurait être conciliable avec des intérêts purement privés. Tant qu'on ne remettra pas en question un tant soit peu le principe libéral de libre installation des médecins, on n'y arrivera pas. Pourquoi oblige-t-on les fonctionnaires et les militaires et pas les médecins ? Les médecins aussi sont formés et payés avec de l'argent public. On ne leur demande pas de passer toute leur vie dans des territoires qui ne leur agréent pas, mais d'y travailler au moins un ou deux ans. Arrêtons de tourner autour du pot et prenons nos responsabilités ! Beaucoup d'entre nous regrettent la montée du vote extrémiste. Je puis vous assurer que dans les zones rurales toutes ces problématiques y contribuent fortement : continuons comme ça, et c'est la démocratie qui en fera les frais !
M. Laurent Somon. - Comme vient de le rappeler Franck Montaugé, la problématique de l'évaluation des politiques publiques en France est un point qui soulève des difficultés. Ce n'est pas spécifique à la politique de la ville, il en va de même, par exemple, du plan Pauvreté. Nous manquons du suivi nécessaire. Or il est important d'évaluer l'efficacité des différents dispositifs mis en place eu égard aux fonds que nous y consacrons. Il convient également de revoir la géographie.
Viviane Artigalas a évoqué l'insuffisance du droit commun. J'ai été surpris que vous ne parliez pas des conseils départementaux, car ils jouent un rôle important en matière sociale. On a cité l'exemple de la santé, mais d'autres domaines méritent notre attention. Avons-nous assez d'assistantes sociales ou d'équipements culturels et sportifs ? Disposez-vous de données réelles pour mesurer dans ces quartiers l'alignement avec ce qui se fait en droit commun ? C'est un élément fondamental à connaître avant d'envisager d'y apporter des moyens supplémentaires.
Enfin, je suis absolument d'accord avec vous, il faut mettre un terme aux appels à projets. Il est important de laisser les territoires en fonction de leurs besoins faire émerger leurs priorités, lesquelles doivent être traitées sur plusieurs années par les associations, qu'elles soient sportives ou culturelles.
M. Fabien Gay. - Ce rapport montre bien que la politique de la ville n'est ni toute noire ni toute blanche ! Vos propos ne sont ni larmoyants ni faciles, ce dont je me félicite. Nous avons perdu du temps durant les cinq dernières années. Un des éléments fondateurs, à mon sens, du dernier quinquennat Macron a été le refus du nouveau plan Borloo. Nous devons à présent nous interroger sur ce qui n'a pas fonctionné. Comment pouvons-nous faire mieux ? Comme l'a rappelé Franck Montaugé, les contrats de villes sont des atouts : en vingt ou trente ans, beaucoup de choses ont été changées. L'accent n'a pas seulement été mis sur la rénovation des logements. Michel Bonnus a parlé de la santé, Amel Gacquerre a parlé des transports, mais il faut aussi citer les services publics et le modèle associatif. Quid du bilan de la suppression des emplois aidés, qui a été une catastrophe pour le milieu associatif ? Pendant la crise du covid, nous avons tous pu mesurer combien il manquait de solidarité dans ces quartiers.
Comme vous l'avez souligné, si tel ou tel morceau de ville a besoin d'être aidé, il est important ensuite qu'il entre dans le droit commun. Je viens d'un département, la Seine-Saint-Denis, qui voit s'accumuler les politiques exceptionnelles. Or Édouard Philippe l'a reconnu, nous n'avons pas à notre disposition des milliards d'argent public ! Tout le problème vient du fait que nous n'arrivons pas à entrer dans le droit commun. Oui, il faut du rattrapage, mais nous n'avons pas non plus besoin d'exiger plus que les autres : nous voulons juste l'égalité républicaine, qu'il s'agisse des services publics, de l'éducation, de la police ou de la justice. Une ville comme Sevran, qui connaît des difficultés en termes de sécurité, n'a toujours pas de commissariat de plein droit. Est-ce normal pour une ville de plus de 50 000 habitants ?
Dernier point, je partage ce qu'a dit Valérie Létard sur l'entrepreneuriat. Mais faute de débouchés, il devient nécessaire pour certaines personnes de créer leur entreprise. Que peuvent-ils faire d'autre ? Il faut donc accompagner les jeunes et les former. La Seine-Saint-Denis est l'un des départements où l'on crée le plus d'entreprises, mais c'est aussi celui où en en ferme le plus !
Mme Patricia Schillinger. - Je m'associe à l'ensemble des remarques. Dans les petites villes et en ruralité, on retrouve les mêmes problèmes : on manque aussi d'éducateurs, d'assistantes sociales, de psychologues, de transports, etc. Les difficultés que l'on retrouve en ville n'ont pas de solution dans le périurbain. Beaucoup de présidents d'intercommunalités ne peuvent agir parce qu'ils n'ont pas accès aux aides. En ville, quoi qu'on en dise, il est plus facile de se déplacer, etc. Le changement qui s'opère dans le paysage français doit être pris en compte dans la politique de la ville. Nous ne devons pas tout axer sur les grandes villes.
M. Daniel Salmon. - Votre travail jette un éclairage intéressant sur la politique de la ville. On voit bien qu'il y a des réussites, mais il y a aussi des échecs. Vous avez bien mis en évidence les points essentiels, à savoir les services - santé, éducation, sécurité, vie associative - et le bâti. Nous le savons, 80 % de la ville de 2050 est déjà construite. Ces quartiers, qui ont été en première ligne par rapport à la crise sanitaire, seront également impactés fortement par la crise climatique. Sans une amélioration de la qualité du bâti, nous allons vers de grandes difficultés. La rénovation thermique et la lutte contre les îlots de chaleur urbains sont des éléments essentiels. Des efforts en ce sens ont été réalisés à Rennes, dans le quartier de Maurepas. Tant que la réussite dans un quartier consistera à le quitter, c'est qu'il y a un problème ! Il importe donc d'apporter une mixité en termes d'offre de logement pour que nos concitoyens puissent rester dans un même quartier au cours de leurs parcours résidentiels.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Monsieur Bonnus, ces quartiers connaissent bien des problèmes vis-à-vis des politiques de santé, d'éducation, mais aussi de sécurité, qui sont des politiques de droit commun, que l'on peine à évaluer, qu'il s'agisse de politiques nationales, régionales, ou départementales. Il faut davantage de volonté et de moyens pour une meilleure évaluation de ces politiques dans ces quartiers, ce qui a fait défaut au cours du dernier quinquennat.
M. Michel Bonnus. - Avant 2017, on avait procédé à la défiscalisation des heures supplémentaires des enseignants dans ces quartiers, ce qui avait fait disparaître les problèmes de recrutement. Aujourd'hui, on connaît à nouveau des difficultés dans ce domaine.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - La formation des personnes qui interviennent dans ces quartiers est également importante. Les recrutements se font le plus souvent par des contrats courts, on a du mal à stabiliser ce personnel, alors qu'il devrait être encore plus qualifié qu'ailleurs !
Madame Gacquerre, les inégalités entre territoires ont bien été creusées par la crise sanitaire, mais aussi par le plan de relance, car ces fonds ont été largement distribués par le biais d'appels à projets. Les plus rapides et les mieux armés ont été les mieux servis. Les élus de ces communes ont essayé de compenser cette dynamique, qui a mis en difficulté nombre d'associations ; ils ont accompli un travail remarquable pour aller au-devant des besoins de leurs administrés.
Concernant les infrastructures de transport, le désenclavement est effectivement un enjeu crucial. Encore une fois, ce sont les élus locaux qui y travaillent le plus, avec les régions et les métropoles, comme nous avons pu le voir à Nice.
Monsieur Gay, il est évident que cinq ans ont été perdus, cinq ans sans boussole pour la politique de la ville. Ces années ont été perdues en dépit des moyens supplémentaires qui lui ont été octroyés, parce que ceux-ci l'ont été au coup par coup, par le biais d'appels à projets : l'argent allait au premier à répondre et non à celui qui en aurait eu davantage besoin.
Quant à l'emploi et à l'entrepreneuriat, on nous a beaucoup dit sur le terrain que celui-ci représentait une porte de sortie importante pour les jeunes de ces quartiers du fait des discriminations à l'emploi qu'ils subissaient. Il faut mieux accompagner ces entreprises sur le long terme ; c'est l'une des propositions que nous faisons.
Mme Dominique Estrosi Sassone, rapporteur. - Le postulat de la politique de la ville, c'est l'insuffisance du droit commun dans ces quartiers. Il y a des déserts médicaux ruraux, mais aussi dans ces quartiers. La fracture numérique, ce n'est pas seulement les zones blanches dans les territoires les plus reculés ; elle est réelle aussi dans ces quartiers, ce qui affecte la capacité des jeunes qui y habitent à accéder à une qualification ou à un emploi. De fait, les crédits de droit commun sont insuffisants dans ces quartiers. Il est important que l'État mobilise l'ensemble des ministères pour qu'ils participent, dans le droit commun, à cette politique transversale. Tant que cela ne sera pas le cas, la politique de la ville stagnera et connaîtra des échecs.
Il faut aussi une loi de programmation de la politique de la ville qui offre de la visibilité, dans la durée, sur les crédits qui lui seront consacrés. Ainsi, ces quartiers pourront aller plus loin et constituer de réels tremplins pour les habitants.
Les associations les plus menacées aujourd'hui, voire déjà disparues, sont les plus petites, les associations de proximité de ces quartiers, parce qu'elles n'obtiennent jamais les conventions pluriannuelles qu'elles appellent de leurs voeux. On est plus généreux avec les grosses associations, extrêmement professionnalisées et capables de répondre aux appels à projets, mais peu présentes physiquement dans les quartiers et donc moins à même d'y mener une action pertinente. Les petites associations de proximité, qui font une action remarquable, mais sont incapables de répondre aux appels à projets, s'épuisent et ne parviennent pas à pérenniser leurs emplois.
Dans l'attente d'une proposition de loi reprenant nos principales recommandations, nous entendons sensibiliser à cette problématique le nouveau ministre délégué chargé de la ville et du logement quand nous lui remettrons personnellement notre rapport en septembre ; cet élu de Seine-Saint-Denis saura voir, je l'espère, les dysfonctionnements actuels de la politique de la ville et les pistes d'amélioration.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - On a parfois tendance à opposer la politique de la ville et celle que l'on doit mener en faveur de la ruralité en déprise, mais il faut s'en garder ! Ces territoires connaissent les mêmes problèmes, les mêmes combats : démographie médicale, offre de transports, écoles... Simplement, les solutions ne seront pas les mêmes, entre un aménagement rural du territoire qui y apporte des solutions humaines et une politique de la ville qui ne doit pas faire disparaître le droit commun : l'enjeu est l'accès aux mêmes services publics - éducation, santé, sécurité... - dans tous les quartiers, dans tous les territoires. La politique de la ville devait venir en complément du droit commun, être un effort consenti pour affronter une concentration massive de difficultés sociales, mais elle a fini par se substituer aux politiques communes ; il est impossible de continuer ainsi !
Nous disposons d'outils urbains et d'outils humains. Pour ces derniers, pour tous ceux qui s'engagent dans ces quartiers, il faut d'autres solutions que la précarité absolue. Les associations n'ont aucune visibilité au-delà d'une année, elles passent chaque année six mois à monter des dossiers pour l'année suivante ! Il leur est impossible de recruter des professionnels de qualité avec des contrats aussi courts et qui plus est vulnérables à la moindre restriction des budgets des collectivités. Or ces associations sont aujourd'hui délégataires de service public dans nombre de domaines, de la culture au médico-social. C'est bien dans le domaine de la politique de la ville que cette relation contractuelle est la plus fragile ; il faut affronter ce problème !
En matière de démographie médicale, il faut arrêter de se voiler la face et trouver les solutions et les moyens qui s'imposent, même si c'est politiquement difficile, pour faire face à une situation catastrophique dans ces quartiers comme dans la ruralité.
Pour l'accompagnement des nouvelles entreprises, nous proposons la création d'hôtels d'entreprises, solution intermédiaire entre l'incubateur et l'absence de suivi qui trop souvent lui succède. Il faut éviter d'abandonner les porteurs de projets : cela peut y contribuer, tout comme les groupements de prévention agréés.
Tous les quartiers à contrat de ville ne sont pas en rénovation urbaine. Cela leur donne des moyens humains, mais l'urbain fait défaut... Il faudrait de petites solutions d'investissement pour améliorer certains aspects de la qualité de vie des habitants dans ces quartiers, une voie médiane là où l'ANRU n'agit pas.
M. Jean-Marc Boyer. - Je veux saluer le travail remarquable de nos rapporteures. Je ne voudrais pas opposer le rural et l'urbain, mais je ne m'en interroge pas moins : quel est le montant des crédits alloués à la politique de la ville depuis une vingtaine d'années, et pour quels résultats ? En matière de santé, j'ai l'impression que les inégalités se sont creusées en dépit d'investissements massifs ; c'est le cas aussi pour l'éducation. Je connais peu les départements les plus urbains, mais à Paris du moins la mobilité me semble plus facile que dans les territoires ruraux...
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Les quartiers de la politique de la ville, ce n'est pas Paris...
M. Jean-Marc Boyer. - En matière de couverture numérique, les opérateurs couvrent beaucoup plus facilement les villes que les zones rurales.
En matière d'autonomie financière des collectivités, la dotation globale de fonctionnement (DGF) est de 100 euros par habitant d'une zone rurale, de 200 euros par habitant d'une zone urbaine... Quand y aura-t-il égalité ?
Mme Sophie Primas, présidente. - On ne peut pas opposer les territoires de la sorte !
M. Jean-Marc Boyer. - Je sais que mes propos détonnent...
Mme Dominique Estrosi Sassone, rapporteur. - Ce n'est pas qu'ils détonnent : ce n'est pas vrai !
M. Jean-Marc Boyer. - En matière d'éducation, on a décidé sous le quinquennat précédent le dédoublement de classes dans les zones d'éducation prioritaire. Les résultats ne semblent pas à la portée des ambitions...
Mme Sophie Primas, présidente. - Les problématiques de chaque territoire ne sont pas du tout les mêmes. Il est difficile de comparer ainsi zones rurales et urbaines.
M. Franck Montaugé. - Vous recommandez de modifier l'article 5 de la loi Lamy « pour préciser le processus de la définition des quartiers propriétaires de la politique de la ville ». Qu'entendez-vous par là ?
Mme Dominique Estrosi Sassone, rapporteur. - Il est question de la définition géographique de ces quartiers, qui n'a pas évolué depuis 2014.
M. Franck Montaugé. - Si je comprends bien, vous voulez faire évoluer les critères de définition de ces quartiers.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Oui : nous voulons offrir aux territoires plus de souplesse, de marges d'appréciation.
M. Franck Montaugé. - Je vous souhaite bien du courage !
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Certains critères peuvent s'avérer trop restrictifs.
M. Franck Montaugé. - Si je ne m'abuse, il n'y en a que deux : nombre d'habitants et écart par rapport à la moyenne nationale en matière d'activité économique et de revenus.
Mme Valérie Létard, rapporteure. - Le problème est dans le carroyage de l'Insee, qui est de 200 mètres sur 200 mètres. Des quartiers extrêmement vulnérables sont exclus de la politique de la ville du fait d'une trop faible densité de l'habitat, notamment dans le bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais.
M. Franck Montaugé. - Je comprends mieux le problème : vous entendez répondre à ces effets de bord.
Mme Amel Gacquerre. - Un élément n'a pas été précisément évoqué dans notre discussion parmi les différences entre milieux ruraux et urbains. Même si beaucoup de problèmes sont identiques, ces territoires diffèrent dans la sociologie, la culture et l'histoire de leurs populations. Celles des quartiers de la politique de la ville souffrent de discriminations à tous les niveaux. C'est une autre raison qui justifie que les réponses ne peuvent pas être identiques.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Je tiens à répondre à M. Boyer. Je suis moi-même élue d'un département très rural, qui comprend deux quartiers de la politique de la ville. J'ai travaillé sur les questions d'éducation et les conventions ruralité, qui ont permis de maintenir des écoles dans des zones très peu denses, avec des effectifs très réduits. Peu de moyens vont à la ruralité, mais nos éléments d'évaluation montrent que les quartiers prioritaires sont moins bien pourvus encore que la diagonale du vide ! Ce qu'on donne à la politique de la ville, on ne le prend pas à la ruralité.
Mme Dominique Estrosi Sassone, rapporteur. - Nous avons accompagné notre rapport d'éléments statistiques. Il s'avère que 40 % des quartiers de la politique de la ville n'ont pas de crèche ; deux tiers d'entre eux n'ont pas d'agence Pôle emploi à moins de 500 mètres. Il y a 36 % de bibliothèque en moins. Enfin, ils ont 50 % de médecins spécialistes en moins par rapport à la moyenne nationale. Ce dont on se plaint dans la ruralité, à raison, est aussi un problème dans ces quartiers.
M. Jean-Claude Tissot. - Pardonnez-moi, mais je n'ai pas compris la remarque de Mme Gacquerre sur la sociologie des populations.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - Il y a beaucoup plus de discriminations, à de nombreux niveaux, dans les quartiers de la politique de la ville que dans les territoires ruraux, parce que les populations ne sont pas les mêmes.
Mme Amel Gacquerre. - Notre discussion portait sur les problèmes auxquels font face tant les zones rurales que les quartiers prioritaires. Il me semble que beaucoup de constats et de réponses sont effectivement partagés, mais les populations sont très différentes culturellement et historiquement.
Mme Viviane Artigalas, rapporteure. - C'est aussi dû au fait que ces quartiers sont majoritairement composés d'habitat social.
Mme Sophie Primas, présidente. - Il me faut hélas mettre un terme à cette discussion, en remerciant nos rapporteurs pour leur passion !
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte le rapport d'information et en autorise la publication.
La réunion est close à 17 h 55.
Mercredi 20 juillet 2022
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 8 h 40.
Mission d'information sur l'énergie et hydrogène nucléaires - Examen du rapport d'information
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Comme vous le savez, notre commission a confié à nos collègues Daniel Gremillet, Jean-Pierre Moga et Jean-Jacques Michau une mission d'information sur l'énergie et l'hydrogène nucléaires, le 9 février 2022.
Ils ont présenté, le 24 février dernier, un bilan d'étape sur la sécurité d'approvisionnement électrique, c'est-à-dire sur l'équilibre entre l'offre et la demande d'électricité, pour l'hiver prochain mais aussi les suivants. Ils avaient alerté, à l'époque, sur le risque de coupures d'électricité, notre système électrique étant devenu sans marge, en raison de la faible disponibilité du parc nucléaire mais aussi des énergies renouvelables (EnR). Je me félicite que notre commission ait ainsi été la première à soulever le problème de l'impact du phénomène de corrosion sous contrainte, sur le parc national, et de la guerre russe en Ukraine, sur le marché européen.
Depuis lors, la situation n'a cessé de se dégrader, compte tenu de la persistance de cette guerre. Ce qui n'était qu'un risque est devenu une menace, au point que nous nous apprêtons à légiférer, à l'échelon national, avec le projet de loi visant à soutenir le pouvoir d'achat des ménages, et à l'échelon européen, avec le paquet REPowerEU. Notre commission s'est, là encore, illustrée, puisque nous avons fait adopter des conclusions plaidant pour sortir de notre dépendance aux importations d'hydrocarbures et de métaux russes, dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne (PFUE), le 15 mars dernier.
Notre conviction, c'est que nous sommes entrés, compte tenu de ce contexte totalement inédit, dans une économie de guerre en Europe, dont les Français doivent être pleinement conscients. L'arrêt des livraisons de gaz, de pétrole et de charbon russes implique des changements radicaux ; elle aura des conséquences durables sur les consommateurs comme les fournisseurs. Pour y faire face, il faut appeler au civisme énergétique, dès l'hiver prochain. Mais il faut aussi évaluer lucidement la politique énergétique du Gouvernement : faute d'anticipation et de constance, la production d'énergie nucléaire s'est érodée en dix ans, tandis que les objectifs de production d'EnR et d'efficacité énergétique n'ont pas été atteints.
Les annonces faites par le Président de la République à Belfort, le 10 février dernier, ne sont ni suffisamment ambitieuses ni suffisamment suivies d'effet. On a vraiment perdu trop de temps et il est aujourd'hui urgent d'agir, comme le suggère le titre de votre rapport.
En effet, une politique énergétique, a fortiori nucléaire, ne s'improvise pas, tant les implications, les investissements et les procédures sont lourds, ce d'autant moins que nous sommes confrontés à une conjonction de crises inédite : énergétique, économique mais aussi climatique. Je forme le voeu que le travail de nos rapporteurs contribue puissamment à corriger le tir !
