- Mardi 28 juin 2022
- Justice et affaires intérieures - Directive du Parlement européen et du Conseil sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives (contrôle de la conformité du texte COM(2022) 177 final au principe de subsidiarité) - Communication et proposition de résolution européenne portant avis motivé
- Marché intérieur, économie, finance, fiscalité - Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité COM(2022) 71 final - Examen de la proposition de résolution européenne et de l'avis politique
- Justice et affaires intérieures - Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relative à la numérisation de la procédure de visa (contrôle de la conformité du texte COM(2022) 658 final au principe de subsidiarité) - Communication
- Institutions européennes - Troisième partie de session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) du lundi 20 au vendredi 24 juin 2021 - Communication
- Mercredi 29 juin 2022
Mardi 28 juin 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 16 heures.
Justice et affaires intérieures - Directive du Parlement européen et du Conseil sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives (contrôle de la conformité du texte COM(2022) 177 final au principe de subsidiarité) - Communication et proposition de résolution européenne portant avis motivé
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous examinons la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de directive COM(2022) 177 final. Je voudrais excuser notre collègue Philippe Bonnecarrère, qui était pressenti comme rapporteur sur ce texte, mais qui ne pouvait pas se rendre disponible.
Comme vous le savez, la liberté de la presse est consubstantielle à la démocratie. En pratique, la « libre communication des pensées et des opinions », considérée comme l'un des droits « les plus précieux » de l'homme par la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, est protégée, tant par notre droit national que par la Charte européenne des droits fondamentaux.
Cependant, depuis quelques années, le travail des journalistes est menacé par des « poursuites judiciaires manifestement infondées ou abusives altérant le débat public », communément appelées « poursuites-bâillons ». Le principal objectif des requérants est alors d'empêcher, de limiter ou de pénaliser le débat public en attaquant des journalistes devant la justice, afin de les intimider et de les contraindre à cesser leurs critiques ou enquêtes, notamment par épuisement de leurs ressources financières.
Adoptée le 27 avril dernier, la proposition de directive que nous examinons s'inscrit dans un ensemble de mesures destinées à défendre la liberté de la presse défini par la Commission européenne dans son plan d'action pour la démocratie européenne du 3 décembre 2020, qui se compose plus précisément d'une recommandation sur la sécurité des journalistes, de la proposition de directive que nous examinons, ainsi que d'une initiative législative à venir en faveur de la liberté des médias.
L'objet de la proposition est très large. En pratique, celle-ci vise à protéger les personnes participant au débat public en « prévoyant des garanties contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives dans les matières civiles ayant une incidence transfrontière ». C'est l'objet de son article 1er.
La proposition énumère plusieurs indices permettant d'identifier ces procédures tels que le caractère « disproportionné, excessif ou déraisonnable » de la demande en justice, l'existence de procédures multiples engagées par le requérant concernant des questions similaires, « l'intimidation », « le harcèlement » ou « les menaces » de la part du requérant ou de ses représentants.
Les procédures judiciaires concernées sont celles s'appliquant « aux matières de nature civile ou commerciale ayant une incidence transfrontière » ; c'est l'article 2 de la proposition.
La proposition de directive demande aux États membres de veiller à ce que les personnes faisant l'objet de procédures judiciaires abusives puissent bénéficier de certaines protections procédurales. En pratique, ces personnes pourraient demander à la juridiction saisie d'imposer au requérant de fournir une garantie pour les frais de procédure et, le cas échéant, les dommages-intérêts si elle estimait qu'une telle garantie était appropriée. Ce sont les articles 5 et 8 de la proposition.
De plus, la juridiction compétente pourrait adopter une « décision rapide de rejet, total ou partiel » des procédures judiciaires manifestement infondées. La charge de la preuve incomberait alors au requérant, en vertu des articles 5 et 9 à 12 de la proposition. Ces décisions pourraient être prises d'office par la juridiction concernée.
Les personnes visées par une procédure judiciaire abusive pourraient à leur tour déposer un recours contre la personne les ayant attaquées en justice afin d'obtenir réparation intégrale du préjudice subi. Dans ce cadre, le requérant qui viendrait à être condamné devrait « supporter tous les frais de procédure » et pourrait se voir infliger des sanctions.
Par ailleurs, les juridictions concernées pourraient accepter que « des organisations non gouvernementales qui assurent la protection ou la promotion des droits des personnes participant au débat public » prennent part à la procédure pour soutenir le défendeur. C'est l'article 7.
Enfin, un État membre serait tenu de refuser de reconnaître les décisions des juridictions d'un pays tiers issues de procédures abusives et de ne pas les appliquer. Ces décisions seraient en effet considérées comme manifestement contraires à l'ordre public dans l'hypothèse où, dans le droit interne de cet État membre, la procédure suivie aurait été considérée comme infondée et abusive.
Dans cette hypothèse, la personne ayant fait l'objet d'une telle procédure, si elle est désormais domiciliée dans un État membre de l'Union européenne, pourrait demander, devant la juridiction compétente de cet État membre, réparation « de tous dommages et frais liés à la procédure menée » dans le pays tiers. Ce sont les articles 17 et 18 de la proposition.
Bien entendu, les États membres devront transposer ces mesures dans leur droit national, dans un délai de deux ans, mais leurs marges d'adaptation sont limitées. Pour rappel, signalons que le droit français reconnaît et sanctionne déjà les procédures judiciaires abusives.
Il me semble que cette proposition de directive importante suscite plusieurs difficultés juridiques et nécessite l'adoption de l'avis motivé dont un projet vous a été distribué en amont de notre réunion.
Je souhaite formuler deux remarques préalables.
En premier lieu, sur le principe, il nous faut défendre le principe d'une protection des journalistes et des défenseurs des droits de l'Homme contre les procédures judiciaires abusives. En conséquence, il nous faut soutenir la Commission européenne dans ses efforts actuels.
En second lieu, en France, le régime juridique de protection des journalistes ne relève pas de la procédure civile mais plutôt du droit pénal. La liberté de la presse est garantie par la loi - c'est la fameuse loi du 29 juillet 1881 - et les journalistes peuvent être amenés à répondre d'éventuels abus qui constituent des infractions pénales : injures, diffamation, etc. Mais ils bénéficient alors des garanties du procès pénal.
De là, la proposition telle qu'elle est présentée semble ne pas être totalement aboutie.
Premièrement, cette proposition, jugée pourtant essentielle par la Commission européenne, n'a donné lieu à aucune étude d'impact sur sa conformité au principe de subsidiarité ou sur sa cohérence. Cette absence a été considérée comme préjudiciable par le Conseil des barreaux européens, qui, dans un avis du 10 décembre dernier, soulignait la « nécessité d'une évaluation et d'une analyse approfondies des réglementations et mesures nationales existantes », afin de « garantir que les principes de subsidiarité et de proportionnalité soient bien respectés à cet égard ». En conséquence, comme le rappelle le projet d'avis motivé, nous ne sommes en mesure ni d'évaluer l'ampleur quantitative du phénomène des « procédures-bâillons » dans les États membres ni de conclure à la nécessité de l'ensemble des dispositions du texte. De plus, en l'absence d'analyse juridique précise, il existe un doute légitime sur la compatibilité des dispositions du chapitre III permettant à une juridiction de rejeter rapidement une procédure comme « manifestement infondée », avec le droit à un procès équitable, qui implique qu'une partie ne soit pas placée en net désavantage par rapport à une autre.
Deuxièmement, la base juridique sélectionnée, à savoir l'article 81 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), ne paraît pas constituer un fondement suffisant pour autoriser l'ensemble des nouvelles procédures envisagées. Je pense par exemple à la disposition de l'article 17 imposant aux États membres de refuser, comme contraires à l'ordre public, la reconnaissance et la mise en oeuvre d'une décision rendue dans un pays tiers manifestement infondée ou abusive. L'article 81 couvre en effet la coopération entre États membres, pas les relations avec les pays tiers.
Troisièmement, la définition des « matières ayant une incidence transfrontière », qui justifie la compétence de l'Union européenne et délimite le champ d'application de la proposition de directive, est problématique. En effet, une matière européenne est en principe considérée comme transfrontière lorsque deux États membres au moins sont concernés. Ainsi n'est pas transfrontière une procédure dans laquelle « les deux parties sont domiciliées dans le même État membre que la juridiction saisie ».
La proposition dégage pourtant deux exceptions dans lesquelles une procédure serait transfrontière alors que les requérants et le tribunal sont situés dans le même État membre : d'une part, dans l'hypothèse où « l'acte de participation au débat public concernant une question d'intérêt public contre lequel une procédure judiciaire est engagée a une incidence sur plus d'un État membre » ; d'autre part, lorsque « le requérant ou des entités associées ont engagé, simultanément ou antérieurement, des procédures judiciaires contre le même défendeur ou des défendeurs associés dans un autre État membre. » C'est l'article 4 de la proposition.
Ce champ d'application est trop flou. En effet, si une telle définition extensive de la notion de matière « transfrontière » était acceptée pour des raisons d'opportunité, une telle réglementation européenne couvrirait l'ensemble des conflits opposant des journalistes ou défenseurs de droits de l'homme à une partie adverse dans une procédure civile nationale.
Nous partageons tous l'objectif de la Commission européenne d'une protection accrue des journalistes et des défenseurs des droits de l'Homme. Mais, même pour des raisons de communication politique, il ne faut pas « brûler les étapes ». Or c'est le sentiment que nous donne la lecture de ce texte.
Notre avis motivé doit ainsi être considéré comme une « piqûre de rappel » pour « retravailler ce dispositif ». Comme l'a confirmé M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du sceau au ministère de la justice quand je l'ai auditionné, c'est ce message qui a été adressé à la Commission européenne par plusieurs États membres lors de la présentation du texte au groupe droit civil du Conseil, et c'est l'engagement qui a été pris par la Commission.
C'est dans cet esprit que je vous soumets la proposition de résolution portant avis motivé qui vous a été transmise.
La commission adopte à l'unanimité la proposition de résolution européenne portant avis motivé, disponible en ligne sur le site du Sénat.
Proposition de résolution européenne
Mesure phare du plan d'action pour la démocratie européenne présenté par la Commission européenne, le 3 décembre 2020, la proposition de directive COM (2022) 177 final a pour objectif d'élaborer un cadre juridique pour protéger les personnes physiques ou morales, en particulier les journalistes et les défenseurs des droits de l'Homme, attaquées en raison de leur participation au débat public, au travers de procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives dans les matières civiles et ayant une incidence transfrontière. Dans le cadre de cette proposition, les juridictions compétentes pourraient, à titre principal : - imposer, si nécessaire, au requérant de fournir une garantie pour les frais de procédure, ou pour les frais de procédure et les dommages-intérêts (articles 5 et 8 de la proposition) ; - adopter une « décision rapide de rejet, total ou partiel, des procédures judiciaires altérant le débat public comme étant manifestement infondées ». La charge de la preuve incomberait alors au requérant. La décision de la juridiction serait cependant susceptible de recours (articles 5 et 9 à 12 de la proposition) ; - autoriser le dépôt d'un recours contre une procédure judiciaire abusive et permettre d'obtenir réparation intégrale du préjudice subi (articles 5 et 14 à 16). En outre, un État membre pourrait refuser, parce que manifestement contraires à l'ordre public, la reconnaissance et l'application d'une décision rendue dans un pays tiers, dans le cadre d'une procédure judiciaire engagée contre une personne en raison de sa participation au débat public, dans l'hypothèse où, dans le droit interne de cet État membre, la procédure suivie aurait été considérée comme infondée et abusive (articles 17 à 19). Vu l'article 88-6 de la Constitution, Le Sénat émet les observations suivantes : - l'article 5 du traité sur l'Union européenne prévoit que l'Union ne peut intervenir, en vertu du principe de subsidiarité, que « si, et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, mais peuvent l'être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, au niveau de l'Union » ; ce qui implique d'examiner, non seulement si l'objectif de l'action envisagée peut être mieux réalisé au niveau communautaire, mais également si l'intensité de l'action entreprise n'excède pas la mesure nécessaire pour atteindre l'objectif que cette action vise à réaliser ; - la liberté de la presse et l'indépendance des médias sont des conditions essentielles de la vie démocratique ; ainsi, dans son principe, toute initiative européenne protégeant les journalistes et les défenseurs des droits de l'Homme contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives doit être soutenue ; - toutefois, en l'espèce, l'absence d'analyse d'impact de la présente proposition de directive empêche de mesurer le nombre et l'ampleur actuels de telles procédures judiciaires dans les États membres et de constater les éventuelles carences de leur droit national ; elle nuit de ce fait à la clarté juridique de la proposition et empêche de conclure à la nécessité de l'ensemble des dispositions envisagées par la Commission européenne. Pour rappel, lors de la phase de consultation publique sur cette proposition, dans un avis du 10 décembre 2021, le Conseil des barreaux européens avait souligné « la nécessité d'une évaluation et d'une analyse approfondies des réglementations et mesures nationales existantes » afin de « garantir que les principes de subsidiarité et de proportionnalité soient bien respectés à cet égard » ; - en l'absence d'analyse juridique précise des propositions prévues, il existe même un doute légitime sur la compatibilité de certaines dispositions du texte, comme celles du chapitre III permettant à une juridiction de rejeter rapidement une procédure comme « manifestement infondée », avec le droit à un procès équitable, qui implique qu'une partie ne soit pas placée dans une situation de net désavantage par rapport à une autre1(*); - par ailleurs, la Commission européenne justifie son intervention sur le fondement des dispositions de l'article 81 paragraphe 2, point f, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui habilitent le Parlement européen et le Conseil à adopter des mesures visant à garantir « l'élimination des obstacles au bon déroulement des procédures civiles, au besoin en favorisant la compatibilité des règles de procédures civiles applicables dans les États membres. ». Or, cette base juridique est insuffisante pour permettre à l'Union européenne d'imposer de nouvelles procédures civiles ou commerciales aux États membres lorsqu'un seul d'entre eux est concerné ou de leur demander de ne pas reconnaître et de ne pas appliquer une décision de justice rendue dans un pays tiers au motif qu'elle constituerait selon eux l'aboutissement d'une procédure judiciaire infondée ou abusive ; - enfin, la large définition donnée des « matières ayant une incidence transfrontière » par l'article 4 de la proposition est disproportionnée et non conforme au principe de subsidiarité, lorsqu'elle vise des procédures judiciaires concernant des parties « domiciliées dans le même État membre que la juridiction saisie », dès lors que l'acte de participation au débat public contre lequel une procédure judiciaire est engagée « a une incidence sur plus d'un État membre » ou que le requérant, ou ses associés, aurai(en)t engagé « simultanément ou antérieurement » des procédures judiciaires contre le même défendeur dans un autre Etat membre. En effet, si une telle définition de la notion de matière « transfrontière » était acceptée pour des raisons d'opportunité, le champ d'application de cette réglementation européenne serait susceptible de couvrir de facto l'ensemble des procédures judiciaires nationales, civiles ou commerciales, opposant des journalistes ou défenseurs de droits de l'Homme dans leur activité, à une partie adverse. Pour ces raisons, le Sénat estime que la proposition de directive COM(2022) 177 final, n'est pas conforme, dans sa rédaction actuelle, à l'article 5 du traité sur l'Union européenne et au protocole n°2 annexé à ce traité. |
Marché intérieur, économie, finance, fiscalité - Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité COM(2022) 71 final - Examen de la proposition de résolution européenne et de l'avis politique
M. Jean-François Rapin, président. - Nous examinons à présent une proposition législative importante dont la négociation a débuté à l'échelon européen : celle sur le devoir de vigilance des entreprises.
Le sujet mobilise le Sénat depuis déjà plusieurs années. Afin d'empêcher la survenance de drames en France et à l'étranger, comme l'effondrement en 2013 du Rana Plaza, immeuble qui abritait des ateliers de confection au Bangladesh, une proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre avait été déposée au mois de février 2015 et adoptée par l'Assemblée nationale. Son objectif était de responsabiliser les sociétés transnationales et d'obtenir des réparations pour les victimes de dommages portant atteinte aux droits humains et à l'environnement. Le texte avait été transmis au Sénat, qui l'avait rejeté en novembre 2015 sur le rapport de notre collègue Christophe-André Frassa. Je ne retracerai pas dans le détail le parcours législatif compliqué de ce texte, qui a fini par aboutir à l'adoption d'une loi promulguée en mars 2017. D'autres pays ont suivi depuis, si bien que la Commission européenne a estimé nécessaire de proposer une législation européenne afin d'éviter un morcellement juridique susceptible de fausser la concurrence dans le marché intérieur.
Le trio de rapporteurs chargés du dossier, Christine Lavarde, Didier Marie et Jacques Fernique, a beaucoup travaillé et nous présente aujourd'hui une proposition de résolution européenne (PPRE).
M. Jacques Fernique, rapporteur. - La proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité vise à favoriser un comportement durable et responsable des entreprises tout au long des chaînes de valeur mondiales. Elle s'inscrit dans le cadre du Pacte vert pour l'Europe et de l'objectif d'amélioration de la protection des droits de l'Homme en Europe et ailleurs.
Ce devoir de vigilance est « contraignant » pour les entreprises dites « concernées » : il met en effet à leur charge des obligations de moyens. Concrètement, toute entreprise concernée devra identifier, réduire et, si possible, supprimer les incidences négatives, effectives ou potentielles, de ses activités sur les droits de l'Homme et sur l'environnement, qu'il s'agisse de ses propres opérations, de celles de ses filiales et des opérations réalisées dans ses chaînes de valeur, amont et aval, par des entités avec lesquelles elle a une relation commerciale établie.
