Mardi 21 juin 2022
- Présidence de M. Michel Canévet, président -
La réunion est ouverte à 14 h 35.
Examen du rapport d'information
M. Michel Canévet, président. - Je remercie le groupe RDPI et le rapporteur M. Teva Rohfritsch d'avoir pris l'initiative de cette mission d'information passionnante, et d'avoir réalisé cet important travail au cours des six derniers mois - nous avons pris le temps de nous approprier ce sujet.
Notre mission a réalisé 70 auditions de responsables politiques, de représentants des ministères, de chercheurs, de représentants d'ONG, d'entreprises... De nombreux acteurs sont impliqués car le sujet est pluridisciplinaire, mélangeant géologie, biologie, océanographie, ingénierie, économie, etc. Sa gouvernance est particulièrement dispersée, comme le montre le rapport.
Nous avons mis un accent particulier sur les outre-mer au cours de trois tables rondes réalisées par bassin océanique, dont je me réjouis : si la France dispose de la deuxième zone économique exclusive (ZEE) au monde, c'est grâce aux outre-mer. La question des fonds marins doit être traitée de façon concertée.
Nous avons effectué deux déplacements : à Brest, où nous avons vu la préfecture maritime, l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), le Service hydrographique et océanographique de la Marine (Shom), et le Pôle mer ; et en Norvège, qui est le pays le plus avancé en Europe : il a une grande antériorité en matière de recherche gazière et pétrolifère, et des compétences reconnues. Nous l'avons constaté lors de la visite de Kongsberg, qui fabrique des drones sous-marins. Le niveau technologique est très élevé. Alors qu'en France, faute de commande publique, la recherche avance beaucoup plus lentement.
Nous avons reçu une trentaine de contributions écrites des personnes auditionnées et des services économiques et scientifiques de plusieurs ambassades de France. Une note de législation comparée, annexée au rapport, a été réalisée par la division de la législation comparée du Sénat à partir des réponses des ambassades de France - en Allemagne, Australie, Chili, Chine, Japon, Norvège, États-Unis - au questionnaire du rapporteur.
Le rapport provisoire vous a été exceptionnellement transmis par courriel vendredi dernier, pour consultation ; il est sous embargo jusqu'à 17 heures. Les groupes politiques peuvent nous transmettre des contributions faisant état de leurs positions spécifiques au plus tard jeudi midi. Elles seront annexées au rapport. Le rapport propose 20 recommandations pour donner un nouveau départ à la politique des grands fonds marins.
M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - 'Ia ora na, bonjour en polynésien ! Je vous remercie pour votre présence aujourd'hui ainsi que lors des 70 auditions, des trois tables rondes, des entretiens en visioconférence et des déplacements. Je salue également la disponibilité et la qualité des propos de tous les intervenants que nous avons auditionnés, et qui nous ont également adressé des contributions écrites.
Je me réjouis de vous présenter les résultats de ce travail d'échanges, d'observations et de réflexion mené au cours des six derniers mois. Ce travail minutieux a permis de dresser un constat qui me semble objectif et d'en tirer 20 recommandations que nous transmettrons au Gouvernement.
Comme vous le savez, mon attachement au monde marin a toujours été l'une des boussoles de mon engagement politique, en tant que Polynésien, bien sûr, mais également en tant que citoyen de la République française, nation maritime s'il en est et dont l'excellence dans ce domaine est reconnue. Les grands fonds sont une composante du monde marin, longtemps restée inaccessible à l'homme, mais les dernières décennies ont montré que cette frontière, jadis infranchissable, l'était de moins en moins.
C'est pourquoi ce rapport me tenait particulièrement à coeur. J'ai souhaité que nous dressions ensemble un état des lieux de la connaissance sur ces grands fonds, présentés unanimement comme une terra incognita malgré une importance stratégique, également unanimement reconnue. J'ai souhaité que nous réfléchissions aux moyens de soutenir la recherche française dans ce domaine, dans un contexte souvent comparé à une nouvelle ruée vers l'or. Je suis convaincu que la valorisation comme la protection de ces milieux fragiles passent par une première étape indispensable de recueil des connaissances. Cette première étape est loin d'être terminée puisque nous n'en sommes qu'au stade de la description, rendant totalement prématurée toute velléité d'exploitation. Je préfère l'annoncer dès à présent.
Enfin, j'ai souhaité que les territoires d'outre-mer (TOM), principaux concernés par le sujet, soient pleinement associés à notre démarche, dans le cadre de trois tables rondes d'une grande richesse, qui nous ont permis de mesurer les incompréhensions existantes et le chemin qui reste à parcourir pour mieux informer et associer les partenaires ultramarins.
