Jeudi 24 février 2022
- Mme Vivette Lopez, secrétaire, en remplacement de Stéphane Artano, président -
Les outre-mer au coeur de la stratégie maritime nationale - Présentation du rapport
Mme Vivette Lopez, présidente. - Mes chers collègues, le président Artano m'a chargée de l'excuser auprès de vous et m'a demandée de le remplacer. Comme vous le savez, nous examinons ce matin les conclusions de nos éminents rapporteurs Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth sur l'étude relative à la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale.
Avant de leur céder la parole, je voudrais souligner l'importance du travail accompli.
Cette étude a donné lieu à une vingtaine d'auditions, soit un total de 58 personnes entendues et de 32 heures de réunion. Comme en 2020, aucun déplacement n'a malheureusement pu être organisé alors que les rapporteurs avaient le projet de se rendre début janvier dans l'océan Indien, avec un programme très dense d'entretiens et de visites, notamment au Grand Port Maritime de La Réunion et au port de Longoni à Mayotte.
Ce déplacement a dû être annulé in extremis en raison de l'aggravation de la situation sanitaire et à la demande des services préfectoraux Toutes les auditions et tables rondes ont donc été réalisées en format « mixte », en présentiel à Paris et par visioconférences, lesquelles ont été diffusées en direct sur le site du Sénat puis disponibles en vidéo à la demande. Elles ont été complétées par les réponses aux questionnaires envoyés dans les collectivités et les notes reçues après nos réunions.
Contrairement à l'Assemblée nationale, je vous rappelle que tous les comptes rendus de nos auditions font l'objet d'une retranscription écrite. Ils seront donc réunis en annexe du rapport, représentant près de 300 pages, et seront accessibles en ligne sur les pages internet de la délégation.
Ces documents continueront ainsi à enrichir le débat sur ce sujet au long cours puisque tous les experts prédisent que le XXIe siècle sera maritime.
Il faut saluer l'investissement de nos rapporteurs sur une thématique très vaste, qui nous mobilise depuis le mois d'octobre, et qui s'élargit sans cesse au fil de l'actualité, comme on l'a vu encore récemment avec le One ocean Summit, le premier sommet mondial sur l'océan organisé à Brest par la France !
Votre participation à ces auditions, chers collègues, a été particulièrement nombreuse, montrant ainsi votre intérêt pour les dossiers géopolitiques que nous avions peu eu l'occasion de traiter auparavant à la délégation.
Parmi nos tables rondes, nous retiendrons tout particulièrement celles portant sur les ports maritimes ultramarins, sur les câbles sous-marin (avec les représentants d'Alcatel, du groupe Tactis-Innopolis et d'Orange Marine ainsi qu'une chercheuse en relations internationales de l'Université Jean Moulin de Lyon), sur les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) avec notamment le préfet Charles Giusti et de jeunes chercheurs passionnants de l'IRIS et de l'IFRI, ou encore celle sur l'exploration et l'exploitation des ressources marines. Les fonds marins feront l'objet d'un prochain rapport de la Mission d'information de notre collègue de la Polynésie française, Teva Rohfritsch.
Je ferai encore une mention spéciale pour la table ronde sur la stratégie indopacifique, organisée en commun avec la Délégation à la prospective. Il s'agissait d'une « première », qui a permis de mettre en valeur la complémentarité de nos travaux sur un sujet pleinement d'actualité.
Comment vous le savez, dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, un forum sur l'Indopacifique se tient cette semaine même à Paris et réunit les ministres des affaires étrangères des 27 États membres. La question du rôle de nos collectivités d'outre-mer dans cette stratégie indopacifique est au coeur des enjeux, comme l'a souligné une tribune, publiée ce mardi dans le Monde, de plusieurs de nos collègues de cette région.
Après ce propos liminaire, je vais céder la parole aux rapporteurs, et en premier lieu à notre collègue Annick Petrus, sénatrice de Saint-Martin, dont c'est le premier rapport, qui a eu en charge l'analyse du cadre de cette stratégie maritime nationale.
Les supports qui vous sont distribués, c'est-à-dire le projet de rapport, la note de synthèse du rapport sous forme d'un « Essentiel » et la liste des recommandations, vous permettront de suivre commodément leurs présentations.
Mme Annick Petrus, rapporteure - Mes chers collègues, la France a adopté en 2017 une stratégie nationale pour la mer et le littoral qui constitue le cadre de référence pour l'ensemble des politiques publiques maritimes sur une période de six ans.
