Mardi 10 mai 2022
- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -
La réunion est ouverte à 15 h 30.
Question migratoire - Examen du rapport d'information
M. François-Noël Buffet, président. - Mes chers collègues, l'ordre du jour de notre réunion de cet après-midi appelle l'examen du rapport d'information sur la question migratoire et celui du rapport d'information sur la reconnaissance faciale. Je vous communiquerai ensuite le bilan annuel de l'application des lois.
Étant rapporteur sur le premier rapport, je laisse la présidence à Mme Di Folco.
- Présidence de Mme Catherine Di Folco, vice-présidente -
Mme Catherine Di Folco, présidente. - Nous allons examiner le rapport d'information sur la question migratoire, dont le rapporteur est François-Noël Buffet.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Notre mission a mené un travail important.
Je veux d'abord rappeler le contexte : notre pays, comme la plupart de nos voisins européens, est soumis depuis plusieurs années à une pression migratoire forte, continue et croissante, ponctuellement renforcée par l'arrivée d'exilés fuyant la guerre en Syrie, en Afghanistan ou, plus récemment, en Ukraine.
Face à ce constat bien connu, nous avons souhaité dresser un bilan de l'efficacité des dispositifs mis en place au cours de ces dernières années pour répondre à ce défi. C'est ce qui nous a conduits à former au sein de la commission une mission d'information, avec pour membres André Reichardt, Jean-Yves Leconte, Nathalie Goulet, Thani Mohamed Soilihi, Éliane Assassi, Maryse Carrère, Dany Wattebled et Guy Benarroche.
Cette mission d'information vise également à préparer la réunion interparlementaire sur les défis migratoires, qui se tiendra lundi au Sénat dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union européenne. Il s'agira, d'une part, de dresser un bilan de la gestion de la crise migratoire de 2015 dans le contexte de la guerre en Ukraine et, d'autre part, d'étudier les leviers à notre disposition pour une meilleure maîtrise des frontières extérieures de l'Union européenne.
Je veux ensuite évoquer la philosophie de nos travaux. Notre réflexion a été guidée par la conviction que, parmi les étrangers qui entrent en France, de façon régulière ou irrégulière, certains ont vocation à y rester et à bénéficier pour cela d'un titre de séjour ; les autres doivent, en revanche, être reconduits dans leur pays. Dans les deux cas, il est impératif qu'il soit statué sur leur situation le plus rapidement possible : soit, pour les personnes entrant dans la première catégorie, afin de leur permettre de s'engager sans tarder dans un parcours d'intégration ; soit, pour les personnes relevant de la seconde, pour éviter qu'elles ne restent indûment sur le territoire et que ne se cristallisent des situations qui rendent la perspective de leur éloignement de plus en plus faible au fil du temps.
J'en viens au périmètre de la mission d'information : dans cet état d'esprit, celle-ci s'est attachée à examiner si les moyens humains, juridiques et opérationnels dont notre pays s'est doté lui permettaient de répondre de façon efficace à cette ambition. Notre démarche repose donc sur une analyse de la politique migratoire en tant que politique publique. Il s'agit, si j'ose dire, d'évaluer le fonctionnement de la « machine administrative ».
Compte tenu de l'ampleur de la tâche, nous avons concentré nos observations sur les quatre points les plus saillants identifiés au cours de nos travaux : les procédures de dépôt et d'instruction des demandes de titre de séjour ; le contentieux des étrangers ; l'examen des demandes d'asile ; la politique de retours, contraints comme aidés.
Dans le souci de ne pas nous « éparpiller », nous n'avons en revanche pas abordé dans le rapport les problématiques relatives à l'intégration des étrangers ou à la situation spécifique de nos territoires d'outre-mer. Ces sujets mériteraient qu'on leur consacre des rapports dédiés. De même, la mission a fait le choix de ne pas aborder les conséquences du conflit ukrainien. Si ce sujet a bien entendu été évoqué lors des auditions, notamment lors de notre déplacement à Varsovie, il nous a néanmoins paru délicat d'en tirer des enseignements avec aussi peu de recul.
La mission d'information a procédé à l'audition de 37 personnes et s'est rendue à Varsovie, à la préfecture de Maine-et-Loire, qui mène actuellement une expérimentation en matière d'instruction de titres de séjour, ainsi qu'au tribunal administratif de Montreuil.
Pour résumer nos travaux en quelques mots, la mission d'information dresse un triple constat. Premièrement, le droit des étrangers est devenu illisible et incompréhensible, sous l'effet de l'empilement de réformes successives. Deuxièmement, les procédures sont inefficaces. Troisièmement, les services de l'État manquent de moyens pour les mettre en oeuvre. Cette complexité ne nuit pas uniquement à l'exercice de leurs droits par les étrangers : elle est également et avant tout une source de difficultés quotidiennes pour les agents de l'État, qui souffrent d'un profond sentiment de perte de sens de leur métier - c'est probablement le constat le plus flagrant que nous ayons fait. C'est notamment le cas lorsqu'un étranger, éloigné du territoire national au terme d'une procédure lourde et longue de plusieurs semaines, y revient quelques jours à peine après son départ...
Pour y remédier, la mission d'information formule 32 propositions destinées, à droit constant ou presque, à rendre son sens, sa cohérence et sa lisibilité à la politique publique de l'immigration.
Le premier axe de nos travaux se focalise sur les procédures de dépôt et d'instruction des demandes de titre de séjour.
Pour ce qui est des statistiques générales, hormis une interruption temporaire due à la crise sanitaire, le nombre de primo-délivrances est à la hausse sur la période récente. Il était d'un peu plus de 270 000 en 2021. Or les conditions d'accueil et de délivrance des titres de séjour se sont dégradées ces dernières années, comme en attestaient, jusqu'en 2020, les longues files d'attente se formant à l'extérieur des préfectures dès le petit matin, pour ne pas dire la nuit... La mise en place de modules de prise de rendez-vous en ligne a fait disparaître ces files d'attente, mais cela n'a pas résolu le problème chronique de l'insuffisance des créneaux disponibles.
Ces difficultés pour obtenir un rendez-vous ont de lourdes répercussions contentieuses, ce qui était assez inattendu. Elles se sont matérialisées par le développement d'un nouveau contentieux, par lequel les demandeurs de titre qui ne peuvent obtenir un rendez-vous saisissent le juge administratif d'un référé dit « mesures utiles » afin que celui-ci ordonne à l'administration de leur en délivrer un. Le taux de succès de ces procédures est évidemment très élevé, mais ce contentieux alimente un profond désarroi chez les magistrats administratifs, qui, selon leurs propres mots, « assurent désormais un rôle de secrétariat de préfecture, chargé de gérer les plannings de rendez-vous ». Ce système entretient même ses propres défaillances, puisque des préfectures réservent désormais des créneaux de rendez-vous pour exécuter ces référés et, ce faisant, aggravent la pénurie de rendez-vous disponibles.
Pour mettre fin à cette situation ubuesque, nous préconisons de fixer par voie réglementaire un délai maximal à l'administration pour accorder un rendez-vous et, surtout, de définir comme corollaire l'impossibilité de déposer un référé « mesures utiles » avant la forclusion du délai.
Les pratiques d'instruction pourraient également être optimisées. Dans un rapport remis au Premier ministre en mars 2020, le Conseil d'État relève qu'il est fréquent que certains étrangers présentent plusieurs demandes de titre de séjour d'affilée sur différents fondements, nourrissant d'autant le contentieux en cas de réponses successives défavorables. Certains cabinets d'avocats en ont même fait une véritable stratégie, comme nous l'a dit la préfecture du Maine-et-Loire.
Pour y répondre, le Conseil d'État recommande la mise en place d'une instruction dite « à 360° », où seraient examinés dès la première demande l'ensemble des motifs qui pourraient fonder la délivrance d'un titre de séjour. En contrepartie, la recevabilité des nouvelles demandes serait subordonnée à la présence d'éléments nouveaux. La mission fait sienne cette recommandation, qui suscite un véritable intérêt chez la plupart des personnes entendues. Il nous faut toutefois être lucides : un tel dispositif suppose un changement important des pratiques dans les préfectures. C'est pour cela que nous préconisons de l'expérimenter dans un premier temps dans les conditions prévues par l'article 37-1 de la Constitution. Par souci de pragmatisme, cette expérimentation serait également réservée aux cas où la demande initiale a peu de chances d'aboutir.