Le premier constat qui nous est apparu, dès les premières auditions, est l'éclatement de la gouvernance des grands fonds marins français et, en conséquence, les difficultés à mettre en oeuvre les objectifs ambitieux que la France s'est fixés.
Nous avons identifié huit ministères qui sont directement concernés par la gouvernance des grands fonds marins mais dont l'implication politique et administrative sur le sujet varie très fortement. À ces huit ministères s'ajoute le Secrétariat général de la mer (SGmer). S'il est souhaitable que l'État se mobilise pleinement sur le sujet, il découle néanmoins de cet enchevêtrement de compétences un déficit de lisibilité, relevé par plusieurs intervenants qui nous ont indiqué ne pas identifier l'interlocuteur de référence au sein de l'État.
En effet, la coordination d'ensemble a été confiée aussi bien au SGmer qu'à l'ancien ministère de la mer, désormais un secrétariat d'État. La politique des fonds marins n'a donc pas de leader véritable. Par ailleurs, aucune de ces structures n'a dégagé les ressources humaines nécessaires pour assurer ce rôle de coordinateur dans le domaine des grands fonds marins. À titre d'exemple, une seule personne s'occupe des fonds marins au SGmer, mais elle est chargée en parallèle d'autres dossiers tout aussi importants.
C'est pourquoi je propose une refonte de la gouvernance nationale des grands fonds marins. Je souhaite que ce sujet bénéficie à la fois d'un suivi politique d'envergure et d'un support administratif suffisant. Je suggère en conséquence que soit reconstitué un ministère de la mer de plein exercice chargé de l'élaboration et de l'application de la politique maritime française, incluant les grands fonds marins, et qu'au sein de ce ministère soit renforcée la direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l'aquaculture (Dgampa) en la dotant d'un service administratif de référence en charge de la politique des fonds marins, clairement identifié et suffisamment doté en ressources humaines ; que soit nommé un délégué interministériel aux fonds marins, personnalité publique bénéficiant d'une expertise reconnue, placé auprès de la Première ministre et chargé de l'animation de la politique des fonds marins, de la coordination de l'action des différents ministères et acteurs scientifiques, de l'animation du réseau des outre-mer et de l'application de la stratégie nationale pour les grands fonds marins.
Je propose par ailleurs une « révolution copernicienne » : le sujet des fonds marins est abordé principalement sous le prisme de l'État et des experts. Or il convient d'adopter une démarche plus politique, en associant le Parlement et les outre-mer au pilotage et au suivi de la stratégie. Cela implique, pour commencer, une refonte du comité de pilotage existant. Actuellement, même lorsque les collectivités sont compétentes dans le domaine minier, ce qui est le cas des collectivités d'outre-mer (COM), nous avons constaté qu'elles arrivaient tout au bout de la chaîne d'information et de décision. Ce procédé nourrit une certaine méfiance quant aux intentions de l'État, alors que ces collectivités devraient en réalité être à l'initiative des projets, ou du moins associées très en amont.
Cette gouvernance refondée devrait permettre de mobiliser davantage les services de l'État pour que soient mis en oeuvre les objectifs qui ont été fixés. Ceux-ci résultent d'une stratégie tridimensionnelle, qui repose d'abord sur la stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des ressources minérales des grands fonds marins, dite stratégie Levet, ensuite sur le dixième objectif du plan France 2030, dédié à l'exploration des grands fonds marins, et enfin sur la stratégie du ministère des armées de maîtrise de nos grands fonds marins. Pour les deux premiers volets, deux enveloppes, normalement distinctes, de 300 millions d'euros ont été annoncées.
Il ressort de nos auditions que les objectifs alloués à ces trois stratégies, à savoir accélérer sur l'exploration de nos grands fonds marins afin de nous tenir prêts à protéger et, peut-être plus tard, à valoriser ces grands fonds marins, sont globalement acceptés et considérés comme ambitieux.
Nous partageons néanmoins la vive inquiétude ressentie par de nombreux intervenants sur la mobilisation des crédits annoncés pour mettre en oeuvre ces stratégies pourtant saluées. Selon nos informations, il semblerait que la stratégie Levet se confonde avec le plan d'investissement France 2030. En particulier, les travaux de recherche scientifique qui devaient être financés dans le cadre de cette stratégie s'avèrent en réalité financés par France 2030. Au total, nous serions très loin des 600 millions d'euros annoncés - plutôt dans une fourchette incertaine comprise entre 300 et 400 millions d'euros - et certains projets importants de la stratégie Levet, comme le démonstrateur évalué à 150 millions d'euros sont, pour reprendre les mots des services du SGmer « sans solution identifiée » car ils représentent « un point dur ».