Les petites et moyennes entreprises, qui ne relèvent pas directement du champ d'application du texte, peuvent donc être concernées dès lors qu'elles interviennent dans la chaîne de valeur d'une entreprise assujettie.
Ce texte intervient alors que plusieurs États membres, dont la France, ont adopté ou sont en voie d'adopter des législations nationales, dont les champs d'application et les périmètres sont différents. La loi française, dont le président Rapin a rappelé que notre collègue Christophe-André Frassa a été le rapporteur pour le Sénat, fait obligation aux grandes entreprises d'élaborer, de publier et de mettre en oeuvre des mesures adaptées d'identification des risques dans leurs chaînes d'approvisionnement, - donc en amont -, et de prévention des atteintes aux droits de l'Homme et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes, à l'environnement. De son côté, l'Allemagne a adopté en 2021 une législation qui oblige les entreprises à se doter d'un plan de vigilance sur l'ensemble de la chaîne de valeur, - donc en amont et en aval -, mais les fournisseurs ou distributeurs indirects ne doivent faire l'objet d'une vigilance raisonnable que si l'entreprise a eu une connaissance précise et étayée de violations de droits commises par eux. Au surplus, seules sont concernées les obligations ou interdictions limitativement énumérées.
La définition d'un cadre européen transversal et harmonisé en matière de devoir de vigilance des entreprises s'est donc imposée pour éviter la fragmentation en cours des règles applicables sur le marché intérieur et le développement de nouvelles sources de distorsions de concurrence, au bénéfice notamment d'entreprises de pays tiers actives dans ce marché.
S'appliquant sur les chaînes de valeur, donc y compris hors du territoire européen, ainsi qu'aux entreprises de pays tiers actives dans l'Union, ce cadre devrait en outre avoir des effets d'entraînement à l'échelle mondiale et faciliter le fléchage des investissements.
La proposition de directive a fait l'objet de travaux préparatoires nourris, à la recherche d'un équilibre acceptable, tant par les partenaires sociaux et les organisations de protection des droits de l'Homme et de l'environnement que par les entreprises. Dans leurs réponses à la consultation publique, 95,9 % des ONG, 68 % des entreprises, dont 75,5 % des grandes entreprises et 58,7 % des PME, et 59,6 % des fédérations professionnelles se sont déclarées favorables au principe de la définition d'un cadre. De leur côté, les États membres participants se sont déclarés favorables à une approche transversale plutôt que sectorielle ou thématique, également applicable aux entreprises des pays tiers exerçant des activités en Europe.
La notion clé de cet équilibre est la proportionnalité dans la mise en oeuvre des obligations : proportionnalité à la gravité des effets, mais également aux capacités des différents opérateurs économiques, y compris au regard des contextes locaux, qui peuvent rendre la tâche très difficile, voire impossible, en raison de la situation de certaines populations ou de l'absence de droit syndical.
Le texte a été initialement préparé par la direction générale des affaires juridiques, sous l'égide du commissaire Didier Reynders, avant que le commissaire Thierry Breton, chargé du marché intérieur, de l'industrie, de l'entrepreneuriat et des PME, y soit associé. Il a depuis connu des évolutions substantielles, en particulier quant à la définition des entreprises concernées. Ce sujet reste discuté.
De son côté, le Parlement européen, qui s'impatientait, a adopté le 10 mars 2021 une résolution contenant des recommandations à la Commission sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises, accompagnée d'un projet de directive sur les obligations de vigilance dans les chaînes de valeur.
Face à la multiplication de régimes nationaux, le Conseil a demandé, pour sa part, à la Commission, dans ses conclusions du 1er décembre 2020, de présenter une proposition de cadre juridique de l'Union européenne sur la gouvernance d'entreprise durable, comprenant des obligations de vigilance intersectorielles applicables tout au long des chaînes de valeur mondiales.
L'élaboration du texte a été longue et difficile, avec une étude d'impact considérée à deux reprises comme insuffisante par le comité d'examen de la régulation (RSB). La Commission indique avoir répondu aux insuffisances signalées. Nous ne sommes - est-il besoin de le préciser ? - pas pleinement convaincus...
Pour notre part, nous avons procédé à une bonne vingtaine d'auditions en visioconférence ou dans le cadre d'un déplacement à Bruxelles. Cela nous a permis de recueillir les points de vue de représentants d'entreprises, de syndicats et d'ONG, de juristes, de représentants des deux directions générales compétentes de la Commission européenne, du shadow rapporteur PPE du Parlement européen, Axel Vos, du directeur des affaires civiles et du sceau du ministère de la justice et de la DG Trésor.
Au vu de l'ensemble des éléments que nous avons pu collecter et analyser, il nous apparaît que le texte proposé appelle des observations sur plusieurs points fondamentaux : la définition des entreprises soumises au devoir de vigilance ; la définition du périmètre de vigilance ; la concrétisation de la notion clé de proportionnalité ; la mise en oeuvre des mesures de vigilance ; le rôle des parties prenantes ; le contrôle du respect des obligations de vigilance par les entreprises ; la place faite aux victimes ; la gouvernance des entreprises ; enfin, la cohérence avec d'autres législations européennes.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - La proposition vise les entreprises européennes répondant à des critères cumulés de chiffre d'affaires et d'effectifs salariés.
Nous proposons de privilégier une approche groupe, comme en matière d'information s'agissant de responsabilité sociale et environnementale (RSE), dans la mesure où il s'agit d'apprécier un poids économique réel, c'est-à-dire consolidé, dans la mesure également où de nombreuses politiques sont définies au niveau du groupe, par exemple en matière d'achats, où seul le groupe peut établir une cartographie complète des incidences négatives de ses activités et de celles de ses chaînes de valeur et dispose des moyens nécessaires, ce qui allégera d'autant la charge de ses filiales et sous-filiales. Une démarche comparable et adaptée devrait à notre avis être également mise en oeuvre à l'égard des entreprises étrangères actives dans l'Union.
Le texte identifie des activités à fort impact sur les droits de l'Homme et l'environnement, comme la fabrication de textile ou l'exploitation de ressources minérales. Nous demandons qu'il renvoie à la nomenclature européenne statistique, dite NACE, créée en 2006, qui permet de distinguer entre les différentes étapes : extraction, production, affinage, transformations, etc. pour ne soumettre à ce régime dit du groupe 2, que les seules activités à fort impact.
Par ailleurs, il nous paraît souhaitable de clarifier le périmètre de la chaîne de valeur, qui est un élément central du dispositif, car il définit le champ des obligations des entreprises en matière de vigilance. La proposition de directive parle de l'amont et de l'aval et vise, au-delà des liens capitalistiques, les entreprises avec lesquelles existent des « relations commerciales établies », tout en introduisant un critère de proportionnalité dans les moyens mis en oeuvre pour identifier les conséquences négatives, potentielles ou réelles, de l'activité de ces partenaires. L'évaluation et la portée de ces termes doivent impérativement être précisées.
Autre point important : les seuils d'application du devoir de vigilance. Ils sont définis au regard du chiffre d'affaires et du nombre de salariés. S'agissant tout d'abord des entreprises dont l'activité est considérée comme à fort impact, les seuils fixés font que des PME seraient directement soumises au devoir de vigilance. Dans la mesure où la Commission ne justifie pas cette approche, nous recommandons que le seuil de chiffre d'affaires soit aligné sur celui de la recommandation de 2003 actualisée concernant les PME/TPE, soit 50 millions d'euros.
Pour les entreprises du groupe 1, la Commission a finalement fixé le seuil d'effectifs à 500 salariés. Dès lors, sont concernées non pas les seules grandes entreprises, comme le prévoit la loi française de 2017, qui a retenu un effectif de 5 000 salariés, mais aussi des entreprises moins importantes. Or celles-ci vont devoir mettre en oeuvre des obligations de moyens et affronter le risque d'une possible mise en jeu de leur responsabilité. De son côté, la loi allemande retient un effectif de 3 000 salariés en 2023 puis 1 000 à compter de 2024, ce qui me paraît plus raisonnable.
Nous avons sur ce point des divergences avec mes collègues rapporteurs. J'ai donc déposé un amendement, portant le no°1, qui a pour objet de relever le seuil d'effectifs au niveau allemand, c'est-à-dire à 1 000 salariés.
M. Didier Marie, rapporteur. - Entre une initiative pionnière de la loi française de 2017 et aujourd'hui, la perception par les entreprises du devoir de vigilance s'est profondément modifiée, sous la pression du marché, celle des actionnaires, celle des citoyens, beaucoup plus d'ailleurs que par l'effet de la loi. C'est valable en France, mais également dans bon nombre de pays.
Si la mise en place d'un plan de vigilance à un coût, une majorité d'entreprises considèrent que les gains sont aussi extrêmement sensibles, en matière non seulement réputationnelle, mais aussi d'accès au financement.
Depuis 2017, la France a adopté la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, ou loi Pacte, aux termes de laquelle l'entreprise peut aujourd'hui être gérée dans un intérêt social, prenant en compte les enjeux sociaux et environnementaux de l'activité.
La proposition de la Commission vise à distingue deux groupes d'entreprises : un premier concernant les entreprises de plus de 500 salariés ayant un chiffre d'affaires net mondial supérieur ou égal à 150 millions d'euros et un second relatif à des entreprises dans des secteurs à fort impact - textile, agroalimentaire, production de minerais et de métaux -, pour lesquelles le seuil serait de 250 salariés et le chiffre d'affaires net mondial supérieur à 40 millions d'euros. Tout cela représente à l'échelle européenne 13 000 entreprises pour les deux groupes et 4 000 entreprises non européennes, sur plusieurs millions d'entreprises. En France, sur 4,5 millions d'entreprises, un peu plus de 6 000 ont un effectif supérieur à 250 salariés. Si l'on ajoute le critère du chiffre d'affaires, seules quelques centaines d'entreprises françaises relèveraient du premier groupe.
Je plaide donc de nous en tenir aux seuils proposés par la Commission. Je pense que la question du respect des droits humains et de l'environnement doit concerner toutes les entreprises et l'ensemble des acteurs économiques. Le respect de ces droits ne saurait être conditionné à des seuils, d'autant que la directive introduit la notion de proportionnalité dans les réponses à apporter dans le plan de vigilance.
Cependant, souhaitant trouver un compromis et ayant pris en considération les arguments de la Commission, nous acceptons que l'on fixe un seuil. À mon sens, le porter à 1 000 salariés réduirait considérablement le nombre d'entreprises soumises au devoir de vigilance à l'échelle européenne, risquant ainsi de rendre la directive inopérante. Or, pour le respect des droits fondamentaux, qu'il s'agisse des droits humains ou du droit à l'environnement, il est nécessaire d'introduire cette vigilance dans le fonctionnement des entreprises.
Au demeurant, un certain nombre d'autres restrictions figurent déjà dans la proposition de directive. D'ailleurs, elles soulèvent des difficultés, et, comme l'a souligné Christine Lavarde, nous nous proposons de revenir dessus. Par exemple, la notion de groupe nous paraît préférable à celle d'entreprise. Mais un seuil à 1 000 salariés appréhendé au niveau groupe aurait pour effet de réduire le nombre d'entreprises concernées. Le seuil retenu par la Commission était le fruit d'un compromis. Je pense qu'il peut aussi faire l'objet d'un compromis entre nous, d'autant que la PPRE relève le montant du chiffre d'affaires pour les entreprises du groupe 2 afin d'épargner les PME.
M. Jacques Fernique, rapporteur. - Je partage la position que Didier Marie vient d'exprimer. À mon sens, relever encore les seuils reviendrait à exclure des entreprises à risques. Le Parlement européen avait proposé un seuil à 250 salariés ; la Commission européenne a préféré doubler ce seuil, en le portant à 500 salariés. Beaucoup de nos interlocuteurs, ONG, syndicats, nous ont indiqué regretter un tel affaiblissement de la portée du texte. Le chiffre de 500 salariés est bien un compromis. Je pense qu'il serait déraisonnable de relever le seuil à 1 000 salariés.
M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - J'aurais besoin d'éclaircissements. Le dispositif proposé concerne-t-il les sociétés mères ou les filiales ? S'il s'agit des sociétés mères, les montants envisagés paraissent assez dérisoires...
Mme Patricia Schillinger. - Je trouve assez perturbant que l'on envisage de doubler les seuils d'une manière qui peut sembler arbitraire. Il nous en faut plus pour être en mesure de statuer.
M. Didier Marie, rapporteur. - Ce ne sont pas des seuils que nous avons inventés ; ils existent. Le seuil de 500 salariés est celui qui est proposé par la Commission dans la directive. Au demeurant, il fait écho au seuil que l'on retrouve dans d'autres directives ou règlements européens, même s'il y a encore besoin d'harmonisation en la matière. Je le dis très clairement, j'aurais préféré qu'il n'y ait pas de seuil. Mais le seuil proposé par la Commission va justement dans le sens de cette forme d'harmonisation progressive. Il ne nous paraît pas opérant de reprendre le seuil allemand, qui ne s'applique pas dans les autres pays européens. L'idée est d'aller vers une harmonisation sur un seuil couramment utilisé par l'Union européenne dans l'ensemble de ses directives et règlements.
Nous préconisons que l'on prenne comme référence le groupe, et non pas seulement l'entreprise, faute de quoi des sociétés mères pourront se vider de leurs effectifs salariés et échapper ainsi au devoir de vigilance.
L'amendement déposé par Christine Lavarde concerne les entreprises du premier groupe, dont le chiffre d'affaires est supérieur ou égal à 150 millions d'euros ; le seuil d'effectifs serait donc porté à 1 000 salariés. Les entreprises du deuxième groupe resteraient à un seuil de 250 salariés. Il ne me paraît pas pertinent d'avoir une dichotomie aussi importante entre les deux groupes.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Comme le soulignait Didier Marie, l'effet réputationnel est aujourd'hui très important. Je pense donc que les entreprises sont incitées à entreprendre d'elles-mêmes toutes ces démarches RSE, que le marché va les y aider.
En revanche, l'obligation qui est faite de maîtriser l'ensemble de sa chaîne de valeur crée un vrai risque. Pour une petite société, c'est très compliqué d'y arriver. Cela risque d'entraîner de multiples contentieux.
La France a été pionnière. Elle avait fixé un seuil de 5 000 salariés. Et il faudrait passer directement à 500 ? Les Allemands, qui légifèrent après nous, ont fait le choix de procéder par paliers, pour descendre à 1 000 salariés en 2024.
Il faut prendre conscience du saut qui est demandé à notre économie. La semaine dernière, j'ai eu des échanges - mes collègues rapporteurs n'étaient pas avec moi - avec des représentants de grands groupes de l'automobile. À leurs yeux, le dispositif envisagé va poser de multiples problèmes à leurs sous-traitants, qui sont souvent des petites entreprises dans des secteurs technologiques très particuliers.
Nous avons beaucoup de défis devant nous. Je crois beaucoup à la force du marché pour engager le mouvement.
M. Didier Marie, rapporteur. - J'ai avec moi un document émanant d'une centaine de grandes entreprises, dont Danone, qui indique très clairement que toutes les entreprises établies dans l'Union européenne et/ou actives sur le marché intérieur devraient être couvertes par la législation. De nombreuses PME européennes reconnaissent que la responsabilité en matière de droits de l'Homme et de droit de l'environnement n'est pas une question de taille d'entreprise et que leur inclusion dans le champ d'application de la législation européenne leur donnerait plus de sécurité juridique. L'une des motivations des entreprises est d'avoir un cadre couvrant le plus largement possible la vigilance. Dès lors qu'une entreprise mettra son plan de vigilance en place - et celui-ci devra être proportionné à sa taille et à ses moyens ; on ne demandera pas la même chose à un grand groupe et à une PME -, elle sera protégée.
J'en viens maintenant à la question du périmètre de vigilance.
À la différence de la loi française, qui a une portée générale, la proposition de directive liste en annexe des obligations et interdictions précises, issues de conventions et accords internationaux, qui concernent, d'une part, les droits de l'Homme - Déclaration universelle des droits de l'Homme, pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, convention de l'Organisation internationale du travail (OIT) ou encore pacte international relatif aux droits civils et politiques... - et, d'autre part, l'environnement, avec la convention de Minamata sur le mercure, celle de Stockholm sur les polluants organiques persistants, celle de Bâle sur les déchets dangereux...
Une telle approche, inspirée de la loi allemande, a le mérite de conférer une portée contraignante à ces obligations et interdictions relevant du droit international, qui ne sont en principe applicables qu'aux seuls États ayant ratifié les conventions internationales. Il s'agit de passer du droit souple au droit dur, comme l'ont souligné plusieurs de nos interlocuteurs. Cette démarche peut être acceptée dans son principe, car elle clarifie les choses pour les entreprises. Il nous a toutefois semblé que son caractère très limitatif et l'absence de mention d'actualisations ultérieures méritaient à tout le moins de demander que soient visés des textes fondamentaux, comme la Convention européenne des droits de l'Homme ou la charte sociale européenne, sans oublier des textes clés en matière de protection de l'environnement.
Je signale toutefois que nous ne demandons pas d'inclure ici les accords de Paris sur la lutte contre le changement climatique. En effet, l'article 15 de la proposition de directive prévoit que les entreprises concernées devront établir un plan visant à garantir que le modèle d'entreprise et la stratégie d'entreprise sont compatibles avec la transition climatique, en particulier la limitation du réchauffement à 1,5 degré. Je ne vous le cache pas, j'aurais préféré que le texte aille plus loin. Mais, comme nous l'ont dit les services de la Commission, il faut s'en tenir à un « équilibre » si nous voulons pouvoir avancer. D'ailleurs, d'autres directives ou règlements visent l'accord de Paris.