Dans cette première partie, je m'attacherai à faire le bilan de cette stratégie qui a pris la forme d'un décret publié le 23 février 2017 et dont le pilotage et le suivi ont été confiés au ministère de la transition écologique !
Je commencerai par énoncer une évidence : la France est une puissance maritime grâce à ses outre-mer.
Par son histoire, notre pays a en effet hérité d'une géographie singulière constituée de l'ensemble formé par la France hexagonale et ses douze territoires ultramarins. La France possède ainsi le deuxième espace maritime mondial en superficie, derrière les États-Unis mais bien avant l'Australie et la Russie, avec près de 11 millions de km², soit vingt fois la superficie de la seule France hexagonale. Sur ce total, les espaces maritimes ultramarins représentent à eux seuls près de 97 %, avec près de la moitié pour la Polynésie française. Viennent ensuite les Terres australes et antarctiques (presque 2 millions de km2), la Nouvelle-Calédonie (1,5 million de km2), l'île de Clipperton avec une ZEE de 440 000 km2, et la France métropolitaine d'un espace maritime de 350 000 km2.
Autre originalité, la France est le seul pays dans le monde présent sur quatre océans : Atlantique, Indien, Austral (par le biais des TAAF) et Pacifique. Elle a des frontières maritimes avec 30 États, soit plus que tout autre pays.
L'image d'une « France monde » utilisée parfois, qui rayonne sur toutes les mers grâce à ses territoires ultramarins, prend donc tout son sens.
Non seulement le domaine maritime français est considérable mais encore il progresse. Je vous renvoie à notre rapport concernant le programme Extraplac qui a permis à la France en 2015 et 2020 d'étendre son plateau continental de plusieurs centaines de milliers de km2.
Cet espace maritime est source de richesses. Même si l'économie bleue représente moins de 3 % du PIB français, le potentiel est immense en termes d'exploration, d'exploitation, d'énergies renouvelables, de tourisme, de développement, de croissance et de projets d'avenir.
De plus, cet espace est au carrefour de tous les grands enjeux actuels : les enjeux géopolitiques, sécuritaires, diplomatiques avec les problématiques de souveraineté et la montée des menaces internationales ; les enjeux économiques avec les défis concernant les secteurs traditionnels (pêche, ports, tourisme) mais aussi les ressources d'avenir comme l'aquaculture, l'algoculture ou les métaux rares ; les enjeux de communication avec le développement des câbles sous-marins qui assurent 95 % du trafic mondial de données ; les enjeux énergétiques avec de nouvelles technologies utilisant la mer comme source d'énergie ou lieu de forage ; les enjeux scientifiques et de recherche avec les problématiques d'exploration et de connaissance des fonds marins ; les enjeux environnementaux avec les questions de protection des océans, de dérèglement climatique ou de montée des eaux... On sait par exemple que les océans produisent la moitié de l'oxygène contenu dans l'atmosphère !
On voit donc combien les problématiques maritimes et ultramarines sont imbriquées, et les atouts extraordinaires que les outre-mer ont à faire valoir.
Pourtant, cette réalité est largement sous-estimée, voire ignorée.
D'un côté, la France a longtemps tourné le dos à la mer, se concentrant sur ses ambitions continentales. Dans leur rapport Maritimisation : la France face à la nouvelle géopolitique des océans, publié en juillet 2012, les sénateurs Jeanny Lorgeoux et André Trillard évoquaient notamment un déficit d'éducation géostratégique. Selon nous, la difficulté tient surtout au fait que la France hexagonale connaît mal ses outre-mer. Loin d'être vus comme des atouts pour notre pays, ils sont trop souvent perçus à travers leurs handicaps ou leurs retards.
D'un autre côté, les territoires ultramarins sont aussi relativement peu tournés vers la mer. Lors des auditions, nombre d'intervenants ont invoqué des freins culturels. Selon, le secrétaire général à la mer, Denis Robin, il faut aussi ajouter la propension du secteur privé à envisager des échanges maritimes exclusivement avec l'Hexagone, notamment pour l'approvisionnement.
Sophie Brocas, directrice générale des outre-mer, a souligné des freins génériques aux outre-mer, et en particulier le manque de réflexe et de culture des outre-mer dans les instances nationales, ce qui fait que les politiques nationales ne prennent souvent pas, ou insuffisamment, en compte la dimension ultramarine. Le deuxième frein, selon elle, est le manque d'ingénierie dans les outre-mer. Le problème n'est pas financier, il tient de l'incapacité à mettre en oeuvre des projets ambitieux. D'autres freins sont liés à l'enjeu maritime lui-même. Je la cite : « Les métiers de la pêche par exemple ne sont pas attractifs pour les jeunes générations, la présence massive des risques naturels est un frein, les filières autour de l'économie bleue sont insuffisamment structurées et la coopération à l'échelle des bassins est encore très récente ».