Notre rapport ne sera donc pas un énième rapport demandant des crédits supplémentaires. Je le redis : la stratégie tridimensionnelle présentée par le précédent gouvernement a été reçue positivement et semble correctement calibrée. Nous demandons néanmoins que cette stratégie soit relancée, sous l'impulsion d'un délégué interministériel et que les crédits explicitement arbitrés par le Premier ministre Jean Castex soient effectivement débloqués pour atteindre le montant initialement annoncé de 600 millions d'euros.
Nous recommandons que l'ensemble des huit projets de la stratégie Levet soient réalisés, en particulier le projet de démonstrateur qui pourrait être testé dans notre ZEE de Clipperton ou dans la zone internationale, puis, si les tests sont concluants, dans la ZEE des collectivités d'outre-mer intéressées - si tant est qu'elles le soient... Nous souhaitons en outre que cette relance soit l'occasion de mieux associer les collectivités d'outre-mer et le Parlement, via la détermination d'un calendrier de réalisation des huit projets comportant des rapports d'étapes réguliers.
La lecture du code minier lors de nos travaux m'a fait prendre conscience de l'extrême concision du cadre juridique relatif aux grands fonds marins, que je déplore. En l'état actuel et malgré la très récente réforme de ce code par ordonnances, aucune disposition juridique n'interdit l'exploitation des ressources minérales des grands fonds marins, tandis que le cadre régissant l'exploration se résume à quelques grands principes dangereusement lapidaires. La position française actuelle consistant à interdire l'exploitation des ressources minérales de nos grands fonds résulte d'une doctrine du Gouvernement et n'a pas de fondement juridique.
Il me semble par conséquent nécessaire de combler le vide juridique partiel entourant l'activité humaine dans les grands fonds marins en distinguant davantage le cadre juridique relatif aux hydrocarbures et celui des minéraux. Je suggère que soient adoptées des normes environnementales propres aux grands fonds marins, que des études d'impact soient réalisées préalablement à tout projet d'extraction et que soit aménagé un cadre normatif et financier attractif distinct de la prospection pétrolière pour inciter les acteurs privés à participer aux efforts d'exploration. Je souhaite que cette réécriture soit faite par voie législative - et non par ordonnances - à l'issue d'un débat parlementaire transparent, ayant associé en amont les collectivités d'outre-mer.
J'en viens désormais à ce pour quoi cette gouvernance et ces stratégies ont été mises en place : la connaissance de nos grands fonds marins. Nous connaissons très mal nos grands fonds marins. Les auditions ont confirmé cette hypothèse de départ. Seuls 2 % des fonds marins mondiaux sont finement cartographiés et nous ne connaîtrions, en étant optimistes, que 5 % de la biodiversité de ces écosystèmes. Il n'existe aucune cartographie des ressources minérales des grands fonds marins, seulement des estimations peu précises.
Pourtant, la France est bien placée dans ce domaine. Elle est un des acteurs historiques de l'exploration marine profonde et dispose d'acteurs scientifiques comme économiques en pointe sur l'exploration. Je pense bien évidemment à l'Ifremer et au Shom, mais également à des entreprises comme iXblue ou Abyssa. Grâce à leur volontarisme, la France est l'un des rares pays capables d'explorer ses fonds marins jusqu'à 6 000 mètres. Cela représente un engagement humain et financier qu'il convient de soutenir, notamment grâce à la relance de la stratégie Levet.
Les travaux de recherche menés jusqu'à présent ont démontré que les grands fonds marins disposaient de riches ressources minérales, principalement des nodules polymétalliques, des encroûtements cobaltifères et des sulfures hydrothermaux, dont vous pouvez voir des photographies sur l'écran. En parallèle, il a été démontré, contrairement à ce que nous pensions encore récemment, que les abysses abritaient une vie abondante, certes de petite taille, mais foisonnante et disposant de caractéristiques génétiques exceptionnelles pour survivre dans ces milieux hostiles.
L'enjeu pour nous est de taille. Tout d'abord, il s'agit de préserver le rôle de la France parmi les nations en pointe de l'exploration marine. En second lieu, sous le double objectif de préservation et de valorisation potentielle de nos fonds marins, nous devons disposer d'informations fiables afin de protéger au mieux ces milieux - comment protéger ce que nous ne connaissons pas ? - et de pouvoir prendre une décision éclairée sur l'éventualité ou non, dans un futur qui n'est pas immédiat, d'exploiter ces ressources. Pour guider cette prise de décision et pour coordonner le travail scientifique, je propose la création d'un conseil scientifique réunissant toutes les disciplines scientifiques concernées par la compréhension des grands fonds marins.
Ce recueil des connaissances ne doit pas se focaliser sur les seules ressources minérales. C'est pourquoi j'insiste pour que ne soient pas confondues exploration et prospection. À ce titre, je souhaite que l'Office français de la biodiversité (OFB) soit davantage associé aux travaux de recherche.
