Mercredi 6 avril 2022
- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Audition de Mme Christine Clerici, présidente d'Udice
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous recevons pour commencer Mme Christine Clerici, présidente d'Udice, association loi de 1901 créée le 16 juin 2020. Ses membres fondateurs et adhérents sont les dix universités labellisées « initiative d'excellence » (IdEx) au moment de la création de cette association.
Udice représente 500 000 étudiants et 33 800 enseignants-chercheurs et chercheurs, tandis que sept de ses membres font partie des cent universités les plus innovantes. Vous-même, madame, vous êtes à la fois présidente d'Udice et présidente d'Université Paris Cité.
En prévision des élections présidentielle et législatives, Udice a publié le 16 mars dernier un document énumérant six chantiers pour amplifier la réponse des universités de recherche intensive françaises aux défis du XXIe siècle. Nous sommes donc ravis que vous veniez nous les présenter.
Au cours de nos auditions, nous avons constaté qu'il ne pouvait y avoir d'innovation sans une recherche fondamentale de qualité. Par ailleurs, la formation des étudiants est également primordiale pour assurer aux entreprises une main-d'oeuvre qualifiée et capable de relever les défis de demain. À cet égard, le doctorat constitue une formation particulièrement adaptée, même s'il convient d'ouvrir davantage l'horizon des doctorants aux problématiques des entreprises.
D'une manière générale, nous avons constaté que, en dépit d'une évolution très positive, les interactions entre la recherche académique et le secteur privé restent perfectibles.
Par ailleurs, si l'on veut mettre en place des politiques cohérentes et efficaces, il nous paraît indispensable de rapprocher les politiques publiques du développement économique de celles de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation et de celles de l'emploi, de la formation et de l'orientation professionnelle.
La singularité du système français, avec la cohabitation des universités et des grandes écoles, a souvent été critiquée. Le poids des réseaux des grandes écoles, fortement représentés à la fois dans les ministères et dans les grandes entreprises, a été considéré parfois comme un obstacle à l'essor de nouveaux acteurs comme les start-up, car les choix technologiques sont cadenassés et les subventions vont aux acteurs déjà établis. La forte disparité des coûts de formation par étudiant entre universités et grandes écoles a également été dénoncée.
Plusieurs intervenants se sont prononcés pour une clarification de la répartition des missions entre les universités et les organismes de recherche sans pour autant nous expliquer concrètement ce qu'ils envisageaient. Dans la mesure où il s'agit de l'une de vos propositions, nous comptons sur vos explications.
Enfin, vous vous plaignez de démarches administratives pesantes et d'évaluations redondantes et sans conséquence sur les entités évaluées. Il s'agit malheureusement de critiques récurrentes, qui dépassent largement le cadre de l'université et qui nous conduiront certainement à formuler des propositions fortes pour y remédier. Nous sommes donc particulièrement intéressés par vos propositions concrètes de simplifications des procédures.
Je vous propose de prendre la parole pour un propos liminaire d'une quinzaine de minutes, à la suite duquel les membres de notre mission vous poseront un certain nombre de questions.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je souhaite contextualiser l'objet de cette mission d'information, créée sur l'initiative de mon groupe, les Indépendants - République et Territoires.
Son intitulé est volontairement un peu provocateur : on y évoque l'excellence de la recherche et de l'innovation en France et notre incapacité paradoxale à disposer de champions industriels en nombre suffisant. Quels sont les freins et quels leviers peut-on actionner pour faire mieux ? Nous avons identifié un certain nombre de pistes, par exemple la commande publique, ou certains freins, par exemple l'existence de grands acteurs historiques, qui peuvent, dans des domaines régaliens, bloquer l'émergence de nouvelles entreprises.
Tout ce qui a été fait pour la French Tech en matière de création de véhicules d'investissements et d'écosystèmes de financement n'a pas de pendant pour les start-up industrielles. Une transposition pure et simple de modèle nous paraît cependant peu appropriée, l'industrie requérant des investissements et des immobilisations massifs, les retours sur investissement étant plus longs, dans des proportions auxquelles ne sont pas habitués les investisseurs de la French Tech.
Mme Christine Clerici, présidente d'Udice. - Je salue la création de cette mission d'information, qui porte sur un sujet très important pour les enjeux actuels de souveraineté, de transition socio-environnementale et économique, ainsi que de santé et de bien-être des populations.
Je dirai quelques mots tout d'abord pour me présenter. Je suis professeure des universités-praticien hospitalier et présidente de l'Université Paris Cité, une université pluridisciplinaire de recherche intensive créée en 2020, par la fusion des universités Paris-Descartes et Paris-Diderot. Elle est également lauréate d'une IdEx, confirmée récemment.
L'université Paris Cité est membre fondateur de l'association Udice, dont j'assure la présidence. Nous avons le sentiment, au sein de cette association - je vous renvoie sur ce point aux propositions que nous avons formulées dans la perspective de l'élection présidentielle -, qu'en matière d'organisation, l'enseignement supérieur, la recherche et l'innovation sont au milieu du gué.
D'une part, l'État, dans le cadre notamment des investissements d'avenir, a doté certaines grandes universités de moyens en faveur de la recherche pluridisciplinaire, avec un certain succès, engageant ainsi un mouvement irréversible de grandes transformations, essentielles pour la structuration de l'espace européen de la recherche et de l'innovation.
D'autre part, des stratégies nationales devraient se concevoir dans un continuum formation-recherche-innovation industrielle, au service d'un développement s'appuyant sur les territoires. Or, en la matière, le rôle singulier de l'université n'a pas réellement été appréhendé par les politiques.
La fragmentation entre les universités, écoles et organismes de l'enseignement supérieur et de la recherche est le fruit de notre histoire, mais les universités se sont transformées, et il importe désormais de créer ce lien entre ces différentes entités.
L'ordonnance du 12 décembre 2018 relative à l'expérimentation de nouvelles formes de rapprochement, de regroupement ou de fusion des établissements d'enseignement supérieur et de recherche est un premier pas. Il faut désormais coconstruire une stratégie de recherche.
Les universités, autonomes depuis dix ans dans leur stratégie d'établissement, diffèrent les unes des autres dans leurs trajectoires, leurs bassins d'implantation, leurs périmètres thématiques, l'intensité de leurs recherches et leur ouverture internationale. Prendre en compte cette différenciation, que nous réclamons notamment pour les universités de recherche intensive, permettrait de reconnaître que chaque université dispose d'une stratégie et d'un positionnement propres en matière de recherche et de formation.
Nous, universités, n'avons pas suffisamment su démontrer les leviers dont nous disposons pour asseoir notre ancrage européen et international, sur la base de nos expériences de terrain. Or certains de ces leviers me paraissent essentiels pour intensifier l'innovation et constituer des champions industriels.
Udice regroupe dix universités, sur un total de quatre-vingts en France, toutes labellisées IdEx et se distinguant par l'intensité de leur recherche, par leur pluridisciplinarité - sciences « dures », santé et sciences humaines et sociales -, par leurs performances à l'aune des standards internationaux et par l'importance de leur activité pour l'écosystème de leur territoire d'implantation : accès à l'éducation, recherche, infrastructures technologiques et médicales, culture, ouverture européenne et attractivité internationale.
Nous représentons près de 500 000 étudiants, dont 14 % d'étudiants étrangers, et nous concentrons les deux tiers des publications scientifiques françaises parmi les plus visibles au monde, le plus souvent fruits de collaborations européennes et internationales. Sur ces dix établissements, quatre se trouvent en région parisienne, dont trois à Paris, les six autres étant situées dans les principales métropoles, mais également avec des implantations en zone rurale et un ancrage dans la vie locale.
