Mardi 15 mars 2022
- Présidence de M. Guillaume Chevrollier, président -
La réunion est ouverte à 16 h.
Audition de Mme Laurie Marrauld, enseignante-chercheuse à l'École des hautes études en santé publique, sur le rapport, publié par The Shift Project, intitulé « Décarboner la santé pour soigner durablement »
M. Guillaume Chevrollier, président. - Madame Laurie Marrauld, vous êtes actuellement maîtresse de conférences à l'École des hautes études en santé publique (EHESP) spécialisée sur la question des usages des technologies numériques en santé. Docteure en sciences de gestion, après votre thèse à Télécom Paris, vous avez intégré l'École Centrale de Paris et l'École Polytechnique en tant que post-doctorante.
Nous vous auditionnons, car vous avez initié en 2019 au sein du think tank The Shift Project un travail sur le système de santé, le climat et l'énergie, complété par votre participation au groupe de travail ministériel sur le « développement durable et la sobriété numérique » en santé. Nous avons d'ailleurs déjà collaboré avec The Shift Project sur l'empreinte du numérique. Ce rapport est l'un des volets du Plan de transformation de l'économie française (PTEF), lequel vise à proposer des solutions pragmatiques pour décarboner l'économie en favorisant la résilience et l'emploi.
L'un des étonnements de la mission d'information est que l'administration n'ait pas réalisé elle-même l'exercice prospectif que vous allez nous présenter. Pourquoi, à votre avis, l'État, qui dispose d'outils de prospective, comme France Stratégie, ne l'a-t-il pas fait ?
Après votre propos liminaire, je vous poserai des questions, de même que les autres sénateurs qui participent, partiellement en visioconférence, compte tenu des circonstances sanitaires, à cette audition.
Mme Laurie Marrauld, enseignante-chercheuse à l'École des hautes études en santé publique. - Je suis venue vous présenter les résultats d'un premier rapport sur la décarbonation de la santé en France. The Shift Project est une association reconnue d'utilité générale qui travaille à la décarbonation de l'économie. Elle est soutenue par The Shifters, un ensemble de 15 000 bénévoles.
Nous avons lancé le Plan de transformation de l'économie française (PTEF), un projet visant à explorer les possibilités de décarbonation dans une quinzaine de secteurs de l'économie de notre pays. Il propose un outil de planification et permet des rebouclages, ou des compensations, entre les différents secteurs concernés.
Le secteur de la santé est doublement exposé au changement climatique : on connaît les effets de celui-ci sur la santé des individus, mais le fonctionnement de ces activités emporte également des conséquences sur le climat et sur l'environnement. Il est économiquement très important, rassemblant 2,5 millions d'actifs, et porte un enjeu de résilience très puissant, assorti d'une nécessité de continuité de service sans égale. Ses agents ont enfin un très fort devoir d'exemplarité, au point que ce domaine apparaît comme un levier permettant de sensibiliser la population aux enjeux de santé environnementale et à l'environnement en général. Ainsi, parmi les dix articles scientifiques concernant le climat les plus relayés en 2021, le premier concernait les conséquences du changement climatique sur la santé.
Nous connaissons les expositions du secteur : les maladies à transmission vectorielle - évoquées par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) -, l'augmentation des événements extrêmes et ses conséquences sur l'agriculture ainsi que sur les migrations et les déstabilisations politiques, l'accroissement des maladies chroniques ainsi que des problèmes de santé mentale associés. Santé publique France a classé et étudié ces effets, lesquels vont s'accroître et mener à une augmentation de la pression sur les services de santé. La réponse logique à ces problèmes est un accroissement des prises en charge, soit une consommation accrue de ressources, qui emporterait également des conséquences, notamment en termes de libération de carbone, que nous cherchons à calculer. Notre périmètre d'étude est l'ensemble du parcours de santé du patient, en incluant les intrants externes, issus, par exemple, de l'industrie pharmaceutique ou des transports. Nous avons, en revanche, exclu de l'étude ce qui relève de l'assurance maladie et des instances de régulations, qui est pris en compte dans un autre rapport, concernant l'administration publique.
S'agissant de la méthodologie, certaines de nos données proviennent du terrain, nous en sommes donc sûrs, d'autres sont top down et correspondent à des équivalences calculées à partir des chiffres d'affaires. Ces dernières données sont plus floues et nous ne sommes pas assurés de leur fiabilité.