À l'heure actuelle, une seule expérimentation est en cours, à la préfecture du Maine-et-Loire, mais la préfecture nous a indiqué qu'elle n'était pas réellement concluante, faute de porter sur un périmètre suffisamment large de titres et du fait de l'absence de base légale appropriée. En réalité, le système est très intéressant, à condition qu'on l'ajuste.
Vient enfin la question de la modernisation des outils de traitement des demandes de séjour. Vous le savez, le ministère de l'intérieur a lancé un projet intitulé « Administration numérique pour les étrangers en France » (ANEF). Il vise à dématérialiser à 100 % toutes les démarches concernant le séjour des étrangers d'ici à la fin de l'année 2022. La mission voit dans cette dématérialisation un levier incontournable pour résoudre les difficultés d'accès au guichet et optimiser les modalités d'instruction des demandes de titre de séjour.
Toutefois, l'ANEF présente d'indéniables fragilités, notamment par sa construction « en silo », qui ne permet pas de prendre en compte les situations atypiques, comme par exemple les demandes d'admission exceptionnelle au séjour.
Pour les surmonter, la mission propose d'organiser la dématérialisation autour de trois principes cardinaux : l'accompagnement, en généralisant les points d'accès au numérique dans l'ensemble des préfectures ; l'adaptabilité, en mettant en place un support technique robuste permettant la levée rapide des difficultés sur les dossiers atypiques ; l'alternative, en préservant d'autres modalités d'accès au service public des étrangers lorsqu'une démarche administrative entamée via l'ANEF n'a pas pu aboutir. La question de l'accès au numérique et de la fiabilité du dispositif est véritablement posée. Il faut, si j'ose dire, une « porte de sortie » lorsqu'une démarche n'a pas pu aboutir par le canal numérique.
Le deuxième axe du rapport a trait au contentieux des étrangers. Les décisions prises par l'administration en matière de droit à l'entrée et au séjour des étrangers donnent lieu à un contentieux croissant, massif et protéiforme, qui sature les juridictions administratives et les met en difficulté pour respecter les délais fixés par la loi. Avec plus de 100 000 requêtes introduites en 2021, ce contentieux représente aujourd'hui plus de 40 % de l'activité des tribunaux administratifs.
Signe d'un système qui a perdu de son sens, certaines de ces requêtes sont le résultat non pas d'un litige avec l'administration, mais de l'incapacité de celle-ci à traiter les demandes dont elle est saisie dans des délais raisonnables : outre les référés « mesures utiles » déjà évoqués, on peut citer les recours contre des décisions implicites de rejet, formés lorsque l'administration n'a pas pu examiner une demande de titre dont elle était saisie dans un délai de quatre mois.
Pour juger ces affaires, les juridictions administratives doivent, en outre, mettre en oeuvre un droit procédural excessivement complexe, faisant intervenir, selon la nature de la décision attaquée et la situation de l'intéressé, des délais de recours, des délais de jugement et des modalités d'organisation procédurale différents. Ces derniers ne sont, en outre, pas toujours cohérents avec la nécessité de statuer rapidement sur la situation de l'intéressé.
Je me suis rendu au tribunal administratif de Montreuil : la situation y est assez déprimante, pour être honnête. On ne saurait douter de la motivation des magistrats chargés de ces contentieux, mais on sent que c'est très lourd pour eux.
Afin de remédier à cet état de droit et de fait très insatisfaisant, le rapport du Conseil d'État précité, qui a été préparé par un groupe de travail présidé par Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, propose en particulier de ramener à trois - au lieu d'une douzaine à l'heure actuelle - le nombre de procédures applicables en contentieux des étrangers. La mission d'information appuie cette proposition, qui est véritablement de bon sens, qui lui paraît de nature à redonner clarté, lisibilité et cohérence à l'action du juge et qui, à quelques réserves près, a suscité beaucoup d'intérêt chez les personnes auditionnées.
En complément, la mission propose également de revoir les modalités d'organisation de la défense de l'administration devant les juridictions administratives, afin de permettre à ces dernières de disposer de l'ensemble des éléments pertinents pour rendre leurs décisions, et, corrélativement, d'encourager le juge administratif à faire un usage plus systématique des pouvoirs d'injonction et d'astreinte.
Notre troisième axe concerne l'asile. La France est soumise depuis une dizaine d'années à une demande d'asile croissante, avec un niveau inédit de plus de 130 000 demandes en 2019 - cela a baissé un peu depuis. Afin de permettre un examen de ces demandes dans les délais fixés par le législateur, l'État a consenti d'importants efforts budgétaires pour doter l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) des effectifs nécessaires. La mission d'information salue ces efforts importants, qui ont permis de maintenir les délais d'examen des demandes d'asile à un niveau raisonnable : environ six mois devant l'Ofpra, un peu plus de sept mois en moyenne devant la CNDA. Cela demeure néanmoins très supérieur à l'objectif d'un délai global de six mois que s'est fixé le Gouvernement à l'horizon 2023.
La mission relève toutefois que les données disponibles ne tiennent pas compte du taux d'échec très élevé des procédures de transfert mises en oeuvre au titre du règlement Dublin III. Or l'échec de ces procédures allonge mécaniquement les délais d'examen pour les intéressés, qui représentent près d'un tiers des demandeurs d'asile. Surtout, par les difficultés incommensurables devant lesquelles il place les services de l'État chargés de les faire appliquer, il révèle l'inadaptation du régime d'asile européen commun (RAEC) aux enjeux actuels et la nécessité de le réformer en profondeur.
Comme nos collègues André Reichardt et Jean-Yves Leconte l'ont bien décrit dans un récent rapport de la commission des affaires européennes, les négociations sur le projet de Pacte sur la migration et l'asile proposé en septembre 2020 par la Commission européenne peinent à aboutir. Les divergences entre États membres sur la mise en place d'un mécanisme de répartition équitable pour la prise en charge des demandeurs d'asile sont notamment un facteur bloquant. La mission d'information forme néanmoins le voeu d'une refonte globale de ce régime commun, à la fois ambitieuse et pragmatique, reposant notamment sur deux voies: d'une part, une remise à plat du règlement Dublin III, incluant, le cas échéant, l'abandon du principe de responsabilité du pays de première entrée, qui n'est ni juste ni opérant, compte tenu des difficultés rencontrées par ces pays à traiter les demandes d'asile qui leur « reviennent » en application de ce règlement ; d'autre part, une plus grande convergence des systèmes d'asile nationaux visant, à terme, une reconnaissance mutuelle des décisions de rejet prises en matière d'asile. Il n'est en effet pas normal qu'un demandeur puisse, comme c'est le cas à l'heure actuelle, demander l'asile dans plusieurs pays européens successivement, sans qu'à aucun moment l'on ne tienne compte des décisions prises par nos partenaires, y compris lorsqu'il s'agit de décisions de rejet.
Le dernier axe de nos travaux porte sur la politique de retours, tant forcés qu'aidés.
Le constat de la défaillance de notre politique de retours forcés n'est pas nouveau, tant le taux d'exécution des mesures d'éloignement s'est continuellement détérioré sur la dernière décennie, jusqu'à atteindre des niveaux particulièrement dérisoires. Illustration la plus emblématique, moins de 6 % des obligations de quitter le territoire français (OQTF) ont été exécutées au premier semestre 2021.
De fait, l'exécution des éloignements par l'administration est un parcours semé d'embûches. Certaines difficultés sont structurelles et largement documentées. Les plus saillantes ont trait à l'identification des personnes en situation irrégulière interpellées, à des taux de délivrance des laissez-passer consulaires très inégaux, à la saturation du dispositif de rétention administrative et à la judiciarisation accrue du processus d'éloignement.
À ce tableau se sont ajoutées les difficultés conjoncturelles liées à la crise sanitaire. Elles se concentrent désormais sur le conditionnement de l'accès au territoire des États d'origine à la présentation d'un test PCR négatif, auquel les intéressés refusent systématiquement de se soumettre.
