Mardi 8 mars 2022
- Présidence de MM. François-Noël Buffet, président de la commission des lois, et Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 17 heures.
Guerre en Ukraine et accueil des réfugiés - Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Monsieur le ministre, nous vous accueillons aujourd'hui, dans le cadre d'une audition commune avec la commission des affaires européennes, pour évoquer le conflit en Ukraine et plus particulièrement ses conséquences en matière de migrations et d'asile. Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct.
Près de deux semaines après l'entrée de l'armée russe sur le territoire ukrainien, le 24 février dernier, les combats se poursuivent et redoublent chaque jour de violence. Les villes de Marioupol et de Kharkiv sont en proie à d'intenses bombardements et la capitale, Kiev, est proche d'être encerclée. Les projets de corridors humanitaires ont fait long feu et la réalité des cessez-le-feu locaux annoncés hier reste à démontrer. Le bilan humain ne peut être établi avec précision, mais il est une certitude : il est lourd et va continuer à s'aggraver. Le Haut-commissariat aux droits de l'homme des Nations unies est en mesure de confirmer 474 victimes civiles et 861 blessés, chiffres sans nul doute très largement sous-estimés.
L'agression russe, agression d'un autre temps, menée au mépris de tous les principes du droit international, doit être fermement condamnée non seulement en ce qu'elle s'attaque à un État souverain, mais aussi parce qu'elle fait ressurgir des images que nous ne pensions pas revoir sur le sol européen : des files interminables de réfugiés fuyant un pays en guerre.
Le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies estime que plus de deux millions d'Ukrainiens ont déjà franchi la frontière des pays voisins ; ce chiffre pourrait atteindre 4 millions si le conflit venait à s'enliser. L'immense majorité de ces réfugiés rejoint la Pologne, qui a déjà accueilli 1,2 million de personnes selon les dernières données communiquées par le HCR. S'agissant de la France, le Premier ministre a précisé ce matin que 5 000 réfugiés ukrainiens étaient arrivés sur le territoire national, soit le double du nombre que vous aviez annoncé dimanche dernier. Peut-être pourrez-vous encore actualiser ce chiffre.
Monsieur le ministre, vous avez régulièrement réaffirmé la volonté de la France d'accueillir en Europe tous les réfugiés ukrainiens qui se présenteront. La France a porté ce sujet au niveau européen. C'est largement sur son initiative que, le 4 mars dernier, le Conseil de l'Union européenne a décidé, à l'unanimité, d'activer le mécanisme de protection temporaire prévu par la directive du 20 juillet 2001. Ce régime fournit, pour une durée de six mois à trois ans, une protection immédiate et collective aux personnes déplacées qui ne sont pas en mesure de retourner dans leur pays d'origine. Il est plus souple que le régime de l'asile en ce qu'il ne nécessite pas d'examen individuel des situations, mais repose sur le seul critère de la nationalité. Cette protection s'accompagne de droits, notamment l'accès au logement, à l'aide sociale et au marché du travail.
Cette position d'humanité et d'ouverture emporte un rare consensus politique et nos concitoyens y adhèrent massivement ; je m'en félicite.
Face à un afflux important de réfugiés, qui mettra probablement notre dispositif d'accueil à rude épreuve, toute la question est désormais de savoir dans quelle mesure et par quels moyens cette volonté pourra être mise en application. En somme, comment mettrons-nous nos actes à la hauteur de nos mots ?
Monsieur le ministre, de quelles données disposez-vous sur le nombre de réfugiés ukrainiens d'ores et déjà présents sur le territoire national ? Selon vous, quel pourrait-il être dans les prochaines semaines ? Quelles ont été les routes migratoires empruntées ? Combien de demandes d'asile ou de protection ont déjà été déposées ?
En quoi le régime de la protection temporaire est-il plus adapté que celui de l'asile de droit commun pour les réfugiés ukrainiens ? Concrètement, quelle sera la différence pour les bénéficiaires ? Le Conseil a laissé aux États membres le choix entre l'application de ce régime de protection temporaire et celle de la législation nationale aux non-Ukrainiens détenteurs d'un visa de longue durée en Ukraine : qu'en sera-t-il pour la France ? Quid des détenteurs d'un titre de séjour de courte durée, tels que les étudiants, qui ne sont pas concernés par la protection temporaire et dont la situation aurait généré certaines crispations entre les partenaires européens ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le ministre, je sors d'un échange avec l'ambassadeur de Pologne en France, qui me confirmait qu'un peu plus de 1 million de réfugiés étaient arrivés dans son pays ; j'ai des échanges réguliers sur ce sujet avec mes homologues des États limitrophes de l'Ukraine, qui m'ont tous exprimé leur inquiétude quant à la situation. L'Union européenne a déclenché le dispositif intégré pour une réaction au niveau politique dans les situations de crise (IPCR). Le Conseil s'est aussi mis d'accord pour accorder la protection temporaire à l'ensemble des ressortissants ukrainiens ayant trouvé refuge sur le territoire de l'Union européenne.
La question de l'aide sociale et des soins médicaux à apporter aux réfugiés va se poser. Mon homologue slovaque m'a informé que des camions de vêtements affluaient, alors qu'il y aurait plutôt besoin de nourriture et de matériel médical, ainsi que de médecins et d'infirmières.
Les ministres de l'intérieur ont accepté de laisser circuler librement ces personnes dans l'Union. Les Ukrainiens sont pour l'instant principalement accueillis dans les pays limitrophes, mais notre pays doit aussi se préparer.