M. Jean-Jacques Michau, rapporteur. - Depuis la constitution de notre mission d'information, nous avons auditionné 60 personnes issues de 30 organisations : les représentants des filières du nucléaire et de l'hydrogène, les organismes chargés de la régulation, de la sûreté et de la sécurité, de la recherche ou de la gestion des déchets, les associations environnementales ou encore les services de l'État. Nous avons échangé avec les élus concernés par la centrale de Fessenheim, sur son arrêt et son démantèlement, et le directeur de la centrale de Golfech, sur sa résilience climatique. Le déplacement de notre commission sur le chantier de l'EPR (European Pressurized Reactor, réacteur pressurisé européen) de Flamanville a aussi constitué un temps fort pour prendre conscience des réalités de terrain. Un chantier nucléaire, c'est une logistique impressionnante ! Nous avons échangé avec les ambassades d'Allemagne et de Belgique, les premiers sortant du nucléaire et les seconds s'y réengageant. Enfin, l'audition de l'Agence pour l'énergie nucléaire (AEN) nous a permis de connaître les meilleures pratiques internationales.
Si l'énergie nucléaire a été très dynamique, dans les années 1970-1980, elle a connu un net ralentissement, dans les années 2000-2010. Faute d'une politique ambitieuse et d'investissements suffisants, cette énergie est en déclin relatif. Jusqu'au début de l'année 2022, le Gouvernement a entendu fermer 14 réacteurs. En stoppant la centrale de Fessenheim en 2020, il a privé la France d'une puissance de 1,8 gigawatt (GW) et d'une production de 11 térawattheures (TWh). Au moins 640 salariés et 284 prestataires ont été affectés. De plus, le Gouvernement n'a pas lancé de nouveaux réacteurs. Les dernières autorisations remontent à 2007, pour l'EPR de Flamanville. Enfin, il a raboté la recherche et développement (R&D). Entre 2017 et 2021, le budget alloué par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) a baissé de 70 millions d'euros. Pire, le projet Astrid a été arrêté en 2019, alors que d'autres pays continuent d'investir, la Chine, la Russie ou l'Inde notamment.
Cet affaiblissement de la filière se constate sur le terrain. D'une part, on observe une faible disponibilité du parc nucléaire national. Cela s'explique par la densité du programme du Grand Carénage, le retard du chantier de l'EPR de Flamanville, l'impact de la crise de la Covid-19 sur le programme d'arrêts de tranches et le phénomène de corrosion sous contrainte. À la mi-mai, 30 réacteurs ont été mis à l'arrêt, dont 12 pour ce phénomène, selon l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) : les 4 réacteurs de plus de 1 450 mégawatts, 5 des 20 réacteurs de plus de 1 300 MW et 3 des 32 réacteurs de 900 MW. Il ne s'agirait pas d'un phénomène lié au vieillissement, ce qui est rassurant.
Cependant, 35 soudures ont été expertisées et 105 doivent encore l'être, un procédé de contrôle par ultrasons, plus rapide, étant attendu. Dans ce contexte, le groupe EDF a révisé sa production pour la fixer entre 280 et 300 TWh en 2022, un minimum historique. C'est 15 % de moins que prévu, que nous devrons compenser par des importations d'électricité ou sa production par des centrales à charbon !
D'autre part, on assiste à une flambée des prix en Europe. Cette flambée des prix, née sur le marché gazier, se répercute sur celui de l'électricité, en raison du principe du coût marginal. D'abord tirée par la reprise de l'économie mondiale, au sortir de la crise de la Covid-19, elle est maintenant due à la guerre russe en Ukraine, où circulent deux gazoducs. Pour remédier à cette flambée, le 8 mars 2022, la Commission européenne a présenté le plan RePowerEU, qui prévoit une sortie de la totalité des importations russes de charbon d'ici à août et de 90 % de celles de pétrole d'ici à décembre. S'agissant du gaz, la Russie a déjà cessé certaines livraisons - notamment à l'Allemagne et la France - et pourrait les arrêter totalement cet hiver.
Cette situation met à l'épreuve notre système électrique. Tout d'abord, son efficacité est érodée, avec des indisponibilités, des importations et des prix élevés. En 2021, on a dénombré 78 jours d'importation, contre 25 en 2019. La situation pourrait être pire en 2022, les prix ayant atteint 3 000 euros le 4 avril dernier, en raison du regain de froid. En outre, l'équilibre du système électrique est mis à l'épreuve, avec des risques sur la sécurité d'approvisionnement. Réseau de transport d'électricité (RTE) a ainsi placé la France en situation de « vigilance particulière » jusqu'en 2024. S'il n'anticipe pas de black-out, il a identifié comme « probable » à « certain » le recours à des moyens post-marché, dont des coupures, en cas de vague de froid, de situation de très faible production éolienne ou de dégradation de la disponibilité du parc.
À plus long terme, l'énergie nucléaire fait face à des perspectives très complexes. Cette énergie est indispensable pour atteindre la neutralité carbone d'ici à 2050 : le Groupement d'experts intergouvernemental sur le climat (GIEC) l'a fait figurer parmi ses options d'atténuation, tandis que l'Agence internationale de l'énergie (AIE) envisage son doublement. Rien que pour réaliser le paquet Ajustement à l'objectif 55, la Commission européenne anticipe une multiplication par deux de la production d'électricité. Or, le parc nucléaire fait face à un double défi, selon RTE : d'une part, la consommation d'électricité pourrait croître jusqu'à 90 % en cas de réindustrialisation ; d'autre part, les réacteurs actuels devraient tous arriver en fin de vie, avec un « effet falaise » de 400 TWh, dès la décennie 2040. Par ailleurs, le renouvellement du parc nucléaire est limité par des délais incompressibles et par les capacités industrielles. Pour RTE, seule une décision politique pour la construction de nouveaux réacteurs au cours de l'année 2022 ou 2023 permettrait de disposer de nouvelles tranches à l'horizon 2035.
Enfin, la situation d'EDF est très tendue. Grevé d'une dette de 43 milliards d'euros, le groupe a perdu 18,1 milliards d'euros avec le phénomène de corrosion sous contrainte et 10,2 milliards d'euros avec le « bouclier tarifaire ». Or, il doit financer de lourds investissements : 65 milliards d'euros pour le Grand Carénage sur 2014-2028 et 88,7 milliards d'euros sur le chantier des EPR : Flamanville, Hinkley Point C et les 6 nouveaux !
M. Jean-Pierre Moga, rapporteur. - Le contexte dépeint par mon collègue est absolument critique.
Pour autant, l'énergie nucléaire et l'hydrogène bas-carbone sont indispensables pour atteindre la neutralité carbone à l'horizon 2050.
Cette atteinte est un enjeu d'intérêt national. L'énergie nucléaire et l'hydrogène bas-carbone, en étant issu, ne doivent donc pas être opposés aux énergies renouvelables, car l'enjeu est in fine de décarboner au maximum le système électrique. De plus, la sobriété énergétique doit être activement promue.
L'énergie nucléaire est une source d'énergie décarbonée à soutenir, un atout dont nous disposons. C'est un levier de souveraineté, avec 61,4 GW de capacités. C'est aussi un levier de transition énergétique, ses émissions ne dépassant pas 6 grammes de CO2 par kilowattheure (kWh). C'est un levier de compétitivité économique, avec 3 200 entreprises et 220 000 emplois. C'est enfin un levier de rayonnement européen, la France étant le premier exportateur d'électricité, avec un solde de 43,1 TWh.
L'hydrogène bas-carbone est également un vecteur énergétique d'avenir à promouvoir, complémentaire de l'énergie nucléaire. Il est indispensable pour remplacer les énergies fossiles, dans l'industrie ou la mobilité notamment, et pour stocker l'électricité. Dans ce contexte, la stratégie française prévoit 6,5 GW de capacités d'électrolyseurs d'ici à 2030, et la stratégie européenne 40 GW. De plus, un projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) soutient quinze entreprises françaises dans ce domaine.
Lors du discours de Belfort, le 10 février dernier, l'exécutif a annoncé la prolongation des réacteurs actuels au-delà de 50 ans, la construction de 6 EPR et l'étude de 8 autres. De plus, il a confirmé le soutien budgétaire au nucléaire, dont un SMR (Small Modular Reactor, petit réacteur modulaire), et à l'hydrogène, prévu par les plans de relance et d'investissement. Ces annonces sont tardives et insuffisantes : il faut construire plus d'EPR et de SMR qu'annoncés, les construire plus vite et surtout les assortir de moyens budgétaires et humains.
Pour relancer l'énergie nucléaire et promouvoir l'hydrogène bas-carbone, nous formulons donc dix propositions réunies en trois volets.
Le premier volet vise à rétablir un nucléaire attractif, au centre de la décarbonation.
Pour concrétiser la relance du nucléaire, nous souhaitons le replacer au coeur de la planification énergétique nationale. Tout d'abord, nous proposons de remplacer l'objectif de réduction à 50 % de la part de l'énergie nucléaire dans notre production d'électricité d'ici à 2035 par un objectif de maintien à plus de 50 % d'ici à 2050. De plus, nous suggérons d'introduire des objectifs de décarbonation de l'électricité, d'utilisation de matières recyclées et de déploiement des électrolyseurs d'ici à 2030. Nous souhaitons aussi sanctuariser, dans cette planification, les projets de R&D. Enfin, nous appelons à la révision immédiate de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), qui prévoit la fermeture des réacteurs nucléaires, ce qui est incohérent avec la relance du nucléaire, et qui se focalise sur l'hydrogène industriel, ce qui est moins ambitieux que la loi « Énergie-Climat » !
De plus, nous appelons à faire aboutir la relance du nucléaire. Parmi les scenarii de RTE, le scenario « N03 », qui prévoit un mix majoritairement nucléaire à l'horizon 2050, est pour nous un minimum à atteindre. La construction de 14 EPR et de 4 GW de SMR, proposée dans ce scénario, doit être consacrée dans la loi quinquennale !
Pour autant, nous sommes conscients des limites du scenario « N03 » : d'une part, la prolongation des réacteurs au-delà de 60 ans n'est pas acquise sur le plan de la sûreté ; d'autre part, la consommation d'électricité pourrait croître davantage, dans le scénario de réindustrialisation (+107 TWh) ou la variante hydrogène (+ 121 TWh). Selon RTE, jusqu'à 3 EPR pourrait être nécessaires si cette prolongation n'était pas possible et 9 en cas de réindustrialisation. Compte tenu de ces incertitudes, nous demandons au Gouvernement de remettre une étude sur la construction éventuelle de ces autres EPR, d'ici à la loi quinquennale. Quel que soit le scénario retenu, nous appelons à ce que les enjeux de sûreté et de sécurité nucléaires soient intégrés en amont, pour rétablir la « marge » attendue par l'ASN. De plus, nous plaidons pour que les meilleurs standards environnementaux soient appliqués aux nouveaux réacteurs, par le biais d'un plan d'actions.
En outre, nous appelons à un plan financement robuste de la relance du nucléaire. Sur les financements privés, la « taxonomie verte européenne » assimile l'énergie nucléaire à une énergie de transition et non durable, présente des délais contraignants, et n'intègre pas les activités du cycle ou de maintenance : ces verrous doivent être levés. Sur les financements publics, le groupe EDF ne peut financer seul la construction de nouveaux réacteurs. Le Gouvernement doit présenter un modèle de financement robuste, prévoyant son appui substantiel, dès la loi quinquennale. Dans l'immédiat, les crédits consacrés à l'énergie nucléaire doivent être relevés, car ils ne représentent que 0,45 % du plan de relance et 3,30 % de celui d'investissement. Il en est de même pour le budget des opérateurs de recherche. Enfin, l'énergie nucléaire et l'hydrogène bas carbone peuvent être mieux intégrés à certains dispositifs de soutien : je pense au « bac à sable » réglementaire, au contrat d'expérimentation et aux certificats d'économies d'énergie (C2E).
Autre prérequis, nous souhaitons mobiliser les pouvoirs publics sur la question de la formation, de la simplification et de la territorialisation. D'une part, un chantier de simplification des procédures est attendu : il faut accélérer la construction des réacteurs, et notamment les phases préalables, en laissant inchangés les règles de sûreté et de sécurité nucléaires, le droit de l'environnement et les compétences locales. D'autre part, un plan d'attractivité des métiers et des compétences est crucial. Pour ce faire, il faut replacer la science et la technologie au coeur de la politique éducative et favoriser la mixité et la diversité. Un objectif d'au moins 30 000 emplois, nécessaires à la construction des six EPR, mérite d'être consacré. Au-delà, le Gouvernement doit remettre une étude sur les besoins en formation induits par la relance complète du nucléaire, dès la loi quinquennale.
Enfin, un dialogue territorial est attendu : les consultations préalables sur ces six EPR et la stratégie énergétique doivent être achevées sans délai ; un appel national à manifestation d'intérêt, à l'attention des collectivités volontaires, doit être lancé sur les autres projets ; enfin, le site de Fessenheim doit être soutenu, en résolvant les difficultés liées au Fonds national de garantie individuelle des ressources (FNGIR), en réalisant les projets de reconversion, dont le technocentre, et en répondant aux demandes locales formulées dans le cadre de la relance du nucléaire.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Le deuxième volet de nos propositions tend à développer un nucléaire plus disponible, plus accessible et plus sûr.
Dans un contexte critique, nous estimons nécessaire de garantir la sécurité d'approvisionnement et de réduire la dépendance extérieure. Le Gouvernement doit soutenir le groupe EDF dans la résolution des difficultés actuelles du parc nucléaire. Il doit aussi présenter un plan d'actions pour assurer la sécurité d'approvisionnement cet hiver et les suivants. À cette fin, l'énergie nucléaire et l'hydrogène bas-carbone doivent être valorisés, dans le cadre des plans national et européen visant à sortir des hydrocarbures russes. Parce que ces énergie et vecteurs nécessitent des matières ou des métaux critiques importés, y compris en provenance de Russie, une stratégie formelle de sécurisation doit être adoptée pour diversifier les sources, instituer des réserves, promouvoir une extraction ou une production nationale ou européenne ou encore développer des substituts. Le cas échéant, les contrôles de l'État peuvent être étendus sur ce point.
De plus, nous jugeons crucial de maintenir une énergie compétitive et accessible pour les consommateurs, tout en veillant à la soutenabilité des fournisseurs. À l'échelle nationale, l'impact du « bouclier tarifaire » » sur les consommateurs et les fournisseurs doit être évalué. Il faut se pencher, d'une part, sur les particuliers, les entreprises et les collectivités non éligibles aux tarifs réglementés et, d'autre part, sur le groupe EDF. De plus, la répercussion du bénéfice du relèvement du dispositif de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) sur les consommateurs doit être contrôlée. À l'échelle européenne, le marché européen de l'électricité appelle à être réformé, avec notamment une révision du principe du coût marginal. En outre une neutralité technologique doit être garantie pour l'énergie nucléaire et pour l'hydrogène bas-carbone, sur le plan de la fiscalité.
Enfin, nous appelons à dimensionner la sûreté et la sécurité nucléaires. De nouveaux risques peuvent être mieux intégrés : la résilience au changement climatique, composante de la sûreté, et la cyber-résilience, composante de la sécurité. Une sélection en amont des sites des nouveaux réacteurs et l'institution de plans d'adaptation pour ceux existants peuvent permettre de répondre au premier défi. Les moyens des opérateurs de la sûreté doivent être consolidés, tandis qu'une culture de la sûreté et de la sécurité doit être promue. De plus, l'effort de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) pour superviser les installations ukrainiennes et, au-delà, protéger par des conventions internationales les installations nucléaires doit être appuyé.
Le dernier volet vise à développer un nucléaire plus divers, plus innovant et plus propre.
Nous estimons indispensable de saisir l'occasion de la relance du nucléaire pour promouvoir l'hydrogène bas-carbone, aux côtés de celui renouvelable. À cette fin, il faut, à court terme, faire fonctionner les électrolyseurs à basse température à partir du réseau et, à long terme, développer des électrolyseurs à haute température, pour coupler la production nucléaire avec celle d'hydrogène. Pour y parvenir, à l'échelon européen, une neutralité technologique doit être garantie à l'hydrogène bas-carbone, sur le plan des objectifs et des infrastructures. Des contrats de long terme peuvent être institués dans le cadre de la réforme du marché de l'électricité. À l'échelon national, il faut compléter les dispositifs de soutien. Nous devons boucler le financement des PIIEC, à hauteur de 1,6 milliard d'euros, et pérenniser les appels à projets de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Les collectivités territoriales volontaires doivent être autorisées à soutenir l'hydrogène au-delà du seuil actuel de 5 % des recettes appliqué. Enfin, il faut donner un rôle actif à la Commission de régulation de l'énergie (CRE) et un rôle facultatif aux autorités organisatrices de la distribution d'électricité (AODE). La mutualisation des projets autour de bassins de vie doit également être autorisée.
Autre impératif, nous estimons nécessaire de poursuivre les travaux sur la fermeture du cycle du combustible usé. Le Gouvernement doit soutenir le groupe Orano, dans la résolution des difficultés actuelles des installations. Il doit aussi proposer une solution au devenir des usines de retraitement-recyclage, qui arriveront à leur cinquième décennie de fonctionnement en 2040, dès la loi quinquennale. D'ici cette loi, il doit examiner l'impact de la relance complète du nucléaire sur le cycle du combustible. La relance du nucléaire doit être accompagnée d'une stratégie de retraitement-recyclage, en utilisant les combustibles usés - le MOX et l'URE -, à court terme, en passant au multi-recyclage, à moyen terme et en développant des réacteurs de quatrième génération, comme le projet Astrid, à long terme. Un crédit d'impôt sur les technologies de multi-recyclage peut y contribuer.
Sur le stockage des déchets, il faut consolider les moyens de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), pour favoriser la filière, dont le projet de stockage géologique profond Cigéo. L'appel d'offres en cours sur les déchets doit mettre l'accent sur la complémentarité, et non l'opposition, entre les différentes technologies. Même sans arrêt de réacteurs, il faut maintenir des compétences démantèlement-assainissement, pour les besoins domestiques futurs ou étrangers immédiats.
Enfin, au-delà de la production, nous estimons crucial de favoriser la recherche et l'innovation nucléaires. Tout d'abord, une gouvernance commune peut être instituée entre industriels et chercheurs. Plus encore, la recherche sur le vieillissement du parc existant, notamment sur l'évolution et l'adaptation des composants, est nécessaire. Au total, la recherche sur la diversification de l'énergie nucléaire doit être encouragée, sur le plan des usages, qui vont au-delà de l'électricité avec la chaleur et l'hydrogène, et des puissances, qui sont plus petites. Trois projets du CEA doivent être menés à bien : le SMR Nuward, l'électrolyseur haute température Genvia et le multi-recyclage. Au-delà de la fission, la fusion doit elle aussi être favorisée, le projet ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) ne devant pas être affecté par la guerre russe en Ukraine. Toutes les technologies innovantes doivent donc être soutenues dans le cadre de l'appel d'offres sur les réacteurs en cours.
M. Franck Menonville. - Merci à nos rapporteurs d'avoir rappelé la nécessité absolue d'inscrire le nucléaire dans le long terme, afin de maintenir les deux objectifs de performance et de sûreté. Son corollaire est la gestion des déchets. La déclaration d'utilité publique de Cigéo, dans la Meuse et la Haute-Marne, a été signée fin juin, mais ce projet a pâti, ces dernières années, des mêmes hésitations, des mêmes pas en avant suivis de pas en arrière que le nucléaire. Il est mieux assuré depuis quelque temps, heureusement. Comment voyez-vous les choses ? Il faut sécuriser l'ensemble du cycle du nucléaire.
M. Laurent Duplomb. - « Quatorze réacteurs de 900 MW seront arrêtés d'ici à 2035. Ce mouvement commencera avant l'été 2020, avec l'arrêt définitif des deux réacteurs de Fessenheim. Restera alors à organiser la fermeture de douze réacteurs entre 2025 et 2035. » Ainsi parlait M. Emmanuel Macron en novembre 2018. Tout cela pour lancer en novembre 2021 : « Nous allons relancer la construction de réacteurs nucléaires »
C'est un exemple typique de ce qui s'est passé pendant cinq ans. M. Emmanuel Macron est coupable d'avoir fermé Fessenheim, alors qu'en janvier 2022, il pouvait arrêter le massacre. Il est coupable d'avoir perdu un temps précieux pendant cinq ans alors que tous les indicateurs étaient au rouge. En 2019, nous achetions en dehors de nos frontières pour 25 jours d'électricité, contre 43 jours en 2020 et 78 jours en 2021 !
M. Emmanuel Macron est coupable d'avoir laissé le dogme environnementaliste conduire Mme Barbara Pompili à fermer les centrales thermiques, avant de devoir les rouvrir, car elles sont le seul moyen d'affronter des pointes électriques.
Pendant trois jours autour de Noël 2021, la France a été jusqu'à la limite de ses capacités d'importation, car les lignes qui nous relient à nos voisins ne permettaient pas d'acheter plus d'électricité.
