Mercredi 30 mars 2022
- Présidence de M. René-Paul Savary, président -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Audition de M. Franck von Lennep, directeur de la sécurité sociale
M. René-Paul Savary, président. - Comme nous en étions convenus lors de notre dernière réunion, le mois dernier, nous poursuivons nos auditions sur les possibles évolutions des périmètres d'intervention de l'assurance maladie obligatoire (AMO) et des assurances complémentaires (AMC), à la lumière du récent rapport du Haut Conseil pour l'avenir de l'assurance maladie (Hcaam) sur le sujet.
Dans ce cadre, nous avons le plaisir d'accueillir le directeur de la sécurité sociale, M. Franck von Lennep, que je remercie de sa présence.
Monsieur le directeur, nous souhaiterions, dans un premier temps, que vous nous livriez votre perception de ce rapport. Les analyses du Hcaam convergent-elles avec celles de la direction de la sécurité sociale ? Et, selon vous, l'un ou l'autre des quatre scénarios envisagés peut-il constituer une piste crédible, voire souhaitable, d'évolution des relations entre assurance maladie obligatoire et complémentaire ?
M. Franck von Lennep, directeur de la sécurité sociale. - Je commencerai par vous livrer des pistes de réflexion sur le système actuel, qui s'inspirent du rapport du Hcaam tout en dépassant le cadre des différents scénarios envisagés, sur lesquels nous pourrons revenir dans un deuxième temps.
Le marché des complémentaires de santé est de plus en plus régulé et encadré depuis une vingtaine d'années. Il l'est pour les plus modestes de nos concitoyens, depuis la création de la couverture maladie universelle (CMU), de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), de l'aide à la complémentaire santé (ACS) et de la complémentaire santé solidaire (C2S). Il l'est aussi pour les contrats collectifs, depuis l'accord national interprofessionnel (ANI) de 2013, et plus récemment l'accord sur la protection sociale complémentaire des fonctionnaires. Il l'est enfin pour tous, depuis la création du contrat responsable, en 2005, qui définit ce qui doit être remboursé ou pas. Ce contrat responsable n'est pas obligatoire, mais il est devenu largement majoritaire, car il bénéficie d'avantages fiscaux. Son périmètre a été étendu grâce au 100 % Santé.
Un marché aussi encadré et régulé devrait répondre à tous les objectifs qu'on lui assigne. Pourtant, des imperfections demeurent, comme l'indique le rapport du Hcaam. Tout d'abord, la couverture complémentaire présente des « trous dans la raquette » puisque 4 % de la population reste non couverte, dont de nombreux ménages précaires. La politique publique n'a donc pas atteint son objectif de généralisation.
Par ailleurs, la couverture reste inégalitaire. Elle est différenciée, dans la mesure où tous les publics n'ont pas accès au même niveau de couverture, ce qui peut se concevoir. Il faut néanmoins vérifier que cette différenciation répond véritablement aux besoins des assurés et des patients. Le 100 % Santé a permis de résoudre une partie des inégalités, en assurant un panier de qualité sur les trois postes à l'ensemble des personnes couvertes par un contrat responsable. Toutefois, des questionnements demeurent sur la partie qui échappe au 100 % Santé ainsi que sur les dépassements d'honoraires.
Une autre limite du système concerne les coûts de gestion. Les chiffres qui figurent dans le rapport du Hcaam, issus d'analyses comparatives menées à l'international, montrent que, en France, les coûts de gestion sont deux fois plus élevés que dans les autres pays européens, ce qui suscite des questionnements.
Une réflexion s'impose aussi sur la valeur ajoutée des complémentaires dans notre système. Dès lors que le système coûte plus cher à cause des frais de gestion, les Français en ont-ils pour leur argent ? Le service offert par la complémentaire justifie-t-il son coût ? La question est difficile ; je la pose régulièrement aux représentants de complémentaires. C'est un axe de développement stratégique pour chacune d'entre elles.
Enfin, le choix de la mutualisation ou de la démutualisation des complémentaires reste une question essentielle. Pour bien fonctionner, une assurance doit, le cas échéant, segmenter le risque et néanmoins le mutualiser. Autrement dit, les bons risques doivent en partie financer les mauvais risques, pour éviter que les coûts de ces derniers ne soient trop élevés. L'exemple typique est celui du modèle américain, dans lequel l'assurance santé relève du secteur privé, sauf pour les personnes âgées pour lesquelles elle est mutualisée et publique, car sinon elle coûterait trop cher.
En France, la question du choix entre la mutualisation et la démutualisation des complémentaires se pose de plus en plus : le système est-il viable à long terme alors même que la conclusion de l'ANI en 2013 a instauré la démutualisation entre les actifs et les retraités, et que le processus se poursuivra dans les prochaines années avec les organismes complémentaires de la fonction publique ?
Historiquement, une forme de mutualisation existait au sein des complémentaires, dans la mesure où les actifs payaient en partie pour les retraités, mais le dispositif s'est effiloché. Les travaux de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) ont montré que dans les années 2010 la mutualisation demeurait encore, notamment dans les mutuelles de fonctionnaires. Cependant, plus le marché est concurrentiel chez les actifs, plus les complémentaires de santé sont obligées de tarifer les contrats collectifs des actifs au prix des actifs et sans mutualiser avec les retraités. Par conséquent, le coût des complémentaires pour les retraités augmente inévitablement.
Cette tendance, engagée depuis plusieurs années, est appelée à se poursuivre, notamment dans la fonction publique, même si les accords tendent à préserver une part de mutualisation au sein des contrats. Toutefois, la population vieillit, la pyramide des âges se déforme et la population âgée de plus de 75 ans ou 80 ans augmente, ce qui pose la question de la soutenabilité du coût de la complémentaire pour les retraités.
Face à ces constats, le Hcaam propose le scénario de la « grande sécu », sur lequel je pourrai revenir ultérieurement. Dans le cadre du système actuel, le Hcaam rappelle qu'il faut revoir la couverture des personnes modestes, telle qu'elle est définie par l'ANI. Les contrats à durée déterminée (CDD) et les temps partiels restent notamment souvent en dehors des accords collectifs. La couverture des indépendants à faibles revenus et des microentrepreneurs peut être améliorée. Enfin, si la réforme de la C2S a atteint ses objectifs, elle pourrait le faire encore mieux, avec un taux de recours plus élevé. Des mesures pour améliorer son automaticité ont été proposées dans les derniers projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). La mécanique opérationnelle et les barèmes pourraient être davantage travaillés pour rendre la C2S plus généreuse.