Chacune de nos universités dispose d'une centaine de laboratoires et d'infrastructures de recherche, en partenariat avec les organismes de recherche, les écoles d'ingénieurs et les industriels, y compris des start-up, des PME ou des entreprises de taille intermédiaire (ETI). Plus d'un laboratoire sur deux des principaux organismes de recherche est hébergé dans l'un de nos établissements. Nous formons 24 000 doctorants par an, soit environ la moitié du total, dans de nombreux domaines : sciences et technologie, santé, environnement, sciences humaines et sociales.
Nos établissements sont également des acteurs socioéconomiques, employant directement 75 000 personnes. Leur activité - dépenses, collaborations industrielles, soutien au développement des activités économiques, formation des start-up - représente 36 000 emplois créés ou soutenus dans l'économie globale et un total de 41 milliards d'euros en valeur ajoutée brute. Selon une étude d'impact économique indépendante menée en 2020, 1 euro investi dans le périmètre des universités de recherche avait une retombée de 4 euros. De fait, nous n'avons pas à rougir face aux autres modèles européens, de ce point de vue.
Quand on parle d'émergence de l'innovation, de start-up, de champions industriels, il est nécessaire d'aborder la question de l'ancrage territorial, des bassins d'emploi et des écosystèmes de recherche locaux, en résumé de l'essaimage au-delà des grandes métropoles. Nous devons entretenir au sein de nos universités cette culture de proximité, à tous les niveaux.
Comment susciter en France l'émergence de champions industriels, en prenant en compte nos spécificités, et sous quelles conditions à court, moyen et long terme ? Nous avons identifié quatre enjeux.
Premièrement, il nous faut développer et maintenir les conditions d'une recherche d'excellence en en finançant toutes les formes de la recherche et en réduisant les coûts transactionnels de structure. Certains domaines de recherche sont plus porteurs, les innovations de rupture, notamment dans les biotechnologies - la santé représente 50 % des projets innovants de nos laboratoires - et les secteurs technologiques à évolution rapide - numérique, solaire, nanotechnologies, quantique.
Dans une étude menée en 2019, il apparaît que la France est très en retrait dans les innovations de rupture par rapport à d'autres pays européens, en particulier au Danemark et à la Suisse, leaders dans ce domaine. Certes, nous demeurons une grande nation scientifique, mais il convient de mener des politiques prenant davantage en compte les synergies.
Deuxièmement, nous devons disposer de l'autonomie nécessaire pour permettre un basculement dans une culture propice à l'innovation et à l'entrepreneuriat. En France, nous n'avons pas une culture suffisante de l'innovation et nos universités ont un rôle spécifique à jouer pour insuffler cet état d'esprit à nos étudiants.
Le niveau master, dans tous les systèmes performants, est celui qui permet l'émergence et le développement des « licornes », premiers vecteurs de l'entrepreneuriat par l'innovation. Nous avons progressé, et les premiers programmes de sensibilisation et d'accompagnement à l'entrepreneuriat dans les établissements d'Udice ont été mis en place en 2009. Nous devons aller plus loin, notamment dans la création de véritables cursus intégrant l'acquisition de compétences entrepreneuriales et d'innovation.
Il faut également accélérer ce changement culturel dans nos laboratoires. Nous ne partons pas de zéro, pour autant : Udice représente 602 millions d'euros de contrats de recherche, en collaboration avec des PME et des ETI. Nos universités ont déposé en 2020 plus de 250 brevets, ce qui nous placerait dans les classements de l'INPI (Institut national de la propriété intellectuelle), si nous apparaissions comme une entité consolidée, en huitième position, entre Michelin et Thalès. En outre, trois de nos universités sont dans le top 50. Parmi ces brevets, plus de la moitié sont le fruit d'une collaboration industrielle, contre 11 % des brevets du Commissariat à l'énergie atomique (CEA).
Nous devons également aller plus loin dans la façon d'impliquer les chercheurs et les enseignants-chercheurs, sans distinction de corps, dans l'évolution des carrières et les conditions d'exercice, et le cas échéant dans leur recrutement. Ce besoin de changement culturel dans la formation et dans la gestion des talents relève d'un enjeu plus large : l'autonomie des universités. Udice réclame effectivement davantage d'autonomie pour les universités : autonomie pédagogique, pour nous permettre d'élaborer de nouvelles modalités de formation ; autonomie en gestion des ressources humaines, pour mieux valoriser l'implication dans l'innovation, favoriser les passerelles privé-public pour des carrières plus attractives ; autonomie stratégique dans la différenciation de nos établissements, afin que ceux qui veulent s'engager plus fortement ne soient pas empêchés de le faire pour des raisons conventionnelles - gestion de la propriété intellectuelle, contrat unique entre universités et État. Je le rappelle, sept de nos universités sont dans le classement Reuters des universités les plus innovantes du monde.
Troisièmement, il convient de renforcer notre rôle d'intégrateur de l'écosystème de l'innovation sur nos sites et nos territoires, pour, comme le prévoit la loi du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche, constituer des pôles universitaires d'innovation articulant recherche, formation et innovation.
L'écosystème d'innovation est un jeu d'équipe. Nos universités doivent assurer une bonne articulation entre recherche, formation et innovation, et entre public et privé, en créant des conditions de vie et d'accueil sur les campus qui permettent ces rencontres. Pour ce faire, elles ont besoin d'être mieux reconnues dans ce rôle et d'être mieux financées, afin de maintenir des campus d'envergure internationale à même de faire émerger des projets et d'attirer des investisseurs étrangers.
Chaque université est capable d'identifier les forces et les faiblesses de son écosystème et de proposer des solutions pour en renforcer l'efficacité au bénéfice des dynamiques d'innovation. En demandant davantage d'autonomie, nous attendons de l'État qu'il nous fasse confiance dans notre capacité à mettre en jeu ces différents éléments et à orienter ces stratégies régionales, qui peuvent s'appuyer sur des stratégies nationales.
Nos projets IdEx, d'autres projets de transformation que nous avons promus - Udice héberge l'ensemble des instituts hospitalo-universitaires (IHU) - ou encore notre implication dans l'ensemble des instituts de recherche technologique et des sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT) attestent notre dynamisme. À ce jour, les universités Udice investissent chaque année près de 9 millions d'euros dans la prématuration de start-up, permettant l'émergence de projets à forte valeur ajoutée.
Si nous avons ponctuellement bénéficié de moyens exceptionnels dans le cadre notamment du programme d'investissements d'avenir, en choisissant parfois d'investir prioritairement dans l'innovation, notre rôle en la matière n'est généralement pas reconnu comme une charge de service public, et nous n'avons donc pas les moyens d'investir pour renforcer les écosystèmes d'innovation.
Il convient de renforcer les synergies avec les pouvoirs publics et l'accès aux moyens adéquats, tels que des fonds structurels européens. Cela suppose la spécialisation des écosystèmes et la bonne articulation entre les acteurs. Pour ce faire, les stratégies d'accélération doivent être réalisées selon des expérimentations pragmatiques, coconstruites dans le respect des prérogatives propres à chaque établissement.