M. Henri Cabanel. - Merci aux rapporteurs. Moi aussi, je pense qu'un mix énergétique avec du nucléaire et des énergies renouvelables est nécessaire pour avoir de l'électricité bas-carbone. Mais comme notre collègue Laurent Duplomb, je suis stupéfait par l'incapacité de la France à gérer des situations de crise. Alors que l'hiver promet d'être difficile, comment se fait-il que l'État n'ait pas déjà trouvé des moyens de faire des économies d'énergie ?
La France était un pays leader dans le nucléaire ; nous avons clairement été déclassés, les gouvernements successifs n'ayant pas suffisamment anticipé. Je suis stupéfait que la fermeture de 24 réacteurs pour maintenance n'ait pas été prévue. Serions-nous dans la même situation s'ils fonctionnaient ?
À l'heure où je vous parle, nous importons de l'électricité d'Espagne, de Suisse, d'Allemagne, du Royaume-Uni. Le manque de volonté politique nous a mis dans une situation difficile. On aurait dû anticiper le vieillissement du parc nucléaire.
Combien de temps faudra-t-il pour installer les nouveaux EPR si nous respectons les obligations en matière d'études environnementales ou autres ?
Le projet de loi relatif au pouvoir d'achat prévoit des dérogations pour installer plus rapidement des terminaux méthaniers flottants. Ne pourrait-on pas en prévoir aussi pour les EPR ?
Mme Martine Berthet. - Merci pour ce travail très important sur les problématiques de la disponibilité et du coût de l'énergie. Des collectivités, notamment en Tarentaise, ont des projets visant à construire des conduites de gaz vers des industries qui en ont besoin, entre autres pour répondre à l'appel d'offres européen sur la construction de batteries électriques. Mais elles n'ont pas de réponse, ni la CRE, ni de l'Ademe. Elles ont pourtant besoin d'un accompagnement.
Les entreprises nous interpellent aussi sur le coût de l'énergie, particulièrement dans l'agroalimentaire. Certaines prévoient d'être en dépôt de bilan dès la fin de l'année. Il y a vraiment urgence !
M. Franck Montaugé. - Vous n'avez pas abordé un aspect - il est vrai très politique - du problème : sa dimension européenne. Elle est pourtant prépondérante dans l'évolution du marché de l'électricité et l'affaiblissement du groupe EDF.
On ne peut pas traiter la question de la souveraineté industrielle et énergétique de notre pays sans poser celle de l'organisation du marché européen de l'électricité.
Vous avez évoqué l'absolue nécessité de réviser les tarifs en les basant sur des coûts complets marginaux à long terme ; cela suppose une remise en question du marché européen de l'électricité, afin de donner au groupe EDF les moyens de reconquérir la place qu'il n'aurait jamais dû perdre.
M. Daniel Salmon. - Je vais essayer d'éviter les caricatures en restant dans la rationalité. Je ne reviendrai pas sur la sûreté, la sécurité, le traitement des déchets, sur les problèmes rencontrés dans le refroidissement des centrales avec les aléas climatiques. Les problèmes rencontrés par le parc nucléaire français ne sont pas dus aux environnementalistes, mais aux fissures apparues dans les réacteurs, au Grand Carénage et à la Covid-19. Ces problèmes sont d'ordre structurel.
Nous avons un objectif de réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) d'ici 2030. Nous le savons tous : le nouveau nucléaire ne sera pas prêt avant 2035, voire 2040, dans le meilleur des cas. Comment fait-on pour atteindre notre objectif ?
Les chiffres du groupe EDF sont on ne peut plus fantaisistes. Le coût d'un EPR, annoncé à 3,5 milliards d'euros, est plutôt de 12,5 milliards, voire 19 ou 20 milliards si l'on compte les frais financiers. Même chose pour les délais : la construction devait durer 5 ou 6 ans ; en Finlande, elle a duré 16 ans et, en France, elle est en retard de 5 à 6 ans. Sur quels chiffres vous fondez-vous ?
Il faut développer les EnR. Le groupe EDF a prévu de passer sa production d'énergie solaire de 0,4 à 10 GW en 2030 et à 30 GW en 2035. Cela demande de sérieux investissements. Même chose pour l'éolien, en particulier en mer. Pensez-vous qu'il lui soit possible de combiner des investissements colossaux, à la fois dans le nucléaire et dans les EnR ?
M. Fabien Gay. - On vient d'apprendre que la renationalisation du groupe EDF se fera par une offre publique d'achat (OPA), et non par une loi, ce qui nous prive de débat. Or nous avons besoin d'un vrai débat sur l'avenir du groupe EDF et la question énergétique. Pourquoi étatiser EDF ? Pour pouvoir mieux démanteler le groupe ?
Sortirons-nous de l'Arenh ? Le groupe EDF a été obligé d'acheter des térawattheures à 365 euros pour les revendre à 42 euros à ses concurrents directs. C'est complètement délirant !
Je suis opposé à l'Arenh, chacun le sait. Pendant la crise de la Covid-19, lorsque le prix du marché libre est tombé à 20 euros, tous les concurrents du groupe EDF sont allés en justice pour sortir de l'Arenh ; 18 mois après, ils en voulaient davantage ! Si nous continuons comme cela, nous tuerons EDF à petit feu !
Vous me direz que la concurrence libre et non faussée permet de stimuler la production ? Mais, en fait, les concurrents ont investi zéro euro dans celle-ci !
Tout le monde - même Bruno Le Maire, tant mieux - s'accorde à dire que le marché européen de l'électricité dysfonctionne. Les Espagnols et les Portugais ont obtenu une dérogation, car ils sont considérés comme insulaires. Même si nous ne sommes pas dans la même situation, ne peut-on pas nous appuyer sur cet exemple pour demander nous aussi une exception pour éviter la flambée des prix ?
Il va falloir planifier, comme le dit M. Patrick Pouyanné. Pour cela, il faudrait sortir du marché et faire de l'électricité un bien commun fourni par un service public ; je sais que je suis ultra-minoritaire sur la question, mais nous devrions en débattre.
Merci aux rapporteurs pour leur travail. Nous pouvons nous rejoindre sur beaucoup de choses. Si nous voulons atteindre les objectifs de l'Accord de Paris, il faut du nucléaire, mon cher collègue Daniel Salmon.
Toute activité humaine a prise sur la nature, y compris la production d'EnR. Pourquoi sommes-nous contraints de rouvrir les centrales à charbon ? C'est que nous n'avons pas d'autre solution !
M. Laurent Duplomb. - Et oui !
M. Fabien Gay. - Je l'avais pourtant dit lorsqu'elles avaient été fermées. J'y étais favorable, mais j'avais voulu savoir ce qui les remplacerait et quel serait l'avenir du personnel. Tout cela pour que, deux hivers après, on les rouvre en réembauchant le personnel à Saint-Avold !
Mme Amel Gacquerre. - Je vais faire fi de tout dogmatisme. Nous sommes tous d'accord pour dire que nous avons besoin du nucléaire au sein de notre mix énergétique.
Le Président de la République a annoncé la réalisation de six réacteurs : est-ce suffisant ? Nous savons que non, mais avez-vous des estimations à disposition ?
De plus, aurons-nous à l'avenir les compétences nécessaires pour faire fonctionner ces réacteurs ? La réflexion est-elle engagée ? La question est urgente, pour rassurer nos industriels.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - M. Franck Menonville, concernant le projet Cigéo, il est absolument nécessaire que l'État consolide les moyens financiers du projet alors que le site monte en puissance.
M. Laurent Duplomb, les conséquences de l'absence de décision et d'investissement se font sentir. Nous avons vécu sur le passé. Les gouvernements ont accordé des moyens très importants au domaine de l'énergie, mais sans réellement réinvestir pour notre parc. Aujourd'hui, nous sommes face au mur.
M. Fabien Gay, pour ce qui est des centrales à charbon, nous n'avons pas le choix. En 2021, pendant quelques jours, nous avons atteint la capacité maximale de transport d'électricité ; il en ira peut-être de même en 2022 et 2023. La réouverture est indispensable.
M. Henri Cabanel, il est nécessaire de réaliser des investissements plus rapidement. Les premières ouvertures des nouveaux réacteurs sont envisagées pour 2035 seulement. Pour gagner un peu de temps, il serait intéressant, sans pour autant fragiliser les études et la sécurité, de bousculer le calendrier administratif.
Mme Martine Berthet, concernant le bouclier, il est indispensable de pérenniser les aides au niveau national comme la stratégie européenne ; la demande est très claire, de la part des collectivités et des entreprises. C'est un sujet de vie ou de mort pour nombre d'entreprises ; certaines ne bénéficient pas de l'Arenh et sont en situation de grand déséquilibre financier.
M. Franck Montaugé, certes, nous aurions pu développer plus la dimension européenne dans notre rapport. La formation du prix de l'électricité doit effectivement être revue ; c'est absolument nécessaire. Une décision européenne a été prise pour l'examiner : nous avons déjà obtenu que la question du couplage des prix entre gaz et l'électricité soit posée. C'est déjà un progrès.
M. Daniel Salmon, nous n'opposons pas les EnR au nucléaire, au contraire, mais nous avons besoin d'une colonne vertébrale et d'énergies pilotables. Oui, il faut investir de manière considérable aussi bien dans le nouveau nucléaire que dans les EnR. En France, nous avons affiché la volonté, tout d'abord, du tout électrique, puis d'atteindre la décarbonation, à l'horizon 2050 : cela ne fera pas en claquant des doigts, d'autant plus que, au regard de nos ambitions de réindustrialisation, nos besoins énergétiques seront très importants.
Il en va de l'énergie comme du domaine alimentaire : pour avoir assez, il faut avoir plus. Si le mix ne fait que correspondre exactement aux besoins, en cas de problème, tout s'écroule. Il nous faut donc investir pour le renouvellement permanent de notre parc. Nous le disons depuis longtemps, et les faits donnent aujourd'hui raison au travail du Sénat.
M. Fabien Gay, en 2021, notre commission avait interrogé la ministre pour savoir si nous aurions une loi sur le groupe EDF - elle s'y était alors engagée. EDF, ce ne sont pas que des moyens financiers, la question est bien plus large.
L'Arenh pose vraiment problème, notamment au regard de la situation économique de nos concitoyens, de l'exclusion de certains de ce dispositif et du prix imposé au groupe EDF.
Enfin, Mme Amel Gacquerre, les six réacteurs ne sont pas suffisants. Quant à la formation et aux compétences, nous ne pourrons pas recruter de nouveaux ingénieurs sans rendre le nucléaire plus attractif et retrouver une dynamique enthousiaste. Le défi est énorme, il sera difficile d'avoir ces compétences disponibles en temps et en heure.
M. Jean-Pierre Moga, rapporteur. - À aucun moment nous n'avons opposé les EnR et le nucléaire. Je tiens cependant à rappeler ce que nous a dit l'ambassadeur d'Allemagne, aujourd'hui ministre de l'industrie : la production éolienne en Allemagne est inférieure de 50 % en 2021 par rapport à 2020. Pourquoi ? Simplement car il n'y a pas eu de vent en 2021. Voilà qui m'a profondément marqué. Nous avons donc besoin de toutes les énergies, ainsi que d'une sobriété raisonnée. Le nucléaire est bien indispensable.
Quant aux formations, voilà 20 ans que nous parlons de la fin du nucléaire. Comment motiver ainsi de jeunes ingénieurs ? Les formations semblent être remises en route, pour pouvoir construire des réacteurs comme dans les années 1980, car il nous faudra des soudeurs et des ingénieurs.
M. Franck Montaugé, nous devons aussi reconnaître qu'entre la Covid-19, le phénomène de corrosion sous contrainte et les aléas climatiques, l'alignement des planètes a été mauvais.
M. Daniel Salmon, nous avons interrogé le directeur de la centrale de Golfech. L'eau de la Garonne en amont de la centrale est à 27 voire 28 °C. Le premier réacteur est en maintenance, et il risque de devoir fermer son second réacteur. Des nouvelles technologies permettraient de refroidir l'eau en la renvoyant en amont : des solutions existent donc, mais voilà les problèmes que nous rencontrons.
M. Jean-Jacques Michau, rapporteur. - Le monde entier a été traumatisé par l'accident de Fukushima. La filière nucléaire est très dangereuse. Pour être sûre, elle doit être entretenue. Je ne suis pas un fanatique du nucléaire, mais il est un mal nécessaire. À ce titre, la filière doit être bien organisée et disposer de moyens. Ainsi, le groupe EDF doit impérativement rester l'opérateur public intégré de référence dans notre pays.
Sobriété, EnR et nucléaire, tous sont indispensables.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Mme Amel Gacquerre, nous considérons que, dès 2023, le Gouvernement devra officiellement lancer, non pas six, mais quatorze nouveaux réacteurs nucléaires.
Mais nous allons plus loin. L'enjeu, c'est évidemment la sécurité. Nous avons interrogé l'ASN : pourra-t-on prolonger nos centrales au-delà de soixante ans ? En fonction de cette réponse, qu'elle ne peut pas nous apporter précisément aujourd'hui, et selon le degré de réindustrialisation de la France, nous devrons nous doter de nouvelles capacités de production au-delà des quatorze réacteurs déjà mentionnés. Bref, le défi est immense.
Notre rapport esquisse ainsi une planification d'investissement énergétique, travail qui exigera bien sûr une loi dédiée.
M. Henri Cabanel. - Qu'en est-il des vingt-quatre réacteurs à l'arrêt ? Pourquoi n'a-t-on pas anticipé ces enjeux de maintenance ?
M. Jean-Pierre Moga, rapporteur. - Nous sommes face à un mauvais alignement des planètes. Tout d'abord, la Covid-19 a affecté la disponibilité des équipes de maintenance, si bien qu'un certain nombre d'interventions prévues ont dû être différées. Ensuite, on a découvert le phénomène de corrosion sous contrainte, qui a lui aussi entraîné des arrêts. C'est notamment le cas à la centrale de Golfech.
Nos réacteurs ont pour ainsi dire tous été construits à la même époque. C'est une force, du fait de la standardisation ; mais c'est aussi une faiblesse, car lorsqu'un problème survient sur un réacteur il affecte rapidement tous les autres. Le phénomène de corrosion sous contrainte ne met pas en péril la longévité des réacteurs, mais ils imposent divers travaux.
Enfin, pour préserver la faune et la flore, tel ou tel réacteur pourrait être arrêté du fait de la hausse de la température de l'eau constatée dans certains fleuves.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - À l'évidence, c'était une erreur de reporter des opérations de maintenance programmées.
Désormais, nous devrions gagner du temps au titre de l'inspection : les nouvelles techniques développées par le groupe EDF doivent permettre de détecter les fissures liées au phénomène de corrosion sous contrainte sans avoir à découper les tuyauteries. Toutefois, pour garantir la sécurité, il est indispensable de conserver les équipes nécessaires au sein des centrales.
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Je tiens à remercier une nouvelle fois nos rapporteurs. Mené sur l'initiative de notre commission et notamment de sa présidente, leur travail transpartisan pourra très certainement nous servir de boussole, dans la perspective de la révision de la loi quinquennale sur l'énergie et de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE).
En effet, je retiens de notre déplacement à l'EPR de Flamanville le besoin de tirer les conséquences du retour d'expérience pour réussir la relance du nucléaire, tout en maîtrisant les coûts et les délais.
En tant que législateur, nous avons une responsabilité historique à jouer car seul un nouveau nucléaire, relancé l'an prochain par cette loi, sera prêt pour la France de 2050. Après, il sera trop tard, tant pour notre transition que notre souveraineté énergétiques.
M. Daniel Salmon. - Je vote contre les recommandations de ce rapport.
Les recommandations sont adoptées.
La commission adopte le rapport d'information et en autorise la publication.
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente de la commission des affaires économiques et de M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable -
La réunion est ouverte à 10 heures.
Audition de M. Rodolphe Saadé, président-directeur général de CMA CGM
Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente de la commission des affaires économiques. - Merci infiniment, monsieur Saadé, d'avoir accepté cette audition. La présidente Sophie Primas vous prie de l'excuser, elle est retenue dans son département pour des obsèques. Je sais qu'elle aurait aimé être là.
Le groupe CMA CGM (Compagnie maritime d'affrètement - Compagnie générale maritime) est un fleuron français et le beau succès d'une entreprise familiale, ancrée à Marseille sur le port de la Joliette dans la tour Zaha-Hadid. Premier armateur français et troisième armateur mondial de porte-conteneurs, son chiffre d'affaires s'élève à 50 milliards d'euros en 2021 et il emploie la bagatelle de 160 000 salariés dans le monde, pour une flotte de près de 600 navires.
Je voudrais d'abord revenir sur le contexte pour le moins incertain dans lequel votre groupe est parvenu à se développer.
Les restrictions aux échanges pendant la pandémie de covid-19 ont été un test de résilience majeur pour une entreprise comme la vôtre, qui joue un rôle absolument central dans la mondialisation des échanges. On prédisait des lendemains difficiles pour le transport maritime international, avec une activité durablement atrophiée. Or, il n'en a rien été : on a plutôt connu des embouteillages, des pénuries et des hausses de prix, avec une croissance de 8 % de la demande de conteneurs au premier trimestre 2021.
Mais s'agissait-il d'un simple rebond lié à la reconstitution de stocks ? Il semble que, depuis peu, l'on revienne à des volumes plus classiques : on a enregistré au premier trimestre 2022 une baisse de la demande mondiale de conteneurs de 1 %. Est-ce un simple retour aux tendances normales du commerce mondial, est-ce dû au ralentissement industriel de la Chine, ou est-ce dû au contraire à des problématiques logistiques, par exemple une forme de congestion de nos ports ou une hausse des tarifs de fret dans un contexte d'inflation ?
Portée par cette conjoncture, CMA CGM est devenue en 2021 l'entreprise française qui a dégagé le plus de bénéfices - 18 milliards de dollars -, devant TotalEnergies. Et il est dit que l'année 2022 sera encore meilleure. Au premier trimestre, vous avez affiché un spectaculaire bénéfice net de 7,2 milliards de dollars, pour un chiffre d'affaires de 18,2 milliards de dollars, en hausse de 70 %. Aussi ma deuxième question porte sur les origines de ces bénéfices qui ont suscité de nombreux commentaires, voire des propositions de taxation de ces profits, considérés comme des surprofits.
Dans ce contexte, vous avez annoncé, à compter du 1er août, « des mesures ciblées pour contribuer à l'effort de modération des prix à la consommation pour les ménages français », en complément d'un gel des taux de fret déjà décidé à l'automne pour les contrats « spot », de court terme, qui représentent 20 % de vos activités. À nouveau, ces mesures consisteraient en des baisses de taux de fret - 500 euros pour un conteneur 40 pieds -, mais uniquement pour les importations de la grande distribution en France - pour les outre-mer, toutes les importations sont concernées. Pourriez-vous, monsieur le président-directeur général, détailler l'articulation de ces mesures ciblées avec les précédentes et leur durée d'application ? Cela signifie-t-il que, dans certains cas, vous devrez travailler à prix coûtant, voire à perte ?
Surtout, quel est l'impact attendu de ces réductions, d'abord sur la chaîne logistique et, ensuite, sur le pouvoir d'achat des consommateurs ? Pourriez-vous, si tant est que cela soit possible, nous détailler la composante « transport maritime » dans le prix de vente de produits emblématiques que vous transportez, en particulier les biens de première nécessité ? Pour beaucoup, en effet, l'impression est que ce coût reste marginal dans le coût total, comparé par exemple aux coûts de production, mais aussi aux autres coûts logistiques : coûts de stockage, de manutention portuaire, de transport routier, etc.
À propos de la chaîne logistique, j'aimerais maintenant m'attarder sur votre stratégie de diversification de vos activités.
Traditionnellement centré sur le transport maritime, vous avez initié une concentration verticale, amont et aval, par des acquisitions hors de votre coeur de métier, en diversifiant vos activités pour vous rapprocher du consommateur : rachat de CEVA Logistics en 2019, spécialiste des entrepôts, et de Colis Privé, concurrent de La Poste dans les livraisons, en février 2022. Au-delà du transport maritime, vous êtes ainsi devenu un acteur à part entière de la logistique terrestre. Votre but est-il de maîtriser l'ensemble de la chaîne logistique pour sécuriser vos activités traditionnelles ? Ou cherchez-vous au contraire à vous déplacer peu à peu vers l'aval, dont on imagine qu'il connaît des taux de marge plus importants ?
Par ailleurs, vous avez conclu un partenariat avec Air France-KLM en devenant son actionnaire stratégique, via une montée à son capital à hauteur de 9 % - 400 millions d'euros. Champion européen du fret, vous compléterez votre flotte de porte-conteneurs par une flotte d'avions-cargos. Sur quelle analyse des évolutions du commerce mondial cette entrée au capital se fonde-t-elle ? Quelle sera la temporalité du redressement d'Air France-KLM, dont on sait qu'il doit encore rembourser un quart des aides d'État dont il a pu bénéficier durant la crise ?