Les États membres ont-ils les capacités requises pour accueillir dignement ces très nombreuses personnes ? Comment cette exigence peut-elle se concilier avec l'impératif de sécurité qui implique de ne pas renoncer aux contrôles prévus aux frontières de l'espace Schengen ? Mon homologue polonais m'informait la semaine dernière que les passeports n'étaient même plus contrôlés au vu des files d'attente considérables. Dans quelle mesure l'agence européenne Frontex est-elle mobilisée à cet effet, et sous quel mandat ? Ses missions pourraient-elles évoluer à cette occasion ?
Si tous les États membres se disent aujourd'hui prêts à accueillir les réfugiés ukrainiens, la question se posera bientôt de leur répartition entre les pays. La solidarité entre États membres sera mise à dure épreuve, faute d'avoir construit un système établi et admis par tous pour procéder à cette répartition. Vous avez estimé que la crise ukrainienne retardait, mais validait la pertinence de l'approche graduelle sur laquelle mise la présidence française pour avancer sur le nouveau pacte européen sur la migration et l'asile : Eurodac et filtrage aux frontières extérieures, solidarité intérieure en contrepartie et négociations avec les pays tiers.
Par ailleurs, l'Union européenne a décidé de mesures de rétorsion envers la Russie : la coopération judiciaire pénale a été suspendue, le rôle d'Eurojust dans les enquêtes internationales sur les crimes commis en Ukraine a été renforcé et des mesures ont été prises dans le domaine des visas. Certains de nos partenaires demandent à suspendre totalement la délivrance de visas à l'égard de la Russie : quelle est la position de la France à cet égard ? Par ailleurs, comment mettre définitivement fin au système des passeports dorés, par lequel certains États membres octroient la citoyenneté européenne à des investisseurs étrangers, notamment russes ?
Je terminerai en évoquant les difficultés que nous rencontrons avec le Royaume-Uni, qui touchent particulièrement le département dont je suis élu. Les Britanniques ont refoulé 150 réfugiés ukrainiens au motif qu'ils ne disposaient pas de visa d'entrée, les renvoyant vers Paris ou Bruxelles, mais aussi désormais vers Calais. Comment le consulat temporaire mis en place à Calais fonctionne-t-il ? Quels moyens ont été mis à sa disposition ?
M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur. - Je veux avant tout rendre hommage avec vous au peuple ukrainien et à son gouvernement, dont nous admirons le courage. Je suis régulièrement en contact avec mon homologue ukrainien. Je veux aussi avoir un mot pour les fonctionnaires français toujours présents en Ukraine : nos diplomates, mais aussi les gendarmes qui gardent l'ambassade et sécurisent les convois ; ces agents du ministère de l'intérieur accomplissent leur devoir valeureusement dans des conditions extrêmement difficiles.
Je me félicite, une fois n'est pas coutume, de l'extraordinaire mobilisation politique de l'Union européenne. Le Conseil des ministres de l'intérieur s'est réuni à deux reprises sur la demande du Président de la République, ce qui a permis de déclencher deux dispositifs très importants.
Il s'agit, en premier lieu, de la réponse humanitaire d'urgence permise par le dispositif IPCR ; la France y participe par le biais des avions de la sécurité civile, qui font des allers-retours quotidiens entre la France et la Pologne, la Roumanie ou la Moldavie. Ils ont acheminé plus de cent tonnes de matériel et de médicaments jusqu'à la frontière ukrainienne, puisque nous n'avons pas le droit de les livrer de l'autre côté de la frontière, directement pour la population ukrainienne. Nous attendons encore cependant l'organisation de convois humanitaires par l'Union elle-même, demandée par la France au commissaire chargé de la sécurité civile, sous la forme de ponts aériens qui seraient plus rapides et efficaces encore pour répondre aux demandes des populations concernées et canaliser la grande solidarité constatée.
Le second dispositif mis en oeuvre est celui de la protection temporaire. La directive du 20 juillet 2001 a été conçue à la suite des événements tragiques du Kosovo, mais elle n'a jamais été mise en oeuvre jusqu'à présent ; son objet est d'octroyer une protection aux personnes qui fuient un théâtre de guerre. Ce dispositif a été enclenché pour la première fois, à l'unanimité ; la proposition de la Commission en la matière a été largement modifiée par un compromis politique proposé par la présidence française et adopté, ce dont nous nous félicitons. Le texte a d'ores et déjà été publié au Journal officiel de l'Union européenne et la protection temporaire s'applique dans tous les États membres.
Cette protection temporaire, de six mois renouvelables jusqu'à trois ans, est meilleure que l'asile pour les pays d'accueil comme pour les bénéficiaires. Pour les pays d'accueil parce que les ukrainiens n'ont pas vocation à demeurer longtemps dans ces pays, sauf difficulté géopolitique majeure qui se prolongerait ; une solution politique à cette crise semble bien plus imaginable qu'en Syrie ou en Afghanistan. Il fallait donc un régime proche de l'asile, mais qui permette de prendre en compte le caractère soudain et imprévisible des évènements : c'est la protection temporaire, qui est beaucoup plus rapide à obtenir que l'asile. C'est également un régime plus favorable aux réfugiés eux-mêmes, qui vont pouvoir accéder en France à une prestation sociale, l'allocation pour demandeur d'asile (ADA), faire venir leur conjoint ou leurs enfants s'ils ne sont pas de nationalité ukrainienne, travailler - cette possibilité sera largement utilisée notamment dans les pays frontaliers qui connaissaient déjà une immigration de travail ukrainienne - et avoir accès aux soins. Ce dispositif est donc largement préférable à une demande d'asile, dont le traitement est long et peut conduire à un refus ; précisons toutefois que 321 demandes d'asile ont été déposées par des personnes venant d'Ukraine depuis le 25 février.
