Mardi 29 mars 2022
- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -Audition d'Ovidie, réalisatrice de documentaires et auteure
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Nous travaillons depuis maintenant plusieurs semaines sur le thème de la pornographie. Nous nous intéressons au fonctionnement et aux pratiques de l'industrie pornographique, aux conditions de tournage, aux représentations des femmes et des sexualités véhiculées ainsi qu'à l'accès, de plus en plus précoce, des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences, notamment en matière d'éducation à la sexualité.
Nous sommes quatre sénatrices rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.
Pour la bonne information de toutes et tous, je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo, accessible sur le site Internet du Sénat en direct, puis en VOD.
Nous avons le plaisir d'auditionner aujourd'hui, en visioconférence, Ovidie, auteure de plusieurs ouvrages sur la sexualité et sur la pornographie, réalisatrice de documentaires et plus récemment co-auteure d'une série animée diffusée sur le site d'Arte intitulée Libres ! ayant pour vocation d'aider les jeunes à « s'affranchir des diktats sexuels ».
Parmi vos récents travaux, je souhaite mentionner tout particulièrement votre livre, publié en 2018, intitulé À un clic du pire, la protection des mineurs à l'épreuve d'internet, qui traite de la massification des contenus pornographiques en ligne, accessibles gratuitement, sans restriction d'âge et sans contrôle quant à la possible violence des contenus diffusés. Je mentionnerai également votre documentaire, diffusé en 2017, intitulé Pornocratie : les nouvelles multinationales du sexe, qui constitue le résultat d'une enquête de plusieurs années sur l'économie souterraine de la pornographie.
Dans votre livre de 2018, vous estimez qu'en dix ans, « l'humanité a regardé l'équivalent de 1,2 million d'années de vidéos pornographiques » et que, si l'on additionne le nombre de vidéos visionnées sur les principaux sites mondiaux de streaming de vidéos porno, « on atteint le chiffre ahurissant de 350 milliards de vidéos visionnées par an » !
En effet, avec l'avènement de plateformes numériques appelées tubes proposant des dizaines de milliers de vidéos pornographiques en ligne, en un seul clic et gratuitement, la consommation de pornographie est devenue massive : les sites pornographiques affichent en France une audience mensuelle estimée à 19 millions de visiteurs uniques, soit un tiers des internautes français.
En outre, 80 % des jeunes de moins de 18 ans ont déjà vu des contenus pornographiques. Vous indiquez dans votre livre que, depuis la démocratisation du smartphone, l'âge moyen de la découverte des premières images pornographiques est de 9 ans.
Ce visionnage peut être délibéré, par l'accès à des sites pornographiques. Ainsi, selon une enquête Ifop de 2017 portant sur des adolescents de 15 à 17 ans, 63 % des garçons et 37 % des filles de cette classe d'âge ont déjà surfé sur un tel site et 10 % des garçons le font au moins une fois par semaine.
Le visionnage de contenus pornographiques peut également être involontaire ou subi, à l'occasion de recherches Internet, du téléchargement d'un film ou d'un dessin animé, de discussions sur des réseaux sociaux... À 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à des images pornographiques.
Outre la question de la protection des mineurs, les graves dérives dans le milieu du porno français, dont la presse s'est récemment fait l'écho, amènent notre délégation à s'interroger sur les conditions dans lesquelles se déroulent les tournages. Nous avons notamment auditionné des associations féministes qui considèrent que ces tournages relèvent de la prostitution filmée et du proxénétisme.
Si nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui, c'est pour que vous partagiez avec nous votre expertise et votre connaissance de ce milieu.
Vous pourrez notamment nous éclairer sur :
- les mutations de l'industrie de la pornographie : ses moyens de diffusion et son ultra-accessibilité, son modèle économique, l'évolution des contenus vers des pratiques plus extrêmes et violentes mais aussi la paupérisation du secteur qui touche plus particulièrement les actrices et les acteurs. Avez-vous une estimation du nombre et du poids économique des tournages qui se font encore en France et du nombre de personnes qui exercent dans ce secteur ? Il ressort en effet de nos précédentes auditions qu'aujourd'hui les tournages ont lieu majoritairement dans des pays comme la Hongrie ou la République tchèque, sans aucun encadrement ;
- l'influence de la pornographie sur les pratiques sexuelles, notamment celle des plus jeunes : rapport au corps, construction de l'imaginaire sexuel, diktats sexuels, diffusion de la culture du viol ;
- la question de la protection des mineurs à l'heure de la gratuité et de la massification des contenus pornos accessibles en ligne : pourquoi est-il quasiment impossible aujourd'hui de faire appliquer la loi française qui interdit l'accès des mineurs aux contenus pornographiques en ligne ?
- enfin, les mesures qui permettraient d'encadrer les pratiques à l'oeuvre dans le milieu de la pornographie : mesures sanitaires, droit à l'image, charte de déontologie et respect du consentement, interdiction de pratiques extrêmes et poursuites en cas de pratiques relevant manifestement du droit pénal (viol, incitation à l'inceste, à la haine raciale, à l'homophobie, etc.).
Ovidie, réalisatrice de documentaires et auteure de l'ouvrage À un clic du pire : la protection des mineurs à l'épreuve d'Internet (2018). - J'ajouterai que je suis membre du Comité d'experts « jeune public » de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).
En collaboration avec la délégation départementale aux droits des femmes, je suis également engagée depuis deux ans - et pour les deux années à venir - dans une action de prévention, sur le thème « sexualités et numérique » au bénéfice des collèges et lycées du département de la Charente. Nous y traitons de l'exposition précoce aux images pornographiques, ainsi que des changements induits par les outils numériques sur notre rapport au corps, en menant des actions de médiation. Le début de ce travail a déjà donné lieu à un documentaire de quatre heures sur l'éducation sexuelle, accessible gratuitement sur le site de France Culture.
Je précise - ce que j'évite généralement de mentionner - que j'ai été moi-même actrice, de 1999 à 2003, à l'époque lointaine de la VHS (video home system), bien avant Internet il y a plus de vingt ans. Je le précise à titre liminaire pour bien faire comprendre que je ne suis pas mue par une quelconque idéologie morale, ni au service d'un lobby conservateur. C'est une expérience que j'ai vécue dans mon corps avec ses hauts et ses bas - car il y a eu à la fois des hauts et des bas.
Depuis la VHS, les modes de diffusion des contenus ont énormément évolué, avec notamment l'arrivée des tubes, que j'ai évoqués dans Pornocratie, de même que leur impact sur les jeunes, leur rapport au corps et leur approche des sexualités.
Je ne saurais vous cacher que j'éprouve une immense lassitude et un immense découragement. Combien de fois ai-je été auditionnée, par des ministres, des commissions, par vous-même, Madame la Présidente, et jusqu'à Madame Brigitte Macron ? Je répète les mêmes propos à la façon d'un disque rayé sans jamais rien voir évoluer.
Ce n'est pas le cas du métier, qui évolue très vite. Acteurs, réalisateurs, le turn over est important, si bien que mes contacts se sont réduits à peau de chagrin, sans compter les intimidations dont j'ai fait l'objet lors de la diffusion de Pornocratie lors de sa sortie il y a cinq ans.
Je me limiterai donc, dans mes propos, à ce que je connais et je continue à suivre de loin, à savoir le sujet des grandes multinationales du sexe, celles qui détiennent les sites les plus puissants au monde, les « YouTube du porno » : Youporn, X-Vidéos, etc.
La réglementation française en matière de diffusion d'images pornographiques est claire : celle-ci est interdite auprès des mineurs par l'article 227-24 du code pénal, sous peine de trois ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Or, autant cette réglementation empêche un kiosquier de vendre un magazine pornographique à un mineur, autant elle est inopérante avec la consommation actuelle de pornographie qui se fait par le biais de smartphones. Les sites pornographiques proposent des millions de vidéos pornographiques en accès libre et gratuit. Ils figurent d'ailleurs parmi les sites les plus fréquentés au monde, au même titre que Wikipédia ou Twitter.
Parallèlement, l'âge d'acquisition du premier smartphone ne cesse d'avancer : dès le collège, voire le CM1 ou le CM2. Les motivations des parents sont compréhensibles, ils souhaitent rester en contact avec leurs enfants, qui rentrent seuls de l'école ou sont seuls le mercredi, et il ne s'agit pas de blâmer les parents pour cela. C'est une musique que l'on entend : ce serait la faute des parents si les jeunes regardent du porno. Non, c'est la faute des sites pornos si les jeunes regardent du porno.
Il faut se rendre à l'évidence : dans les mois qui suivent l'acquisition d'un smartphone, les jeunes ont accès aux sites pornographiques.
La situation ne date pas d'hier, la plupart de ces sites ayant été créés il y a déjà quinze ans (Youporn est né en août 2006, Pornhub et X-videos en 2007). Cela fait quinze ans que l'on sait qu'ils ne respectent pas la loi française et l'article 227-24 du code pénal. Que rien n'ait été fait pour mettre fin à leur impunité ne laisse pas de m'étonner. Une tentative a bien été menée, l'année dernière, pour renforcer le disclaimer, cette déclaration purement formelle de majorité figurant sur la première page du site. Un dispositif de renforcement du contrôle de l'âge a été imaginé, mais à ce jour il n'a pas été mis en place.
Tout le monde constate la diminution de l'âge du premier accès au porno, dont on commence à voir les effets. Pour autant, il ne se passe rien. J'ai essayé de comprendre pourquoi.
L'un des blocages vient pour moi des fournisseurs d'accès à internet (les FAI). Le focus ne doit pas nécessairement être mis sur les sites pornographiques qui, pour leur part, mènent leur activité tranquillement tant que personne ne les en empêche. Le rôle des fournisseurs d'accès est crucial et ils sont réfractaires. On aurait pu géo-bloquer les sites avec leur aide. On bloque sans difficulté un site sur lequel sont tenus des propos racistes ou illégaux, mais en quinze ans, aucune sanction n'a jamais été prise s'agissant de la pornographie en ligne. Même pas une sanction symbolique, permettant de bloquer quelques jours un site.
Je constate cependant les prémisses d'une évolution depuis cinq ans. Tous les fournisseurs d'accès n'ont plus le même discours, certains ont signé le protocole d'engagement visant à prévenir l'exposition des mineurs à la pornographie et se montrent prêts à travailler sur ces questions. Cette scission est un début, mais elle ne permettra d'avancer que lorsque tous les autres fournisseurs d'accès seront d'accord, car c'est la condition qu'ils posent.
L'État français est largement impuissant face à cette situation, et plus globalement face aux grands acteurs du numérique. Je suis peu optimiste face aux conséquences que pourront avoir les mises en demeure de sites pornographiques prononcées par la justice française.
Quant aux jeunes, j'observe qu'ils se montrent extrêmement lucides et conscients vis-à-vis de ces enjeux. Ils sont également très déçus des quelques rares interventions dont ils ont pu bénéficier durant les heures d'éducation à la vie sexuelle et affective, ou même de certaines interventions en matière de prévention contre les images pornographiques. Les discours culpabilisants du type « tu t'es vu quand t'as bu » ne les atteignent pas, ils ne se sentent pas non plus concernés par les messages de prévention sur les représentations de la sexualité dans le porno.
C'est pourquoi notre action de médiation les amène plutôt à produire leurs propres outils pédagogiques autour des questions de pornographie et de sexualité. Ils ont notamment réalisés des courts métrages et reçu la visite de Jacques Toubon. Mais ce type d'action devrait être mis en place à une plus vaste échelle.
J'ai pris conscience en travaillant avec les jeunes que le problème va bien au-delà des plateformes pornographiques. Mon combat contre les plateformes pornographiques est presque un combat d'hier. Les jeunes ont accès aux images pornographiques par les réseaux sociaux, par Snapchat notamment.
Face à cela, les jeunes ont mis en place leurs propres stratégies d'autodéfense numérique, et ce dès le plus jeune âge. Depuis qu'ils ont 8-9 ans, ils savent repérer les fenêtres pop-up suspectes qui n'hésitent pas à s'inviter sur des sites où l'on joue à la Reine des neiges, les groupes obscurs ou les prédateurs du net qui leur posent de trop nombreuses questions. C'est vers eux qu'il faut se tourner pour trouver des solutions et élaborer des politiques de prévention car ils y sont confrontés depuis qu'ils sont petits.
Je vous disais que les tubes existent depuis quinze ans. Quinze ans, c'est presque la durée d'une génération, une génération « cobaye » qui a grandi avec le porno. Pour cette génération qui est au lycée ou à l'université aujourd'hui, le mal est déjà fait. On peut seulement faire en sorte que les générations suivantes ne subissent pas la même chose.