Quant aux coûts de gestion, on tente de les réduire depuis de nombreuses années sans trouver de solution. Il me semble qu'en mettant la pression sur un système, on parvient à obtenir des gains en matière de gestion - c'est du moins le cas pour la sécurité sociale. Or ce mode de fonctionnement n'existe pas dans le secteur privé. Ce secteur devrait donc s'organiser pour instaurer une forme de pression sur ses membres.
Le rapport annuel de la Drees sur la situation financière des organismes complémentaires assurant une couverture en santé, réalisé à partir des données transmises à l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), contient une analyse transversale de la situation des organismes complémentaires, qui porte notamment sur les frais de gestion. Parmi eux figurent les frais d'acquisition qui recouvrent les dépenses réalisées par les complémentaires pour attirer des prospects et des nouveaux clients. Or ces frais sont en augmentation, comme il est indiqué à la page 43 du rapport : pour les sociétés d'assurance, le coût des frais d'acquisition par assuré dans un contrat individuel est de 119 euros par an. Sans doute faudrait-il y réfléchir.
Au-delà des engagements que pourrait prendre la profession, la piste de la comparabilité et de la lisibilité des contrats devrait être explorée. En effet, il est très difficile pour les assurés de faire jouer la concurrence, car la comparaison entre les contrats reste compliquée. Les complémentaires expliquent que la réglementation est compliquée, de même que la manière d'exprimer une base de remboursement, ce en quoi elles n'ont pas tort. Toutefois, nous avons engagé depuis deux ans un travail dans le cadre du 100 % Santé pour améliorer la lisibilité des contrats et de leurs documents de présentation. Nous devons poursuivre dans cette voie.
Enfin, la question la plus sensible porte sur la démutualisation et sur le coût de la complémentaire de santé pour les retraités. Plusieurs pistes techniques existent que le Hcaam mentionne dans son rapport. Doit-on considérer que le taux d'effort des retraités pour leur complémentaire est soutenable à moyen terme ou bien faut-il le réduire et comment faire ?
Une première piste serait de cibler les aides sur les retraités modestes, en améliorant la complémentaire santé solidaire. En effet, le plafond d'éligibilité à la C2S est fixé à 1 000 euros, de sorte qu'un retraité qui perçoit un revenu de 1 100 euros ou 1 200 euros ne reçoit pas d'aide pour financer sa complémentaire. Or pour une personne de plus de 80 ans, le coût est supérieur à 100 euros par mois. Le taux d'effort est donc très important, sachant qu'il faut y ajouter le reste à charge.
Une deuxième piste consisterait à diminuer le coût de la complémentaire pour tous les retraités, la question étant de savoir comment compenser cette baisse.
Soit il faut renforcer la mutualisation en considérant que c'est aux actifs de payer davantage pour les retraités. On pourrait ainsi créer des fonds de péréquation en santé sur le modèle de ce qui se fait aux Pays-Bas ou en Suisse. Chaque complémentaire abonderait ce fonds en fonction du profil de ses assurés et recevrait des subventions selon le même critère, de sorte que le financement viendrait essentiellement des complémentaires qui ne gèrent que des actifs. Cela conduirait à renchérir le coût de la complémentaire pour les actifs.
Soit il faut que la puissance publique mette en place, au-delà de la C2S, des aides supplémentaires pour tous les retraités. Se posent alors des questions juridiques, notamment en matière de rupture d'égalité. L'alternative est donc la suivante : pour rendre le coût de la complémentaire soutenable, faut-il considérer que la cible se restreint aux retraités les plus modestes ou bien faut-il recréer de la mutualisation au bénéfice de tous les retraités ?
Enfin, sur les services d'accompagnement et les actions de prévention que les complémentaires peuvent mettre en oeuvre, elles ont besoin pour le faire d'avoir un meilleur accès aux données de leurs assurés, ce qui reste un sujet sensible. L'accès à des données anonymes pourrait être une solution, mais les complémentaires souhaitent surtout travailler sur des données actualisées nominatives pour déterminer les actions de prévention à mettre en place pour chacun de leurs clients. La question relève en priorité de l'assurance maladie. Nous pourrons voir dans le cadre de sa prochaine convention d'objectifs et de gestion ce qu'elle peut faire pour améliorer le service et l'accompagnement des assurés.
M. René-Paul Savary, président. - Vous n'avez pas parlé des fonds prudentiels.
M. Franck von Lennep. - Les complémentaires de santé ont en effet des réserves. Certaines règles européennes l'imposent.
M. René-Paul Savary, président. - Mais les réserves dépassent ce qui est imposé.
M. Franck von Lennep. - Certaines complémentaires ont accumulé des réserves qu'elles ont soit rendues à leurs assurés soit conservées. Ces réserves appartiennent à la communauté des adhérents des complémentaires.
M. René-Paul Savary, président. - Quel est le chiffre d'affaires des complémentaires ?
M. Franck von Lennep. - Leurs recettes s'élèvent à 36 ou 37 milliards d'euros. Les dépenses sont d'environ 30 milliards d'euros.
M. René-Paul Savary, président. - Les frais de gestion coûtent donc 7 milliards d'euros.
De mémoire, il me semble que les fonds prudentiels représentent 35 milliards d'euros.
M. Franck von Lennep. - Le chiffre ne figure pas dans le rapport. Les fonds propres des mutuelles représentent 16 milliards d'euros.
M. René-Paul Savary, président. - Nous étudierons les chiffres plus en détail.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Vous avez dessiné les enjeux qui vaudront dans les prochaines années. Il y a quelques mois, tout le monde parlait de la « grande sécu » ; désormais, en pleine campagne électorale, on en parle beaucoup moins. C'est dommage, car les Français sont tous très attachés à leur système social et souhaitent qu'il protège toute la population. Vous disiez, d'ailleurs, que le plafond de 1 000 euros fixé pour la C2S devait être revu, et je suis entièrement d'accord, car le seuil de pauvreté dépasse ce plafond.
Pourriez-vous préciser le regard que porte la direction de la sécurité sociale quant au fait que, dans le système actuel, l'assurance maladie et les complémentaires de santé financent souvent les mêmes actes ou prestations ? Un système de « décroisement » des interventions, quelle que soit la formule, vous semblerait-il optimal du point de vue de la gestion et de la lisibilité du système ?
