- Mardi 15 février 2022
- Audition de Mmes Marie-Caroline Missir, directrice générale du réseau Canopé, Alexandra Wisniewski, directrice générale adjointe, et M. Nicolas Turquet, directeur de cabinet
- Audition de Mme Véronique Peaucelle-Delelis, directrice générale de l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG)
- Mercredi 16 février 2022
Mardi 15 février 2022
- Présidence de Mme Patricia Schillinger, vice-présidente -
Audition de Mmes Marie-Caroline Missir, directrice générale du réseau Canopé, Alexandra Wisniewski, directrice générale adjointe, et M. Nicolas Turquet, directeur de cabinet
Mme Patricia Schillinger, présidente. - Nous accueillons aujourd'hui Marie-Caroline Missir, directrice générale du réseau Canopé, Alexandra Wisniewski, directrice générale adjointe, et Nicolas Turquet, directeur de cabinet.
Je remercie nos interlocuteurs de s'être rendus disponibles pour nous cet après-midi. Notre président, Stéphane Piednoir, ne pouvant être parmi nous, j'ai l'honneur de le remplacer et vous prie de bien vouloir excuser son absence.
Le sujet de notre mission d'information nous a conduits à consacrer un certain nombre de séquences aux thématiques éducatives. Nous avons ainsi entendu Jean-Pierre Obin, au sujet de la formation des enseignants, Nathalie Mons, présidente du Centre national d'étude des systèmes scolaires (Cnesco), Édouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire au ministère de l'éducation nationale, Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes, et Jean-Michel Blanquer, ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports.
Pour l'information de Mmes Missir et Wisniewski et de M. Turquet, je rappelle que notre mission a été constituée, en vertu du droit de tirage des groupes, sur l'initiative du Rassemblement démocratique et social européen (RDSE). Notre collègue Henri Cabanel, membre de ce groupe, en est le rapporteur. Notre mission est composée de vingt-et-un sénateurs issus de tous les groupes politiques et notre rapport, assorti de recommandations, devrait être rendu public au début du mois de juin prochain.
Cette audition donnera lieu à un compte rendu écrit, qui sera annexé à notre rapport, et sa captation vidéo permet de la suivre en ce moment même sur le site Internet du Sénat. Cet enregistrement sera disponible par la suite en vidéo à la demande.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Je vous remercie à mon tour du temps que vous nous accordez. Si nos travaux sont déjà bien avancés, votre audition a toute son importance.
Tout d'abord, pouvez-vous nous rappeler le rôle du réseau Canopé ? Comment sont créés les contenus, plus particulièrement pour l'enseignement moral et civique (EMC), qui est bien entendu notre coeur de cible ? Cet enseignement dispose-t-il d'une équipe dédiée ? Tout enseignant peut-il proposer un contenu au réseau Canopé ? Votre site Internet propose-t-il un espace de partage entre enseignants ?
Dans son rapport d'octobre 2021 consacré à l'éducation à la citoyenneté, la Cour des comptes souligne que les outils dédiés à l'EMC sont nombreux et peu utilisés du fait de la multiplication des sites et du manque d'accompagnement des enseignants. Comment le site Internet de Canopé est-il organisé ? Y a-t-il une présentation par niveau ou par cycle ? Lors de son audition, le directeur général de l'enseignement scolaire nous a indiqué que ce site faisait l'objet d'une refonte. Pouvez-vous nous en dire plus ? Quel est l'objectif de cette refonte ? Les jeunes enseignants appelés pour la première fois à dispenser l'EMC bénéficient-ils d'un accompagnement particulier, par un contenu labellisé par exemple ?
Enfin, existe-t-il des partenariats entre le réseau Canopé et les institutions ou les associations d'élus locaux pour la production de contenus relatifs au rôle des institutions ou encore à la démocratie locale ?
Mme Marie-Caroline Missir, directrice générale du réseau Canopé. - Historiquement, le réseau Canopé est l'éditeur de ressources de l'Éducation nationale. Toutefois, il vient de changer de mission : en témoigne la signature, en novembre dernier, de notre nouveau contrat d'objectifs et de performances avec l'État, plus particulièrement avec notre tutelle, le ministère de l'éducation nationale. Notre nouvelle mission est de former les enseignants tout au long de la vie, et notamment de les former au numérique.
Opérateur de l'Éducation nationale, Canopé compte aujourd'hui 1 200 équivalents temps plein (ETP). Il a la particularité de fonctionner en réseau - d'où son nom - et bénéficie d'un maillage territorial très étoffé : nous disposons, dans chaque département, d'une antenne, appelée « atelier ». Les enseignants peuvent se former à distance ou en présentiel au sein de ces centres, où l'on retrouve, entre autres, des ressources issues de nos activités historiques. En effet, nous continuons de produire un certain nombre de ressources, dont celles qui vous intéressent, qu'il s'agisse de l'EMC ou de l'éducation aux médias et à l'information (EMI).
Notre mission est bien d'accompagner les enseignants pour qu'ils s'approprient les thématiques figurant au centre du schéma directeur de la formation continue : à notre offre de formation adaptée s'ajoute une formation transversale, dont relèvent les « éducations à » - aux médias, à la laïcité -, donc l'EMC.
Pour concevoir nos contenus et nos formations, nous nous appuyons fortement sur l'expertise de nos personnels, formateurs et médiateurs, qui sont, pour la plupart, d'anciens enseignants ; nous recrutons également des chercheurs, des ingénieurs pédagogiques, des représentants de nouveaux métiers liés au champ de la formation dans toutes ses dimensions.