Dans ce contexte, nous avons identifié quatre priorités pour nous donner les moyens d'une politique d'éloignement réellement efficace : intensifier le dialogue entre les services pour faciliter l'identification des étrangers en situation irrégulière interpellés, ce qui est loin d'être évident ; renforcer nos capacités de rétention et cibler encore davantage leur usage vers les étrangers dont les perspectives d'éloignement sont les plus élevées ; mobiliser l'ensemble des moyens juridiques et matériels disponibles, notamment en recourant à l'assistance de Frontex pour la mise en place de retours forcés par vols commerciaux, la police aux frontières n'y ayant actuellement pas recours ; promouvoir une approche européenne pour sortir de l'impasse avec les pays tiers non coopératifs - les restrictions nationales de visas ont une indéniable utilité, mais, compte tenu de la liberté de circulation dans l'espace Schengen, elles ne peuvent être pleinement efficaces qu'à l'échelle européenne.
La mission considère ensuite que les retours aidés peuvent, dans certains cas, être une alternative intéressante aux éloignements forcés. Cette option est forcément prisée par les services de l'État compte tenu de leur plus grande facilité à les mettre en oeuvre.
Cette procédure est relativement efficace et structurée, notamment depuis la généralisation des centres de préparation au retour (CPAR), qui offrent à la fois un hébergement et un accompagnement personnalisé aux candidats au retour aidé. Par ailleurs, l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) s'appuie depuis l'été 2020 sur une collaboration étroite avec Frontex.
Certaines marges de manoeuvre subsistent néanmoins. Nous plaidons par exemple pour accompagner la montée en puissance du dispositif d'aide au retour par un renforcement des moyens humains correspondants. Nous suggérons enfin de moduler le montant des aides au retour en fonction du coût de la vie dans les pays d'origine, afin que le dispositif soit réellement incitatif.
En conclusion, je souhaite préciser que ce rapport ne remet en aucun cas en cause l'action des agents publics intervenant dans la politique migratoire : tous font preuve d'un professionnalisme aigu dans un contexte difficile où ils sont parfois confrontés à des situations proprement kafkaïennes, telles que celles que nous ont décrites les personnes rencontrées à la préfecture du Maine-et-Loire. Bien au contraire, nous entendons, avec le présent rapport, mettre en lumière ces situations à la limite de l'absurde et proposer des solutions pour redonner du sens à l'action de l'État et aux métiers de ses agents.
Mes chers collègues, au terme de nos travaux, 32 recommandations sont formulées. Elles ont été transmises à chacun d'entre vous.
Je vous propose d'engager la discussion générale avec ceux d'entre nous qui voudront s'exprimer, en commençant par les membres de la mission. Puis nous mettrons aux voix les 32 recommandations, selon la nouvelle procédure découlant des propositions du groupe de travail de la présidence du Sénat.
Je vous propose d'intituler le rapport de la mission « Services de l'État et de l'immigration : retrouver sens et efficacité ». Ce titre me semble traduire au mieux notre sentiment à l'issue des travaux que nous avons menés. La question du sens est réelle ; celle de l'efficacité l'est tout autant. Le système est devenu tellement compliqué que les agents des préfectures peuvent difficilement se satisfaire de leurs conditions de travail : je pense qu'aucun d'entre nous ne pourrait supporter longtemps de travailler dans ces services !
M. Jean-Yves Leconte. - Merci pour ce rapport, qui reflète fidèlement les travaux et les auditions que nous avons pu mener.
Toutefois, nous sommes tombés dans le travers que nous déplorons à chaque discussion budgétaire, à savoir que nous n'avons pas accordé beaucoup d'attention aux questions d'intégration.
S'agissant de l'instruction « à 360° » et de la numérisation, comme nous l'avons entendu à Angers, il est compliqué d'examiner l'ensemble des possibilités de titre de séjour d'une personne sur la base d'un simple rendez-vous et de documents envoyés via une plateforme internet : il faut un dialogue entre le demandeur et une personne compétente. Je suis donc très réservé sur l'évolution vers une dématérialisation totale. On voit, pour les demandes de visas à l'étranger, que celle-ci engendre une sous-traitance des relations entre les demandeurs et le service public à des opérateurs privés, avec des risques de détournement. J'ai donc quelques doutes sur la capacité à mener une instruction à 360° avec une administration qui serait devenue virtuelle.
Sur la question des OQTF, le tableau qui figure en page 80 du rapport montre, effectivement, que le taux de réalisation, en France, n'est pas bon. Cependant, notre pays émet beaucoup plus de mesures d'éloignement que les autres ! Cela doit être dit, parce que le nombre d'OQTF délivrées n'est absolument pas en phase avec notre capacité à éloigner - d'autres pays, qui n'ont pas moins d'étrangers en situation irrégulière, émettent beaucoup moins d'OQTF, ce qui leur garantit des taux d'exécution bien supérieurs...
Enfin, sur les sujets liés au débat que nous aurons lundi dans le cadre du volet parlementaire de la présidence française de l'Union européenne, vous parlez, Monsieur le président, de recommandations à droit constant. En réalité, plusieurs propositions incitent le débat européen à évoluer.
La proposition n° 22 est un bon cahier des charges pour le Pacte sur la migration et l'asile. La proposition n° 29 porte sur la conditionnalité entre les laissez-passer consulaires et la délivrance de visas. J'ai beaucoup de doutes sur l'utilité réelle et globale de mesures de ce type. Je peux concevoir qu'à un moment donné cela permette de faire pression sur un gouvernement, mais je ne suis pas du tout certain que, sur le long terme, nous soyons gagnants à exercer un tel chantage aux visas. En tout état de cause, cela nécessitera une modification du code Schengen. Aujourd'hui, on ne peut que jouer sur les délais de rendez-vous pour réduire le nombre de visas délivrés...
Nous avons considéré qu'il n'était pas utile de parler de la mise en oeuvre de la protection temporaire. La protection temporaire qui est mise en oeuvre pour la première fois pour les personnes arrivant d'Ukraine nécessite des coordinations entre pays. Or le règlement Dublin ne s'applique pas. Il n'existe pas d'interdiction absolue de demander la protection temporaire dans un pays, et pas dans un autre. Il y a encore des choses à faire sur ce point, qui mériterait d'être un peu plus suivi par les parlements nationaux et par le Parlement européen. Si la protection temporaire est correctement mise en place en France aujourd'hui pour les citoyens ukrainiens qui la demandent, elle ne l'est pas pour les ressortissants d'États tiers qui seraient en droit de la demander selon la directive.
Bien entendu, lors du débat que nous aurons lors de la réunion sur la présidence française de l'Union européenne, il faudra beaucoup insister sur tous les aspects liés à l'Europe. Il faudra notamment évoquer le sujet de la surveillance des frontières et du rôle de l'agence Frontex.
Les événements intervenus depuis notre échange à Varsovie avec le directeur général de Frontex montrent aussi les difficultés auxquelles cette agence européenne est aujourd'hui confrontée. Cette crise s'explique notamment par le fait que Frontex n'est qu'au service des États membres : si l'agence Frontex dénonce trop fortement des événements qui auraient eu lieu en dehors du droit - je pense en particulier à la Grèce -, elle ne pourra plus agir correctement. L'agence dépend du bon vouloir des pays européens. C'est pourquoi Frontex n'est pas intervenu à la frontière avec la Biélorussie à l'été dernier, et c'est aussi, je crois, ce qui peut expliquer son silence face à des situations inacceptables qui ont pu être constatées en Grèce, sous la responsabilité d'abord des autorités grecques.
Il y a donc une réflexion à avoir sur les marges de manoeuvre réelle d'une agence européenne qui agit sous la responsabilité et sous la supervision des États membres lorsque l'un d'entre eux sort des clous.
M. André Reichardt. - Je veux décerner un grand satisfecit à cette mission, dont j'ai fait partie. Je souscris à toutes les recommandations. Ces conclusions me semblent refléter parfaitement le travail qui a été réalisé. Il méritait d'être mené, et l'a été dans d'excellentes conditions.
Toutefois, je veux faire deux observations.