Cette génération cobaye entre dans la sexualité aujourd'hui en ayant été biberonnée au porno, mais avec, en même temps, une sensibilisation nouvelle aux notions de consentement et de harcèlement, dans la lignée de #MeToo. Ces jeunes sont tiraillés entre deux visions : d'un côté la surexposition aux images porno et de l'autre une « conscientisation » des enjeux de consentement, de harcèlement, de slut shaming, de revenge porn, de racisme, etc. Entre celui qui filme et celui qui est devant la caméra, ils savent vers qui doit se tourner la honte.
Tout cela a forcément un impact sur leur rapport au corps, la façon dont ils se voient, la façon dont ils se rencontrent, leurs pratiques d'épilation, etc.
Certaines études semblent montrer, par exemple, une augmentation des pratiques dites BDSM (bondage, discipline, domination, soumission) qui se pratiquaient autrefois entre adultes consentants et sur la base d'un contrat de consentement. Malheureusement, on banalise certaines pratiques « sans filet », on singe ce que l'on voit à l'écran, y compris des pratiques violentes (étranglements, gifles, etc.).
De manière générale, personne n'échappe à l'imprégnation des codes du porno qui a pénétré dans tout notre environnement médiatique et culturel, dans la publicité notamment, les jeux vidéo, le cinéma, etc. Ainsi même lorsqu'on ne regarde pas de porno, on va, entre 18 et 25 ans, être intégralement épilé parce que c'est la norme.
Cela un impact même sur les adultes. Ce n'est pas parce que l'on connaît la source de notre aliénation que l'on est capable de s'en débarrasser facilement. On peut avoir conscience qu'il y a une volonté de contrôle du corps des femmes mais sans pour autant y succomber, en s'imposant par exemple un régime avant l'été.
Si cela a une influence sur nous adultes, cela en a forcément sur les jeunes au moment où ils entrent dans la sexualité.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Vous avez pointé les difficultés d'application de la loi mais aussi souligné la nécessité d'accompagner les jeunes, deux enjeux qui sont centraux dans nos réflexions.
Mme Laurence Cohen, co-rapporteure. - Les images pornographiques auxquelles les jeunes sont exposés aujourd'hui sont d'une telle violence que c'est une forme d'agression. En outre, les jeunes s'imaginent qu'elles représentent la réalité des rapports sexuels et essayent de reproduire les mêmes choses, avec des rapports de domination, en général des garçons sur les filles.
Comment mener des actions de prévention et développer une éducation réelle à la sexualité, au-delà de l'école, dont l'action est aujourd'hui insuffisante et inadaptée ? Comment remettre les choses en ordre pour qu'il y ait un vrai travail d'éducation et, en particulier, comment développer l'esprit critique des jeunes dans un siècle où les images nous assaillissent de toutes parts ?
S'agissant des grandes multinationales, on arrive parfaitement à sécuriser les opérations bancaires et on a les moyens de verrouiller les cartes de paiement. Quel dispositif de sécurité, selon vous, permettrait de protéger les mineurs ?
Ovidie. - Le luxe de la prévention, c'est bien évidemment le temps.
Lors de mes interventions dans des établissements du département de la Charente - qui n'étaient ni des établissements d'élite ni des établissements populaires, j'ai constaté l'hyper lucidité des adolescents. Pour faire avancer les choses, l'important est d'amener les jeunes à produire leur propre discours et à exprimer leurs propres réactions. Mais, pour cela, il faut du temps.
Lorsqu'une intervention est programmée dans un établissement, c'est en général une « intervention pompiers », c'est-à-dire qu'un problème a déjà eu lieu : une vidéo de revenge porn qui circule, une agression sexuelle... L'établissement fait alors appel au Planning familial ou au Centre d'information des droits des femmes. Ce n'est pas dans un tel contexte, qui n'est pas un contexte apaisé, que l'on peut amener les jeunes à réfléchir à la façon dont ils peuvent décrypter les images.
Les jeunes ne sont pas sensibles aux discours de prévention classiques, assez culpabilisants. En outre, c'est compliqué de leur dire « le porno, ce n'est pas du vrai sexe ». À 13-15 ans, ils ne savent pas ce que c'est du « vrai sexe », y compris s'ils ont déjà eu des expériences. Et si, c'est du « vrai sexe » ce qu'ils voient à l'écran. C'est d'autant plus du « vrai sexe » que les pratiques du porno sont devenues des normes, y compris pour des adultes, qui reproduisent eux-mêmes ce qu'ils ont vu à l'écran.
Pour travailler avec les jeunes, il faut du temps et des établissements qui nous fassent confiance. Une principale de collège m'expliquait qu'entre la sécurité routière et les ateliers de recyclage, il devenait déjà compliqué de s'organiser. On en demande beaucoup à l'école.
Un autre sujet est celui de la peur, pas toujours justifiée, de la réaction des parents. Il reste un traumatisme des ABCD de l'égalité et beaucoup de chefs d'établissements craignent une levée de boucliers. Or les parents sont plutôt demandeurs. D'une part, ils se sentent dépassés face aux nouveaux outils numériques et, d'autre part, ils sont ravis de déléguer ce qui touche à l'intime et demeure un tabou familial.
Il faut donc mettre en place toutes les séances d'éducation à la sexualité qui sont obligatoires mais ne sont souvent pas organisées. Et des interventions de deux heures, c'est très court. Il faudrait beaucoup plus de temps. J'ai eu la chance dans un lycée de suivre un groupe tous les mercredis après-midi, pour des ateliers d'écriture scénaristique. Là, on voit des résultats.
Ce qui revient souvent c'est que les jeunes souhaitent un espace de parole, ils ne veulent pas écouter mais s'exprimer dans un cadre sécurisant.
S'agissant des plateformes, je peux vous rapporter des actions qui ont visé les moyens de paiement il y a quelques mois. En décembre 2020, le New York Times a publié un article intitulé Children of Pornhub au sujet de la cinquantaine de plaintes contre Pornhub émises par des jeunes femmes, la plupart mineures au moment des faits, qui se sont retrouvées contre leur gré sur des sites pornographiques. Ces plaintes sont en cours aux États-Unis. À cette occasion, la piètre qualité de la modération sur ces sites a été mise au grand jour, et le scandale a conduit les sociétés Visa et MasterCard à bloquer toutes les transactions avec la multinationale canadienne Mindgeek qui détient notamment Pornhub et Youporn. En tout état de cause, taper là où ça blesse, c'est-à-dire au porte-monnaie, me semble une stratégie intéressante. En effet, les grandes plateformes pornographiques, qui proposent des contenus majoritairement gratuits, et souvent piratés, peuvent renvoyer vers des contenus payants, notamment des espaces de « live cam » ou des sites de performeurs qui mettent en ligne des vidéos payantes qui impliquent d'utiliser une carte bleue.
Pour autant, le modèle économique principal des plateformes consiste à générer des millions de clics et à vendre de l'espace publicitaire. Sur ces sites, les vidéos sont dans des cases et sur le côté il y a des publicités pour des sites de « live cam » ou des produits aphrodisiaques.
Lorsque l'on regarde les montages des multinationales, qui ont de nombreuses annexes à Chypre, au Panama, en Irlande ou au Luxembourg, on comprend qu'il y a une circulation de l'argent qui est trouble et fait aussi partie de leur modèle économique.
Je suis convaincue que les solutions passeront par un accord au niveau européen et non par des actions individuelles des États. Pour faire face aux mastodontes que sont les sites pornographiques, il faut que les pays européens s'unissent sur ces sujets.
Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Je comprends votre découragement parce que cela fait des années que nous évoquons ces questions et qu'aucune solution efficace n'a été mise en oeuvre.
Le travail que vous avez mené en Charente a les limites de ses qualités : il exige beaucoup de temps et des intervenants formés sur ce sujet précis. Ce n'est pas parce que l'on sait évoquer la contraception avec les jeunes que l'on saura parler efficacement du thème de la pornographie. Je suis d'autant plus perplexe sur notre capacité collective à déployer ce type de formation que j'ai la conviction, - c'est un peu comme pour les affaires de cyber harcèlement, toutes choses égales par ailleurs -, que ces sujets requièrent une mobilisation au long cours de toute l'équipe éducative. Un one shot ou une « intervention pompier », comme vous dites, ne sont pas à la hauteur des enjeux.
Je m'interroge également sur le fait que nous soyons obligés de déployer des moyens publics pour que ces industries très lucratives puissent continuer à « faire leur business » dans les mêmes conditions, et que ce soit nous qui devions nous protéger, sans pouvoir, à aucun moment, limiter non pas uniquement l'impact mais l'existence en elle-même et la diffusion de ces sites.
Au-delà du consensus sur les mineurs, la dangerosité de l'exposition à des images pornographiques représentant toute la gamme des infractions pénales - à commencer par le racisme et le sexisme - ne s'étend-elle pas aux adultes ?
Nous avons entendu il y a quelques semaines d'anciennes actrices devenues réalisatrices qui demandent une organisation de leur profession. Jusqu'à quel point est-ce à notre société de s'adapter à une industrie de plus en plus violente dans ses pratiques et dans les images qu'elle montre ?
Ovidie. - Je comprends votre préoccupation : est-ce à l'argent public de réparer les dégâts causés par l'industrie pornographique ? Mais nous ne nous demandons pas s'il faut financer les actions de prévention contre la drogue.
Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Le trafic de drogue est illégal, la création et la diffusion d'images pornographiques ne le sont pas.
Ovidie. - L'accessibilité des contenus pornographiques auprès des mineurs est également illégale. Au-delà d'un modèle économique obscur, ces sites ne jouent pas le jeu de la légalité et sont responsables de la consommation de pornographie par les mineurs.
Un grand nombre de professionnels ou anciens professionnels du milieu pornographiques sont en guerre contre les plateformes, et pas uniquement parce qu'elles mettent à mal leur activité. Ces plateformes ne sont d'ailleurs pas détenues par des professionnels de l'industrie pornographique mais par des spécialistes de la circulation de l'argent. Des acteurs et anciens acteurs s'opposent à ce que les images pornographiques soient accessibles sans aucune régulation auprès d'un public mineur.
Pour ma part, je suis règlementariste et je ne crois pas à l'interdiction pure et dure, notamment car j'ai vu l'industrie évoluer ces vingt-cinq dernières années. Le fait de ne plus avoir de garde-fous a été la porte ouverte à la violence.
Dans les années 1990, deux millions de personnes étaient derrière leur petit écran le samedi soir pour regarder le film porno sur Canal+. Il y avait alors des règles : système de double cryptage, diffusion après minuit, préservatif obligatoire, interdiction de la violence, des gifles et des claques, pas de mise en scène de rapports tarifés ou de viols, etc. Ces films n'étaient sans doute pas très glorieux mais il y avait en tout cas des règles.
Tout est parti à vau-l'eau à partir du moment où les producteurs de contenu n'ont plus eu l'obligation de se plier à toutes ces règles.
Un exemple : pendant très longtemps, les Français ont été les seuls à avoir l'obligation de tourner avec des préservatifs. Les Allemands, les Italiens, les Américains, les Hongrois tournaient et tournent toujours sans préservatif. Les Français n'étaient pas plus conscientisés que les autres sur les questions d'IST. Mais Canal+ imposait le port du préservatif pour sa diffusion et Canal+ étant l'un des principaux diffuseurs à l'époque, tout le monde se pliait à cette règle.
Les nouveaux modes de diffusion, sans règles, conduisent les producteurs à constamment repousser toutes les limites : gifle, viol, strangulation, tout est désormais possible.
C'est pour cela que je suis pour une forme de réglementation. Ce sera toujours mieux que d'interdire une activité qui va de toute façon continuer à exister, en particulier dans les pays comme la Hongrie ou la République tchèque. Si un État interdit les tournages, ceux-ci se déplaceront, comme cela s'est passé aux États-Unis. Nous continuerons à avoir accès à des contenus peu ou pas tolérables, que nous n'arriverons pas à bloquer car les fournisseurs d'accès en France ne voudront pas le faire et les contenus seront référencés par Google. Il y a effectivement un souci non seulement avec les fournisseurs d'accès mais aussi avec le référencement Google.
Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - En effet, nous ne sommes pas si loin d'une époque où la diffusion des films pornographiques se faisait par deux types de moyens, les salles de cinéma porno ou le film porno du samedi soir sur Canal+, avec les règles que vous venez d'indiquer, qui effectivement limitaient les excès et les dérives du porno. Ce n'est pas que les règles ont été abandonnées, d'ailleurs, c'est juste qu'on ne sait pas comment les appliquer avec des modes de diffusion qui nous échappent. Existe-t-il encore un espace pour faire appliquer ces règles ?
Ovidie. - En réalité, ces sites respectent certaines règles : ce sont celles de la loi américaine, notamment la loi dite DMCA (Digital Millennium Copyright Act) de 1998, promulguée sous l'administration du Président Clinton. D'ailleurs, ils ne se privent pas de le rappeler lorsque l'on essaye de les mettre en difficulté. La multiplicité de réglementation et de lois en Europe nous affaiblit considérablement et il est fondamental d'accorder nos violons à cette échelle.