Au-delà, il nous semble nécessaire qu'un mécanisme de mise à jour de l'annexe soit prévu pour permettre la prise en compte de nouvelles conventions. Je pense en particulier aux principes et droits fondamentaux au travail que vient d'adopter la conférence internationale du travail dans le cadre de l'OIT. Ceci me conduit d'ailleurs à demander l'inclusion de la dimension santé-sécurité au travail, comme le prévoient les lois françaises et allemandes.
La proposition de directive décrit par ailleurs les mesures de vigilance que doivent prendre les entreprises. À nos yeux, il faudrait également faciliter la mise en place de ces mesures, en particulier en guidant l'évaluation des incidences négatives potentielles ou réelles, grâce à la publication de lignes directrices sectorielles, comprenant des indicateurs précis ; en veillant à l'équilibre du cadre contractuel de prévention, sous forme de clauses et de codes de conduite, que prévoit le texte, en particulier pour qu'il ne conduise pas à reporter les responsabilités sur les partenaires commerciaux, qui peuvent être des PME ; enfin, en adaptant à leurs capacités les diligences « appropriées » que les PME partenaires devront mettre en oeuvre.
Venons-en maintenant au rôle des parties prenantes : il doit être renforcé et différencié, selon qu'il s'agit de parties prenantes internes ou externes, dans la mesure où ces parties prenantes doivent accompagner la construction et la mise en oeuvre du dispositif de vigilance.
À cet égard, la proposition de la Commission nous paraît lacunaire, motif pour lequel nous suggérons l'inclusion dans les parties prenantes des représentants des salariés et des syndicats, ainsi que des organisations de la société civile actives en matière de défense des droits humains ou de l'environnement.
Nous proposons également de mieux intégrer les parties prenantes aux différentes étapes du processus.
Concernant le processus de recueil de plaintes que les entreprises doivent mettre en place, nous recommandons que le plaignant soit informé des suites de sa plainte.
La proposition de directive propose que le contrôle du respect des obligations des entreprises en matière de vigilance soit confié à des autorités nationales réunies au sein d'un réseau européen pour faciliter les échanges d'information et harmoniser les pratiques.
Cette approche, dont il nous a été indiqué qu'elle ne conduirait pas à créer de nouvelles structures mais prendrait appui sur des autorités existantes, permettra d'assurer un contrôle effectif sur le respect de leurs obligations par les entreprises concernées. Il nous semble également indispensable que ces autorités accompagnent les entreprises dans la mise en oeuvre et soient pour elles des interlocuteurs. Une capacité de médiation nous paraît également devoir être prévue.
J'en viens maintenant à la responsabilité civile des entreprises qui est susceptible d'être recherchée par les victimes de dommages résultant d'incidences négatives qu'une entreprise aurait dû identifier, supprimer ou réduire. La proposition de directive ne prévoit pas une responsabilité civile du droit commun, mais la subordonne à un ensemble de conditions et de limites.
Pour autant, il nous semble que les victimes doivent pouvoir être accompagnées, et en particulier être représentées en cas de contentieux par un syndicat, une association ou une organisation de la société civile, sous certaines réserves, afin de prévenir les détournements orchestrés, par exemple, par un concurrent.
Par ailleurs, dans la mesure où la victime risque de ne pas être en mesure de démontrer que l'entreprise n'a pas mis en oeuvre les mesures de vigilance lui incombant, je propose, dans un amendement portant le no 2, de compléter l'alinéa 126 pour préconiser une inversion partielle de la charge de la preuve. Dès lors que la victime a démontré l'existence d'un dommage pouvant résulter de l'une des atteintes figurant dans l'annexe, il reviendrait à l'entreprise de démontrer qu'elle a mis en oeuvre les mesures de vigilance qui lui incombaient. Cette approche n'est toutefois pas partagée par notre collègue Christine Lavarde.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - En effet, à mon sens, il s'agit d'un domaine qui relève de la compétence des États membres. Il me semble donc plus sage, comme le prévoit le texte de la Commission, de s'en remettre à l'application des règles nationales en matière de responsabilité civile.
M. Jacques Fernique, rapporteur. - Le débat avait eu lieu au moment de l'élaboration de la loi française, et l'inversion de la charge de la preuve a finalement été écartée par l'Assemblée nationale. Le Parlement européen a proposé cette inversion, considérant la grande difficulté pour les victimes d'établir la preuve concrète que le dommage résulte de manquements de l'entreprise à nos obligations de vigilance.
Par notre amendement, nous proposons non pas un alignement sur la position du Parlement européen, mais un « juste milieu » : il appartiendrait bien à la victime de démontrer d'abord l'existence d'un dommage, mais il reviendrait ensuite à l'entreprise de prouver qu'elle a mis en oeuvre les mesures de vigilance qui lui incombaient. Cette proposition me paraît équilibrée et, surtout, susceptible de faire l'objet d'un consensus européen.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - J'en viens à un autre sujet de préoccupation. La proposition de directive prévoit que le devoir de vigilance doit être intégré dans les politiques de l'entreprise, ce qui en fait un élément clé de sa stratégie. Cela ne pose pas de problème. En revanche, elle définit en son article 25 les responsabilités de ceux qu'elle qualifie d'« administrateurs ». Or, dirigeants exécutifs et structures collectives jouent un rôle distinct et le droit européen n'a pas vocation à s'immiscer dans le fonctionnement interne des entreprises. Dès lors, nous nous interrogeons sur le bien-fondé de cet article.
Par ailleurs, il est prévu que le devoir de vigilance ne s'applique pas aux organismes publics. Nous préconisons néanmoins qu'un mécanisme incitatif soit introduit en ce sens dans la commande publique.
D'autre part, dans la mesure où il s'agit d'une législation transversale, il conviendra de veiller à son articulation avec d'autres législations, par exemple la publication d'information RSE, dont la révision vient d'être validée et qui prévoit une information en matière de vigilance.
Nous proposons par ailleurs que la Commission européenne promeuve le devoir de vigilance dans le cadre des négociations commerciales et au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Il faut que l'ensemble des entreprises qui agissent sur le territoire de l'Union européenne soient soumises aux mêmes règles.
Enfin, une entrée en vigueur progressive, mais rapidement engagée nous paraît indispensable. Il s'agit d'être pragmatique, sans mettre en risque nos entreprises, et de progresser vers une mise en place mondiale du devoir de vigilance, puisque le poids de l'économie européenne permet de faire bouger les lignes.
M. Christophe-André Frassa. - Je remercie les rapporteurs d'avoir exposé les grandes lignes de cette proposition de résolution, qui appelle, selon moi, plusieurs réserves.
La première concerne évidemment les seuils retenus, qui sont bien plus bas que ceux que prévoit le droit français. L'amendement de Mme Lavarde tend à un relèvement des seuils à au moins 1 000 salariés. Ce serait plus acceptable que le seuil proposé par la Commission, même si cela reste bien en dessous du seuil français.
Comme les obligations de vigilance s'appliqueraient non seulement aux grandes entreprises, mais aussi aux entreprises de taille intermédiaire, voire aux petites et moyennes entreprises, je soutiens un relèvement des seuils : les entreprises de moyennes et de petite taille n'ont absolument pas les mêmes moyens que les grandes entreprises pour mettre en oeuvre de telles mesures de vigilance.
La définition retenue de la chaîne de valeur est, là encore, extensive. Les obligations de vigilance vont donc par ricochet concerner un très grand nombre de petites entreprises. Je rappelle que le droit français ne prend en compte que les relations commerciales directes entre les parties.
Les rapporteurs envisagent d'aller plus loin que la proposition de directive et de faciliter l'engagement de la responsabilité des entreprises en inversant la charge de la preuve. Le droit français comme la proposition de directive imposent au demandeur de prouver qu'une faute de l'entreprise est la cause du préjudice qu'il subit. Renverser la charge de la preuve rendrait la tâche extrêmement difficile aux entreprises qui devraient démontrer qu'elles ont respecté leurs obligations de vigilance. Je n'y suis pas favorable. Le dispositif visé à l'amendement no 2 est présenté comme une inversion partielle de la charge de la preuve. Mais cela ne change rien aux conséquences de cette inversion, puisqu'il serait très difficile aux entreprises de démontrer qu'elles ont correctement mis en oeuvre leurs obligations. C'est pour cela qu'une telle option ne figure ni dans le droit français ni dans la proposition de directive.
Il est aussi envisagé dans la proposition de résolution de confier de nouveaux pouvoirs à des autorités administratives pour sanctionner les entreprises contrevenantes. On ajouterait donc un nouvel échelon par rapport au droit français qui peut agir rapidement ou à plus long terme dans le cadre d'une action en responsabilité civile... Il me semble que faire intervenir des autorités administratives créera de la complexité inutile et surtout du contentieux.
La proposition de résolution européenne n'évoque pas un sujet important figurant au tout début de la proposition de directive : celle-ci prévoit qu'elle n'a pas pour objet ni pour effet de réduire la protection déjà existante dans les États. Cela revient pour la France à une forme de clause d'irréversibilité du droit national et à ne pas pouvoir assouplir sa législation actuelle en matière de vigilance. Ce point pourrait constituer une vraie difficulté. Les entreprises françaises seront plus exposées que leurs concurrentes, puisque toute violation d'autres normes que celles qui sont juridiquement énumérées par la directive sera potentiellement sanctionnable.
M. Jean-François Rapin, président. - Je tiens à remercier nos rapporteurs pour ce travail d'une précision remarquable.
M. Jacques Fernique, rapporteur. - Une des lacunes pointées au cours des auditions concerne précisément la question d'une autorité de contrôle. Les entreprises disent elles-mêmes qu'elles ont besoin d'une autorité pour les accompagner et les conseiller. On pourrait envisager une autorité européenne, mais cela soulève des difficultés au regard du principe de subsidiarité. La Commission a donc retenu le principe d'autorités nationales de contrôle. Pour l'essentiel, il s'agira d'autorités qui existent déjà. La directive prévoit en outre un échelon de mutualisation européen pour éviter des distorsions et favoriser la coopération.
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - J'ai été assez vigilante sur le fait de ne pas venir ajouter une nouvelle structure en droit interne, alors que la démarche vise plutôt à rationaliser et à simplifier l'action publique. On ne doit pas être uniquement dans la sanction ; il faut aussi pouvoir aider les entreprises à définir le plan de vigilance qu'elles mettront en oeuvre. Il appartiendra à chaque pays de choisir la ou les structures nationales concernées ; parfois, il pourra s'agir d'une structure privée. Mais l'important est de ne pas être seulement dans une démarche punitive : il faut aussi accompagner les entreprises et les aider.
M. Didier Marie, rapporteur. - Je partage ce qui a été indiqué sur l'autorité de contrôle. L'idée est d'avoir des indicateurs en droit européen comme en droit national, de telle sorte que les entreprises puissent bâtir leur plan de vigilance en toute connaissance de cause. Il faut donc que ces autorités de contrôle puissent pratiquer des médiations, de l'interprétation du texte et, le cas échéant, infliger des sanctions administratives si telle ou telle entreprise était récalcitrante. Bien entendu, tout cela n'exclut pas le recours au juge.
Sur les obligations de vigilance, il y a un aspect philosophique. À mon sens, tous les acteurs économiques se doivent de respecter des principes quasi universels aujourd'hui codifiés par des conventions internationales, que ce soit en matière de droits humains, de droit du travail ou de protection de l'environnement. Pour autant, nous avons décidé, par souci de compromis, de conserver le seuil proposé par la Commission.
La question de la charge de la preuve est évidemment la plus sensible. Aujourd'hui, il est extrêmement difficile pour des travailleurs au Bangladesh ou des sous-traitants dans un pays d'Asie de faire la démonstration du préjudice subi du fait de l'activité, par exemple, d'une entreprise française. Les autorités locales ne peuvent pas accéder aux informations de l'entreprise et savoir si celle-ci a effectivement mis en place un dispositif de vigilance. C'est, nous semble-t-il, à l'entreprise de faire la démonstration qu'elle a pris toutes les mesures adéquates pour prévenir ou réduire les effets négatifs, potentiels ou réels, de ses activités.
On nous dit que l'inversion de la charge de la preuve serait contraire au droit français. Or, si l'article 1353 du code civil dispose effectivement que le requérant doit faire la preuve de l'existence d'une obligation et de son inexécution, il existe des exceptions, prévues à l'article 1354 du même code : elles peuvent concerner une contestation de filiation ou encore le harcèlement d'un salarié par son supérieur hiérarchique. Je pourrais également évoquer les dispositions relatives à la bonne foi figurant à l'article 2274 du code civil. L'organisation UFC-Que Choisir va ainsi attaquer une quinzaine de banques qui ont remis en cause la présomption de bonne foi de leurs clients. Il est donc envisageable d'introduire des exceptions, puisqu'il en existe déjà. En l'absence d'inversion partielle de la charge de la preuve, des salariés dans des pays étrangers, voire des salariés en France n'auront pas accès aux informations de l'entreprise et ne pourront pas démontrer que celle-ci n'a pas respecté ses obligations en matière de vigilance.
Nous discutons d'une directive en projet. Des siscussions vont être engagées puis des trilogues entre le Parlement et la Commission, entre lesquels il y a quand même des différences d'approche extrêmement sensibles. Une fois que la directive aura été adoptée, il y aura encore deux ans avant la transposition. Autant dire qu'elle n'entrera pas en vigueur tout de suite.
M. Christophe-André Frassa. - L'inversion de la charge de la preuve n'est pas « contraire au droit français » ; c'est un choix que n'a pas fait le droit français. C'est totalement différent. Les exceptions que Didier Marie vient de mentionner n'ont pas grand-chose à voir avec la question du devoir de vigilance incombant aux entreprises...
Pour ma part, je considère - c'est la position retenue par le Sénat en 2016 et confirmée par l'Assemblée nationale - qu'il appartient au plaignant de démontrer que le plan de vigilance lui a été préjudiciable. Si la Commission n'a pas fait le choix de l'inversion de la charge de la preuve, je ne vois pas pourquoi nous devrions, nous, le faire, alors que ce n'est pas celui qui a été retenu par le droit français.
Et l'on ne peut pas dire qu'il s'agirait d'une inversion « partielle ». Une inversion n'est jamais partielle ; soit on inverse, soit on n'inverse pas.
M. Didier Marie, rapporteur. - Ce n'est pas le choix de la Commission, mais c'est le choix du Parlement européen, notamment du shadow rapporteur PPE du texte...
Mme Christine Lavarde, rapporteur. - Je précise que, lors de nos auditions, seulement deux personnes nous ont évoqué l'inversion de la charge de la preuve. Les autorités françaises, pourtant très allantes pour que le texte soit discuté pendant la présidence française de l'Union européenne, ne l'ont pas envisagée. Je comprends donc en creux qu'elles approuvent la proposition de la Commission à cet égard.
La commission adopte l'amendement no 1 et rejette l'amendement no 2.
La commission adopte la proposition de résolution européenne ainsi modifiée disponible en ligne sur le site du Sénat, ainsi que l' avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.
- Présidence de M. Alain Cadec, vice-président -
Justice et affaires intérieures - Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relative à la numérisation de la procédure de visa (contrôle de la conformité du texte COM(2022) 658 final au principe de subsidiarité) - Communication
M. Alain Cadec, président. - Nous examinons à présent un autre sujet relatif à la subsidiarité qui avait retenu l'attention de notre groupe de travail subsidiarité et sur lequel notre commission avait demandé aux rapporteurs André Reichardt et Jean-Yves Leconte de se pencher : la proposition de règlement COM(2022) 658, qui tend notamment à numériser la procédure d'octroi de visa. Leur travail a permis de lever nos inquiétudes.
M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - Mes chers collègues, comme vous le savez, lors de sa réunion du 15 juin dernier, le groupe de travail « subsidiarité » de notre commission a considéré qu'il semblait pertinent d'approfondir l'examen de la proposition de règlement COM (2022) 658 final relative à la numérisation de la procédure de visa.
Il me semble d'abord utile de vous rappeler les grandes lignes de la politique européenne des visas et vous présenter le contenu de ce texte.
La politique commune des visas est fondée sur les dispositions des articles 77, paragraphe 2, point a, et 79, paragraphe 2, point a, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui prévoient que le Parlement européen et le Conseil adoptent des mesures portant sur « la politique commune des visas et d'autres titres de séjour de courte durée » et sur « les conditions d'entrée et de séjour, ainsi que les normes concernant la délivrance par les États membres de visas et de titres de séjour de longue durée ».
Elle se caractérise par trois dispositifs.
Premièrement, le code communautaire des visas, prévu à l'heure actuelle par le règlement (CE) 810/2009 du 13 juillet 2009 et modifié en 2020, définit les modalités de demande, d'octroi et de refus des visas, et encadre les modalités de coopération entre États membres.
Deuxièmement, sur la base d'une évaluation au cas par cas, l'Union européenne a fixé la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à l'obligation de visa pour franchir les frontières extérieures des États membres et la liste de ceux dont les ressortissants sont exemptés de cette obligation, pour des séjours dont la durée n'excède pas 90 jours sur toute période de 180 jours. À partir de 2023, ils seront soumis au système européen d'information et d'autorisation concernant les voyages (ETIAS), qui est l'équivalent du système électronique d'autorisation de voyage (ESTA) américain.
Troisièmement, enfin, depuis 2011, un système d'information spécifique, le système d'information sur les visas (VIS), a été mis en place pour recueillir l'ensemble des informations relatives aux demandes de visas.