Nous avons constaté l'arrivée de 5 000 personnes sur le territoire national, mais ce chiffre est forcément partiel, au vu de la liberté de circulation au sein de l'espace Schengen pour les ressortissants ukrainiens détenteurs d'un passeport biométrique, qui sont dispensés de demande de visa auprès d'un consulat français. Un comptage est effectué par la police aux frontières dans les aéroports et les gares, mais ils ne voient pas tout le monde. En outre, beaucoup de personnes transitent par notre territoire pour rejoindre les importantes diasporas ukrainiennes présentes en Italie, en Espagne, au Portugal ou au Royaume-Uni. Les passages d'un pays à l'autre par les frontières terrestres sont difficiles à mesurer, même si on en relève beaucoup à certains points de passage, comme le péage de La Turbie. Les aéroports de Roissy et Beauvais voient aussi beaucoup d'Ukrainiens arriver depuis la Pologne ou la Roumanie. S'y ajoutent de nombreuses arrivées par train d'Autriche ou d'Allemagne et de plus en plus par car. En somme, chacun des réfugiés se débrouille comme il peut et il est difficile de retracer ces déplacements, même si leur caractère exponentiel ne fait pas de doute et qu'il y a peu de chances que cela s'arrête.
On dénombre aujourd'hui 10 798 possibles places d'accueil pour ces personnes : 6 000 particuliers ont offert d'accueillir une famille dans leur foyer ; les collectivités locales ont fait remonter 3 700 places d'accueil aux préfets. J'ai confié la coordination de cet accueil au préfet Joseph Zimet. La ministre déléguée Marlène Schiappa a été chargée de la mise en place d'une plateforme internet où les volontaires pour l'accueil de ces familles peuvent se faire connaître, mais aussi de la communication sur ce point avec les associations d'élus locaux.
Les capacités d'accueil sont encore loin d'être saturées, mais ce risque existe, notamment en région parisienne ou dans le Calaisis. Je conduis des réunions tous les deux jours pour améliorer notre capacité d'accueil ; des propositions seront aussi faites au Conseil de défense pour améliorer notre capacité d'accueil, tant pour la France que pour les pays limitrophes de l'Ukraine qui pourraient rapidement atteindre la saturation, notamment la Moldavie, qui fera face à un afflux massif de réfugiés si Odessa est attaqué. À l'avenir, il faudra peut-être des systèmes de relocalisation, même si ce mot est sans doute peu approprié en l'espèce.
Nous devons être généreux et solidaires, mais aussi garantir la sécurité des personnes sur le territoire européen et en France. Nous avons autorisé la suspension des contrôles de passeports à la frontière ukraino-polonaise, en réponse aux queues interminables affrontées par les réfugiés - jusqu'à 60 heures ! -, mais nous nous sommes engagés à effectuer des contrôles a posteriori, dans les lieux d'attente. La question se pose du maintien de l'exigence de visa pour les personnes n'ayant pas de passeport biométrique ; nous y travaillons à l'échelle européenne. Ces vérifications d'identité visent à prévenir l'entrée de personnes dangereuses indépendamment de la guerre, mais aussi de divers combattants étrangers ou d'agents d'une éventuelle attaque hybride comme la Biélorussie a pu en organiser. La question de la sécurité nationale est évoquée à chacune de nos réunions, avec le concours de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et des autres services de police et de gendarmerie. Je me rendrai cette semaine en Pologne et en Roumanie, en compagnie de mon homologue allemande, pour améliorer les conditions d'accueil des réfugiés ukrainiens en Europe et la coopération européenne en la matière, mais aussi pour évoquer ces questions de sécurité.
La suspension des visas avec la Russie n'est pas à l'ordre du jour : nous ne faisons pas la guerre au peuple russe, nous prenons seulement des sanctions sévères contre les responsables de cette guerre et leurs proches. Les visas sont une arme intéressante de ce point de vue, comme le gel ou la saisie d'avoirs sur le territoire national, mais ces armes doivent être utilisées de manière ciblée. Il ne s'agit pas de priver toute personne russe - un étudiant, par exemple - de la possibilité de séjourner en France. Nous nous montrerons en revanche plus regardants pour les personnes détenant des responsabilités politiques ou économiques, au-delà des personnes déjà visées par des sanctions, notamment les parlementaires de la Douma qui ont voté la déclaration de guerre mais également une partie des oligarques. Par ailleurs, dès le début du conflit, j'ai demandé à toutes les préfectures d'appliquer une prolongation générale de 90 jours de tous les titres de séjour actuels de citoyens ukrainiens en France ; ils sont 17 000, c'est une petite communauté, que nous entendons protéger.
Les passeports dorés sont une pratique inacceptable. Chypre ne vend plus de passeports ; Malte, à la demande de la présidence française, a annoncé mettre fin à cette pratique. Il nous reste à connaître ceux qui en ont bénéficié, de manière à leur interdire l'accès au territoire national s'ils font l'objet de sanctions.
Frontex est très mobilisé sur la question, à la demande de la Commission et de la présidence française. La France y participe : nous avons notamment déployé des policiers pour la protection des frontières roumaines. Je veux saluer le grand professionnalisme de la Pologne, de la Slovaquie, de la Hongrie, de la République tchèque et de la Roumanie en la matière. Nous sommes prêts à répondre à toutes sollicitations : dès avant le début de cette guerre, le Président de la République avait évoqué le développement d'une plateforme de coopération intergouvernementale, déjà prévue dans le droit de l'Union, pour la surveillance des frontières en cas de crise, qui pourrait s'avérer utile au-delà même des frontières de l'Union européenne - je pense à la Moldavie. L'intérêt de ce projet se trouve malheureusement démontré aujourd'hui.