La conséquence est que « la France est une puissance maritime qui s'ignore », selon une formule consacrée.
Mes collègues et moi-même considérons que ces freins ne sont pas pourtant indépassables, encore faut-il avoir une vision et une ambition communes à proposer à nos populations.
Or, la Stratégie nationale pour la mer et le littoral adoptée en 2017, censée permettre de « libérer le potentiel français » avec 4 orientations stratégiques et 26 actions prioritaires, présente un bilan décevant. Notre évaluation critique repose sur plusieurs constats.
Tout d'abord, les outre-mer ne sont toujours pas considérés à la hauteur de leurs apports : le ministère des outre-mer par exemple n'est pas mentionné alors que le document précise que le rayonnement de notre pays s'appuie sur l'ubiquité qu'offrent à la France ses outre-mer !
Ensuite, le document annonçait que les orientations « seront déclinées pour chaque bassin maritime, comme pour les façades métropolitaines, en tenant compte de leurs particularités, notamment en termes de gouvernance et d'implication régionale ». Deux stratégies de bassin seulement ont été adoptées à ce jour, à la suite d'une longue procédure : le document Sud océan Indien, qui regroupe La Réunion et Mayotte, et celui des Antilles.
Les priorités, de nature très générale, ne sont pas suffisamment opérationnelles pour que les acteurs maritimes puissent s'en emparer.
L'approche par bassin océanique manque d'une déclinaison par territoire afin que chaque collectivité puisse s'en emparer et agir. Ainsi, par exemple, la stratégie pour La Réunion ne peut être celle adoptée pour Mayotte. Par ailleurs, cette déclinaison n'a pas pu concerner les collectivités du Pacifique puisqu'en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, la compétence maritime et la compétence sur la ZEE ont été transférées aux gouvernements territoriaux.
Cette stratégie a aussi été rendue illisible par la multiplication des documents stratégiques (pour la sûreté des espaces maritimes, l'exploration et l'exploitation des fonds marins, les ports, la biodiversité, les aires protégées, l'érosion côtière, etc.). Nous en avons recensé plus d'une dizaine dans notre rapport et le Président de la République a annoncé à Brest une stratégie pour les pôles !
Enfin, cette stratégie, par essence transversale, soulève un problème de pilotage et de gouvernance. Comme l'a souligné Annick Girardin, « La stratégie maritime nationale ne dépend pas uniquement du ministère de la mer. C'est une stratégie impliquant l'ensemble du Gouvernement afin de porter à ce niveau, la vision de l'Archipel France dans un monde aux multiples enjeux. » Or l'architecture actuelle manque de lisibilité.
D'un côté, le Secrétariat général de la mer assure traditionnellement la coordination de toutes les politiques ministérielles relatives à la mer et reste en charge auprès du Premier ministre des CIMer, ces fameux comités interministériels qui fixent les orientations gouvernementales dans ce domaine, comme avant.
D'un autre côté, le ministère de la mer qui a été recréé en 2020 est appelé à défendre les objectifs politiques de la stratégie maritime. La Direction générale de la mer (DGMer) qui doit l'appuyer a du mal à émerger - c'est le cas de le dire - et sa création a été repoussée à mars 2022.
Si on peut se féliciter d'un portage politique de l'ambition maritime française, on peut regretter qu'à l'inverse du Canada, la France ne soit pas allée jusqu'à créer un ministère régalien ayant autorité pour toutes les questions maritimes.
Dans notre rapport, nous proposons, dans la perspective de la prochaine stratégie maritime couvrant la période 2023-2029, de rompre avec la « méthode descendante » de 2017 et de prévoir en amont une plus large association des élus de chaque territoire ultramarin, en tant que représentants des populations concernées, au processus d'élaboration de la prochaine stratégie.
Au regard des enjeux, cette stratégie devrait, en outre, être relevée au niveau législatif plutôt que de faire l'objet d'un simple décret. Il convient donc de prévoir un grand débat devant le Parlement sur ses orientations.
Mais nous croyons surtout qu'il faut aller plus loin et engager une véritable révolution culturelle autour de notre rapport à la mer ou à l'océan.