Nos résultats indiquent que le secteur émet 45 millions de tonnes d'équivalent CO2 et son empreinte devrait atteindre entre 6 et 8 % du total national. Plus de 80 % des émissions sont indirectes et l'achat de médicaments et de dispositifs médicaux compte pour 30 % à 50 %. Par rapport à nos premières estimations, une part plus importante des émissions reste entre les mains des acteurs, c'est plutôt une bonne nouvelle. Nous nous étions appuyés sur la base nationale établie par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), mais celle-ci contient des erreurs. Une partie de nos résultats est donc incertaine, mais les médicaments et les dispositifs représentent bien la majorité des impacts, avant les déplacements et la consommation directe ; suivent les immobilisations, l'alimentation et enfin certains postes, très visibles, mais minoritaires, comme le retraitement des déchets.
Face à ce diagnostic, nous avons proposé une feuille de route de décarbonation contenant trente mesures et certains prérequis. Aujourd'hui, les établissements de plus de 250 salariés dans le public - 500 dans le privé - doivent réaliser leur bilan de gaz à effet de serre, mais peu d'entre eux le font et ces bilans ne prennent en compte que les deux premiers scopes d'émissions, soit entre 15 % et 20 % de l'ensemble des émissions.
Ensuite, nous avons besoin de visibilité sur les analyses de cycle de vie des médicaments et des dispositifs médicaux, qui restent opaques.
Les besoins de formation de tous les acteurs, soignants ou non soignants, aux enjeux environnementaux auxquels ils vont devoir faire face, en termes d'atténuation de l'empreinte, mais aussi d'adaptation, sont importants. Nous sommes en effet embarqués dans un scénario à plus 2 degrés, emportant des modifications environnementales qui se ressentiront dans la gestion sanitaire.
Nous avons préconisé des mesures transversales, comme un système d'écoscore ou la prise en compte du carbone dans les projets de recherche.
Enfin, nous défendons, après le diagnostic, des évolutions spécifiques poste par poste, appuyées sur des évolutions quantitatives comme qualitatives permettant de calculer le carbone évité. Nous avons projeté les émissions à 2050 si rien ne change au rythme de l'augmentation de la population. Nous avons ainsi mesuré l'impact des transports, important, car l'on bouge beaucoup dans le monde sanitaire et l'on transporte beaucoup de patients.
Le poste « énergie » reprend les recommandations nationales.
S'agissant du bâti, la tâche est particulièrement complexe : certains bâtiments sont anciens, parfois classés, d'autres, qui sont plus récents, ont été tellement optimisés qu'il est difficile de trouver de la place pour ajouter de l'isolant. Ces questions techniques requièrent donc encore de la réflexion.
En matière d'alimentation, nous préconisons un approvisionnement moins carné, plus local et de saison, mais ce n'est pas toujours facile, car c'est trop cher, même quand c'est déjà prévu par la loi.
Ensuite, nous proposons l'interdiction de certains gaz anesthésiants, avec le soutien de la société française d'anesthésistes-réanimateurs et la mise en place de dispositifs médicaux réutilisables.
Sur les achats spécifiques au secteur, nous avons fait une projection en proposant des méthodes pour en diminuer l'impact. On pourrait ainsi conditionner la délivrance de l'autorisation de mise sur le marché ou du marquage CE à la publication du contenu carbone ; mettre en place une politique d'achat durable et responsable, en diminuant, par exemple, le recours aux dispositifs médicaux quand c'est possible, en pratiquant le juste recours aux soins et aux médicaments ; enfin, relocaliser une partie de la production. Après discussion avec des acteurs, nous savons qu'il existe des pistes en la matière.
Est-il pour autant suffisant de décarboner l'existant ? Non : en mettant en place toutes ces mesures, il manque 30 % de diminution d'émissions, qu'il faut chercher ailleurs. Nous devons donc aller vers un modèle de santé plus soutenable, résilient et sobre, susceptible de garantir la santé des populations en maîtrisant le besoin en service de santé. Ce modèle doit être plus préventif, appuyé sur des politiques transsectorielles favorables à la santé et à l'environnement. Nous disposons aujourd'hui d'exemples de cobénéfices très forts entre santé et climat, nous sommes donc capables de développer ce type de politiques.
Une double dynamique est nécessaire pour cela. Tout d'abord, une transformation des pratiques sur le terrain s'impose, mais les acteurs motivés sont parfois un peu isolés et les modèles de financement peuvent avoir un effet bloquant. Nous souhaitons donc la mise en place d'incitations plus fortes ainsi que d'une tarification plus axée sur ces questions et moins sur les actes.