Plusieurs scénarios du Hcaam, en particulier celui de la « grande sécu », se traduiraient mécaniquement par une augmentation des prélèvements obligatoires. Dès lors, la question de l'acceptabilité de cette augmentation se pose-t-elle à vos yeux, même si une telle augmentation devait s'accompagner d'une baisse des cotisations aux complémentaires de santé ?
Quel regard portez-vous sur les très fortes réticences du monde mutualiste face aux scénarios proposés, à commencer par celui de la « grande sécurité sociale ». De manière plus générale, comment définiriez-vous les relations entre votre direction, et plus globalement la sécurité sociale, et les mutuelles, dans le système actuel ?
Dans un contexte de forts déficits de l'assurance maladie, n'y aurait-il pas la tentation de rogner sur certaines prestations dans un but d'économies en cas de mise en place d'un scénario du type « grande sécurité sociale » ? Ne serait-il pas préférable d'attendre un retour à meilleure fortune avant toute réforme d'ampleur ? En effet, on ne peut pas corseter le système de partout, d'autant que les besoins ne cessent de croître.
Enfin, l'éventuelle mise en place des divers scénarios du Hcaam, notamment les plus structurants, poserait-elle d'importants défis techniques ? Si oui, conviendrait-il, selon vous, de procéder par étapes et dans quel horizon temporel pour assurer le succès d'une telle réforme ?
M. Franck von Lennep. - Pour répondre à votre première question concernant le scénario 4 du rapport du Hcaam, le décroisement implique de définir un premier panier de soins entièrement remboursé par l'assurance maladie, et un second entièrement remboursé par les organismes complémentaires. Établir une telle limite est difficile ; cela semble même infaisable si l'on veut garder les mêmes masses financières qu'aujourd'hui, car dans ce cas il faudrait transférer aux complémentaires le remboursement des médicaments aujourd'hui remboursés à 65 %. Autant vous dire que je n'y crois pas une seconde.
Dans certains pays, les médicaments ne sont pas compris dans le panier de soins de l'assurance obligatoire...
M. René-Paul Savary, président. - Pour garder les mêmes masses financières, il faudrait transférer les médicaments remboursés à 65 % ?
M. Franck von Lennep. - Oui. Je le dis de mémoire, mais cela figure dans le scénario 4.
M. René-Paul Savary, président. - Vous m'auriez dit que cela ne concerne que les médicaments remboursés à 30 %, je ne serais pas aussi étonné. Mais les médicaments remboursés à 65 % sont tout de même ceux dont l'efficacité a été prouvée...
M. Franck von Lennep. - Regardez le tableau page 96 du rapport du Hcaam, qui présente l'impact financier pour l'AMO du décroisement : l'AMO devrait tout de même rembourser 2,7 milliards d'euros de plus qu'aujourd'hui, car le reste à charge opposable en ville augmenterait de 9 milliards d'euros et le reste à charge opposable à l'hôpital augmenterait de 3 milliards d'euros. Pour compenser ces hausses, il est proposé de transférer de l'assurance maladie vers les complémentaires des postes de dépenses aujourd'hui en partie remboursés par l'assurance maladie. Les transferts des soins dentaires conservateurs, des prothèses dentaires, de l'optique/audio, et des médicaments remboursés à 15 % et à 30 % ne suffisent pas : il faudrait encore transférer les 5 milliards d'euros que représentent les médicaments remboursés à 65 %, hors affections de longue durée (ALD).
Pour toutes les personnes sans ALD, les complémentaires rembourseraient les médicaments remboursés à 65 %. Retenir ce scénario impliquerait donc de faire un choix politique très lourd, à moins que l'AMO ne rembourse 8 milliards d'euros de plus qu'aujourd'hui.
Ce décroisement est donc pour moi un scénario intermédiaire avec la « grande sécu », puisque l'assurance maladie rembourserait la totalité des soins de vie à l'hôpital, mais pas tout à fait tout sur d'autres postes de dépenses. Si l'on ne conservait pas les masses financières actuelles, et que l'on transférait une telle somme à l'AMO, tout en laissant le champ des complémentaires assez proche de celui d'aujourd'hui, il n'y aurait pas d'équilibre pour les assurés.
M. René-Paul Savary, président. - Par ailleurs, les frais de gestion seraient identiques.
M. Franck von Lennep. - Oui, cela n'irait pas jusqu'au bout du scénario de la « grande sécu », où une économie est réalisée sur les frais de gestion.
Votre deuxième question, portant sur la hausse estimée à 20 milliards d'euros des prélèvements obligatoires dans le scénario de la « grande sécu », me regarde moins que vous, car son appréciation est purement politique. Cela impliquerait une hausse des contributions des employeurs pour les entreprises, et une hausse de la CSG (contribution sociale généralisée) pour les assurés.
En théorie, il doit être possible d'expliquer aux gens que, même si on augmentait la CSG, ils resteraient gagnants, car ils paieraient beaucoup moins de cotisations à leur organisme complémentaire. Mais dans la vraie vie, est-il réellement possible de convaincre les Français qu'une augmentation de la CSG va entraîner une hausse du pouvoir d'achat, ce qui serait le cas, puisque 5 milliards d'euros de frais de gestion seraient redistribués ? Je pense que cela reste difficile. Peut-être le Hcaam n'a-t-il pas trouvé la manière de présenter cette réforme de manière convaincante.
En réponse à votre troisième question, la réticence des mutuelles et des organismes complémentaires n'est pas surprenante, car leur marché serait largement aspiré par la puissance publique. Nous avons beaucoup de contacts à la fois officiels et officieux avec ces organismes et avec leurs représentants institutionnels. Je leur dis que, même si nous ne faisons pas la « grande sécu », il y a des attentes fortes de la part du Gouvernement, des parlementaires et des Français.
Les choses bougeront, et si les organismes complémentaires ne sont pas à la manoeuvre, les choses évolueront peut-être contre eux à moyen terme. Ils entendent cela ; ils acceptent de discuter au sujet des services rendus par les complémentaires, et ils recherchent des outils de meilleure mutualisation. Ils n'aiment pas toujours parler des frais de gestion, mais ils comprennent que ce système coûte très cher aux Français.
Vous me demandez si la « grande sécu » serait financée à moyen ou à long terme par une diminution des remboursements de l'assurance maladie obligatoire, et si cela entrerait en concurrence avec le retour à l'équilibre des comptes. Il serait difficile de porter le projet de « grande sécu » avec un déficit de dix milliards d'euros : ce projet n'est crédible que si les comptes de l'assurance maladie sont à l'équilibre.