Quatrièmement, enfin, il faut insister sur notre rôle dans la phase de croissance des champions industriels, et plus généralement de soutien au développement de nouvelles filières à forte valeur ajoutée. Il y va d'une souveraineté européenne. Et l'un des facteurs de moindre performance pour le développement des licornes se joue dans cette phase. Nos universités peuvent jouer un rôle déterminant : par la création de laboratoires communs avec les start-up à forte intensité de recherche facilitant la poursuite d'une dynamique de ressourcement, afin de maintenir un lien entre la start-up et le laboratoire de recherche qui l'a vu naître ; par l'accès à des réseaux d'universités partenaires en Europe et dans le monde ; enfin, par le soutien au développement de nouvelles filières industrielles. Les stratégies d'accélération ne pourront se développer sans personnel formé. À cet égard, certaines filières, telles que l'intelligence artificielle, les data ou les ingénieurs en santé, sont en très grande tension. Nous ne devons pas attendre que les entreprises expriment leurs besoins. Ceux-ci doivent être anticipés, ce qui nécessite d'abord leur identification au travers d'une vision interdisciplinaire, ce qui implique l'autonomie des établissements en matière de formation.
À l'échelle européenne, les alliances d'universités européennes sont l'une des clefs de l'écosystème d'innovation et de l'apparition de champions industriels. Cela exige que l'université soit considérée dans son entièreté, à travers le continuum recherche-formation-innovation et son ancrage géographique, parfois transfrontalier - par exemple avec l'Allemagne ou l'Espagne.
J'en viens à ma conclusion. Dans la plupart des pays performants en matière de science et d'innovation, les universités sont les premiers et principaux opérateurs de terrain pour la recherche et la collaboration avec les entreprises, et ce même si l'existence des organismes de recherche nationaux et la consolidation habituelle de leurs indicateurs, qui sont également les nôtres - notamment pour la création de start-up issues de doctorants ou d'étudiants - masquent le rôle de nos universités en la matière.
Les analyses de la moindre performance de la France en matière de recherche et d'innovation dans les comparaisons internationales sont encore plus manifestes dans les comparaisons entre clusters - pour s'en convaincre, il n'est que de comparer la situation de Londres ou de Boston avec celle de la région parisienne, cette dernière pâtissant de l'absence de politiques structurées autour de grandes universités ayant un effet d'attractivité internationale. Ce renforcement des universités de recherche pour contribuer à l'émergence de champions industriels n'est pas qu'une mesure de long terme. Il permet aussi d'apporter immédiatement des leviers d'accélération aux dynamiques déjà engagées.
Mme Laure Darcos. - À mon tour de vous adresser mes vifs remerciements. Nous avons entendu beaucoup de représentants d'université et nous sommes loin de vouloir mettre celles-ci de côté. Pendant très longtemps, vous vous êtes appuyés sur les IdEx et les pôles de compétitivité, et pas assez sur les clusters d'entreprises. Les choses changent, je l'ai vu notamment à la SATT de Paris-Saclay.
Nous estimons néanmoins qu'il existe trop de points d'entrée. Comment envisagez-vous le remplacement ou la fusion, à terme, des pôles de compétitivité ou d'autres structures pour gagner en visibilité ? Comment serait-il possible de réorganiser le transfert de la recherche à la pré-industrialisation ?
Mme Christine Clerici. - Ce sujet est important. Il y a beaucoup d'acteurs dans le transfert aux industriels : les pôles de compétitivité, les SATT, dont nous sommes actionnaires et qui opèrent pour les universités, les sociétés de transfert des organismes de recherche, ainsi que les essais cliniques et les start-up - parfois découplées des universités - des hôpitaux.
Udice réunit huit SATT et, par exemple, celles de Strasbourg ou d'Erganeo, dont Paris Cité est actionnaire, n'ont pas du tout le même profil. Comment faire pour que tous ces acteurs travaillent ensemble ? La proposition de la LPR nous convenait, car, en plus d'être centrée sur les universités, elle représente un moyen d'articulation, car l'innovation naît aussi de la recherche des organismes hébergés au sein des universités. Mais il faut que les acteurs jouent le jeu. Or chacun ayant développé son propre système, l'articulation et la simplification peuvent ne pas convenir à certains. Pourtant, chaque acteur a ses avantages.
Mme Laure Darcos. - Vous êtes assez complémentaires, ce qui vous permet de toucher tous les secteurs.
Mme Christine Clerici. - En revanche, le lien avec les pôles de compétitivité est insuffisant. Les universités IdEx développent leur présence auprès de pôles de compétitivité thématiques. Nous voulons profiter de l'ensemble de l'écosystème d'innovation pour être des acteurs à part entière et encore plus performants.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Pensez-vous que la propriété intellectuelle, aspect primordial, doit être mieux consolidée ? Elle est actuellement dispersée au sein des SATT, de l'INPI, de France Brevets... Cela ne permet pas d'avoir une vision globale et stratégique de l'état de cette question en France. Serait-il pertinent de prévoir un organisme plus transversal - interministériel ou rattaché à Matignon ?
Par ailleurs, pensez-vous que la propriété industrielle, notamment les brevets, doit être un élément de l'évaluation des chercheurs ? Notre système actuel d'évaluation peut-il expliquer partiellement nos résultats médiocres en innovation industrielle ? En effet, en étant contraints de publier plus que les autres, nous donnons accès aux découvertes, réduisant d'autant l'innovation. Ou bien ce phénomène ne se vérifie-t-il qu'à la marge ?
Mme Christine Clerici. - En effet, les universités n'ont pas forcément intégré dans l'évaluation et la promotion des enseignants-chercheurs le dépôt de brevets ou la création de start-up. Les indicateurs majeurs restent l'investissement pédagogique et le nombre de publications. Les choses sont néanmoins en train de changer, car l'innovation est devenue un sujet phare pour l'université. Cela incitera nos collègues à considérer que la création de la valeur pour l'industrie est importante dans leur carrière. À ce propos, depuis l'adoption de la LPR, il devient plus facile pour les enseignants-chercheurs de consacrer un temps spécifique à une activité au sein du monde industriel.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous avez raison : les possibilités existent, qui ont été favorisées par le dernier texte adopté en la matière. Mais l'intégration de ces critères dans l'évaluation va-t-elle dans le sens de notre mission ? Y voyez-vous des résistances internes ou externes ?
Mme Christine Clerici. - Cette nouvelle prise en compte est considérée comme étant très positive, elle ne rencontrera pas un frein dans l'évaluation. Jusqu'à présent ce n'était pas pris en compte.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Mais l'absence de prise en compte favorisait la publication, qui, elle, est un frein à la propriété intellectuelle.
Mme Christine Clerici. - Sans doute. Mais ces éléments sont désormais au coeur de la promotion des enseignants-chercheurs.
En ce qui concerne la propriété intellectuelle et industrielle, la méthode consistant à tout rassembler pour simplifier le paysage risque de présenter des inconvénients. Pour les unités mixtes de recherche (UMR), les négociations doivent avoir lieu avec l'ensemble des tutelles et, effectivement, la désignation d'un mandataire unique est préférable. Néanmoins, à faire remonter les décisions au niveau du Premier ministre, je n'en vois pas l'intérêt.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - L'idée serait d'avoir une vision consolidée, par thématiques, de la propriété industrielle et de donner de la lisibilité aux potentiels usagers de la PI, notamment PME et ETI.
Mme Christine Clerici. - Les SATT, organismes de transfert qui sont assez peu nombreux, pourraient colliger ces éléments.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - En Corée du Sud et au Japon, le regard de l'État stratège sur la propriété industrielle est essentiel. Qui aurait ce regard en France ?