En parallèle, nous travaillons avec les experts des sujets sur lesquels nous intervenons, en particulier les inspecteurs généraux.
Ainsi, pour ce qui concerne la laïcité, nous travaillons étroitement avec le Conseil des sages. Nous venons de publier un ouvrage, auquel a collaboré Iannis Roder, dont le but est de donner aux enseignants une approche à la fois théorique et pratique de la laïcité, dans l'esprit du plan Obin. Nous organisons des sessions de formation des enseignants, à distance ou en présentiel, où interviennent des experts et des chercheurs. Nous sommes en lien étroit avec la Direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco) et avec le Conseil des sages, qui valident ces contenus.
Cet exemple montre d'emblée la triple capacité de notre réseau : premièrement, être opérateur de l'Éducation nationale, pour décliner toute thématique que le ministère nous confie, par exemple la laïcité ou le numérique ; deuxièmement, proposer aux enseignants de nouvelles modalités de formations, en direct et en replay ; troisièmement, offrir un appui aux communautés apprenantes, qu'il s'agisse de ressources pédagogiques ou de lieux de partage d'expérience entre pairs, en complément des actions menées par les académies.
Plus précisément, pour ce qui concerne la création de contenus d'EMC, nous avons créé un groupe de travail « EMI et valeurs de la République », doté d'une cheffe de projet. Cette structure est en lien avec notre comité de lecture, qui analyse toutes nos propositions de formation, et avec la direction de la pédagogie du réseau Canopé, qui, de concert avec notre tutelle, valide l'ensemble de nos propositions de formations ou de créations de contenus.
Nous veillons à l'adéquation entre les propositions faites et les formations déployées sur l'ensemble du territoire. L'atelier par département dont nous disposons, en métropole et en outre-mer, est essentiel, car nos thématiques ont vocation à être adaptées aux contextes locaux. À ce titre, nous travaillons en lien étroit avec nos partenaires de la communauté éducative. C'est extrêmement utile pour faire vivre les formations dédiées à l'EMC, pour les rendre encore plus concrètes et utiles.
Plusieurs équipes sont chargées de mener ces actions : les médiateurs et formateurs assurent les formations, sur le terrain ou à distance, dans le cadre de l'offre nationale, mais nous ne disposons pas d'une équipe dédiée à la thématique de l'EMC.
D'ailleurs, l'évolution de nos missions exige une refonte complète de notre organisation. Outre la direction de la pédagogie, nous créons ainsi une direction de la formation. Nous nous appuyons aussi sur l'expertise de nos partenaires (par exemple le Conseil des sages) et des agents du réseau, qui se forment eux-mêmes à ces problématiques. Par exemple, un de nos agents est actuellement en formation à l'Institut des hautes études de l'éducation et de la formation (IH2EF) au sujet de la laïcité et des valeurs de la République.
Le fonctionnement en groupes de travail permet de mutualiser l'ensemble des expertises, d'aller chercher des compétences auprès de notre ministère de tutelle et de nos partenaires dans une logique de co-création et de mutualisation des contenus. Ce faisant, nous pouvons aller plus vite et embrasser tous les champs concernés. Nous avons constitué une équipe transversale dédiée aux enjeux de l'EMI et des valeurs de la République : elle examine toutes les demandes relatives à ces sujets, en lien avec un service de Canopé, le Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (Clemi), qui est plus précisément dédié à l'EMI, et avec notre comité de relecture. C'est ce groupe de travail qui a conçu l'offre de formations et de webinaires relative aux valeurs de la République, en particulier à la laïcité.
Nous sommes très attachés à ce que tout enseignant puisse nous proposer un contenu, mais, à ce jour, ce principe n'a pas encore trouvé sa pleine application. Un certain nombre d'outils permettent aux enseignants de partager leurs pratiques. Il s'agit non seulement de nos ateliers, mais aussi d'un dispositif numérique fonctionnant comme un réseau social et baptisé Viaéduc. Un autre outil permet de créer des séquences pédagogiques thématiques et de les proposer à d'autres collègues, que ce soit dans son établissement, dans le reste de la France et à l'échelle internationale : nous pouvons déployer toutes ces actions hors de nos frontières.
Nous pourrions aller plus loin tout en restant fidèles à notre ADN - le fonctionnement en réseau -, en permettant aux professeurs de créer leurs contenus et en valorisant les enseignants les plus innovants. Notre proximité avec les communautés enseignantes doit encore être développée.
Enfin, pour nos activités éditoriales, nous allons faire appel aux enseignants sur le terrain pour écrire des ouvrages ou des scénarisations pédagogiques de formation.
Notre rôle transversal de valorisation des enseignants les plus impliqués dans leur discipline ou dans certaines pratiques doit encore être déployé. C'est un volet du projet que je mets en oeuvre avec mon adjointe et mon directeur de cabinet.
Mme Patricia Schillinger, présidente. - Certains de vos ateliers départementaux sont-ils plus actifs que d'autres ? Qu'en est-il de l'outre-mer ?
Mme Marie-Caroline Missir. - Pour l'ensemble de nos sessions de formation, nous dénombrons 400 000 participants, en présentiel comme en distanciel.
CanoTech, notre site dédié aux formations courtes à distance, est apparu pendant la crise de la Covid. Il a formé 200 000 personnes depuis sa création, en mars 2020.