Je ne pense pas qu'il faille taper sur les petits. Interdire les tournages en France serait un non-sens et ouvrirait la porte à la clandestinité et au pire. À la rigueur il vaut mieux qu'ils aient lieu en France, sous contrôle.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Merci de nous avoir éclairés sur la pornographie en 2022, qui n'a plus grand-chose à voir avec nos représentations d'il y a quelques années seulement.
Les sites et plateformes en ligne ont toute leur responsabilité dans la protection des mineurs face aux contenus pornographiques. On ne peut manquer de s'interroger sur la facilité avec laquelle on supprime certains comptes sur les réseaux sociaux, y compris de personnalités en vue. La logique voudrait qu'il en soit de même s'agissant de comptes ou de sites diffusant des images violentes, racistes, pédocriminelles ou autres. Qu'est-ce qui empêche la création d'algorithme de détection de ces images ?
Une difficulté réside bien sûr dans la puissance économique des sites pornographiques, plus largement des sites et plateformes qui peuvent relayer ces contenus et ne jouent pas toujours le jeu de la légalité.
Vos propos concernant l'éducation à la sexualité et la juste approche envers les jeunes ont retenu toute notre attention. Ils rejoignent, d'ailleurs, ceux de la procureure Champrenault, qui avait été missionnée par le Gouvernement pour travailler sur le sujet de la prostitution des mineurs. L'approche moralisatrice n'est définitivement pas la bonne !
Quoi qu'il en soit, vous pouvez compter sur la pleine mobilisation de la délégation aux droits des femmes pour étudier toutes les pistes et faire des propositions concrètes, notamment, comme vous le préconisez, à l'échelle de l'Union européenne.
Mercredi 30 mars 2022
- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -Table ronde sur l'accès des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Mes chers collègues, nous travaillons depuis maintenant plusieurs semaines sur le thème de la pornographie. Nous nous intéressons au fonctionnement et aux pratiques de l'industrie pornographique, aux conditions de tournage, aux représentations des femmes et des sexualités véhiculées, ainsi qu'à l'accès, de plus en plus précoce, des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences, notamment en matière d'éducation à la sexualité.
Ce dernier point est l'objet de notre table ronde aujourd'hui.
Nous sommes quatre sénatrices rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.
Pour la bonne information de toutes et de tous, je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo, accessible sur le site Internet du Sénat en direct, puis en VOD.
Avec l'avènement de plateformes numériques appelées tubes, proposant des dizaines de milliers de vidéos pornographiques en ligne, en un seul clic et gratuitement, la consommation de pornographie est devenue massive : les sites pornographiques affichent en France une audience mensuelle estimée à 19 millions de visiteurs uniques, soit un tiers des internautes Français.
En outre, 80 % des jeunes de moins de dix-huit ans ont déjà vu des contenus pornographiques.
Ce visionnage peut être délibéré, par l'accès à des sites pornographiques. Ainsi, selon une enquête Ifop de 2017 portant sur des adolescents de 15 à 17 ans, 63 % des garçons et 37 % des filles de cette classe d'âge ont déjà surfé sur un tel site, et 10 % des garçons le font au moins une fois par semaine.
La loi interdit l'accès de ces sites aux moins de 18 ans, mais nous savons qu'aujourd'hui le seul contrôle de cet accès est une simple question rhétorique : « Avez-vous plus de 18 ans ? ». La saisine de la justice par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) à l'encontre de cinq sites français pour faire appliquer la loi va peut-être faire avancer les choses. Nous suivrons bien sûr cela de près.
Le visionnage de contenus pornographiques peut également être involontaire ou subi, à l'occasion de recherches Internet, du téléchargement d'un film ou d'un dessin animé, de discussions sur des réseaux sociaux... À 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à des images pornographiques, le plus souvent involontairement, peut-on le supposer, pour ce qui est de cette tranche d'âge.
Nous nous intéresserons, dans un premier temps, aux pratiques numériques des adolescents, d'un point de vue à la fois quantitatif et qualitatif, à travers les travaux de trois chercheurs : Arthur Vuattoux, maître de conférence en sociologie à l'université Sorbonne Paris Nord, membre de l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, co-auteur de l'ouvrage Les jeunes, la sexualité et internet, publié en 2020 ; Sophie Jehel, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à Paris 8, chercheuse au CEMTI, auteure de l'ouvrage L'adolescence au coeur de l'économie numérique, travail émotionneI et risques sociaux, qui vient de paraître ; et Ludivine Demol, chercheuse-doctorante en sciences de l'information et de la communication à Paris 8, qui termine actuellement la rédaction d'une thèse sur la consommation pornographique des jeunes et plus précisément des adolescentes.
Vous nous décrirez les usages et attentes des jeunes vis-à-vis d'Internet et des sites pornographiques. Vous nous exposerez également les liens que les chercheurs, mais aussi les jeunes eux-mêmes, établissent entre ces usages, d'une part, et leur sexualité, d'autre part. Les entretiens que vous avez menés avec des jeunes permettent de documenter des expériences négatives, mais aussi des expériences perçues comme positives. Vous nous l'expliquerez.
Dans un second temps, nous entendrons des professionnels de santé et experts en psychologie : Samia Bounouri, infirmière scolaire en Seine-Saint-Denis, secrétaire départementale du syndicat SNICS-FSU ; Béatrice Copper-Royer, psychologue clinicienne spécialisée dans l'enfance et l'adolescence, co-fondatrice de l'association e-Enfance ; et Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l'éducation et directeur du laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant au CNRS (LaPsyDÉ).
Vous nous direz notamment quelle analyse vous faites des conséquences du visionnage, volontaire ou non, de contenus pornographiques sur la santé mentale des jeunes, leur développement cognitif, leur rapport au corps, à la sexualité et aux autres.
Nous allons entamer cette table ronde avec une intervention enregistrée par Arthur Vuattoux. En raison d'un impératif familial de dernière minute, il ne peut malheureusement pas être parmi nous cet après-midi mais il a pris le temps de nous transmettre une vidéo et nous l'en remercions. Nous lui avons accordé un peu plus de temps d'intervention que les dix minutes habituelles dans la mesure où, n'étant pas présent, il ne pourra pas répondre à nos questions.
M. Arthur Vuattoux, maître de conférences en sociologie à l'université Sorbonne-Paris Nord. - Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, je vais vous présenter très rapidement quelques éléments issus d'une recherche que j'ai menée avec Yaëlle Amsellem-Mainguy à l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire et à l'École des hautes études en santé publique. Il s'agit d'une enquête de sciences sociales réalisée en 2017-2018, dont nous avons tiré un certain nombre de résultats, notamment sur la question de la pornographie à l'adolescence et au moment du passage à l'âge adulte. L'objectif de cette recherche était de comprendre l'ensemble des usages d'Internet à l'adolescence, sans isoler une question, par exemple la pornographie ou la recherche d'informations sur la sexualité. Il s'agissait de saisir la diversité des usages et leur articulation.
Nous avons choisi d'interroger des jeunes au moyen d'un questionnaire que nous avons fait passer en ligne via les réseaux sociaux et des canaux associatifs, notamment de jeunesse d'éducation populaire, pour tenter d'avoir une vision globale des pratiques, des applications, etc. À ce questionnaire ont répondu 1 427 jeunes de 18 à 30 ans.
Nous avons également réalisé des entretiens auprès de jeunes adultes de 18 à 30 ans sur les effets d'Internet au regard de la sexualité et de la vie affective. L'originalité était de poser la question à de jeunes adultes en faisant porter les entretiens sur l'adolescence, y compris le début de l'adolescence. Il s'agissait donc d'entretiens rétrospectifs, ce qui nous a permis d'analyser une évolution chronologique et d'être assez libres dans les questions que nous pouvions poser puisque nous interrogions de jeunes adultes, et non pas des mineurs. Nous avons rencontré 66 jeunes, 32 garçons et 34 filles, de tous milieux sociaux, de différents territoires en France métropolitaine, scolarisés pour certains, en filière professionnelle ou générale, étudiants ou déjà en emploi.
La pornographie est une dimension parmi d'autres de l'enquête, mais elle apparaît évidemment dans nos entretiens. Elle peut être analysée comme l'un des usages centraux d'Internet à l'adolescence, en lien avec la sexualité. On obtient dans ce questionnaire un résultat massif qui corrobore ce que l'on sait aujourd'hui, à savoir que 92 % des filles et 98 % des garçons disent avoir déjà été confrontés à des contenus sexuels explicites en ligne, de manière volontaire ou pas. Cela semble corroborer d'autres données, qui sont finalement assez nombreuses, notamment en France.
Si l'on regarde les résultats de l'enquête Contexte de la sexualité en France, qui va bientôt être renouvelée avec l'enquête E3S (Sexualités et Santé Sexuelle) menée par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), on se rend compte que ces données doivent être actualisées. En effet, elles datent d'avant la massification d'Internet.
Il faut se méfier des sondages qui sont menés très régulièrement par des instituts et qui portent sur des panels très restreints de jeunes, avec des questions parfois un peu biaisées sur l'âge des premiers visionnages, sans que l'on définisse quels sont les contenus visionnés ni la fréquence. Cela donne une vision un peu faussée, voire parfois catastrophiste, des usages sexuels des jeunes.
Ce qu'il nous a paru important de souligner dans cette recherche, c'est que le visionnage de la pornographie est peu dissociable, dans le récit qu'en font les jeunes, d'autres dimensions de leurs activités en ligne, notamment la recherche d'informations. Ainsi, certains jeunes nous ont dit avoir visionné des contenus pornographiques la première fois parce qu'ils voulaient savoir à quoi ressemblait un rapport sexuel en réalité. C'est la seule manière qu'ils avaient de trouver des images explicites. Il ne s'agit pas ici de dire que c'est de l'éducation à la sexualité, mais c'est le récit que nous ont fait les jeunes.
La pornographie occupe une place parfois importante chez les adolescents, notamment au début de l'adolescence, mais, en réalité, cette place évolue dans le temps, au cours de l'adolescence. C'est, en outre, assez divers d'un adolescent à l'autre.
Pour les besoins de l'exercice qui nous réunit, je vais me centrer sur la question de la pornographie elle-même. La question qui est souvent posée au chercheur qui travaille sur la pornographie et les jeunes est celle de l'influence des contenus visionnés sur la sexualité elle-même, notamment sur l'entrée dans la sexualité, c'est-à-dire les premiers rapports. C'est une question assez vaste à laquelle on a finalement peu de réponses.
En sociologie, on a recours à la parole des premiers concernés, ce qui peut donner des résultats à la fois durs à interpréter et malgré tout intéressants.
Par exemple, on a des jeunes qui nous expliquent assez spontanément dans les entretiens qu'effectivement la pornographie a pu avoir une influence sur leur sexualité en matière de normes corporelles. Toutes et tous nous ont parlé de ce que l'on appelle le porno mainstream, c'est-à-dire ce que tout le monde regarde. Et ils voient bien que tous ces corps sont identiques, épilés, minces. C'est cette dimension qui a pu avoir un effet sur eux, avec la nécessité de coller à des scénarios de la sexualité, l'enchaînement des pratiques, la comparaison de la taille des organes sexuels. Cela peut mettre une pression sur certains. Cependant, finalement, beaucoup nous disent avoir vite compris que ces images étaient montées et que ces normes étaient largement dépassables. Une adolescente nous a aussi confié qu'elle avait eu le sentiment qu'elle devait avoir un corps entièrement épilé, mais qu'après avoir visionné des contenus plus féministes, elle s'était rendu compte que ce n'était pas la norme et avait pu passer outre.
En fait, beaucoup de jeunes nous expliquent qu'ils anticipaient dès le départ que leur premier rapport sexuel, de toute façon, ne ressemblerait pas à ce qu'ils pouvaient voir dans ces films.
Au-delà de la question de l'influence, ce qui est sans doute plus problématique dans certains des récits auxquels nous avons pu être confrontés dans cette recherche, ce sont des expériences de pornographie sous contrainte. Je pense notamment ici à ce qui a pu apparaître dans les récits comme étant des formes de contraintes sur la sexualité, avec des partenaires sexuels, justifiées par la pornographie. On peut dire à certains égards que le discours autour de la pornographie vient nourrir ce que l'on peut qualifier de culture du viol ou, en tout cas, de culture oppressive sur la sexualité : « J'ai vu dans des films que cela se passait de cette façon donc ça doit se passer comme ça ». Cela peut être vécu comme une pression et une forme de violence. Une jeune fille nous expliqué comment sa sexualité avait été marquée par la pornographie car son partenaire lui imposait d'en regarder pendant leurs rapports. Ce n'était pas consenti de sa part et vécu comme une violence.
En l'espèce, la question centrale n'est pas tant celle de la pornographie que celle de l'éducation au consentement. Or l'éducation à la sexualité est relativement malmenée en France. Un rapport du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes a montré à quel point nos établissements scolaires étaient encore très peu respectueux du cadre de la loi en matière d'éducation à la sexualité. Le fait d'être confronté à la pornographie lors de son entrée dans la sexualité, sans éducation à la sexualité, pose évidemment problème.