Mme Christine Clerici. - L'important est que l'on produise de la PI et que les acteurs puissent s'en servir. Le fait de la colliger et de créer un guichet unique favoriserait la lisibilité, oui.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il est effectivement important d'innerver les entreprises des territoires, mais cela pourrait être effectué par les SATT. Consolider cette information à un échelon plus élevé donnerait une vision stratégique de nos domaines de compétences industrielles et permettrait d'identifier des sous-filières potentielles.
Mme Christine Clerici. - Ce moyen de colliger n'est pas nécessairement lié à la complexité du système. Il permet à chaque acteur d'entrer ses données dans un système unique national et aux industriels d'identifier les grands axes stratégiques.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Vous avez évoqué les liens avec les grandes écoles et les organismes de recherche. Comment ces liens vont-ils évoluer ? En outre, le secteur scientifique en amont de la recherche souffre du décalage entre les moyens qui sont alloués aux classes préparatoires et ceux qui sont consacrés aux universités. Quelles sont les pistes favorables à l'intensification de la recherche et à une meilleure place attribuée au doctorat dans les parcours d'innovation ?
Mme Christine Clerici. - Il faut bien distinguer trois rôles : l'État stratège élabore les stratégies nationales, notamment d'accélération ; ensuite, l'allocation des moyens est réalisée dans le respect de ces stratégies ; enfin, la recherche est opérée sur le terrain. Ces derniers temps, l'accélération a été pilotée par les organismes de recherche. Cers derniers, dotés de moyens très importants, sont également opérateurs de recherche au sein des UMR. D'où une confusion des rôles entre agence de moyens et opérateur de recherche sur le terrain. C'est à ce niveau que doit être réalisée la clarification.
Nos universités ont des stratégies locales de recherche, intégrées dans les territoires, avec des spécificités pour chaque établissement et un maillage national pour certaines thématiques. Par exemple, au sein d'Udice, sept universités sont impliquées dans le quantique et constituent un maillage national pour cette thématique, avec des spécificités propres à chaque université.
Comment la stratégie nationale s'articule-t-elle avec les stratégies locales et avec les stratégies nationales des organismes de recherche ? Nous sommes ravis qu'il y ait des organismes de recherche, mais c'est la stratégie de l'université qui doit être appuyée par ceux-ci, et non l'inverse.
Il y a donc deux points : si les organismes de recherche portent des programmes nationaux, ils sont alors agences de moyens et nous sommes les opérateurs de recherche ; comment ensuite ces organismes appuient-ils la stratégie locale des universités ?
J'en viens à la question de la formation. Les innovations de rupture naissent au sein des universités. Elles sont favorisées par l'interdisciplinarité, qui ne peut procéder que d'une recherche disciplinaire très forte et de moyens correspondants. L'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et les instituts du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) sont à visée thématique ou en silos et nous avons, nous universités, la capacité de faire interagir les acteurs.
Par ailleurs, il faut traiter le sujet de la recherche par le biais des cursus de licence. À Paris Cité, dans le cadre de notre programme IdEx, nous formons à la recherche des étudiants en licence, de façon très précoce, tout en développant des unités d'enseignement sur l'entrepreneuriat. Les étudiants sont très désireux de se lancer dans des projets de start-up.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Merci de ces points très clairs sur lesquels vous avez porté la voix des universités.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous vous remercions, madame la présidente.
Mme Christine Clerici. - Merci de m'avoir entendue.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Stéphane Braconnier, président de l'Université Panthéon-Assas
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous poursuivons nos auditions avec M. Stéphane Braconnier, professeur agrégé de droit public et président de l'Université Panthéon-Assas.
Nombre de nos interlocuteurs ont insisté sur le rôle primordial joué dans d'autres pays, y compris européens, par la commande publique pour soutenir les entreprises innovantes. Selon eux, les acteurs publics français n'interviennent pas suffisamment en la matière, ce qui nuit à notre tissu industriel.
Nous souhaiterions donc comprendre ce qui bride l'action de l'État et des autres collectivités en la matière. S'agit-il d'une réglementation européenne trop contraignante ? Confirmez-vous l'information selon laquelle certains pays de l'Union européenne, comme l'Allemagne, soutiennent leurs industries par la commande publique ? Contreviennent-ils alors à la réglementation européenne ? S'agit-il d'une sur-transposition du droit européen en droit interne français ? Ou bien le code de la commande publique inclut-il des possibilités de dérogation qui ne seraient pas assez exploitées par l'administration française, en raison d'une frilosité excessive ? Serait-ce lié à un risque pénal important pour le fonctionnaire qui choisit le prestataire d'un appel d'offres ? Nous avons tous à l'esprit des cas de fonctionnaires sanctionnés pour ce motif, y compris dans les universités.
Nous aimerions également vous entendre sur l'opportunité et la faisabilité d'un « Bayh-Dole Act » à la française pour obliger les acteurs privés bénéficiaires d'un euro de fonds publics à industrialiser leur produit sur le territoire.
De même, un Small Business Act soutenant réellement les petites entreprises serait-il possible à l'échelon national ou européen ?
Enfin, dans quelle mesure serait-il envisageable d'instaurer un mécanisme de préférence européenne en matière de marchés publics au sein de l'Union européenne ?
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - La mission d'information, intitulée de manière quelque peu provocatrice « Excellence de la recherche/innovation, pénurie de champions industriels : cherchez l'erreur française », a été engagée par le groupe Les Indépendants - République et Territoires.
Notre objectif est de proposer des moyens de sortir de la situation décrite par cet intitulé, de lever les freins, à l'instar de ce qui s'est passé dans la low tech, au développement d'un écosystème dynamique dans la deep tech et la biotech, où les règles paraissent plus complexes, où les investissements sont massifs et immobilisés longtemps et où les taux de rentabilité interne (TRI) se révèlent aléatoires.
Aux États-Unis, souvent considérés comme le pays du risque et du libéralisme, des dispositifs existent depuis l'après-guerre pour soutenir les acteurs émergents, notamment via la commande publique. Ainsi, un fonds public dédié assure l'accès des nouveaux entrants aux marchés, y compris dans des domaines stratégiques comme le spatial ou la défense.
Certes, le code de la commande publique a été assoupli, avec les achats innovants, mais dans la limite insuffisante de 100 000 euros.
Quel est votre sentiment sur cet enjeu ?
Le fondateur d'une start-up de sécurisation des titres d'identité nous indiquait avoir remporté un marché public en Allemagne sans disposer d'une référence en France. Les contribuables français financent donc la recherche et l'innovation, mais leur retour sur investissement serait bien supérieur si la commande publique permettait aux entreprises émergentes d'obtenir leurs premières références. Faisons-nous une erreur d'analyse sur le sujet ? Comment le code de la commande publique pourrait-il être aménagé en ce sens ?
M. Stéphane Braconnier, président de l'Université Panthéon-Assas. - Je suis heureux de m'exprimer devant votre mission d'information sur ce sujet ancien, qui est nouveau d'actualité en raison de l'émergence des questions de financement de l'innovation, d'achat public innovant, de développement de la French Tech. C'est vrai, la question du soutien des entreprises en développement par la commande publique est récurrente ; en 2001 et en 2004, j'avais d'ailleurs publié plusieurs articles sur ce thème. Pour autant, il n'a jamais réellement évolué, ni en France ni en Europe.
Le sujet est de nouveau d'actualité en raison de deux évolutions.