J'aimerais terminer par une réflexion plus prospective et plus générale sur les évolutions du commerce extérieur.
Notre commission des affaires économiques vient de publier un rapport sur la souveraineté économique et certains voient poindre une régionalisation du commerce, puisque plusieurs États cherchent à raccourcir les chaînes de valeur, voire à relocaliser.
Or, nous avons acquis la conviction que l'un des leviers pour renforcer notre souveraineté économique est la diversification de nos fournisseurs, de nos sources d'approvisionnement. À ce jour, vous desservez 420 ports dans le monde, mais on sait que certains gros ports concentrent l'essentiel des flux - Rotterdam, Anvers ou Le Havre en Europe, Shanghai en Chine. Dans quelle mesure pouvez-vous être un acteur à part entière de cette stratégie de diversification ? Vous paraît-elle économiquement viable et rentable ou les économies d'échelle rendent-elles cette diversification peu crédible ?
Je laisse le président Jean-François Longeot vous interroger sur les tendances actuelles du transport maritime de marchandises et sur les enjeux de décarbonation du secteur.
M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Je suis heureux d'accueillir aujourd'hui M. Rodolphe Saadé, qui est à la tête, non seulement d'un fleuron de l'économie française, mais de l'un des leaders mondiaux du fret maritime, aux côtés de Maersk Line et de MSC.
Je pense que mes collègues sont d'autant plus satisfaits de cette opportunité que la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable n'avait, me semble-t-il, pas eu l'occasion d'entendre la CMA CGM dans le cadre de la mission d'information lancée en son sein sur la performance et la gouvernance des ports maritimes français il y a deux ans. Je rappelle que ces travaux ont donné lieu à l'adoption par le Sénat fin 2020 d'une proposition de loi de Michel Vaspart comportant près de vingt mesures destinées à moderniser nos ports et à mieux les armer face à la compétition internationale.
Mais venons-en au vif du sujet : outre la stratégie de votre groupe, son rôle dans l'évolution récente du commerce mondial ou encore votre contribution à l'effort de modération des prix à la consommation pour les ménages à travers la baisse de vos taux de fret, nos commissaires souhaiteront sans doute aborder de nombreux autres sujets avec vous, notamment votre stratégie en matière de multimodalisme, l'attractivité du pavillon français et de nos ports maritimes ou encore les enjeux de décarbonation du secteur. Je laisserai également Philippe Tabarot et Évelyne Perrot, rapporteurs pour avis des crédits budgétaires affectés aux transports maritime et aérien, vous interroger sur la stratégie de diversification qui a conduit votre groupe à se lancer dans le fret aérien.
Avant toute chose, je souhaiterais faire un état des lieux du fret maritime, qui subit une forte pression depuis le début de la crise sanitaire : il a connu un important ralentissement du fait des restrictions sanitaires prises au cours du premier semestre 2020, suivi d'un rebond brutal qui a désorganisé le marché en entraînant une pénurie de conteneurs et, mécaniquement, une flambée des prix.
Monsieur Saadé, pourriez-vous nous dire où en est le transport maritime de marchandises en ce début du deuxième semestre 2022 ? Quels sont les points de tension qui subsistent dans le monde sur les routes maritimes et dans les ports ? Quand pouvons-nous espérer une normalisation du trafic ?
Je souhaiterais aussi que vous évoquiez les conséquences du conflit en Ukraine sur le trafic maritime, que ce soit à travers la hausse du prix du carburant ou l'engorgement de certains ports du nord de l'Europe. Comment la CMA CGM s'est-elle organisée face à cette crise ? Alors que les Russes et les Ukrainiens représentent près de 15 % des effectifs de la marine marchande mondiale, le secteur risque-t-il de rencontrer des difficultés de main d'oeuvre ?
Pourriez-vous également faire un point sur la flotte de CMA CGM, en nous indiquant le nombre de navires porte-conteneurs que vous détenez et l'évolution de votre flotte ces dernières années ? Pouvez-vous plus particulièrement nous indiquer quelle part de vos navires est immatriculée au régime français et si vous estimez que le cadre fiscal actuel devrait être réformé pour rendre le pavillon français plus attractif ?
Enfin, je souhaite évoquer les récents accords passés par la CMA CGM, notamment avec Engie et le Fonds mondial pour la nature (WWF), en faveur de la décarbonation du transport maritime. Pouvez-vous nous dire un mot sur ces partenariats ? Où en est par ailleurs votre groupe en matière d'intégration de technologies de propulsion peu carbonées dans sa flotte ? Parmi les technologies actuellement disponibles, lesquelles vous semblent les plus prometteuses à court et moyen terme pour la marine marchande ?
M. Rodolphe Saadé, président-directeur général de CMA CGM. - C'est un grand honneur de m'exprimer devant la représentation nationale. Comme vous l'avez souhaité, mon propos visera à clarifier la situation, les enjeux et les perspectives du secteur de la logistique. Je le ferai à partir de l'exemple et de l'expérience d'une entreprise française et familiale qui, en moins de cinquante ans d'existence, est devenue le leader mondial du transport et de la logistique, couvrant toute la chaîne du premier au dernier kilomètre.
Son succès a une histoire, qui croise l'histoire d'une famille, de la France et de la mondialisation. Cette histoire, c'est celle de la CMA CGM. Elle peut vous aider à comprendre comment la France pourra, à l'avenir, garder sa place au premier rang de l'économie mondiale.
Le succès de notre groupe repose sur un principe très fort : l'investissement. C'était déjà le coeur de la vision que portait le fondateur de notre compagnie, mon père Jacques Saadé, lorsqu'il a fui la guerre au Liban pour venir s'installer en France. J'avais 8 ans. Mon père a choisi Marseille, car cette ville lui rappelait Beyrouth. Nous devions y rester quelques semaines ; nous y sommes depuis plus de quarante-quatre ans.
Car Jacques Saadé a fait le pari d'investir en France. En septembre 1978, il a créé la Compagnie maritime d'affrètement (CMA), avec une double intuition. D'abord une vision de l'avenir : Jacques Saadé était convaincu qu'avec la mondialisation, les échanges par voie maritime allaient se développer et que le conteneur y occuperait une place prépondérante. Pourquoi le conteneur ? Il avait découvert cette boîte métallique lors d'un stage aux États-Unis. L'armée américaine l'utilisait, pour acheminer son matériel au Vietnam. Jacques Saadé avait anticipé son immense potentiel, l'avenir lui a donné raison.
À cette anticipation s'ajoute l'ambition d'anticiper l'explosion future de la mondialisation. À sa création, la CMA comptait quatre collaborateurs et un seul et unique bateau en location, qui reliait Marseille, Livourne, Lattaquieh et Beyrouth. Aujourd'hui, nous comptons 150 000 collaborateurs, 570 navires, 580 entrepôts et 6 avions-cargos.
La CMA se développe en même temps que la mondialisation s'intensifie. D'abord sur le plan géographique en s'ouvrant à l'accès à de nouvelles zones, via le Canal de Suez en 1983 et trois ans plus tard vers l'Asie, ce qui nous a permis d'ouvrir, en 1992, notre premier bureau à Shanghai, presque dix ans avant l'entrée à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) de cette Chine dont mon père pressentait qu'elle deviendrait l'usine du monde. Ensuite, sur le plan capitalistique : en 1996, nous avons racheté et redressé la compagnie nationale CGM, héritière de la Transatlantique, avant de fusionner pour donner naissance au premier armateur français. En 2005, avec le rachat de Delmas, CMA CGM est devenu le numéro trois mondial du transport maritime par conteneurs.
Dans un secteur où les profits sont cycliques, l'entreprise a toujours maintenu le cap de l'investissement, dans les moments favorables comme dans les moments difficiles. D'un côté, entre 2000 et 2008, portés par notre croissance annuelle de près de 20 %, nous avons étendu notre réseau commercial et nos lignes maritimes en couvrant 420 ports sur les cinq continents. D'un autre côté, lorsque la crise de 2008 a frappé l'ensemble de l'économie mondiale et particulièrement le secteur des échanges, notre groupe a bien évidemment connu de grandes difficultés. Mais alors que beaucoup pariaient sur notre dépôt de bilan, nous avons tenu bon notre objectif d'investissement, en faisant entrer au capital de notre compagnie à la fois un groupe industriel familial turc, Yildirim, et le Fonds stratégique d'investissement (FSI) devenu depuis Bpifrance, qui nous accompagne encore aujourd'hui, conserve une participation symbolique de 3 % et un siège à notre conseil. Lorsque les échanges mondiaux ont repris, notre groupe était en mesure d'entamer une nouvelle phase de son histoire.
Ainsi, nous avons pu affermir notre place de leader en rachetant certains de nos concurrents asiatiques comme, en 2015, le Singapourien NOL, devenant par là même le leader entre l'Asie et les États-Unis. L'année suivante, nous avons signé avec des armateurs asiatiques, Ocean Alliance, un accord de partenariat à long terme afin de partager l'espace à bord des navires et opérer des bateaux plus grands, ce qui renforce à la fois notre compétitivité et notre solidité face aux aléas du marché.
Lorsque j'ai pris la direction générale et la présidence du groupe en 2017, ma priorité a été d'anticiper les évolutions de la supply chain. J'ai alors décidé de nous diversifier dans la logistique et d'offrir à nos clients une solution complète, qui couvre l'ensemble de leurs besoins. Nous avons ainsi racheté le groupe suisse, CEVA Logistics, douzième mondial, qui propose notamment du transport aérien, routier, ferroviaire et de l'entreposage. Ma première décision a été de rapatrier cette entreprise en France, à Marseille, où nous avons créé 200 emplois supplémentaires, et progressivement redressé CEVA pour en faire un leader mondial de la logistique.
Nous avons également cherché à renforcer chacun de ses métiers par des rachats ciblés : la société d'entreposage américaine Ingram, reconnue pour la logistique de l'e-commerce, en 2021, puis Colis Privé, pour couvrir le dernier kilomètre. Tout récemment, nous avons racheté en un temps record le transporteur automobile Gefco à son actionnaire russe, ce qui nous a permis de faire revenir Gefco sous pavillon français et de sauvegarder plus de 10 000 emplois, dont 3 500 en France.
Enfin, nous avons étendu nos activités au fret aérien, en créant l'an dernier notre propre division CMA CGM Air Cargo. Nous avons acquis nos propres avions-cargos : quatre Airbus A330 et deux Boeing 777. Deux autres sont en commande, ainsi que quatre Airbus A350. Nous avons également développé une alliance stratégique et commerciale avec Air France-KLM pour mutualiser les soutes de nos avions. C'est un secteur crucial pour offrir de nouvelles solutions expresses à nos clients dans le contexte de tensions actuel. Et nous avons choisi de devenir leur actionnaire à hauteur de 9 %, ce qui fait de nous le numéro un du fret aérien européen et le numéro quatre mondial. Le développement du fret contribuera à leur redressement.
Permettez-moi de m'arrêter quelques instants sur les tensions qui frappent actuellement les chaînes logistiques mondiales, car elles sont riches d'enseignements pour l'avenir. Notre secteur a connu des tensions inédites ces deux dernières années sous l'effet de la crise sanitaire, de la forte reprise économique qui a suivi les confinements et, dans une certaine mesure, de la guerre en Ukraine. Elles se sont traduites par certaines disruptions des chaînes logistiques et par des difficultés d'approvisionnement pour les entreprises.
Revenons à février 2020 : avant la mise en place du premier confinement, le commerce international a connu un fort ralentissement. La plupart des entreprises, notamment en France, avaient soit fermé leurs portes, soit fortement ralenti leur activité. Nous avons ajusté nos capacités, en ralentissant nos navires et en jouant sur le levier des navires affrétés pour réduire nos capacités, à l'exception - je tiens à le souligner - des outre-mer, où tous nos services ont été maintenus, même si nos navires n'étaient pleins qu'à 65 %.
Dès le quatrième trimestre 2020, la demande en transport est repartie avec vigueur. Les politiques des différents gouvernements ont soutenu la consommation. Privés de déplacements, les consommateurs se sont reportés sur l'achat de biens manufacturés, principalement en provenance d'Asie. La pandémie et la digitalisation ont favorisé le boom de l'e-commerce - une tendance de fond -, intensifiant les flux logistiques mondiaux. Les volumes du marché ont ainsi fortement augmenté en 2021 : +12 % au global, +10 % sur le marché Asie-Europe, +18 % sur le marché transpacifique, +16 % sur le marché transatlantique. Personne n'avait anticipé la forte reprise qui a suivi le premier confinement.
L'industrie maritime a certes réagi rapidement et CMA CGM plus encore : depuis le début de la crise sanitaire, nous avons augmenté nos capacités de 18 %, contre 8 % en moyenne pour le secteur. Nous avons renforcé nos infrastructures par de nouveaux terminaux - FMS à Los Angeles, Abu Dhabi, Alexandrie, Beyrouth et dernièrement Nava Sheva à Bombay -, acheté ou commandé 137 navires la même année et fait entrer en flotte plus de 500 000 conteneurs en 2021.
Nous avons particulièrement veillé à trouver des solutions à nos clients en France, ce dont témoigne la progression de nos volumes à l'import : +30 % par rapport à 2019. Pour y parvenir, nous avons affrété trois navires supplémentaires à l'approche des fêtes de fin d'année pour le marché français.
Vous le voyez : nous avons répondu rapidement et fortement à la crise, mais dans des conditions aussi difficiles, nous ne pouvons être tenus pour seuls responsables des dysfonctionnements constatés. D'abord, parce que l'ajustement entre les capacités et la demande a pris du temps. Ensuite, nous avions beau augmenter nos capacités disponibles, la capacité dynamique réelle plafonnait, particulièrement pour la filière du conteneur, en raison du temps d'immobilisation des navires de commerce. On estime qu'en 2021, la congestion a absorbé à elle seule 17 % des capacités mondiales.
Mais les transporteurs maritimes ne détenaient qu'une partie de la solution. Ce sont en réalité les infrastructures terrestres, notamment portuaires, qui ont été saturées, avec un pic de congestion fin 2021 ou début 2022, selon les régions du monde : jusqu'à vingt jours d'attente à Los Angeles en janvier 2022, jusqu'à vingt-quatre jours à Seattle en décembre 2021. Il y a deux raisons à cela : des infrastructures portuaires sous-dimensionnées et des pénuries de main d'oeuvre, parfois conjoncturelles dans le cas des dockers mis en quarantaine à la suite de la crise du covid.
Je note depuis quelques semaines un ralentissement de la croissance : les stocks sont importants un peu partout dans le monde et la consommation faiblit. Certains évoquent une récession. Je parlerai plutôt d'un atterrissage en douceur ou de normalisation des flux, ce qui fera nécessairement baisser le prix du transport. Nous sommes soumis à la loi de l'offre et de la demande, à la hausse comme à la baisse.
De cette crise, on peut tirer les enseignements suivants, qui concernent les échanges mondiaux, mais qui engagent aussi la décision politique. Le premier me semble aujourd'hui appeler à certaines réformes. La résilience des chaînes d'approvisionnement passe par la mise en place d'infrastructures terrestres, notamment portuaires, plus adaptées et plus performantes. Il faut pouvoir gérer les pics de demande à terre également ! Je rejoins ainsi les conclusions du rapport remis par M. Vaspart, lorsqu'il était sénateur, qui préconisait que les ports français réfléchissent à leur avenir. Pour notre part, nous sommes prêts à y contribuer.
Le deuxième enseignement concerne la stratégie des entreprises. Les crises récentes, notamment la période de pandémie et la guerre en Ukraine, ont confirmé notre vision et la validité des choix opérés par notre groupe. Elles n'ont qu'accéléré des tendances que nous avions enclenchées. C'est parce que nous avions préparé l'avenir par nos investissements que nous avons pu, en cinq ans, passer de 37 000 collaborateurs en 2017 à 150 000 en 2022 et tripler notre chiffre d'affaires, de 21 milliards à 56 milliards de dollars.
Tout au long de son histoire, notre groupe a souvent été décrit de façon variable, tantôt vu comme trop endetté, tantôt comme trop profitable. La vérité est qu'il a toujours investi : le fil conducteur de son histoire, comme de son succès, ce sont les investissements ! Nous réinvestissons 90 % de nos bénéfices. Ainsi, nos bénéfices d'aujourd'hui sont le fruit de nos investissements d'hier ; ce sont aussi les germes de nos investissements pour demain !
Le troisième enseignement concerne le rôle que peut jouer un leader mondial français en période de crise. À cet égard, je souhaite rappeler combien notre engagement a été exemplaire tout au long de la crise issue de la pandémie et mettre à l'honneur la mobilisation de toutes les équipes du groupe CMA CGM.
Conscients que le leadership s'accompagne d'une grande responsabilité, nous nous sommes collectivement mobilisés, dès les débuts de la crise sanitaire, pour les populations fragilisées. Nous avons acheminé plus de 800 millions de masques vers la France en deux mois et nous avons donné plus d'un million de masques aux structures sanitaires de différents pays : France, États-Unis, Liban, Algérie, Côte d'Ivoire, Nigeria, Mauritanie, Sénégal et Cameroun. Avec Action contre la faim et le Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef), nous avons distribué des kits sanitaires à 5 000 personnes sans-abri, ainsi que de la nourriture pour les jeunes enfants et nourrissons. À Marseille, avec la Banque alimentaire, nous avons offert six tonnes de denrées à 12 000 familles et nous avons mené de nombreuses autres actions.
Aujourd'hui encore, face à l'inflation, CMA CGM a montré son esprit de responsabilité, portant une attention particulière en France aux outre-mer, aux PME et au pouvoir d'achat des consommateurs. Nous avons été le premier transporteur maritime, en avril 2021, à geler les tarifs de fret « spot » pour les outre-mer et, en septembre 2021, pour la métropole. Depuis l'été dernier, nous avons réservé des capacités à tarif réduit - près de 500 conteneurs par semaine - pour les PME exportatrices françaises. Nous ne transportons ni blé, ni pétrole, ni gaz : notre impact sur l'inflation est donc très faible ! Selon une étude réalisée par Barclays en janvier dernier, le coût du transport ne représente en moyenne que 4 % du coût d'un produit. Il faut donc garder le sens de la mesure dans ce qui est demandé à notre secteur.
Parce que nous sommes un groupe engagé, nous avons toutefois proposé de nous-mêmes de diminuer le coût de certains transports pour aider les consommateurs français. Nous avons annoncé fin juin une baisse de 500 euros par conteneur pour toutes les importations dans les DOM-TOM ainsi que les importations en métropole de quatorze principaux distributeurs français. Cette baisse sera effective à compter du 1er août pour une durée d'un an. Nous voulons toutefois être sûrs que cette mesure profite aux consommateurs, voilà pourquoi nous avons demandé aux services du ministère de l'économie d'évaluer son impact. Enfin, deux marchandises sur trois importées en France dans des conteneurs ne le sont pas par nos soins. Cela signifie que les autres compagnies maritimes doivent, elles aussi, être mises devant leurs responsabilités.
L'exemplarité d'une entreprise n'est pas, pour moi, un idéal abstrait, mais une façon d'être utile aux autres et au monde. J'ai toujours voulu que nos bénéfices soient utiles, tant à notre transformation et aux valeurs que nous portons qu'à la France.
En faisant le choix de réinvestir nos profits dans le développement du groupe, nous avons construit, depuis la France et en France, un leader mondial du transport et de la logistique. Alors que nous n'y réalisons qu'une faible partie de notre chiffre d'affaires, nous avons toujours assumé une responsabilité particulière vis-à-vis de la France. Nous avons notamment oeuvré à y développer l'emploi : nous avons doublé nos effectifs en France en cinq ans.
Notre groupe est par ailleurs soumis, d'une part, à l'impôt sur les sociétés classique pour nos activités logistiques et portuaires, d'autre part, à une fiscalité européenne à travers la taxe au tonnage. Ce système d'imposition a permis de maintenir en Europe de grandes compagnies maritimes et les emplois associés et de contrer la montée en puissance des compagnies asiatiques. Il est donc crucial pour nous que la France nous aide à maintenir un jeu à armes égales entre prestataires européens.
Par notre histoire, nous avons aussi un profond ancrage dans le territoire, à Marseille, où se trouve notre siège social, où nous employons le tiers de nos salariés français - plus de 3 000 personnes - et où nous générons 5 000 emplois indirects. Afin de promouvoir l'innovation et l'esprit entrepreneurial, nous y avons ouvert en 2018 un incubateur de start-up, Zebox, qui se développe aussi à l'international - en Amérique, dans les Caraïbes et en Afrique. Et nous y ouvrirons en 2024 un centre d'innovation et de formation, Tangram, pour inventer le transport et la logistique durables de demain avec d'autres grands groupes, des start-up et des chercheurs. Enfin, notre fondation d'entreprise aide plus de 75 associations, à Marseille comme au Liban et nous avons créé avec Aix-Marseille Université une chaire médicale autour de l'oncologie et de la neurologie.