Premièrement, il n'a en aucun cas été question de remettre en cause les grandes orientations de la politique gouvernementale en matière d'immigration. Bien entendu, nous aurions pu nous demander pourquoi tant d'immigrés arrivent chez nous, pourquoi il y a tant de demandes d'asile, pourquoi il y a si peu d'OQTF exécutées - un peu moins de 6 % -, pourquoi ce taux est plus bas que jamais ... Toutefois, analyser les grandes orientations de la politique migratoire en France constituerait une autre mission. Différents travaux ont été menés par le Sénat sur ce sujet. Cette mission vient plutôt anticiper un nouveau travail qui pourrait être mené à l'avenir, si tant est que le prochain gouvernement souhaite s'emparer de ce sujet, qui a été un élément important de la récente campagne électorale.
Deuxièmement, cette mission visait initialement à préparer une réunion des parlements nationaux qui aura lieu ici lundi prochain. Naturellement, il faut faire en sorte que la recommandation essentielle, à savoir la recommandation n° 22, soit présentée aux membres de ces parlements. Je pense notamment à tout ce qui concerne la coordination de l'asile, et même, si possible, à la possibilité de règles en matière d'asile coordonnées avec une mutualisation de nos politiques.
Avec ses 31 autres recommandations, la mission a largement débordé l'objectif qui lui était assigné. Il serait vivement souhaitable que ses différentes propositions soient mises en oeuvre - ne serait-ce qu'à droit constant - afin de donner un peu plus d'efficacité à l'action des services des préfectures, qui travaillent souvent dans des conditions très difficiles et finissent par douter de l'utilité de leur travail, compte tenu de leurs maigres résultats.
M. Alain Richard. - Je veux saluer le travail réalisé, et exprimer mon assentiment général à l'ensemble des conclusions.
Je me demande si le président n'a pas été un peu audacieux en parlant de réforme « à droit constant ». Probablement voulait-il dire « à droit législatif constant »... De fait, il faudra bien changer le droit réglementaire pour mettre en oeuvre les recommandations ! Beaucoup de ces sujets ont une nature réglementaire. Je pense notamment - il faudra le vérifier - à l'ensemble des motifs que l'on doit faire figurer dans une demande de titre de séjour.
Je suis favorable à la généralisation de l'instruction « à 360° », mais je me démarquerai de Jean-Yves Leconte, car, vu la masse de vérifications qu'il impose, ce système ne me paraît viable que s'il est numérisé. Faire l'instruction à 360° « à la main » est la plus sûre façon d'aboutir à une embolie complète. Les droits de l'homme peuvent parfaitement être respectés dans un process numérisé ! C'est ce qui se produit tous les jours dans nos administrations sur d'autres sujets sensibles.
Le sujet assez critique de « l'équivalence » des refus d'asile - comme le disent les universitaires - n'est même pas législatif : il est conventionnel. Il nécessite un complément au dispositif actuel de Schengen. Ce dossier figure sur l'établi. Schengen est en cours de révision. Cela doit, me semble-t-il, constituer une priorité.
Enfin, c'est pour moi paradisiaque que de pouvoir voter, pour la première fois, sur le contenu d'un rapport, et non pas seulement sur le droit de le publier. Depuis le temps que je le demande... J'en voterai toutes les recommandations !
M. Jean-Yves Leconte. - Je suis vraiment en désaccord avec Alain Richard, compte tenu de ce que l'on peut observer sur les demandes de visas actuellement. La relation avec l'administration a été sous-traitée à des structures extérieures. Dans un nombre toujours plus important de pays, on constate que ce n'est même pas l'opérateur qui a été habilité par la France à recevoir les demandes qui traite directement avec les personnes. Dès lors que tout est virtuel, la gestion est déléguée à des officines privées, avec de plus en plus de difficultés et d'erreurs.
Je crois vraiment que la relation directe, quasi physique avec le service public, doit être maintenue, non de manière obligatoire, mais dès que les demandeurs en ont besoin.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Je veux apporter une clarification à ce que j'ai voulu dire par « droit constant » ou presque. Nous n'avons pas travaillé sur le fond de la politique de l'immigration. Nous n'avons pas travaillé, par exemple, sur les conditions d'une immigration régulière, sur les obligations qui incombent à l'étranger arrivant sur le territoire, etc.
Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas besoin de modifications législatives : ne serait-ce que sur l'instruction « à 360° », nous avons besoin d'une base légale pour pouvoir opposer l'irrecevabilité aux demandes ultérieures - elle n'existe pas aujourd'hui.
Les dispositions de l'article 37-1 de la Constitution permettent l'expérimentation de dispositifs pour un objet et une durée limités, comme une éventuelle instruction à 360° qui conduirait à interdire aux étrangers de déposer une nouvelle demande en l'absence d'éléments nouveaux. Cependant, si cette expérimentation se révélait concluante, il faudrait naturellement légiférer à nouveau pour la généraliser.
Il faudra également un texte de loi pour engager la réforme du contentieux qui est proposée dans le rapport du Conseil d'État.
J'ajoute que l'ANEF ne supprime pas les passages en préfecture : elle les réduit. Il y a un vrai problème d'accessibilité du système numérique pour une partie des demandeurs. Il faut qu'ils puissent bénéficier d'une alternative pratique.
Monsieur Leconte, il est vrai que notre pays émet beaucoup d'obligations de quitter le territoire, probablement plus que les autres États membres. Toujours est-il que, en 2012, on exécutait un peu plus de 22 % des OQTF. Dix ans plus tard, ce taux est de 5,7 % ! Si cela peut s'expliquer, la chute reste néanmoins vertigineuse.
André Reichardt évoquait la question des raisons de ces nombreuses demandes d'asile. Ces raisons, nous les connaissons tous : c'est en grande partie le fait des réseaux, qui incitent les gens à venir sur le territoire et à déposer une demande d'asile pour être autorisés à rester sur le territoire national et percevoir l'allocation pour demandeur d'asile (ADA). On leur explique que les procédures sont longues et que, s'ils sont déboutés, ils pourront faire une demande à un autre titre, puis à un autre... jusqu'au moment où ils seront installés depuis plus de cinq ans et pourront demander l'application de la circulaire de Manuel Valls pour bénéficier de l'admission exceptionnelle au séjour.
En réalité, le niveau de protection accordé est à peu près constant. Il est passé de 17 000 ou 19 000 dans les années 2010 - je vous parle de mémoire - à environ 25 000 au moment de la crise en Syrie. Il a ensuite augmenté un peu. Il a atteint quelque 33 000 en 2020, mais il y avait eu 130 000 demandes en 2019, et aux alentours de 96 000 en 2020.
Lors de précédents débats législatifs, nous avions proposé qu'une demande d'asile rejetée vaille obligation de quitter le territoire national. Je me souviens que cela avait créé quelque polémique. Néanmoins, Bernard Cazeneuve, alors ministre de l'intérieur, avait essayé de trouver une solution procédurale. Aujourd'hui, le Président de la République dit que c'est ce qu'il faut faire, et je pense que l'on ne peut qu'être d'accord. Il faut bien savoir, à un moment, envoyer des messages. Il me semble que la contrepartie de cette rigueur sur le fond est que l'on fiche la paix, si vous me permettez l'expression, à l'étranger qui est régulièrement sur le territoire et qui a respecté les conditions posées.
Cela dit, nous ne sommes pas entrés dans ce débat : ce n'était pas le but de la mission.
M. Jean-Yves Leconte. - Vous remarquerez, sur ce point, que l'Allemagne, qui délivre l'équivalent d'OQTF automatiques, ne les comptabilise même pas pour mesurer l'efficacité de ses mesures d'éloignement.
M. Alain Richard. - Tout le monde sait soigner ses statistiques !
Mme Catherine Di Folco, présidente. - Nous allons passer au vote des 32 recommandations, puis nous statuerons sur la parution du rapport.
M. Jean-Yves Leconte. - Vous aurez compris que certaines m'inspirent des réserves !
La commission adopte les recommandations du rapporteur et autorise, à l'unanimité, la publication du rapport d'information.
M. François-Noël Buffet, rapporteur. - Le rapport n'aura un caractère public qu'en fin de semaine.
Je remercie les collègues qui ont participé activement à la mission.
- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -
La reconnaissance faciale et ses risques au regard de la protection des libertés individuelles - Examen du rapport d'information
M. François-Noël Buffet, président. - Nous allons maintenant examiner le rapport d'information sur la reconnaissance faciale et ses risques au regard de la protection des libertés individuelles.
Je cède la parole aux rapporteurs.
M. Arnaud de Belenet, rapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, avec clairvoyance et sagesse, notre commission a décidé, en octobre 2020, de lancer une mission d'information sur la reconnaissance faciale. Cette décision reposait sur trois constats.
Le premier est le développement rapide des technologies de reconnaissance biométrique, désormais considérées comme matures par les industriels. Il semblait impératif que le législateur s'en saisisse, afin de ne pas être dépassé par les déploiements réalisés par des acteurs privés.
Le deuxième est la proposition de règlement européen sur l'intelligence artificielle à venir qui, basé sur une approche par les risques, propose une réglementation spécifique pour ces technologies, qui sont aujourd'hui régies exclusivement par le droit des données personnelles.
Le troisième est l'extrême polarisation du débat, entre les tenants d'un moratoire et ceux qui plaident en faveur de l'efficacité opérationnelle de ces technologies, avec toujours d'excellents arguments.
Parmi les techniques biométriques, qui regroupent l'ensemble des procédés automatisés permettant de reconnaître un individu à partir de la quantification de ses caractéristiques physiques, physiologiques ou comportementales, la reconnaissance faciale vise à reconnaître une personne sur la base des données caractéristiques de son visage.
Elle s'effectue en deux étapes : le visage de la personne est d'abord capté et transformé en un modèle informatique dénommé « gabarit », lequel est ensuite comparé avec un ou plusieurs autres, afin de vérifier qu'il s'agit bien d'une seule et même personne ou de lui attribuer une identité. On parle, dans le premier cas, d'« authentification » et, dans le second, d'« identification ».
Les cas d'usage de cette technologie sont potentiellement illimités. Ainsi, sans que cette liste soit exhaustive, la reconnaissance faciale peut permettre de contrôler l'accès et le parcours des personnes pour les événements ou locaux sensibles, d'assurer la sécurité et le bon déroulement d'événements à forte affluence ou d'aider à la gestion des flux dans les lieux et environnements nécessitant une forte sécurisation.
En France, les usages pérennes dans les espaces accessibles au public sont aujourd'hui extrêmement limités. Il s'agit pour l'essentiel du dispositif de rapprochement par photographie opéré dans le traitement d'antécédents judiciaires (TAJ) et du système Parafe, qui permet une authentification sur la base des données contenues dans le passeport lors des passages aux frontières extérieures. Plusieurs expérimentations ont par ailleurs été menées, par la Ville de Nice ou Aéroport de Paris notamment, mais aucune d'entre elles n'a pour l'instant été pérennisée.
Les questions que pose le déploiement de la reconnaissance faciale sont très nombreuses. Elles ont trait tant aux libertés publiques qu'à notre souveraineté technologique, les deux thématiques étant bien entendu interdépendantes.
Dans ce contexte, il est surprenant que la reconnaissance faciale, et plus largement les techniques de reconnaissance biométrique, ne fassent pas l'objet d'un encadrement spécifique. Elles sont actuellement exclusivement régies par le droit des données personnelles.
Étant des données « sensibles » au sens du règlement général sur la protection des données (RGPD), les données biométriques font l'objet d'une interdiction de traitement. Sur le fondement du RGPD, ces traitements ne peuvent être mis en oeuvre que par exception dans certains cas particuliers : avec le consentement exprès des personnes, pour protéger des intérêts vitaux ou sur la base d'un intérêt public important. Sur le fondement de la directive « Police-Justice », ces traitements ne peuvent être réalisés par les autorités publiques compétentes qu'en cas de nécessité absolue et sous réserve de garanties appropriées pour les droits et libertés de la personne concernée.
M. Marc-Philippe Daubresse, rapporteur. - Ces constats étant posés, nous allons maintenant vous présenter les pistes que nous préconisons au terme de nos travaux, après avoir rencontré près de 120 personnes et procédé à quatre déplacements, notamment à Nice et à Londres. Je pense que les très nombreux entretiens que nous avons conduits, auprès de juristes, d'industriels ou de développeurs, de représentants des forces de sécurité intérieure ou d'associations de défense des droits sur internet, nous ont permis d'avoir une vision des choses globale et équilibrée.
Dans un premier temps, il nous semble indispensable de définir collectivement un cadre qui comprenne à la fois des lignes rouges, des interdits écartant le risque d'une société de surveillance - à cet égard, le titre de notre rapport est clair -, une méthodologie et un régime de contrôle. C'est bien d'ailleurs ce que nous ont demandé de faire la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et plusieurs acteurs que nous avons auditionnés.
Nous pensons que nous disposons d'une « fenêtre de tir » avant que le règlement européen sur l'intelligence artificielle actuellement en discussion n'entre en vigueur - les arbitrages sur certains points restent encore un peu flous -, pour dessiner les contours d'une reconnaissance biométrique « à la française » et essayer d'influer sur le législateur européen.
Dans la mesure où nous avons affaire à des techniques susceptibles d'apporter des changements profonds à la société - c'est un sujet éminemment politique -, il nous semble indispensable de faire comme en matière de bioéthique et de fixer dans la loi de grands interdits, qui seraient applicables à tous, acteurs publics comme privés, ce qui n'est pas la démarche actuelle de la réglementation européenne.
Pour être clairs, nous préconisons d'interdire le recours aux technologies de reconnaissance biométrique dans quatre cas.
Le premier est la notation sociale. La proposition de règlement sur l'intelligence artificielle nous semble assez frileuse de ce point de vue, puisqu'elle ne s'intéresse qu'aux acteurs publics. Il nous semble nécessaire de protéger les consommateurs de méthodes intrusives et d'empêcher le recours à la notation sociale par surveillance de leurs comportements, notamment dans les espaces de vente, de restauration ou les centres de loisirs.
Le deuxième est la catégorisation d'individus en fonction de l'origine ethnique, du sexe ou de l'orientation sexuelle - c'est une position constante de notre commission -, sauf dans le cadre de la recherche scientifique, de manière très encadrée et sous réserve de garanties appropriées.
La troisième interdiction est l'analyse d'émotions, qui se pratique déjà, par exemple dans certains cabinets de recrutement, sauf à des fins de santé ou de recherche scientifique et, une fois encore, sous réserve d'un cadre et de garanties appropriés.
La quatrième et dernière ligne rouge concerne l'utilisation de la surveillance biométrique à distance en temps réel dans l'espace public, sauf exceptions très limitées au profit des forces de sécurité. En particulier, nous pensons qu'il faut interdire clairement cette surveillance biométrique lors de manifestations sur la voie publique et aux abords des lieux de culte, mais nous pouvons envisager de l'accorder dans un certain nombre de cas où il peut y avoir péril - on pense aux jeux Olympiques, par exemple.
Nous préconisons également de poser quelques principes : le principe de subsidiarité, pour que la reconnaissance biométrique ne soit utilisée que lorsqu'elle est vraiment nécessaire ; le principe d'un contrôle humain systématique, afin qu'il ne s'agisse que d'une aide à la décision humaine ; et le principe de transparence, pour que l'usage des technologies de reconnaissance biométrique ne se fasse pas à l'insu des personnes.
Une fois ces lignes rouges posées, nous sommes favorables à l'adoption d'une loi d'expérimentation sur le modèle de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT), soumise à une évaluation annuelle.
L'expérimentation pourrait être autorisée pour trois ans, le Gouvernement et le Parlement devant réévaluer le besoin et recadrer éventuellement le dispositif en fonction des résultats obtenus. Philippe Bas, alors président de notre commission, avait qualifié ce type de dispositif de « clause d'autodestruction »...
Pour que cette phase d'expérimentation soit utile, serait mise en place une évaluation publique et indépendante afin de connaître l'efficacité de la technologie dans le cas d'usage testé. Cette évaluation serait conduite par un comité composé de scientifiques et de spécialistes des questions éthiques qui pourrait fonctionner comme le comité qui rend chaque année un rapport sur l'algorithme Parcoursup. Cela n'empêchera en rien notre président de commission de créer une mission de contrôle tout au long de cette expérimentation.