Il faut donc d'une part, encourager l'acculturation au « fait maritime », d'autre part, donner toute sa place à la gouvernance territoriale afin d'incarner, au plus près des territoires, cette « France maritime ». Selon l'expression du président du Conseil économique, social et environnemental de La Réunion, Dominique Vienne, il faut passer « du pacte jacobin au pacte océanien ».
Il incite aussi à l'instauration de parlements de la mer dans les territoires, comme en Bretagne ou dans les Hauts-de-France. Pour notre part, nous proposons a minima de mettre en place, au niveau de chaque collectivité d'outre-mer, des commissions maritimes ad hoc compétentes en matière de gestion de l'espace du secteur mer et du littoral, d'aménagement du territoire hinterland et de formation.
Nous souhaitons pour l'avenir un fléchage des financements correspondant à la mise en oeuvre de la stratégie maritime dans les territoires.
Nous considérons aussi que les outre-mer sont une chance pour l'acculturation océanique française car la plupart d'entre eux entretiennent des liens d'étroite proximité avec l'océan.
Pour y parvenir, deux leviers sont indispensables : l'éducation et la formation.
Une des actions prioritaires de la stratégie de 2017 était d'« Enseigner la mer ». L'offre éducative est restée néanmoins très limitée et insuffisamment attractive. Denis Robin a même parlé d' « échec » dans ce domaine. C'est pourquoi nous proposons cinq mesures pour :
- développer une « conscience bleue française », en référence aux préconisations du rapport de notre collègue Teva Rohfritsch au Conseil national de la mer et des littoraux (CNML) ;
- de promouvoir le Brevet d'initiation à la mer (BIMer) dans tous les collèges et lycées, en particulier dans les régions maritimes ;
- développer des classes « enjeux maritimes » dans les établissements scolaires par des partenariats avec les grandes fondations et des personnalités engagées dans le monde maritime ;
- de réaliser une étude GPEC (gestion pour l'emploi et les compétences) par territoire pour mieux orienter les jeunes vers les métiers de la mer ;
- généraliser les plateformes des métiers du maritime dans tous les territoires ultramarins, sur le modèle de ce qui en train de se mettre en place à la Martinique.
Nous pensons qu'il faut agir vite car nous avons un contexte exceptionnellement favorable pour mener « cette révolution culturelle ». 2022 pourrait en effet être une année charnière pour la mobilisation autour des enjeux maritimes.
La présidence du Conseil de l'Union européenne en particulier est l'opportunité de promouvoir une vision française au sein de l'Union européenne et dans les négociations internationales.
Je ne reviens pas sur le Sommet de l'Océan qui s'est tenu à Brest du 9 au 11 février 2022, mais notons que celui-ci a permis de rehausser le sujet de la protection des océans au niveau des chefs d'États et de gouvernement alors que cette problématique a longtemps été laissée à un niveau technique. Autre fait remarquable : une collectivité ultramarine a été pleinement associée à ce sommet, la Polynésie française, et a contribué à son succès. Et on sait aussi que pas moins de six réunions internationales sont déjà prévues d'ici la fin de l'année 2022 sur ce sujet...
Un autre facteur favorable est la présidence de la Conférence des présidents des régions ultrapériphériques (RUP), assurée jusqu'en novembre 2022 par la Martinique.
En mai 2022, la Commission européenne proposera sa nouvelle stratégie à l'égard des RUP. Comme nous l'ont indiqué Stéphane Bijoux, député européen, et Joël Destom, membre du Comité économique et social européen (CESE), le Parlement et le CESE ont fait des propositions en vue d'un Blue deal, afin de placer les questions maritimes au coeur de la stratégie de la Commission européenne, propositions que nous suggérons de soutenir.
Enfin, il faut permettre aux outre-mer de jouer leur rôle d'ambassadeurs dans leurs bassins respectifs. Nous proposons que les collectivités d'outre-mer soient systématiquement associées aux visites et réunions de haut niveau organisées par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères lorsqu'elles concernent leur bassin océanique car nous pensons que les outre-mer ont besoin de plus de reconnaissance et d'intégration dans notre politique nationale et internationale.
Pour conclure et en résumé de cette première partie, notre rapport propose de replacer les outre-mer au coeur de la stratégie maritime nationale. Je vous remercie pour votre attention.
M. Philippe Folliot, rapporteur - Je vais maintenant aborder les éléments relatifs à la souveraineté qui ont été mis en avant dans le cadre de ce rapport.
Tout d'abord, il nous apparaît essentiel de renforcer les moyens de notre souveraineté outre-mer, compte tenu notamment de la multiplication des menaces en mer.