Vous le voyez, l'ancrage local est pour nous le vecteur d'un engagement humaniste mondial. Malgré sa taille, notre groupe est resté profondément humain, sans doute parce que nous savons que les échanges entre les êtres nourrissent aussi les liens.
C`est d'abord vrai dans l'entreprise : pour nous, la richesse humaine de nos équipes est notre plus bel actif. Pour l'encourager, nous pratiquons une politique de redistribution active. En 2021 à la suite des très bons résultats obtenus par notre activité maritime, nous avons accordé à tous nos employés de cette division dans le monde deux mois de salaire supplémentaires, auxquels se sont ajoutées des augmentations et primes représentant 11 % de la masse salariale et un intéressement équivalent à deux mois de salaire pour nos collaborateurs français. Le mois dernier, face à l'inflation, nous avons décidé d'allouer à tous nos collaborateurs en France touchant jusqu'à deux fois le SMIC une prime de 4 500 euros.
Ancrés dans le territoire, forts de notre humanité, nous sommes aussi engagés pour la protection de l'environnement dans lequel nous opérons, et sans lequel nous ne pourrions poursuivre notre développement. Si les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) sont pour nous des indicateurs de gestion essentiels, nous faisons, depuis longtemps, de la transition énergétique un objectif de notre transformation.
En ce domaine aussi, nous avons été pionniers. Nous avons été les premiers à décider qu'aucun de nos navires ne passerait par la route du Nord, ouverte certains mois de l'année en raison de la fonte des glaces - d'autres nous ont suivis. Nous avons aussi été les premiers à développer des navires propulsés au gaz naturel liquéfié (GNL), qui sont depuis devenus un standard pour notre industrie. Nous en avons déjà 29 en service, ils seront 77 d'ici quatre ans.
Nos investissements dans la recherche et notre engagement dans la transformation durable du groupe nous ont permis de développer l'usage du GNL. Grâce à lui, nous pouvons supprimer la quasi-totalité des émissions de particules fines et réduire de 20 % nos émissions de CO2. Bien sûr, le GNL n'est qu'une énergie de transition. Mais la technologie que nous avons développée nous aidera à utiliser bientôt le biométhane et le méthane de synthèse, qui nous permettront de réduire, pour l'un, d'au moins 67 % nos émissions de CO2, pour l'autre, jusqu'à 80 % de nos émissions.
Mais ces carburants n'existent pour l'instant qu'en quantités très faibles et leurs filières de production doivent être renforcées. J'ai donc décidé de créer une division Énergie et nous avons signé plusieurs partenariats sur le sujet. Avec Engie, par exemple, nous allons investir dans des sites de production de biométhane et de méthane de synthèse, en France notamment. Parallèlement, nous avons aussi passé commande de navires propulsés au méthanol.
Nous travaillons au sein du groupe à décarboner l'ensemble de nos autres activités - transport routier et aérien, logistique -, mais nous voulons aussi contribuer à forger un élan collectif qui fasse une vraie différence. Voilà pourquoi nous avons créé en 2020 une coalition regroupant dix-sept grandes entreprises internationales. Nous travaillons ensemble sur douze projets concrets : de l'électrification du transport au projet de production de biométhane liquéfié, en passant par le développement d'un biocarburant à partir de déchets de bois.
Nous devons continuer collectivement à identifier toutes les solutions pour parvenir au « net zéro » et les mettre en oeuvre rapidement. Cet engagement pour une transformation durable est crucial selon moi pour l'avenir de notre groupe, mais aussi pour la pérennité de notre secteur. L'exemplarité doit donc être une recherche d'action à toutes les échelles, par tous les moyens, avec toutes nos parties prenantes.
En conclusion, la crise issue de la pandémie n'a pas fait naître de nouvelle situation, mais elle a révélé ce qui était latent. Pour notre entreprise, elle a accéléré les orientations stratégiques en cours, sans modifier notre engagement de fond : nous n'avons cessé de nous développer en réinvestissant la quasi-totalité de nos profits dans le développement de notre entreprise pour offrir de nouvelles solutions à nos clients et accélérer notre transition énergétique. C'est ce que je qualifierais de « bénéfice utile ». C'est bien cette politique de réinvestissement dans l'entreprise qui explique notre formidable développement et qui légitime notre position de leader.
Pour notre pays, la crise a été l'occasion d'une salutaire mise en garde : le transport et la logistique sont des activités et des outils stratégiques pour un pays. Pour renforcer la compétitivité et la souveraineté de la France dans le secteur portuaire et logistique, il est nécessaire de mettre en place, avec les pouvoirs publics, un plan d'investissements ambitieux. Nous sommes prêts à y travailler avec vous.
Envisager à la fois le devenir de CMA CGM et celui de la France, tel a été le coeur de mon analyse, telle est aussi l'ambition à laquelle je suis fier d'oeuvrer. Depuis sa fondation, notre groupe familial porte haut les couleurs de la France et de ses valeurs dans la mondialisation. Y contribuer aussi par ces quelques pistes est un grand honneur.
Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente de la commission des affaires économiques. - Je vous remercie pour cette présentation. Votre groupe joue effectivement un rôle central dans la mondialisation des échanges.
M. Jean-Claude Tissot. - Vous avez déjà répondu à la plupart des questions que je voulais vous poser...
M. Rodolphe Saadé. - Vous me rassurez !
M. Jean-Claude Tissot. - Vous l'avez dit, la taxation au tonnage vous est très favorable d'un point de vue fiscal. De quelle manière pouvez-vous participer aux investissements nécessaires à la transition écologique ?
Vous avez évoqué la transformation énergétique de vos navires vers le GNL, puis à terme vers d'autres carburants comme le biométhane. Quel est le bilan de cette transformation d'un point de vue environnemental et en termes d'efficacité pour les navires ?
Enfin, vous avez signé un partenariat stratégique avec Air France-KLM en matière de fret aérien. Est-ce que la même volonté de transition énergétique fait partie de cet accord ?
M. Rodolphe Saadé. - En ce qui concerne notre partenariat avec Air France-KLM, nous avons commandé de nouveaux avions, notamment des A350, qui respectent les normes environnementales.
S'agissant de la décarbonation de l'activité de transport maritime, nous nous sommes engagés à un objectif de « net zéro » pour 2050. Vous me direz que cet objectif est encore lointain et il est vrai qu'il y a urgence à agir. C'est pour cette raison que le groupe CMA CGM a décidé, depuis maintenant plusieurs années, d'investir dans une flotte de navires au GNL, ce qui nous permet de réduire nos émissions de CO2 de 20 %.
Nous savons bien que ce carburant est une énergie de transition, si bien que nous réfléchissons à de nouvelles étapes. Pour cela, nous avons noué plusieurs partenariats. Avec Engie, nous voulons développer le biométhane, en sélectionnant un site en France : ce carburant nous permettra de réduire nos émissions de CO2 de 80 %, mais il est encore difficile de trouver ce produit, si bien qu'on ne peut guère avancer plus vite. Nous avons aussi noué une coalition avec dix-sept groupes internationaux pour réfléchir à la décarbonation des secteurs du transport, maritime ou aérien, et de la logistique.
Le GNL est une bonne énergie de transition, mais elle n'est pas suffisante pour atteindre notre objectif de long terme de neutralité et nous travaillons, de notre côté et en partenariat avec d'autres acteurs, pour avancer.
La taxe au tonnage a été mise en place en 2003 au niveau de l'Union européenne pour donner un avantage aux entreprises européennes de transport maritime face à leurs concurrentes asiatiques. Elle nous a permis de réinvestir dans l'entreprise et de développer notre activité pour atteindre la troisième place mondiale. La modifier donnerait donc une prime à nos concurrents asiatiques, sans nécessairement répondre à la problématique du pouvoir d'achat des Français. Pour améliorer le pouvoir d'achat, nous avons réduit nos tarifs de fret à destination des outre-mer comme de la métropole et nous aidons les petites et moyennes entreprises en leur attribuant de la capacité à bord de nos navires à des tarifs compétitifs ou en les encourageant à signer des accords sur plusieurs années. Il me semble qu'il faut privilégier ce type de mesures, c'est-à-dire des actions commerciales, à une modification structurelle qui pourrait avoir des effets dramatiques sur notre secteur.
M. Didier Mandelli. - Je voudrais m'exprimer en tant que président du groupe d'études Mer et littoral. Le Sénat s'est beaucoup investi ces dernières années sur les sujets de politique maritime et je voudrais vous interroger sur trois sujets particuliers.
Tout d'abord, l'attractivité et la compétitivité des ports français. Vous avez fait référence au rapport de notre ancien collègue Michel Vaspart qui soulignait les résultats insuffisants de nos ports par rapport à leurs concurrents européens, ce qui au regard des nombreux atouts maritimes de la France est une déception. En 2020, 40 % des conteneurs à destination de la France ont transité par des ports étrangers ! Comment améliorer le trafic portuaire dans notre pays et réorienter des flux vers nos ports ? Quel regard portez-vous sur la stratégie nationale portuaire, présentée par le Gouvernement en 2021 ?
Ensuite, en matière de logistique, le même rapport pointait du doigt l'insuffisance des capacités de stockage des ports maritimes français et la sous-utilisation des modes massifiés de transport comme des facteurs de restriction de leur hinterland. Quelle stratégie mettez-vous en oeuvre pour développer l'offre logistique et le report modal dans les ports français dans lesquels vous possédez des terminaux ?
Enfin, j'évoquerais les nouvelles routes de la soie développées par la Chine entre l'Asie, l'Europe et l'Afrique orientale par voie terrestre et maritime. Votre groupe a une longue histoire de coopération avec la Chine. Quel regard portez-vous sur la stratégie chinoise ? Quelle stratégie la France devrait-elle, selon vous, adopter face au développement des prises de participation des groupes chinois dans les ports européens, comme en Grèce ou en Italie ?
En conclusion, je voudrais simplement dire que la France a beaucoup de chance d'avoir sur son sol un groupe comme le vôtre qui a une stratégie, une philosophie et une éthique. Merci de battre pavillon français !
M. Rodolphe Saadé. - Je suis persuadé que les ports français peuvent rattraper leur retard. Ayons à l'esprit que la situation actuelle est exceptionnelle.
À cet effet, je veux vous faire part de quelques pistes de réflexion.
Tout d'abord, il importe de développer l'intermodalité. Ensuite, nous devons développer des zones logistiques d'excellence. Enfin, nous pourrions mettre en place de zones de soutage de biocarburants. Ainsi, à Fos-sur-Mer, nous avons mis en place en place un partenariat avec Total où nous opérons le soutage directement. Pourquoi ne pas l'imaginer dans d'autres ports ?
Pour les outre-mer, il faut moderniser les infrastructures, par exemple augmenter les tirants d'eau, améliorer les services d'escale et associer les acteurs privés dans les conseils de surveillance des ports.
Dans les ports où nous sommes actionnaires, nous essayons de développer des zones logistiques, car nous avons remarqué que nos clients, outre le transport de leurs marchandises, nous demandent aussi de pouvoir les stocker. Il faut développer cela.
S'agissant de la Route de la soie, si l'on a pu remarquer une augmentation du trafic au départ de la Chine, on a également constaté une augmentation de trafics régionaux autour de la Turquie, de l'Inde ou d'autres pays d'Asie du Sud-Est. Les clients ne veulent plus être tributaires de la Chine et de sa gestion particulière du Covid pour s'approvisionner. C'est ce que l'on appelle la stratégie China + 1 : on continue à acheter en Chine, mais on trouve d'autres endroits pour acheter ses produits.
M. Bernard Buis. - Vous l'avez rappelé, CMA CGM travaille avec des conteneurs conçus pour le transport de marchandises qui sont faits d'acier léger et favorables à l'environnement. Cependant, avec la massification du trafic, de plus en plus de conteneurs mal arrimés se perdent en mer. Comment agissez-vous sur ce problème ?
M. Rodolphe Saadé. - Le pourcentage de conteneurs perdus en mer est très faible. Cela peut arriver lorsque la météo est mauvaise, mais cela résulte surtout de mauvaises manipulations dans les ports, souvent à cause du matériel de saisissage obsolète. C'est à nous de prendre nos responsabilités en investissant ou en donnant nos instructions dans les ports, mais, je le répète, c'est très rare.
M. Philippe Tabarot. - Ma région d'élection est fière d'être la base d'un acteur portuaire de référence mondiale, un fleuron de l'économie française. J'ai également pu mesurer l'attachement viscéral à la cité marseillaise de votre entreprise familiale CMA CGM. Je ne parlerai pas ici du rachat du titre La Provence ni de la coopération avortée avec le précédent ministre des transports ou de la taxation des profits, qui, pour nous, n'est pas un gros mot. Je souhaite vous interroger sur quatre points particuliers.
Tout d'abord, le verdissement de la flotte. En 2018, le secteur maritime était responsable de 13,5 % des émissions de l'Union européenne, malgré une volonté forte de votre entreprise. On devrait passer à 39 % d'ici à 2050. Partant de ce constat, des réformes ont été entreprises, notamment par l'Organisation maritime internationale (OMI), qui fixe un objectif de neutralité carbone d'ici à 2050, ou encore la Commission européenne, qui a annoncé l'intégration du transport maritime au marché carbone européen dès 2025. Quel regard portez-vous sur cette réforme ? Ne craignez-vous pas de potentiels effets d'évitement des ports européens sur les activités de transbordement ? Quel est votre avis sur les leviers publics pour favoriser la décarbonation, notamment le suramortissement vert ? Identifiez-vous d'autres moyens ?
Concernant l'accessibilité des grands axes, pouvez-vous confirmer qu'à court terme, ces derniers ne devraient pas être bouleversés ? Cependant, on voit qu'à moyen terme, compte tenu de la baisse des besoins en pétrole brut au profit des produits raffinés et de l'augmentation des besoins en gaz naturel, l'importance stratégique de certaines routes pourrait évoluer. J'aimerais connaître votre positionnement sur ces questions, même si vous nous avez dit que ce n'était pas le coeur de votre activité. Par ailleurs, vous avez l'interdiction d'emprunter certaines routes du nord pour protéger les écosystèmes fragiles. Nous ne pouvons que saluer cette décision, mais la France s'est-elle exprimée pour inviter des armateurs étrangers à suivre votre exemple ?
S'agissant de la sécurité des ports, nous venons, avec mes excellents collègues Pascal Martin et Martine Filleul, de rendre un rapport sur le transport de nitrate d'ammonium par voie fluviale et maritime, à la suite de l'accident de Beyrouth, une ville qui est chère à votre coeur. Une circulaire de la Première ministre sur la sûreté maritime et portuaire vient de tomber, le 18 juillet dernier, c'est-à-dire avant-hier. Quelle est votre position sur ce sujet ?
Enfin, je voudrais essayer de comprendre ce qui a motivé vos investissements, à la fois dans le terminal à Los Angeles pour les colis privés et dans le capital d'Air France. Avez-vous démarché Air France ou est-ce Air France, l'État qui vous a sollicité ?
M. Rodolphe Saadé. - Vous m'avez posé beaucoup de questions, mais je vais essayer de répondre à toutes.
La sécurité des ports est un enjeu majeur. Nous sommes confrontés à de nombreux trafics, notamment de drogue. Nous essayons de faire face à cette problématique, en France et ailleurs dans le monde, en collaboration avec les services des douanes. Dans les terminaux où nous opérons, nous développons une politique Qualité, santé-sécurité, approvisionnement (QSSE) au bénéfice de tous nos collaborateurs.
S'agissant du verdissement de la flotte, j'en ai déjà parlé, il n'y a pas de solution miracle. Il faut du temps et des investissements, mais c'est indispensable.
Au sujet de la logistique, c'est un secteur que nous développons pour répondre aux besoins des grands comptes pour qui nous opérons en tant que transporteurs. Je pourrais vous citer Decathlon ou Walmart. Il s'agit de leur offrir des services supplémentaires : formalités douanières, entreposage, dernier kilomètre. C'est un secteur de CMA CGM que nous renforçons, notamment par achats externes d'opérateurs complémentaires de nos propres activités.
Le transport maritime est un secteur cyclique en termes de rentabilité. La logistique est plus stable. Aujourd'hui, un navire de grande taille coûte 250 millions de dollars. Il nous en faut 13 pour assurer notre trafic Chine-Europe. Je vous laisse faire le calcul. Les investissements dans la logistique sont beaucoup moins importants et la rentabilité est meilleure.
C'est cette même logique qui nous a conduits vers l'aérien. Au début de la crise covid, les avions des lignes commerciales étaient cloués au sol, or beaucoup de nos clients recouraient également au transport en soute. Ils se sont tournés vers nous pour des solutions. Au début, nous avons commencé avec 4 avions-cargos - il y en aura 12 en 2025. Pour être plus fort, il vaut mieux être deux, donc nous avons recherché un partenariat avec un acteur du transport aérien qui pourrait apporter un réseau plus fiable à nos clients. Le choix du groupe Air France-KLM s'est imposé à nous. Nous avons mis un an à mettre en place ce joint-venture qui fait de nous le 4e acteur mondial du secteur et le 1er européen, avec une flotte de 22 avions-cargos. Nous entrons au capital à hauteur de 9 %, pour un montant de 400 millions d'euros, et nous disposons d'un siège au « board », donc je pense avoir bien sécurisé notre investissement.
M. Fabien Gay. - Vous avez évoqué votre responsabilité sociale. En deux ans, on est passé de 2 000 euros à 13 000 euros le conteneur. Ce n'est pas rien. Considérez-vous que les 500 euros en moins demandés par le Gouvernement sont suffisants ? Comment s'assurer qu'ils seront répercutés à l'autre bout de la chaîne ?
J'ai lu dans La Croix, excellent journal, un article sur la fiscalité des grands groupes. L'an dernier, vous avez réalisé 16 milliards d'euros de bénéfices, pour seulement 370 millions d'impôt, soit 2 % du montant de vos profits. Considérez-vous que c'est suffisant, quand des petits commerçants ou artisans sont taxés à hauteur de 30 % ? Que pensez-vous d'une taxe sur les superprofits ?
M. Rodolphe Saadé. - Concernant les tarifs de fret, nous vivons une période de demande exceptionnelle, du fait de la pandémie. On ne s'attendait pas à une telle explosion du marché à la hausse. J'entends les clients qui trouvent que les tarifs sont trop élevés. Nous avons donc pris une série de mesures pour atténuer les effets de cette explosion, notamment le gel des tarifs de fret pour la métropole et les outre-mer ; j'ai aussi proposé à Bercy de réduire de 500 euros les tarifs de fret. Nous avons également aidé les PME, par des tarifs réduits et de la capacité réservée. Nous sommes la seule compagnie maritime à le faire : aucun de mes concurrents n'a bougé ! En tant que Français, j'ai pris des mesures et j'ai fait des propositions : au Gouvernement de décider ce qu'il veut faire, s'il faut faire plus. Cependant, notre devoir est aussi de continuer à investir, à créer de l'emploi et à rester rentables. Quand les tarifs de fret étaient de 350 dollars seulement, où étiez-vous ? Personne n'est venu nous parler, nous nous sommes débrouillés tous seuls. L'impact des tarifs de fret reste modéré : sur une paire de baskets venant de Chine, vendue 50 euros en France, il n'est que de 1 euro. Il est certain que ni les tarifs d'il y a quelques années ni ceux d'aujourd'hui ne reflètent la réalité ; il faudra que le marché trouve un juste équilibre. Les programmes que nous avons mis en place, ce n'est pas seulement de la charité ; nous aidons les consommateurs en faisant ce qu'il faut. Alors, qu'on arrête de regarder CMA CGM et qu'on aille voir nos concurrents, surtout ceux qui sont actifs sur le marché français !
Quant à l'imposition, nous sommes assujettis à deux taxes en France : la taxe au tonnage, sur notre activité maritime, et l'impôt sur les sociétés, de 25 %, sur notre activité portuaire et logistique. Si le taux de la taxe au tonnage devait changer, cela pourrait nous placer dans une situation désavantageuse par rapport à nos concurrents européens. Ce ne serait pas honnête pour ce fleuron du transport maritime en France ! Il faut que les recommandations soient réalistes : je ne veux pas être le seul à payer, alors que je suis déjà seul à agir pour le pouvoir d'achat.