Je note cependant que, depuis dix ans, malgré la situation financière difficile, il n'y a pas eu de déremboursements ou de transfert de l'assurance maladie obligatoire vers les complémentaires. La couverture des soins par la sécurité sociale a même augmenté depuis dix ans, en passant de 77 % à 78 % des soins, sans tenir compte des frais de la crise couverts par l'assurance maladie.
Enfin, concernant les défis techniques de la mise en place des scénarios du Hcaam, je ne crois pas trop au fait de procéder par étapes. Lorsque vous l'avez auditionné, le président du Hcaam a indiqué que la seule solution lui semblait de suivre certaines étapes, mais le rapport du Hcaam ne les précise pas. Pour définir ces étapes, il faudrait d'ailleurs disposer de certaines informations, notamment sur le nombre de salariés des organismes complémentaires.
Ce scénario progressif est complexe, car si l'on augmente les remboursements de l'assurance maladie obligatoire sans accroître le déficit, il faut une hausse des prélèvements obligatoires ; si dans le même temps les complémentaires n'ont pas restreint leur marché et ont toujours les mêmes frais de gestion, les dépenses des ménages ne font qu'augmenter. Sans l'argument de la hausse du pouvoir d'achat, il serait encore plus difficile d'expliquer l'augmentation de la CSG.
Une autre option existe, mais ce n'est pas au directeur de la sécurité sociale de la pousser : financer tout cela avec un déficit transitoire. Avec un déficit, tout est possible.
M. Bernard Jomier. - Il y a quelques années, nous avions eu des débats sur les coûts de gestion de la sécurité sociale, et nous avons réduit les coûts de gestion sans dissoudre pour autant l'assurance maladie ! Dire que le problème sera réglé en sortant du domaine de la santé les coûts de gestion des OCAM (organismes d'assurance maladie complémentaires), qui s'élèvent à 7,6 milliards d'euros, me semble une manière singulière de traiter les choses.
Le président du Haut Conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS) a estimé que les frais d'acquisition et de publicité pourraient être réglementés de manière plus stricte. Quelles économies pourrait-on ainsi réaliser ?
Vous avez parlé de refaire la mutualisation, c'est-à-dire, si j'ai bien compris, d'imposer un fonds de mutualisation au secteur de la banque et de l'assurance. Cela appelle-t-il des dispositions nationales conformes au droit européen ?
Tant en gestion du risque qu'en prévention, les OCAM rencontrent un obstacle concernant l'utilisation des données de santé. En l'état actuel de la législation sur les données de santé, cet obstacle vous semble-t-il rédhibitoire ?
M. Franck von Lennep. - Nous avons fait peser une forte contrainte sur l'assurance maladie obligatoire depuis vingt ans, ce qui explique le très fort infléchissement de ses effectifs et de ses dépenses de gestion. Pour cette raison, j'essayais d'ouvrir des hypothèses concernant les frais de gestion des organismes complémentaires dans le cadre du scénario 1.
Honnêtement, le sujet est difficile : il y a toujours des crispations de la part des organismes complémentaires. Ce n'est pas à l'État de définir les bons frais de gestion des complémentaires, et il faudrait peut-être passer par des accords de place, les complémentaires prenant des engagements collectifs.
Les économies possibles sont difficiles à évaluer. Les frais de gestion sont très différents selon les familles des organismes complémentaires, les frais de gestion et d'acquisition des sociétés d'assurance étant beaucoup plus élevés que ceux des mutuelles.
Je ne pense pas que les choses puissent se traiter de manière totalement transversale. La direction de la sécurité sociale n'a pas de plan tout prêt pour demain. Mon espoir est que les organismes complémentaires fassent des propositions, concernant notamment les taux de retour sur les cotisations et fixent une part minimale des cotisations revenant aux assurés.
La direction de la sécurité sociale ne livre aucune proposition sur la mutualisation, et nous n'avons pas encore expertisé cette piste nouvelle dans le débat. Nous l'expertiserons si elle fait son chemin dans le débat public. Ce système existe aux Pays-Bas et en Suisse, où il y a une assurance au premier euro. Le sujet de la mutualisation y est plus sensible qu'avec nos assurances complémentaires : dans ces pays, les assureurs ayant un bon profil de risque contribuent au fonds de péréquation, alors que ceux qui ont un mauvais profil de risque en bénéficient.
Concernant la gestion du risque et la prévention, les complémentaires vous diront peut-être que leurs dépenses de gestion des risques et de prévention rentrent dans leurs frais de gestion. Une part des frais de gestion n'est ainsi pas en lien avec la gestion administrative ou la publicité, mais concerne des actions de prévention. Pour l'assurance maladie, ces activités rentrent parfois dans les frais de gestion, à travers la convention d'objectifs et de gestion (COG), mais elles peuvent également être financées à l'extérieur de l'assurance maladie. Les choses ne sont pas directement comparables.
Toutefois, je ne pense pas qu'il s'agisse d'une limite empêchant de mener ces actions, et nous pouvons toujours discuter de ce sujet avec les organismes complémentaires. Chaque fois que j'en discute avec eux, leur limite se situe plutôt sur l'accès aux données personnelles de santé. La loi interdit totalement aujourd'hui l'accès à des données nominatives. Je vous renvoie donc votre dernière question : les parlementaires sont-ils prêts à voter une loi autorisant les complémentaires à avoir accès aux données individuelles de leurs assurés ?
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Pas au Sénat en tout cas !
M. René-Paul Savary, président. - Vous parlez de fonds de péréquation : cela voudrait donc dire rendre les assurances complémentaires obligatoires pour tous, y compris pour les retraités. Mettre en place un fonds de mutualisation signifierait créer une deuxième sécurité sociale propre aux organismes assurantiels et complémentaires, s'occupant de la partie provisionnelle non risquée. En revanche, la sécurité sociale absorberait la plupart des risques, notamment les ALD. Cela suppose donc de rendre les complémentaires obligatoires. Pourquoi bouleverser ainsi tout le système ?
M. Franck von Lennep. - Je le redis, nous n'avons pas encore expertisé de près ce scénario du rapport du Hcaam et nous n'en sommes qu'au stade des discussions avec les représentants des complémentaires. Je ne suis pas certain que cela nécessite de rendre absolument obligatoires les complémentaires, qui sont déjà obligatoires pour les actifs et leurs employeurs.