En outre, l'implantation de l'Ifremer dans les territoires d'outre-mer doit être accrue, en synergie avec les acteurs locaux, afin de créer des pôles de compétences contribuant aux économies locales dans ces territoires.
Une fois fait le constat de la richesse aussi bien minérale que vivante des grands fonds marins, se pose donc la question de l'exploitation éventuelle de ces grands fonds.
À ce stade, il est prématuré d'envisager la moindre exploitation de nos grands fonds marins. Il ne s'agit pas d'une position idéologique, mais d'une observation partagée par la quasi-totalité des intervenants que nous avons auditionnés, y compris des entreprises du monde minier. Les progrès techniques ne sont pas encore suffisants pour pouvoir extraire à échelle industrielle des minerais dans les abysses : même en Norvège, où la réflexion est particulièrement avancée, les experts ne pensent pas qu'une exploitation industrielle soit possible avant la fin de la décennie.
Au demeurant, cette extraction ne serait pas rentable en l'état du marché des matières premières et compte tenu des incertitudes relatives aux normes environnementales - absolument nécessaires - qui seront exigées. Dit autrement, il n'y a pas encore de business model.
Il m'a semblé significatif qu'Eramet, le leader français de l'extraction minière, ne croie pas en l'exploitation minière des grands fonds avant 2040. Le plus optimiste, le belge GSR, n'a évoqué une potentielle faisabilité technique qu'à partir de 2028. En parallèle, il semblerait que les ressources minérales terrestres, bien que sujettes à beaucoup de tensions, soient suffisantes pour nous approvisionner encore, pour les plus rares, pendant une quarantaine d'années.
Tous ces éléments nous amènent à conclure qu'une exploitation de nos ressources minérales marines n'est pas d'actualité. Nous devrions mettre à profit les années qui nous restent avant que la question ne se pose véritablement pour réfléchir à un cadre normatif et environnemental garantissant à la fois une protection la plus poussée possible de l'environnement marin et un partage au moins partiel des bénéfices issus de cette potentielle extraction, notamment pour les populations locales ; améliorer les outils extractifs pour limiter leurs impacts sur l'écosystème marin et leur consommation d'énergie ; prévoir un dispositif de contrôle environnemental, inspiré des inspecteurs de l'environnement de l'OFB ; et accroître les efforts en faveur du recyclage des métaux et du développement d'une société moins intensément consommatrice de matières premières, afin de repousser l'échéance à laquelle la question de l'exploitation des ressources minérales se posera réellement.
La France doit néanmoins se tenir prête et structurer son tissu industriel. Je propose pour ce faire la création d'un pôle d'excellence, sur le modèle du pôle d'excellence cyber. Nos industriels peuvent notamment se démarquer dans le secteur de l'exploration et de la connaissance, dans lequel la France dispose d'un riche vivier d'entreprises, qu'il s'agit de soutenir par la commande publique afin qu'elle développe des produits qualitatifs pouvant trouver leur place à l'export puisque la demande existe. J'insiste sur ce point concernant la commande publique : elle est absolument nécessaire, puisqu'il n'y a pas de business model, comme je l'ai dit. L'implication de l'État doit être d'autant plus forte que la maîtrise des fonds marins est aussi un enjeu de souveraineté.
Si la France doit se tenir prête, c'est parce que les ressources des grands fonds marins font l'objet de convoitises à peine voilées de la part de la plupart des puissances mondiales. C'est manifeste dans le Pacifique, où l'implication des États-Unis et de la Chine est réelle. La Chine propose ses services aux États insulaires, pour le développement de projets dans les fonds marins - et ils y sont sensibles... Les États-Unis préparent également le terrain pour être présents et offrir leurs services, le moment venu. Les pays européens ne sauraient se contenter d'être de simples spectateurs : ils doivent être présents et faire valoir leurs atouts non seulement en termes scientifiques et techniques, mais aussi sur le plan des valeurs, principes et normes à instituer pour garantir un usage durable et raisonné des fonds marins.
La France a un rôle à jouer dans ce cadre.
Tout d'abord, elle doit rester active au sein de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM) et y défendre une position exigeante en matière de réglementation environnementale. À ce titre, il est indispensable qu'elle accompagne l'AIFM dans sa mue future afin que cette dernière dispose des moyens financiers et humains nécessaires pour ne pas être seulement prescriptrice de normes, mais qu'elle assure également un véritable contrôle de ces normes. Je souhaite que le Gouvernement associe davantage le Parlement et les collectivités d'outre-mer à la définition de la position française relative à l'exploitation des fonds marins internationaux. Cette question de société fondamentale doit être tranchée de façon transparente.