L'enjeu, c'est bien sûr d'amener l'ensemble des enseignants à la formation continue - la marche est encore haute : c'est indispensable à la qualité du système éducatif, dans une logique de développement professionnel continu. Cette mission est inscrite dans notre plan stratégique.
M. Nicolas Turquet, directeur de cabinet du réseau Canopé. - Pour ce qui concerne les valeurs de la République, nous avons tenu 195 webinaires entre janvier et octobre 2021, réunissant quelque 3 950 participants.
Nous agissons dans les territoires, en lien avec les académies : à La Réunion, nous travaillons en particulier avec une directrice académique qui est aussi coordinatrice Clemi. Elle monte des expositions et crée des formations sur les sujets relatifs à l'EMC.
Pour les formations que nous consacrons aux valeurs de la République, le taux de remplissage dépasse 80 %. Au total, 246 webinaires ou conférences en ligne ont été proposés, réunissant plus de 8 000 participants. CanoTech nous permet aussi d'assurer une offre nationale.
Mme Patricia Schillinger, présidente. - Le numérique est-il un obstacle pour certains enseignants, faute de formation ? J'ai pu constater ponctuellement par le passé que c'était le cas sur le terrain.
Mme Marie-Caroline Missir. - Il s'agit d'une de nos missions centrales : contribuer à la transformation numérique de l'école via la formation des enseignants.
La crise sanitaire a profondément transformé les pratiques, en accélérant les évolutions à l'oeuvre. À ce titre, nous avons mené avec l'institut de sondage BVA une enquête portant sur 1 200 enseignants, laquelle s'est achevée en décembre 2020.
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, les enseignants ne sont pas hostiles à la formation à distance, pour une raison simple : ces formats sont bien adaptés aux contraintes de temps auxquelles ils sont confrontés. Comme la Cour des comptes l'a souligné, le temps de formation des enseignants est souvent pris sur le temps de classe et impose donc des remplacements.
Ces dispositifs permettent des temps de formation courts et, dans un contexte bien particulier, les enseignants s'en sont emparés très vite. Un webinaire, c'est une heure ou une heure et demie d'échanges entre un expert et, au maximum, cinquante personnes - nous essayons de réduire les jauges
L'étude BVA, qui a été diffusée jeudi dernier et que nous pourrons vous adresser, souligne que ces modalités très souples de formation sont demandées. Dans ce cadre, les enseignants peuvent se former sur leur temps libre. Ils apprécient également l'hybridation, avec des temps de partage permettant des échanges relatifs aux pratiques. Ceux-ci sont importants : les enseignants ne veulent pas d'une formation descendante.
Enfin, les contractuels et titulaires en début de carrière cherchent avant tout de bonnes pratiques pour faire la classe.
Ces éléments nous ont permis d'adapter notre offre, pour éviter tout doublon avec ce que propose le ministère et pour créer une envie de formation chez les enseignants. Notre but est que de plus en plus d'enseignants viennent se former chez nous pour s'approprier des problématiques difficiles et évolutives, comme celle dont nous traitons aujourd'hui.
Nous sommes un opérateur assez malléable : nous pouvons décliner les politiques publiques très finement dans les territoires et répondre très vite à une commande publique. Nous pouvons aussi aller chercher de multiples partenaires - experts, chercheurs, réseau des Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé), inspection générale, ministère, etc. - pour nous adapter aux besoins des enseignants et à la demande de qualité, qui est très forte sur de tels sujets.
M. Nicolas Turquet. - L'offre que nous proposons aux enseignants s'articule autour de trois verbes : éclairer, agir et maîtriser.
Notre but est d'atteindre les enseignants en étant au plus près de leurs besoins. Certains veulent un simple arrière-plan, d'autres des outils très concrets pour s'adresser à leurs classes.
Le catalogue que nous vous avons communiqué hier vous confirmera la diversité de notre offre. Nous proposons ainsi une formation intitulée Laïcité : s'outiller pour faire vivre le débat en classe ou encore un escape game clefs en main dédié aux valeurs de la République.
Au titre des podcasts Extra classe, nous avons sollicité Isabelle de Mecquenem, qui est à la fois enseignante à l'Inspé de Reims et membre du Conseil des sages de la laïcité. Elle a répondu, dans ce cadre, aux questions concrètes des enseignants.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Vous dites que les moins expérimentés demandent davantage de formations : avez-vous des chiffres à nous donner sur des demandeurs plus anciens ?
Mme Marie-Caroline Missir. - Pour nuancer mon propos, je vous ai cité les résultats d'un sondage sur 1 000 enseignants concernant la seule formation à distance. Un autre sondage sur la formation en général montre que 21 % des contractuels n'en ont pas reçu, même s'ils sont preneurs. Le besoin de formation est immense. Il faut donc repositionner l'opérateur sur ce sujet pour apporter de l'expertise, du personnel, des moyens et des locaux afin d'être en mesure de proposer ces formations à une population qui en a grand besoin.
Mme Alexandra Wisniewski, directrice générale adjointe du réseau Canopé. - Sur l'appropriation du numérique, nous avons tracé plusieurs actions de formation. En 2019, 116 000 participants avaient suivi une formation de type 3 heures + 3 heures, dont 96 000 en présentiel et 19 000 à distance. En 2020 - année particulière en raison de la pandémie -, selon le même format, 162 000 avaient participé, dont 31 000 en présentiel, malgré le contexte, et plus de 130 000 à distance et en hybride. Ce ratio est proche en 2021 - alors même que les contraintes liées à la pandémie étaient un peu plus faible qu'en 2020 -, avec 34 000 participants en présentiel et 116 000 en distanciel ou en hybride. Le ratio s'est donc inversé par rapport à 2019.