Une évolution juridique, d'abord, avec les modifications apportées au code de la commande publique par la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets. Cette loi a introduit dans le code un article L 3-1, qui dispose que la « commande publique participe à l'atteinte des objectifs de développement durable, dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale, dans les conditions définies par le présent code ». On a donc ajouté un nouveau principe de la commande publique.
La seconde évolution touche à la dialectique entre la commande publique et la subvention publique, grâce à l'émergence de l'idée selon laquelle la commande publique peut servir une politique publique secondaire, ce qui constitue une nouvelle approche.
Quelles sont les données du problème ?
Il existe, en droit français, un primat très clair de la concurrence parmi les principes fondamentaux de la commande publique, qui figurent à l'article L 3 du code : efficacité, bonne utilisation des deniers publics, transparence et égalité entre les candidats... Or ce primat ne trouve pas exclusivement sa source dans le droit européen. Le droit français, fortement préoccupé par la lutte contre la corruption et la transparence des marchés publics, a cristallisé ce primat de la concurrence, engendrant une hiérarchie forte favorable à la concurrence au détriment de l'apport de la commande publique aux autres politiques publiques. Le code de la commande publique propose donc un prisme de lecture figé, qui nuit à une approche dynamique du sujet.
Certes, nous pouvons constater quelques évolutions. En 2001, l'idée même d'utiliser la commande publique pour soutenir les petites et moyennes entreprises était presque irrecevable. Au travers du code de 2006 et des ordonnances de 2014, on a obligé les pouvoirs adjudicateurs et entités adjudicatrices à allotir certains marchés pour favoriser l'accès des PME à la commande publique, et on les a incités à attribuer leurs marchés publics à des PME, notamment via les marchés globaux, comme les marchés de partenariat. On a également introduit des dispositifs, comme l'achat innovant - de manière assez timide en effet, puisque c'est plafonné à 100 000 euros hors taxes -, afin de favoriser l'innovation dans les marchés publics.
Est-ce conforme à la vision que l'on doit se faire de la commande publique comme levier de différentes politiques publiques, comme le soutien à l'innovation, le développement technologique ou le soutien au tissu industriel local ? Ma réponse est claire : si le code de la commande publique a sans doute trouvé un certain équilibre entre l'obligation de mise en concurrence et la liberté laissée aux acheteurs publics pour les marchés modestes, il n'a pas fait de la commande publique un levier puissant de soutien aux politiques secondaires.
Le cas que vous avez mentionné - la start-up financée par de l'argent public français mais obtenant son premier marché important en Allemagne, aboutissant à un transfert de technologie et de savoir-faire - illustre parfaitement cette insuffisance. Autre illustration : l'articulation des concessions avec l'obligation de verdissement des réseaux publics, qui nécessite des investissements, parfois soutenus par des subventions publiques. Faut-il, dans ce cas, obliger à une nouvelle mise en concurrence des concessions en cours, au risque de se priver du concessionnaire qui a innové grâce aux subventions publiques, ou faut-il autoriser les autorités concédantes à prolonger ces concessions pour bénéficier des technologies qu'elles ont financées ? Selon un raisonnement strictement juridique, le primat de la concurrence contraint à remettre en concurrence, mais une vision plus dynamique de la commande publique doit permettre, si c'est d'intérêt général, de prolonger les concessions, afin de rentabiliser les investissements réalisés. C'est plus vertueux du point de vue de l'innovation et de l'investissement public.
Par ailleurs, il serait inexact d'accuser le droit européen des rigidités du droit français. Le droit de l'Union européenne permet de faire beaucoup plus que ce que l'on a décrit, y compris dans la commande publique. Certes, les directives européennes de 2014 imposent des obligations juridiques fortes, mais les États membres conservent des marges de liberté non négligeables, que d'autres États savent mieux utiliser que nous. Ainsi, l'Allemagne a choisi de soustraire ses sociétés d'économie mixte de l'obligation de mise en concurrence et, par une loi relative aux restrictions de concurrence - qui articule bien les principes de la commande publique avec d'autres principes, comme la qualité, l'innovation ou les intérêts sociaux et environnementaux -, elle a favorisé le soutien aux petites et moyennes entreprises, à l'innovation et au développement durable, notamment dans les secteurs sociaux et environnementaux.
On a donc une différence majeure entre le droit français et le droit allemand, puisque celui-ci place le principe de concurrence, le principe de préservation de l'environnement et l'innovation exactement au même niveau. A contrario, notre droit instaure une hiérarchie très claire : les principes de concurrence, de transparence, d'égalité des candidats prévalent et, quand c'est possible, on tient compte de l'environnement, des PME et d'autres principes. Notre droit de la commande publique est intégralement conçu autour de la concurrence et de l'égalité entre les opérateurs économiques et minore sensiblement tous les autres enjeux de la commande publique, notamment les politiques secondaires. C'est un point central qui me paraît expliquer en très grande partie nos difficultés.
Nous n'avons donc pas « surtransposé » les directives européennes, nous avons conjugué, comme les autres États, la transposition avec notre culture juridique, qui préexistait et nous avons transposé plus ce qui correspondait à ce que nous avions déjà ; cela fait parfois un peu beaucoup... Le problème principal provient en réalité de notre conception étroite des principes généraux de la commande publique. Nous en avons une conception statique et non dynamique, focalisée excessivement sur une dimension normative et juridique des principes, au détriment des objectifs économiques et sociaux.
Les progrès existent mais sont insuffisants et le fait que le droit de la commande publique soit placé entre les mains de la DAJ de Bercy conduit à une conception quelque peu étroite en matière d'interprétation des critères.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nos voisins allemands, nous dites-vous, sont parvenus à contourner les difficultés posées par le respect du droit européen de la concurrence, en plaçant les différents critères sur le même rang, donc sans hiérarchie entre eux. Est-ce une piste pour nous ?
M. Stéphane Braconnier. - Effectivement, et je crois que la clef peut être la notion de proportionnalité : dès lors que la politique publique justifiant l'aménagement du principe de concurrence est d'intérêt général, on arbitre entre cette exigence d'aménagement et le respect de la libre concurrence, qui est aussi d'intérêt général, en veillant à ce que l'atteinte soit nécessaire et proportionnelle.
Un autre modèle de défense des PME est celui des États-Unis, avec le Small Business Act de 1953 et une administration dédiée - la Small Business Administration -, qui gère des programmes d'innovation en veillant à ce que des fonds publics soient injectés dans la recherche et encouragent les PME américaines à exploiter leur potentiel technologique, en particulier via la commande publique. Ces règles sont rendues possibles par le fait que, les États-Unis ne participant à aucune organisation intégrée, ils ne sont pas obligés de respecter les principes de non-concurrence que nous connaissons dans l'Union européenne, puisque les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) sont très loin d'imposer de tels principes dans la commande publique.
Il faut aussi regarder - autre différence avec nos voisins allemands - du côté du pouvoir discrétionnaire des pouvoirs adjudicateurs. Il y a deux catégories de pays : ceux qui font confiance à leurs acheteurs publics et ceux qui ne leur font pas confiance. La France n'est pas totalement dans la seconde catégorie, mais tout de même, elle n'accorde pas une grande confiance à la capacité des pouvoirs adjudicateurs à conjuguer, dans un cadre souple, la transparence et le soutien aux autres politiques publiques.