Quant à la protection militaire des fonds marins français, nous ne pouvons que saluer la présentation, en février dernier, d'une stratégie de maîtrise des fonds marins qu'il s'agit de renforcer dans un contexte concurrentiel croissant. Je souhaite que ce renforcement soit inscrit dans la prochaine loi de programmation militaire et ait pour base nos ports d'outre-mer. Afin de pouvoir veiller sur nos fonds marins, il s'agirait notamment d'acquérir une première capacité exploratoire avant 2025 constituée d'un véhicule autonome et d'un véhicule câblé pouvant tous deux opérer à 6 000 mètres ainsi que de deux véhicules de mêmes types opérant à 3 000 mètres. Cela permettrait à notre marine de surveiller 97 % des fonds marins. En parallèle, il conviendrait de remplacer d'ici à 2030 des frégates de surveillance par des navires ayant nativement la capacité de mettre en oeuvre ces robots sous-marins dans le cadre du programme European Patrol Corvette. Tout ceci pourrait se faire en mettant à contribution la base industrielle et technologique française afin de ne pas rater le tournant des drones sous-marins, comme la France a manqué, il y a quelques années, celui des drones militaires aériens.
Enfin, face aux coûts de la recherche marine, les coopérations scientifiques et industrielles doivent être consolidées. Nous en avons vu toutes les potentialités en Norvège. Je me réjouis de constater que les chercheurs français sont très sollicités, preuve de la reconnaissance de notre expertise. Ces coopérations ne pourront toutefois se concrétiser qu'avec des moyens suffisants, des orientations politiques claires et un cadre normatif stable.
Voici les principaux constats et propositions qui découlent de nos six mois de travaux. Je ne pense pas me tromper en affirmant que nous partageons tous le souhait que la France reste une nation de référence en matière de recherche marine et que nous avons encore beaucoup à apprendre de ces milieux passionnants.
M. Michel Canévet, président. - Merci pour cette présentation et ces 20 recommandations. Dès le début des auditions est ressorti le sujet particulièrement important du pilotage.
M. Jacques Fernique. - Bravo pour ce rapport étayé et passionnant. Il rend bien compte des enjeux et des problématiques que les auditions nous ont permis de mieux appréhender, y compris pour ceux d'entre nous qui n'étaient pas familiers des abysses.
De nombreuses recommandations du rapporteur sont adaptées : il est en effet nécessaire de mieux ouvrir au champ démocratique la stratégie et les décisions importantes, en impliquant le Parlement et en prenant en compte la subsidiarité, notamment pour les TOM. Beaucoup ne se sentent pas concertés. Le rapport rappelle qu'une démarche conduite depuis Paris serait vouée à l'échec.
Cependant, peut-on qualifier d'« échec majeur » le refus par Wallis-et-Futuna de toute exploration et prospection, ainsi que l'adoption d'un moratoire de cinquante ans pour l'exploitation de leurs fonds marins ? Il faut accepter que les positions des collectivités territoriales et des habitants ne conduisent pas vers une inexorable exploitation des ressources minérales des fonds marins.
La mission a permis de nombreux apports pour y voir plus clair dans l'exploitation minière ; celle-ci est une équation à quatre inconnues : l'impact environnemental, les conditions techniques, la rentabilité économique, l'acceptabilité sociale. Le rapport estime prématuré d'ouvrir les vannes à une exploitation et note que le concept d'exploration est ambigu : s'agit-il d'une exploration minière ou d'une recherche purement scientifique d'acquisition ouverte de connaissances ?
Je pourrais être favorable à des garde-fous rigoureux, comme un corps d'inspection encadrant l'exploitation, si la mission ne constatait pas l'impossibilité actuelle d'élaborer les règles de protection d'un environnement encore inconnu... Comment vérifier le respect de règles que nous sommes incapables d'élaborer au vu de nos connaissances ? La voie du moratoire de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) est la plus raisonnable, plutôt que de se précipiter. Je n'adhère pas à la formule qui qualifie cette précaution environnementale de « protection à l'aveugle et passive des grands fonds marins ». Il faudrait au contraire promouvoir une protection éclairée et proactive pour peser sur les négociations internationales.
C'est pourquoi je m'abstiendrai et transmettrai une contribution du groupe Écologiste - Solidarité et Territoires.
M. Michel Canévet, président. - Merci de votre lecture approfondie du rapport !
M. Jean-Michel Houllegatte. - Je félicite le rapporteur pour son immense travail, grâce auquel le Sénat est en phase avec les trois stratégies énoncées. Je souligne l'apport récent, et très pertinent, de la Fondation de la mer sur les grands fonds marins. Selon cette étude, la France a la plus vaste ZEE des grands fonds marins - situés en-dessous de 1000 mètres - avec 9,5 millions de kilomètres carrés. Nous avons une responsabilité particulière.