Il faudra les données de 2022 pour confirmer la tendance, mais on voit déjà une évolution sur la capacité à se saisir d'une formation à distance.
Mme Sabine Drexler. - Ancienne enseignante, je me souviens du Centre national de documentation pédagogique (CNDP), prédécesseur du réseau Canopé avant 2015. J'apprécie que des enseignants soient associés à la création d'outils, ce qui permet d'être au plus près des réalités de l'école alors que les propositions en étaient parfois déconnectées. Vous avez mentionné le Conseil des sages : pouvez-vous nous en dire plus ?
Mme Marie-Caroline Missir. - Ce Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, placé auprès du ministre, n'a vocation à agir qu'en matière de laïcité. On y trouve notamment Iannis Roder, enseignant en histoire et auteur d'ouvrages sur la laïcité, et Alain Seksig, inspecteur général. Le Conseil des sages a été installé à la demande du ministre actuel de l'éducation nationale pour l'appuyer dans ses décisions en matière de laïcité. S'agissant de notre plan, on retrouve ce conseil pour les actions en lien avec la commémoration de l'assassinat de Samuel Paty puis en en lien avec le rapport Obin.
Le Conseil des sages comporte, parmi ses membres, Dominique Schnapper, Jean-Louis Auduc, Ghaleb Bencheikh, Catherine Biaggi, Abdennour Bidar, inspecteur général, qui intervient dans nos formations, Médéric Chapitaux, Monique Dagnaud, Olivier Galland, Delphine Girard, Patrick Kessel, Catherine Kintzler, Frédérique de la Morena, Jean-Éric Schoettl et Vincent Ploquin.
Mme Sabine Drexler. - Les élus sont souvent sollicités pour témoigner dans les établissements scolaires. C'est un moment important, à intégrer dans les formations en matière d'éducation civique. Pendant des années, on n'a plus formé les jeunes à la connaissance des institutions. Or il est important, du conseiller municipal au parlementaire, que des élus puissent répondre aux questions des élèves.
Mme Marie-Caroline Missir. - Ce lien avec les collectivités territoriales est important : elles sont partenaires du réseau Canopé et nous sollicitent pour monter certaines formations et animations, parfois dans un registre ludique. Elles nous sollicitent aussi, dans certaines régions, en matière de déradicalisation.
Mme Sabine Drexler. - Je suis aussi conseillère départementale. Une collectivité départementale ou régionale peut-elle se rapprocher de vous pour passer ce type de commandes ?
Mme Marie-Caroline Missir. - Pour chaque demande, nous nous assurons qu'elle est en phase avec notre mission centrale. Par exemple, nous ne produisons pas d'outils touristiques. En revanche, quand une collectivité nous sollicite sur la formation numérique, par exemple, c'est en cohérence avec notre mission.
Mme Sabine Drexler. - Quand je vais dans les écoles, les enfants sont intéressés par des outils comme des vidéos qui présentent les collectivités. Peut-être que d'autres acteurs que les collectivités sont mieux placés pour créer des supports que la collectivité territoriale peut diffuser auprès des élus qui visitent les établissements.
Mme Marie-Caroline Missir. - Particulièrement en matière d'éducation morale et civique, nous proposons une réponse équilibrée entre la demande de la collectivité et les ambitions du programme.
Mme Alexandra Wisniewski. - Une modalité d'intervention pour laquelle le réseau Canopé est en lien avec les collectivités est l'action dans la durée pour les établissements faisant face à des problématiques comme la gestion de climat scolaire, le développement durable ou encore la création d'un « fil rouge » pédagogique. Nous sommes souvent sollicités sur les deux premières options, pour lesquelles nous développons des actions « cousues main » avec les équipes des établissements.
Notre capacité à, d'une part, animer des discussions entre collectivités, parents et équipes éducatives sous l'égide du chef d'établissement, et, d'autre part, former toute une équipe nous permet d'aider un établissement à investir une thématique - c'est ce que l'on appelle les « ateliers Canopé en résidence ».
Souvent, les collectivités sont naturellement appelées à s'y associer, notamment en termes de développement durable, par leur rôle dans les politiques publiques. Je pense notamment à la restauration collective. Cela doit se faire en lien avec l'académie, qui nous oriente vers les établissements en ayant le plus besoin. Nous développons cela actuellement avec les trois académies de Nouvelle-Aquitaine et celles du Grand Est.
M. Nicolas Turquet. - Avec la Loire-Atlantique, nous développons le jeu de coopération C'est cliché, qui a pour objectif de développer l'esprit critique face aux stéréotypes de genre. Après une expérimentation d'un an dans les collèges, le jeu est désormais diffusé au niveau national.
Mme Patricia Schillinger, présidente. - Notre jeunesse a particulièrement besoin d'échanger et de parler en matière d'éducation civique. Comment assurez-vous la promotion de ce type d'enseignement ? Pensez-vous être en mesure d'aider les enseignants, pour lesquels il est parfois plus difficile de s'engager dans ces débats ?
Mme Marie-Caroline Missir. - Nous avons deux leviers, le contenu des enseignements, en particulier les actions que nous faisons en lien avec la Dgesco, et les ressources pédagogiques, notamment sur le site consacré aux valeurs de la République.