Quelle est, à l'heure actuelle, la procédure de demande de visa ?
Sauf exceptions limitées, une demande de visa est examinée par le consulat territorialement compétent de l'État membre sollicité par le demandeur.
Toutefois, dans la plupart des cas, les services consulaires font appel à un prestataire extérieur habilité pour accueillir les demandeurs et enregistrer leur demande de visa. Le demandeur doit alors prendre rendez-vous auprès de ce prestataire et se présenter en personne avec plusieurs documents, dont un document de voyage (passeport) d'une durée de validité d'au moins trois mois et délivré depuis moins de dix mois. Compte tenu de la capacité d'examen du poste consulaire compétent, ce nombre de rendez-vous quotidiens est limité, ce qui engendre de longs délais d'attente.
Lors du rendez-vous, le demandeur soumet un formulaire de demande, rempli à la main ou par voie électronique. Le prestataire perçoit le montant des droits de visa (dont le montant est aujourd'hui de 80 euros ou de 35 euros en cas de facilités accordées à certains pays tiers), collecte la photographie et les empreintes digitales du demandeur et conserve son passeport et ses justificatifs pour les transmettre au consulat.
Le consulat vérifie ensuite si le demandeur respecte les conditions d'entrée dans l'espace Schengen en consultant le VIS (par exemple, la fiabilité du document de voyage, la justification du séjour envisagé ou l'absence de menace à l'ordre public) et examine la demande de visa. Au terme de cet examen, si le demandeur ou ses documents ne répondent pas aux exigences requises, le visa est refusé. Si, en revanche, le visa est accordé, une vignette-visa est apposée sur le document de voyage du demandeur. En principe, ce consulat se prononce sur cette demande dans un délai de quinze jours.
Les justifications de la réforme envisagée par la Commission européenne sont les suivantes.
À l'heure actuelle, dans plusieurs États membres, le traitement des visas est partiellement numérisé. Ainsi, en France, le site internet France-Visas permet d'être informé de ses droits et des démarches à effectuer, et de compléter sa demande de visa en ligne.
Mais certaines démarches telles que la délivrance du visa sous forme d'une vignette-visa ou le paiement des droits de visa continuent de s'effectuer sur support papier.
Or, selon la Commission européenne, le « patchwork » actuel des 27 procédures nationales génère de longs délais et des coûts de gestion élevés.
Par ailleurs, la vignette-visa utilisée à l'heure actuelle est manifestement vulnérable à la contrefaçon et à la falsification. Elle peut aussi être volée. Il existe également des difficultés de stockage des documents papier qui sont transmis.
Enfin, la Commission européenne souhaite mettre en garde contre le risque de « visa shopping » des demandeurs : en effet, ces derniers « pourraient être tentés de demander un visa à un État membre dont la procédure de demande de visa est rapide plutôt qu'à l'État membre dans lequel ils souhaitent réellement se rendre ». Quoi qu'il en soit, après nos auditions, nous ne voyons pas trop comment les nouvelles dispositions permettraient de remédier à ce risque.
Mais voilà pourquoi les institutions européennes, depuis 2017, ont débattu de la mise en place d'une solution commune afin de permettre l'introduction en ligne des demandes de visa Schengen. En outre, cette évolution prolongerait la révision du code des visas intervenue en 2020, qui a déjà autorisé la possibilité de formuler des demandes par visa électronique et d'utiliser la signature électronique.
La proposition de règlement, qui répond à cet objectif, a été soumise à notre examen. Elle tend à modifier plusieurs textes européens, au premier rang desquels le code communautaire des visas pour instituer une numérisation plus complète de la procédure de visa.
Tout d'abord, contre la fraude, un visa numérique serait institué pour les courts séjours comme pour les longs séjours, ce qui rendrait inutile la vignette-visa physique utilisée aujourd'hui.
Par ailleurs, la proposition numériserait l'ensemble des démarches du demandeur de visa à l'exception du recueil des données biométriques, sauf dans des situations limitativement énumérées - par exemple, une délivrance de visas pour raisons humanitaires ou aux personnalités officielles pour leurs déplacements.
Pour ce faire, les demandeurs de visas utiliseraient une plateforme informatique dédiée dont le développement serait assuré par l'Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d'information au sein de l'espace de liberté, de sécurité et de justice (eu-LISA). Dans les faits, cette plateforme pourrait être utilisée pour les communications sécurisées avec le consulat, pour la gestion des prises de rendez-vous, pour l'établissement des demandes de visa, pour la vérification automatisée de la recevabilité, pour le paiement des droits de visa et pour la notification de la décision prise.
De plus, la plateforme serait interopérable avec le système européen d'information et d'autorisation concernant les voyages (ETIAS) et avec le système entrée/sortie de l'espace Schengen (EES).
Le directeur de l'immigration du ministère de l'intérieur, que nous avons auditionné, nous a dressé un tableau très sombre de la situation, en nous vantant les mérites du programme France-Visas. Il a en effet expliqué, sans vraiment le justifier, que la plateforme européenne risquait de remettre en cause les choix effectués par la France et de compliquer le projet d'interfaçage des systèmes de gestion des visas et des applications pertinentes pour le droit au séjour.
Il a aussi indiqué qu'il pourrait y avoir impossibilité de faire appel à des prestataires dans le traitement des demandes des visas. Mais sur ce point, il a été contredit par le représentant de la direction générale des affaires intérieures de la Commission européenne. Il est certain, en revanche, qu'avec la plateforme, les États membres auraient sans doute plus de difficultés à réguler les demandes qui leur sont faites. En effet, ces demandes seraient enregistrées sur la plateforme, puis immédiatement soumises par elle au consulat concerné. Elles feraient ensuite l'objet d'alertes automatisées ainsi que d'un suivi en direct par le demandeur sans que les consulats puissent réguler les demandes qui leur arrivent.
Toutefois, le ministère fait sans doute « monter la pression » dans la perspective de ses négociations avec la Commission européenne.
En réalité, cette réforme va plutôt dans le bon sens. Elle doit en effet être une source d'économies d'échelle et d'homogénéisation européenne des pratiques. Elle doit mettre en place un système interconnecté à ETIAS.
De surcroît, elle contraindra certainement le Gouvernement à ne pas rester nonchalant face à nos difficultés « franco-françaises ». Ainsi, au cours des derniers mois, j'ai pu constater de graves dysfonctionnements dans la délivrance des visas par nos postes consulaires. En particulier, un allongement anormal des délais de délivrance dans nos consulats et des prises d'empreintes digitales défectueuses dans près de 40 % des cas, qui obligent alors les demandeurs à se présenter de nouveau pour un second relevé.
Le ministère a confirmé que dans les postes, les effectifs en charge de l'instruction des visas ont été réduits depuis 2019 de 852 à 808,5 équivalents temps plein (ETP). Pour le 1er septembre 2022, ce nombre devait en principe remonter à 819, mais en pratique les ETP manquants demeurent non dotés. J'ajoute que de nombreux étudiants reviennent dans leur pays d'origine faute d'avoir pu avoir un rendez-vous en préfecture pour obtenir leur titre de séjour, ce qui multiplie les difficultés des consulats.
On déplore également une tendance de nos postes diplomatiques et consulaires à refuser des visas sans apporter d'explication probante, sans doute pour éviter les observations de leurs autorités de tutelle, ce qui engendre de nombreux contentieux. Enfin, dans nos postes consulaires du Maghreb, les annonces gouvernementales qui ont fixé pour objectif de diminuer de moitié le nombre de visas de court séjour délivrés sont incompatibles avec le code communautaire des visas, qui exige un examen individuel et objectif de chaque demande.
Cette situation est préoccupante. Elle nécessite notre suivi vigilant. Je viens d'ailleurs d'écrire à ce sujet à Mme la Première ministre.
M. André Reichardt, rapporteur. - Avant de formuler quelques remarques sur la proposition et de vous indiquer pourquoi nous ne vous proposerons finalement pas d'avis motivé au titre du contrôle de subsidiarité, je voudrais remercier, au nom de Jean-Yves Leconte et de moi-même, Claire Aldigé, responsable de France-Visas, ainsi que Simon Fetet, directeur de l'immigration au ministère de l'intérieur, et Antoine Savary de la direction générale des affaires intérieures de la Commission européenne, dont les auditions nous ont été très utiles.
Je voudrais formuler maintenant quelques observations sur le fond.
Première observation : dans son principe, la proposition de règlement présentée comporte des éléments intéressants.
Ainsi, l'interopérabilité de la nouvelle plateforme européenne avec le système ETIAS et le système entrée/sortie va dans le bon sens. Cela va permettre une information plus fiable sur les passages aux frontières et le statut des voyageurs dans l'espace Schengen. Tout ceci au profit de la libre circulation.
Par ailleurs, en matière de sécurité, la Commission européenne a exclu toute base centrale européenne qui recueillerait durablement l'ensemble des données personnelles enregistrées à l'occasion des demandes de visas. En effet, les données personnelles d'un demandeur de visa, après une conservation provisoire dans le système central, seraient transférées dans les bases de données de l'État membre ayant pris en charge l'instruction de la demande. Ce système décentralisé permet de limiter les pertes de données en cas de cyberattaque.
Deuxième observation : la France a été pionnière dans la numérisation de la procédure de visa avec la plateforme France-Visas, et il faut s'en féliciter.
En effet, à l'heure actuelle, avec France-Visas, les personnes demandant un visa pour séjourner dans notre pays peuvent s'informer sur leurs droits et déposer leur demande en ligne. Pour les étudiants, la procédure est quasiment intégralement numérisée même si, Jean-Yves Leconte l'a noté, il existe des problèmes de délai.
Pour rappel, France-Visas existe depuis 2018. Le programme est intégralement déployé auprès des prestataires et doit l'être dans 93 % des postes consulaires d'ici à la fin de l'année. La France a donc pris les devants.
Mais pour notre pays, le principal enjeu de fond est désormais de s'assurer que la réforme européenne et France-Visas sont compatibles. C'est ma troisième observation.
À cet égard, tout comme Jean-Yves Leconte le soulignait, j'ai été frappé par les multiples interrogations exprimées sur le projet par le ministère de l'intérieur lors de nos auditions.
Il existe manifestement des points d'achoppement réels sur ce dossier, que le ministère, parce qu'il a été « bridé » par la présidence française de l'Union européenne (PFUE), n'a pas encore voulu évoquer publiquement. Mais ils vont faire l'objet de négociations serrées avec la Commission européenne à compter du 1er juillet prochain.
Concernant l'architecture globale, on peut le dire, le ministère de l'intérieur a longtemps espéré que la plateforme européenne de demande de visas en ligne resterait facultative, ce qui lui aurait permis de continuer à développer France-Visas « à sa main ».
Mais dès lors que la Commission européenne a fait le choix d'une plateforme européenne obligatoire, nous risquons d'avoir « deux applications » pour le suivi des demandes de visas au lieu d'une.
Certes, pour la Commission européenne, il faut lever tout malentendu : les équipements et investissements déjà déployés avec France-Visas ne seront pas mis de côté. Les deux systèmes pourront être aisément interconnectés.
Mais, comme le souligne le ministère, la nouvelle plateforme européenne serait utilisée pour le dépôt et le suivi des demandes de visas de court séjour alors que France-Visas resterait en service pour l'instruction de ces visas, ainsi que pour les visas de long séjour et les visas Outre-mer, en raison de leurs spécificités. De plus, en l'état du dossier, il n'y aurait pas de « guichet unique » pour les demandes, ce qui risque d'égarer les demandeurs de visas.
Cela fait beaucoup de points d'interrogation. Il faut vite rectifier le tir, car nous voyons à ce stade émerger un risque de « doublon » administratif.
Par ailleurs, concernant les estimations de la Commission européenne sur le coût du projet pour la France et sur les enveloppes budgétaires nécessaires, « le compte n'y est pas ». Ainsi, les montants prévus, à savoir 300 000 euros pour l'adaptation des systèmes existants, 500 000 euros pour la maintenance et 3 millions d'euros pour le stockage des données sont nettement sous-évalués selon le ministère de l'intérieur.
Là encore, la France et la Commission européenne vont devoir clarifier la répartition de la prise en charge de l'effort.
C'est pourquoi il faut constater que la souplesse du calendrier prévu pour la mise en oeuvre du projet est bienvenue : elle devrait permettre les négociations et les arbitrages pour savoir « qui fait quoi » et surtout « qui paie quoi ». C'est ma quatrième observation.
Dans cette perspective, le développement de la plateforme européenne interviendrait sur la période 2024-2025. Sa mise en oeuvre débuterait en 2026 et le raccordement général des systèmes des États membres aurait lieu à échéance 2031.
En conclusion, comme vous le voyez, il reste beaucoup de travail à faire et nous resterons attentifs à l'évolution de ce dossier. On peut simplement déplorer qu'il n'y ait pas eu plus de dialogue en amont entre les différents acteurs du dossier et pas plus de vigilance sur l'état d'avancement des projets dans les États membres.
J'en viens maintenant au contrôle de subsidiarité.
Dans son ensemble, et sous réserve des quelques interrogations de fond que nous venons d'exprimer, le texte semble constituer une amélioration du droit en vigueur.
En outre, la proposition de règlement est fondée sur des bases juridiques pertinentes, plus particulièrement les articles 77 et 79 du TFUE déjà évoqués par Jean-Yves Leconte dans son intervention.
En revanche, une disposition suscitait une interrogation de principe au sujet de leur conformité aux principes de subsidiarité et de proportionnalité.
Il s'agit de l'article premier de la proposition qui complète les articles 11 et 32 du code communautaire des visas pour permettre à la Commission européenne de modifier les modèles de formulaires de demande de visa et de notification de refus de visa, prévus aux annexes I et VI du code, par la voie d'actes délégués.
Aux termes de l'article 290 du TFUE, les actes délégués sont « des actes non législatifs de portée générale qui complètent ou modifient certains éléments non essentiels de l'acte législatif ».
À l'heure actuelle, la Commission européenne dispose d'une simple compétence d'exécution pour modifier les formulaires de visas qui semble suffisante. La nécessité de la délégation de compétences envisagée n'apparaît donc pas évidente.
Toutefois, après un examen approfondi du dispositif, on peut conclure que ces formulaires de visas ne constituent pas un élément essentiel du code. Le ministère de l'intérieur partage cette analyse : en effet, ces formulaires ne sont que le reflet des dispositions du code qui, elles, sont soumises à un examen par le Conseil, par le Parlement européen et par les parlements nationaux.
Dans les faits, si la Commission européenne voulait modifier ces documents par un acte délégué, elle solliciterait l'accord préalable des États membres, car ce sont leurs consulats qui utilisent tous les jours ces documents et ils ne laisseraient pas passer des modifications qui les rendraient incohérents ou juridiquement fragiles.
Dans ces conditions, nous ne vous proposons donc pas d'adopter d'avis motivé.
M. Alain Cadec, président. - Merci, chers collègues, pour cette communication et cet éclairage sur la numérisation de la procédure de visa.
Mme Patricia Schillinger. -J'ai une question spécifique sur l'aéroport de Bâle-Mulhouse, que je connais bien et où je me suis rendue encore récemment. Cet aéroport international, qui est situé en territoire français mais qui dispose d'un statut particulier franco-suisse, accueille des vols qui viennent de tous les pays du monde. Or, selon mes informations, il y aurait été constaté que des passagers disposant de visas valides étaient recherchés pour meurtre. Si cela est vrai, comment une telle situation est-elle possible ? Tous les jours, l'aéroport doit être en mesure de refouler des personnes. Je vais sans doute examiner plus précisément cette question.
M. Jean-Yves Leconte, rapporteur. - À l'heure actuelle, un certain nombre de fichiers nationaux ne sont pas partagés dans le « fichier visa » par les États membres. C'est pourquoi les consulats n'ont pas accès à certaines informations, contrairement à la police aux frontières (PAF). Il nous faut donc travailler à l'interconnexion d'un plus grand nombre de fichiers.
Dans cette perspective, à partir de l'année prochaine, le système ETIAS entrera en vigueur, soit l'équivalent de l'ESTA lorsque l'on va aux États-Unis. Toutes les personnes qui ne sont pas soumises à visa devront subir un certain nombre de vérifications.
À l'avenir, la Commission européenne aura ainsi une certaine visibilité sur la manière dont chaque État membre traite les demandes de visa qui lui sont faites, alors qu'aujourd'hui la compétence est uniquement nationale. Elle aura donc la capacité de superviser la procédure et de vérifier les délais.
Institutions européennes - Troisième partie de session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) du lundi 20 au vendredi 24 juin 2021 - Communication
M. Alain Cadec, président. - Nous allons entendre notre collègue Alain Milon, premier vice-président de la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE). En présence de nos collègues membres de cette délégation, qui ont été invités à notre réunion, il va nous rendre compte, à chaud, de la troisième partie de session de l'APCE qui s'est tenue la semaine dernière, dans le contexte de la guerre en Ukraine qui dure depuis déjà quatre mois.
M. Alain Milon, premier vice-président de la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. - Monsieur le président, mes chers collègues, avec sept de nos collègues, je me suis rendu à Strasbourg la semaine dernière pour participer à la troisième partie de session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Il s'agissait de la première partie de session à se tenir exclusivement « en présentiel » depuis le début de la pandémie de covid-19.
La participation sénatoriale a donc été très forte en cette semaine particulière, puisqu'elle se tenait immédiatement après le second tour des élections législatives. Sur les vingt-quatre députés membres de la délégation sortante, huit ont été réélus ; douze ont été battus, dont la présidente de la délégation, Nicole Trisse ; quatre ne se sont pas représentés. Le renouvellement de la délégation, qui interviendra d'ici à la prochaine partie de session en octobre, sera donc très important.