La situation rencontrée ces jours-ci avec le Royaume-Uni est, une nouvelle fois, peu compréhensible pour le gouvernement français. Certains Ukrainiens ont voulu rejoindre ces derniers jours leurs proches demeurant en Grande-Bretagne, comme les y invitait d'ailleurs le Premier ministre britannique dans ses discours. Environ 600 d'entre eux se sont présentés à la frontière à Calais ; 300 ont été refoulés, très largement des femmes et des enfants, car ils ne disposaient pas de visas britanniques ; en effet, le Royaume-Uni est sorti de l'espace Schengen et n'applique donc pas le dispositif de protection temporaire européen, ce qui impose aux réfugiés de formuler une demande de visa avant de se présenter à la frontière britannique. Ceux d'entre eux qui n'ont pas fait cette démarche administrative au milieu de leur fuite ont été renvoyés de manière extrêmement tatillonne. Mon homologue britannique, Mme Priti Patel, semble comprendre la situation ; elle s'est dite prête à envoyer à Calais des fonctionnaires britanniques capables de résoudre ces questions. Nous n'avons pour autant pas eu gain de cause : malgré les annonces faites, ces agents, plutôt que d'installer à Calais une sorte de consulat temporaire, n'ont fait que conseiller aux réfugiés de retourner à Paris ou à Bruxelles pour demander ces visas. Ce n'est pas tout à fait ce que nous voulons et je recontacterai dès ce soir le gouvernement britannique pour réitérer nos souhaits en la matière : nous sommes même prêts à leur prêter la sous-préfecture de Calais pour une telle antenne consulaire ! Une solution ne manquera pas d'être trouvée dans les prochaines heures ; personne ne comprendrait que l'on continue de soumettre ces familles à une telle bureaucratie.
Quant aux non-Ukrainiens résidant en Ukraine qui pourraient arriver sur le territoire national, plusieurs situations se présentent. L'Ukraine abritait des réfugiés d'autres pays, mais aussi de nombreux étudiants, 15 000 indiens par exemple. La Commission, sur demande française, organise en priorité le retour de ces personnes dans leur pays d'origine. Cela est fait avec beaucoup d'efficacité, vers le Maroc et l'Inde notamment. Les réfugiés qui bénéficiaient d'une protection en Ukraine rentrent quant à eux dans le cadre de la protection temporaire. Quant aux étrangers résidant régulièrement en Ukraine et ayant fui la guerre, le choix est laissé aux États membres : la France leur octroie la protection temporaire. Cela dit, sur les 5 000 arrivées dénombrées, on compte 4 500 citoyens ukrainiens.
M. Patrick Kanner. - L'accueil de ces milliers de réfugiés ne peut pas se faire sans la contribution des collectivités territoriales. Les mesures qu'elles prendront pour l'hébergement de ces personnes, ou encore certaines aides relevant des compétences communales, comme la cantine, représenteront un effort financier exceptionnel : le Gouvernement y contribuera-t-il, et sous quelle forme ?
Nos concitoyens nous interpellent sur les pastilles d'iode. Il y a une sorte de fantasme qui est en train de se développer dans le pays, même si chacun sait qu'elles ne peuvent pas être utilisées de manière préventive. Néanmoins, c'est une préoccupation et des pressions sont exercées sur les pharmacies. Pour être très clair, si un accident nucléaire devait survenir, disposons-nous d'un stock suffisant pour répondre aux préoccupations des Français ?
Mme Laurence Harribey. - Vous avez dénombré, parmi les places d'accueil proposées, 6 000 offres émanant de particuliers et 3 700 faites par les collectivités locales, mais qu'en est-il de l'État ?
Quelque chose est-il fait pour lutter contre les intox sur les réseaux sociaux ? Un travail de cybersécurité est-il mené pour lutter contre la propagation de fake news ?
M. Jean-Yves Leconte. - Beaucoup d'interrogations demeurent sur la protection temporaire. La France est l'un des rares pays continuant d'exiger des Ukrainiens sans passeport biométrique qu'ils demandent un visa. Ces personnes ne peuvent pas se rendre en France sans un détour préalable par Varsovie par exemple. Allons-nous supprimer cette exigence ? Ensuite, certains enfants ont pour seule preuve d'identité un acte de naissance. Un document d'identité européen pourrait-il être mis en place pour ne pas bloquer l'accès à la protection temporaire aux personnes ne disposant pas des papiers adéquats ?
Plus de 5 % des personnes qui arrivent n'ont pas la nationalité ukrainienne ; les informations dont elles disposent manquent encore de précision et certaines ont été retenues en Allemagne, les documents fournis par la Pologne n'y étant pas reconnus comme leur assurant une présence régulière ailleurs en Europe. Il faudrait rappeler les principes généraux de la protection temporaire et renforcer l'information des personnes, notamment en matière de droit au travail et à la circulation au sein de l'Union européenne.
Mme Nathalie Goulet. - Je m'interroge sur la coopération avec Interpol. Par ailleurs, qu'en est-il des risques de cyberattaques ? Certains logiciels de protection sont fragiles ; l'entreprise Kaspersky notamment est russe. Le Gouvernement a-t-il pris des mesures préventives pour protéger nos sites publics ou privés ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - La mise en place du dispositif d'hébergement n'en est qu'à ses débuts ; il devra évidemment être revu au fur et à mesure de l'évolution du conflit, des arrivées et de la saturation des capacités dans les pays limitrophes de l'Ukraine. La plupart des réfugiés préfèrent aujourd'hui y rester de manière à rentrer chez eux dès que possible. J'évoquais 3 700 places proposées par les collectivités : il s'agit largement de places payées par l'État. Ainsi, à Tourcoing, le préfet a répondu à l'appel de la maire pour payer l'hébergement dans un hôtel de réfugiés refoulés à Calais. On évite en tout cas d'entamer les capacités d'hébergement d'urgence des collectivités en l'absence de grandes difficultés. Les centres de vacances pourraient être utilisés. En tout cas, on n'impose que très rarement un hébergement à une commune ; la priorité est la coopération avec les maires et l'État participe financièrement sous bien des formes ; le ministère chargé des relations avec les collectivités territoriales sera mieux à même de vous les détailler dans les prochains jours. Dans les crises précédentes, les collectivités ont presque toujours présenté la facture à l'État ; je peux témoigner qu'il a souvent procédé au financement demandé.