Dans ce système, en fonction du profil de risque et de l'âge moyen des assurés, les organismes bénéficient ou contribuent au fonds de péréquation. Cela signifie évidemment que les actifs vont payer plus cher, puisque ce que l'organisme complémentaire paie est répercuté sur les actifs. C'est ce que font les Suisses et les Néerlandais : il y a un transfert des bons risques vers les mauvais risques, et comme le risque concerne d'abord l'âge, des plus jeunes vers les plus âgés. Je ne suis pas tout à fait persuadé qu'il soit utile, pour cela, de rendre les organismes complémentaires obligatoires, mais je dis cela sans avoir véritablement approfondi la question.
M. René-Paul Savary, président. - Monsieur le directeur, nous vous remercions de vos réponses.
Audition de M. Éric Chenut, président de la Fédération nationale de la mutualité française
M. René-Paul Savary, président. - Nous accueillons à présent M. Éric Chenut, président de la Fédération nationale de la mutualité française. Monsieur Chenut, nous souhaitons vous entendre sur les possibles évolutions des périmètres d'intervention de l'assurance maladie obligatoire et des assurances complémentaires à la lumière du rapport du Hcaam.
M. Éric Chenut, président de la Fédération nationale de la mutualité française. - Je vous remercie de nous permettre de nous exprimer sur l'articulation entre l'assurance maladie obligatoire et les assurances maladie complémentaires, en particulier les acteurs mutualistes. Nous avons largement contribué au rapport du Hcaam, et nous avons souhaité sa publication. Même si aucun des quatre scénarios proposés ne nous convient, cette discussion nous paraît utile, car il nous semble que le statu quo n'est ni souhaité ni souhaitable. Nous regrettons que la fuite du rapport à l'automne ait nui à la sérénité des débats.
Nous partageons avec le Hcaam le même diagnostic sur l'intérêt et les limites du système existant, mais nous divergeons sur quelques éléments, notamment concernant l'évaluation de certaines décisions publiques.
Des insuffisances existent, en particulier au sujet de la soutenabilité des cotisations complémentaires pour certains publics fragiles comme les retraités, les chômeurs et les jeunes, c'est-à-dire les publics ne bénéficiant pas d'abondements fiscaux.
Pour autant, il ne faut pas oublier que le système actuel permet une large socialisation et une mutualisation des dépenses de santé. De l'ordre de 202 euros par an en moyenne par personne, le reste à charge en France est le plus bas des pays de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques).
Les disparités que j'ai évoquées proviennent des décisions prises au cours de ces dix dernières années, notamment au moment de l'ANI (Accord national interprofessionnel), qui, en organisant une solidarité via des couvertures collectives pour les salariés actifs, a déconstruit un certain nombre des solidarités préexistantes au sein des mutuelles, empêchant ainsi le fonctionnement des transferts entre actifs et retraités.
Ces inégalités dépendent également des catégories d'assurés sociaux, puisque les retraités, les jeunes et les chômeurs ne bénéficient pas de dispositifs d'abondement fiscal.
Nous constatons aussi un renchérissement des coûts de gestion des organismes complémentaires au cours des dix dernières années, qui est notamment lié à un certain nombre d'impacts prudentiels lors de la mise en application de Solvabilité II, ou à certaines décisions comme la mise en place de la résiliation infra-annuelle, qui a augmenté certains coûts liés au système d'information.
Les hausses les plus importantes des coûts de gestion sont tout d'abord liées à l'évolution naturelle des dépenses de santé. En l'espace de vingt ans, les dépenses de santé ont augmenté de 94 % dans notre pays, alors que dans le même temps les cotisations des complémentaires santé ont augmenté de 91 %. Cette hausse est notamment liée à l'évolution exponentielle des affections de longue durée, principalement du fait d'un manque d'investissements sur la prévention. Il n'y a pas de fatalité en la matière : d'autres pays européens font mieux que nous, parce qu'ils investissent davantage dans la prévention.
Ensuite, le deuxième élément qui justifie la hausse des dépenses de santé, c'est le vieillissement de la population. Mécaniquement, les besoins sont plus importants. On le perçoit dans les équilibres globaux : les dépenses de santé sont passées de 9 % à 11,2 % du PIB.
Un autre élément explique que, du point de vue des assurés sociaux, l'impact des organismes complémentaires pèse plus lourdement sur leur pouvoir d'achat : la fiscalité est passée de 1,75 % il y a vingt ans à 15 % en 2021. Cette augmentation est donc bien plus rapide que celle des dépenses de santé.
Nous pointons quelques limites des travaux du Hcaam, notamment leur focalisation sur la question des coûts de gestion, qui sont parfois appréhendés de manière polémique et péjorative. On ne peut pas comparer les coûts de gestion des organismes complémentaires à ceux de l'assurance maladie, car cette dernière n'est pas chargée de recouvrir les cotisations - l'Urssaf s'en occupe. Certaines conséquences liées à la réglementation Solvabilité II, qui pèsent lourdement sur les coûts de gestion, ne s'appliquent pas non plus à l'assurance maladie.
Dans un récent rapport, l'Institut Sapiens, un think tank travaillant dans le champ de la protection sociale, a démontré que si l'on affectait aux organismes complémentaires les mêmes charges que celles de l'assurance maladie, les coûts de gestion des complémentaires santé seraient non plus de 5 milliards d'euros, mais de 1,5 milliard d'euros, montant qu'il faut comparer aux 7 milliards d'euros de dépenses de l'assurance maladie en la matière. Si l'on rapporte les prestations versées aux complémentaires et celles versées à l'assurance maladie à leurs frais de gestion, 3 % des prestations versées à l'assurance maladie correspondent à leurs charges de gestion, contre 4 % des prestations pour les complémentaires santé. Nous ne faisons donc pas du tout le même constat d'une nécessité absolue de tourner la page de l'utilité des complémentaires et des mutuelles en particulier.
Quelles que soient les décisions qui seront prises, l'enjeu est de recalibrer le décret sur les coûts de gestion des complémentaires santé. Les coûts de distribution et de commercialisation, pour lesquels une trajectoire exigeante doit être fixée, doivent y apparaître clairement. En revanche, un certain nombre de prestations en nature et en services, comme la prévention, la gestion de l'action sociale, les réseaux conventionnés ou le tiers payant ne devraient pas apparaître péjorativement dans les coûts de gestion.
Par ailleurs, nous regrettons que l'analyse du Hcaam ne prenne pas en compte l'évolution comportementale que pourraient induire les scénarios proposés, notamment celui d'une « grande sécu ». Plus on éloigne l'assuré social de sa couverture, moins il décide de sa protection sociale, et plus on induit un comportement de consommation et non de responsabilité ou de solidarité. Cet élément doit être pris en compte : la protection sociale est là pour pallier les aléas de la vie, et non seulement pour assurer la solvabilisation des dépenses de santé, à moins de changer radicalement le sens de notre protection sociale.