Outre cela, nous proposons des thématiques de formation qui ancrent les ressources dans la pratique. Sur l'enseignement moral et civique, nous trouvons aussi bien des ressources pédagogiques que des formations visant, par exemple, à déclencher un débat citoyen en classe ou à développer un hackathon, une expérience pédagogique.
Les ressources ne suffisent pas : la transformation sur le long terme est créée par des propositions de formation permettant au professeur de s'approprier des outils pour faire vivre les contenus en classe. Nous n'en sommes plus au cours magistral : c'est dans cette animation de temps de classe que nous avons un apport. Autre exemple : un escape game est un détour pédagogique et ludique pour entrer dans un sujet aride.
Nicolas Turquet vous a parlé des podcasts : l'épisode qui a été le plus écouté est celui sur la ludopédagogie. Ce sont ces éléments que les enseignants viennent chercher chez nous.
Nous avons plusieurs sites : le site institutionnel de Canopé est une porte d'entrée vers d'autres « marques ». Le site Valeurs de la République apporte d'autres ressources et des accès vers des séminaires et des webinaires. Le site est actuellement en refonte, pour faciliter l'expérience de l'utilisateur et pour réorganiser le portail, en valorisant mieux les ressources, avec une approche transversale de nos espaces. Nous allons aussi créer un espace consacré à l'offre de formation. La page d'accueil est aussi en cours de modification.
Nous travaillons avec la Dgesco pour organiser le site en trois temps : comprendre/s'informer, se former et agir en classe. Des développements sont encore en cours, mais nous souhaitons une publication à la fin du printemps. Pour autant, le nombre de participants aux séminaires évoqué par Nicolas Turquet montre bien que le site, tel qu'il était jusqu'ici, n'était pas un obstacle.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Sur le contenu, au niveau de l'enseignement moral et civique, la base est le fonctionnement de nos institutions. Pour parler d'un sujet de société, encore faut-il savoir à qui s'adresser pour le faire avancer.
Ce qu'a dit Sabine Drexler est juste : lorsque nous allons expliquer notre rôle d'élu dans les lycées, nous ne sommes jamais déçus. Les élèves sont curieux, car ils en savent peu sur ce sujet. Est-ce, selon vous, une démarche à généraliser ? C'est un projet que je mène pour ma part avec l'association des maires de l'Hérault et la rectrice de l'académie.
Mme Marie-Caroline Missir. - Je partage ce que vous venez de dire, surtout au regard de l'étude publiée récemment sur la désaffection des jeunes vis-à-vis de la politique, mais pas vis-à-vis de l'engagement citoyen - c'est une nuance majeure. Nous avons vocation à nous adapter aux programmes et, si ceux-ci évoluent dans le sens d'une plus grande connaissance des institutions, nous serons les premiers à la mettre en oeuvre. Pour autant, nous déployons des modules en motion design sur les sujets que vous évoquez.
Mme Alexandra Wisniewski. - Peut-être connaissez-vous les modules Les clés de la République, capsules de trois minutes utilisables en classe, mais aussi réexploitables par les parents et par les élèves. Ces modules abordent des thèmes tels que la gouvernance mondiale, l'ONU, les symboles de la République ou encore la séparation des pouvoirs. Une partie est reversée à Lumni, pour assurer une meilleure diffusion. Ces modules, disponibles en ligne, sont très utilisés.
Mme Marie-Caroline Missir. - Quand on parle de Canopé, on a toujours l'impression d'une profusion. Je souhaite insister sur l'importance du dialogue entre la ressource et la formation, et de nos enjeux comme la formation des contractuels. Nous nous emploierons, dans les prochaines années, à amener davantage d'enseignants vers la formation, particulièrement sur les sujets transverses que nous avons évoqués aujourd'hui.
M. Nicolas Turquet. - À l'initiative d'enseignants, nous avons aussi développé un jeu de rôle, Voxapolis, qui permet de travailler sur le « Désigner, délibérer, décider », et qui aide à mieux comprendre le fonctionnement de la République et de la démocratie ou encore aborde le scrutin.
Mme Patricia Schillinger, présidente. - Disposez-vous de formations à destination du monde du handicap, ou bien certains modules adaptés à des élèves et des enseignants en situation de handicap ?
Mme Marie-Caroline Missir. - La thématique du handicap et de l'inclusion fonctionne de la même façon que les autres, avec un groupe de travail, un site dédié appelé Cap école inclusive et de la formation à distance sur CanoTech.
Nous sommes en lien avec l'Institut national supérieur formation et recherche - handicap et enseignements adaptés (INSHEA) et nos partenaires académiques. Nous souhaitons aussi muscler la formation des accompagnants d'élèves en situation de handicap (AESH), notamment dans le cadre des futures écoles académiques de formation.
Mme Patricia Schillinger, présidente. - Je vous remercie pour votre participation.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de Mme Véronique Peaucelle-Delelis, directrice générale de l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG)
Mme Patricia Schillinger, présidente. - Mes chers collègues, je remercie l'ensemble des participants pour leur disponibilité. Madame Véronique Peaucelle-Delelis, vous êtes accompagnée de M. Benjamin Foissey, chef du département de la mémoire et de la citoyenneté, de Mme Laura Garnier, adjointe au chef du département de la mémoire et de la citoyenneté, et de Mme Adèle Purlich, chargée de mission « Mémoire et Citoyenneté ».