On subit donc des effets délétères à deux titres : nos principes de mise en concurrence sont extrêmement puissants et ne sont pas contrebalancés par des principes permettant le soutien à des politiques secondaires ; et nous avons une confiance faible dans la capacité des pouvoirs adjudicateurs, notamment des collectivités territoriales, à faire preuve de discernement dans la mise en oeuvre des règles de mise en concurrence. On l'a vu en France lors du débat sur la procédure adaptée, un mécanisme que j'ai défendu parce qu'il permet justement de mettre en oeuvre le principe de proportionnalité entre atteinte et respect des règles de la concurrence : les collectivités locales elles-mêmes étaient réticentes à l'idée d'avoir plus de pouvoir discrétionnaire, pour ne pas être soupçonnées de favoritisme et ne pas courir de risque pénal.
Dans les pays où la confiance fait défaut, le pouvoir adjudicateur lui-même n'inspire pas assez confiance, alors qu'il est dans son intérêt de pouvoir aménager certaines règles de la concurrence. Je me souviens de débats que nous avons eus ici même au Sénat, au cours desquels des représentants des collectivités territoriales disaient qu'ils préféraient un cadre plus contraignant mais moins risqué sur le plan pénal. Les choses ont certes évolué, la vision a probablement gagné en dynamisme, mais ce fond demeure, et c'est une différence avec les pays où l'opinion a plus confiance dans les acteurs publics et où, par voie de conséquence, ceux-ci assument mieux l'aménagement des règles de la concurrence.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Quelles pistes vous semblent possibles pour rééquilibrer nos règles et leurs pratiques ? Diriez-vous qu'il faudrait d'abord en finir avec la hiérarchie entre les critères mis en oeuvre ou bien viser des réformes plus structurelles ?
M. Stéphane Braconnier. - Les réformes structurelles en matière de commande publique sont difficiles à réaliser, parce qu'elles dépendent de l'Union européenne : la structure générale du droit de la commande publique - marché ou concession ; travaux, fournitures, service ; publicité adaptée sous les seuils et très organisée au-dessus, etc. - est fixée à l'échelon européen.
Cela dit, il y a au moins deux voies complémentaires pour faire évoluer les choses. La première consiste à enrichir les principes généraux de la commande publique, principalement concurrentiels, en ajoutant des principes qui les contrebalancent, au même niveau, comme l'ont fait les Allemands. Cette solution doit pouvoir être adaptée chez nous, d'autant qu'elle est assez conforme à notre tradition juridique de conciliation des principes. La loi du 22 août 2021 était assez vertueuse de ce point de vue. Cela me paraît plus efficace et de plus grande portée que les aménagements « par touches », dans différentes lois thématiques, par exemple quand on « verdit » la commande publique ou qu'on lui impose tel ou tel objectif social. Ensuite, s'il doit y avoir une évolution juridique, il faut parfaitement cibler les politiques concernées : le « verdissement », l'innovation, la recherche ; et le plafonnement à 100 000 euros des marchés innovants me paraît en effet stupide, cela n'a aucun intérêt, d'autant que le droit européen permet un élargissement dans cette voie. Le droit de l'Union européenne ne peut pas s'opposer à ce que le verdissement d'un certain nombre de domaines implique une adaptation des règles de la concurrence.
Deuxième volet, dans la mise en oeuvre des règles de la commande publique : il nous faut sortir de l'approche rigide et étroite consistant à dire par prudence que, là où le code est muet, tout aménagement est probablement interdit.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Peut-on envisager un rescrit ?
M. Stéphane Braconnier. - Soit un rescrit administratif, soit, plus largement, une adaptation des pratiques et une approche plus proactive, plus dynamique des règles de la part de la DAJ de Bercy sur cette question : si le code est silencieux sur une question, les principes généraux de la commande publique peuvent sans doute être conciliés avec une politique publique de l'État ou des collectivités territoriales.
La prudence, d'accord, mais il faut se méfier de l'excès de prudence. Je ne vous aurais sans doute pas dit la même chose il y a une quinzaine d'années, quand il fallait acculturer les acteurs publics à une nouvelle approche de la commande publique, mais je crois que le droit de la commande publique est parvenu suffisamment à maturité pour permettre d'en avoir une approche plus dynamique.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - En dehors de ces aménagements, pensez-vous qu'il puisse y avoir une adaptation, dans un marché de fournitures, au nom de l'économie circulaire et des circuits courts ?
M. Stéphane Braconnier. - Oui, cela se fait déjà pour les cantines scolaires : une partie des marchés de fournitures est réservée aux circuits courts. Cela a été rendu possible en amendant le code des marchés publics, sans toucher au droit européen, pour des marchés qui restent certes modestes à l'échelle européenne, mais qui sont significatifs sur le plan local. C'est un bon exemple. Il faut préalablement identifier des secteurs et des politiques publiques clairement énoncées, qui justifient des adaptations, toujours sous contrôle de proportionnalité. Le droit de l'Union européenne rechigne rarement à déroger à la libre concurrence dès lors que cela est justifié par une politique publique vertueuse.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Et le volet incitatif ? Par exemple, l'idée d'un Bayh-Dole Act ?
M. Stéphane Braconnier. - Ce sujet relève, lui, du plan européen, cela concerne moins la commande publique que l'intégration européenne. L'idée consistant à dire que toute entreprise ayant bénéficié d'un financement public pour innover doit développer son activité sur le territoire national relève clairement d'une problématique européenne : n'est-ce pas un moyen indirect de favoriser ses opérateurs locaux et de porter une atteinte à l'intégration européenne ? Je ne dis pas que c'est le cas, mais il y a une difficulté ; celle-ci peut être résolue mais elle ne peut l'être qu'à l'échelon européen, par un règlement d'exemption circonscrit, par exemple.
De fait, nous sommes dans un ensemble intégré, où les règles sont faites pour maintenir ou développer l'intégration, ce qui implique que les avantages concédés aux acteurs locaux ne doivent pas porter atteinte à la concurrence européenne. Néanmoins, cela n'empêche pas, je l'ai dit, que nous disposons, à droit européen constant, de marges d'action si nous appliquons le principe de proportionnalité dans un cadre clairement énoncé.
Le Bayh-Dole Act, lui, relève d'un débat au coeur du réacteur européen.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - On pourrait faire un Bayh-Dole Act européen ?
M. Stéphane Braconnier. - Tout ce qui pourra en droit de la commande publique et en financement de l'action publique protéger l'industrie européenne sera bienvenu. Le droit européen a une vision très endogène de la commande publique, entièrement tournée vers l'intégration européenne - on oblige les États à mettre en concurrence afin de ne pas discriminer -, et non une vision exogène, qui protégerait l'Union européenne de l'extérieur et pousserait les entreprises européennes vers les autres marchés.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci pour toutes ces précisions.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je vous en remercie également.
Audition de Mme Delphine d'Amarzit, présidente-directrice générale d'Euronext Paris
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je laisse Mme le rapporteur, Vanina Paoli-Gagin, prononcer mon intervention liminaire, étant en visioconférence, en route pour Paris.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Nous poursuivons nos auditions aujourd'hui en accueillant Mme Delphine d'Amarzit, présidente-directrice générale d'Euronext Paris. Diplômée de Sciences Po Paris, ancienne élève de l'École nationale d'administration (ENA) et membre de l'Inspection générale des finances, madame, vous entamez votre carrière au sein de la Direction générale du Trésor (DGT). Après plusieurs passages en cabinet ministériel, où vous conseillez notamment François Fillon lors de la crise financière de 2008, vous rejoignez Canal+, puis Orange Bank, avant d'être nommée, il y a un an, présidente-directrice générale d'Euronext Paris.