Cependant, je voudrais souligner que la plupart des jeunes rencontrés dans notre recherche font preuve de la réflexivité dont je parlais sur leurs pratiques. Ils ont bien intégré qu'il ne s'agit pas de la réalité. Ils apprennent à sélectionner les images avec du recul. Ils apprennent à ne plus regarder certains types de vidéos, certaines représentations dans ces vidéos, par exemple celles où sont représentées des scènes de viol ou d'agression, des vidéos où on ne voit pas les visages, etc. Certains jeunes nous ont même précisé avoir cherché à atteindre des formes de pornographie plus éthique, où les actrices et acteurs sont à l'évidence mieux traités. Les jeunes ne sont pas que des victimes naïves de la pornographie.
De nombreux jeunes, y compris ceux qui n'avaient pas une culture féministe, nous ont expliqué que ce qu'on trouve dans la pornographie se trouve partout ailleurs dans la société, pointant notamment le sexisme dans les médias, la publicité, les discriminations partout présentes. Pour eux, les adultes, le corps médical véhiculent d'autres normes tout aussi discriminantes. Est également évoquée la dimension hétéro-normative des quelques séances d'éducation à la sexualité qui ont pu leur être dispensées. Nos travaux nous amènent à dire qu'il faut resituer la pornographie et ses usages dans un contexte de rapports sociaux inégalitaires qui peuvent prendre appui sur la pornographie entre autres instruments de domination.
Pour le dire autrement, la question ne devrait pas tant être celle de l'influence de la pornographie sur les adolescents que celle des rapports de domination basés sur le genre, la race, la classe, la sexualité, qui traversent les vies des jeunes et qui irriguent leurs expériences quotidiennes. La pornographie est une illustration parmi d'autres de rapports sociaux violents dont ils peuvent faire l'expérience à l'école, dans l'espace public, mais aussi au sein de leur famille.
Pour conclure, deux remarques sur les âges de la vie.
Nous avons tendance à considérer les âges de la vie comme des blocs : enfance puis adolescence. Notre recherche montre, grâce aux récits chronologiques que font les jeunes de leurs usages d'Internet, que certes il peut y avoir des phases dans la vie des adolescents où la pornographie prend une place très importante, et ce sont des périodes qui inquiètent souvent beaucoup les parents et les éducateurs. Cependant, sur le cours de l'adolescence, cela peut apparaître comme assez marginal. Le schéma le plus classique est celui de phases de visionnage assez intense de pornographie avant l'entrée dans la vie sexuelle, au début de l'adolescence, et non pas dans l'enfance, très rarement avant 11 ou 12 ans. Ensuite, dès que commence la sexualité relationnelle, ces phases de visionnage s'espacent et laissent place à d'autres expériences, reléguant la pornographie à de l'accessoire.
Enfin, il ne faut pas confondre enfance et adolescence. Tout le monde s'accorde sur la nécessité de protéger les enfants les plus jeunes de la pornographie, mais toute politique prohibitrice me paraît inutile pour les adolescents. Ces derniers ont besoin d'éducation à la sexualité, ils ont d'ailleurs des attentes en la matière, et le recours à des contenus pornographiques est peut-être révélateur des failles de notre système éducatif. L'enjeu n'est pas de protéger les adolescents de la pornographie. Il s'agit de leur donner des grilles de lecture pour qu'ils puissent s'approprier ces usages d'une manière qui ne soit pas vécue comme normalisatrice ou violente.
Mme Sophie Jehel, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à Paris 8. - Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, permettez-moi tout d'abord de me présenter. En tant que chercheure, j'ai réalisé depuis quinze ans plusieurs recherches et enquêtes sur les pratiques médiatiques et numériques des adolescents, qui m'ont permis d'aborder la question de leur rencontre avec des images sexuelles et leur consultation de sites pornographiques. Je partage avec mon collègue qui vient de s'exprimer l'idée qu'il est important de replacer la pornographie dans un ensemble, notamment celui de la culture médiatique des adolescents.
J'ai réalisé en 2007-2008 une enquête, dont j'ai rendu compte notamment dans l'ouvrage Parents ou médias, qui éduque les adolescents ? J'avais recueilli les réponses de plus de 1 000 jeunes de CM2 et de sixième, et de plus de 800 parents. Bien avant que l'usage du Smartphone ne soit largement diffusé, les jeunes filles se plaignaient déjà que leurs camarades garçons consultaient des sites pornographiques et adoptaient avec elles des comportements hyper-sexualisés et des gestes déplacés qui perturbaient leurs relations avec eux.
J'accompagne depuis 2014 l'Observatoire des pratiques numériques de la région Normandie, pour un dispositif des centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (Cemea), Éducation aux écrans, qui permet de suivre chaque année l'évolution des pratiques numériques de 3 000 à 7 000 adolescents, selon les années. J'ai pu mener des entretiens avec plusieurs d'entre eux. C'est un dispositif intéressant, parce qu'il existe depuis plusieurs années et qu'il s'adresse à des jeunes de milieux sociaux variés, notamment avec une forte proportion de jeunes inscrits dans des filières professionnelles.
Les pratiques numériques des adolescents ne cessent de se développer en matière de nombre de comptes de réseaux sociaux numériques (RSN), de nombre de plateformes fréquentées. Plus de 70 % des 15-16 ans sont présents sur au moins quatre RSN, le plus souvent Instagram, Snapchat, Youtube, TikTok. La période de confinement que nous avons connue en France en 2020 a été particulièrement favorable aux RSN en général, et à TikTok en particulier : le pourcentage de filles ayant un compte TikTok a augmenté de 40 points, à 80 %, et de 44 points pour les garçons (58 %). Cette plateforme est connue principalement pour ses chorégraphies amusantes. Ce sont d'abord des publications « drôles » que réalisent les adolescents, mais les publications peuvent être assez sexualisées.
La plateforme Twitch, orientée notamment sur le visionnage et le commentaire de parties de jeux vidéo, accueille la majorité des garçons de cet âge (62 %). La culture vidéoludique, la pratique des jeux en réseau et l'actualité du jeu vidéo appartiennent principalement à la culture des garçons, même si de plus en plus de filles s'y intéressent.
Les pratiques numériques des filles se caractérisent par un usage plus intense des plateformes photographiques. Elles ont ainsi fortement investi Pinterest : 47 % en 2021. La plateforme est proche d'Instagram, qui reste pour elles un espace privilégié (94 % y ont un compte).
Ces plateformes jouent donc un rôle considérable dans la socialisation des jeunes. Il s'agit aussi de leur premier moyen de s'informer de l'actualité. Les RSN sont utilisés en tant que médias délivrant un contenu propre, souvent décliné sur différentes plateformes, ou comme infomédiaire en proposant à leurs usagers des contenus produits par d'autres médias.
Avec l'élargissement des pratiques numériques, du temps passé sur les plateformes, du nombre de comptes et la diversification des activités qui y sont menées, se sont accrues les occasions de rencontres avec des contenus sexuels qui étaient moins présents et moins accessibles sur les autres médias, en particulier dans l'audiovisuel ou le cinéma. Sur ces derniers, ils font l'objet d'une régulation plus stricte, qui combine des horaires de diffusion, des verrouillages par code, des restrictions en termes de nature des diffuseurs. Ce système a été élaboré par le CSA dans la durée.
Sur le web, rien de tel ou presque. Les adolescents sont confrontés à des images sexuelles de plusieurs manières : sur les comptes de réseaux sociaux numériques, sans l'avoir demandé, sur des sites de téléchargement illégal, ou bien sur des sites adultes dédiés. La consultation de sites adultes a fortement augmenté. Les données recueillies dans l'observatoire normand indiquent qu'en 2017 les garçons étaient 32 % à « utiliser » des sites à caractère sexuel comme Youporn ou Redtube contre seulement 3 % des filles. Il y a donc une dimension genrée très forte. En 2021, ils sont 40 %, soit un pourcentage très proche de celui déclaré en 2020 (39 %) ; donc l'effet du confinement, souvent commenté par les médias, semble avoir peu joué à cet âge mais la tendance semble en forte hausse pour les filles (10 % en 2021 contre 4,5 % en 2020). Cette consultation est particulièrement élevée à 15 ans. La consommation diminue ensuite.
Ces chiffres me semblent fiables, du fait de la stabilité de la question depuis au moins quatre ans. Les questionnaires sont remplis de façon anonyme, directement en ligne, dans des conditions de tranquillité au sein d'établissements scolaires partenaires. Ils sont plus faibles que ceux avancés et recueillis par l'Ifop dans son enquête de 2017.
Depuis 2013, des études britanniques nous ont par ailleurs éclairés sur la prégnance du sexting dans les pratiques numériques des jeunes, en particulier sur la réception non désirée d'images sexuelles, envoyées le plus souvent par des garçons.
Dans l'observatoire normand, nous ne séparons pas les images violentes ou choquantes reçues par les jeunes, et nous constatons une forte différence entre filles et garçons dans le niveau d'appréhension à l'idée de recevoir ces images : 48 % des filles le redoutent, contre 20 % des garçons. 20 % des filles en reçoivent effectivement.
Les réseaux sociaux permettent la diffusion, en échange privé ou en publication, d'images sexuelles. Sur Snapchat, 17 % des garçons disent envoyer des snaps intimes ou provocants, contre 12 % des filles. Sur TikTok, en 2021, 6 % des garçons et 5 % des filles ont publié des vidéos sensuelles ou sexy, dans un cadre qui n'est plus privé.
Telles sont les données quantitatives.
Pour mieux comprendre comment les images trash, violentes, sexuelles ou haineuses sont reçues par les adolescents et comment ils y réagissent, j'ai mené une recherche spécifique entre 2015 et 2017, qui m'a permis de rencontrer près de deux cents adolescents, au cours d'entretiens en petits groupes et individuels, mais aussi dans le cadre d'ateliers. Cette recherche était menée en collaboration avec des psychologues cliniciens, en particulier Angélique Gozlan. Elle avait l'intérêt d'enquêter auprès de jeunes de milieux sociaux très différenciés : favorisés, mixtes et vulnérables, suivis par la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou l'Aide sociale à l'enfance (ASE).
Cette enquête nous a appris que la rencontre avec des images sexuelles était d'abord involontaire pour les filles, souvent au moment d'un téléchargement illégal. Peu de filles entre 15 et 17 ans nous ont confié consulter ce type de site volontairement, ou seulement de façon très exceptionnelle, avec des copines. En revanche, de nombreux garçons ont pu le faire. Dans certains milieux populaires, il était cependant très difficile aux garçons d'en parler.
Mes observations sont très éloignées de celles de mon collègue qui m'a précédée à propos de la réflexivité immédiate que les jeunes pourraient avoir face à ce type d'images.
Si les filles ont reconnu la plupart du temps être choquées ou pas intéressées par ces contenus la première fois, les garçons n'ont pratiquement jamais reconnu que ces contenus pouvaient être choquants, quel que soit l'âge de la rencontre. Pour qu'ils soient choqués, il fallait avoir été en contact avec des images de scatophilie, des images d'homosexualité, des images sadomasochistes ou des images pornographiques avec des personnes âgées.
Il est apparu que l'accès à ces images, pour peu qu'on surfe sur des sites adultes, était très facile. Parmi les mesures qui restreignent l'accès à ces images, les adolescents ont pu évoquer des interdits familiaux et des interdits religieux, mais jamais d'impossibilité technique.
Ces images ne sont cependant pas reçues de la même manière par les jeunes. J'ai distingué quatre stratégies de réception : l'adhésion, l'évitement, l'indifférence, l'autonomie.
L'adhésion c'est la difficulté à se distancier, à considérer l'image comme une représentation, ayant un auteur, et l'auteur ayant lui-même des intentions, ayant un hors-champ, un cadrage...
Dans l'adhésion, j'ai distingué plusieurs modalités.
L'adhésion croyance, qui fait que l'adolescent spectateur se projette dans l'image et la considère comme vraie. C'est une réception très fréquente pour les jeunes adolescents garçons. Ils nous ont témoigné avoir reçu ces images comme une préparation à la sexualité. Cela nous a été confirmé aussi par des infirmiers dans des contextes de milieu populaire, qui étaient fréquemment interrogés par les jeunes sur la taille de leur sexe. L'expérience personnelle de sexualité relationnelle peut y mettre un terme, mais pas nécessairement.
Vient ensuite l'adhésion sidération. Angélique Gozlan a pu parler de punctum-choc pour qualifier des effets qui viennent déstructurer l'expression, faire blocage de la pensée. Nous avons ainsi rencontré un jeune, qui ne fait pas partie des jeunes les plus vulnérables, mais qui était en grande difficulté pour évoquer ces images, qu'il regardait de façon abondante.
Il y a d'autres formes d'adhésion, notamment l'adhésion jouissance, qui a pu être revendiquée par certains garçons.