Notre président Stéphane Piednoir ne peut être parmi nous. J'ai donc l'honneur de le remplacer et vous prie de bien vouloir excuser son absence.
La transmission de la mémoire est un élément décisif de l'éducation à la citoyenneté. Elle occupe une place importante dans nos travaux.
Le ministère des armées fait partie des interlocuteurs de cette mission d'information. Cette audition complète celle de Mme Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée auprès de la ministre des armées, chargée de la mémoire et des anciens combattants, entendue le 12 janvier dernier, ainsi que celle du directeur du service national et de la jeunesse, qui s'est tenue le 11 janvier dernier.
Notre mission s'est mise en place dans le cadre du droit de tirage des groupes, à l'initiative du groupe RDSE (Rassemblement Démocratique et Social Européen). Notre collègue et membre de ce groupe, Henri Cabanel, en est le rapporteur. Par ailleurs, cette mission est composée de 21 sénateurs issus de tous les groupes politiques. Notre rapport, assorti de recommandations, sera rendu public au début du mois de juin 2022. Enfin, cette audition donnera lieu à un compte rendu écrit et sera annexé à notre rapport. Sa captation vidéo permet de la suivre en direct sur le site Internet du Sénat. Son enregistrement sera ensuite disponible en vidéo à la demande.
Avant de vous donner la parole, notre rapporteur Henri Cabanel va vous poser quelques questions pour situer les attentes de cette mission d'information. Nous aurons ensuite un temps d'échange avec nos collègues.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Merci, Madame la Présidente. Une première série de questions concerne l'activité de l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG) en matière de transmission de la mémoire et de l'éducation à la citoyenneté. Je souhaiterais que vous présentiez l'offre pédagogique de l'ONACVG (les thématiques abordées et les outils pédagogiques proposés) afin de perpétuer la mémoire combattante.
Comment ces outils sont-ils adaptés aux jeunes publics et aux spécificités historiques des territoires ? Quels sont les différents concours organisés par l'ONACVG à destination de la jeunesse ? Comment la crise sanitaire a-t-elle impacté le suivi de ces concours ?
Comment l'ONACVG a-t-il intégré la mémoire des opérations extérieures (OPEX) à ses actions de transmission de la mémoire combattante auprès des jeunes ? Comment les nouvelles générations du feu sont-elles valorisées par l'ONACVG auprès des jeunes ?
Comment la mémoire des attentats terroristes s'intègre-t-elle dans vos actions ?
Comment s'articulent vos relations avec les établissements scolaires ?
Enfin, quel est le bilan du projet Ambassadeurs de la mémoire, proposé aux lycéens en 2015 ?
Une seconde série de questions concerne l'articulation entre l'activité de l'ONACVG et le plan « Ambition armées-jeunesse 2022 ».
L'ONACVG est-il impliqué dans l'organisation de la Journée « défense et citoyenneté » (JDC) ?
Quel est le rôle de l'ONACVG dans la formation des encadrants des trois premières éditions du Service national universel (SNU) (2019 - 2021 - 2022) afin de préparer la Journée « défense et mémoire » (JDM) ?
Pouvez-vous donner des exemples et préciser la nature des missions d'intérêt général mémorielles proposées par l'ONACVG dans le cadre de l'expérimentation du SNU ? Combien de missions ont eu lieu en 2021 et combien sont envisagées en 2022 ?
L'ONACVG est-il associé aux dispositifs suivants, mis en oeuvre par la Direction du service national et de la jeunesse (DSNJ) : classes de défense et de sécurité globale, cadets de la défense, programme Aux sports jeunes citoyens !, service militaire adapté et service militaire volontaire ? Comment mobiliser l'expertise de l'ONACVG en matière de politique mémorielle dans le cadre de ces différents dispositifs ?
Mme Véronique Peaucelle-Delelis, directrice générale de l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONACVG). - Monsieur le Sénateur, Madame la Sénatrice, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je suis effectivement accompagnée de mes « coopérateurs » - à l'ONAC, nous évitons le terme de « collaborateur ».
Je me permets de souligner la pertinence de la création de cette mission d'information par la Haute assemblée, dont le thème de la dynamisation de la culture citoyenne nous occupe quotidiennement.
Je vais tâcher de répondre à vos questions en regroupant les thèmes, mais avec le plus de précision possible. Afin de faciliter les échanges et la prise de notes des participants, je vous informe qu'une clé USB contenant l'intégralité de nos réponses à votre questionnaire a été préparée à votre intention. Nous vous fournirons également le catalogue papier de notre offre pédagogique (dont la version numérique est enregistrée sur la clé USB), qui est dense et de qualité.
Concernant notre offre pédagogique, les outils de transmission ainsi que nos initiatives sont adaptés à un public jeune, en lien avec les programmes scolaires. Ils reposent sur des thématiques fondées sur l'histoire et les mémoires locales. Depuis plus de deux ans et demi, avec Mme Geneviève Darrieussecq et avec la coopération de l'ensemble des membres du conseil d'administration de l'ONACVG, nous avons à coeur de territorialiser les politiques de mémoire et de citoyenneté. En effet, la manière d'aborder la mémoire diffère en fonction des régions. Cette politique de territorialisation est donc un élément essentiel de la transmission mémorielle.
Notre offre pédagogique est déployée territorialement par nos services départementaux et en particulier nos directeurs de services départementaux, avec la coordination de référents régionaux « Mémoire » (un par région, exception faite de l'Île-de-France et du Grand-Est, qui en compte deux chacun), qui déclinent les programmes nationaux définis en liaison avec le ministère des armées qui est notre ministère de tutelle.