Cette mobilisation sénatoriale s'est traduite par une forte implication dans les débats de l'Assemblée. Je veux, en particulier, souligner que Bernard Fournier a présenté en séance plénière un rapport sur le respect par Malte des obligations découlant de son adhésion au Conseil de l'Europe. De son côté, Claude Kern a présenté en commission des questions politiques et de la démocratie une communication sur la situation politique en Tunisie.
Deux députés ont également présenté des rapports en séance publique : Jacques Maire, sur l'examen du partenariat pour la démocratie concernant le Parlement de la République kirghize, et Frédéric Reiss, sur « le contrôle de la communication en ligne : une menace pour le pluralisme des médias, la liberté d'information et la dignité humaine ».
Enfin, une députée, Jennifer de Temmerman, a présenté un rapport sur la sécurisation de la chaîne d'approvisionnement en produits médicaux devant la commission des questions sociales.
Cette session d'été a évidemment été marquée par les suites de l'agression russe contre l'Ukraine. Je voudrais, à cet égard, relever quelques points.
Premièrement, nous avons débattu de la notion de la sécurité en Europe et du rôle du Conseil de l'Europe dans ce contexte, sur le rapport de Bogdan Klich, le président de la commission des affaires européennes du Sénat polonais.
L'exclusion de la Russie du Conseil de l'Europe amène à repenser l'organisation pour faire face aux nouveaux enjeux. Elle doit, en outre, faire face à une équation budgétaire qui n'est pas évidente à résoudre à ce stade, même si les États membres ont accepté de compenser pour cette année le montant de la contribution russe au budget.
Un quatrième sommet des chefs d'État ou de gouvernement des États membres du Conseil de l'Europe est désormais sur les rails : il apparaît nécessaire pour tenir compte du nouveau contexte géopolitique, mais aussi pour réaffirmer les engagements communs.
Cela apparaît d'autant plus nécessaire qu'on assiste à une offensive de plusieurs États membres contre l'État de droit et les droits de l'Homme, ainsi qu'à une remise en cause du rôle de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH). La dernière en date étant celle du Royaume-Uni, j'y reviendrai.
Le Conseil de l'Europe tâtonne également pour trouver la bonne formule afin de soutenir la société civile indépendante en Russie et en Biélorussie, qui ne font pas ou ne font plus partie de l'organisation. J'ai moi-même interrogé la cheffe de file de l'opposition en Biélorussie, Mme Tikhanovskaia, sur ce point.
La Secrétaire générale du Conseil de l'Europe a mis en place un groupe de sept sages dans la perspective de ce sommet des chefs d'État ou de gouvernement. L'ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve en fait partie et notre délégation essaiera de l'auditionner d'ici à la fin du mois de juillet. Une commission ad hoc a également été constituée au sein de l'Assemblée parlementaire afin de faire entendre sa voix en vue du sommet.
Parmi les autres débats que nous avons eus en lien avec la guerre en Ukraine, je signale deux rapports, l'un sur les droits de l'Homme dans le Caucase du Nord et l'autre sur les cas signalés de prisonniers politiques en Fédération de Russie, qui témoignent de l'ampleur de la répression qui s'y abat. Des parlementaires ukrainiens nous ont rapporté que des déportations par train étaient organisés par les Russes en Ukraine. Nul ne sait ce qu'il advient des prisonniers...
Nous avons également tenu un débat sur les conséquences humanitaires et les migrations liées à l'agression russe contre l'Ukraine, sur la protection et la prise en charge des enfants migrants ou réfugiés non accompagnés, ainsi que sur la justice et la sécurité pour les femmes dans les processus de paix et de réconciliation.
Enfin, un débat spécifique a eu lieu sur l'attentat contre le vol MH17, abattu par un missile d'origine russe alors qu'il survolait l'est de l'Ukraine. Ce débat a pris un relief particulier puisque la conclusion s'est tenue en présence du Roi des Pays-Bas, pays dont 198 ressortissants sont décédés lors de la destruction de cet avion.
Deux débats d'actualité ont été inscrits à l'ordre du jour, l'un sur les conséquences du blocus de la mer Noire, l'autre sur « l'accord du Royaume-Uni sur les demandeurs d'asile et la réaction critique du gouvernement concernant la décision de la CEDH » qui a eu pour conséquence de bloquer l'expulsion vers le Rwanda de demandeurs d'asile entrés illégalement au Royaume-Uni.
Bernard Fournier a pris part à ces deux débats et je voudrais évoquer plus particulièrement le second, qui a donné lieu à de très vives critiques de la position du gouvernement britannique. De nombreux parlementaires britanniques, pour l'essentiel travaillistes, sont intervenus, notamment l'ancien leader du parti travailliste, Jeremy Corbyn.
Le gouvernement britannique a signé un accord avec le gouvernement du Rwanda pour permettre le transfert des demandeurs d'asile arrivés illégalement sur le territoire du Royaume-Uni vers le Rwanda. C'est là que leurs demandes d'asile seront désormais examinées. Financé par Londres à hauteur de 141 millions d'euros, il vise à dissuader les traversées clandestines de la Manche.
À son annonce, l'accord a suscité de nombreuses critiques et la Cour européenne des droits de l'Homme, qui avait été saisie, a suspendu à titre provisoire une décision du gouvernement britannique concernant un ressortissant irakien qui avait demandé l'asile à son arrivée au Royaume-Uni et risquait d'être refoulé vers le Rwanda dans la soirée du 14 juin 2022. Le Royaume-Uni a respecté cette décision et l'avion dans lequel il se trouvait avec plusieurs autres réfugiés n'a donc pas décollé.
Mais le gouvernement britannique a vivement critiqué la décision de la Cour et a immédiatement présenté un projet de loi pour remplacer le Human rights act de 1998. Ce projet de loi, ironiquement intitulé Bill of rights, vient directement remettre en cause la primauté des décisions et arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme dans un certain nombre de cas. Le gouvernement britannique indique que le Royaume-Uni restera partie à la Convention, mais il suit un chemin de contestation de la Cour européenne des droits de l'Homme qui sera sans nul doute exploité par d'autres États et instrumentalisé par la Fédération de Russie.
C'est un sujet de préoccupation important, qui renvoie aux travaux de la mission d'information dont notre collègue Philippe Bonnecarrère a été le rapporteur. Je ne doute pas qu'il animera nos débats lors des prochaines sessions.
Pour ne pas être trop long, je souhaite évoquer deux sujets sur lesquels les sénateurs de la délégation ont été très mobilisés.
Le premier concernait le rôle des partis politiques dans la promotion de la diversité et de l'inclusion. Le rapporteur suédois ayant une approche diamétralement opposée aux conceptions républicaines françaises, nous avons rappelé certains fondamentaux de notre philosophie républicaine, sans le convaincre - il faut bien le dire. Nous aurons encore l'occasion de ferrailler avec lui à cet égard lorsqu'il présentera un rapport sur la lutte contre l'islamophobie. Dans le cadre de la préparation de ce rapport, il avait rencontré nos collègues Jacqueline Eustache-Brinio et Dominique Vérien. Il est clair qu'au Conseil de l'Europe nous jouons largement en défense sur ces thèmes.
Le deuxième sujet concerne la prévention et la lutte contre l'antisémitisme. La présidente de la délégation française avait parrainé un événement organisé par le rabbin de Strasbourg, et le débat que nous avons eu, tenu en présence de la grande rabbine de Stockholm, a un écho significatif.
Je vous renvoie à mon prochain rapport pour une vision détaillée de nos échanges et de cette session. Bien entendu, mes collègues membres de la délégation pourront compléter cette présentation s'ils le souhaitent.
Je veux, pour terminer, signaler qu'au moment où le statut de candidat à l'Union européenne a été accordé à l'Ukraine et à la Moldavie, le Parlement ukrainien a accompli un pas symbolique important en ratifiant la Convention d'Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique. J'ai pu saluer cette démarche auprès de la présidente de la délégation ukrainienne, lors d'une cérémonie organisée par la représentation française rassemblant les experts du Grevio, le groupe d'experts du Conseil de l'Europe sur l'action contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique.
Voilà, Monsieur le président, mes chers collègues, ce que je tenais à vous dire sur cette session, qui a été fort intéressante et surtout instructive sur les tensions entre certains États. Les Serbes, notamment, ont été particulièrement agressifs vis-à-vis des Kosovars. Par ailleurs, lors d'une précédente réunion, les Azéris et les Arméniens en étaient presque venus aux mains...
M. Alain Cadec, président. - C'est l'entente cordiale ! Merci beaucoup pour cette communication. De nombreux points sont intéressants, notamment l'exclusion de la Russie et l'affaire « rwandaise ». L'attitude des Britanniques me fait penser à un certain groupe politique, en France, qui parlait de « désobéissance » par rapport aux règles de l'Union européenne. C'est un peu ce qui se passe, en l'occurrence...
M. Jean-Yves Leconte. - Effectivement, ce qui se produit entre le Rwanda et le Royaume-Uni est particulièrement préoccupant. Le Royaume-Uni a peut-être quelques défauts, mais il a une tradition juridique assez claire : lorsqu'il s'engage sur un certain nombre de traités internationaux, il les respecte. Le fait qu'il envisage une révolution dans la hiérarchie des normes est inquiétant à plus d'un titre, notamment pour l'exemple qu'il donnerait aux autres pays sur le plan juridique, mais aussi moral.
M. Didier Marie. - La position du Royaume-Uni est certes préoccupante, mais elle fait suite à plusieurs décisions du gouvernement britannique tout aussi alarmantes. Je pense aux interrogations relatives à la primauté de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) sur le droit britannique ainsi qu'à la remise en cause de l'accord de sortie de l'Union européenne et du protocole nord-irlandais. Aujourd'hui, le gouvernement britannique a tendance à vouloir remettre en cause sa signature et son engagement sur un certain nombre de sujets. C'est une difficulté en soi, mais c'est aussi une énorme difficulté par capillarité. Si un pays comme le Royaume-Uni ne tient pas ses engagements internationaux, qu'en sera-t-il des autres ? C'est très grave, surtout dans un contexte de grandes tensions : entre la Serbie et le Kosovo, entre la Bulgarie et la Macédoine du Nord, entre la Turquie et la Grèce... On voit bien que le monde s'est beaucoup crispé en quelques années.
M. Alain Cadec, président. - Nous sommes dans une période plus que troublée. Cela se ressent au niveau du Conseil de l'Europe, qui est l'Europe géographique élargie à la Turquie, à l'Azerbaïdjan, à l'Arménie, etc. Plus les Balkans. Or l'attitude de la Serbie, candidate à l'adhésion à l'Union européenne, n'est pas nouvelle. C'est un pays proche idéologiquement de la Russie et très nationaliste. Ce dernier point est antinomique avec le désir d'entrer dans l'Union européenne.
Quant à l'attitude des Britanniques, elle est effectivement surprenante. Mais, dans la ligne du Brexit, on peut lire le désir du gouvernement de Boris Johnson de prendre ses distances avec l'Europe, y compris en matière d'immigration.
M. Jean-Yves Leconte. - En fin de semaine se tiendra la première réunion plénière de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) après la pandémie de covid-19. Votre compte rendu sera précieux. On perçoit déjà que les débats seront tendus. Les Britanniques n'ont pas accordé de visa à la délégation russe. Or il faudrait que l'on puisse l'entendre. Je m'interroge sur les conséquences d'une telle situation. Avez-vous rencontré le même problème ?
M. Alain Milon. - Non, nous n'avons pas eu cette difficulté à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Je rappelle néanmoins qu'à l'APCE, l'exclusion de la Russie a été votée à l'unanimité.
M. Jacques Le Nay. - J'ai eu l'occasion d'intervenir sur trois sujets. Tout d'abord, la situation des migrants ou réfugiés du fait des conflits, notamment les personnes fragiles, en particulier les enfants. Sur ce point, il est nécessaire de renforcer les ressources matérielles allouées par la banque de développement du Conseil de l'Europe pour venir en aides aux déplacés. Je suis également intervenu dans le cadre du débat sur l'attentat contre le vol MH17. Le Roi des Pays-Bas était présent, les familles des victimes étaient là, c'était assez émouvant. La Russie, bien sûr, nie toute implication... Enfin, la situation à Malte a également été évoquée, qu'il s'agisse de la corruption ou de la liberté de la presse. Le Conseil de l'Europe traite de questions très diverses.
M. Alain Cadec, président. - À Malte, c'est compliqué depuis longtemps sur le plan des droits de l'Homme et de la liberté d'expression.
M. Jacques Le Nay. - En tout état de cause, l'atmosphère était pesante en raison du conflit en Ukraine.
M. Alain Cadec, président. - On note le geste des Ukrainiens, qui ont fait un effort en matière de droits des femmes, mais c'était la moindre des choses. Ils ont encore bien des progrès à accomplir dans d'autres domaines pour pouvoir remplir tous les critères d'adhésion à l'Union européenne...
M. Jacques Le Nay. - On peut en tout cas observer que la participation des femmes ukrainiennes aux travaux de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe était importante.
La réunion est close à 18 h 15.
Mercredi 29 juin 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 13 h 40.
Audition de M. Clément Beaune, ministre délégué auprès de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe, à la suite du Conseil européen des 23 et 24 juin 2022
M. Jean-François Rapin, président. - Nous sommes heureux de recevoir aujourd'hui M. Clément Beaune, ministre chargé de l'Europe dans le nouveau gouvernement issu de la récente séquence électorale. C'est avec un plaisir sincère que nous nous apprêtons, en ce début de quinquennat, à poursuivre les échanges de qualité que nous avons toujours entretenus avec vous, monsieur le ministre, sur la politique européenne du Gouvernement, depuis que vous y êtes entré il y a deux ans. Après trois mois d'interruption, vous vous présentez devant nous renforcé par l'onction du suffrage universel et une promotion au rang de ministre, ce dont je tenais à vous féliciter.
Le Conseil européen des 23 et 24 juin dernier était le dernier sous la présidence française du Conseil de l'Union européenne. Du fait de la suspension des travaux parlementaires durant la période électorale, il n'a pas été possible d'organiser en séance plénière le traditionnel débat préalable à une telle réunion ; aussi nous sommes convenus de vous entendre en commission et d'inviter tous les sénateurs à cette audition. Vos impératifs nous ont malheureusement contraints à tenir cette réunion après le Conseil européen et à un horaire inhabituel. Je prie mes collègues de bien vouloir excuser ces modifications d'agenda de dernière minute.
Nous vous remercions donc de nous rendre compte aujourd'hui des résultats du dernier Conseil européen, qui était précédé d'une réunion entre l'Union européenne et les pays des Balkans occidentaux, et suivi d'un sommet de la zone euro, qui a consacré l'entrée prochaine de la Croatie dans cette zone.
Le résultat majeur de ce sommet historique est bien évidemment la décision prise à l'unanimité des 27 de reconnaître à l'Ukraine et à la Moldavie le statut de candidats à l'intégration dans l'Union. Il s'agit d'un choix géopolitique très engageant, qui répond à une forme d'impératif moral dans le contexte des atrocités que la Russie inflige à l'Ukraine depuis quatre mois. Cependant, l'impact d'une telle décision doit être bien mesuré, non seulement envers les Balkans occidentaux déjà candidats, qui ont aussitôt exprimé leur frustration, mais aussi envers l'agresseur russe qui voit parallèlement la Finlande et la Suède rallier l'OTAN, et enfin envers l'Union européenne elle-même qu'un élargissement mal maîtrisé peut conduire à la dissolution ou à la paralysie.
La proposition du Président de la République de « Communauté politique européenne » peut utilement contribuer à la réflexion qu'il convient d'approfondir sur le fonctionnement et le périmètre de l'Union. Mais, à lire ses conclusions, le Conseil européen semble avoir largement éludé le sujet : monsieur le ministre, comment le gouvernement français envisage-t-il l'articulation entre le Partenariat oriental, le processus d'adhésion de l'Ukraine et de la Moldavie à l'Union européenne, et la perspective d'une Communauté politique européenne ? Comment ce sujet est-il appréhendé par la présidence tchèque qui va prendre le relais de la nôtre dans deux jours ?
Au-delà des enjeux militaires et diplomatiques, le conflit ukrainien provoque une flambée inflationniste des prix de l'énergie et de l'alimentation. Le Conseil européen reconnaît d'ailleurs explicitement dans ses conclusions que la Russie utilise le gaz et l'alimentation comme des armes. Il a envisagé l'introduction de plafonds temporaires pour les prix du gaz importé. La France a aussi défendu au G7 l'idée d'un prix plafond qui s'appliquerait à tous les exportateurs de pétrole, les États-Unis l'envisageant aussi, mais uniquement pour la Russie. Où en est la négociation sur ces sujets stratégiques pour réguler les prix de l'énergie ?
Quant au volet alimentaire, qui va aussi peser sur le pouvoir d'achat, le Sénat a plaidé pour réorienter la stratégie agricole européenne découlant du Pacte vert, afin d'assurer l'autonomie alimentaire de l'Union européenne dans le contexte de la guerre en Ukraine. Nous avons adopté début mai une résolution européenne en ce sens. Elle ne semble pas avoir connu de suites satisfaisantes au niveau européen ; Monsieur le ministre, le gouvernement français partage-t-il cette exigence de garantir l'indépendance alimentaire de l'Europe ? Est-il prêt à appuyer l'urgence de reconsidérer en conséquence les termes des stratégies dites « De la ferme à la fourchette » et « Biodiversité à l'horizon 2030 », afin de redonner priorité aux objectifs de production agricole ?