Mais ces images ne suscitent pas seulement de l'adhésion, elles suscitent aussi de l'évitement. Elles viennent en quelque sorte réactiver un interdit majeur de représentation de la sexualité, particulièrement pour les jeunes croyants. Ces images sont perçues pour les filles croyantes comme un double danger : elles sont interdites pour les filles, et toute fille qui semblerait s'y intéresser pourrait voir sa réputation ternie en quelques secondes. Voir serait déjà faire, alors que, pour elles, la sexualité hors du mariage est un interdit religieux majeur.
D'autres, moins croyants, ou dans d'autres contextes sociaux, n'y voient pas un danger particulier.
L'indifférence est aussi une stratégie de certaines filles ou garçons qui subissent cet environnement, sans penser pouvoir y faire grand-chose.
Enfin, la dernière attitude est celle de l'autonomie, c'est-à-dire la possibilité d'avoir de la réflexivité, de la distanciation, de se penser comme sujet par rapport à ces images.
Le discours de la distanciation était plus souvent tenu par des filles mettant en cause la représentation de la domination masculine. Cela venait plus souvent de filles dont les mères leur avaient transmis ces valeurs. Il était plus présent dans les milieux favorisés, sans être dominant ; l'indifférence était l'attitude la plus fréquente dans les milieux favorisés.
Quels problèmes pose cet envahissement de la pornographie dans l'environnement des adolescents ?
La fréquentation de ces images ne conduit pas à leur mise à distance, mais plutôt à la banalisation des pratiques montrées. À cet égard, je m'oppose aux propos de l'orateur précédent.
Il faut savoir que de nombreux comptes de RSN sur Twitter ou Instagram font la publicité de comptes pornographiques, Onlyfans par exemple.
Cela tend également à renforcer la construction d'une culture viriliste de la sexualité des hommes, qui passe par la domination sexuelle des filles, et dont la consommation est vécue bien souvent par les filles, mais aussi par les jeunes homosexuels, comme une agression.
Je souhaite enfin insister sur l'invisibilisation des interdits et de la protection des mineurs, du fait de l'absence de barrières techniques face à ces sites spécialisés. La loi française est invisibilisée. Or l'accès ouvert à la pornographie aide à renforcer les discours intégristes et le contrôle sexuel des filles dans des contextes religieux. Cette banalisation renforce l'inquiétude des filles, en particulier, mais sans doute aussi celle des garçons sur la sexualisation de leur apparence, présentée à la fois comme recherchée et interdite.
La culture pornographique dans son ensemble vient renforcer les codes de la domination masculine et rend particulièrement difficile l'éducation à l'égalité et à la parité.
Enfin, ces images peuvent fragiliser les jeunes les plus vulnérables qui se retrouvent seuls face à ces images lorsque la médiation parentale est faible ou se limite à un simple interdit.
Mme Ludivine Demol, chercheuse-doctorante en sciences de l'information et de la communication à Paris 8. - Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, j'ai entamé en 2015 une thèse de doctorat sur la consommation pornographique des adolescentes. À ce titre, j'ai travaillé sur les différentes études sur la consommation pornographique des jeunes, sur les consommations culturelles des adolescents, et sur la manière dont ces consommations culturelles s'articulent dans la représentation et la construction de l'identité de genre, de la vie sexuelle et affective.
Mon travail porte donc sur les différentes consommations pornographiques, que des expériences de souffrance y soient associées ou non. Je me suis également penchée sur les discours de la sexualité entourant les jeunes, et en particulier les discours médiatiques sur les pornographies.
Ma thèse repose sur dix-huit entretiens qualitatifs avec des jeunes femmes de 18 à 25 ans pour comprendre avec elles l'articulation entre consommation pornographique et construction des représentations des sexualités et de leur identité de femmes. Je précise que toutes ne regardaient pas de la pornographie.
Avant même d'être confrontés à des contenus pornographiques, les jeunes ont déjà une idée, un avis, positif ou négatif, sur ce qu'ils vont voir. La majorité des contenus pornographiques vus par mes enquêtées étaient des contenus sexistes. L'une d'elles a déclaré que la pornographie n'avait fait que confirmer ce qu'elle savait déjà. En effet, avant la pornographie et dès le plus jeune âge, les jeunes baignent dans des discours sexistes présents dans les manuels scolaires et livres pour enfants, le cinéma, la musique, les vêtements, les jouets, la publicité, la littérature, la presse féminine. Les vagues #MeToo ont également mis en lumière des rapports sociaux sexistes n'épargnant aucune sphère : le cinéma, le journalisme, les grandes écoles, la médecine, la politique ou, plus récemment, la pornographie.
En d'autres termes, une production culturelle ou médiatique ne pouvant être séparée du contexte politique et social dans lequel elle est produite, le discours pornographique s'inscrit dans un continuum de discours majoritairement sexistes.
En définitive, mon travail de recherche confirme ce que d'autres études ont montré : les jeunes ont un avis, une grille du monde déjà modelée par les discours de la société - famille, école, pairs - avant même de voir de la pornographie.
Cela coïncide également avec les apports des sciences de l'information et de la communication montrant que les comportements en ligne ne sont pas différents des comportements hors ligne. Parmi mes enquêtées qui regardent de la pornographie féministe et alternative, cette consommation s'inscrit dans le prolongement de leurs idéaux politiques et féministes, c'est-à-dire prenant en compte les conditions de travail des travailleurs et travailleuses du sexe, mais également les représentations des sexualités à l'écran.
De la même façon que les discours de la pornographie sont imbriqués dans un système de discours sur la sexualité, ces discours sont perçus et traités comme un canal d'information du même niveau que l'école, la famille, les pairs, les autres productions culturelles et médiatiques ou les informations accessibles. Si les pornographies permettent aux jeunes de répondre à certaines de leurs questions, de fournir une nouvelle source d'information concernant la sexualité, ce n'est pas une source exclusive, mais bien complémentaire du reste de la société.
Si je devais résumer ces résultats, je dirais que les discours pornographiques sont tissés dans un ensemble de discours présentant déjà des rapports sociaux en majorité sexistes. On pourrait ajouter raciste, classiste, validiste, lgbtphobe, transphobe.
Les jeunes ont déjà un avis, une vision du monde modelée par ces discours.
Celles qui regardent des pornographies féministes ont une réflexion féministe parfois antérieure à la consommation de pornographies. Plus largement, les jeunes recherchent des contenus pouvant leur plaire ou répondant déjà à leur idée de la pornographie.
Les contenus pornographiques ne sont pas déclencheurs de représentations ou de comportements spécifiques, ce qui coïncide avec les nombreuses études sur la consommation pornographique qui ne parviennent pas à établir un rapport de causalité direct entre consommation pornographique et violences. Cette conclusion correspond aux apports théoriques indiquant qu'un média n'a pas d'effet direct et immédiat sur celui ou celle qui regarde, ou en tout cas pas sans prise en compte du contexte social et politique dans lequel le jeune vit et dans lequel le média est diffusé.
Les jeunes confrontés à la pornographie par accident sont assez rares. En majorité, les jeunes voient ce qu'ils cherchent ou acceptent de voir ce qu'on leur propose. Concernant celles et ceux qui ont vu de la pornographie par accident dans l'enfance, il apparaît qu'elles se rappellent peu des images vues, se souvenant surtout des réactions des adultes. Les sentiments de gêne et de honte exprimés par les adultes vont venir modeler leur représentation de la pornographie, voire de la sexualité : quelque chose de honteux dont il ne faut pas parler.
S'agissant des jeunes choqués par des images pornographiques, l'étude EU kids réalisée auprès de 25 000 enfants et leurs parents dans vingt-cinq pays indique qu'un quart des jeunes ont vu des images explicitement sexuelles, pas seulement pornographiques. Parmi ces jeunes, 4 % rapportent avoir été bouleversés par ces images. L'étude rapporte également que ces enfants bouleversés vivent majoritairement dans des contextes vulnérables, violents, avec une éducation et un rapport aux images difficiles. Un autre facteur favorise une réception bouleversante des pornographies, c'est l'impossibilité d'en parler en dehors de tout jugement avec un adulte de confiance et de confronter ce qu'il a vu avec quelqu'un d'autre.
En revanche, peu de jeunes qualifient leur expérience pornographique de positive. Ils vont plutôt l'imbriquer dans une découverte plus large de la sexualité.
Dans l'étude pornresearch menée par Smith, Backer et Attwood, les jeunes interrogés regardent des contenus pornographiques pour : se préparer à la sexualité ; découvrir des pratiques ; se masturber ; comme carburant du fantasme. Cette même étude indique que les jeunes font preuve de recul face à leur consommation de pornographie.
De façon plus spécifique, les pratiques et usages des jeunes face à la pornographie varient selon le genre et s'inscrivent dans une pratique genrée de découverte de la sexualité. Les garçons, pour être considérés comme des garçons, comme des hommes, doivent s'intéresser à la sexualité et à la pornographie. Ils découvrent les pornographies seuls ou en groupe, cette découverte faisant partie de la socialisation à la masculinité. Ils découvrent en général la pornographie et la masturbation de façon simultanée.
Les filles, deux fois sur trois, ont accès à la pornographie via un pair : frère, cousin, copain, petit copain. Les filles accèdent donc à la sexualité par l'autre, car la sexualité est pour elles l'expression du couple, alors que pour les garçons, c'est une expérience personnelle. Il apparaît qu'elles ont souvent eu au préalable accès à des productions culturelles mettant en scène des rapports sexuels (littérature, bande dessinée, fan fictions, true blood).
Malgré un accès technique quasi égal, l'accès social est restreint pour les filles, majoritairement à cause des identités de genre. L'accès restreint des filles à la pornographie s'explique par l'identité de genre - où les filles ne doivent pas s'intéresser à la sexualité - et par le discours médiatique présentant la pornographie comme l'unique endroit où l'image des femmes serait dégradée. Le sentiment de honte est de surcroît largement présent s'il y a une excitation devant un contenu pornographique.
L'investissement de la masturbation et de la consommation pornographique par les filles n'est pas forcément corrélé. C'est en tout cas plus tardif que les garçons.
En définitive, les politiques de lutte contre les violences sexistes et sexuelles ne doivent pas uniquement être tournées vers la pornographie. Elles doivent également inclure la prévention et l'apprentissage de la détection des situations de domination par l'âge, le genre ou le statut hiérarchique. En somme, il faut promouvoir une éducation critique aux images et, plus largement, aux représentations sexistes.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Nous allons maintenant nous intéresser à un autre aspect du sujet, avec des professionnels de la santé et experts en psychologie.
Mme Samia Bounouri, infirmière scolaire en Seine-Saint-Denis, secrétaire départementale du syndicat SNICS-FSU. - Madame la Présidente, je tiens à vous remercier, au nom de mon organisation syndicale, le SNICS-FSU, de votre invitation à participer à cette table ronde. Cette thématique, tout comme celle du harcèlement scolaire, pour laquelle le Sénat nous avait déjà auditionnés, est particulièrement importante, surtout avec le développement des réseaux sociaux et des nouveaux moyens de communication.
En préambule, je tiens à souligner que je traiterai et développerai plus particulièrement deux axes : les conséquences de la pornographie sur la santé mentale des jeunes et ses conséquences sur leur rapport au corps, à la sexualité et aux autres.
Il est important de souligner que c'est aussi bien lors de consultations infirmières à la demande que lors d'actions collectives de prévention menées au sein même des établissements scolaires que la parole se libère. Quand cette libération de la parole intervient, elle conduit par la suite à une demande très forte en consultations infirmières de ces jeunes, ce qui est rendu possible par la proximité immédiate des infirmières dans un de leurs principaux lieux de vie, avec la garantie du respect du secret professionnel, sauf en cas de faits relevant de la protection de l'enfance.
Nous pouvons observer lors de ces consultations infirmières individuelles ou de ces actions de prévention collectives que certains enfants et adolescents, à un âge où ils sont en pleine construction, peuvent présenter des symptomatologies variées, allant du traumatisme lié au fait qu'ils ne s'attendaient pas aux images visionnées, jusqu'à une chute des notes, des difficultés à se concentrer qui peuvent avoir un impact fort sur leur réussite scolaire.
Cela passe aussi parfois par du repli sur soi, de l'isolement, des troubles du sommeil, de l'alimentation, des obnubilations avec des scènes qui reviennent en flash-back à tout moment dans la journée et très souvent un important sentiment de culpabilité, de honte et de dégoût.
Les conséquences sont donc psychologiques comme physiques, quand les mots ne peuvent être mis sur ce qui est ressenti.
L'infirmière, par son analyse des situations et le diagnostic infirmier, peut questionner des passages fréquents pour céphalées, douleurs abdominales et nausées, autant de signes parfois révélateurs de mal-être chez les jeunes. Certains vont même jusqu'à se scarifier, tant les images qu'ils ont vues ont eu un impact sur leur psychisme.