Mme Martine Filleul. - Le transport maritime s'inscrit dans une chaîne logistique globale. Je m'interroge sur son articulation avec les modes de transport terrestre et notamment le transport fluvial. La France s'est fixé des objectifs ambitieux en matière de fret fluvial, inscrits dans le contrat d'objectifs et de performance signé avec Voies navigables de France (VNF). Vous avez décidé en mars dernier d'internaliser le surcoût engendré par la manutention fluviale dans les ports du Havre et de Marseille ; c'est un signe fort de votre intérêt pour ce mode vertueux d'acheminement des marchandises. Ce gain de compétitivité a été salué par l'ensemble de la profession, mais le fret fluvial progresse encore trop lentement en France par rapport à nos voisins du nord. Avez-vous identifié d'autres freins à lever ? Quelle est votre vision de l'articulation entre transport fluvial et transport maritime sur les axes de la Seine et du Rhône ?
M. Rodolphe Saadé. - Je voudrais d'abord dire un mot sur le fret ferroviaire, dont nous soutenons le développement : nous acheminons d'ailleurs certaines marchandises par train depuis la Chine jusqu'au nord de l'Europe. Quant au fret fluvial, il faut le développer, mais il reste très peu compétitif, par rapport à la route, au vu de la faible fréquence des barges, par exemple sur le trajet Fos-Lyon. Si la fréquence des barges sur cet axe pouvait être améliorée, nous dérouterions volontiers certaines marchandises vers le Rhône.
M. Daniel Salmon. - Vous nous avez exprimé votre pleine conscience des problématiques du réchauffement climatique et exposé les actions que vous menez en la matière, notamment le GNL et le biométhane, mais vous n'avez pas évoqué la propulsion éolienne. Où en êtes-vous de vos réflexions sur l'usage de la voile, qui pourrait faire baisser de 10 % à 40 % les émissions de gaz à effet de serre sur un trajet maritime ? La réduction de la vitesse est aussi un élément à envisager : une réduction de 1 à 2 noeuds permettrait de faire baisser ces émissions de 10 % à 20 %. Enfin, quels seront les effets selon vous de la relocalisation de l'économie actuellement évoquée sur le trafic maritime international ?
M. Rodolphe Saadé. - La plupart de nos navires sont de très grande taille ; je doute qu'il soit possible de changer complètement leur mode de propulsion pour répondre à cette question. En revanche, nous réfléchissons à la possibilité d'une assistance vélique sur certains tronçons d'une rotation. Le problème est que ces équipements prennent beaucoup d'espace sur un navire, mais nous sommes ouverts à la discussion.
Quant à la réduction de la vitesse, de nouvelles normes environnementales entreront en vigueur en janvier 2023, qui vont nous obliger à réduire la vitesse de ceux de nos navires qui ne correspondent pas totalement à leurs exigences. Ce sujet est pris à bras-le-corps par l'Europe et les Nations Unies.
Concernant la relocalisation, certains produits continueront à être produits en Asie, en particulier pour l'électronique. D'autres marchandises voient leurs centres de production se rapprocher des centres de consommation : je pense notamment au développement de l'industrie textile en Turquie ou en Tunisie. Il y aura donc un développement de trafics plus régionaux, mais je ne prévois pas de bouleversement majeur de nos relations commerciales avec l'Asie et notamment la Chine.
Mme Angèle Préville. - Le GNL ne pourra être qu'une étape. Quel regard portez-vous sur des initiatives comme le navire expérimental Energy Observer, où l'on étudie un mix énergétique incluant énergie éolienne et panneaux photovoltaïques ?
Dans le transport de marchandises, l'avenir est-il toujours à la grande taille ? Des corridors verts vont être mis en place où tous les navires n'auront plus le droit de circuler de la même manière. Pour un transport plus vertueux, envisagez-vous des investissements dans le fret ferroviaire, encore insuffisamment développé en France ?
Les conteneurs perdus en mer me préoccupent ; ce problème risque de s'amplifier si le trafic maritime augmente. Quelle connaissance avez-vous du contenu de vos conteneurs ? Je pense notamment à la pollution plastique issue de conteneurs perdus contenant de petits jouets, ou encore aux granulés plastiques qui ont recouvert des plages du Sri Lanka, nuisant au tourisme dans ce pays déjà confronté à de terribles difficultés. Il s'agit certes de pollutions irrégulières, qui n'affectent que de petits territoires, mais ce parfois très fortement ; en outre, les conteneurs perdus se détériorent lentement au fond des océans, libérant parfois bien plus tard leur contenu. Des fonds internationaux d'indemnisation ont été mis en place pour les marées noires ; serait-il possible de suivre ce modèle pour cette forme de pollution ?
M. Rodolphe Saadé. - Nous sommes partenaires d'Energy Observer, nous avons une étroite collaboration avec ce projet et nous continuerons les partenariats de ce type pour réfléchir ensemble aux énergies de demain.
Concernant la taille des bateaux, il me semble que nous sommes aujourd'hui parvenus au maximum possible commercialement, même si des navires encore plus grands sont techniquement possibles ; la plupart des commandes actuelles sont pour des navires de plus petite taille, car les plus grands porte-conteneurs, d'une longueur de 400 mètres et d'une capacité de 23 000 conteneurs, sont difficiles à manoeuvrer et à remplir. On va plutôt vers des vaisseaux portant 10 000 à 15 000 conteneurs. La plupart des navires produits actuellement fonctionnent au GNL et au méthanol. L'industrie du transport maritime, CGA CGM en tête, a pris conscience de son rôle environnemental ; je me suis donc engagé à ce que tous nos nouveaux bateaux de 10 000 conteneurs ou plus fonctionnent au GNL, en attendant mieux.
Nous faisons de notre mieux pour encourager le développement du fret ferroviaire, mais il coûte aujourd'hui plus cher que le fret maritime, dont on se plaint déjà du coût... On a atteint un pic pour les tarifs de fret ; ils ont commencé à baisser, de 40 % en quelques mois. Peut-être cela permettra-t-il un nouveau développement du fret ferroviaire.
Des conteneurs continuent malheureusement d'être perdus en mer, même si leur quantité reste extrêmement faible. Peut-être l'industrie du transport maritime devrait-elle examiner que faire quand cela arrive ; on ne peut se contenter de dire que l'on n'a rien vu ! Quoi qu'il en soit, nous connaissons le contenu des conteneurs perdus. Quant à récupérer les conteneurs qui flottent, c'est extrêmement difficile.
M. Rémi Cardon. - Je vous remercie pour votre réussite entrepreneuriale, mais je m'intéresse à son impact environnemental. La Ville de Marseille a mis en ligne une pétition pour l'interdiction des navires les plus polluants, fruit d'un ras-le-bol de nombreux habitants face à la dégradation de leur littoral. Êtes-vous favorable à une interdiction des escales pour ces navires pendant les pics de pollution ? Comment valoriser ceux qui font des efforts ? Certaines communes ont instauré des zones à faibles émissions pour le trafic routier, mais il faudrait des efforts similaires pour le trafic maritime, notamment à Marseille. Un projet de réglementation est examiné par l'Organisation maritime internationale visant à limiter les émissions de soufre à l'échelle de la Méditerranée. Alors que les épisodes caniculaires se font de plus en plus fréquents, avec des effets sur les concentrations de polluants dans l'atmosphère, il faut agir. Pourriez-vous nous fournir une feuille de route plus précise en la matière ?
M. Rodolphe Saadé. - Je ne peux m'exprimer sur les navires de croisière, mais en matière de transport maritime de conteneurs, la flotte de CMA CGM est relativement moderne et répond aux normes européennes et internationales qui nous sont imposées. Ces normes vont être plus strictes encore à partir de janvier 2023. Nous ferons le nécessaire pour lutter contre la pollution dans notre secteur, je m'y engage.
M. Bruno Belin. - Je vous remercie pour votre présentation en ouverture, qui m'a impressionnée.
Ma première question reprend celle de Philippe Tabarot, car je ne suis pas certain que vous ayez complètement répondu à la deuxième partie de sa question qui portait sur Air France. Je souhaiterais également avoir votre avis sur cette très belle compagnie, une compagnie phare pour la France, dans une période où l'« avion bashing » est si facile.
Ma seconde question a trait à l'aménagement du territoire, qui nous est cher dans cette maison ; quel est votre avis sur l'état des ports en France ?
M. Rodolphe Saadé. - Au sujet de l'investissement dans Air France, la marque Air France-KLM est une marque magique. C'est une compagnie formidable qui connaît des difficultés, mais qui dispose aussi d'un très fort potentiel. Si en investissant au capital d'Air France, je peux contribuer à son développement et à la résolution de certains de ses problèmes, je réponds présent.
Notre groupe est un groupe patriote très attaché à la France, et qui a un rôle important en la matière. Nous avons mené l'opération Air France-KLM, parce qu'elle avait un sens : il s'agissait de mettre en commun les flottes d'avions.
Concernant l'état des ports français, comparé à celui des ports européens, ceux-ci fonctionnent bien, qu'ils soient situés en métropole ou en outre-mer. Au regard des volumes traités, il faut continuer à les développer et à les agrandir, installer des zones de stockage et des zones logistiques dans les enceintes portuaires lorsque c'est possible et essayer de régler les quelques difficultés révélées durant la crise du covid. Cela ne sert à rien de critiquer quand la tendance est bonne, même si on peut sûrement faire mieux.
Mme Patricia Schillinger. - Le transport de produits pharmaceutiques représente-t-il un grand marché pour votre entreprise ? C'est un sujet essentiel, car des ruptures d'approvisionnement ont eu lieu pendant la crise du covid.
Vous avez beaucoup parlé de l'Asie, mais l'Afrique représente-t-elle un marché important pour l'activité de transport ?
S'agissant du bien-être animal, dans quelles conditions se déroulent les transports d'animaux ? Des images horribles de certains transports de bétail ont en effet été diffusées à la télévision.
M. Rodolphe Saadé. - J'avais essayé d'anticiper toutes les questions possibles, mais je n'avais pas identifié celle sur le transport des animaux vivants !
Nous transportons des animaux vivants, aussi bien par avion que par bateaux. Nous n'en transportons pas tout le temps, mais quand c'est le cas cela se passe bien en faisant preuve de professionnalisme.
Concernant le transport de produits pharmaceutiques, il s'effectue dans des conteneurs réfrigérés - ces transports ont eu lieu surtout durant la période du covid -, mais aussi par avions-cargos. Une logistique spéciale doit être mise en place, car la conservation de ces produits nécessite le maintien d'une certaine température. Nous sommes en train de l'élaborer avec CEVA Logistics, afin que tout se passe au mieux.
L'Afrique est un continent où nous sommes très présents. Nous avons 25 % de parts de marché sur le continent africain et nous intervenons dans un port au Nigeria, un port au Cameroun. Nous nous y développons rapidement et fortement et nous sommes contents d'être implantés sur ce continent très important à l'avenir. Comme sur tous les continents, des difficultés existent, mais on essaie de les gérer au mieux.
M. Ronan Dantec. - Je voudrais revenir sur l'intégration de vos émissions au système d'échange de quotas d'émission européen (ETS), évoqué précédemment par Philippe Tabarot, pour lequel la mise en oeuvre des dernières décisions du Parlement et de la Commission européenne s'annonce a priori pour 2026-2027.
Selon un calcul rapide prenant en compte la totalité de vos émissions entrant dans le système ETS, votre contribution serait comprise entre 1 et 2 milliards d'euros par an, notamment à destination de l'Ocean Fund, ce qui est quand même assez important. Ce système concernerait tous les opérateurs européens, il n'y aura pas, a priori, de problèmes de concurrence.
Comment s'annonce, selon vous, la mise en oeuvre du système ETS dans un délai très court, d'ici à 2026-2027, surtout s'agissant de sommes si conséquentes ? Au sujet du transport aérien, la Commission européenne avait d'ailleurs dû battre en retraite face, notamment, à l'hostilité chinoise au nom du principe de responsabilité commune, mais différenciée. Ce coût de mise en oeuvre peut-il être facilement absorbé par votre entreprise ou peut-il vous poser problème ?
Enfin, une question incidente à votre présentation en ouverture de l'idée d'utiliser des carburants de synthèse neutre en carbone : au regard du coût du mégawattheure (MWh) d'électricité, qui est l'énergie permettant de produire ces carburants, pensez-vous qu'un modèle économique peut être trouvé ?
M. Rodolphe Saadé. - De nombreuses actions seront entreprises en matière de protection de l'environnement. En tant que transporteur maritime et aérien, nous sommes entrés, comme nos concurrents, dans ce système ; c'est tant mieux d'ailleurs !
Il n'est pas toujours évident de comprendre comment cela va se passer : les échéances sont-elles trop courtes ? Serons-nous prêts en temps et en heure ? Tout sera fait pour que ce soit le cas ; c'est important.
Les nouvelles normes environnementales, qui interviennent à partir de janvier 2023 et que j'évoquais précédemment, comprennent également cette question. Les montants concernés sont colossaux : qui va les payer ? Ce sujet devra être examiné avec nos clients. Mais nous n'avons pas le choix : la planète est en souffrance, nous devons être parmi les leaders dans le domaine de la protection de l'environnement. Une série de mesures est en train d'être mise en place ; on est d'ailleurs parfois un peu perdu face à leur profusion et il est difficile de déterminer ce qui doit être fait.
Comme je vous le disais, nous étions les premiers à avoir des navires propulsés au gaz naturel liquéfié. Ce n'est que 20 %, mais c'est déjà un avantage pour faire face aux problématiques environnementales. Il faut cependant continuer à progresser.
M. Pierre Cuypers. - La question de l'accessibilité ou de l'inaccessibilité de la mer Noire liée au conflit ukrainien a-t-elle des conséquences pour votre compagnie ? Comment compensez-vous cette situation afin de permettre au marché des exportations de ces pays d'exister ?
M. Rodolphe Saadé. - Tout d'abord, la situation de l'Ukraine, située aux portes mêmes de l'Europe, est dramatique. Comme je l'expliquais, nous ne transportons ni blé, ni pétrole, ni gaz. Cependant, depuis le début du conflit, nos navires n'effectuent plus d'escales en Russie et en Ukraine. Des volumes de marchandises ont évidemment disparu de nos bateaux, mais ces volumes sont relativement faibles s'agissant aussi bien de la Russie que de l'Ukraine. Nous avons suspendu nos dessertes et nos investissements dans ces deux pays, même si nos parts de marché y restent modérées.
M. Guillaume Chevrollier. - En tant que représentant d'une entreprise familiale, leader mondial français, une entreprise patriote comme vous l'avez dit, vous disposez d'une politique de responsabilité sociale des entreprises (RSE) et vous avez évoqué vos engagements en matière environnementale, mais pouvez-vous préciser vos engagements en matière de préservation de la biodiversité ? Quelle est votre perception de la RSE en termes d'attractivité ou de difficultés éventuelles de recrutement qu'elle engendrerait pour les métiers de votre filière ? Beaucoup d'entreprises ont des difficultés de recrutement.
Enfin, concernant l'Afrique, quels investissements souhaitez-vous y faire ? Quelle est votre évaluation de son potentiel ? Des différences peuvent-elles être faites entre les diverses zones de ce vaste continent ? Et quelle est la place de l'Afrique francophone dans vos projets ?
M. Rodolphe Saadé. - Tout d'abord, depuis quelques mois, recruter devient difficile, parce que le marché de l'emploi est très tendu. Les difficultés sont quasiment les mêmes en France et à l'étranger.
Ensuite, avoir une stratégie RSE est un élément qui compte lorsqu'une personne veut rejoindre notre société - ce n'est même plus pour nous -, et elle va nous interroger sur cette stratégie avant de prendre sa décision. Nous menons de nombreuses actions au niveau environnemental, mais aussi à travers la fondation d'entreprises CMA CGM : par exemple, nous venons en aide aux populations défavorisées, aux familles qui ont été touchées par l'explosion du 4 août 2020 au Liban, mais également celles des quartiers difficiles de Marseille. Nous avons aussi un projet d'éducation en Afrique.
Nous sommes donc dotés d'une stratégie RSE ambitieuse, qui doit continuer à l'être, afin d'oeuvrer à la résolution des problèmes tellement nombreux dans ce monde. Les entreprises qui en ont les moyens doivent le faire.
Concernant l'Afrique, nous sommes très présents sur ce continent depuis au moins 2005, avec l'acquisition de Delmas. Nous agissons en Afrique de l'Ouest, de l'Est et du Nord, avec des parts de marché importantes dans les trois pays du Maghreb, en Tanzanie, avec des opérations de croissance externe, ou encore au Mozambique ; au-delà du transport maritime et de la logistique, nous avons développé un incubateur de start-up qui ouvrira ses portes à Abidjan dans les prochains mois. En matière de transport maritime, nous offrons des services depuis l'Afrique de l'Ouest vers le nord de l'Europe, ainsi que depuis l'Asie vers l'Afrique de l'Est. Nous avons sécurisé un terminal au Cameroun et nous en opérons un au Nigeria. Au Maroc, nous avons un terminal à Tanger et un autre à Casablanca. Nous ne faisons pas de transport aérien pour le moment en Afrique, mais beaucoup de logistique et de transport maritime.
Mme Amel Gacquerre. - Je vous adresse toutes mes félicitations pour votre parcours et vos engagements pour la logistique de demain. Fixez-vous des limites à votre développement, qu'il s'agisse de collaborations, de rachats, ou de produits transportés ?
Vous avez évoqué des pistes d'amélioration de nos ports et de notre transport maritime, vous formulez des recommandations pour leur développement. Travaillez-vous sur ces sujets avec les membres du Gouvernement ?
M. Rodolphe Saadé. - Le groupe CMA CGM compte 150 000 collaborateurs de très haut niveau, que je tiens à saluer. Je leur dis que le ciel est la limite ! Dès lors que je bénéficie d'une telle équipe et que j'ai les moyens requis, je ne vois pas pourquoi je m'arrêterais. Aujourd'hui, nous nous développons beaucoup, nos moyens humains nous le permettent.
Nous avons de très bonnes relations avec le Gouvernement, nos discussions sont fréquentes sur des sujets importants et notre dialogue est très positif. Certaines de nos opérations sont réalisées en bonne intelligence avec lui.
M. Rémy Pointereau. - Merci pour vos réponses à la fois précises et synthétiques. Concernant les énergies renouvelables, vous n'avez pas évoqué l'hydrogène vert, alors qu'il semble être l'avenir du transport de marchandises.
M. Rodolphe Saadé. - Je ne parle pas beaucoup de l'hydrogène parce que je n'y crois pas beaucoup, du moins pour les porte-conteneurs, qui requerraient des batteries énormes. C'est peut-être envisageable pour des bateaux de plus petite taille et des traversées plus courtes, mais le coût risque d'être prohibitif. C'est pourquoi nous mettons l'accent sur les énergies de synthèse et GNL. En revanche, nous nous intéressons à l'hydrogène pour nos flottes de camions.
Mme Nassimah Dindar. - Les territoires ultramarins dépendent fortement du transport maritime ; je salue les investissements très forts du groupe CMA CGM, notamment à la Réunion. Je salue le geste de votre société de baisser de 500 euros pour un an le coût du fret outre-mer. Mais nous dépendons aussi du transport aérien : envisagez-vous des aides similaires dans ce domaine ? Je salue votre investissement dans Air France. Quant aux ports, vous avez évoqué la possibilité de moderniser les infrastructures. Un triangle pourrait être développé entre les ports de l'île Maurice, ceux de la Réunion et celui de Tamatave, à Madagascar, île très prometteuse pour les échanges avec la France, notamment comme centre de production de textile. Quel est votre regard sur le transport maritime dans l'océan Indien ?
M. Rodolphe Saadé. - Le port de la Réunion est notre plateforme de transbordement pour l'océan Indien, il joue un rôle majeur pour la CMA CGM. Nous sommes présents sur ce territoire depuis de nombreuses années et nous continuerons de nous y développer, d'autant que cette partie du monde connaît une forte croissance. Nous avons choisi la Réunion plutôt que l'île voisine...
M. Gilbert Favreau. - Vous considérez que les ports maritimes français sont bien gérés, mais ils ont souvent été agités par des mouvements sociaux, qui ont causé de grandes difficultés. Les ports français demeurent-ils attractifs en dépit de ces problèmes ?
M. Rodolphe Saadé. - La gestion des ports français est bonne, en métropole comme outre-mer. Les difficultés que nous avons connues avec la pandémie ont en revanche montré que leurs infrastructures pouvaient connaître une saturation très rapide. Des investissements sont nécessaires pour que ces difficultés ne se reproduisent pas. Une réflexion doit être menée pour augmenter la taille de certains ports et de leurs zones de stockage, pour que des bateaux n'aient pas à attendre dix jours faute de main-d'oeuvre et d'espace.
M. Daniel Gremillet. - Je vous prie de bien vouloir m'excuser si le sujet qui m'intéresse a déjà été abordé car j'ai dû m'absenter quelques instants. J'aurais en effet aimé aborder le rôle important que vous pouvez jouer au travers de la décarbonation de nos activités. En la matière, pensez-vous que l'hydrogène puisse être un atout ?
Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente de la commission des affaires économiques. - M. Saadé a évoqué cette piste dans sa réponse à M. Pointereau.