Je souscris aux recommandations du rapport pour refonder et clarifier la gouvernance, actuellement éparpillée, qui n'associe pas suffisamment la société civile et les TOM. Il faut clarifier les investissements, donner une priorité à la recherche, dans une optique pluridisciplinaire.
Il est nécessaire d'améliorer le cadre normatif et de préparer l'avenir, notamment avec un pôle d'excellence industrielle, et de revoir notre avance internationale.
Je rejoins Jacques Fernique ; lorsque la France a mis son veto sur le moratoire proposé par l'UICN, cela nous a gênés : le moratoire est un moyen de pression pour avancer sur la nécessité de se doter d'un cadre normatif. Sans cette épée de Damoclès du moratoire, il est difficile de faire converger les idées.
La contribution de la Fondation de la mer, présidée par Sabine Roux de Bézieux, élaborée avec Vincent Bouvier, ancien secrétaire général de la mer, et l'ancien amiral et préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord Pascal Ausseur, contient plusieurs préconisations : il faudrait notamment, à travers les autorités internationales, sanctuariser des lieux totalement protégés, reliés entre eux par des corridors sous-marins, pour y maintenir la biodiversité.
Il est nécessaire de refonder l'AIFM, dont le mode de financement répond à une injonction contradictoire : elle perçoit des financements via une redevance sur l'exploitation des fonds marins, alors que c'est l'objet de son contrôle.
Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain du Sénat transmettra également une contribution, et s'abstiendra sur ce rapport.
Mme Angèle Préville. - Je remercie le rapporteur pour son formidable travail, très intéressant. Il faut simplifier la gouvernance et avoir les moyens nécessaires pour explorer. Il faut également associer le Parlement et les territoires ultramarins aux prises de décision et à l'exploration éventuelle.
Exploiter ces fonds marins aurait pour but de rechercher des matériaux pour la transition écologique. Selon moi, il faudrait, en parallèle, sensibiliser tous nos concitoyens à ce qu'implique l'utilisation de tous les appareils numériques, notamment le besoin en matériaux. J'ai cru comprendre lors des auditions que nous avions des gisements suffisants pour y répondre - certes pas en France, même s'il semblerait que l'on puisse trouver du lithium sur le territoire français.
Quel monde voulons-nous ? Sur notre territoire national, nous ne sommes pas prêts à accepter de l'exploitation minière. Mais si nous voulons ces appareils et ces voitures électriques en quantité, il y aura besoin de ces matériaux... C'est une question géopolitique également. Tout le monde doit s'approprier le sujet.
Je salue le travail réalisé lors des auditions, le déplacement extraordinaire en Norvège, où nous avons pu voir un autre regard, totalement différent. Pour les Norvégiens, déjà engagés sur l'exploitation pétrolière, il est normal d'exploiter les fonds marins. Cela fait réfléchir. Peut-on continuer à se voiler la face et à consommer sans se demander d'où cela provient ? La Chine mais également d'autres pays sont sur les rangs et vont forcément prendre de l'avance sur nous.
Je suis très sensible à l'écologie. Je propose d'apporter une modification à la page 71 du projet de rapport, car le mouvement, les vibrations et la lumière des machines extractives n'influencent pas seulement la température de l'eau. À partir de 200 mètres, il n'y a plus de lumière. Selon les représentants du WWF à Oslo, si les procédés d'extractions introduisent lumière et vibrations, ils auront un impact sur les milieux et perturberont les organismes qui communiquent par ondes dans l'eau.
M. Alain Cadec. - Je vous remercie pour le travail effectué. J'ai eu la chance de me rendre en Norvège, un déplacement particulièrement intéressant.
J'approuve globalement les conclusions de ce rapport et ses recommandations. Certes, tout n'est pas tout blanc ou tout noir. Nous devons être particulièrement vigilants par rapport à la biodiversité et aux atteintes contre celle-ci. On doit explorer avant d'exploiter : si l'on n'a pas exploré, on ne peut pas savoir si on peut exploiter. Partons sur ce principe.
Mais je suis d'accord avec Jacques Fernique : ce serait bien de sanctuariser certains secteurs de l'océan - même si je ne sais pas sur quelles bases. Il faudra y réfléchir, il en va de notre responsabilité.
Je ne me fais pas d'illusion : certes, nous disposons de la deuxième ZEE au monde, mais les Chinois et d'autres pays n'auront pas d'états d'âme pour chercher le lithium, le cobalt et le manganèse dans les nodules au fond de l'océan. S'ils ne le font pas actuellement, c'est que c'est techniquement très compliqué - nous avons pu le voir en Norvège. Vous avez évoqué les troubles générés par cette exploitation. Mais dans le cadre du mix énergétique nécessaire à l'avenir, l'installation d'éoliennes offshore a aussi un grave impact sur la biodiversité ; je pense notamment à la baie de Saint-Brieuc.