Les jeunes concernés peuvent aussi présenter des troubles du comportement inhabituels : attitude agressive ou violente, mimétisme avec des situations vues sur les écrans, dessins à caractère sexuel sur des cahiers d'école, bruitages, par exemple des gémissements de femmes, insultes à caractère sexuel vulgaire dont ils ne comprennent parfois même pas le sens.
Pour un nombre non négligeable d'entre eux, ces visionnages vont provoquer des addictions, parfois prématurément, dès la sixième, les amenant à visionner plusieurs fois par jour des vidéos pornographiques pour ressentir une excitation, ou un besoin de masturbation.
Il y a une dissonance entre l'éducation reçue, les valeurs transmises de respect, d'altérité, d'attention, d'égalité homme-femme, de ce qu'ils imaginent de l'intimité et de la sexualité de leurs proches - et notamment de leurs parents - qui les interroge et ce qu'ils peuvent voir, qui est tout le contraire !
Quelles sont les conséquences pour ces enfants et adolescents en plein développement-construction ?
Pour ces jeunes, le rapport au corps, à la sexualité et aux autres est forcément affecté. On peut observer la peur de devenir adulte, des questionnements sur leur corps et leur normalité physique, par rapport aux acteurs dont ils voient les « performances » ou les orientations sexuelles.
Cette vision troublée de la sexualité et des relations provoque aussi des difficultés à se projeter dans une relation amoureuse à deux, avec la peur de ne pas être à la hauteur, de devoir reproduire ce qu'ils ont vu et qu'ils pensent être la norme. Cela peut passer par l'acceptation de certaines pratiques sexuelles de peur d'être quitté ou des représentations erronées du sexe opposé. Ils peuvent être surpris de découvrir qu'ils partagent des sentiments amoureux communs avec le sexe opposé.
On retrouve aussi des comportements hyper-sexualisés et inappropriés en rapport à leur âge : demande de « nude » et partage avec d'autres jeunes sans le consentement de la personne à l'origine de l'image. Nous constatons aussi des incitations en direction de plus jeunes à rechercher ou visionner ce type de vidéos ou des attouchements, voire des agressions sexuelles, parfois dans une même fratrie.
On peut aussi se demander jusqu'à quel point ce visionnage de vidéos pornographiques peut influencer par la banalisation et la désinhibition de certains jeunes « fragiles » qui se filment en plein acte sexuel pour diffusion via les réseaux sociaux ou autres. Nous nous interrogeons sur le lien entre cette banalisation et l'augmentation de la prostitution des mineurs.
Pour le SNICS-FSU, il n'est pas possible de laisser l'industrie de la pornographie faire l'éducation à la sexualité des jeunes mineurs, futurs citoyens de demain. Les valeurs véhiculées par la pornographie créent une norme dans la sexualité et construisent l'idée du plaisir et du désir sur la domination, en dissonance avec les valeurs de notre société, et avec des conséquences sur le bien-être des jeunes.
Il ne faut pas que la norme véhiculée aujourd'hui par l'industrie de la pornographie crée la norme de notre société !
Toute la communauté éducative est concernée et doit réfléchir aux actions communes à mettre en place dans le cadre des Comités d'éducation à la santé, à la citoyenneté et à l'environnement (CESCE).
Le travail de déconstruction et d'information sur ces pratiques que les infirmières de l'Éducation nationale réalisent lors de leurs interventions de prévention et d'éducation à la santé, tant sur le consentement, le plaisir mutuel, le sexisme, la contraception, la sexualité, la puberté que les relations amoureuses et le respect, est primordial.
Ce travail se mène en parallèle lors des entretiens individuels au cours des consultations infirmières. L'accompagnement de ces jeunes par l'écoute, la relation d'aide sans jugement contribue à les réassurer, en mettant des mots sur ce qu'ils peuvent vivre. C'est aussi la possibilité de les orienter vers des prises en charge, notamment psychologiques, quand elles sont nécessaires.
La décision de recours aux soins est souvent difficile et le travail mené au quotidien par les infirmières pour les aider dans l'acceptation peut prendre du temps, nécessite de la confiance et un travail en équipe associant les familles dès que les jeunes y sont prêts.
Le SNICS-FSU appelle donc au renforcement des consultations infirmières de premier recours au sein des établissements scolaires, et donc à des créations de postes infirmiers pour mener à bien toutes ces missions. Nous ne sommes actuellement que 7 700 infirmiers de l'Éducation nationale pour 62 000 sites scolaires et treize millions d'élèves !
Cela complexifie la charge de travail pour les infirmières de l'Éducation nationale, et entraîne une difficulté à couvrir et à doter les 62 000 structures scolaires en matière d'actions de prévention, de consultations infirmières individuelles et de possibilités de conseils techniques aux chefs d'établissement et aux équipes éducatives.
Le SNICS-FSU revendique aussi des formations initiales et continues permettant d'actualiser les connaissances en matière d'éducation à la santé et de conduite de projet. Cette problématique de manque de formation pourrait être réglée par la création du master Infirmier conseiller de santé (ICS), que nous revendiquons, et par la mise en oeuvre du Développement professionnel continu (DPC).
Je profite de la fin de cette intervention pour vous interpeller sur la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS) et la réintroduction de la décentralisation de la santé à l'école par le Sénat.
Pour le SNICS-FSU, c'est une erreur parce que la capacité à agir sur la santé des élèves doit rester de la responsabilité pleine et entière du ministre de l'éducation nationale. La décentralisation empêcherait les professionnels de santé d'agir au sein de la communauté éducative pour porter les projets de prévention, et surtout priverait les élèves de la consultation infirmière nécessaire pour libérer leur parole sur de nombreux sujets, mais aussi pour réduire les inégalités de santé.
C'est une erreur de confondre l'action des professionnels de santé et du ministre de l'éducation sur les déterminants de santé au service de la réussite scolaire des élèves avec le suivi de l'état de santé de la jeunesse. Rassembler tous les professionnels de santé qui ont en charge ces missions aboutirait à perdre leurs expertises respectives sans améliorer la réponse aux besoins.
Le SNICS-FSU se tient à votre disposition pour échanger sur sa position, qui est aussi celle de la quasi-totalité des infirmières de l'Éducation nationale, puisque 97 % de la profession est opposée à la décentralisation.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Au-delà de la confrontation des avis sur la décentralisation, sachez que nous sommes tout à fait conscients du manque dramatique de moyens de la médecine scolaire. Tant que ce problème ne sera pas réglé, de manière décentralisée ou centralisée, l'Éducation nationale ne remplira pas correctement ses missions en matière de santé publique et de prévention.
Mme Béatrice Copper-Royer, psychologue clinicienne spécialisée dans l'enfance et l'adolescence. - Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, vous l'avez compris, il n'a jamais été aussi facile pour les enfants et les adolescents d'avoir accès à des contenus pornographiques, de manière délibérée ou accidentelle. Deux tiers des enfants de 12 ans ont un téléphone portable et accès à Internet librement.
Quand l'exposition à des images pornographiques arrive tôt, avant 12 ans, elle est le plus souvent involontaire. Un jeune sur deux affirme être tombé dessus par hasard, en faisant une recherche ou en regardant l'ordinateur d'un frère ou d'une soeur, d'un cousin, plus âgé. Avant la puberté, ces images sont une effraction psychique qui les sidère, leur fait peur, parfois les fascine et les excite. Ils ne sont absolument pas préparés à voir ces images violentes, car les enfants n'ont aucune représentation psychique de la sexualité génitale des adultes et sont violemment agressés par ce qu'ils ont tout à coup sous les yeux.
Certains vont oser en parler à leurs parents, mais beaucoup ne vont pas le faire, se sentant en faute et ayant peur de se faire gronder. Ce silence, cette culpabilité et la prégnance des images qu'ils ont vues vont provoquer chez bon nombre d'entre eux des troubles anxieux, proches de ceux que l'on retrouve dans un syndrome de stress post-traumatique : troubles du sommeil, cauchemars, agitation, maux de ventre, de tête, crise d'angoisse. C'est en général ces symptômes qui intriguent et inquiètent les parents. Quand ils n'arrivent pas à élucider eux-mêmes l'origine de ce mal-être, ils consultent. Je reçois souvent des enfants, garçons ou filles, entre 8 et 11 ans, qui parviennent, avec du temps et de la patience, à se libérer de ce secret qui les angoisse.
Les plus grands, les adolescents, eux, ont rarement accès à la pornographie par hasard. Ils y vont par curiosité, par transgression, parce qu'ils pensent qu'ils vont en tirer un apprentissage utile ou tout simplement pour ne pas avoir l'air de bébés devant leurs copains. À cet âge-là, c'est très important de montrer que l'on sort de l'enfance. Ils y vont souvent avant d'avoir une sexualité active. Je pense moi aussi qu'ils ont peu de capacité de distanciation face aux images qu'ils voient.
C'est devenu banal de voir ces images. Pour autant, les effets peuvent être toxiques sur leur vision de la sexualité. En effet, la pornographie réduit comme peau de chagrin la part de rêverie, de fantasmes, de pensée, qui sont essentiels dans les rapports sexuels et amoureux. Elle réduit à néant la part de créativité personnelle pour imposer, via ces images animées et crues, des scénarios et des normes.
Le diktat des films pornographiques annihile toute forme de liberté dont auront besoin les adolescents pour construire leur propre sexualité.
Un autre effet pervers est que les adolescents abordent la sexualité sous l'angle de la performance, ce qui est évidemment angoissant et inhibant. La taille du sexe, par exemple, peut terriblement inquiéter les garçons, qui se sentent bien petits et risque de réactiver une angoisse de castration et un manque de confiance en eux. Face à ce qu'ils considèrent comme des exploits, ils ont peur de ne jamais être à la hauteur. L'idéal pornographique est tyrannique et angoissant.
Sans repères, ils ont du mal à remettre en cause les représentations de la sexualité que ces images véhiculent. Comme ils consomment ces images seuls, ils n'ont pas la possibilité d'être rassurés. Aucun discours adulte ne leur permet alors de mettre à distance les émotions liées à ces contenus. L'absence de parole autour des sensations et des représentations générées leur fait cruellement défaut.
Il semble que les filles sont moins friandes de ces images, mais elles en regardent quand même, pour faire plaisir à leur petit copain parfois, ou pour ne pas passer pour des imbéciles.
Ne craignant pas les paradoxes, celles qui dénoncent ces pratiques, qui souvent s'indignent à la suite des nombreux hashtags qui fleurissent sur Twitter ou d'autres réseaux, se croient obligées d'adopter certains codes pour être des partenaires averties et acceptables : épilation totale du pubis et pratiques en tout genre, fellation en tête.
Bien loin d'un échange égalitaire, d'une découverte partagée et respectueuse, d'une intimité complice, la pornographie leur renvoie une image violente de femmes dominées. Il y a incontestablement, via ces vidéos pornographiques, un renforcement des discours misogynes, une représentation caricaturale des stéréotypes de l'homme hyper viril et dominateur et de la femme soumise et consentante. Pour faire plaisir à sa petite copine, il faudrait lui taper sur les fesses et la tirer par les cheveux...
Il n'y a aucune place pour une dimension affective, ce qui renforce le risque pour eux d'agir de façon abrupte dans la réalité. Il n'y a aucune place non plus pour le consentement, dont il faut inlassablement leur rappeler l'importance.
Enfin, ces vidéos ont probablement comme dommage collatéral de banaliser l'image des corps dénudés. Nous voyons bien, à l'association e-Enfance, combien la pratique des « nudes » augmente de façon surdimensionnée, avec des effets pervers. Les garçons et les filles s'envoient maintenant le plus banalement du monde via Instagram ou Snapchat, des images d'eux nus, parfois dans des postures très impudiques. Les notions de pudeur et d'intimité y sont bien sûr totalement bafouées. Au-delà, ces photos qui, une fois postées, ne leur appartiennent plus, favorisent hélas le « revenge porn » et le cyber-sexisme, qui sont les nouvelles formes de violence dont font les frais tous ces jeunes connectés en permanence aux réseaux sociaux. En effet, ces images, une fois récupérées, circulent sur la toile et font l'objet de chantage et de menaces, avec parfois des conséquences dramatiques.
Pour terminer, je dirai que la pornographie est une réponse malsaine à une préoccupation saine. Les jeunes vont chercher ces images car ils ne trouvent pas les réponses ailleurs. Leurs parents sont très frileux et parlent peu de sexualité. Ils sont surpris quand ils réalisent que leurs enfants regardent ces vidéos, dans une forme de déni d'une réalité que pourtant ils connaissent. Les professeurs font ce qu'ils peuvent, mais les cours d'éducation sexuelle sont souvent réduits à une information sur les maladies sexuellement transmissibles, la contraception, le préservatif, ce qui n'est déjà pas si mal, mais pas suffisant.