M. Laurent Somon. - Vous investissez dans le transport aérien et la logistique. Voyez-vous un avenir dans les liaisons intérieures françaises, notamment avec les petits aéroports, pour le transport de marchandises ?
M. Rodolphe Saadé. - Bien sûr ; d'ailleurs, notre investissement dans la société Colis privé nous donne la possibilité d'offrir le dernier kilomètre en France dans un contexte de fort développement de l'e-commerce. Nous envisageons à cet égard différentes pistes de développement.
Mme Laurence Muller-Bronn. - Nous avons entendu vos engagements en matière de politique sociale, environnementale et patriote. Posez-vous un tel regard en amont et aval, c'est-à-dire vis-à-vis de vos fournisseurs - chantiers navals, fabricants de conteneurs -, mais aussi des entreprises chargées du recyclage des navires et des conteneurs, souvent dans des pays aux normes moins développées et au traçage moins exigeant ?
M. Rodolphe Saadé. - Nous étudions évidemment les pratiques de nos fournisseurs, qui doivent respecter certaines règles, notamment environnementales. Si tel n'est pas le cas, nous ne travaillerons pas avec eux. Notre politique environnementale est très forte : nous avons même décidé de ne plus transporter, à compter du 1er juin dernier, de déchets plastiques à bord de nos porte-conteneurs. Il faut en faire beaucoup plus, mais nous sommes sur le bon chemin.
M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Je vous adresse un grand merci pour la clarté et la franchise de vos propos, ainsi que pour votre patriotisme. Ce débat a intéressé de nombreux membres de nos deux commissions.
Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente de la commission des affaires économiques. - Au nom de la présidente de la commission des affaires économiques et de tous ses membres, je veux à mon tour vous remercier de vous être prêté à cet exercice, que vous avez parfaitement réussi, par votre disponibilité et par la rigueur et la clarté de vos propos. Nous sommes fiers du fleuron français qu'est le groupe CMA CGM et nous espérons vous revoir au Sénat !
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 20.
Jeudi 21 juillet 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et de M. Patrick Chaize, vice-président de la commission des affaires économiques -
La réunion est ouverte à 10 h 10.
Recherche et innovation - Constellation de connectivité sécurisée européenne - Proposition de résolution européenne
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - Je suis heureux d'accueillir les représentants de la commission des affaires économiques pour le dernier point de notre ordre du jour, qui concerne l'examen d'une proposition de résolution européenne (PPRE) relative au programme européen de constellation satellitaire sécurisée. Ce texte, que j'ai déposé il y a quelques jours avec mes collègues André Gattolin et Anne-Catherine Loisier, est le fruit d'un travail commun à nos deux commissions.
La politique spatiale européenne est déterminante pour notre souveraineté économique. Ce sera d'ailleurs l'un des sujets traités lors de la prochaine Conférence interparlementaire européenne sur l'espace (European Interparliamentary Space Conference - EISC) que le Sénat accueillera les 15 et 16 septembre prochains et qu'organisent conjointement la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, la commission des finances, la commission des affaires économiques et la commission des affaires européennes.
M. Patrick Chaize, vice-président de la commission des affaires économiques. - Je tiens à excuser l'absence de Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques et du groupe de travail sur l'espace, qui m'a chargé de la représenter.
Je tiens également à remercier la commission des affaires européennes, et en particulier son président Jean-François Rapin, d'avoir associé la commission des affaires économiques à l'élaboration de cette proposition de résolution européenne.
Au vu des enjeux que soulève le projet de la Commission européenne concernant la connectivité, les télécommunications, la concurrence et le développement économique des industries spatiales française et européenne, il nous a effectivement semblé important de pouvoir travailler ensemble, dès le départ, sur ce sujet.
Les travaux menés en commun par nos deux commissions nous permettent également, dans une certaine mesure, de préparer et d'affiner nos positions, en tant que parlementaires français, en vue de la Conférence européenne interparlementaire sur l'espace, cette année présidée par le Sénat, sous le haut patronage de son Président.
M. André Gattolin, rapporteur pour la commission des affaires européennes. - Le 16 février 2022, la Commission européenne a présenté une proposition de règlement européen visant à créer une constellation de connectivité sécurisée européenne. Cette constellation consisterait en un groupe de satellites artificiels travaillant de concert, avec un triple objectif. Le premier est de fournir un accès à Internet à haut débit pour tous les Européens, c'est-à-dire de mettre fin aux zones blanches - ce que nous ne parvenons pas à faire par voie terrestre. Le deuxième est d'assurer une redondance des systèmes de communications terrestres, afin d'assurer la continuité et la résilience des télécommunications européennes. Enfin, le troisième objectif est d'offrir à l'Union européenne et aux entités gouvernementales de ses États membres des services européens autonomes de télécommunications par satellite sécurisés, afin de ne pas dépendre de manière critique d'infrastructures et de services spatiaux de pays tiers ou d'entités contrôlées par des pays tiers.
Afin de mieux garantir la confidentialité des communications gouvernementales, la constellation devrait, à terme, être sécurisée grâce à des technologies d'informatique quantique et post-quantique. Les entités gouvernementales autorisées à utiliser les services gouvernementaux sécurisés seront désignées par chaque État membre, sur le modèle de ce qui existe déjà pour le service public réglementé du système Galileo.
Ce projet européen survient dans un contexte de multiplication des constellations satellitaires de télécommunications, notamment en orbite basse. Je ne citerai que les plus connues, parmi lesquelles les constellations Starlink, de SpaceX, dont quelque 2 700 satellites sont déjà en orbite, OneWeb, qui en compte déjà près de 200, et bientôt la constellation Kuiper d'Amazon, mais il en existe bien d'autres, y compris de petites constellations privées. D'autres sont prévues par de grands États comme la Chine ou la Russie. Cependant, il ne s'agit pas seulement de suivre le mouvement.
La multiplication récente des crises, qu'il s'agisse de catastrophes naturelles ou de conflits armés, montre toute la pertinence, pour l'Union européenne, de disposer de réseaux de télécommunications sécurisés et redondants. Malgré les risques de collision pouvant survenir entre ces satellites, voire de destruction malveillante par un tiers, les réseaux de télécommunications par satellite demeurent nettement moins vulnérables que les infrastructures terrestres.
À ce titre, disposer d'une constellation de connectivité autonome serait précieux pour l'Union européenne, notamment pour la gestion de crises environnementales ou humanitaires, y compris hors des frontières de l'Union. Rappelons-nous comme nous avons tous applaudi Elon Musk lorsqu'il a mis à la disposition des Ukrainiens les services de connectivité de Starlink, pour pallier les destructions d'infrastructures terrestres de communication, dès les premiers jours du conflit en Ukraine.
Le volet gouvernemental sécurisé aurait aussi une forte valeur ajoutée pour les opérations militaires extérieures, ainsi que pour tous les usages institutionnels des États membres et de l'Union hors du territoire européen. Nous pensons, bien sûr, aux connexions avec nos représentations et nos ambassades partout dans le monde.
Le programme spatial de l'Union européenne adopté en 2021 comporte déjà une composante de télécommunications gouvernementales sécurisées par satellite, dénommée GovSatCom. Son principe est de mettre en commun les ressources publiques et privées disponibles dans l'Union en matière de télécommunications par satellite, afin d'optimiser leur utilisation par les gouvernements des États membres. Le règlement spatial de 2021 prévoit, à l'issue d'une première phase, qui court jusqu'en 2025, une évaluation du programme. Si l'approche par la mise en commun apparaissait alors insuffisante pour faire face à l'évolution de la demande, la possibilité est ouverte de développer, dans une deuxième phase, des capacités spatiales additionnelles, dans le cadre d'un ou plusieurs partenariats public-privé.
De fait, dans un contexte de rivalités et de tensions géopolitiques accrues, les besoins croissants de communications gouvernementales de l'Union et des États membres ne peuvent être satisfaits par les capacités actuellement disponibles au niveau de ces derniers. Par ailleurs, aucun État membre ne dispose, isolément, des financements nécessaires au lancement d'une constellation de connectivité sécurisée pour son seul usage. Pour cette raison, la France, qui est pourtant en pointe au niveau européen dans le domaine spatial, soutient fortement le projet de constellation européenne.
La Commission européenne justifie également sa proposition par la nécessité de mieux sécuriser les communications gouvernementales contre l'aggravation des menaces « cyber », en utilisant des technologies de cryptographie quantique et post-quantique. Or les clefs de cryptographie quantique ne peuvent pas, en l'état actuel des technologies, être transportées par la fibre, ce qui signifie qu'il est impossible d'utiliser les technologies quantiques, et a fortiori post-quantiques, pour sécuriser des communications transitant par les réseaux terrestres.
Les experts que nous avons auditionnés sont moins optimistes que la Commission sur l'horizon auquel les technologies de cryptographie quantique et post-quantique pourront être utilisées pour sécuriser la constellation, car ils ne devraient pas être matures, au niveau industriel, avant au moins une dizaine d'années. Dans cette situation, face aux progrès importants et aux investissements réalisés par des pays comme la Chine - qui déploie des financements considérables dans ce domaine -, l'Europe risque, pendant quelques années, de se trouver démunie face aux cyberattaques reposant sur les technologies quantiques. Les acteurs américains avec lesquels j'ai pu échanger partagent ces préoccupations et ces inquiétudes.
Cependant, l'objectif, à terme, d'une meilleure sécurisation des communications gouvernementales de constellation grâce à des technologies quantiques et post-quantiques reste hautement pertinent. Il est évident qu'il faut soutenir fermement l'intégration dans la constellation de démonstrateurs et de prototypes quantiques européens, afin de stimuler la recherche et l'innovation dans ce domaine. En parallèle, il faut bien sûr prévoir et développer des technologies de sécurisation des communications plus immédiatement disponibles, afin de sécuriser la constellation pendant le temps requis pour le passage de l'informatique traditionnelle à l'informatique quantique. Il faudra aussi anticiper la transition entre ces technologies classiques de sécurisation et les technologies d'informatique quantique et de cryptographie post-quantique. Les modalités de cette transition devront être adaptées en fonction du calendrier de déploiement de la constellation européenne.
Pour mettre en oeuvre la constellation, la Commission européenne envisage un modèle de concession. Après avoir recueilli les besoins en services gouvernementaux des différents États membres, la Commission définira un portefeuille de services, sur la base duquel un marché public sera passé avec un consortium d'acteurs privés. Ces acteurs privés seront libres d'ajouter des services commerciaux de leur choix. Ce modèle de concession semble indispensable, du fait du caractère limité des besoins institutionnels, et au regard du coût de la constellation. Si la Commission européenne n'entend pas donner de directives quant à ces services complémentaires, l'idée est que ces derniers concourent à la compétitivité et à la croissance, en proposant des services innovants aux particuliers et aux entreprises européennes. Ainsi, la constellation vise également un objectif économique et social plus large qu'une simple amélioration de la connectivité en Europe.
Dans ce cadre de partenariat public-privé, et dans l'optique d'une constellation souveraine, il faudra se montrer particulièrement vigilant sur la propriété et la gouvernance des entreprises attributaires du marché de la constellation, afin de garantir la protection des infrastructures et technologies stratégiques européennes. À la suite des discussions qui ont eu lieu au Conseil, différents degrés de services gouvernementaux sont désormais envisagés : des plus souverains et sécurisés - « hard gov » - aux moins sensibles - « light gov » -, pour lesquels la Commission privilégierait des achats de services déjà existants. Les entreprises qui fourniront ces services gouvernementaux, quelle que soit la forme retenue, devront faire l'objet d'une surveillance particulière.
Sur le papier, ces risques sont déjà bien pris en compte, puisque, dès que la Commission l'estimera justifié, l'article 24 du règlement spatial européen, qui régit les conditions d'éligibilité des entreprises aux marchés publics de l'Union en matière spatiale, pourra être appliqué. Cet article prévoit que les entreprises doivent notamment, pour être éligibles, être établies dans l'Union européenne et n'être soumises au contrôle d'aucun pays tiers ou d'aucune entité dépendant de pays tiers. Cependant, si la ligne de partage apparaît claire pour les services de communication gouvernementale, elle l'est moins pour les services commerciaux. Or l'utilisation de ces derniers pourrait aussi revêtir, in fine, une importance stratégique, au gré de l'appropriation de leurs usages par les citoyens, les entreprises, ou même par les institutions publiques de l'Union.
De ce point de vue, le statut des acteurs du « Nouvel Espace », ou New Space, et surtout des petits acteurs émergents, indispensables au développement de ces technologies, doit faire l'objet d'une attention particulière. Il est très important de soutenir ces acteurs innovants et de structurer le secteur spatial européen de manière à les faire travailler avec les acteurs historiques de l'espace - qui sont eux aussi innovants. Chacun doit pouvoir contribuer au projet, en complémentarité, sur toute la chaîne de valeur de l'industrie spatiale.
Il faut souligner parallèlement que la multiplication des partenaires multiplie aussi les risques de failles de sécurité. Elle multiplie également les risques de rachat ou de prise de contrôle de ces petites structures par des entités extraeuropéennes - prises de contrôle qui pourraient se faire à l'insu de la Commission européenne. Aussi, dans le cadre de la résolution, nous recommandons un examen très attentif de la gouvernance et de la répartition du capital des entreprises qui souhaitent investir dans ce projet de constellation et proposer des services commerciaux à partir des infrastructures gouvernementales, mais également ensuite, un suivi de la structure de leurs capitaux et de leur gouvernance, notamment lorsqu'il s'agit de petites sociétés appartenant au New Space.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Je tiens également à remercier la commission des affaires européennes, et en particulier son président Jean-François Rapin, d'avoir associé la commission des affaires économiques à l'élaboration de cette proposition de résolution européenne.
Le projet européen de constellation de connectivité présente en effet des enjeux importants en matière de télécommunications, de concurrence et de développement économique des filières industrielles spatiales française et européenne.
Je souhaiterais insister sur quatre points.
L'urgence est de mise si l'Union européenne souhaite se positionner sur le segment des constellations spatiales de connectivité et s'affirmer dans la durée comme une puissance spatiale de premier plan.
En effet, le déploiement de telles constellations nécessite l'utilisation d'une ressource limitée, peu connue et pourtant indispensable, à savoir les fréquences de radiocommunications. Les États membres doivent mettre à disposition ces fréquences pour le compte de l'Union européenne, afin de permettre les usages gouvernementaux de cette constellation.
Les disponibilités du spectre de radiofréquence et de l'orbite basse étant limitées, il apparaît que seul le fonctionnement de quatre à cinq constellations de connectivité, au maximum, serait réaliste dans de bonnes conditions. Les nouvelles générations de constellations comme Starlink de SpaceX, Kuiper d'Amazon ou OneWeb se développent rapidement et sont déjà partiellement opérationnelles. Autrement dit, il est grand temps pour l'Union européenne de déployer sa propre constellation souveraine de connectivité.
Dans cette perspective, la France est le seul État membre à avoir indiqué à la Commission européenne mettre à disposition des fréquences militaires pour les usages gouvernementaux de la constellation. Ces fréquences disponibles ne sont actuellement pas utilisées. La France dispose d'un droit d'usage prioritaire sur ces fréquences auprès de l'Union internationale des télécommunications (UIT) jusqu'en octobre 2027. Afin que ce droit d'usage prioritaire ne soit pas perdu, le premier satellite de la constellation européenne devra donc être mis en orbite au plus tard à cette date. Toutefois, la Commission européenne ambitionne un déploiement bien plus rapide, dès 2024, et ce afin d'être dans la course des quatre ou cinq premières constellations.
Au regard du coût estimé du déploiement d'une telle constellation, d'au moins 6 milliards d'euros - sans compter les coûts de maintenance et de renouvellement régulier de la flotte de satellites -, et compte tenu de la vitesse à laquelle la Commission européenne souhaite mettre en oeuvre ce projet, il me semble important d'insister sur les bénéfices que pourrait apporter une telle constellation, que certains sous-estiment sous prétexte que nous pourrions nous satisfaire de la fibre.
Le développement en orbite basse offre des avantages décisifs en matière de réduction des temps de latence et d'amélioration de la vitesse de connexion, les satellites étant plus proches de la Terre qu'en orbite géostationnaire.
Ces avantages sont importants pour les usages gouvernementaux, notamment militaires, mais également pour les usages commerciaux : la chirurgie à distance, les véhicules autonomes, le guidage de précision des bateaux ou encore le développement des objets connectés, et même les jeux en ligne.
Les avantages sont également considérables pour les particuliers. L'objectif est ainsi de fournir à la population européenne des services satellitaires de connectivité complémentaires à ceux qui sont permis par les réseaux terrestres de télécommunications, notamment pour les zones habitées qui ne pourront pas être couvertes par une seule et même technologie.
Par exemple, si la France est le pays de l'Union européenne le plus avancé dans le déploiement de la fibre optique, cette vitesse de déploiement n'est pas toujours gage de qualité de service, et le raccordement d'entreprises et de particuliers dans les zones montagneuses et peu denses et dans les territoires ultramarins demeure incertain. Ce sont d'ailleurs principalement dans ces zones que se situent les 4 000 abonnés dont dispose Starlink en France.
En outre, c'est faire affront à l'avenir que de penser que nous pourrions nous passer d'une constellation de satellites à l'heure où toutes les grandes puissances en font une priorité, où nous prônons plus de souveraineté numérique et alors que nous découvrons de nouvelles vulnérabilités liées notamment aux catastrophes naturelles. Ainsi, nous enterrons de moins en moins la fibre ; qu'adviendrait-il si une partie du réseau aérien était rendu inopérant par des tempêtes ou des incendies ?
Nous nous devons donc, au Sénat, de soutenir le déploiement d'une telle constellation qui viendra répondre à des besoins grandissants de connectivité ainsi qu'aux carences vécues par une partie de la population européenne et par plusieurs entreprises, le but étant de résorber les zones blanches dans nos territoires et de renforcer la connectivité, assurant ainsi une plus grande résilience de nos systèmes de télécommunications.
Le soutien que nous apportons à ce projet n'ignore toutefois pas les conséquences de ce déploiement en matière d'encombrement de l'espace et, à terme, de prolifération des débris spatiaux.
Selon les estimations de l'Agence spatiale européenne (European Space Agency - ESA), il y aurait en orbite plus d'un million de débris. Sur les 12 000 satellites lancés depuis les années 1950, seuls 4 500 sont encore opérationnels, tandis que la plupart des autres satellites toujours en orbite ne sont plus utilisés.
Il me semble important d'oeuvrer pour un alignement des calendriers, la Commission européenne ayant récemment proposé l'élaboration de règles communes en matière de gestion du trafic spatial, dans un double objectif de limitation de la pollution spatiale et de promotion d'une concurrence équitable entre les différents opérateurs concernés.
Cette nouvelle réglementation devra être pleinement en vigueur au moment du déploiement de la constellation afin de promouvoir, au niveau européen, un usage plus durable et plus responsable de l'espace, dans la continuité des efforts réalisés par la France lors de l'adoption de la loi sur les opérations spatiales en 2008.
Enfin, et je me permets d'insister sur ce dernier point, nous devons promouvoir une approche stricte de la préférence européenne. Autrement dit, les satellites de la constellation européenne devront être déployés par des lanceurs européens depuis des bases de lancement situées sur le territoire de l'Union européenne. Il s'agit là d'un enjeu primordial de souveraineté, afin de nous permettre de disposer, dans la durée, d'un accès autonome à l'espace.
Affirmer la préférence européenne en matière d'infrastructures spatiales est également un moyen de soutenir, à long terme, le développement et l'innovation de l'industrie spatiale française et européenne, que ce soit les acteurs historiquement établis ou de nouvelles start-up du New Space.
En effet, il serait regrettable que le déploiement d'infrastructures spatiales gouvernementales, financées par des fonds publics, bénéficie avant tout aux lanceurs américains et aux acteurs économiques extraeuropéens. C'est un enjeu de souveraineté, mais également de retour sur investissement de l'argent public investi, car les retombées économiques d'un tel projet devraient d'abord bénéficier aux entreprises et aux territoires de l'Union européenne.
En contrepartie, tous les efforts déployés permettant d'affirmer une préférence européenne en matière spatiale devraient s'accompagner d'engagements supplémentaires de la part des entreprises spatiales européennes, afin qu'elles assurent la cadence et la fluidité des lancements européens.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - Comme la commission des affaires économiques, la commission des affaires européennes est fermement attachée à l'application d'une préférence européenne pour les lanceurs. Une telle préférence paraît évidente pour les satellites destinés aux services gouvernementaux, et a fortiori militaires. Toutefois, elle devrait l'être aussi pour la plupart des lancements commerciaux, pour d'évidentes raisons liées à la souveraineté technologique. Comme nous l'a dit l'un des entrepreneurs que nous avons auditionnés : à l'heure où l'on parle pour l'Europe de souveraineté économique, il n'est pas raisonnable de laisser un satellite trois semaines en attente de lancement sur le sol des États-Unis. Il est concrètement impossible d'en assurer la surveillance 24 heures sur 24. Sans vouloir prêter de mauvaises intentions à nos amis américains, cela revient à se jeter dans la gueule du loup !