Ensuite, le système actuel est polluant, dépendant en matière d'énergie avec des possibilités de pénurie, il emporte des risques pour la santé et est sans doute trop focalisé sur le curatif. À notre sens, le développement durable n'est pas assez réglementé en raison d'une implication insuffisante des gouvernements et des lobbies, les formations et les actions de sensibilisation dont il est l'objet sont insuffisantes, probablement en raison d'un manque de données. En outre, le système de réglementation n'est pas assez efficace et les contrôles à ce sujet sont insuffisants. Il manque, pour tout cela, une gouvernance ministérielle identifiée de cette question de la décarbonation de la santé.
Nous souhaitons maîtriser les besoins en énergie grâce à un système décarboné et résilient offrant plus d'autonomie et une meilleure capacité d'adaptation aux évolutions environnementales, moins de pollution, un système préventif plus fort appuyé sur une éthique du développement durable. Cela nécessite plus de réglementations et une forte sensibilisation des acteurs assortie d'une formation initiale et continue. Enfin, le système réglementaire devra être plus effectif grâce à une gouvernance mieux identifiée et capable de poser les jalons de cette politique.
Pour conclure, initié à partir d'une déclaration de l'Organisation mondiale de la santé de 2017 concernant les stratégies de décarbonation et de résilience du système de santé, déclinée par la Banque mondiale à destination des pays en voie de développement, un engagement sur ce sujet a été pris à la COP 26 de Glasgow en novembre 2021 par une cinquantaine de pays, dont les États-Unis et la Grande-Bretagne, mais la France ne l'a pas signé.
M. Guillaume Chevrollier, président. - Vous n'avez pas évoqué la télémédecine, laquelle constitue pourtant un des liens entre numérique et santé. Quel rôle cette technique pourrait-elle jouer ?
Mme Laurie Marrauld. - La télémédecine est intéressante à beaucoup de titres ; elle ne recouvre pas seulement la téléconsultation, mais aussi la téléexpertise, la télésurveillance, la téléassistance, le télésoin, etc. On ne sait pas si elle va effectivement conduire à diminuer l'impact global du secteur de la santé ou engendrer de nouveaux besoins. Dans certains cas, elle est très utile pour limiter les déplacements. Beaucoup pensaient qu'elle permettrait de lutter contre les inégalités d'accès aux soins, mais aujourd'hui, elle est beaucoup plus utilisée dans les grandes villes que dans les déserts médicaux. Il est donc difficile de faire valoir une opinion scientifique tranchée sur cette question.
Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Les médicaments constituent un gros poste d'émissions. Nous nous sommes demandé si nous pouvions être indépendants dans ce domaine. Selon vous, est-ce possible, au moins au niveau européen ? Quelles sont les ressources nécessaires ?
Mme Laurie Marrauld. - Tout le monde sait et peut produire de l'aspirine ou du paracétamol ; en revanche, le propofol, que l'on utilise pour endormir les patients covid intubés, est plus difficile à fabriquer, car cela requiert du glycérol en quantités précises, issu de laboratoires très spécifiques. Se pose également un problème de ressources : le glycérol est un sous-produit des biocarburants, dont la production a baissé pendant la pandémie. En fonction des molécules, les besoins diffèrent, avec des exigences industrielles spécifiques, cela doit être pensé au cas par cas. Pour le moment, nous ne disposons pas de cette capacité industrielle. Les spécialités sont nombreuses et le nombre de ruptures a doublé.
La production en elle-même nécessite de l'énergie et des matières premières, dont certaines sont des sous-produits d'autres productions.
Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Les déplacements constituent un autre poste important d'émissions de carbone. Ne peut-on pas envisager qu'un maillage plus serré limite les déplacements et serait plus efficace qu'une réduction des émissions des transports ?
Mme Laurie Marrauld. - C'est une autre vision du problème, qui implique que l'on puisse placer les personnes ici ou là sur le territoire. En outre, certains suivis se font très bien en distanciel. L'idéal serait, bien sûr, que les soins primaires soient très bien organisés et répartis, mais nous n'avons pas analysé ainsi le problème des transports.
Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Le secteur de la santé provoque beaucoup de pollution en dehors des émissions de carbone, à travers, par exemple, les perturbateurs endocriniens. Avez-vous étudié cela ?
Nous cherchons à savoir si notre système de protection social peut être plus résilient. Partagez-vous l'idée selon laquelle la mise en place de politiques générales de prévention pourrait constituer une piste ? Les médicaments et les transports émettent beaucoup de CO2, mais il s'agit déjà de processus curatifs. Ne peut-on pas modifier la gestion en faveur du préventif ? Quel rôle la sécurité sociale pourrait-elle jouer en la matière ?
Mme Laurie Marrauld. - Nous pourrions, par exemple, tarifer la déprescription !