En définitive, l'approche du Hcaam est trop comptable. Une telle approche ne permet pas d'anticiper les besoins futurs, alors que nous savons que le vieillissement de la population fera fortement augmenter le nombre de personnes dépendantes.
Ce manque d'approche dynamique est regrettable : les scénarios ne prennent en compte ni les besoins de prévention nécessaires pour endiguer l'augmentation exponentielle des affections de longue durée, ni le vieillissement de la population, ni les difficultés actuelles dans l'accès effectif aux soins. Aujourd'hui, la réalité des dépenses de santé ne reflète pas le renoncement aux soins : si les 7,4 millions de Français qui vivent dans des déserts médicaux étaient pris en compte, si les 5 millions de Français n'ayant pas de médecin traitant en avaient un, la réalité des dépenses de santé ne serait pas la même. Si l'on n'anticipe pas ces besoins, la vision des dépenses de santé demeure parcellaire. Sans compter les mesures spécifiques prises à la suite de la crise du covid-19, le déficit de l'assurance maladie est de l'ordre de 15 milliards d'euros, selon le dernier projet de loi de financement de la sécurité sociale.
Les différents scénarios ne prennent pas non plus en compte les dépassements d'honoraires, qui représentent des dépenses de l'ordre de 10 milliards d'euros. Ce rapport ne prend donc pas en compte une certaine réalité.
Vous connaissez les quatre scénarios. Que le Hcaam place en annexe de son rapport une remise en perspective de la nécessité d'un bouclier sanitaire montre bien que ces scénarios ne permettent de garantir ni un accès effectif aux soins, ni une solvabilisation des dépenses, ni de garantir que le reste à charge moyen reste aussi bas qu'aujourd'hui.
Si jamais la « grande sécu » était réalisée, il y aurait un impact en matière de ressources humaines : dans les mutuelles, entre 35 000 et 40 000 salariés seraient concernés sur l'ensemble du territoire. Sur le champ de la prévention, des actions ne pourraient plus être financées, ce qui aurait un impact inexorable sur les capacités d'innovation et d'investissement des services de soins d'accompagnement mutualistes dans les 2 800 établissements de la mutualité. Les excédents que nous dégageons, de l'ordre de 1 %, nous permettent de développer des réponses contribuant à la régulation des dépenses de santé sur les territoires.
Pour finir, comme nous l'exprimions en janvier dernier dans une tribune publiée dans Le Monde, cosignée par un certain nombre d'organisations du Hcaam, nous souhaitons une refondation durable des protections sociales, afin de répondre à la triple transition écologique, démographique et numérique à laquelle notre pays doit faire face.
L'impact de l'environnement sur la santé n'est plus à démontrer. Au regard de leur impact, les modes de production et de consommation seront nécessairement touchés pour endiguer le réchauffement climatique, ce qui aura une incidence sur les flux actuels de financement de la protection sociale solidaire.
Nous devons permettre à la jeunesse de s'émanciper, car nous allons aussi lui demander d'assumer un certain nombre de transferts de solidarité en raison de l'avancée en âge de la population.
Les opportunités et les enjeux de la transition numérique ne sont pas assez appréhendés, alors que l'innovation pourrait nous permettre de mieux orienter les soins et d'éviter des pertes de chance. S'il faut bien évidemment encadrer les risques éthiques posés par le numérique, nous ne devons pas nous laisser imposer des usages et des pratiques issues des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et autres BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Nous devons développer nos propres solutions françaises et européennes.
Il nous semble nécessaire d'investir massivement tout au long de la vie dans la prévention si l'on veut que l'espérance de vie sans incapacité augmente dans notre pays, qui plus est si l'âge de la retraite est repoussé. Aujourd'hui, les hommes partent à la retraite en moyenne à 63 ans, les femmes à 64 ans et demi : il est nécessaire d'investir massivement sur ces questions pour réduire ces inégalités majeures.
Les mutuelles sont aux côtés des pouvoirs publics pour servir l'intérêt général sur l'ensemble du territoire, sous réserve que soient levés un certain nombre de freins économiques, fiscaux, réglementaires et prudentiels, qui aujourd'hui brident les capacités d'innovation et d'investissement des acteurs mutualistes dans les territoires.
M. René-Paul Savary, président. - Par rapport aux scénarios du rapport du Hcaam, pouvez-vous préciser cette éventuelle refondation dont vous venez de parler dans votre conclusion ? Est-ce un scénario 5, sur lequel vous pourriez nous donner davantage de précisions ?
M. Éric Chenut. - Ce scénario 5 demanderait de s'accorder sur le sens de la protection sociale, sur son périmètre et sur la répartition de l'effort entre le socle socialisé des cinq branches de la sécurité sociale et les couvertures complémentaires en santé, en prévoyance, en retraite ou en dépendance.
En 2019, nous avions proposé au Gouvernement une solvabilisation sur le champ de la dépendance, dont on sait aujourd'hui combien il affecte de nombreuses familles. La mutualité française et France assureurs ont proposé la mise en place immédiatement applicable d'une couverture par répartition solidaire de quelques euros par mois sur les cotisations des complémentaires santé, pour couvrir les personnes en groupe iso-ressources (GIR) 1 et GIR 2, et permettre à ces personnes ou à leurs familles de toucher une rente de 500 euros par mois afin de réduire le reste à charge. Si en France pour les dépenses de santé le reste à charge est le plus bas de l'OCDE, dans le domaine de la dépendance il est en revanche extrêmement élevé.
Notre vision ne se limite pas à la question de la santé. Nous proposons ainsi que les personnes en contrat individuel ne bénéficiant pas des dispositifs de participation des employeurs ou des dispositifs fiscaux puissent bénéficier d'un taux réduit de TSA (taxe de solidarité additionnelle), aux alentours de 7,4 %. Cela permettrait de rétablir une égalité fiscale qui n'existe pas aujourd'hui.
D'autres mesures sont également possibles, comme la forfaitisation des séjours hospitaliers, permettant d'éviter une sursinistralité sur les contrats des publics les plus atteints par des affections de longue durée, en particulier les publics les plus âgés, et des cotisations élevées.