Votre question sur les pastilles d'iode est légitime, même s'il est délicat d'y répondre ici. J'ai eu des échanges sur ce point avec les préfets. L'angoisse est forte au sein de la population, notamment chez les plus jeunes ; j'ai donc demandé un état des lieux, notamment de l'état d'opinion de la population. Pour l'instant, aucune difficulté particulière n'a été mise en lumière mais le sujet est bien traité.
Concernant les intox sur internet, le ministère de l'intérieur n'a pas le pouvoir de les corriger. La décision européenne de mettre fin à la diffusion de RT et de Sputnik est bienvenue, tout comme la mise en place du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, dit Viginum : il vise notamment à s'assurer de l'absence d'ingérence étrangère pendant l'élection présidentielle et les législatives. Cela n'empêche pas chacun de dire tout et n'importe quoi sur les réseaux sociaux, mais cela vaut mieux que d'apporter des restrictions à la liberté d'expression : la différence entre démocratie et dictature n'en est que plus évidente pour les Français.
Quant à la cybersécurité de nos installations, il convient de distinguer entre plusieurs types de cibles potentielles. Les opérateurs d'importance vitale (OIV) relèvent du Premier ministre et du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale ; nos capacités de protection contre des attaques les visant ont énormément progressé et leur fonctionnement n'a jamais été affecté. Le déroulement de l'élection présidentielle fait l'objet d'une attention particulière des services de mon ministère. Enfin, les cyberattaques peuvent aussi cibler les entreprises françaises et la vie quotidienne de nos concitoyens ; la police et la gendarmerie nationales sont sur le pied de guerre pour y répondre, en lien avec l'autorité judiciaire. Cela requerra une vigilance toujours croissante, mais aucune aggravation de ces attaques n'a été constatée depuis le début de ce conflit.
La coopération avec Interpol et Europol se passe bien ; nous partageons des données et nous travaillons à l'échelle européenne sur les relations d'Interpol avec la Russie. Rappelons que tous les pays, sauf la Corée du Nord, participent à cette institution. Il faut peser les conséquences de toute décision, mais aussi éviter une manipulation par tel ou tel État des outils d'Interpol.
Concernant les visas, je veux d'abord répéter que la plupart des personnes arrivant sur notre territoire sont des citoyens ukrainiens. Aucune personne qui se présenterait aux autorités françaises en Pologne ou en Hongrie, ou qui viendrait en France et pourrait démontrer par tel ou tel document qu'il est Ukrainien ne sera refoulée. La consigne est claire : pas de tatillonnerie administrative ! Un laissez-passer est délivré pour permettre la présence régulière sur le territoire.
M. Jean-Yves Leconte. - Peu de consulats sont compétents pour en délivrer.
M. Gérald Darmanin, ministre. - Je vous assure que nous sommes compréhensifs : des personnes ont été acceptées à la frontière française avec pour seul document le certificat de naissance d'un enfant, les parents n'ayant pas de papiers !
M. Jean-Yves Leconte. - Vous pourrez constater à Varsovie que des difficultés demeurent...
M. Gérald Darmanin, ministre. - Certes, beaucoup de personnes demandent aujourd'hui des visas. Il faut une solution commune à l'ensemble du territoire européen. Mais les personnes arrivant en France par la route sans tous les papiers nécessaires ne sont pas refoulées. Je ne peux en revanche rien faire pour les cas de rétention que vous avez évoqués en Allemagne... Le problème des visas pour les personnes sans passeport biométrique a été mis à l'ordre du jour de la réunion de demain de l'IPCR : nous plaidons pour une solution européenne qui soit simple et compréhensible ; je suis optimiste.
Mme Nathalie Goulet. - Le président du conseil départemental de l'Orne tient à faire savoir qu'il compte accueillir le plus de personnes possible : tout est prêt !
M. Alain Richard. - Je salue le dispositif déployé et harmonisé à l'échelle de l'Union. Nous devons nous préparer aux conséquences d'un conflit de plus longue durée : un nombre croissant de personnes quittant le territoire ukrainien et une durée de séjour qui pourrait excéder le cadre de la protection temporaire. Le Gouvernement compte-t-il engager une discussion au sein du Conseil européen sur les potentielles étapes à préparer ?
M. Jean-Yves Leconte. - Pour simplifier les choses, il serait utile de conférer aux ressortissants ukrainiens des droits équivalents à ceux des citoyens européens en matière de circulation et d'installation tant que la protection temporaire s'applique. Beaucoup de choses sont encore laissées à l'appréciation des différents États membres, cela crée des blocages.
Mme Amel Gacquerre. - Il est impossible de prévoir la durée de ce conflit. La plupart des personnes accueillies sont des femmes, des enfants ou des aînés, avec des besoins en matière de soins, de scolarité et d'accompagnement administratif et social. Quels moyens supplémentaires seront-ils déployés pour une telle approche globale de leur accueil ?
M. Gérald Darmanin, ministre. - Monsieur Leconte, la protection temporaire est le mieux que nous puissions offrir à ces personnes compte tenu de la rapidité avec laquelle doivent travailler nos services. Ces personnes peuvent travailler, toucher des minima sociaux et avoir accès aux soins. C'est le mieux que nous puissions offrir dans l'urgence. La difficulté est qu'il n'y a pas que des Ukrainiens qui fuient l'Ukraine. On ne peut pas offrir aux ressortissants étrangers les mêmes droits que les citoyens européens, alors qu'ils ne bénéficiaient pas forcément de ces droits lorsqu'ils étaient en Ukraine. La protection temporaire est un dispositif extrêmement simple, même si des questions doivent encore être résolues, car c'est la première fois qu'il est mis en oeuvre. Félicitons-nous que l'Europe se soit mise d'accord en quatre jours ; c'est absolument inédit dans le domaine migratoire !