Enfin, pour que les Français s'emparent du sujet - c'est loin d'être une question seulement technique, malgré sa grande technicité -, nous préconisons de rendre accessible une information claire sur les techniques de reconnaissance biométrique, les bénéfices qui en sont attendus et les risques encourus.
Le troisième volet de nos recommandations sur la création d'un cadre ad hoc porte sur l'indispensable contrôle du respect des règles.
Chaque usage devrait être autorisé a priori. L'utilisation par les forces de sécurité intérieure serait autorisée soit par un magistrat, soit par le préfet, selon que l'on s'insère dans un cadre de police judiciaire ou administrative. Pour une utilisation par un acteur privé dans un lieu accessible au public, la CNIL - pour éviter de multiplier les acteurs - serait chargée de l'autorisation.
La CNIL serait ainsi systématiquement consultée : pour les usages publics, parce que les analyses d'impact doivent impérativement lui être transmises pour avis, et pour les usages privés, parce qu'elle aurait à délivrer l'autorisation préalable.
Ces différentes autorisations feraient l'objet d'un recensement national pour garder une vision globale.
Enfin, nous souhaitons que la CNIL exerce un rôle de gendarme de la reconnaissance biométrique, qu'elle mène des contrôles a posteriori du bon usage des dispositifs et des éventuels détournements de finalité en dehors de l'autorisation.
M. Jérôme Durain, rapporteur. - La méthodologie et le cadre général ayant été présentés par Arnaud de Belenet et Marc-Philippe Daubresse, un raisonnement cas d'usage par cas d'usage s'impose. Nous avons en effet considéré que les déploiements potentiels devaient être distingués en fonction des risques pour les libertés qu'ils impliquent.
Une première distinction doit être réalisée entre vidéosurveillance intelligente, sans utilisation de données biométriques, et reconnaissance biométrique. Les traitements des images issues de la voie publique par des logiciels d'intelligence artificielle ne disposent pas aujourd'hui d'un cadre juridique propre ; plusieurs opérateurs de transport, notamment, s'en sont plaints. Certaines communes ont d'ores et déjà mis en place des systèmes de détection automatique des dépôts sauvages d'ordures, par exemple, mais il existe un débat juridique sur la possibilité de les déployer.
L'application de l'intelligence artificielle aux images issues de la vidéosurveillance nous semble constituer un changement d'échelle susceptible de porter atteinte aux libertés individuelles, ce qui nécessite une base législative explicite - le Conseil d'État semble aussi de cet avis. Cette base est d'autant plus urgente que le déploiement de systèmes de détection de colis abandonnés ou de mouvements suspects dans une foule sera nécessaire pour assurer la sécurité au moment des Jeux Olympiques.
Nous vous proposons donc d'établir, à titre expérimental, une base législative qui permettrait aux opérateurs des systèmes de vidéosurveillance dans les espaces accessibles au public de mettre en oeuvre des traitements d'images par intelligence artificielle, sans traitement de données biométriques. Ces traitements devraient s'inscrire dans les missions des personnes publiques et privées concernées et, surtout, dans les finalités attribuées au dispositif de vidéosurveillance déployé.
S'agissant maintenant des techniques de reconnaissance biométrique, les dispositifs d'authentification, qui permettent un contrôle sécurisé et fluidifié des accès, nous semblent devoir être autorisés lorsqu'ils sont basés sur le consentement des personnes. Dans certains cas très particuliers et à titre expérimental, ils pourraient également être rendus obligatoires pour accéder à des zones nécessitant une sécurisation exceptionnelle.
Les opérations d'identification, quant à elles, doivent faire l'objet d'un encadrement extrêmement strict au regard des risques encourus. Il convient là encore d'opérer une distinction entre l'exploitation en temps réel, c'est-à-dire permettant un usage immédiat des résultats pour procéder à un contrôle de la personne concernée, et l'utilisation a posteriori, par exemple dans le cadre d'une enquête. Dans ce second cas, les recherches se font généralement sur des enregistrements.
S'agissant tout d'abord de l'identification a posteriori, nous proposons, en premier lieu, d'autoriser l'utilisation de la biométrie dans les fichiers de police dans le cadre d'enquêtes judiciaires ou d'opérations de renseignement - il s'agit d'un moyen de fiabilisation et d'opérationnalisation des fichiers, dont le mouvement est déjà enclenché au niveau européen ; en deuxième lieu, d'autoriser à titre expérimental et de manière subsidiaire, uniquement pour la recherche d'auteurs ou de victimes potentielles des infractions les plus graves, l'exploitation a posteriori d'images sous le contrôle du magistrat en charge de l'enquête ou de l'instruction ; en troisième lieu, de créer une technique de renseignement donnant aux services la possibilité d'utiliser des systèmes de reconnaissance faciale afin d'identifier une personne recherchée ou de reconstituer son parcours a posteriori. Un tel usage se révélerait en particulier pertinent dans le cadre de la mission de prévention de toute forme d'ingérence étrangère, aux fins de détecter la présence sur le sol national d'agents de services étrangers qui entrent en France sous une fausse identité.
Il convient maintenant d'aborder la question la plus sensible, celle de l'identification biométrique à distance en temps réel. Marc-Philippe Daubresse vous l'a dit : nous ne souhaitons pas voir son usage se généraliser, afin d'écarter tout risque d'avènement d'une société de surveillance. Nous avons donc envisagé son déploiement par exception, dans trois cas circonscrits.
Premier cas : dans le cadre d'une enquête judiciaire, en vue de faciliter l'interpellation d'une personne venant de commettre une infraction grave ou de permettre la recherche, dans un périmètre géographique et temporel limité, des auteurs d'infractions graves recherchés par la justice ou des personnes victimes d'une disparition inquiétante. Les infractions concernées pourraient être par exemple limitées aux crimes menaçant ou portant atteinte à l'intégrité physique des personnes.
Deuxième cas : dans un cadre administratif, en vue de sécuriser de grands événements présentant une sensibilité particulière ou les sites particulièrement sensibles face à une éventuelle menace terroriste. La détection ne pourrait se faire que sur un périmètre géographique limité et pour une période précisément déterminée.
Troisième cas : le renseignement, en cas de menace imminente pour la sécurité nationale.
Nous proposons d'entourer ces éventuels déploiements de solides garanties, que nous développons en détail dans le rapport. Nous pensons particulièrement à la nécessité d'une autorisation et d'un contrôle par une autorité distincte en fonction des usages - magistrat, préfet ou Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) -, au caractère strictement subsidiaire de ces usages, à leur traçabilité, à une supervision humaine systématique de technologies qui doivent se cantonner à un rôle d'aide à la décision, ou, enfin, à une information du public adaptée aux spécificités du déploiement.
Enfin, l'usage des technologies de reconnaissance biométrique par les acteurs privés doit être extrêmement limité et se fonder, de manière générale, sur le consentement des personnes. En particulier, nous recommandons d'interdire toute identification sur la base de données biométriques en temps réel ou en temps différé par des acteurs privés, hors cas de contrôle d'accès aux lieux ou aux outils de travail de personnes spécialement habilitées par l'inscription sur une white list.
M. Arnaud de Belenet, rapporteur. - Le dernier axe de nos travaux se concentre sur la question de la protection de la souveraineté technologique française et européenne, qui va de pair avec la sauvegarde des libertés publiques. L'usage d'algorithmes développés en Europe à partir de données traçables et hébergées sur notre sol est, de notre point de vue, infiniment préférable au recours à des algorithmes étrangers dont on ne sait le plus souvent rien des conditions de création et d'entraînement.
La France dispose d'un écosystème de recherche et de développement très performant dans le champ de la reconnaissance biométrique, avec des entreprises de rang mondial. Pourtant, ces dernières évoluent dans un cadre juridique et matériel peu propice à la recherche et au développement et qui entrave leur capacité d'innovation.