La pêche illégale est en pleine explosion, particulièrement en Guyane où les méthodes employées sont de plus en plus agressives. Même si dans les autres territoires la pêche illégale est moins importante, elle reste intensive aux limites de nos ZEE, et ce notamment autour de la ZEE polynésienne. Le narcotrafic est aussi en forte progression dans les eaux des Antilles. Rappelons qu'en 2021, 31 tonnes ont été saisies contre 18 tonnes les années précédentes. Ensuite, il existe une recrudescence des tensions navales, et notamment à proximité de nos ZEE. On assiste aussi aujourd'hui à un phénomène de réarmement naval dans tous les pays du monde et notamment dans la zone indopacifique. Nous avons pu constater que selon la Marine nationale, entre 2008 et 2030, le tonnage de la Marine chinoise devrait augmenter de 138 %. La Marine chinoise connaît une augmentation presque chaque année de capacité quasi égale à la totalité de la Marine française. Enfin, il faut également noter les enjeux nombreux liés à la protection des câbles sous-marins.
Bien sûr, il existe des moyens de surveillance et de protection du domaine maritime, mais ils ne sont pas à la hauteur des enjeux.
Grâce à ses outre-mer, la France fait partie des rares puissances disposant d'une présence militaire permanente globale avec ses 5 forces de souveraineté : les FAA, les FAG, les FASZOI, les FAPF et les FANC. Mais si ces forces de souveraineté rassemblaient 8 700 hommes et femmes en 2008, elles ne sont plus que 7 150 en 2022. De plus, si les effectifs globaux des armées ont diminué sur la première partie de la période, ils ont augmenté sur la seconde partie et cette hausse n'a pas concerné les forces de souveraineté outre-mer. Cela montre bien que ces forces de souveraineté ne faisaient pas partie des objectifs prioritaires de la défense sur cette période.
Des ruptures de capacités importantes sont à prévoir jusqu'en 2025. Les six patrouilleurs outre-mer (POM) qui devaient remplacer les P400 ne seront mis en service qu'entre 2022 et 2025. Par ailleurs, les capacités amphibies ont été perdues avec le remplacement des BATRAL par les BSAOM, alors même que ces capacités sont indispensables pour mener des opérations en cas de catastrophes naturelles. La France prend aujourd'hui du retard en matière de course technologique. Si des États tels que la Turquie maîtrisent parfaitement l'emploi de drones marins, la France en est encore loin.
Nos moyens sont donc taillés au plus juste et doivent donc être renforcés, d'autant plus que le contexte géopolitique global fait qu'il y a des menaces toujours plus importantes. C'est la raison pour laquelle nous considérons qu'à l'horizon 2030, il serait nécessaire de doter chacune des forces outre-mer d'un patrouilleur supplémentaire, de coupler la livraison des POM avec la mise en service de drones embarqués et de surface et de rétablir des capacités amphibies pour les forces navales outre-mer. Face aux limites des moyens français, il serait aussi important accélérer le déploiement du programme European Patrol Corvette, qui pourrait assurer le remplacement des frégates de surveillance vieillissantes.
Il nous paraît important d'assumer un rôle de puissance d'équilibre de l'ordre maritime mondial. Grâce à ses outre-mer, la France peut jouer ce rôle pour elle-même mais aussi pour l'Europe à bien des égards en s'investissant et en agissant pour une meilleure gouvernance des océans et en promouvant le multilatéralisme.
La France est présente dans une dizaine d'organisations régionales grâce à ses territoires ultramarins, ce qui constitue un atout majeur pour agir en faveur d'une meilleure protection et gouvernance des océans.
Cependant, bien qu'affichée comme une priorité depuis 20 ans, l'intégration régionale des outre-mer reste encore trop inégale et il est nécessaire de valoriser cet atout en mettant en place au sein du ministère des outre-mer une cellule dédiée à la réflexion stratégique, à laquelle des officiers supérieurs seraient intégrés et en affectant auprès de chaque préfet, un conseiller diplomatique, en plus des trois ambassadeurs à la coopération régionale. Enfin, sur le modèle des accords FRANZ dans le Pacifique, qui visent à coordonner l'aide civile et militaire en cas de catastrophes naturelles, des partenariats régionaux similaires doivent être mis en place dans la Caraïbe pour mener des opérations d'assistance aux populations.