Notre volonté politique commune est tout de même d'affaiblir la position de guerre du président Poutine, par le biais des diverses sanctions. Nous constatons tous la force et la courageuse résistance du peuple ukrainien. Il est encore tôt pour savoir combien de millions de personnes vont quitter le territoire ukrainien. Ces réfugiés s'installeront-ils sur des territoires où il n'y a pas aujourd'hui de communauté ukrainienne ? Quand bien même nous voudrions des mécanismes de relocalisation, ces personnes bénéficient de la libre circulation, ce qui modifie sensiblement l'équation par rapport aux réfugiés syriens ou afghans. Beaucoup de questions restent sans réponse.
Notre souci premier est l'accueil des personnes qui quittent actuellement l'Ukraine pour les pays limitrophes : notre devoir est d'aider la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, la Roumanie et la Moldavie. Il faut ensuite accueillir dans les meilleures conditions les personnes qui voudraient venir en France. Les généreuses offres d'accueil faites aujourd'hui par des particuliers valent sans doute pour des semaines et non pour des années. Tout dépendra de l'évolution du conflit et du futur régime politique sur le territoire ukrainien, mais je ne veux pas faire de conjectures. Il faudra se préparer à tous ces scénarios, nous y travaillons, mais notre priorité est l'accueil des personnes qui se présentent sur notre territoire. Leur nombre est aujourd'hui limité du fait de la faible importance numérique de la communauté ukrainienne en France, mais nous prendrons activement notre part si les flux augmentent. Notre but est en tout cas d'aboutir à une conclusion rapide du conflit pour un retour de ces personnes dans leurs foyers et une reconstruction de l'Ukraine ; il faut prendre garde à ne pas adopter une posture plus défaitiste alors que ce pays se bat !
Si la situation doit s'empirer dans les prochaines semaines, je me tiendrai évidemment à la disposition de vos commissions pour une nouvelle audition.
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Merci pour vos réponses, monsieur le ministre ; nous vous recevrons avec plaisir dans les prochaines semaines si cela s'avère nécessaire.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Guerre en Ukraine et accueil des réfugiés - Audition de M. Julien Boucher, directeur général de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Monsieur le directeur général, je vous remercie de vous être rendu disponible pour cette audition. Comme vient de l'indiquer le ministre de l'intérieur, la demande d'asile ukrainienne n'est pas encore très importante : 321 demandes ont été déposées officiellement. Mais nous voulons savoir comment l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) s'organise : quelles mesures sont-elles mises en place pour répondre à une augmentation éventuelle ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - L'office que vous dirigez a été longtemps sous pression et continue de l'être, comme vous nous l'aviez expliqué il y a quelques semaines. Comment vous organisez-vous pour absorber la masse de réfugiés qui risque de déferler ? Le règlement Dublin qui rend, sauf exception, les pays de première entrée responsables de l'examen d'une demande d'asile risque d'être inadapté à la situation ; ne faudrait-il pas profiter de cette occasion pour le réviser ?
M. Julien Boucher, directeur général de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides. - L'ampleur des déplacements de populations que nous constatons n'est pas, malheureusement, totalement inédite - je pense notamment aux près de 7 millions de Syriens ou aux 3 millions d'Afghans actuellement réfugiés en dehors de leur pays d'origine. Ce qui frappe, comme l'a souligné le haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, c'est la rapidité de l'afflux de personnes aux frontières de l'Ukraine. Plus de 2 millions de personnes ont ainsi quitté le pays en une quinzaine de jours. Cela donne à penser que l'on pourrait atteindre rapidement des niveaux beaucoup plus élevés, qui toucheraient d'abord les pays de premier accueil, puis l'ensemble des pays européens. Je souligne également que la question des déplacements forcés durant les conflits ne se limite pas aux personnes qui ont franchi une frontière internationale pour trouver la sécurité : les déplacés internes sont souvent nombreux dans ce type de situations. En Ukraine, le conflit qui sévit au Donbass depuis 2014 avait causé des centaines de milliers - peut-être plus d'un million - de déplacés internes avant même le déclenchement de la crise actuelle.
Les personnes qui ont fui l'Ukraine ces derniers jours ont d'abord trouvé refuge dans les pays limitrophes, et il est vraisemblable qu'un grand nombre d'entre elles y demeureront. C'est ce qu'on observe généralement dans ce type de situations : ces personnes ont d'abord l'espoir - que nous ne pouvons que partager - de retourner rapidement dans leur pays. D'autres poursuivront leur route, comme on le constate déjà. L'ampleur et l'orientation de ces mouvements sont extrêmement difficiles à anticiper, même si l'existence d'une diaspora ukrainienne est un élément très fort dans le choix de la destination : les personnes cherchent légitimement à rejoindre des proches ou des connaissances. Néanmoins, dans une situation de déplacements massifs et rapides comme celle que nous connaissons, la répartition initiale des diasporas pourrait ne plus être un facteur déterminant.
Dans cette situation de grande incertitude, la responsabilité des administrations chargées de l'accueil des réfugiés comme l'Ofpra est évidemment de s'organiser pour faire face, quitte à ce que les moyens et l'organisation soient réévalués en permanence en fonction de l'évolution de la situation. J'avais eu l'occasion, il y a deux semaines, d'insister devant vous sur la nécessité d'avoir un système d'asile résilient : par définition, il est soumis à des crises imprévisibles comme celle que nous rencontrons.