En effet, le secteur de la santé est un gros pollueur, outre le CO2. Un papier récent évaluait la limite planétaire constituée par les nouvelles entités chimiques et plastiques et révélait un dépassement très important, dans lequel le secteur de la santé est très impliqué, car il utilise beaucoup de plastiques à usage unique, par exemple. Nous n'avons pas calculé ces pollutions, ce n'est pas notre spécialité, mais la question du carbone touche aussi à cela à travers les achats et les déchets et nos propositions ne font pas augmenter les autres formes de pollution, bien au contraire.
S'agissant des politiques de prévention, nous tentons de les encourager en faisant intervenir des personnes qualifiées dans le financement des hôpitaux. Avec elles, nous réfléchissons à une logique visant à valoriser la déprescription et des pratiques plus sobres et vertueuses. Les acteurs du système de santé s'en rendent compte : il faut arrêter de réaliser certains actes peu utiles et réfléchir à la pratique même de la médecine.
Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Pourquoi la France n'a-t-elle pas signé le volet santé de la COP 26 ?
Mme Laurie Marrauld. - Il semble que cela serait en cours. Jusqu'à récemment, ce sujet n'était pas considéré comme majeur, alors qu'il est stratégique, car il s'agit de rendre le système de santé plus autonome et plus résilient. Le double effet écologique et stratégique commence toutefois à être intégré.
M. Éric Gold. - Nous avons adopté il y a peu une proposition de loi visant à réduire l'empreinte environnementale du numérique en France. Nous parlons aujourd'hui de téléconsultation, mais s'agit-il vraiment d'un outil pour demain, ou simplement d'un moyen d'attendre que l'ouverture du numerus clausus produise ses effets ?
Nous avons également débattu d'une loi visant à démocratiser le sport en France, qui prévoit l'augmentation des activités physiques adaptées. L'intégration du sport santé dans le système n'est-elle pas un bon moyen de soigner de manière durable ?
Mme Laurie Marrauld. - La téléconsultation a été pratique en situation de pandémie. Est-ce pour autant un moyen durable ? Cela dépend des situations. C'est le cas pour certaines personnes, mais ce n'est pas réplicable de façon permanente à l'ensemble de la population. Avec plus de médecins à disposition, les cartes pourraient être en effet en partie redistribuées. Les déplacements de patients fragiles, qui seront de plus en plus nombreux, étant particulièrement difficiles, cela peut être pertinent, mais je suis prudente quant à la possibilité de substitution des consultations classiques.
La prescription de l'activité physique adaptée est une très bonne chose, mais il faut prendre en compte les difficultés d'accès, car tout le monde n'est pas égal face à la possibilité de faire du sport. En appui de chimiothérapies, par exemple, cela fonctionne très bien. Les prescriptions de sport, qui sont donc non médicamenteuses, constituent une évolution très positive. Je connais ainsi des pédiatres qui prescrivent du sport et moins de temps d'écran.
M. Guillaume Gontard. - Nous disposons d'un système territorial de santé centralisé, qui a été vendu comme plus performant. Cela a-t-il été évalué en termes d'impact carbone comme de renoncement aux soins ? Cette orientation est encore très présente, son impact est-il évalué ?
Mme Laurie Marrauld. - Nous ne l'avons pas fait, mais ceux qui ont mis en place les groupements hospitaliers de territoire (GHT) ne l'ont probablement pas fait non plus, car leur logique était d'abord économique. Ce n'est probablement pas le système le plus sobre, en effet. Il serait, certes, intéressant de faire la comparaison, mais les GHT sont déjà là, il faut plutôt partir de l'existant et chercher à adapter la situation présente.
Vous aviez posé par écrit beaucoup de questions sur l'alimentation, préoccupation que j'avais trouvée très intéressante.
Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Une de nos propositions est en effet de favoriser l'alimentation en produits bio locaux, pour accélérer la transition agricole et limiter les effets d'une mauvaise alimentation. Cela fait partie des dispositifs que nous souhaiterions voir appliquer rapidement.
Mme Laurie Marrauld. - Une compagnie d'assurance allemande, Geisinger, a testé aux États-Unis des fresh food pharmacies et les études ont montré que cette mesure était plus efficace que certains traitements médicamenteux. L'assurance prend en charge une partie du panier alimentaire, mais il est très orienté vers le traitement de certaines pathologies. Cela démontre l'importance d'un accompagnement.
Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Nous réfléchissons, quant à nous, à mettre en place un moyen de conventionner et labelliser certains produits. Merci beaucoup pour votre intervention.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 50.