La stratégie indopacifique française, initiée en 2018, s'est traduite par des discours ambitieux pour placer la France comme troisième voie face à la rivalité sino-américaine et promouvoir le multilatéralisme. Cette région apparaît comme le centre névralgique du monde. Comme on le sait, elle concentre 60 % de la population mondiale, un tiers du commerce international et contribuera pour environ 60 % du PIB mondial d'ici 2030. Grâce à ses 6 territoires du Pacifique et de l'océan Indien, la France est une nation souveraine de l'Indopacifique, qui abrite 1,6 million de citoyens français.
Cependant, deux critiques essentielles peuvent être formulées à l'égard de cette stratégie. Tout d'abord, ses concrétisations restent limitées et sont essentiellement circonscrites aux aspects militaires, via la vente de matériels à des partenaires stratégiques. Ensuite, cette stratégie est très « Étato-centrée », sans réelle implication des collectivités qui pourraient jouer un réel rôle de relai en la matière.
Il est important de donner véritablement corps à la stratégie indopacifique. Les outre-mer doivent non seulement être des atouts mais aussi des acteurs de cette stratégie grâce notamment à leur présence dans les organisations de coopération régionale. Il nous paraît aussi important de développer des liens économiques entre les collectivités françaises et les États de la zone, ce qui permettrait aussi de répondre à la diplomatie d'influence de la Chine qui développe son soft power, économique voire sanitaire.
L'implication de l'Union européenne dans l'Indopacifique nous paraît encore trop limitée et les territoires ultramarins ne sont d'ailleurs que brièvement mentionnés dans le document de la stratégie européenne pour l'Indopacifique. Il convient de valoriser ces atouts français lors de la PFUE, la France étant le seul pays de l'UE présent dans la région.
Enfin, et après la rupture de confiance avec l'Australie et l'accord Aukus, il convient de diversifier les partenariats en renforçant les liens avec l'Indonésie ou l'ASEAN et de ne plus être considéré comme un partenaire mineur, mais bien de redevenir un partenaire majeur.
Pour mettre en oeuvre tous ces éléments, nous avons quelques recommandations. S'agissant de nos territoires dans l'océan Indien, il nous apparaît aujourd'hui primordial de renouveler le permis d'exploration (je ne parle pas d'exploitation) et de reprendre les recherches gazières au large de Juan de Nova. S'agissant des forces de souveraineté, il convient de faire des outre-mer la priorité de l'actualisation de la Loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025, de prévoir la livraison d'un patrouilleur supplémentaire pour chacune des forces outre-mer lors de la prochaine loi de programmation militaire et de coupler la livraison des patrouilleurs outre-mer (POM) par la mise en service de drones de surface pour sillonner la ZEE. Le rétablissement des capacités amphibies pour les forces navales outre-mer est également indispensable, en acquérant des hydroglisseurs, sur le modèle de ceux développés par la marine japonaise. Face aux limites actuelles, il faut par ailleurs baser un hélicoptère polyvalent (armée, gendarmerie, douanes, sécurité civile) à Saint-Martin pour les îles du Nord. S'agissant de l'île de La Passion-Clipperton, nous proposons de rendre obligatoire, dans le contrat opérationnel des armées, un passage avec débarquement, a minima une fois par an, sur cette île. Il faut également lancer des études en vue d'y construire une base scientifique.
Mme Marie-Laure Phinera-Horth, rapporteure. - Il me revient d'aborder la dernière partie de notre rapport, consacrée aux enjeux économiques de la stratégie maritime pour les outre-mer. Je commencerai par un chiffre : 2,4 %. C'est le poids des activités maritimes dans l'emploi marchand en outre-mer. C'est peu, voire très peu, comparé aux immenses ressources que la mer peut pourtant offrir à nos territoires. Nous souhaitons que la stratégie maritime soit un moteur du développement économique de nos outre-mer.
Pour atteindre cet objectif, trois défis majeurs se présentent à nous : la modernisation de nos ports ; l'accompagnement des secteurs traditionnels de la pêche et du tourisme bleu ; et enfin le soutien aux filières d'avenir comme l'aquaculture, les énergies marines et les biotechnologies, encore trop peu développées.
Je voudrais commencer par l'insertion de nos ports ultramarins dans le commerce maritime mondial.
D'ores et déjà, Port Réunion, Pointe-à-Pitre, Fort-de-France et Nouméa se classent parmi les 10 premiers ports français en termes de trafic de conteneurs. Et Port Réunion est parvenu en quelques années à devenir le hub du sud de l'océan Indien. Situés aux carrefours des routes maritimes mondiales, les ports ultramarins peuvent s'inspirer de cet exemple pour constituer à leur échelle des hubs régionaux et tirer ainsi pleinement parti de l'économie mondiale.