Un facteur de résilience important est la mise en oeuvre de la protection temporaire par la décision du Conseil de l'Union européenne du 4 mars dernier. Ce système a été conçu en 2001 pour offrir rapidement une protection aux personnes déplacées au terme d'un examen minimal et sur la base d'une présomption de bien-fondé de leurs craintes en cas de retour, de façon à éviter de fragiliser le système d'asile au détriment des autres catégories de demandeurs d'asile - je pense notamment actuellement aux ressortissants afghans. La protection temporaire ne se substitue pas aux protections internationales de droit commun que sont le statut de réfugié et la protection subsidiaire : les personnes qui en bénéficient peuvent à tout moment introduire une demande d'asile ; mais ils n'ont pas le même besoin de le faire immédiatement.
La priorité aujourd'hui, c'est la mise en oeuvre concrète et rapide de ce dispositif de protection temporaire. Tel qu'il a été transposé dans notre droit national en 2003, il ne fait pas intervenir l'Ofpra ; ce sont les préfectures qui constateront que les personnes concernées entrent dans les catégories visées par la décision du Conseil, et qui leur délivreront en conséquence l'autorisation provisoire de séjour portant la mention « protection temporaire ». Si cela apparaît utile, l'Ofpra pourra, dans le respect des compétences de chacun, mettre son expertise à leur service, notamment par le biais de la formation des agents. L'Ofpra n'est donc pas en première ligne, à ce stade. Il y aura bien un impact sur l'asile, mais il devrait être bien plus progressif que si la protection temporaire n'avait pas été activée.
Pour revenir un peu en arrière, en 2021, l'Ofpra n'avait reçu qu'un peu plus de 2 100 demandes d'asile de ressortissants ukrainiens, chiffre modeste au regard des plus de 100 000 demandes au total, ou aux plus de 130 000 demandes de 2019. Ces dernières années, la situation dans le Donbass n'était invoquée que de façon très minoritaire dans les demandes d'asile ukrainiennes.
Il paraîtrait logique, dans un premier temps, que s'orientent vers la procédure d'asile des personnes qui, pour une raison pour une autre, n'entreraient pas dans le champ de la protection temporaire. Ce champ a été conçu de manière à englober la plupart des situations, mais les personnes - des ressortissants de pays tiers, par exemple - qui ne rentreraient pas clairement dans ce champ auraient ainsi la possibilité d'obtenir une protection contre le refoulement et les droits attachés à la qualité de demandeur d'asile.
Dans un second temps, on peut s'attendre à ce que certaines personnes ayant obtenu la protection temporaire demandent l'asile, mais nous ne pouvons pas prévoir dans quelle proportion ; cela dépendra essentiellement de la durée du conflit armé et de celle de la protection temporaire. Si une situation justifiant des craintes en cas de retour devait se prolonger en Ukraine, l'asile aurait vocation à prendre le relais de la protection temporaire. La directive de 2001 prévoit une durée de deux ans que le Conseil peut décider de prolonger d'un an si les conditions sont toujours remplies. Cela laisse donc le temps de voir venir ; cela laisse aussi aux personnes placées sous ce statut le temps de juger de l'orientation qu'elles souhaitent donner au cours de leur existence : ont-elles une perspective de retour ? Souhaitent-elles s'orienter vers une protection plus durable dans notre pays ?
Le droit d'asile est aujourd'hui pleinement adapté à la prise en compte de la situation des civils qui fuient une situation de conflit armé, comme en Ukraine. À l'époque où la protection temporaire a été instituée, en 2001, ce n'était pas le cas : il n'y avait alors dans notre droit que la Convention de Genève, et pas encore la protection subsidiaire, qui est aujourd'hui l'instrument nous permettant de protéger tout civil contre une menace sur sa vie ou sa personne en raison d'une violence aveugle résultant d'une situation de conflit armé interne ou international. C'est cet instrument que l'Ofpra a mobilisé dans les cas de l'Afghanistan ou de la Syrie.
Il y a une légère tendance à l'augmentation des demandes d'asile au guichet unique des préfectures, mais il est vraiment trop tôt pour savoir si cela traduit une tendance qui s'inscrira dans la durée, car le dispositif de protection temporaire n'est pas encore complètement opérationnel. Attendons, pour en juger, que ce soit le cas, ce qui viendra très rapidement.
L'Ofpra est-il préparé à faire face à ces demandes d'asile ? Comme je l'ai indiqué à votre commission il y a une quinzaine de jours, le renforcement récent de nos moyens nous a donné en 2021 une capacité de traitement nettement supérieure à la demande d'asile. C'est cela qui a permis la réduction drastique des stocks de demandes en instance. C'est une situation plutôt favorable pour faire face à un éventuel choc sur la demande d'asile, comme cela a été le cas avec l'Afghanistan sans impact négatif sur les stocks de demandes en instance et les délais de traitement. Près d'une cinquantaine d'officiers de protection sont d'ores et déjà formés sur le traitement de la demande ukrainienne et nous pouvons augmenter ce nombre rapidement par des formations, si nécessaire. Nous avons les capacités d'interprétariat qui nous permettent d'entendre les personnes rapidement. Nous sommes donc prêts.
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Nous avons bien compris que la distinction entre l'asile et la protection temporaire portait en particulier sur l'accès au marché du travail - immédiat pour les personnes qui bénéficient de ce dernier statut.
D'aucuns se sont inquiétés d'une hiérarchisation des demandes de protection au détriment des réfugiés non ukrainiens. J'imagine que vous pouvez nous rassurer sur ce point.
M. Julien Boucher. - Le bénéficiaire de la protection temporaire a effectivement accès au marché du travail, tandis que le demandeur d'asile n'y a pas accès pendant les six premiers mois, en contrepartie de quoi il a droit à l'hébergement et à une allocation. Mais les personnes ayant obtenu l'asile ont tout à fait le droit de travailler.