Enfin, le sommet de la zone euro a été l'occasion de rappeler la nécessité d'avancer sur l'union bancaire et l'union des capitaux. La présidence française avait placé ces sujets parmi ses priorités : qu'a-t-elle fait concrètement en ce sens durant ce semestre ?
M. Clément Beaune, ministre délégué. - Je vous remercie d'avoir bien voulu adapter l'horaire de la réunion. J'accueillais en effet, ce matin, la Première ministre dans ce qui est ma nouvelle circonscription.
Je suis heureux de me présenter devant vous à plusieurs titres. D'abord, voici quelques semaines, je vous faisais mes adieux républicains. Ce n'était donc qu'un au revoir... Nous avons toujours échangé dans un esprit de coopération, qui pourrait inspirer d'autres institutions !
Ensuite, cette audition arrive à un moment opportun : quelques jours après un sommet européen, mais aussi au terme de la présidence française du Conseil de l'Union européenne. C'est un exercice collectif, à la fois entre sensibilités et entre institutions. Vous avez su faire vivre la dimension parlementaire de cette présidence, et nous pouvons nous féliciter de certaines avancées obtenues dans un contexte particulièrement difficile.
La réunion des 23 et 24 juin du Conseil européen était focalisée sur la guerre en Ukraine et les réponses que l'Union européenne doit apporter à ce pays et au peuple ukrainien.
Le premier débat, le plus important, a porté sur la reconnaissance du statut de candidats accordée à l'Ukraine et à la Moldavie, mais non à la Géorgie - à laquelle, toutefois, a été reconnue une perspective européenne. L'accès au statut de candidat a été conditionné, dans le cas de la Géorgie, à un apaisement de la politique intérieure et à des réformes liées à l'État de droit.
L'attention s'est particulièrement portée sur la Moldavie, située au voisinage de l'Union européenne et soumise à une pression russe renforcée avec l'invasion de l'Ukraine. La Moldavie fait aussi face à des risques de déstabilisation, en raison d'un accueil massif de réfugiés. Le pays reçoit à ce titre une contribution financière de la France et de l'Union européenne. Le Président de la République s'y est rendu voici quelques jours. La présidente, Maia Sandu, est une pro-européenne convaincue. Il est de notre intérêt géopolitique de soutenir ce pays, même si le processus d'adhésion sera long.
Octroyer le statut de candidats à la Moldavie et à l'Ukraine est un signal, un symbole, mais aussi le moyen d'éviter un vide géopolitique. Tourner le dos à l'Ukraine aurait encouragé la Russie à renforcer son agression et cassé l'espoir né au sein du peuple ukrainien. Nous avons su faire rapidement l'unité de l'Union européenne sur cette question.
Nous devons au peuple ukrainien et à nos concitoyens de leur dire la vérité : le processus d'élargissement est long et exigeant. Il ne s'agit aucunement de le présenter comme chose aisée : fonctionner à vingt-sept est déjà très difficile. Ne précipitons pas le processus.
En complément de ce travail sur l'élargissement, la conviction du Président de la République, présentée le 9 mai au Parlement européen, est que nous avons besoin d'un autre format. C'est l'idée de Communauté politique européenne, qui a soulevé de nombreuses questions, voire des réserves. Néanmoins, le 23 juin au soir, il a été décidé de manière unanime d'y travailler sous la présidence tchèque. Ce cadre peut garantir une coopération dans l'attente de l'adhésion, comme pour l'Ukraine, ou constituer une sorte de cadre intermédiaire pour des pays dans une situation très différente, comme le Royaume-Uni.
L'idée mérite d'être affinée, travaillée, qu'il s'agisse de la nature de la coopération, du format géopolitique, du cadre institutionnel : faudrait-il un forum, un traité pour fonder cette Communauté ? Ces questions restent ouvertes, et nous devons en débattre ensemble.
Cette idée de Communauté permet de ménager une transition vers le sujet des Balkans occidentaux. La France souhaitait organiser une réunion entre les chefs d'État ou de gouvernement des 27 et ceux des six pays concernés avant la fin de la présidence française. C'était d'autant plus nécessaire après le déclenchement de la guerre et l'octroi du statut de candidat à l'Ukraine, alors même que la Bosnie ne l'a pas encore obtenu.
Il convient de remettre les choses dans l'ordre, alors que les pays des Balkans occidentaux sont engagés depuis vingt ans dans la perspective de l'adhésion. Il faut accélérer le processus, mais il reste de nombreuses exigences à satisfaire. Ainsi, la Serbie doit s'aligner sur les sanctions européennes : c'est un préalable indispensable à une adhésion à notre projet politique. Il faut ce geste de confiance pour travailler sur des questions concrètes en matière énergétique, sanitaire, sécuritaire ou migratoire. Une partie de notre sécurité se joue dans cette région. Nous sommes prêts à accélérer le processus d'adhésion si des efforts sont consentis par les pays concernés.
Un mot sur la tentative de règlement du différend entre la Bulgarie et la Macédoine du Nord, préalable à l'ouverture de négociations avec ce dernier pays et l'Albanie. Nous progressons : la semaine dernière, le Parlement bulgare a accepté certaines des propositions de la présidence française. Mais il faut encore obtenir un accord entre les deux pays.
Sur cette question des Balkans occidentaux, le processus doit rester maîtrisé, contrôlé et organisé.
Le Conseil européen n'a pas adopté de sanctions supplémentaires contre la Russie, mais s'est déclaré prêt à les prendre, le cas échéant. Il fallait avant tout s'assurer que les sanctions actuelles étaient appliquées. Nous avons aussi abordé le soutien renforcé à l'Ukraine : le Haut-représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, a évoqué la possibilité d'ajouter une tranche de financement pouvant atteindre 500 millions d'euros dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix. La Commission européenne a été invitée à accroître l'assistance dite macro-financière, c'est-à-dire l'aide au fonctionnement des administrations et de l'État ukrainien, à hauteur de 9 milliards d'euros. Cela fait de l'Union européenne le premier soutien à l'Ukraine, tous domaines confondus, et de loin...
Votre commission a souvent discuté de l'approvisionnement et de la sécurité alimentaire. Nous sommes tous ici convaincus que les difficultés de livraisons alimentaires qui pèsent sur les prix ne sont aucunement liées aux sanctions. Mais le récit russe est puissant... Aucun pays n'a appliqué de sanctions alimentaires à la Russie, qui se livre à une instrumentalisation délibérée de la situation en bloquant les exportations de produits ou de compléments alimentaires depuis les ports d'Ukraine. Il y a donc diverses initiatives européennes et internationales pour ouvrir des voies terrestres et fluviales d'exportations accélérées, pour que les grains stockés aujourd'hui ne soient pas perdus et ne pèsent pas sur les prix mondiaux. Nous y travaillons en particulier avec la Roumanie et la Pologne.
Nous essayons aussi de soutenir les pays qui souffrent déjà de rationnements et risquent, bientôt, des pénuries si nous n'agissons pas. La France et d'autres pays européens ont ainsi renforcé leur contribution au Programme alimentaire mondial et à diverses initiatives internationales, notamment dans le cadre des Nations unies, de financement de l'alimentation dans les pays en difficulté.
Tous les sujets européens dont nous parlons ont un lien direct avec la vie quotidienne : la sécurité alimentaire, ce sont les prix dans nos supermarchés ; la diversification des approvisionnements énergétiques, ce sont les prix à la pompe.
Les questions monétaires sont moins visibles, mais tout aussi importantes. La Banque centrale européenne a confirmé début juin que la Croatie remplissait les critères pour entrer dans la dernière phase de l'Union économique européenne. Le Conseil européen a confirmé l'entrée de ce pays dans la zone euro dès le 1er janvier 2023. Cela montre le pouvoir d'attraction de cette union monétaire.
Concernant l'énergie, le constat est extrêmement préoccupant : la Russie a réduit ses livraisons de gaz à plus de dix pays européens, en violation totale de ses engagements internationaux et de ses contrats. C'est un choix délibéré. À court terme, cela impose des mesures de stockage renforcé. Un accord a été trouvé voici quelques jours pour que tous les pays européens remplissent leurs stocks stratégiques à 80 % au minimum dès l'automne. Nous avons demandé à la Commission européenne de nous proposer, dès le mois de juillet, un plan de réduction de notre demande d'énergie à l'égard de la Russie, à la fois par des efforts de sobriété et par des mesures de précaution comme le stockage ou la diversification des approvisionnements en gaz. La Commission a coordonné certains achats, notamment un contrat supplémentaire avec les États-Unis. Il faut éviter de nous mettre en risque l'hiver prochain.
Enfin, au-delà des mesures de réaction imposées par la situation, il convient de nous projeter sur l'avenir de notre union. La conférence sur l'avenir de l'Europe s'est conclue le 9 mai en présence de la présidente du Parlement européen, de la présidente de la Commission européenne et du Président de la République. Cet exercice citoyen inédit, qui a donné lieu à des centaines de milliers de contributions, a débouché sur cinquante propositions et plus de trois cents mesures suggérées, dont beaucoup correspondent aux priorités évoquées ici en matière de sécurité alimentaire et de défense européenne.
Nous sommes entrés dans une phase d'action et de décision. Dès le début du mois de septembre, la Commission européenne présentera dans son programme législatif des mesures supplémentaires pour accélérer l'agenda européen de souveraineté, que nous défendons depuis plusieurs années. C'est aussi l'occasion d'accélérer les réformes sur le plan climatique, sécuritaire et sanitaire.
Le Conseil européen s'est également penché sur les agissements de la Turquie en mer Égée et en Méditerranée orientale. Les États membres ont unanimement exprimé leur très vive préoccupation face aux déclarations et actions de ce pays contre la Grèce et Chypre. Le Conseil européen a appelé la Turquie à respecter la souveraineté et l'intégrité territoriale de tous les États membres, à se conformer en tous points au droit international et à apaiser les tensions en Méditerranée orientale. Nous attendons des signaux concrets.
Enfin, le Conseil européen a réaffirmé son soutien aux aspirations démocratiques du peuple biélorusse, condamné la répression de la société civile qui continue, voire s'amplifie, et appelé à libérer immédiatement les nombreux prisonniers politiques. Depuis le 26 février, les dirigeants biélorusses sont visés par des sanctions supplémentaires liées à leur implication dans le conflit ukrainien.
M. André Reichardt. - Un élément est clairement ressorti du discours du Président présentant la Communauté politique européenne : elle s'adresserait à l'ensemble des pays européens, même si elle a été imaginée en réponse à l'acte de candidature de la Moldavie, de l'Ukraine et de la Géorgie. Or certains pays, comme l'Arménie et l'Azerbaïdjan, sont déjà liés à l'Union européenne par le Partenariat oriental, dont l'objectif est le renforcement de l'association politique et de la coopération économique entre l'Union européenne et ses voisins - c'est très proche des objectifs que le Président assigne à la Communauté politique européenne... Les conclusions du dernier Conseil européen ont confirmé que celle-ci n'a vocation à se substituer ni à l'élargissement ni aux instruments existants.
Dont acte, mais quelle serait la valeur ajoutée de la Communauté politique européenne par rapport au Partenariat oriental, d'autant que celui-ci évolue, depuis décembre dernier, vers plus de flexibilité et de différenciation ? De nouveaux outils sont ainsi envisagés pour s'adapter au contexte géopolitique : ainsi, en matière énergétique, l'Azerbaïdjan pourrait aider l'Europe à sortir de la dépendance aux énergies russes.
Attention à ne pas fragiliser par des projets encore incertains la dynamique positive et les acquis de ce Partenariat oriental qui, malgré certaines limites, a réussi à arrimer le destin de la plupart de ces pays à celui de l'Europe plutôt qu'à celui d'autres grandes puissances...
Comment envisagez-vous l'articulation entre ce partenariat et la Communauté à venir ?
M. Didier Marie. - En décidant d'accorder à l'Ukraine et à la Moldavie le statut de pays candidats, en reconnaissant la perspective européenne de la Géorgie, le Conseil européen a fait un geste politique très fort. En tenant une réunion préalable avec les pays des Balkans, il a marqué sa volonté de poursuivre la politique d'élargissement : c'est une marque de confiance dans la capacité de ces pays à remplir les critères définis à Copenhague, mais aussi un acte de foi dans la capacité de l'Union à intégrer des membres auxquels elle n'était liée que par des accords d'association et de libre-échange.
Pour la première fois de son histoire, l'élargissement de l'Union européenne pourrait-il être déconnecté de son approfondissement, alors que le Conseil européen « prend note des propositions de la conférence sur l'avenir de l'Europe », dont il recommande « un suivi efficace » ? Un tel suivi ne passe-t-il pas, comme le demande le Parlement européen, par la réunion d'une convention chargée de réformer le fonctionnement de l'Union européenne ? Vous l'avez souligné, nous en connaissons déjà les limites à 27.
Je vous interroge à mon tour sur le contenu concret, au regard du discours du 9 mai du Président de la République, de la Communauté politique européenne qu'il appelle de ses voeux pour tisser des « solidarités de fait », des « coopérations tangibles ». S'agit-il d'une salle d'attente ou d'un partenariat renforcé ? D'autres puissances, comme l'a souligné André Reichardt, regardent de très près ce qui se passe dans les pays du voisinage oriental de l'Union européenne.
Mme Véronique Guillotin. - La décision à l'unanimité d'accorder le statut de pays candidats à l'Ukraine et à la Moldavie a été le fait marquant du Conseil européen. C'est un soutien important.
La présidente de la République moldave a été élue sur un programme courageux de lutte contre la corruption et de réforme de la justice, avec un objectif de rapprochement avec les standards européens. Le statut de pays candidat est l'un des moyens de la soutenir et de lui permettre de montrer à sa population des résultats concrets et perceptibles dans la vie quotidienne.
C'est un enjeu que j'ai perçu lors de mon déplacement avec le groupe d'amitié France-Moldavie en mai dernier. La tâche semble immense, dans les domaines de l'énergie, du secteur bancaire, de la valorisation des matières premières agricoles, des exportations ou encore de la réforme de la justice.
Quelles sont les priorités à privilégier lors du processus de pré-adhésion, pour orienter le programme de soutien et d'aide à ce pays ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je salue votre engagement et votre travail dans cette présidence française du Conseil de l'Union européenne, et le dialogue permanent que vous avez bien voulu mener avec nous.
Vous avez évoqué des inquiétudes, des constats préoccupants, un plan de stockage renforcé, un plan de réduction de la demande énergétique et un plan de diversification. Plus concrètement, quelles mesures le Gouvernement et l'Union européenne prendront-ils dans les prochains mois pour remédier à la problématique de l'approvisionnement ? Près de 40 % du gaz utilisé par l'Europe vient de la Russie. Cela représente environ 10 % de l'énergie consommée par l'Union européenne. Cette dépendance est variable, chaque État étant maître de son bouquet énergétique.
De plus, les membres de l'Union producteurs de gaz voient leurs ressources diminuer et ne sont pas en mesure d'augmenter la cadence. Nous aurons donc besoin de gaz.
Concrètement, quels sont les projets ? Les objectifs de l'Union européenne ne sont pas très clairs. Ainsi, les importations de gaz liquéfié des États-Unis ont été multipliées par cinq par rapport à 2019. On ne peut que s'en réjouir, mais cela nécessite de nouvelles infrastructures de transformation et d'acheminement du gaz en réseau. Est-il prévu de travailler sur ces questions ?
Mme Patricia Schillinger. - La succession de crises auxquelles a dû faire face l'Union européenne renforce les attentes des concitoyens à son égard : il y a une forte demande de protection.
Six des 27 États membres n'ont pas de salaire minimum ; et pour ceux qui en ont un, les écarts sont très importants. Son extension à l'ensemble des membres serait une protection contre le dumping social. Faire aboutir la directive sur le salaire minimum était une priorité de la présidence française du Conseil de l'Union européenne. Quel est le contenu de l'accord récemment trouvé sur cette directive, et quel impact aura-t-il sur les salaires ?
Concernant les droits des femmes, l'actualité montre qu'ils sont loin d'être garantis - en particulier le droit à l'avortement. Nous observons des tentatives régulières de le restreindre un peu partout en Europe, sans parler des États-Unis. Le Président de la République et vous-même vous êtes prononcés en faveur d'une intégration de ce droit à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Comment la France peut-elle y contribuer et sous quel délai ? Un consensus des États membres sur la question vous semble-t-il atteignable ?
M. Franck Menonville. - La guerre en Ukraine nous rappelle que l'alimentation peut être une arme, que Vladimir Poutine exploite avec cynisme. Après le chantage aux hydrocarbures, il s'est lancé dans un bras de fer alimentaire avec la communauté internationale. Face à cela, nous devons réaffirmer la nécessité d'une souveraineté alimentaire européenne, en nous adaptant à la situation géopolitique. Depuis sa création, l'Europe s'est mobilisée à travers la PAC (politique agricole commune) pour assurer son autonomie alimentaire. Or celle-ci est fragilisée depuis plusieurs décennies.
Où en est la mobilisation des stocks ukrainiens ? Quid des contraintes liées à la jachère obligatoire prévue dans les nouvelles dispositions de la PAC et au Pacte vert ? Pouvons-nous espérer qu'enfin la Commission européenne intègre la nouvelle donne géopolitique et géostratégique ? L'Europe doit cesser de faire preuve de naïveté. La France reste l'une des puissances agricoles de l'Union européenne, mais sa balance commerciale s'érode depuis 2015. Elle perd en compétitivité dans de nombreux secteurs. Le plan stratégique national 2023-2027 proposé par le ministre Julien Denormandie a été jugé insuffisant pour faire face aux enjeux du monde agricole.