Les programmes nationaux sont les suivants : le programme « Histoire et Mémoire de la guerre d'Algérie » ; le programme Aux sports jeunes citoyens ! ; le programme Combattants d'Afrique ; les concours jeunesse (Petits artistes de la mémoire, Bulles de mémoire) ; et enfin les programmes appelés à se développer dans les années à venir, relatifs à la mémoire des combattants des opérations extérieures.
Nous utilisons les outils pédagogiques suivants, déployés sur l'ensemble du territoire : la mallette Explique-moi une cérémonie (plébiscitée par les jeunes publics) ; la mallette Citoyenneté ; les expositions pédagogiques proposées par l'ONACVG ; les jeux de plateau (le parcours du combattant, le jeu de l'oie Citoyenneté, le jeu Qui est-ce ?, « Sport et Mémoire », auxquels s'ajoutent des jeux locaux) ; le jeu de piste, les jeux de rôle et les « jeux sérieux » (serious game) proposés par l'ONACVG.
L'offre pédagogique se traduit également par une médiation sur les lieux de mémoire, les sépultures de guerre ainsi que les nécropoles nationales. Par le biais d'outils adaptés territorialement, l'ONACVG assure l'entretien et la valorisation de :
- dix hauts lieux de la mémoire nationale (occupant une place imminente dans l'offre de médiation), dont cinq proposant des visites guidées et des ateliers pédagogiques avec une équipe dédiée ;
- 275 nécropoles nationales (telles que celle du tata sénégalais de Chasselay, dans le Rhône, où une médiation évoque les massacres de juin 1940 et la participation des combattants venus d'Afrique à la Seconde Guerre mondiale) ;
- 2 200 carrés militaires.
Malheureusement le nombre élevé de morts pendant la Grande Guerre (1,5 million) explique l'existence, au plus proche des territoires, d'une possibilité de médiation pédagogique citoyenne sur les carrés militaires. Cette offre pédagogique se construit avec nos partenaires, en fonction de nos publics. Nos principaux partenaires sont les suivants :
- les grandes institutions mémorielles, culturelles et muséales (entre autres, le Mémorial de la Shoah, le Musée de la Résistance nationale et le Musée national de l'histoire de l'immigration) ;
- les institutions publiques (notamment le ministère de l'éducation nationale, le Service historique de la défense, la Direction du service national et de la jeunesse (DSNJ) du ministère des armées, la Direction de la protection judiciaire de la jeunesse et la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT) ;
- les associations mémorielles et du monde combattant ;
- les collectivités territoriales (régions, départements et communes).
L'année 2021, dont l'activité mémorielle était importante, a été marquée par plusieurs actions en matière de transmission de la citoyenneté :
- la signature d'une convention entre l'ONACVG et la protection judiciaire de la jeunesse (permettant d'optimiser les formations des éducateurs et de renforcer nos actions locales à destination des mineurs concernés, qui reste un public difficile à conquérir car ils ont moins été préparés par leur parcours à la transmission des valeurs de la citoyenneté) ;
- le lancement d'un programme national sur la mémoire des OPEX (à travers une exposition de l'ONACVG dédiée à ce sujet) ;
- le lancement d'un groupe de travail sur les commémorations locales ;
- la participation au festival international de représentation des conflits contemporains War on Screen (ce qui nous a permis de toucher un public différent) ;
- la création d'une exposition sur le train 14 166 (en partance de Lyon vers l'Allemagne), dit « convoi du 11 août 1944 », en lien avec le sujet du Concours national de la Résistance et de la déportation 2021-2022 ;
- le lancement d'une exposition Paroles de Harkis (sur les expériences combattantes, en lien avec le Service historique de la défense) ;
- l'appropriation de la mémoire des combattants africains par la médiation ;
- l'organisation de la première visite guidée du Monument aux morts pour la France en opérations extérieures lors des Journées européennes du patrimoine en 2021 ;
- le projet d'audio-guide pour le Centre européen du Résistant déporté basé sur des témoignages d'anciens déportés ;
- la participation aux Journées européennes du patrimoine concernant de nombreuses nécropoles (telles que celle de Colmar) et carrés militaires ;
- enfin le développement d'une offre pédagogique et de médiation (numérique et physique) à destination des publics en situation de handicap.
Par ailleurs, l'ONACVG organise plusieurs concours jeunesse, tels que Petits artistes de la mémoire. Depuis 2006, ce concours a pour but de transmettre la mémoire des combattants de la Grande Guerre. Encadrés par leurs enseignants, les jeunes des classes de CM1 et CM2 réalisent une oeuvre mémorielle par le biais d'un carnet de guerre, alliant expressions littéraires, recherches historiques et arts plastiques. Ce carnet est souvent accompagné de supports numériques. Je vous invite à admirer sur Internet la magnifique réalisation d'une classe d'un village de 1 200 habitants du Morbihan, qui a reçu cette année le premier prix national. Ces élèves ont en effet réalisé un film très émouvant, disponible sur YouTube.