La protection temporaire correspond à la procédure qu'adoptent les pays confrontés à un afflux massif : celle d'une reconnaissance prima facie, à première vue. L'accorder ne nécessite pas une instruction approfondie, mais la simple constatation que la personne appartient bien au groupe concerné. Cela permet un accès plus rapide à la protection.
Les personnes n'ayant pas la nationalité ukrainienne qui ont fui l'Ukraine sont très largement incluses dans la décision du Conseil du 4 mars dernier : elles pourront donc bénéficier de la protection temporaire. Celles qui n'y seraient pas incluses pourraient demander l'asile. Le mécanisme de la protection temporaire permet au système d'asile de ne pas être submergé, et donc de ne pas mettre en difficulté les demandeurs d'asile qui n'en bénéficieraient pas.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Pourriez-vous me répondre sur le règlement Dublin - même si j'imagine que la question est difficile ? Deuxième question en lien avec celle-ci : comment assurer la transition ? Si le conflit dure et que les gens s'intègrent, ils devront déposer une demande d'asile au terme de leur protection temporaire. Un dispositif est-il prévu ? Sinon, on reviendrait à l'application du règlement de Dublin, soit à l'obligation de déposer sa demande dans le pays de première entrée...
M. Guy Benarroche. - Je comprends votre prudence sur les prévisions. L'Ofpra a-t-il envisagé de déployer des équipes dans les pays frontaliers avec l'Ukraine ? A-t-il envisagé de déployer des missions foraines dans des endroits sensibles comme Dunkerque, Briançon ou à la frontière italienne des Alpes-Maritimes ?
M. Jean-Yves Leconte. - La protection temporaire ne nécessite pas de faire une demande d'asile, et ce n'est pas l'Ofpra qui l'examine. C'est un droit offert à tous, sauf exception. Vous nous avez indiqué que ce sont les préfectures qui le reconnaissent : y aura-t-il un délai, ou la reconnaissance sera-t-elle immédiate ?
Est-il prévu dans la directive de pouvoir faire une demande de protection temporaire dans deux pays membres ?
Je comprends de votre réponse qu'il n'est pas possible d'avoir à la fois l'allocation de demandeur d'asile et l'accès au marché du travail. Est-ce bien cela ?
Certaines personnes ayant fui l'Ukraine ont des passeports biométriques, d'autres n'en ont pas : comment se verront-ils délivrer des papiers d'identité ? Y a-t-il des échanges avec les autres pays de l'Union pour une mise en oeuvre la plus rapide possible ?
M. Julien Boucher. - Veuillez m'excuser : si j'ai omis de vous répondre, monsieur le président, c'est qu'il m'est difficile de dire quels pourraient être les effets de cette situation sur les négociations en cours sur le règlement de Dublin - lesquelles ne relèvent pas de l'Ofpra, mais du Gouvernement -, sinon que cette crise est effectivement de nature à rebattre les cartes et à faire progresser le débat.
Concernant la protection temporaire, il n'y a pas de dispositif équivalent au règlement de Dublin ; la personne peut déposer sa demande dans le pays de son choix. Si elle l'obtient, elle ne peut plus, a priori, la demander dans un autre pays.
Le fait de bénéficier de la protection temporaire ne fait pas obstacle à une demande d'asile et ne préjuge pas du résultat. De même, un refus d'asile n'a aucun effet sur la protection temporaire. Si la situation devait durer, les personnes qui auraient des craintes sur leur retour en Ukraine pourraient déposer une demande d'asile. Les mécanismes peuvent s'articuler les uns avec les autres.
L'Ofpra a une expérience importante de déploiement tant à l'étranger que sur le sol français. À l'étranger, il s'agit de missions de relocalisation, au cours desquelles nous entendons des personnes là où elles se trouvent pour les accueillir en France. La question ne se pose pas aujourd'hui avec la protection temporaire ; elle pourrait se poser à l'avenir si des engagements de relocalisation étaient pris.
Des missions foraines sur le territoire national auraient un intérêt si un nombre significatif de demandes d'asile étaient déposées à un même endroit par des personnes ayant fui l'Ukraine. L'an dernier, nous avons mené une cinquantaine de ces missions, soit une par semaine en moyenne.
L'esprit du dispositif de protection temporaire est d'être rapide. Dès que l'on constate que la personne entre bien dans la catégorie visée, notamment qu'elle n'est pas concernée par les réserves sécuritaires, l'intention du ministère de l'intérieur est que la procédure soit la plus rapide possible, et que les personnes aient vite accès aux droits associés à la protection temporaire.
Ces droits sont étendus, notamment l'accès au marché du travail et le droit de bénéficier de l'allocation de demandeur d'asile.
Je ne peux pas vous répondre sur la possibilité d'exercer ces deux droits en même temps, ces éléments seront précisés par la suite. Il paraît logique que les personnes qui ont des moyens de subsistance grâce à leur travail n'aient pas vocation à recevoir une allocation, d'autant plus qu'elles ont accès aux mêmes droits sociaux que tous les étrangers en situation régulière sur le sol français.
La protection temporaire est un instrument européen. Elle constitue un progrès notable par rapport à l'époque des conflits dans l'ex-Yougoslavie, où chaque État membre avait dû créer son propre instrument. La directive prévoit un dispositif de partage de l'information.
Les titres d'identité relèvent de la compétence du ministère de l'intérieur. Il n'y a pas de limitation a priori des documents permettant d'établir que les demandeurs entrent dans le champ de la protection temporaire. Il suffira à ces demandeurs de prouver qu'ils sont de nationalité ukrainienne.
M. François-Noël Buffet, président de la commission des lois. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 55.