Je rappelle d'ailleurs que le droit européen de la commande publique n'interdit pas les restrictions d'accès aux marchés publics européens, pour peu qu'elles soient suffisamment justifiées, notamment pour des motifs de sécurité.
Il est tout à fait légitime d'utiliser pleinement cette latitude laissée aux donneurs d'ordre et nous devrons, pour notre part, être particulièrement attentifs à la manière dont la Commission libellera les marchés.
Selon la proposition de la Commission, les lancements devraient se faire « si possible » à partir du territoire des États membres. Cette expression est ambiguë, et elle a été interprétée de manière divergente par nos partenaires européens. Certains estiment en effet qu'une moindre compétitivité des bases de lancement européennes serait un motif suffisant pour se tourner vers des fournisseurs de services de lancement étrangers. Dans le même article de la proposition de règlement, la mention explicite d'un objectif de promotion de « l'autonomie stratégique » de l'Union semble limiter la possibilité d'une telle interprétation, qui n'est évidemment pas celle de la France. Néanmoins, afin d'éviter tout malentendu ultérieur, nous souhaiterions que ce point soit clarifié. De telles dérogations à la préférence européenne ne devraient intervenir que dans des cas très limités d'incapacité constatée des lanceurs européens à remplir cette mission, et seulement si un retard de déploiement était susceptible de causer des dommages importants au système.
Sur ce point, la présidence française du Conseil de l'Union européenne ne nous a peut-être pas beaucoup aidés, car, comme vous le savez, au titre de la présidence, les représentants français se sont abstenus de faire prévaloir leur point de vue lors des discussions au Conseil. Nos partenaires italiens, avec lesquels nous sommes très en phase à ce sujet et qui y sont très intéressés à travers leur lanceur Vega-C, n'ont pas réussi à obtenir de garanties supplémentaires.
Si nous souhaitons tous que les satellites de la constellation soient déployés par des lanceurs européens, l'applicabilité de restrictions de lancement pour des acteurs non européens dépendra, concrètement, de la capacité d'Ariane 6 - le cas échéant suppléée par Vega-C - à déployer ces satellites.
Si le vol inaugural de Vega-C a bien eu lieu la semaine dernière, le lancement d'Ariane 6 ne cesse d'être retardé. Il est actuellement prévu pour l'année 2023, et devra en outre, dans ses premières années de fonctionnement, assurer le déploiement de la constellation Kuiper d'Amazon, qui a réservé dix-huit lancements échelonnés entre 2024 et 2027. Même si une montée en cadence des lancements n'est pas à exclure, l'hypothèse selon laquelle les services de lancement européens seraient insuffisants pour assurer le déploiement de la constellation européenne demeure malheureusement plausible. Afin de se prémunir contre ce risque, il serait souhaitable que la Commission européenne assure plus fermement son rôle de client d'ancrage pour les services de lancement européens - comme l'a d'ailleurs fait l'Agence spatiale européenne.
Dans le contexte de montée en puissance de l'Union européenne dans le domaine spatial, le nouveau projet de constellation illustre d'ailleurs à nouveau les difficultés d'articuler la coexistence, en Europe, de l'Union européenne spatiale et de l'ESA. Ce n'est pas un problème nouveau, mais, au vu de l'importance des enjeux de sécurité en présence, la répartition des rôles doit être ici strictement définie. Pour la constellation, il est prévu que l'ESA se cantonne à un rôle de soutien technique, notamment dans l'analyse des offres des partenaires privés.
Par ailleurs, les marchés concernant les services gouvernementaux ne devraient pas être ouverts aux pays de l'ESA non membres de l'Union européenne. La même question se pose pour les bases de lancement : faut-il autoriser, comme le souhaitent certains grands pays partenaires, des lancements depuis la Norvège ? Nous n'y sommes pas favorables, car les priorités de l'ESA et de l'Union peuvent être divergentes.
Le Royaume-Uni, qui est un acteur spatial de premier plan, a quitté l'Union européenne, mais demeure membre de l'ESA, ce qui met encore davantage en relief cette césure. Même si les conditions de production et d'accès aux informations classifiées de l'Union par l'ESA seront renforcées, et même si le Royaume-Uni ne pourra participer, dans le cadre de l'Agence, qu'à la fourniture de services commerciaux pour la constellation, peut-on garantir que les entreprises britanniques ne tireront pas un bénéfice excessif des informations auxquelles elles pourraient avoir accès à l'occasion de ces collaborations ?
En outre, je rappelle que le gouvernement britannique est l'un des actionnaires principaux de la constellation OneWeb, dont la nouvelle constellation européenne sera une concurrente directe dans plusieurs domaines. Peut-on, dans ces conditions, laisser librement les entreprises britanniques candidater aux appels d'offres relatifs à la constellation européenne ? Des garde-fous devront être posés. Cela relèvera des négociations entre l'ESA et la Commission, qui semble avoir pris la mesure du problème.
Pour finir, il faut évoquer le financement du projet. Son coût total, pour la période 2023-2027, est estimé par la Commission à 6 milliards d'euros, parmi lesquels 1,6 milliard d'euros serait financé par l'Union et 2 milliards d'euros par le secteur privé, le reste devant être assuré par les États membres et des États tiers participant au programme, ainsi que par l'ESA.
Sur ce point, deux remarques s'imposent. Premièrement, le montant exact du projet n'est pas connu a priori, puisque l'architecture de la constellation et le nombre de satellites nécessaires à la fourniture du portefeuille de services, qui sera défini par la Commission, seront laissés au libre choix des prestataires. Néanmoins, au vu des budgets consacrés par les acteurs privés au déploiement de leurs constellations, le montant total annoncé apparaît particulièrement faible : on parle ainsi de 10 à 15 milliards d'euros pour le déploiement de Kuiper.
Il est donc indispensable de consolider le modèle de financement du projet. En ce qui concerne les fonds européens mobilisés, pour l'instant, la somme de 1,6 milliard d'euros prévue par l'Union est redéployée depuis d'autres programmes, notamment le programme spatial européen et Horizon Europe. On peut le regretter, mais lorsqu'on connaît la difficulté des négociations budgétaires européennes, cela est sans doute plus sage que de rouvrir le cadre financier pluriannuel - dont les dernières négociations ont duré près de quatre ans.
En revanche, il faut, dès à présent, anticiper l'intégration de ce nouveau programme dans le prochain cadre financier pluriannuel, bien au-delà des 442 millions d'euros initialement prévus, pour GovSatCom et la surveillance de l'espace durant la période 2021-2027. Le développement de l'espace comme secteur stratégique, au-delà des programmes historiques Galileo et Copernicus, nécessitera une augmentation considérable des budgets européens associés. Je rappelle d'ailleurs que le budget consacré à la politique spatiale dans le cadre financier pluriannuel 2021-2027 était déjà en nette augmentation, par rapport à la période précédente, signe de sa montée en puissance.
Afin de sécuriser le financement privé de la constellation et d'assurer la viabilité de son business plan, il serait souhaitable que les premiers services commerciaux soient lancés dès le déploiement de l'infrastructure gouvernementale. Il conviendrait alors de privilégier dans un premier temps, dans les critères d'attribution, la maturité de l'offre de service et l'existence d'un marché. Nous ne pourrons en effet nous passer des acteurs privés pour le financement du programme. Il nous semble par ailleurs très important, vu les implications financières et les incertitudes concernant la viabilité financière du projet, que le Parlement européen, mais aussi les parlements nationaux soient régulièrement informés par la Commission européenne des évolutions survenues dans la mise en oeuvre du partenariat public-privé envisagé, afin de pouvoir réagir à toute difficulté qui se présenterait à ce sujet.
La Commission européenne envisage un calendrier de déploiement de la constellation très ambitieux, impliquant le lancement des premiers satellites et de premiers services accessibles dès 2024. La présidence française du Conseil de l'Union européenne a obtenu un accord sur le projet au Conseil, le 29 juin, après seulement quatre mois de négociations. Le double objectif de la proposition a permis un relatif consensus au sein des États membres, certains, comme la France, étant plus sensibles aux usages souverains et militaires, et d'autres plus sensibles à la réduction des zones blanches et au développement de services commerciaux.
Le Parlement européen devrait se prononcer en octobre, et la présidence tchèque de l'Union européenne a fait de ce dossier une priorité. Elle espère obtenir un accord en trilogue au plus tard au tout début de l'année 2023. Ainsi, le calendrier envisagé par la Commission pourrait être tenu, de premiers appels d'offres pouvant être lancés dès l'année prochaine. Des consultations avec les industriels du secteur spatial sont d'ores et déjà prévues durant cet été, en parallèle des négociations sur la proposition de règlement, afin de pouvoir lancer rapidement les premiers appels d'offres dès son adoption.
Il nous paraît urgent de lancer la constellation, qui assurera les conditions de la souveraineté européenne et d'une croissance tirant bénéfice des nouveaux usages du numérique. Toutefois, nous appelons à une grande vigilance quant aux conditions de sécurité et de participation des acteurs extraeuropéens à ce projet, et quant à ses modalités de financement. C'est l'objet de la proposition de résolution européenne que nous avons déposée conjointement, et que nous vous proposons d'adopter aujourd'hui.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous avez parlé de cyber-sécurité et de la nécessité d'apporter une attention particulière aux fournisseurs de services gouvernementaux. Quel est votre avis sur le projet d'association entre Thales et Google présenté dans le cadre de la doctrine gouvernementale du cloud de confiance ? La justification de cette association est qu'il n'existerait pas de fournisseur de cloud européen, ce qui est faux. Compte tenu de l'attention qu'il convient de porter à l'ensemble des éléments de la chaîne de valeur, y compris nos petites entreprises, et des risques induits par l'extraterritorialité du droit américain, ne faudrait-il pas redoubler de vigilance dans le cadre de ce type de projets ?
Mme Anne-Catherine Loisier. - Au sein de l'Union européenne, certains États sont favorables à une ouverture vers des entreprises extérieures, quand d'autres plaident pour une souveraineté sécurisée au maximum, ce qui implique de privilégier les entreprises européennes. Un cryptage renforcé permettrait peut-être de travailler avec des entreprises extra-européennes dans des conditions de sécurité adéquates. Nous sommes favorables à un travail partenarial, à condition que la souveraineté française et européenne demeure assurée.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - Au cours de nos auditions, nous avons entendu des start-ups comme des grandes entreprises du domaine spatial. L'idée qu'elles développent de former des consortiums agrégeant ces différents acteurs m'a paru intéressante.
M. André Gattolin, rapporteur. - En matière d'industrie spatiale, nous sommes davantage autonomes qu'en matière numérique, où de grands groupes sont devenus dominants sur nos marchés européens. Dans ce dernier domaine, des modules entiers de production des nouvelles technologies nous échappent, non en raison de nos capacités technologiques, mais du fait de la faiblesse de nos investissements dans certaines filières.
La prudence est essentielle en la matière. L'entrée de nouveaux acteurs dans le domaine spatial nous paraît intéressante. Toutefois, le risque de voir les acteurs les plus innovants du New Space européen rachetés, à terme, par de grands groupes américains ou chinois constitue une préoccupation majeure. Nous disposons néanmoins, dans le domaine spatial, d'atouts et d'acteurs plus performants que dans le secteur du numérique.
Mme Marta de Cidrac. - Je vous remercie de ces éclairages sur ce domaine important.
Vous avez évoqué le déploiement de la fibre, pour lequel la France se positionne très bien à l'échelon européen. Doit-on opposer la constellation et la fibre ? A-t-on une vision globale, à moyen et à long terme, sur ce que cette constellation apporte stratégiquement pour la France ? Je souscris à vos propos concernant les enjeux autour des lanceurs, mais quid des services qui passent par la fibre, pour lesquels la France a une réelle capacité ?
Par ailleurs, quelle est la durabilité de ces satellites ? Vous avez évoqué le million de débris que l'on voit tourner autour de la planète. À quoi ressemblera l'espace de demain ? Devrons-nous ramener les satellites tous les vingt ans pour les réparer, ou bien créer des déchetteries dans l'espace ? Quelle est la vision européenne globale du spatial - qui est au demeurant une superbe technologie ? Nous ne pensons peut-être pas en premier à ces sujets, mais ils pourraient vite nous rattraper.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - La question de la transformation de l'espace en décharge est bien entendu soulevée par l'ensemble des acteurs. Il est très difficile de parler globalement de la durée de vie d'un satellite. Sa durée de vie physique est d'une vingtaine d'années. Mais il faut prendre en compte sa durée de vie technologique et sa maintenance progressive, qui commence environ huit ans après son lancement. Aujourd'hui, on peut apporter une transformation technologique et numérique aux satellites.
Mme Marta de Cidrac. - À ce sujet, la chaîne de valeur est-elle totalement européenne ? Le suivi de la vie d'un satellite européen est-il assuré par des entreprises européennes ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - C'est ce que l'on souhaite. Une constellation est faite pour durer, moyennant des remplacements. Galileo comme Copernicus vont connaître leurs premières modifications et les premiers remplacements de satellites.
La récupération des déchets spatiaux est un vrai sujet, qui sera abordé lors de la conférence interparlementaire européenne de septembre prochain.
Mme Anne-Catherine Loisier. - Depuis la loi de 2008 relative aux opérations spatiales, la France est très engagée sur ce sujet.
Concernant le rapport de la fibre avec la constellation de satellites, il me semble que, comme sur de nombreux sujets, il faut une approche en termes de bouquets et de complémentarité. Il ne faut pas penser qu'il n'y a qu'une seule technologie phare. Certes, la France a fait le choix de la fibre, mais l'enjeu du satellitaire est aujourd'hui mondial. Les feux de forêt nous montrent à quel point les satellites sont importants. Cet enjeu concerne aussi la géostratégie : si demain toutes les constellations sont américaines ou chinoises, cela sera préoccupant pour la place et l'influence de l'Europe dans le monde.
Les technologies progressent, et il ne faut pas rater le rendez-vous avec les constellations. L'idée que nous pourrions nous satisfaire de ce que nous avons déjà est une tentation peu française, et peut devenir une erreur fatale. Il y a de vrais sujets, notamment sur les véhicules autonomes, et nous devons être présents sur ces secteurs stratégiques.
Les satellites seront un outil important de soft power. L'Europe doit être au rendez-vous de la constellation satellitaire.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - D'après les premières estimations du plan France numérique, 350 000 foyers ne seront toujours pas raccordés au haut débit en France. Le réseau fibré français fonctionnera effectivement. Mais le sujet a clairement une dimension européenne, et les territoires non raccordés à la fibre sont nombreux. J'insiste particulièrement sur le domaine souverain et la dimension militaire, qui est plus que jamais d'actualité : les militaires ne peuvent pas utiliser de téléphone satellitaire sans satellite !
Par ailleurs, il faut prendre en compte les catastrophes naturelles. J'ai participé à la rédaction d'un rapport sur les risques naturels majeurs dans les territoires d'outre-mer, en particulier sur la gestion de crise et la résilience. Les services de sécurité nous disaient que c'est lors des premières heures, alors que les réseaux peuvent être coupés, qu'il faut plus que jamais de la connectivité, la fibre ne pouvant pas toujours l'assurer.
M. André Gattolin, rapporteur. - Ces infrastructures sont lourdes et coûteuses, et elles préemptent des choix dans le temps, alors que les évolutions technologiques bouleversent tout. Dans les années 1980, la France était l'un des premiers pays à développer la fibre optique, mais, avec l'émergence de la technologie de la compression numérique, nous avons dû enlever des réseaux filaires pour remettre du cuivre afin d'avoir un débit plus élevé. Compte tenu de la révolution quantique, et des limites de la fibre face aux risques d'attaques cyber, nous devons nous interroger sur la pertinence de la fibre et sur un potentiel dédoublement de nos réseaux.
Comme l'a dit le président Rapin, il s'agit non seulement du territoire national, mais de l'ensemble des liaisons de nos réseaux, pour la diplomatie et l'armée, mais aussi pour nos entreprises. Dans plus de 80 % des grandes attaques cyber, une entreprise est attaquée par l'intermédiaire d'une de ses filiales étrangères, en raison de failles de sécurité et de connectivité entre la filiale et le centre. Il est donc important de disposer de communications hautement sécurisées, et d'éléments de cryptage post-quantique.
J'invite le groupe sénatorial sur le numérique à travailler autour de cette question, car il s'agit d'un enjeu capital. Le Congrès américain y travaille depuis quatre ou cinq ans. Ses membres estiment que huit à dix ans peuvent s'écouler entre le développement réel de l'informatique quantique et celui de la cryptographie post-quantique, au seuil des années 2025 et 2035. À l'aube du siècle nouveau, nous étions préoccupés à cause du bug de l'an 2000 ; mais d'ici à 2035, on pourrait assister à un bug des clés traditionnelles de cryptographies en raison de l'informatique quantique. Ne nous le cachons pas, la Chine travaille énormément sur ces questions, ce qui motive les États-Unis. Le commissaire européen Thierry Breton y est particulièrement sensible, mais j'ai peur que les moyens mis en oeuvre par les États membres et l'Union européenne restent trop faibles par rapport aux enjeux de souveraineté.
Mme Marta de Cidrac. - Vous avez indiqué que quatre fréquences pourraient être investies par cette constellation. Je ne suis pas experte en la matière. Pourriez-vous préciser quels sont les enjeux stratégiques de ces fréquences ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - On peut réserver une fréquence sans l'utiliser, auquel cas d'autres acteurs voulant l'utiliser doivent solliciter une autorisation. Ce système est un peu inquiétant, mais c'est comme cela qu'il fonctionne : on peut capter et se réserver une fréquence sans l'utiliser, les autres acteurs dépendant alors de celui qui détient la fréquence initiale.
Mme Anne-Catherine Loisier. - À ce stade, seule la France a mis à disposition ses précieuses fréquences. Nous nous sommes demandé si cela pourrait devenir préjudiciable à terme. Mais les fréquences réservées par la France sont utilisables jusqu'en 2027. Plutôt que de perdre ses droits, la France préfère mettre ses droits d'utilisation à disposition du projet européen. Nous avons interrogé l'Agence nationale des fréquences (ANFR) et l'ensemble des acteurs sur ce sujet.
Il ne s'agit pas de quatre fréquences, mais de quatre constellations de satellites qui pourront fonctionner à terme, et d'un faisceau de fréquences - ainsi, récemment, la bande des 700 mégahertz a été transférée au secteur des télécommunications.
M. André Gattolin, rapporteur. - La France a toujours réservé, dans le spectre, des fréquences à usage militaire. Mais, compte tenu de l'évolution des technologies, le nombre de fréquences réservées s'est révélé bien supérieur aux besoins. La France a libéré l'usage de certaines fréquences, tout en conservant une souveraineté sur elles. Mais cette souveraineté est limitée : si nous ne les utilisons pas d'ici 2027, elles retomberont quasiment dans le bien commun. Il y a donc urgence à créer cette constellation européenne sécurisée pour utiliser ces fréquences. D'une certaine façon, cela confère à la France un poids et un pouvoir d'influence particulier dans le cadre de ce projet, qui se révélera déterminant quand il s'agira d'imposer des bases de lancement européennes et françaises.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - Le président Chaize me signale qu'il jugerait important que nous bénéficiions d'informations plus amples sur les technologies quantiques et post-quantiques. Ce sujet est très compliqué, mais il y va effectivement de l'avenir à dix ans. Un décryptage pédagogique poussé me paraît de fait nécessaire, et nous pourrions mener un travail en commun.
M. André Gattolin, rapporteur. - Les fiches et les travaux de l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), disponibles sur leur site, sont particulièrement éclairants. Par ailleurs, une conférence du Congrès américain, il y a quelques années, mettait en évidence l'écart entre le développement des usages de ces technologies et le moment où une cryptographie efficace sera généralisée. Le problème concernant les instruments de cybersécurité n'est pas tant de trouver des instruments nouveaux que de les déployer chez tous les acteurs, depuis les acteurs institutionnels jusqu'aux citoyens, en passant par toute la gamme des entreprises et des administrations intermédiaires. Les règles de sécurité ne sont souvent pas correctement appliquées, et les failles sont souvent dues au fait que les gens ne mettent pas à jour les logiciels. Au-delà de la recherche fondamentale en informatique quantique, il y a là un vrai problème d'éducation à la cybersécurité à prendre en compte.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, rapporteur. - Nous pourrions donc mener ce travail commun avec le groupe sénatorial sur le numérique concernant ce sujet.
Pour finir, je mets aux voix la proposition de résolution européenne. Cela concerne la commission des affaires européennes : la commission des affaires économiques s'en saisira prochainement.
La commission des affaires européennes adopte la proposition de résolution européenne disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 10.