Il faudrait pourtant que les adultes entendent qu'ils doivent faire contrepoids à cette vision violente et normative de la sexualité. Internet a considérablement appauvri la transmission intergénérationnelle. Pourtant, les parents, j'en suis persuadée, continuent d'avoir des valeurs à transmettre à leurs enfants sans crainte de passer pour des ringards : ils doivent rappeler l'importance de l'intimité, de la pudeur, du respect, de l'échange complice, du consentement bien sûr.
Enfin, je voudrais saluer le travail des productrices du programme « Sexotuto », Maïtena Biraben et Alexandra Crucq, qui, conscientes des effets toxiques de la pornographie sur les adolescents, proposent sous une forme assez ludique des vidéos qui viennent répondre de façon claire, sans tabou, mais jamais de façon vulgaire, aux questions que les adolescents se posent légitimement sur la sexualité.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Nous ne connaissions pas ce programme, et je vous remercie de nous en avoir parlé.
M. Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l'éducation et directeur du laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant au CNRS (LaPsyDÉ). - Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les Sénateurs, je vais avoir un positionnement un peu différent de celui des orateurs précédents puisque je ne travaille pas spécifiquement sur la problématique de l'exposition à la pornographie. Je suis spécialiste du développement cérébral de l'enfant et de l'adolescent, ce qui, je pense, a à voir avec le sujet qui nous réunit aujourd'hui.
Quand on parle d'éducation à la sexualité, on doit penser à l'éducation plus globale de l'enfant et de l'adolescent, ces images agissant bien sur un cerveau en développement. Cela peut expliquer qu'à différents âges ces images n'aient pas le même effet et que les motivations de ceux qui les regardent ne soient pas les mêmes.
Il faut savoir que nous sommes l'espèce du règne animal chez laquelle le cerveau se développe le plus longtemps. Notre cerveau est en développement pendant tout le temps de notre enfance et de notre adolescence cérébrale, qui se termine à 20 ou 25 ans, et non pas à 18 ans. La période de la très jeune enfance est une période de sensibilité extrêmement forte à l'environnement. On sait, par exemple, que des enfants qui se développent dans des milieux sociaux défavorisés voient leur courbe de croissance cérébrale diverger de celles d'enfants vivant dans des milieux favorisés, dès quatre mois après la naissance. Tel est le poids de l'environnement sur le développement cognitif et socio-émotionnel de l'enfant. La période de l'adolescence est une autre période de sensibilité extrêmement forte à l'environnement.
Quand on se pose la question de l'exposition à la pornographie, il faut avoir en tête qu'il y a deux types d'expositions : non voulue ou voulue. Cependant, même dans le cas d'une exposition voulue, c'est--dire même si l'adolescent a une motivation pour aller regarder ces images, se pose la question de la manière dont il recevra ces images et de l'impact que ce visionnage produit sur un cerveau en développement.
À l'adolescence, le système limbique, c'est-à-dire l'ensemble des noyaux enfouis au coeur de notre cerveau, impliqué dans notre réactivité émotionnelle, dans notre réseau de la récompense et dans notre recherche de plaisir, est extrêmement réactif. La croissance du système limbique va être beaucoup plus rapide que celle de notre cortex préfrontal, qui est impliqué précisément dans la régulation de l'activité de notre système limbique. À l'adolescence, le système limbique est beaucoup plus réactif et affecté par ce qu'il voit. À d'autres âges de la vie, il réagit de moins en moins fortement à la répétition d'une situation donnée. À l'adolescence, il réagit toujours de la même manière. Il n'y a pas d'habituation. Aussi, l'exposition répétée à des images choquantes produit à chaque fois la même réaction émotionnelle très forte, ce qui peut créer du traumatisme.
Peut-on pour autant dire qu'il y a une problématique de santé publique de ce point de vue là ? Je ne sais pas répondre à cette question car je ne dispose pas d'assez de données pour savoir quelle est la prévalence des traumatismes.
Nous savons que le cerveau des adolescents est plus vulnérable, mais nous ne savons pas exactement comment il réagit face à des images pornographiques.
Il y a aussi de nombreux interdits autour de la pornographie. On en parle peu et on l'étudie peu dans sa dimension neuropsychologique.
Nous savons par ailleurs que le cerveau des adolescents, dirigé par le système limbique, est beaucoup plus sensible à l'environnement social et au conformisme social : si mes camarades regardent de la pornographie, je serai tenté d'en regarder également.
Par conséquent, quand on pense la problématique de l'éducation à la sexualité, il faut expliciter ce qu'est ce cerveau en développement : quelles sont ses particularités ? Pourquoi est-il plus sensible à l'opinion des autres ? Pourquoi, de ce fait, est-il entraîné à prendre des décisions non optimales, qui échappent au libre arbitre ?
Le cerveau des adolescents prend plus de risques. Si ces derniers sont exposés à des contenus pornographiques dans lesquels les acteurs ne sont pas protégés, ils pensent non pas à l'éventualité d'une MST, mais plutôt à la recherche du plaisir grâce à une relation sexuelle. Car ils passent leur temps à faire l'évaluation du ratio coût-bénéfice, mais pas de la même façon que des adultes. Ils peuvent ainsi s'engager dans des fire challenges, dont ils connaissent très bien la dangerosité. Mais ils pensent recueillir ainsi un million de vues sur Youtube. Ils ne prennent pas leurs décisions comme nous-mêmes les prenons.
Par ailleurs, leur cortex préfrontal n'a pas toute la capacité de réévaluer la situation. Là est le véritable enjeu : les adolescents ont-ils la capacité de réévaluer ces images ? Peuvent-ils se dire que ce qu'ils voient ne relève pas de la réalité ? Peuvent-ils se rendre compte qu'ils ne sont plus dans la réalité ? Si tel est le cas, ils diminuent l'impact de ces images et le traumatisme qui peut survenir. C'est aussi par ce prisme qu'il faut aborder cette problématique.
La difficulté, c'est qu'il n'y a pas de système de valeur associé à la sexualité chez les adolescents, parce qu'on n'en parle pas suffisamment avec eux.
L'exposition à du contenu violent à l'adolescence n'a pas d'effet sur les comportements dans la vie réelle. On pourrait se dire que si c'est la même chose avec la sexualité, il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Sauf que, en matière de violence, il y a des normes associées, l'adolescent sait parfaitement qu'il ne peut pas tirer sur d'autres individus dans la vie réelle. En matière de sexualité, l'adolescent n'a pas forcément construit cet ensemble de normes, qui relèvent de l'intime et que les adultes n'abordent pas nécessairement avec les enfants. Se pose donc la question de la réévaluation de ce que l'adolescent observe.
Il convient de penser une éducation de ce point de vue. L'école doit être le lieu où l'on transmet de façon extrêmement explicite les normes de consentement. Ainsi, l'adolescent peut décider de regarder de la pornographie, mais avec un système de valeur associé, qui lui permet de réévaluer ce qu'il est en train de regarder. C'est absolument fondamental.
La question qui se pose est la suivante : quelle est la réalité du phénomène dans la population ? C'est une question ouverte, dont le prisme est psychologique. Or les psychologues sont en nombre insuffisant dans les établissements scolaires. Dans notre pays, il y a un psychologue de l'Éducation nationale pour 1 600 élèves. En Finlande, il y en a un pour 400 élèves.
Car si l'on pense qu'il y a des problématiques de traumatismes du fait de l'exposition à la pornographie, il faut que des professionnels de santé, des psychologues, s'en occupent.
Du point de vue du cerveau, il n'y a pas d'addiction à la pornographie. Il peut y avoir une utilisation excessive de l'exposition à la pornographie, mais il n'y a pas de transformation des récepteurs ou des neurotransmetteurs, qui ferait que les adolescents ne seraient plus en mesure de ne plus regarder de pornographie. De la même manière, il n'y a pas d'addiction aux écrans ou aux jeux vidéo. Il s'agit simplement d'un gaming disorder.
Enfin, tout cela appelle à se poser la question non seulement de l'éducation à la sexualité, mais aussi de l'éducation aux compétences socio-émotionnelles. Il faut que l'adolescent soit en mesure de comprendre ses émotions face à de tels contenus. Le poids de cette éducation ne peut porter uniquement sur les parents. L'école doit prendre en charge ce type d'éducation, ce qui remet en question nos programmes scolaires, qui doivent être évalués, car ils ne répondent plus aux grands enjeux du XXIe siècle. Il faut faire une place à l'éducation à la sexualité, mais aussi à toutes les compétences socio-émotionnelles, qui sont si importantes à l'adolescence.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Nous passons aux questions des rapporteures.
Nous avions peut-être des idées reçues, qui auront volé en éclats à l'écoute de vos propos.
Mme Laurence Cohen, co-rapporteure. - Je vous remercie, Mesdames, Monsieur, de vos propos liminaires. Finalement, j'ai peu de questions à vous poser.
Tout d'abord, vous avez insisté sur le nécessaire développement, chez les adolescents, d'une certaine grille de lecture des images qu'ils peuvent voir. Nous sommes aujourd'hui abreuvés d'images, et il y a malheureusement peu d'esprit critique en la matière et de remise en question de l'information, qui est reçue telle quelle.
Vous avez souligné le rôle des parents et le fait qu'il n'y a pas suffisamment de discussions avec les jeunes pour aborder ces questions.
Vous avez également évoqué le rôle de l'école, qui est défaillante, pour ce qui concerne les programmes, mais aussi, de manière générale, les moyens mis en oeuvre.
En tant que législateurs, nous rédigerons un rapport à la suite de nos auditions et formulerons un certain nombre de recommandations, lesquelles, je l'espère, seront suivies. Comment continuer à creuser les pistes que vous avez ouvertes ?
Ensuite, j'aimerais avoir plus d'explications s'agissant d'une absence d'addiction à la pornographie et aux jeux vidéo. Je vous le dis franchement, je suis dubitative en la matière. En effet, on a l'impression que, lorsque les jeunes sont exposés à des images pornographiques violentes, ils recherchent ensuite des images de plus en plus violentes. Cela fait penser à une addiction, dans la mesure où il s'agit d'éprouver des émotions de plus en plus fortes.
Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Mesdames, Monsieur, nous ne travaillons pas uniquement sur l'impact de la pornographie sur les mineurs. Notre délégation s'intéresse à l'ensemble de la pornographie, qu'il s'agisse des pratiques de son industrie, de ses contenus, de son rôle sur les adultes et de la place de la pornographie dans la culture du viol.
Il est important de le préciser, car les questions liées à la pornographie sont souvent abordées sous le seul angle des mineurs, comme si la pornographie ne posait problème à la société que dans la mesure où ces derniers y accèdent.
Je vous remercie de vos interventions, qui ont éclairci un bon nombre de choses, en particulier la question de l'articulation avec l'éducation à la sexualité et les compétences socio-émotionnelles.
Surtout, j'ai trouvé intéressants vos propos sur l'école, sur laquelle pèse désormais une charge incroyable. Mais l'éducation à la sexualité est la tâche de l'Éducation nationale. Il ne s'agit pas simplement de courir derrière les gamins qui ont déjà vu de la pornographie.
J'aime beaucoup l'idée selon laquelle la pornographie constituerait la réponse à des questions que les enfants ne trouvent pas ailleurs. Ainsi, les mineurs regarderaient de la pornographie pour chercher des informations qu'ils n'ont pas. On peut imaginer que des adultes qui regardent de la pornographie depuis dix ans disposent de toutes les connaissances requises. Pour autant, ils continuent de la regarder !
Je comprends les propos de M. Borst concernant l'absence d'addiction aux images pornographiques, du point de vue de l'effet sur les neurotransmetteurs.
Je vous remercie d'avoir parfaitement éclairé le rôle de l'école. Permettez-moi de vous le faire remarquer, si l'on dit toujours que l'école est défaillante pour ce qui concerne l'éducation à la sexualité, ne croyez pas que, pour les parents, le rôle de l'école en la matière soit un sujet consensuel. En effet, bon nombre de parents considèrent que l'éducation à la sexualité relève de la liberté éducative et non pas de l'école ou de la société. Il s'agit donc aussi d'un combat idéologique et pas uniquement de moyens. Bien sûr, il n'y a pas l'ombre d'un doute sur la nécessité de quadrupler le nombre des infirmières et des psychologues scolaires.
Mme Samia Bounouri. - Et des assistantes sociales !
Mme Laurence Rossignol, co-rapporteure. - Qui est légitime pour enseigner aux enfants ce qu'ils cherchent ailleurs ? C'est un combat idéologique.
Mme Béatrice Copper-Royer. - Vous avez tout à fait raison, un certain nombre de parents estiment que cette éducation ne passe pas par l'école. Il faut donc les alerter, en leur disant que leur éducation est essentielle. Je suis toujours surprise par la naïveté des parents que je rencontre, qui ne sont pas conscients de la dimension structurante de l'éducation à la sexualité.
Mme Alexandra Borchio Fontimp, co-rapporteure. - À la suite de vos propos, qui nous ont éclairés, j'aurai deux questions à vous poser.