Qu'en est-il de la stratégie Farm to Fork ? Ne faisons pas de notre agriculture ce que nous avons fait de notre industrie. Ces questions devraient être à l'ordre du jour du prochain Conseil européen. Il y va de l'avenir de l'Union européenne, de notre souveraineté alimentaire et de notre indépendance.
M. Jacques Fernique. - Vendredi dernier, de jeunes Africains sont morts alors qu'ils tentaient de passer, en force et en nombre, la porte de l'Union européenne dans l'enclave espagnole de Melilla. Ils ont été encerclés, matraqués, gazés, certains blessés parfois laissés sans secours pendant des heures. Le bilan est de 23 morts, peut-être 37. On parle de donner priorité à la sécurité des migrants, d'éviter l'usage excessif de la force, de respecter les droits fondamentaux : où sont ces impératifs dans la coopération entre l'Espagne et le Maroc, qui agit en gendarme de la frontière de l'Union européenne ?
À une autre porte de l'Europe, nous a appris hier une enquête du Monde, du Spiegel et du Guardian, la police grecque enrôle certains migrants, encadrés par des passeurs, pour refouler illégalement d'autres migrants en bateau vers la Turquie. L'échec des politiques migratoires actuelles nous conduit au pire et à l'inadmissible. N'est-il pas temps d'en sortir ?
Mon groupe, le Groupe Écologiste - Solidarité et Territoires (GEST), approuve évidemment totalement la décision d'octroyer le statut de candidats à l'Ukraine et à la Moldavie. Alors que quatre longs mois de guerre russe ont banalisé l'horreur, la solidarité pourrait s'émousser ; au contraire, cette décision historique lui redonne vigueur. Ce statut ne doit cependant pas être un cantonnement dans une antichambre sans issue pour des décennies. Quelles seraient les plus-values concrètes de la Communauté politique européenne ?
Enfin, l'Union européenne aurait pu être la première à entériner le projet de taxe sur les multinationales en incorporant au droit européen l'accord fiscal obtenu à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Nous déplorons le blocage hongrois. Quel est l'avenir de cette taxe ? Ne faut-il pas s'engager dans une procédure de coopération renforcée, pour permettre aux États européens prêts à oeuvrer pour la justice fiscale d'avancer ?
M. Cyril Pellevat. - L'adhésion de l'Ukraine et de la Moldavie prendra plusieurs années, mais le fait qu'elles aient obtenu si rapidement le statut de candidat montre que lorsque la volonté politique est là, on peut accélérer certaines étapes du processus d'adhésion.
Comment l'Union européenne peut-elle optimiser les différentes étapes de ce processus ? Des réflexions sont-elles en cours ? Outre l'idée d'une Communauté politique européenne, qui restera de toute façon parallèle au processus d'adhésion, des pistes sont-elles explorées pour améliorer l'accompagnement des pays candidats dans leur mise en conformité avec le droit de l'Union européenne, ou encore pour faciliter les négociations qui suivent la phase de candidature ?
M. Jean-Michel Arnaud. - Le 19 janvier, lors de l'inauguration de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, le Président de la République avait formellement exprimé devant le Parlement européen sa volonté d'inclure le droit à l'interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union. Cette charte, contraignante pour les États membres, est de même valeur juridique que les traités : tout citoyen européen peut s'en prévaloir en cas de non-respect de ses droits par un texte européen.
Or, depuis cette date, Roberta Metsola, députée européenne de Malte et membre du Parti populaire européen (PPE), a été élue présidente du Parlement européen malgré sa position hostile à l'avortement. La Cour suprême des États-Unis a annoncé sa décision de révoquer le droit à l'IVG, laissant la liberté à chaque État de l'autoriser ou non. Enfin, certains États membres comme Malte ou la Pologne persistent à limiter, voire à bloquer l'accès à ce droit. Cela traduit un immobilisme, voire un recul.
En tant que membre de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, je souhaite savoir où en sont les discussions sur l'intégration du droit à l'IVG dans la Charte des droits fondamentaux. Les femmes européennes l'attendent.
M. Clément Beaune, ministre délégué. - Il ne faudrait pas que la Communauté politique européenne soit une duplication de l'existant. Nous n'avons pas attendu la guerre pour avoir une politique de voisinage et des forums de discussion. Le Partenariat oriental en est un. La conviction initiale de la France et du Président était que l'Union européenne, en tant qu'ensemble institutionnel, ne couvrirait jamais tous nos éléments de coopération.
Ce débat a eu lieu au sein du Conseil de l'Europe, que la Russie a d'ailleurs quitté : la géographie et l'histoire continentales définissent une communauté de valeurs. Cela nécessite des coopérations politiques avec certains pays qui, pendant longtemps, voire indéfiniment, ne seront pas membres de l'Union européenne. Or nous n'avons pas de cadre commun pour cela. Le Partenariat oriental réunit régulièrement l'Union européenne et les six pays concernés, mais à une table différente de celle des États des Balkans occidentaux.
L'idée de la Communauté politique européenne est donc double. Elle consiste d'abord à avoir des réunions politiques régulières pour évoquer des sujets d'intérêt commun. On pourrait ainsi imaginer un sommet de la Communauté politique européenne réunissant les États membres, les pays des Balkans occidentaux, et demain l'Ukraine, voire la Moldavie. Le Royaume-Uni ou la Turquie pourraient eux aussi partager des mesures de réaction géopolitique à une crise comme celle que nous vivons avec la Russie.
Au-delà de la coordination politique régulière, nous pourrions entretenir des coopérations autour de politiques inspirées de celles de l'Union européenne en matière d'énergie, de transport ou d'espace. Nous ne disposons pas, aujourd'hui, de ce format continental.
Vous pourriez m'objecter que le véritable doublon serait avec le Conseil de l'Europe. Peut-être faudra-t-il se poser cette question. Si la Communauté politique européenne se met en place, des formats existants pourraient devoir être fusionnés ou rationalisés ; mais commençons par créer cette table commune.
Ce n'est pas une idée entièrement nouvelle : elle avait été proposée par le président Mitterrand sous la forme d'une confédération européenne. Sa première réunion s'était d'ailleurs tenue à Prague... L'initiative n'a pas prospéré pour deux raisons. D'abord, elle était étendue à la Russie, ce qui ne sera pas le cas de cette initiative. Ensuite, elle était considérée comme une alternative à l'adhésion, ce qui semblait fermer la porte à l'élargissement.
Ce n'est pas ce que nous proposons : ce sera un complément pour les pays qui attendent depuis longtemps leur entrée dans l'Union européenne, ou qui ne souhaitent pas y entrer, mais qui pourraient coopérer avec nous sur certains sujets.
Enfin, ne répétons pas les erreurs commises vis-à-vis des Balkans occidentaux. Après leur avoir donné une perspective européenne en 2000, déjà sous la présidence française, aucun d'entre eux n'a rejoint l'Union. Il y a un malentendu réciproque : des réticences au sein de l'Union européenne, une fatigue de la part de ces pays à force d'attendre la négociation. Il y a des conséquences politiques : le développement des trafics, des mafias, des filières illégales qui touchent nos quartiers. Cela aussi, c'est concret.
Soyons honnêtes : si un pays comme l'Ukraine a vocation à entrer dans l'Union européenne, le processus prendra des années. N'abandonnons pas l'Ukraine en attendant. Nous avons besoin d'un forum de coopération politique, pour éviter la création d'une forme de vide entre l'adhésion complète, qui n'arrivera pas tout de suite, et un refus qui engendrerait une forme de désespoir. La coopération s'exercerait dans certains domaines très concrets comme l'énergie, les transports notamment. Pour le moment, il est préférable de conserver le Partenariat oriental, en attendant de disposer d'un autre instrument qui fonctionne.
Monsieur Marie, c'est justement pour éviter l'opposition entre élargissement et approfondissement, qui n'a jamais été résolue, que nous plaidons pour cette communauté supplémentaire. En ramenant la seule politique de l'Union européenne dans son voisinage à l'élargissement, nous avons sacrifié l'approfondissement. Il faut un continuum. Ainsi la Turquie, et peut-être le Royaume-Uni, pourraient-ils faire partie de cette communauté de façon durable sans pour autant intégrer l'Union européenne.
La réforme de l'Union européenne est nécessaire, même si nous restons durablement à 27. Les dysfonctionnements sont évidents. Quant à engager une révision des traités, il n'y a pas de consensus entre les États pour le faire. De plus, quand bien même nous la lancerions, ne l'attendons pas pour renforcer nos politiques concrètes, en matière de souveraineté alimentaire, de climat ou de commerce. Cela peut se faire par de simples législations complémentaires, des décisions de la Commission européenne ou des coopérations entre certains États, sans attendre le grand soir d'une révision des traités qui pourrait prendre cinq à dix ans, avec les incertitudes que nous connaissons sur la ratification.
Salle d'attente ou partenariat renforcé ? La Communauté politique européenne est un peu des deux.
Concernant la Moldavie, Madame Guillotin, la présidente Maia Sandu a en effet fait preuve de courage en défendant l'engagement européen dans un contexte géopolitique complexe. C'est pourquoi nous ne pouvions prendre le risque de perdre ce pays. La reconnaissance du statut de candidat est aussi un signal géopolitique.
La France a aussi apporté un soutien très concret à la Moldavie en mobilisant plus de 16 millions d'euros d'aides budgétaires et d'aide d'urgence. Plus de 37 tonnes de matériel humanitaire ont été livrées. Au total, plus de 120 millions d'euros ont été mobilisés par l'Union européenne dans le cadre de notre nouvel instrument de voisinage, le NDC (nationally determined contributions).
Au total, la conférence des donateurs organisée le 5 avril à Berlin a permis de mobiliser près de 700 millions d'euros de dons internationaux, déjà largement utilisés pour l'accueil des réfugiés, pour éviter la flambée des prix de l'énergie ou des problèmes d'approvisionnement qui mettraient la population moldave en grande difficulté. Nous sommes prêts à renforcer cet effort dans les mois à venir.
Madame Morin-Desailly, merci pour vos mots amicaux. Il reste beaucoup à faire sur les achats d'énergie. La coordination est encore imparfaite.
Il faut d'abord reconstituer nos stocks dans la perspective de l'hiver prochain. La France a une législation contraignante en la matière ; nos stocks sont remplis à 60 %, ce qui est dans la moyenne haute de l'Union européenne. Des pays comme l'Allemagne avaient, au début de la guerre, des stocks à 30 %, ce qui ne leur permet pas d'affronter les réductions de livraisons russes. Je rappelle que la France est moins dépendante du gaz que la plupart des pays de l'Union européenne : il représente moins de 20 % de nos approvisionnements, contre 30 % pour l'Allemagne.
Mais il ne suffira pas de reconstituer les stocks pour l'hiver prochain : il faut diversifier nos approvisionnements. Cela fait l'objet de mesures nationales parfois coordonnées, parfois identiques, de recherche de contrats alternatifs et de construction d'infrastructures complémentaires. Ainsi, la Première ministre a annoncé la semaine dernière que, dès 2023, nous disposerions d'un terminal méthanier supplémentaire au Havre pour réceptionner les livraisons de gaz liquéfié.
L'une des mesures coordonnées déjà prises est le contrat supplémentaire avec les États-Unis d'Amérique, négocié collectivement voici quelques semaines par Mme von der Leyen. Cependant, la coordination n'est pas complète. Nous avons adressé une demande de précisions en ce sens à la Commission européenne. Pour éviter des pratiques mutuellement compétitives, nous avons intérêt à engager des négociations collectives avec certains pays producteurs de gaz liquéfié comme les États du Golfe ou les États-Unis.
La situation accélère également, à moyen terme, notre stratégie de sortie des énergies fossiles.
Toutefois, nous ne pourrons pas, l'hiver prochain, nous passer totalement du gaz russe en Europe. Parmi les leviers complémentaires, les efforts de sobriété énergétique ont leur importance ; plusieurs dirigeants d'entreprises énergétiques l'ont justement rappelé. Dans beaucoup de pays européens, les administrations publiques, les collectivités, les entreprises et les citoyens se sont engagés dans des plans de sobriété.
Enfin, la Commission européenne a renforcé sa stratégie de long terme avec le plan REPowerEU. Elle avait annoncé, dès le mois de mars, que nous pourrions nous passer des deux tiers des livraisons d'hydrocarbures russes dès l'an prochain si nous activions simultanément tous les leviers ; et, à l'horizon 2027, nous serions libérés de la dépendance à ces importations. L'Allemagne a déjà annoncé qu'elle sortirait dès 2024 de la dépendance aux hydrocarbures russes. Les choses s'accélèrent.
Madame Schillinger, la directive sur le salaire minimum imposera à tous les États membres de le mettre en place, soit par la voie légale comme en France, soit via un dispositif de négociation collective. Ainsi, des pays du nord de l'Europe sont très bien protégés par un système conventionnel. Nous ne souhaitons pas casser ces modèles.
La directive inclut aussi l'obligation que 80 % des travailleurs soient couverts par une négociation collective. La dizaine de pays qui n'atteignent pas ce seuil devront indiquer comment ils comptent le rejoindre. Le SMIC français étant très au-dessus de la moyenne européenne, ce n'est pas un vrai changement pour nous. En revanche, la directive permettra de lutter contre le dumping social en tirant les salaires vers le haut dans certains pays, en complément de la réforme du travail détaché.
Enfin, elle comporte un niveau indicatif de salaire minimal - il ne s'agit donc pas d'une obligation -, fixé à 60 % du salaire médian et à 50 % du salaire moyen. Nous sommes au-dessus de ces niveaux en France, mais cela permettra d'instaurer une orientation pour les pays concernés et une transparence sur le sujet pouvant engendrer des pressions politiques ou syndicales.
Monsieur Arnaud, sur la question de l'avortement, il y a aujourd'hui deux pays européens dans lesquels, de droit ou de fait, l'interruption volontaire de grossesse (IVG) n'est plus reconnue : Malte, où c'est assumé par toutes les formations politiques, et de facto la Pologne, où la décision judiciaire de la fin de l'année 2020 a réduit à un très faible nombre les cas pouvant conduire à une autorisation d'IVG. Nous avons donc un différend politique sur ce sujet avec ces pays. Les traités ne prévoyant aucune compétence européenne en la matière, le Président de la République a suggéré d'ajouter le droit à l'avortement dans la Charte des droits fondamentaux et l'actualité américaine renforce cette nécessité. Cela exige l'unanimité, qui n'est pas acquise, mais la Charte elle-même a nécessité un combat de plusieurs années pour aboutir. Nous devons donc engager ce combat politique, qui en vaut la peine.
Du reste, cette question a des conséquences concrètes très préoccupantes : des réfugiées ukrainiennes accueillies - généreusement - en Pologne et ayant subi des violences sexuelles ne peuvent bénéficier d'un droit qui leur est reconnu dans leur pays. La ministre chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes, Isabelle Rome, et moi-même allons donc prendre prochainement des initiatives de soutien ; nous en reparlerons.
Monsieur Menonville, nous procédons actuellement à l'évacuation des récoltes ukrainiennes - plusieurs dizaines de millions de tonnes de grain sont stockées dans des silos - et nous tâchons d'accélérer le rythme de livraison par voie terrestre, puisque la voie maritime reste bouchée. Cela nécessite de mobiliser des opérateurs ferroviaires, des conteneurs, des barges fluviales ; il faut travailler avec la Roumanie et la Pologne pour accélérer nos capacités de livraison, ainsi qu'avec la Commission européenne et la présidence tchèque.
Monsieur le président, vous avez raison, nous devons adapter notre stratégie « de la ferme à la fourchette ». Nous ne devons pas renoncer à nos objectifs environnementaux - réduction des pesticides, changement des modes de production - et de souveraineté alimentaire pour l'avenir, car le court terme ne doit pas écraser le long terme. Néanmoins, la règle relative aux jachères - cela représente 4 % des surfaces, qui pourraient être mobilisées rapidement - et le rythme de baisse de production dans certaines filières ou sur certaines surfaces pourraient être rediscutés. Il ne s'agit pas, j'y insiste, de remettre en cause les objectifs environnementaux de cette stratégie, mais nous avons également un impératif de production, laquelle, si elle doit être « verdie », doit également permettre d'atteindre l'objectif « nourricier » de notre agriculture. Nourrir l'Europe, mais aussi le monde, car si un pays comme l'Égypte, qui importait 80 % de ses produits alimentaires, n'a plus accès aux productions ukrainiennes et si l'Europe n'assure pas de relais, nous prenons un risque pour nous-mêmes : il faut à tout prix éviter les pénuries, voire les émeutes de la faim dans notre voisinage immédiat. Cet impératif de souveraineté est sur la table ; nous l'avions intégré dans l'agenda de Versailles de mars dernier, nous attendons à présent les propositions de la Commission.
Monsieur Fernique, nous avons effectivement connu un drame à Melilla, ayant entraîné au moins 23 morts. Cela plaide de nouveau pour une politique migratoire européenne, avec des règles bien établies de solidarité et de contrôle aux frontières. L'Espagne a diligenté trois enquêtes pour faire la lumière sur les faits, car, à l'évidence, des trafiquants d'êtres humains sont impliqués.
Nous avons obtenu, sous présidence française, quelques résultats importants, notamment un filtrage des contrôles aux frontières, via l'enregistrement systématique des entrées sur le territoire de l'Union européenne, et un mécanisme de solidarité tant opérationnelle, au travers du renforcement de Frontex et des autres agences européennes, que financière, pour soutenir les pays situés en première ligne, tels que l'Espagne. Je n'adresserai aucun reproche à ce pays ; nous devons au contraire renforcer notre solidarité, car il fait face à un afflux important, qui concerne toute l'Europe.