Dans le cadre de cette mission d'information, nous nous interrogeons sur l'industrialisation des innovations issues de la recherche française. Nous cherchons à comprendre quels sont les freins au développement industriel et au financement des innovations industrielles issues de partenariats de recherche.
Nos auditions ont souligné des évolutions positives dans la structuration d'un écosystème de financement et d'accompagnement des entreprises de la Tech, du software et du numérique. Cette structuration semble particulièrement satisfaisante au niveau des créations d'entreprises et des capitaux d'amorçage des start-up, mais encore lacunaire au niveau des fonds de croissance et de la capacité des entreprises innovantes à se financer de façon massive sur les marchés européens de capitaux.
Sur ce point, le rôle d'Euronext a été critiqué. Son incapacité à rivaliser avec le Nasdaq américain ou le Star Market chinois a été soulignée à plusieurs reprises. Alors que de plus en plus de licornes françaises et européennes apparaissent, la capacité d'Euronext à les attirer et à les inciter à se financer sur les marchés financiers européens devient urgente. Il semble ainsi que la très récente initiative « Tech Leaders » répondrait en partie à ces inquiétudes. Nous sommes bien évidemment curieux d'en apprendre davantage sur ce nouveau segment de marché consacré aux entreprises technologiques à forte croissance.
Les auditions ont également mis en évidence un angle mort des récentes politiques de financement et de soutien à l'innovation : l'accompagnement des start-up industrielles innovantes.
Les spécificités liées au secteur industriel, ses perspectives de rendement à plus long terme et ses besoins plus importants en capitaux semblent désintéresser les investisseurs, en particulier sur les marchés financiers européens. Nous souhaiterions mieux comprendre pourquoi et identifier avec vous les leviers et mesures qu'il pourrait être intelligent de prendre afin de faciliter la croissance et le financement de ces entreprises.
Sur tous ces points, madame la présidente-directrice générale, votre témoignage sera riche d'enseignements.
En tant que rapporteur, maintenant, je voudrais rappeler que cette mission d'information a été créée sur l'initiative de mon groupe, Les Indépendants - République et Territoires. Elle se focalise sur l'insuffisance française à transformer l'essai de la recherche et de l'innovation pour créer de nouveaux champions industriels, sans se satisfaire de ceux que nous avons déjà, dans les domaines régaliens ou connexes, qui existent depuis l'après-guerre. Ces nouvelles créations pourraient cohabiter avec les grands acteurs industriels de renom, qui n'ont pas de problème pour se financer et dont les marchés sont déjà européens, voire mondiaux.
Aidez-nous à mieux voir quels leviers activer et quels freins lever.
Mme Delphine d'Amarzit. - Euronext est un groupe fondé sur la coalition historique entre les Bourses de Paris, d'Amsterdam et de Bruxelles, qui ont fusionné leur outil informatique lors de l'électronification du marché. Les points d'entrée sont restés dans chacune des places. Cette synergie a offert une liquidité commune, c'est-à-dire des investisseurs ayant un accès à ces trois places. C'était nécessaire, pour une question d'échelle et pour assurer cette liquidité, recherchée sur les marchés cotés. Tout ceci s'est déroulé en 2000, puis nous avons rapidement été rejoints par le Portugal.
En 2007, le groupe a été racheté par le New York Stock Exchange (NYSE), puis remis sur le marché à la faveur du rachat du NYSE par Intercontinental Exchange (ICE). Euronext est ainsi revenu sur ses terres européennes, s'est consolidé et a repris son autonomie. Il y a eu ensuite une nouvelle phase d'expansion européenne, avec les acquisitions successives de la Bourse de Dublin en 2019, d'Oslo en 2020 et du groupe Borsa Italiana en 2021. Actuellement, ce groupe compte sept licences d'opérateurs boursiers conjointes, dont les six premières sont sur l'outil informatique commun. Elles seront rejointes en 2023 par Borsa Italiana. Le groupe mène par ailleurs d'autres activités complémentaires.
Le rôle d'une bourse est de coter des émetteurs sur chacune des places, avec des régulateurs nationaux, et d'assurer le trading sur les marchés. Notre liquidité est un avantage comparatif. Euronext a atteint une taille critique dont il faut se féliciter. Si nous étions restés seuls, nous n'offririons pas de réponse crédible à des entreprises qui souhaitent être cotées et qui ont d'importantes ambitions de croissance et d'appel au marché.
Nous opérons sur plusieurs types de marchés, dont le marché réglementé, sur lequel nous accueillons les entreprises établies, avec des obligations réglementaires supérieures et qui comporte trois compartiments (A, les plus importantes capitalisations, puis B et C), et le marché de croissance Euronext Growth sur lequel les obligations de transparence sont plus légères, et qui connaît un important succès.
Les marchés de capitaux, qu'ils soient cotés ou non (ou « publics » ou « privés »), sont particulièrement adaptés aux entreprises innovantes, parce qu'une bonne partie de leurs actifs sont intangibles et que le financement bancaire traditionnel, majoritaire encore aujourd'hui en Europe, n'est pas très adapté. La situation est très différente aux États-Unis, où la part des marchés de capitaux dans le mix de financement est plus importante.
En France, on constate le développement très important des marchés de capitaux privés, avec un soutien à la phase d'amorçage des start-up, ainsi qu'en late stage, par Bpifrance ou l'initiative Tibi, notamment. Les marchés de capitaux publics, pendant ce temps, ont connu moins d'activité. Les entreprises ont eu tendance à croître davantage avec des capitaux privés avant cotation, c'est-à-dire avec une phase de maturation supplémentaire et un développement consolidé. À long terme, nous sommes gagnants, même si ce phénomène a alimenté des interrogations sur le rôle de la bourse. Il s'agissait en fait de reculer pour mieux sauter. Les entreprises, lorsqu'elles sont plus mûres, doivent trouver accès aux marchés de capitaux, et c'est là que l'enjeu est important pour nous.
Je ne sais pas si les critiques que vous avez mentionnées s'adressent à Euronext ou à l'écosystème qui l'entoure. Euronext est une plateforme de cotation, à laquelle les investisseurs ont accès, mais nous ne sommes pas plus fort que le plus faible maillon de la chaîne. Nous mettons en contact les investisseurs et les entreprises. Je ne nous dédouane pas : l'opérateur de marché doit être performant techniquement, attrayant et crédible. Il doit convaincre les investisseurs de s'intéresser aux projets des entreprises, et à celles-ci de venir se présenter.
Nous avons pris l'initiative de créer un segment dédié aux entreprises de croissance de la Tech, pour, justement, favoriser la rencontre des investisseurs et des projets.
L'année 2021 a été extrêmement riche et encourageante. Euronext Paris a reçu 64 cotations supplémentaires, dont plus de la moitié du secteur de la Tech. Quelque 4 milliards d'euros ont été levés. Cela contraste avec les années précédentes, dont 2020, qui fut extrêmement pauvre en opérations au premier semestre, avec, sur l'année, la levée de 500 millions d'euros par introduction en Bourse. L'année 2012 a été un autre point bas, avec la levée par introduction en Bourse de 264 millions d'euros. Le contraste peut donc être très fort entre années creuses et années pleines. L'année 2021 a établi un record depuis 2015. Entre les deux, on a connu des années assez moyennes. En 2021, les entreprises de la Tech ont levé chez nous quelque 2,4 milliards d'euros, soit bien plus que les années précédentes.