Tout d'abord, j'ai lu dans Le Figaro une interview d'Ovidie, que la délégation a reçue hier, où elle évoque les vidéos de bondage, domination et sadomasochisme (BDSM), très regardées par de jeunes femmes, promptes à intégrer des pratiques de soumissions. Y voyez-vous un paradoxe avec le fait que la parole des femmes semble se libérer ?
L'éducation sexuelle est au programme de la classe de quatrième, comme c'était déjà le cas à mon époque. La pornographie en est bien évidemment absente.
Selon moi, il faut aborder ces questions à l'école. Je comprends, bien sûr, que certains enseignants n'aient pas envie d'évoquer le sujet. On peut alors faire appel à des spécialistes. En parler à l'école peut permettre ensuite d'en parler à la maison. On ne peut bien sûr pas aller dans chaque famille pour sensibiliser chaque parent.
Il faut oser dire les choses. Moins on en dit et plus c'est fait en catimini. La plupart des adolescents ayant recours à la pornographie sont attirés par l'aspect interdit d'une telle pratique.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - J'aurai une dernière interrogation. L'une d'entre vous a dit que la pornographie était une réponse malsaine à une question saine. Pensez-vous que la pornographie soit systématiquement malsaine ?
Mme Béatrice Copper-Royer. - Je pense effectivement qu'il s'agit d'une réponse malsaine à une préoccupation saine. La sexualité est au coeur des préoccupations des adolescents. Il est dommage que leurs sources d'informations se réduisent à ces images. Il en existe de meilleures !
Mme Samia Bounouri. - S'agissant de l'évolution des programmes et de la place des actions de prévention, les infirmières de l'Éducation nationale ont évolué. Elles interviennent désormais dès l'école élémentaire et poursuivent leurs actions au cours de la puberté, au collège et au lycée. Les thèmes sont divers : Internet et ses dangers, le consentement, etc.
Toutefois, elles sont chargées de plusieurs établissements. Des moyens plus importants permettraient, bien évidemment, un suivi plus pertinent et plus régulier.
Mme Sophie Jehel. - Je suis d'accord avec le développement de grilles de lecture concernant les images. Selon moi, les enseignants souffrent d'un déficit de formation en la matière, par manque de moyens.
J'approuve la thèse continuiste. Il y a du sexisme ou de l'hyper-sexualisation dans des émissions de téléréalité : on peut développer des grilles d'analyse en matière de domination et de représentation stéréotypée des femmes.
Pour autant, la pornographie opère une rupture radicale, à savoir la promesse d'accéder à une impunité. Il y a donc là une transgression dans l'objet lui-même.
Je n'ai jamais entendu parler de pornographie éthique par les adolescents. Ils finissent par trouver banales des choses normales dans la pornographie, comme la sexualité à plusieurs, le fait qu'une femme se retrouve face à quatre ou cinq hommes. Je ne dis pas que la pornographie éthique n'existe pas. Peut-être est-ce de l'ordre du cinéma et d'un propos cinématographique ?
Dire que la pornographie est utile ou nécessaire parce que les jeunes cherchent une information, ce n'est pas la manière dont je vois les choses. Nous avons pu nous former au sentiment amoureux et aux relations hétérosexuelles ou homosexuelles avec des représentations qui n'étaient pas nécessairement pornographiques.
L'éducation à la sexualité engendre des réticences. Les enseignants sont parfois menacés s'ils proposent une grille de lecture susceptible de remettre en cause certaines représentations idéologiques ou religieuses. Pour ma part, je ne pensais pas que j'allais me retrouver face à des jeunes filles de 15 à 17 ans me disant qu'elles étaient des enfants et que cela ne les intéressait pas ! Elles avaient peur que cela puisse abîmer leur réputation.
Pour que l'école puisse aborder les questions sensibles, en construisant des espaces apaisés, des moyens importants sont nécessaires.
M. Grégoire Borst. - Pour ce qui concerne l'addiction, je maintiens ce que j'ai dit. En effet, l'addiction se définit par un tableau clinique très spécifique, qui ne correspond pas à ce qu'on observe pour les écrans, les jeux vidéo ou la pornographie. L'addiction se définit également par un retrait social et un certain nombre d'autres symptômes psychologiques. Surtout, elle doit produire une modification du fonctionnement cérébral.
Par ailleurs, je n'ai suggéré en aucun cas que les adolescents savaient ce qu'était la pornographie éthique. J'ai dit simplement, et je n'ai aucun jugement de valeur sur ce point, que certaines personnes disent faire de la pornographie éthique.
En outre, nous manquons, selon moi, d'outils pour évaluer réellement, à l'échelle d'une classe d'âge complète sur l'ensemble de l'adolescence, cette problématique. Notre vision est parcellaire. Quand je fais une étude sur 1 000 adolescents de 14 à 15 ans, je ne sais pas si je peux généraliser à d'autres adolescents âgés de 16 à dix-sept ans. C'est toute la limite de nos études. Il ne s'agit pas uniquement d'enquêtes d'usages, il faut également découvrir ce que cela produit d'un point de vue psychologique.
Il y a donc un enjeu à financer de la recherche sur ces questions. Avons-nous un problème de santé publique à cet égard ? Comment pouvons-nous y répondre, sans nous en tenir aux compétences scolaires ?
J'en viens à la question de l'esprit critique. Nous sommes aujourd'hui dans une société qui s'est totalement transformée du fait de l'émergence du numérique. Cela soulève bien évidemment des enjeux phénoménaux, dont l'évaluation de l'information, qui n'est pas, à l'heure actuelle, satisfaisante. L'enseignement moral et civique (EMC) et l'éducation aux médias et à l'information (EMI) ne produisent pas un développement important de l'esprit critique.
En sixième, les deux tiers des élèves ont un portable. Or ils sont incapables de discerner les vraies et les fausses informations. Il convient donc de ne pas dissocier la problématique de l'accès à la pornographie de la problématique globale de l'accès à l'information et de l'évaluation de l'information. Cela demande de repenser en profondeur notre système éducatif ! L'EMC et l'EMI doivent intervenir beaucoup plus tôt, et dans le cadre d'une progressivité.
Il est en effet frappant de constater que c'est seulement en quatrième qu'on parle de sexualité. C'est aussi la première année où ils entendent parler de leur cerveau. C'est un paradoxe, puisqu'ils entraînent tous les jours, en classe, cet organe. Si nous étions logiques, il faudrait commencer à leur parler de leur cerveau en maternelle.
Une telle situation nous empêche de penser une problématique plus large que l'éducation à la sexualité, à savoir une problématique d'évaluation de l'information et de développement des compétences socio-émotionnelles. En cela, nous pourrons contourner le rôle des parents. Les notions de consentement, de tolérance, de respect de la sexualité des autres relèvent de compétences socio-émotionnelles, qui ne sont pas propres à la sexualité.
La problématique de la coéducation se pose dans tous les domaines. Elle interroge in fine la forme scolaire, en particulier les temps d'apprentissage de l'enfant. Peut-être le périscolaire et l'extrascolaire peuvent-ils être des lieux où l'on interroge ce type de compétences ?
Mme Ludivine Demol. - Au cours de ces échanges, deux à trois axes majeurs sont apparus.
Le premier concerne la protection de l'enfance : il s'agit d'éviter le traumatisme d'enfants devant des contenus pornographiques. Pour autant, nous ne connaissons pas la prévalence de ces traumatismes au regard de la diversité des consommations pornographiques chez les jeunes.
Le deuxième est lié à la représentation des sexualités, majoritairement sexistes. Je le rappelle, les violences sexistes et sexuelles existaient bien avant les années 2000 et l'avènement d'Internet. On en entend davantage parler aujourd'hui, grâce à des avancées féministes comme #MeToo, ainsi qu'au travail des activistes et associations féministes. Les rapports socio-sexistes sont présents dans l'ensemble de la société, j'insiste sur ce point. Ainsi, dans Stars Wars, au moment où le héros veut embrasser la princesse, elle refuse. Finalement, il l'embrasse et elle accepte ce baiser. C'est une image d'agression sexuelle, qui fait la promesse d'une sexualité facilement accessible pour les hommes à partir du moment où ils insistent un peu. J'évoquerai également les contes de fées, où la princesse échange son coeur et son corps en échange du courage et de la force du chevalier.
On le voit bien, la question concerne plus généralement la construction des identités de genre et la manière dont les jeunes femmes et les jeunes hommes sont amenés à la sexualité.
Enfin, quelles pistes pourraient-elles être retenues pour aider les jeunes à mieux appréhender les images pornographiques ? À mes yeux, il faut construire un travail sur toutes les images, qu'elles apparaissent sur Internet ou à la télévision, et sur la musique. Le comportement sexiste ne doit pas être réduit à la simple pornographie.
Nous avons aussi besoin d'espaces de parole non jugeants. Les jeunes se déclarant addicts à la pornographie dénoncent une absence d'espaces de discussion, de réflexion et de confrontation. J'ai appris auprès de ces jeunes que la pornographie ne les menait pas vers des situations de violence ou de souffrance, car ils étaient déjà dans des situations de vulnérabilité et de conflit. La consommation massive de pornographie venait répondre à une demande d'évasion et de recherche de plaisir immédiat.
Pour ce qui concerne l'école, je vous rappelle que la loi Aubry préconise trois séances d'éducation à la sexualité, du primaire au lycée. Tel n'est pas le cas aujourd'hui. Les élèves doivent s'estimer heureux s'ils reçoivent une ou deux séances au cours de leur scolarité. Il faut donc des moyens financiers, ainsi que du personnel formé, simplement pour appliquer la loi.
Je rejoins M. Borst s'agissant de l'apprentissage des compétences socio-émotionnelles, qui concernent surtout les rapports sociaux entre les femmes et les hommes. Cela nécessite la transmission d'outils d'apprentissage des situations de domination.
Il convient également de financer des études. Pour ma part, je fais une thèse sur ces sujets et je touche le revenu de solidarité active (RSA). Nous sommes plusieurs à travailler sur les violences sexistes et sexuelles, ainsi que sur les questions d'identité et de genre et à ne pas être financés.
Mme Victoire Jasmin. - Ancienne cadre de santé, j'ai été présidente d'une fédération de parents d'élèves en Guadeloupe, voilà une quinzaine d'années. À l'époque, l'interdiction des portables était inscrite dans les règlements intérieurs des établissements. Tel n'est plus le cas aujourd'hui.
Se posaient alors essentiellement des problèmes de grossesse précoce. Nous avions mis en place dans le cadre du plan régional de santé publique un certain nombre d'actions de prévention. Nous nous sommes très vite rendu compte qu'il convenait également de prévoir des actions à destination des parents d'élèves.
Il faut en être conscients, les parents sont démunis, car ces questions sont taboues pour nombre d'entre eux. Il convient de les impliquer davantage dans l'éducation sexuelle de leurs enfants. Sinon, les enfants seront toujours à la recherche d'informations que les parents ne réussissent pas à leur transmettre.
Les garçons vivent très mal la confrontation à la pornographie, qui leur enjoint de réaliser des performances. Cela crée des problèmes de violence, en particulier de violence conjugale.
Pour ma part, j'étais convaincue qu'il existait une véritable addiction à la pornographie. Vous avez répondu sur ce point, Monsieur Borst, et je vous en remercie.
Mme Samia Bounouri. - Les jeunes le soulignent eux-mêmes, il est essentiel d'en revenir à des valeurs simples. Ils ont des représentations du sexe opposé liées aux images qu'ils ont visionnées. Mais lorsqu'on discute de sentiment, d'émotion ou de ressenti, ils se rendent compte que les garçons et les filles partagent les mêmes aspirations.
Il est également important de maintenir un travail de déconstruction. Lorsque ce sont des associations qui interviennent, elles repartent ensuite, alors que les adolescents ont besoin de réponses immédiates. Ainsi, lorsqu'on les envoie, par exemple, au Planning familial, les choses traînent en longueur. Il est donc important de maintenir, dans les établissements scolaires, des professionnels de santé, qui pourront répondre rapidement voire immédiatement aux questionnements des jeunes.
Mme Annick Billon, présidente, co-rapporteure. - Je vous remercie toutes et tous de vos interventions, qui se sont avérées complémentaires, qu'il s'agisse des aspects neurologiques, psychologiques ou sociaux.
Pour apporter une bonne réponse à une problématique, il faut d'abord bien la connaître. Nous avons compris que les images pornographiques ont des répercussions différentes en fonction de l'âge auquel on y est confronté. Elles n'attirent pas non plus de la même manière les garçons et les filles. Cela est probablement dû au fait qu'elles continuent de véhiculer des images sexistes, dans lesquelles la femme est soumise et l'homme extrêmement puissant et viril.
Le volet de l'accès des mineurs à la pornographie est l'un des aspects que nous souhaitons voir avancer. Si le secteur de la pornographie soulève des problèmes très divers, il génère également énormément d'argent, à hauteur de près de 100 milliards de dollars.