Quant à la fiscalité, qui est un combat important pour Bruno Le Maire et moi-même, elle constitue mon seul regret dans le bilan de la présidence française. Nous avons tout fait pour arracher un accord sur cette question, qui avait été obtenu à l'échelon international, mais un seul pays - la Hongrie - bloque l'adoption du texte, pour des questions totalement indépendantes de celui-ci. Cela pose la question de l'unanimité en matière fiscale et démontre la nécessité de changer de mode de décision sur ces sujets. Même des pays très réservés, comme l'Irlande ou le Luxembourg, commencent à l'envisager. Nous maintenons notre souhait de faire de la ratification de ce texte une priorité européenne. Il serait dommage que l'Europe, qui a permis cet accord international, soit en retard pour sa transposition.
Monsieur Pellevat, sur l'élargissement, une nouvelle méthodologie a commencé à se mettre en place en 2020, à la demande de la France. Elle permet de mieux différencier les situations et s'applique aux candidats tant actuels que futurs. Il s'agit d'accélérer le processus des pays qui font des efforts, mais aussi d'instaurer la réversibilité, en permettant la réouverture des dossiers clos quand on constate des reculs. Une telle méthode est nécessaire, car un processus d'élargissement sans perspective frustre tout le monde.
M. Jean-Michel Houllegatte. - Je reviens sur la question énergétique. Vous n'avez pas évoqué la piste du plafond des prix d'importation. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
En outre, en ce qui concerne le fonctionnement du marché de l'électricité, où en est le découplage des prix de l'électricité et du gaz ? Il semble y avoir des frémissements d'avancée sur cette question. Quel en serait le calendrier ?
M. Alain Cadec. - Le Conseil européen a fait référence à la Conférence sur l'avenir de l'Europe. Je me demande pourtant si cela traduit la réalité des attentes de nos concitoyens. Alors que la guerre a éclaté sur notre continent et que les prix s'envolent, j'ai du mal à croire que le champ de la majorité qualifiée au Conseil de l'Union ou le droit d'initiative du Parlement européen soient des préoccupations majeures pour eux. Or ces questions figurent en bonne place des recommandations de la Conférence et le Président de la République a même exprimé son soutien à un processus de révision des traités. Le même jour, 13 États membres ont opposé une fin de non-recevoir à ce projet, pensant, à juste titre, que beaucoup peut être fait à droit constant pour répondre aux attentes des citoyens.
Les États membres ont-ils laissé une porte ouverte à une réforme institutionnelle ou le sujet est-il clos ? Est-ce un objectif pour la France et, si oui, quel serait le contenu d'une telle réforme ?
M. Patrice Joly. - Je veux revenir sur la question de l'impôt sur les bénéfices des multinationales, dont le taux envisagé de 15 % permettrait de percevoir entre 50 et 60 milliards d'euros, soit entre un quart et un tiers du budget de l'Union européenne hors plan de relance. Cela constituerait une nouvelle ressource pour l'Union et contribuerait à l'équité fiscale. Le veto hongrois sur ce point est d'autant plus étonnant que le gouvernement de ce pays en a adopté le principe l'année dernière dans le cadre des travaux de l'OCDE.
L'unanimité en la matière permet donc tous les chantages. Comment peut-on élargir les questions soumises à la majorité qualifiée ? Nos concitoyens ont besoin d'une Europe forte, ayant les moyens d'agir. La présidence française n'a pas permis d'avancer sur ce sujet et de porter un coup d'arrêt aux paradis fiscaux et au dumping fiscal. Comment sortir de l'impasse ? Quel a été le contenu des négociations avec la Hongrie ? Quel est l'avenir de cette taxe ?
Mme Marta de Cidrac. - Ma question porte sur les Balkans occidentaux, car je préside le groupe d'amitié du Sénat avec cette région.
Vous avez évoqué l'octroi du statut de pays candidat à l'Ukraine et à la Moldavie, geste politique fort. Néanmoins, on attendait de la présidence française un geste fort en direction des pays des Balkans occidentaux, d'autant que la nouvelle méthodologie que vous avez évoquée est censée rassurer, en raison de la réversibilité du processus. Le sommet initialement prévu avec ces pays est devenu une simple « réunion de dirigeants ».
Je le rappelle, la Serbie est candidate depuis 2012, le Monténégro depuis 2010, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo attendent une confirmation de leurs perspectives au sein de l'UE. La France n'a d'ailleurs pas ménagé ses efforts, je l'admets, pour aplanir le différend historique entre la Bulgarie et la Macédoine du Nord.
Malgré l'attachement réaffirmé du Conseil européen à la perspective de ces adhésions, on a l'impression que cette région reste au milieu du gué, dans une situation qui contraste avec celles de l'Ukraine et de la Moldavie. Les peuples de ces États ont une attente forte vis-à-vis de l'UE. Comment celle-ci et la France vont-elles accélérer le processus ? Comment la Communauté politique européenne s'articulerait-elle avec l'élargissement ?
M. Daniel Gremillet. - Je veux revenir sur l'envolée des prix de l'énergie, qui se transmet à tous les secteurs de l'économie et met sous pression les budgets nationaux des pays endettés. Plusieurs options, plus robustes que la modeste « boîte à outils » proposée, sont sur la table. Je pense d'abord à la réforme du marché européen de l'électricité et au découplage des prix de l'électricité et du gaz via la révision du principe du coût marginal. Les discussions semblent avancer et la Commission doit examiner les options de substitution. Quelles sont les positions des autres pays de l'Union européenne, notamment du Nord, à ce sujet ? Si ce dispositif n'est pas révisé, quel est votre point de vue sur les autres possibilités envisagées, comme les contrats de long terme, les interconnexions, les flexibilités ou les mesures ciblées ?
On ne peut pas parler d'énergie sans évoquer le sort du nucléaire dans la taxonomie des investissements durables. Le compromis de la Commission devait s'imposer, mais l'examen de l'acte délégué par le Parlement européen semble plus difficile, puisque ses commissions des affaires économiques et du développement durable ont voté contre ce projet le 14 juin dernier. Le Parlement européen se prononcera en séance plénière le 7 juillet prochain sur cette question cruciale pour notre indépendance énergétique, notre sécurité d'approvisionnement et notre trajectoire climatique ; quels sont les équilibres à l'oeuvre au sein de cette institution, pour ce qui concerne cet acte délégué ?
Mme Christine Lavarde. - La présidente de la Banque centrale européenne (BCE) a annoncé, le 15 juin dernier, la création d'un nouvel outil anti-fragmentation, visant à prévenir une nouvelle crise de dette souveraine au sein de la zone euro. Avec le resserrement prévu de la politique monétaire de la BCE, les écarts de taux entre pays ne refléteront pas la réalité économique des États membres. Même si cet outil ne doit être rendu public que le 21 juillet prochain, Christine Lagarde a indiqué hier : « Le nouvel instrument devra être efficace tout en étant proportionné et en incluant des dispositifs de garanties suffisants pour préserver la dynamique des États membres vers une politique budgétaire saine. »
En marge du dernier Conseil européen, y a-t-il eu des discussions entre États membres, notamment sur les réformes structurelles que les pays devront engager pour bénéficier de ce mécanisme ?
M. Olivier Cadic. - Chypre est devenu le premier pays de l'Union européenne en nombre de demandeurs d'asile rapporté à la population, avec un ratio de 5 %. Quelque 12 000 migrants y sont arrivés en 2021 et 9 000 y sont arrivés depuis le début de l'année ; en mai, 45 embarquements frauduleux ont été empêchés dans les deux aéroports internationaux. Le vice-président de la Commission européenne Margaritis Schinas a mis directement en cause, lors de sa visite du 18 juin dernier, l'implication des autorités de la partie occupée de l'île et de la Turquie. La responsabilité de ces dernières dans les flux migratoires qui affectent Chypre a été évoquée sans détour, pour la première fois à ce niveau. M. Schinas a indiqué que des contacts avaient été établis au plus haut niveau avec les autorités turques et avec les opérateurs aériens Pegasus et Turkish Airlines pour les inviter fermement à prendre leurs responsabilités.
Quelles sont les sanctions prévues à l'encontre des autorités turques si leurs manoeuvres se poursuivent ?
M. Clément Beaune, ministre délégué. - Je commence par répondre à M. Houllegatte sur l'affolement des prix. Ce qui a été évoqué au G7, c'est un plafonnement destiné à éviter que la Russie ne profite, paradoxalement, des mesures de restrictions que nous prenons : du fait de la restriction de notre dépendance à l'égard de ce pays ou des arrêts de livraison qu'il nous fait subir, la rareté peut faire monter les prix et engendrer un effet net positif pour la Russie ; nous avons malheureusement constaté ce phénomène depuis le début de la guerre. Par conséquent, une piste, évoquée par les États-Unis lors du G7 et soutenue par le Président de la République, consistait à instaurer un prix plafond. Pour cela, il faudrait une forme de consortium d'acheteurs décidant ensemble d'un prix plafond sur les achats qui demeurent. À ce jour, ce mécanisme n'a pas été adopté et encore moins mis en oeuvre. Il faudrait que les acheteurs soient suffisamment nombreux à se coordonner pour imposer ce plafond de facto.
Sur le fonctionnement du marché interne de l'électricité, nous avons engagé, mais non conclu le débat au cours de notre présidence. J'attire votre attention sur un point, Mesdames, Messieurs les sénateurs, à propos d'une telle réforme structurelle du marché : il ne faudrait pas que, au travers de cette réforme nécessaire, nous perdions l'intégration européenne elle-même. Cela implique donc de maintenir un prix unique sur les marchés de gros, dont nous bénéficions, puisque nos grands énergéticiens exportent sur le marché européen, moyennant plusieurs milliards d'euros par an. Un marché interconnecté implique des mécanismes de prix marginal. On peut peut-être les encadrer, considérer d'autres paramètres, mais il faut à tout prix conserver l'intégration, pour éviter que chaque pays ne fixe son prix d'achat d'électricité sur les marchés de gros, ce qui casserait le marché unique. C'est d'ailleurs au travers des recettes budgétaires tirées de ces exportations que l'on peut financer les mesures de pouvoir d'achat.
En revanche, les pistes que vous évoquez, Monsieur Gremillet, et que l'Agence de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER) a listées, sont plus accessibles et plus efficaces. Il s'agit d'abord des contrats de long terme, dont la Russie a longtemps profité, que l'on pourrait conclure notamment avec la Norvège, afin de stabiliser les prix ; nous avions abandonné ces outils au profit de marchés de court terme. Ensuite, autre réponse possible : l'interconnexion, car, plus le marché est interconnecté, plus on peut bénéficier des meilleurs prix en régime de croisière. C'est plutôt avantageux pour les pays comme la France, qui ont des prix de production inférieurs à la moyenne européenne. Enfin, il y a la possibilité de garder les outils de régulation des prix au consommateur, comme l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) ; c'est l'objet d'un combat acharné d'Agnès Pannier-Runacher, Bruno Le Maire et de moi-même. La Commission européenne avait incité les pays à démanteler ces outils de plafonnement ; ils existent toujours en France, mais l'Espagne les a abandonnés. Il faut au contraire les garder, voire les renforcer. Ce sera un débat que nous espérons pouvoir conclure d'ici à la fin de l'année 2022, sous présidence tchèque.
Monsieur Cadec, sur les réformes institutionnelles, je reconnais votre expertise pointue sur le sujet. Je suis d'accord avec vous, on ne voit aucune manifestation en Europe en faveur de réformes institutionnelles... Néanmoins, cela ne signifie pas que celles-ci n'aient pas d'intérêt ; on le voit par exemple avec la question de l'unanimité, qui bloque certaines réformes. En outre, il y a des pressions politiques fortes, notamment du Parlement européen, pour faire avancer ces questions. Bien sûr, ces réformes ne constituent pas l'alpha et l'oméga de l'agenda européen et nous n'attendrons pas une hypothétique révision des traités pour avancer sur certaines questions. Du reste, l'essentiel des propositions de la Conférence sur l'avenir de l'Europe portait sur des mesures ne nécessitant pas de révision des traités, comme l'instauration d'un plan de santé mentale ou d'une institution européenne capable de mener des enquêtes communes en cas de scandale agroalimentaire.
Monsieur Joly, soyons clair : il n'y a pas eu de négociation de fond avec la Hongrie sur la question fiscale, puisque ce n'est pas sur cette question que porte vraiment le blocage, qui s'apparente en réalité à une prise d'otages. Nous n'avons donc pas cherché à négocier le contenu, qui, du reste, relève de l'accord international conclu en 2021. Bruno Le Maire a fait un travail de plusieurs mois pour répondre aux interrogations de certains pays, comme Malte ou la Pologne, mais la Hongrie ne s'oppose pas réellement à cet accord fiscal, sans quoi on pourrait essayer d'y apporter une réponse. Certains évoquent l'hypothèse d'une coopération renforcée, mais cela ne me semble pas être une bonne idée, car cela reviendrait à récompenser ceux qui ne veulent pas faire l'effort qu'accomplissent des pays initialement réservés, comme l'Irlande. S'il suffit de bloquer pour être exempté, on n'enverra pas un bon signal... On doit donc continuer de travailler, tout en envisageant, par ailleurs, de réduire le champ de l'unanimité.
Madame de Cidrac, la réunion avec les Balkans occidentaux qui a eu lieu sur l'initiative de la présidence française était un signal en soi. Nous voulions montrer que nous n'oubliions pas les Balkans occidentaux, malgré l'octroi du statut de candidats à l'Ukraine et à la Moldavie. Par ailleurs, nous avons relancé des coopérations concrètes, en matière d'accès aux vaccins ou en matière énergétique ; l'Allemagne a en outre émis le souhait de relancer le processus de Berlin, qui est une enceinte de discussion et de financement consacrée aux projets d'investissements publics et privés dans cette région. Nous devons en effet nous engager non seulement via le processus d'adhésion, mais également au travers de coopérations sécuritaires ou économiques, pour occuper le terrain, afin d'éviter que d'autres puissances étrangères - la Chine, la Russie ou la Turquie - n'avancent trop leurs pions. Je préférerais en effet que ce soit l'Union européenne, nos entreprises, nos agences de développement et nos investisseurs publics qui soient présents.
Cela dit, bien sûr, la question de l'élargissement compte. Nous devions répéter à ces pays qu'ils entreront dans l'Union européenne, en précisant qu'ils peuvent le faire plus vite en accélérant les réformes, notamment en matière d'État de droit. La présidence tchèque a le projet de réunir un véritable sommet avec les chefs d'État ou de gouvernement de ces États.
Monsieur Gremillet, sur la taxonomie des investissements durables et l'acte délégué en cours d'examen au Parlement européen, je ne peux pas préjuger du résultat du vote ; le véritable rendez-vous, c'est effectivement la plénière du 6 juillet prochain, non le vote en commission. Les États membres, y compris la France, soutiennent largement cette taxonomie, laquelle est, de notre point de vue, un compromis qui n'est pas parfait, mais qui préserve l'essentiel, notamment pour ce qui concerne le libre choix en matière nucléaire. Nous souhaitons donc qu'elle soit adoptée.
Madame Lavarde, sur la fragmentation et le nouveau mécanisme, je suis comme vous : j'attends de voir ce que proposera la BCE. Ce sujet sera discuté au sein du Conseil des ministres de l'économie et des finances (Écofin), mais l'outil appartient exclusivement à la BCE ; il s'agit de moduler les achats de titres souverains par la banque centrale pour tenir compte des situations nationales en matière d'inflation, de finances publiques ou de compétitivité. Mme Lagarde est en effet attentive à la fragmentation de la zone euro, car les situations énergétiques, donc d'inflation, varient beaucoup d'un pays à l'autre. Nous en saurons plus le 21 juillet.
Je précise toutefois que nous devons faire attention à ne pas plaquer les mêmes politiques budgétaires ou monétaires que les autres puissances, comme les États-Unis d'Amérique. Ce pays est moins concerné par les conséquences de l'agression russe et de la guerre en Ukraine que nous. Il est dans une situation de quasi-surchauffe économique, ce qui n'est pas notre cas : nous avons une inflation importée, liée à la guerre. Cela n'appelle pas les mêmes réponses.
Sur les questions migratoires, Monsieur Cadic, Chypre a effectivement le plus haut niveau d'accueil de migrants rapporté à sa population. Nous lui devons donc la solidarité et 18 États membres ainsi que 3 États associés à l'espace Schengen sont déjà engagés dans un mécanisme de solidarité d'accueil, de relocalisation ou de financement ; ce mécanisme bénéficiera à Chypre. Quant à l'action de la Turquie, il n'est pas à ce stade question de sanctions, mais les propos du vice-président Schinas étaient bienvenus. Il fallait caractériser la situation et nous savons que, si une partie de la pression migratoire subie par Chypre est liée à sa position géographique, une autre partie provient de la politique turque via la zone nord de Chypre. Cela fait partie des pressions que nous adressons à la Turquie, car nous avons de fortes préoccupations sur les événements qui se déroulent en Méditerranée orientale.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le ministre, merci de votre précision habituelle. Nous serons amenés à nous revoir prochainement en séance publique, lors d'un débat sur le bilan de la présidence française de l'Union européenne.
M. Clément Beaune, ministre délégué. - J'y participerai avec plaisir.
La réunion est close à 15 h 20.
* 1 CEDH, 10 octobre 2006, Ben Naceur contre France ou CEDH, 22 mai 2008, Gacon contre France.