Mme Angèle Préville. - C'est vrai !
M. Philippe Folliot. - Au nom du groupe Union Centriste, je remercie le président et le rapporteur pour la qualité de leur travail, qui fait honneur au Sénat et qui fera référence sur ce sujet essentiel mais pas reconnu à sa juste mesure.
Ce rapport contribuera à une prise de conscience et à des décisions. Il est nécessaire d'améliorer notre gouvernance et d'avoir une stratégie pour l'exploration et l'exploitation des fonds marins.
Vous avez souligné que 97,5 % de la ZEE étaient liés aux outre-mer. Les collectivités ultramarines - sans parler des terres australes et antarctiques françaises - ne sont pas assez impliquées, ce qui est une grave erreur. Il faut davantage les associer, de même que le Parlement.
Nous ne devons pas sombrer dans une forme de naïveté ; certains pays, avec d'autres approches - notamment la Chine et les États-Unis -, interviennent dans le Pacifique mais n'hésiteront pas à aller ailleurs. On peut observer cette tendance dans la gestion des ressources halieutiques des pays en voie de développement africains ou asiatiques, où les stratégies mises en oeuvre répondent davantage à des considérations géostratégiques que de développement durable. Extraplac est un symbole. Nous assistons à une sorte de privatisation nationale de ces grands espaces marins appartenant à tout le monde, donc à personne. Il existe de nombreux enjeux.
Nous abordons le sujet concret de l'exploitation : 70 % du pétrole extrait dans le monde est désormais offshore, et il en est de même pour le gaz. La douzième recommandation de mon rapport d'information pour la délégation sénatoriale aux outre-mer, intitulé Les outre-mer au coeur de la stratégie maritime nationale, prévoit de renouveler le permis d'exploration et de reprendre les recherches gazières au large de Juan de Nova. Dans le cadre de la taxonomie européenne, le nucléaire et le gaz sont des énergies de transition. La France a des ressources gazières avérées, et détient un permis de prospection établi de deux fois cinq ans à Juan de Nova. Au bout de cinq ans, pour des raisons politiques plus que techniques, il a été décidé de stopper ce permis de prospection. Il faudrait reprendre ce permis d'exploration gazier. Il y a de fortes tensions sur le marché de l'énergie. Ce serait dommage de ne pas aller au bout des recherches exploratoires - sans parler d'exploitation.
Le groupe Union Centriste approuve les orientations de ce rapport, qui fera date.
Mme Vivette Lopez. - Félicitations pour avoir lancé cette mission importante. Personnellement, j'ai un avis positif sur les conclusions et les préconisations.
Mme Préville a soulevé le problème de l'information du public. Je suis auditrice de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) avec Muriel Jourda ; nous avons évoqué dans ce cadre la formation aux enjeux maritimes pour les classes de quatrième, troisième et seconde. Je proposerai que ces classes évoquent, en plus des deux thèmes prévus - la piraterie et l'environnement -, les grands fonds marins. Il est important de sensibiliser les enfants dès leur plus jeune âge. Il faut absolument associer les Ultramarins, les plus concernés, et être très prudents avec certains pays. Ne soyons pas trop pressés d'explorer : il n'y a pas d'urgence...
M. Michel Canévet, président. - Pour la plupart élus du littoral, nous connaissons et apprécions cette dimension maritime qui caractérise la France, et particulièrement ses outre-mer. Il est important que nous soyons attentifs à tout ce qui s'y passe. Le Sénat doit se distinguer particulièrement à cet égard. Nous devons orienter ce sujet pour que, dans toutes leurs dimensions, les questions maritimes soient intégrées à la politique française.
Nous bénéficions d'une grande antériorité dans la recherche maritime avec l'Ifremer, l'Institut de recherche pour le développement (IRD), le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), l'OFB, le Shom, qui rassemblent de nombreuses compétences. Il faut sans doute orienter ces compétences vers des organismes publics et qu'une feuille de route soit tracée pour optimiser l'ensemble des opérateurs, afin que la France reste un acteur majeur du secteur.
Lors des auditions, nous avons vu que la France était reconnue pour son expertise : nous ne devons pas la perdre. Cela suppose des moyens financiers importants, et le rapporteur a évoqué les enveloppes financières nécessaires.
M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - Merci pour vos commentaires et suggestions. Je vous propose comme titre du rapport : Abysses : la dernière frontière ? Ce titre serait en lien avec plusieurs de vos interventions.
Vous avez senti mon obsession sur la protection environnementale. Quand on vient d'une île au milieu de l'océan Pacifique, ce n'est pas un effet de mode mais le sens de la vie.