Nous proposons un certain nombre de mesures, dans les champs de la dépendance et de la santé. Il nous semble que le risque prévoyance n'est pas assez appréhendé par nos citoyens. Quand l'assuré social n'est pas bien couvert, lorsque le risque survient, l'impact pour la famille est extrêmement lourd, ce qui peut induire de grandes fragilités sociales. Il nous semble essentiel de travailler à la généralisation de la prévoyance.
M. René-Paul Savary, président. - Votre proposition diffère donc fortement des scénarios du Hcaam, qui ne concernent que les complémentaires santé. Vous proposez une évolution sur les complémentaires santé et dépendance.
M. Éric Chenut. - Toutes les branches de la protection sociale sont totalement intriquées.
Il faut appréhender largement certaines décisions. Par exemple, le relèvement de l'âge de départ à la retraite de 62 ans à 65 ans proposé par certains candidats à l'élection présidentielle aura des conséquences extrêmement lourdes non seulement sur l'équilibre du régime des retraites, mais également sur le champ de la prévoyance, qui est exponentiel en fonction de l'âge. Si l'on relève l'âge de départ à la retraite, en espérant que dans le même temps la baisse du chômage et l'engagement plus important des employeurs amélioreront l'employabilité des seniors, il y aura une sinistralité plus importante en matière de prévoyance. Les complémentaires devront constituer des provisions importantes, de l'ordre de plusieurs milliards d'euros - je ne peux pas vous donner de chiffres précis, car nous sommes en train de les évaluer.
M. René-Paul Savary, président. - De mémoire, la dernière étude du Conseil d'orientation des retraites (COR) a chiffré des provisions de l'ordre de 5 milliards d'euros pour la santé et de 3 milliards pour la prévoyance.
M. Éric Chenut. - Nous n'avons pas encore chiffré nous-mêmes, donc je préfère rester prudent. Nos chiffres seraient un peu plus élevés que ceux du COR.
Pour cette raison, il nous semble que le travail du Hcaam doit être repris. Nous appelons donc à une large concertation avec l'ensemble des parties prenantes, l'État, l'assurance maladie, l'ensemble des branches de la sécurité sociale, les complémentaires, les professionnels de santé, les partenaires sociaux et les collectivités locales, pour trouver ensemble les bons leviers. Je rappelle que 80 % des déterminants de santé se font hors du système de santé. Si l'on ne met pas l'État et les collectivités locales autour de la table, nous passerons à côté d'une partie des leviers de l'action publique pouvant avoir des impacts très puissants pour améliorer le bien-être physique, psychique et environnemental de l'ensemble de la population.
Mme Élisabeth Doineau, rapporteure générale. - Monsieur le président Chenut, nous avons eu l'occasion de nous rencontrer à la fin du vote du PLFSS sur le plateau de Public Sénat pour commenter les différents scénarios avancés par le Hcaam. Depuis, la campagne présidentielle progresse, mais le sujet ne semble pas réellement intéresser les candidats, alors que ces questions sont importantes tant pour les Français que pour les élus.
Même si les travaux du Hcaam peuvent être commentés de différentes manières, nous devons combattre certaines idées, comme vous l'avez fait dans votre propos liminaire. Je voudrais vous demander quelques précisions.
Le monde mutualiste a très clairement exprimé son opposition aux pistes d'évolution entrevues dans ce rapport. Considérez-vous néanmoins que le système actuel mérite d'être amélioré et corrigé, notamment pour mieux intégrer dans le système de l'assurance complémentaire les publics actuellement peu ou mal couverts, en particulier pour les plus démunis ?
Comment analysez-vous le fait que, dans le système actuel, l'AMO et l'AMC portent souvent sur les mêmes actes et prestations ? Un système de décroisement des interventions, quelle que soit la formule retenue, vous semblerait-il optimal du point de vue de la gestion et de la lisibilité du système ? Le cas échéant, quels actes ou prestations auraient le plus naturellement à relever de l'assurance complémentaire ?
Même si vous avez largement abordé la question tout à l'heure, comment expliquez-vous que les coûts de gestion soient plus élevés pour les complémentaires que pour l'assurance maladie, comme la Cour des comptes le remarque régulièrement ? Comme vous l'avez dit, le Hcaam fonde les gains résultant du scénario de « grande sécurité sociale » sur des économies des coûts de gestion.
Pourriez-vous nous expliquer les enjeux en matière d'emploi pour le monde mutualiste des différents scénarios envisagés par le Hcaam ? Vous l'avez précisé pour le scénario de la « grande sécu », mais qu'en est-il dans les autres scénarios envisagés dans le rapport ?
Enfin, sur un sujet moins directement lié au thème de cette audition, pourriez-vous faire un point sur la mise en oeuvre de la réforme de la protection sociale complémentaire au sein des fonctions publiques et de la prise en charge d'une partie des cotisations par l'employeur public en application de l'ordonnance du 17 février 2021 et de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 ?
M. Éric Chenut. - Le système actuel doit être amélioré. Une partie des difficultés pointées ne tiennent pas à la responsabilité des organismes complémentaires et des mutuelles. Aujourd'hui, près de trois quarts des personnes âgées de plus de 70 ans sont couvertes par des mutuelles. La déconstruction des solidarités provient de décisions prises lors de l'ANI, malgré nos alertes.
Concernant la PSC (protection sociale complémentaire) des agents des fonctions publiques, éclairés par l'expérience de l'ANI, nous avons alerté Mme de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques, sur l'importance d'avoir un dispositif plus étendu que pour le secteur privé, pour permettre un encadrement des cotisations des retraités.
La réforme de la PSC nous semble utile, juste et attendue par les agents publics, car il y avait une rupture d'égalité entre les salariés du privé et les agents des fonctions publiques. Le fait que les employeurs s'acquittent d'une quote-part de la cotisation santé nous semble utile pour cette raison.
Nous sommes attentifs au fait que cette avancée positive n'aboutisse pas à un recul de la protection globale des agents. Les mutuelles de la fonction publique, qui couvrent aujourd'hui environ 70 % des agents actifs, ont construit des solutions couvrant à la fois la santé, la prévoyance et la dépendance. Nous sommes très attentifs à ce que le nouveau dispositif n'aboutisse pas à une démutualisation de la prévoyance et de la dépendance, les agents renvoyés à des couvertures individuelles pouvant faire le choix de ne plus se protéger, en raison d'une mauvaise appréhension de leurs risques.
Nous sommes satisfaits de l'ouverture d'une négociation sur le champ de la prévoyance entre la fonction publique d'État et les organisations syndicales. Nous verrons en cours d'année comment ces négociations aboutissent, mais nous nous réjouissons de la prise de conscience du risque de la dépendance, même si, à ce jour, les négociations ne portent pas sur lui.