Le premier obstacle réside dans un cadre juridique applicable particulièrement touffu, si bien que les entreprises n'arrivent pas toujours à distinguer ce qui est autorisé de ce qui ne l'est pas. Le règlement européen sur l'intelligence artificielle permettra de clarifier les choses, mais, dans l'attente, il est plutôt un facteur d'incertitude supplémentaire. Le second obstacle est celui de la constitution des jeux de données qui servent à l'apprentissage des algorithmes. L'obligation de recueillir le consentement de chaque personne figurant dans la base pour chaque projet de recherche rend très difficile la création de ce matériel pourtant essentiel au développement de l'algorithme. Cela est même quasiment impossible pour des laboratoires de recherche publique aux moyens parfois limités.
Pour lever ces obstacles, nous proposons tout d'abord de confier à une autorité européenne la mission d'évaluer la fiabilité des algorithmes de reconnaissance biométrique et de certifier leur absence de biais, sur le modèle de ce qui existe déjà aux États-Unis. Il s'agit de réduire notre dépendance à l'extérieur sur cette mission d'apparence technique, mais en réalité cruciale en termes de protection des libertés. L'utilisation d'un algorithme inefficace ou biaisé démultiplie, en effet, les risques de discrimination en particulier et d'atteinte aux libertés publiques en général. Pour donner à cette autorité les moyens de son action, il nous paraît essentiel de créer une base d'images à l'échelle européenne qui lui permettra de procéder aux évaluations. Sous réserve de garanties appropriées, celle-ci pourrait être alimentée par la réutilisation de données détenues par les administrations des États membres ou par des contributions altruistes.
Pour lever les obstacles à la recherche et au développement, nous plaidons enfin pour un cadre juridique spécifique et adapté à cette activité. Cela se traduirait, par exemple, par des mécanismes sécurisés de mise à disposition de données biométriques détenues par l'État aux laboratoires de recherche publique. Bien évidemment, ce cadre juridique dérogatoire devrait s'accompagner de fortes garanties ; nous proposons par exemple de subordonner cette réutilisation de données publiques à un avis favorable de la CNIL.
Nous proposons, enfin, d'intituler ce rapport : « La reconnaissance biométrique dans l'espace public : trente propositions pour écarter le risque d'une société de surveillance. »
Avec Marc-Philippe Daubresse et Jérôme Durain, nous avons su conjuguer nos cultures politiques différentes sans débats houleux et de manière, pour tout dire, naturelle.
M. Jean-Yves Leconte. - Si nous voulons encadrer efficacement une technologie, il nous faut d'abord la maîtriser.
Il y a dix ans, la reconnaissance faciale consistait à vérifier la concordance entre le visage d'une personne et une photo d'identité sans avoir besoin de l'identifier.
Mais, aujourd'hui, avec l'intelligence artificielle et les réseaux sociaux, cette identification peut se faire sans aucun contrôle. Par ailleurs, l'intelligence artificielle a besoin de toutes les données possibles pour apprendre. Même en Europe, si nous voulons la développer, nous aurons besoin des données extérieures.
À Kiev, où je me suis rendu voilà deux semaines avec quelques collègues, on nous a dit que l'intelligence artificielle était d'ores et déjà utilisée pour repérer les doubles passeports. C'est un outil de défense qui existe.
Le RGPD est une bonne chose, mais l'Europe doit veiller à ne pas être dépassée. Je le confirme : certaines entreprises développent par exemple des robots de défense en passant par des entreprises extérieures à l'Union européenne.
M. François-Noël Buffet, président. - A été évoquée la mise en place un suivi formel par la commission des lois : s'agissant d'un domaine relevant de la souveraineté et des libertés individuelles, nous n'y manquerons pas.
Je mets désormais les 30 propositions aux voix.
La commission, à l'unanimité, adopte les 30 propositions et autorise la publication du rapport d'information.
Bilan annuel de l'application des lois - Communication
M. François-Noël Buffet, président. - Comme chaque année à cette période, nous nous penchons sur les principales caractéristiques de l'application des lois que nous avons examinées au fond au cours de l'année parlementaire 2020-2021.
Cet exercice traditionnel vise à opérer une vérification approfondie de l'adéquation entre les mesures législatives et les mesures d'application que le Gouvernement a l'obligation de prendre. C'est aussi l'occasion de prendre un peu de recul sur les conditions souvent difficiles dans lesquelles le Parlement, et particulièrement notre commission, examine les textes. Cet exercice s'achèvera au début du mois de juillet par le débat sur l'application des lois, en présence du ministre chargé des relations avec le Parlement.
Au cours de l'année parlementaire 2020-2021, 24 des 51 lois promulguées ont été examinées au fond par la commission des lois, soit 47 % de l'ensemble des lois promulguées, hors traités et conventions internationales : c'est, cette année encore, le niveau le plus élevé de l'ensemble des commissions permanentes.
Ces 24 lois se répartissent en 17 projets de loi et 7 propositions de loi, dont seulement deux d'origine sénatoriale : la loi tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention et la loi visant à protéger les jeunes mineurs des crimes sexuels.
Parmi elles, 22 ont été adoptées après engagement de la procédure accélérée, soit 91,7 % des textes. C'est la plus forte proportion de ces dix dernières années. Ces 22 projets et propositions de loi ont été examinés en 119 jours en moyenne, soit moins de quatre mois. Parmi eux, 7 textes ont été examinés en moins de trente jours, dont deux relatifs à la situation sanitaire, en six et huit jours.
Ce recours à la procédure accélérée, pourtant prévu dans la Constitution comme une exception au principe de la double lecture, nous impose des délais d'examen contraints et une lecture unique dans chaque chambre qui ne favorisent pas le travail approfondi. L'exception devient la règle.
Pour l'année parlementaire 2020-2021, on dénombre également pour la commission des lois trois lois conférant au Gouvernement dix habilitations à légiférer par voie d'ordonnances. Six habilitations ont été utilisées et ont donné lieu à la publication de vingt-sept ordonnances. C'est moins qu'en 2019-2020, année marquée, dans un contexte de crise sanitaire, par un recours massif aux ordonnances.
Mais, conformément à sa position traditionnelle, la commission des lois s'efforce soit de substituer aux habilitations demandées par le Gouvernement des modifications directes des dispositions législatives soit, à tout le moins, de les encadrer le plus strictement.
Au 31 mars 2022, sur ces 24 lois promulguées en 2020-2021, 17 étaient entièrement applicables - 8 d'application directe et 9 devenues pleinement applicables ; 7 lois appellent donc encore des mesures d'application.
Ce sont 46 des 136 mesures d'application prévues par ces 24 lois qui n'avaient pas été prises au 31 mars 2022, soit 34 %, alors même que, pour 22 de ces lois, le Gouvernement avait estimé nécessaire d'engager la procédure accélérée.
Outre ce taux de mise en application des lois de 66 % pour 2020-2021, nous pouvons retenir que l'inflation législative perdure, avec un taux multiplicateur de 2,2 puisque les 24 lois promulguées comportaient 445 articles, contre 202 articles au stade de leur dépôt.
Les demandes de rapport au Parlement restent peu suivies d'effet par le Gouvernement puisque seuls 9 des 18 rapports demandés ont été publiés dans les délais.
L'activité législative de notre commission s'est intensifiée : pour cette même période de référence, nous avons examiné 23 autres projets et propositions de loi qui, pour la plupart, ont été soit adoptés définitivement après le 30 septembre 2021 soit rejetés en séance publique, ou bien encore sont en instance d'examen à l'Assemblée nationale.
Conséquence de cette activité très soutenue, notre commission n'a pas été en mesure de se consacrer autant que pendant les périodes précédentes à ses travaux de contrôle. Seuls 6 rapports d'information ont été publiés par la commission des lois au cours de l'année parlementaire 2020-2021, contre 11 en 2019-2020.
Je terminerai par quelques mots sur la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique. Notre collègue Muriel Jourda était l'un des quatre rapporteurs de ce projet de loi, qui a été examiné par une commission spéciale. Plusieurs dispositions de cette loi relèvent de la compétence de notre commission et portent notamment sur l'élargissement de l'assistance médicale à la procréation, le don d'organes ou l'accès à ses origines d'une personne conçue dans le cadre d'une assistance médicale à la procréation par recours à un tiers donneur. On retiendra que de nombreux dispositifs votés dans cette loi ne sont pas applicables au 31 mars 2022.