Pour mieux appréhender les fonds marins, il faut les explorer afin d'acquérir des connaissances - avant de décider d'un éventuel moratoire pour certaines zones - et de faire progresser encore la science, pour nous autres Terriens ou habitants en bord de mer ou de terre...
J'ai assisté au congrès mondial de l'UICN, sans être cependant dans les confidences du Président de la République ayant mené à la décision sur le moratoire. La France n'a pas souhaité rejoindre ceux qui soutenaient cette motion de l'UICN, car le point A de la résolution mentionne un moratoire y compris sur l'exploration. C'est tout le paradoxe : les points suivants prévoient de mesurer les impacts. Comment est-ce possible sans exploration préalable ?
Il faut poursuivre l'acquisition de compétences, et non la prospection. Il me semble que la résolution de l'UICN n'est, en l'état, pas en mesure de protéger les océans. Je souscris à la décision du Président de la République. Protéger les océans est un impératif. Quand nous aurons franchi cette frontière, que nous restera-t-il ? Je remercie Jacques Fernique d'avoir rappelé cela.
Pour Wallis-et-Futuna, je suis le premier à dire qu'il faut respecter les décisions des exécutifs ultramarins. L'échec résulte d'une méthode employée qui a méconnu, voire rejeté, l'idée de consultation préalable des exécutifs et des populations avant d'envisager une mission exploratoire. Avant même la confrontation, les habitants voulaient mieux connaître la ZEE. C'est un échec de la méthode, mais pas du choix. C'est pourquoi le rapport parle de « consultation » et pas seulement d'« association » des COM. Il faut respecter leur choix.
Dans le rapport, nous avons insisté sur l'exploration et la protection. Au-delà des inspecteurs, nous proposons d'autres garde-fous, des points d'étapes et une vigilance forte. D'où le conseil scientifique pluridisciplinaire que nous vous proposons. La recherche scientifique française est reconnue en France, mais encore plus à l'étranger. Les chercheurs, notamment à Bergen, travaillent sur des technologies de pointe. Nous avons aussi visité un laboratoire de recherche de l'Ifremer. Nos chercheurs sont reconnus internationalement. Travailler sur des développements scientifiques permettra d'aller encore plus vite. Un ministère de la mer de plein exercice et un délégué interministériel auprès de la Première ministre pourront oeuvrer utilement en ce sens.
Je prends note de vos suggestions. Vous pourrez nous transmettre les contributions des groupes avant jeudi midi.
Le Parlement peut faire de l'activisme sur le moratoire. Ce qui est actuellement une doctrine connue du Gouvernement doit être encadré par la loi et précédé d'un débat au Parlement.
Je souscris à la proposition d'Angèle Préville. J'ai évoqué le recyclage et la sensibilisation du grand public. Nous pourrons aussi intégrer les classes à enjeux maritimes dans nos propositions. On dit que fumer tue ; il faut dire aussi qu'avoir un téléphone portable de pointe a des conséquences en termes de pression sur les ressources rares, terrestres ou océaniques. Le recyclage est loin de constituer une solution à la hauteur des besoins, malgré de nombreuses initiatives. Un grand centre commercial parisien récolte des téléphones portables inutilisés, offrant en échange un bon d'achat ; mais d'autres formules existent.
On estime à moins de 10 % les recyclages effectués sur les différents objets mobilisant les terres rares. On nous oppose que ces matériaux sont présents en infime quantité dans chaque téléphone, que ce n'est pas prévu à l'avance et qu'il est donc compliqué de recycler. Mais engager cette économie du recyclage est un enjeu majeur.
Je tiens à remercier Alain Cadec et Angèle Préville d'être venus avec nous en Norvège.
La doctrine du Gouvernement sur la sanctuarisation doit être débattue au Parlement, pour que nous puissions avoir une idée plus précise de ce qu'il y a au fond de l'eau.
Madame Préville, les sujets du réchauffement et de la lumière sont mentionnés à la page 72
Mme Angèle Préville. - Il me semblait important de les mettre en avant dès la page 71.
M. Teva Rohfritsch, rapporteur. - Nous pouvons en effet regrouper les deux points, en ajustant la formulation.
M. Folliot a une connaissance fine des questions marines. Au-delà de l'océan Pacifique, ce sujet concerne l'ensemble des océans.
Je vous remercie de votre intérêt pour ce sujet passionnant.
Mme Vivette Lopez. - J'espère que ce rapport ne prendra pas la poussière sur une étagère, mais bénéficiera d'un suivi.
M. Michel Canévet, président. - Passionnés par la mer, nous nous attacherons à ce que ce sujet soit suivi au plus haut niveau de l'État. Ce travail approfondi honore le Sénat.
La mission d'information adopte les recommandations et autorise la publication du rapport.
La réunion est close à 15 h 50.