Nous sommes attentifs à ce que les autres branches de la fonction publique soient concernées. Des discussions fortes ont lieu entre les collectivités territoriales et les organisations syndicales de la fonction publique territoriale. Concernant la fonction publique hospitalière, nous regrettons que le calendrier soit renvoyé à 2026 malgré l'enjeu de l'attractivité des métiers du soin et de l'accompagnement.
Pourquoi le décroisement, pas plus que la « grande sécu », ne nous semble-t-il pas permettre de répondre aux enjeux ? Certains défenseurs de la « grande sécu » disaient que le décroisement laisserait de la place pour des surcomplémentaires. Mais quels assurés sociaux ont les moyens d'avoir recours à des surcomplémentaires ?
Sur le décroisement, l'appréhension des risques fait qu'il y a un enjeu d'assurabilité. Si seuls les assurés sociaux qui ont à la fois les moyens financiers et des risques certains se couvrent, le risque ne peut plus être assuré. Le principe de l'assurance repose sur l'aléa et sur une assiette large de mutualisation, qui permet de couvrir au mieux le plus grand nombre de personnes avec le minimum de cotisations.
Ces dispositifs ne permettent pas de répondre aux enjeux. Ils nous semblent tout à fait contraires à l'esprit de la sécurité sociale telle qu'elle a été construite depuis plus de 75 ans.
Concernant les coûts de gestion, et au-delà de la classification des coûts de gestion que j'ai déjà abordée, j'insiste : à périmètre égal entre l'assurance maladie et les complémentaires, les dépenses de gestion affectées aux prestations liquidées par les complémentaires santé représentent 4 % des cotisations, soit 1,5 milliard d'euros. L'automatisation et de nouveaux systèmes d'information permettent peut-être encore de nouveaux gains, mais les coûts de gestion des complémentaires ne sont pas extrêmement différents de ceux de l'assurance maladie.
Si l'on veut faire des économies sur les coûts de gestion, tant pour l'assurance maladie que pour les complémentaires, il faut engager un travail sur la simplification des nomenclatures de l'assurance maladie, qui est très lourde pour les professionnels comme pour les établissements de santé, et très coûteuse en gestion pour l'assurance maladie comme pour les complémentaires. Il y a probablement là un levier de simplification qui permettrait à l'ensemble du système de faire des gains en évitant des opérations chronophages, alors que le temps médical est extrêmement précieux.
Sur l'emploi, comme je l'ai dit, pour la mutualité française, entre 35 000 et 40 000 salariés sont concernés par ces scénarios - je ne parle pas pour les autres acteurs ou familles mutualistes. Cela concerne essentiellement l'assurance santé, mais aussi en rebond la prévention, et mécaniquement notre capacité à nous développer et à innover sur nos réalisations sanitaires et sociales et nos services de soins d'accompagnement mutualistes.
Je rappelle tout de même que ce sont les mutuelles qui ont inventé le tiers payant, grâce aux pharmacies mutualistes. Ce sont elles qui ont inventé les réseaux conventionnés qui permettent aujourd'hui de faire le 100 % santé et qui ont permis de réguler les dépenses de santé à l'hôpital. Ce sont elles également qui se sont battues contre l'assurance maladie, pendant dix ans, pour le développement de la téléconsultation, ce qui nous a été bien utile pendant la crise sanitaire. Pendant des années, l'assurance maladie n'a pas voulu développer ces innovations, car elle estimait qu'elles conduiraient à une augmentation des dépenses de santé.
L'étatisation de la protection sociale, laissant l'assuré social seul face à l'État, pourrait permettre à ce dernier de décider seul, de manière technocratique, de notre protection sociale. Cela ne serait de nature ni à réduire les inégalités ni à permettre des innovations afin de répondre aux besoins de la population.
M. René-Paul Savary, président. - Vous nous avez dit que le principe du système était construit sur l'aléa. Vous avez indiqué que, en vingt ans, les dépenses de santé avaient augmenté de 94 % et que les cotisations des mutuelles avaient augmenté de 91 % dans le même temps. Ensuite, vous avez dit que ces augmentations étaient surtout dues aux ALD, mais les mutuelles ne participent pas aux dépenses dues aux ALD. Ces deux taux sont-ils vraiment à mettre en parallèle ?
M. Éric Chenut. - Si ce que vous dites était vrai, il faudrait conseiller aux personnes en affection longue durée de ne pas se couvrir en complémentaire santé. Ce conseil serait très mauvais, car avant l'intervention des AMC, le reste à charge des personnes en affection de longue durée est deux fois et demie supérieur à celui des personnes qui ne sont pas en affection de longue durée.
Certes, je vous rejoins sur le fait que l'assurance maladie a concentré ses prises en charge sur les hospitalisations et les affections de longue durée. Pour les personnes en ALD, de nombreux soins annexes complémentaires font augmenter les dépenses de santé, et concernent également les complémentaires santé.
On peut penser que l'assurance maladie n'a pas beaucoup bougé durant vingt ans, sa couverture des soins étant passée de 77 % à 79 %. Mais, en réalité, dans cette période, elle a concentré ses prises en charge sur les soins relatifs au vieillissement et aux ALD, alors que sa prise en charge des soins courants a baissé, les mutuelles ayant pris le relais. Dans le même temps, le reste à charge moyen des familles est resté le même. Mais comme les dépenses de santé ont augmenté, les citoyens ont le sentiment de payer davantage de cotisations sociales à la sécurité sociale comme à leur mutuelle, ce qui est vrai.
L'enjeu est considérable : vous, en tant que représentants, et nous, en tant qu'opérateurs et acteurs de la démocratie en santé, devons expliquer cet écart entre la réalité macroéconomique et le ressenti des assurés sociaux. C'est essentiel si nous ne voulons pas davantage altérer la relation de confiance dans la protection sociale sur laquelle notre système se fonde. Si les assurés sociaux ne sont pas convaincus que le jour où malheureusement ils subiront un aléa le système les protégera, ils seront moins enclins à aider ceux qui sont aujourd'hui en difficulté. Notre système par répartition nécessite et impose la confiance. Or un sondage que nous avons fait faire par Harris Interactive, qui a été rendu public le 1er mars dernier, montre à quel point nos concitoyens sont inquiets sur la solidité de notre protection sociale.
M. René-Paul Savary, président. - Nous vous remercions de ces précisions, monsieur le président.
La réunion est close à 16 h 00.