Pour ce faire, les infrastructures portuaires doivent être adaptées et modernisées. Le trafic par porte-conteneurs devrait tripler d'ici 2035 et la taille des navires est en forte augmentation. D'importants travaux sont nécessaires pour augmenter les tirants d'eau, disposer de longueur de quais plus importante et bénéficier de portiques suffisamment nombreux pour les opérations de chargement et de déchargement. En Guyane, pour remédier au faible tirant d'eau du port de Dégrad des Cannes, la faisabilité d'un port flottant extérieur doit être évaluée.
Au-delà de ces adaptations, les ports doivent également élargir la palette de leurs services s'ils veulent attirer davantage de trafic. Le développement de services de réparation navale, très appréciés des compagnies maritimes, en est un exemple. Par ailleurs, pour devenir de véritables sites logistiques et diversifier les activités, les ports ont besoin d'étendre leurs réserves foncières et d'améliorer leur hinterland, souvent exclusivement desservi par du trafic routier. Face à la congestion routière, le développement de dessertes maritimes de fret sur le pourtour des îles peut constituer une solution.
Les statuts des ports ultramarins paraissent aujourd'hui globalement adaptés. La situation du Port de Longoni à Mayotte est cependant préoccupante. La gestion actuelle par un concessionnaire n'est pas satisfaisante alors même que les opportunités de développement sont nombreuses, grâce à une situation privilégiée dans le Canal du Mozambique, nouvelle « Mer du Nord ». Pour relever ces défis, l'évolution du statut du Port de Longoni en Grand Port maritime (GPM) est aujourd'hui indispensable.
Avant de passer aux autres secteurs de l'économie bleue, je voudrais évoquer l'enjeu absolument stratégique des câbles sous-marins. Nos territoires sont certes reliés à l'économie mondiale grâce à nos ports mais ils sont également reliés à l'internet mondial grâce aux câbles. Or, ces câbles restent trop peu nombreux : les territoires français du Pacifique et Saint-Pierre-et-Miquelon ne sont ainsi reliés que par un seul câble. Leur vulnérabilité impose de développer la redondance des câbles et d'améliorer leur résilience. Je vous renvoie à notre table ronde du 27 janvier 2022, qui a réuni les acteurs français d'Orange Marine et d'Alcatel Submarine Networks, leaders mondiaux dans la fabrication et la pose des câbles.
J'en viens maintenant aux enjeux de la pêche ultramarine. Relativement à l'étendue de la ZEE ultramarine, la pêche dans les outre-mer reste très limitée, étant même souvent insuffisante pour répondre à la demande locale. Le secteur est frappé par un vieillissement des effectifs, par une dégradation de l'état de la flotte et par un manque de structuration des filières. L'appui de l'Union européenne, via le Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l'aquaculture (FEAMPA) est indispensable pour soutenir la filière. Cependant, l'accès à ce fonds est rendu difficile par une forte complexité administrative et par une insécurité juridique pénalisante. La mise en place d'un règlement autonome, de type POSEI Pêche, en s'inspirant du modèle du programme de soutien à l'agriculture ultramarine, permettrait de garantir la continuité des aides malgré les périodes de renégociation budgétaire. Par ailleurs, face au vieillissement de la flotte, la Commission européenne doit, comme elle s'y était engagée, autoriser les aides d'État pour le renouvellement des flottes de pêche en outre-mer.
Je ne peux pas ne pas mentionner la situation particulière de la Guyane. La pêche illégale y est un fléau, le ministère des outre-mer parlant lui-même d'« opérations de guerre ». L'État doit mettre en oeuvre les engagements pris depuis 2014 et adapter les moyens de la Marine nationale à l'intensification des violences. L'État consacre 120 jours à la lutte contre la pêche illégale en Guyane, contre une présence de 300 jours de la Marine dans les eaux du sud de l'océan Indien.
S'agissant du tourisme bleu, celui-ci est porté en grande partie par le secteur de la croisière et les activités de plaisance, qui ont été fortement impactés par la crise du Covid-19. Les capacités d'accueil limitées des territoires, tout comme les nécessités environnementales, plaident pour le développement d'un tourisme bleu qualitatif en outre-mer.