Je vous propose que Françoise Gatel et Philippe Bonnecarrère fassent un point plus détaillé de l'application de deux projets de loi dont ils étaient rapporteurs.
Mme Françoise Gatel, rapporteure de la loi ratifiant les ordonnances des 20 et 27 janvier 2021 portant réforme de la formation des élus locaux. - La loi relative à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique, dite « Engagement et proximité », comportait une habilitation du Gouvernement à légiférer par voie d'ordonnances visant à renforcer le droit à la formation des élus locaux, que je sais cher au coeur de Jean-Pierre Sueur et de Jacqueline Gourault. Pour mémoire, chers collègues, le système de formation des élus locaux s'articule autour de deux dispositifs : l'obligation faite à toutes les collectivités de faire figurer à leur budget une dépense de formation d'un montant de 2 à 20 % des indemnités des élus ; le droit individuel à la formation des élus (DIFE), droit ouvert aux 510 000 élus locaux, financé par une cotisation obligatoire prélevée sur les indemnités elles-mêmes - que la grande majorité d'entre eux ne perçoivent pas.
L'examen du projet de loi de ratification de ces ordonnances par le Sénat a permis d'enrichir considérablement le dispositif, que l'Assemblée nationale a voté conforme. S'il est en grande partie applicable, trois mesures d'application restent à prendre. En premier lieu, le décret en Conseil d'État fixant les modalités d'adoption des mesures prises par le ministre chargé des collectivités territoriales nécessaires au rétablissement de l'équilibre financier du fonds DIFE, prévu à l'article 8 de la loi, n'a toujours pas été pris. Ce point avait constitué un point d'attention particulier pour notre commission et notre assemblée, qui souhaitaient, par l'association du conseil national de la formation des élus locaux (CNFEL) à cette procédure, s'assurer qu'en cas de déséquilibre du fonds DIFE, le retour à l'équilibre financier ne s'opèrerait pas au détriment des droits des élus locaux. Le déficit a en effet atteint 12 millions d'euros en 2019, avant de s'élever à 25 millions d'euros en 2020, mais le Gouvernement a annoncé un retour à l'équilibre en 2025.
Autre mesure manquante, le décret relatif à l'information annuelle des élus locaux sur l'existence de leur compte DIFE, prévu à l'article 9 de la loi. Plus précisément, une disposition réglementaire a certes été prévue, mais elle ne consiste qu'à renvoyer les modalités concrètes de cette information à la convention triennale d'objectifs et de performance entre l'État et la Caisse des dépôts et consignations, laquelle gère le DIFE. Or le marché de la formation peut s'avérer prédateur et il importe que les élus locaux bénéficient dans ce cadre de la meilleure information possible.
En dernier lieu, je note que le décret définissant le contenu et les modalités d'inscription à des modules de formations élémentaires, proposées aux élus en début de mandat et particulièrement nécessaires à l'exercice de celui-ci, n'a pas été publié. Je le déplore, ce point ayant également constitué l'un des sujets que j'avais particulièrement portés. Sur 510 000 élus locaux éligibles, seuls 8 000 en 2019 et 13 000 en 2020, soit moins de 3 % avaient suivi des formations mais les tarifs peuvent être très élevés, certaines formations ayant affiché par le passé un prix de journée dépassant le millier d'euros. Nous sommes en 2022 : les « nouveaux » élus ne le sont plus et ont dû se débrouiller sans ce kit de survie... Mais il ne faudrait pas pour autant attendre 2026 pour le publier.
Enfin, dans un monde de la formation manquant de transparence, nous avions voulu être particulièrement vigilants sur la question de la sous-traitance. Nous avions donc prêté une attention particulière aux dispositions en la matière, afin d'éviter un contournement par la sous-traitance des nouvelles obligations imposées aux organismes de formation, caractéristique du cadre législatif et réglementaire antérieur, qui permettait à de grosses structures dites « porte-avions » de sous-traiter parfois en deuxième ou troisième rang des prestations à des acteurs dont les qualifications n'avaient pas été vérifiées. Cela méritait un encadrement plus serré. Nous avions donc interdit la sous-traitance de second rang et plafonné le recours à la sous-traitance pour une prestation à un montant de 20 % des frais pédagogiques associés à cette formation.
Toutefois, un nouvel arrêté pris le 24 février 2022 rehausse ce plafond à 45 % des frais pédagogiques. C'est que les associations départementales de maires, habilitées en tant qu'organismes de formation, ont régulièrement besoin de recourir à d'autres organismes de formation. Si cette évolution est donc compréhensible, nous souhaitons attirer votre attention sur ce pourcentage important, qui doit être surveillé : un rehaussement excessif de ce plafond dévitaliserait le dispositif et pourrait s'avérer contraire à l'intention du législateur. Nous avons donc besoin d'une évaluation régulière - tant quantitative que qualitative - des effets de cette loi si importante pour les droits des élus, dans l'ensemble de ces aspects, par le Gouvernement.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur de la loi relative au Parquet européen. - Monsieur le président, vous m'avez demandé de dresser le bilan de l'application de la loi du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée, dont j'avais été le rapporteur.
Ce texte comportait trois parties : la principale consistait en la mise en oeuvre du Parquet européen à l'intérieur de notre système judiciaire ; une autre partie était en quelque sorte la réponse de Mme Belloubet à la volonté du Président de la République, après la catastrophe de Lubrizol, de renforcer le droit de l'environnement en créant des pôles spécialisés en cette matière ; enfin, il comportait des mesures diverses.
Le Parquet européen fonctionne depuis le 20 novembre 2021 pour 22 États membres sur 27, avec à sa tête Mme Laura Codru?a Kövesi, et en son sein un parquetier français, M. Frédéric Baab.
Cinq magistrats et quatre greffiers ont été recrutés. On peut parler d'un démarrage très doux, serein, puisque, à la fin de 2021, cinq dossiers seulement avaient été repris par le pôle parisien du Parquet européen. On est loin des 60 à 100 dossiers évoqués dans l'étude d'impact du projet de loi !
Sur cette partie, les dispositions d'application procédurale ont été prises et la loi est bien appliquée.
S'agissant des pôles environnementaux - dont la création était justifiée par le soupçon que les juridictions, qui traitent très peu de dossiers en cette matière, ne les appréhendaient pas avec toute l'attention attendue par la société -, les dispositions d'application sont intervenues pour désigner les juridictions compétentes. Il manque en revanche les deux décrets en Conseil d'État prévus, l'un sur la commission devant apprécier quels sont les inspecteurs de l'Office français de la biodiversité (OFB) qui pourraient se voir confier la qualité d'officier de police judiciaire, et l'autre précisant à quelles conditions ces inspecteurs pourraient être habilités à exercer des missions de police judiciaire.
C'est un sujet à suivre dans les mois qui viennent. Les décret doivent être rédigés conjointement par les ministères de la justice et de l'environnement - avec les joies bien connues des relations entre ministères... Ce n'est pas un hasard si les textes tardent à venir : les inspecteurs qui seront habilités officiers de police judiciaire et qui pourront mener, par exemple, des perquisitions sont des fonctionnaires très éloignés de l'univers des enquêtes judiciaires. Notre commission ne manquera pas d'être attentive à ce dossier.
S'agissant des dispositions diverses, il manque un ou deux textes d'application, mais ils devraient être rédigés rapidement.
Monsieur le président, votre groupe était très opposé à une disposition de la loi Macron qui confiait la gestion de la caisse de compensation par laquelle les grandes études notariales urbaines aident les petites études rurales non plus à la profession, mais à une société de financement mixte, en vertu de règles fixées par l'Autorité de la concurrence. La loi de 2020 a complètement détricoté ces dispositions, et la profession a repris le contrôle de cette caisse.
Il ne reste qu'une disposition manquante concernant les commissaires de justice, dont nous savons que la mise en place est un peu laborieuse.
Mme Catherine Di Folco. - Monsieur le président, vous nous avez indiqué que le Gouvernement avait pris 27 ordonnances ; combien d'entre elles ont-elles été ratifiées ? Il serait utile de le savoir avant la séance avec le ministre...
M. François-Noël Buffet, président. - Nous regarderons ce point d'ici là.
La réunion est close à 17 h 15.