N'oublions pas que la bourse a pour rôle d'assurer la visibilité et le financement des entreprises lors de leur introduction, ainsi que la liquidité pour les actionnaires qui peuvent revendre, mais qu'elle sert aussi à financer la croissance des entreprises dans le temps. En effet, si 4 milliards d'euros ont été levés par introduction en Bourse, ce sont 19 milliards d'euros qui ont été levés à Paris toutes entreprises confondues par des augmentations de capital ou des obligations convertibles. Sur ces 19 milliards d'euros, 2,9 milliards d'euros concernaient les entreprises de la Tech. Le stock d'entreprises est moins riche en Tech que les nouvelles arrivées, d'où ce ratio moins important. Les entreprises de la Tech s'introduisent en bourse pour avoir accès au financement dans des conditions bien meilleures qu'en faisant appel aux banques ou aux acteurs du private equity.
Est-ce plus difficile pour les entreprises de la Tech industrielle que pour celles de la Tech digitale ou le soft ? Pour les entreprises qui ont des investissements industriels à réaliser, il est plus difficile de trouver une abondance de capitaux en private equity ; il y a peu de fonds spécialisés. C'est pourquoi elles se tournent vers la bourse plus tôt que les autres, en particulier les Biotech et les Cleantech, même si celles-ci peuvent faire appel à plus de fonds spécialisés. Cela se comprend : ces business models incluent un aléa sur l'objet, qui est plus difficile à absorber pour un acteur de private equity, avec des fonds faiblement mutualisés, que pour des actionnaires en bourse, qui peuvent diversifier davantage leur portefeuille. Ainsi, actuellement, si les entreprises de la Tech industrielle ont plus de mal à se financer en capitaux propres, c'est notamment parce qu'elles ont moins d'offres en private equity. Mais le marché boursier peut être plus sévère.
En 2021, de très belles entreprises de la Clean Tech sont entrées sur le marché et nous nous en félicitons. Cela reflète sans doute une moindre capacité de maturation en private equity.
Vous m'avez interrogée sur la capacité d'Euronext à rivaliser avec le Nasdaq. Finalement, peu d'entreprises de droit français sont cotées au Nasdaq. Il existe quelques doubles cotations. En revanche, la cotation au Nasdaq est le but de beaucoup d'entrepreneurs.
Les marchés de capitaux européens ont les atouts et la surface pour être compétitifs. Les marchés américains ont leurs propres contraintes et complexités, mais, comme ils sont plus loin, on les voit moins. Ils présentent des coûts, des risques juridiques et le risque d'être noyé dans un marché plus volatil et dans lequel les acteurs européens de petite taille ne sont pas forcément bien traités. En se colletant à la réalité, on comprend qu'il est plus sécurisant et tout aussi efficace d'être coté sur Euronext Paris.
Cette comparaison est toutefois à prendre en compte, car elle est dans la tête des entrepreneurs et des membres de leur conseil d'administration, notamment des fonds de private equity anglo-saxons, qui influencent leurs décisions. Nous devons donc convaincre entrepreneurs et influenceurs.
Nous avons pour cela divers atouts, tels que le développement d'une base d'investisseurs privés, soutenu par les pouvoirs publics. Cela aide à ancrer les entreprises dans un écosystème européen plus longtemps. Nous avons cherché à lancer une dynamique de succès en créant le segment « Tech Leaders », dont les caractéristiques seront annoncées au deuxième trimestre de cette année. Je ne peux pas en encore dire beaucoup, mais l'idée est d'apporter une réponse aux attentes d'un outil de financement de type Nasdaq européen. Les différents territoires d'Euronext seront couverts. Ce segment rassemblera des entreprises technologiques répondant à des critères de croissance, les rendra visibles et les accompagnera.
Une bonne partie de l'effort des pouvoirs publics a porté sur la phase de financement des entreprises non cotées, en considérant que les entreprises cotées ont déjà accès au marché, qu'elles sont grandes et donc autonomes. Or, en réalité, il existe une très grosse différence entre les entreprises figurant dans les grands indices et les entreprises de mid cap ou small cap, qui bénéficient des marchés mais peuvent souffrir d'un défaut de visibilité et de moindre liquidité. L'expérience peut alors se révéler décevante.
Euronext, les acteurs de places et les pouvoirs publics ont un rôle à jouer pour donner de la visibilité aux entreprises, ce qui va dans le sens de l'intérêt des investisseurs. Car, in fine, la seule chose qui marche, c'est d'aiguiser l'appétit des investisseurs pour une entreprise, afin que celle-ci ait la meilleure valorisation et reçoive des financements en continu.
Dans ce contexte, notre objectif est de sélectionner des entreprises à valoriser et de leur donner de la visibilité. Les entreprises déjà cotées sont parfois oubliées de la mise en valeur publique. Nous devons également nous assurer, en amont, que les entreprises candidates à la cotation sont prêtes pour l'introduction en Bourse et suffisamment connues des investisseurs du coté pour que la cote soit bien comprise des deux côtés et que leur parcours se poursuive dans de bonnes conditions.
Notre programme de préparation à la cotation en bourse, « Tech share », vise à accompagner les entreprises vers nos marchés. Connu et reconnu, il a déjà permis d'accompagner 400 entreprises européennes. Dans une logique similaire, le programme « Tech leader » visera à mettre en relation des entreprises non encore cotées, mais susceptibles d'être introduites en Bourse avec le monde des investisseurs cotés.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous confirmez donc qu'il y a bien un manque d'acteurs en private equity susceptibles de financer les start-up industrielles ?
Mme Delphine d'Amarzit. - Oui, Tibi y insiste lui-même. Cela peut s'expliquer par la quantité de capitaux qui est nécessaire au financement de ce type de projets. Chez les acteurs cotés, la part que les investisseurs institutionnels français peuvent consacrer aux actions reste faible. Cela tient à l'origine des capitaux et à l'allocation de l'épargne,...
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - ... qui nous brident !
Mme Delphine d'Amarzit. - Oui, car moins de capitaux sont spontanément dirigés vers ce type de projets. Les réformes qui ont été entreprises pour changer cet état de fait porteront leurs fruits, mais, en attendant, nous devons attirer des capitaux internationaux. Donc, oui, il y a moins de capitaux qui s'orientent spontanément, en France, tant dans le coté que dans le non-coté, vers les start-up industrielles.
Les promoteurs de la French Tech sont conscients de la nécessité de se pencher davantage sur les Tech industrielles. Si les modèles de la Tech digitale, qui promettaient des effets d'échelle, ont davantage suscité l'intérêt des investisseurs, aujourd'hui ce sont plutôt les Clean Tech qui ont le vent en poupe. Les conditions macroéconomiques influencent les modes de raisonnement des investisseurs, ce qui entraîne des rotations plus ou moins favorables à certaines typologies de projets.
Pendant la covid, la Tech, d'ordinaire considérée comme risquée, est devenue une valeur refuge. Lorsque la pandémie s'est calmée, nous avons observé un redéploiement des investissements vers des actions de croissance. Actuellement, le contexte géopolitique est très favorable aux Clean Tech et à l'hydrogène. Les Biotech font partie des entreprises qui doivent se coter simultanément en Europe et aux États-Unis, notamment pour obtenir des autorisations auprès des autorités administratives américaines.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Il reste que le manque d'acteurs susceptibles de financer les entreprises industrielles est une spécificité française...
Mme Delphine d'Amarzit. - Je dirais qu'elle est plutôt européenne, ce qui ne veut pas dire que nous ne devons pas agir pour changer cela à l'échelon français.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je vous remercie de vos réponses.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 10.