J'en termine avec les filières d'avenir de l'économie bleue. Nous faisons face à un paradoxe. Alors même que les outre-mer disposent d'une biodiversité extrêmement riche, la valorisation des ressources marines dans le domaine médical et cosmétique est encore peu développée outre-mer. Pourtant, la France dispose d'acteurs économiques de premier plan avec L'Oréal et Sanofi. Il reste à faire en sorte que ces acteurs prennent conscience des potentiels existant en outre-mer, et s'y implantent.
En matière d'aquaculture, le bilan est aujourd'hui décevant : les outre-mer restent très en retard, à l'exception de la Nouvelle-Calédonie qui a développé une importante filière de crevettes bleues et de la Polynésie française qui dispose d'une filière de perliculture. La production aquacole en outre-mer s'établit à 2 000 tonnes par an, constituées à 80 % par les élevages de crevettes en Nouvelle-Calédonie. La pénurie des formations aux métiers de l'aquaculture pénalise son développement dans les outre-mer, tout comme les complexités administratives dans les autorisations de fermes aquacoles. Les moyens de l'Ifremer outre-mer doivent être renforcés pour permettre l'accompagnement au développement de cette filière.
Enfin, les énergies marines constituent une filière prometteuse pour les territoires ultramarins via l'utilisation de l'énergie des vagues et de la houle (houlomoteur), de l'énergie éolienne (offshore notamment) ou encore de l'énergie thermique des mers (eau froide ou chaude permettant la production d'électricité en continu). Des projets phare comme le SWAC (Sea Water Air conditionning) ont été mis en place en Polynésie française et à La Réunion. Cependant, ces filières sont encore expérimentales et doivent faire face à des coûts élevés. Un soutien public plus important est aujourd'hui nécessaire pour encourager ces projets.
Vous le voyez, les opportunités sont nombreuses, reste à soutenir les projets !
Mme Victoire Jasmin. - Après avoir pris connaissance du contenu du rapport, j'aurais une remarque à faire. Il a été question, dans le rapport, du manque d'ingénierie dans les territoires ultramarins. Bien que je partage ce constat, je souhaiterais aussi mettre en avant le fait que la plupart des cadres et des personnes dans ces services sont des Hexagonaux, ce qui peut également poser un problème si l'on ne s'appuie pas sur les populations locales qui ont des expertises de terrain et peuvent avoir des avis pertinents sur la situation dans leur territoire et sur l'approche à adopter. De par leurs spécificités, ce qui est réalisable sur le territoire national ne l'est pas nécessairement sur chacun des territoires ultramarins.
Concernant l'Union européenne, les programmes opérationnels des collectivités mériteraient plus de coordination afin que les préconisations portées au niveau européen soient effectivement prises en compte et mises en oeuvre par des actions.
Enfin, concernant la pêche, la délimitation des eaux territoriales, en particulier en Guadeloupe et en Martinique, peut être un frein au développement du secteur et notamment à l'utilisation et à la récupération de la ressource. En effet, la contamination des eaux au chlordécone implique pour les pêcheurs d'aller plus loin en mer dans des zones non contaminées, mais qui se retrouvent être parfois en dehors des limites territoriales.
M. Pierre Frogier. - J'ai entendu des références faites à la tribune publiée dans le journal Le Monde. Néanmoins, je souhaiterais qu'il ne soit pas fait état de cette tribune dans notre rapport et dans la conférence de presse. Compte tenu des engagements portés par la majorité de ses signataires, cette tribune est très politique.
M. Stéphane Artano. - Le travail de la délégation se tient à l'écart du calendrier électoral.
Sur le rapport en particulier, qui comporte une quarantaine de recommandations, notre souci sera de faire en sorte que celles-ci trouvent un prolongement législatif, réglementaire ou opérationnel.
Je retiens deux éléments en particulier.
Premièrement, la nécessité d'associer les élus ultramarins dans leur bassin respectif dans les stratégies à décliner sur leur territoire. Ce principe peut être appliqué tant aux enjeux de souveraineté qu'aux questions économiques. Je rejoins par ailleurs sur ce point, l'avis de ma collègue Victoire Jasmin sur la confiance à accorder aux personnes ultramarines qualifiées.
Deuxièmement, au-delà des déclarations, il faut des actes. C'est le sens de notre rapport. C'est aussi l'objet de nos recommandations. Nous devrons être vigilants à la mise en oeuvre de ces recommandations.
Mme Nassimah Dindar. - Je salue également le travail de la délégation et souhaite que ce rapport soit adopté.
Mme Vivette Lopez, présidente. - Nous allons maintenant adopter le rapport. Je ne vois ni abstention ni opposition.
La Délégation sénatoriale aux outre-mer a adopté le rapport à l'unanimité des présents.