Depuis 2011, nous organisons également un concours intitulé Bulles de mémoire, qui invite les jeunes à créer une bande dessinée dont le thème est lié à l'héritage des grands conflits contemporains. Depuis quelques années, il est réalisé en partenariat avec le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge (VDK), l'organisme qui entretient les sépultures de guerre allemandes partout dans le monde. Il est ainsi intéressant d'observer la manière dont la France et l'Allemagne traitent différemment un sujet pourtant commun, le thème du concours étant similaire. En 2020, le concours avait pour thème l'engagement des femmes et a su attirer de nombreux participants malgré la pandémie. Le thème du concours de cette année est la jeunesse face à la guerre. Chaque année, nous réalisons un recueil recensant les bandes dessinées lauréates. Pour l'édition 2022, la Belgique participera pour la première fois à ce concours.
Enfin, nous participons également au Concours national de la Résistance et de la déportation pour perpétuer la mémoire et l'histoire de la Résistance et de la déportation chez les jeunes générations. Il s'agit d'un concours porté par le ministère de l'éducation nationale ainsi que par diverses associations d'anciens résistants et déportés. L'ONACVG le finance en grande partie, dont notamment les remises de prix au niveau départemental.
Ces concours ont été fortement affectés par la crise sanitaire. Les travaux pluridisciplinaires attendus s'inscrivent en effet dans la durée et s'effectuent le plus souvent en groupe. L'épidémie a ainsi impacté le nombre de participations, spécialement sur le concours Petits artistes de la mémoire, destiné à de jeunes enfants dont l'autonomie est relativement limitée. Les enseignants, sous la contrainte de cette pandémie, ont parfois dû mettre de côté ces activités au profit des apprentissages fondamentaux. Le concours pour lequel les conséquences ont été les plus limitées est Bulles de mémoire, dédié à des jeunes du collège ou du lycée et disposant de davantage d'autonomie.
En revanche, l'édition 2022 bénéficie d'un taux de participation bien plus élevé. Cela est sans doute dû au fait que notre activité ne s'est jamais arrêtée, malgré la pandémie et contrairement à d'autres institutions. Nous avons mené à bien chacun des concours, repoussant parfois les dates butoirs. Le maintien de ces concours en 2021 a permis un rebond tout à fait remarquable en 2022. J'en conclus qu'il faut savoir parfois persévérer et ralentir quand cela est nécessaire plutôt que de suspendre ses activités.
S'agissant de l'inscription de la mémoire des opérations extérieures dans la liste des priorités mémorielles sur la période 2020-2022, trois approches thématiques ont été définies dans notre directive triennale. D'abord, il s'agit d'incarner les opérations extérieures par des parcours d'engagement de nos ressortissants issus des différents conflits. Je rappelle que la première mission de l'ONACVG, au-delà de la perpétuation de la mémoire, est la reconnaissance et la réparation. Près de 13 000 cartes du combattant des opérations extérieures sont attribuées chaque année. Nous délivrons également les titres générationnels. L'immense majorité de nos ressortissants est encore issue du conflit algérien mais chaque année, nos 12 000 à 13 000 nouveaux ressortissants sont des combattants des opérations extérieures en grande majorité. Ensuite, il convient de développer les enjeux de la mention Morts pour la France. Enfin, le troisième axe porte sur l'amélioration de la connaissance des institutions républicaines et internationales. En effet, il s'est avéré que certains jeunes, à travers nos jeux de plateau, découvraient les institutions de la République.
La déclinaison opérationnelle du programme relatif à la mémoire des opérations extérieures comporte plusieurs volets :
- la création d'un groupe de travail au sein de l'ONACVG ;
- le lancement d'un programme national de récolte de témoignages et l'organisation de séances de témoignage devant des jeunes publics (nous l'avions précédemment organisé dans le cadre du programme Histoire et mémoires de la guerre d'Algérie) ;
- la réalisation de l'exposition nationale Mémoires combattantes et engagement français en opérations extérieures (l'ensemble des services départementaux de l'ONACVG, en France métropolitaine et dans les territoires d'outre-mer, en reçoivent deux exemplaires) ;
- la valorisation du Monument aux morts pour la France en opérations extérieures ;
- la mise en place de plans académiques de formations pour les enseignants, en lien étroit avec le ministère de l'éducation nationale ;
- le développement d'outils pédagogiques et ludiques pour accompagner l'animation d'ateliers sur ce thème.
Concernant la mémoire des attentats terroristes, l'ONACVG soutient les victimes d'actes de terrorisme depuis 1991. Au-delà de la reconnaissance et la réparation, l'une des missions principales de l'ONACVG est la solidarité. Nous soutenons moralement et financièrement ces victimes. Les agents des services départementaux mettent en oeuvre, en lien avec les victimes qui y sont disposées, des actions de transmissions mémorielles, telles que les témoignages, afin de renforcer cette culture citoyenne. C'est une mémoire complexe à traiter, compte-tenu de la difficulté à trouver des victimes acceptant de témoigner.
Par ailleurs, nous travaillons depuis plusieurs mois en lien avec la mission de préfiguration du Musée-mémorial du terrorisme. Ce musée s'implantera à Suresnes, à proximité du Mont Valérien, conduisant ainsi à des thématiques communes, bien qu'il soit compliqué de comparer la résistance contre l'occupant aux sujets traités par le futur musée-mémorial.
Par ailleurs, nous sommes liés par convention avec l'Association française des victimes du terrorisme et menons actuellement un travail sur un projet de guide à destination des acteurs locaux de la mémoire. Il s'agit de les accompagner dans l'organisation des cérémonies de la journée commémorative du 11 mars pour qu'ils puissent s'approprier cet événement (ce qui peut parfois s'avérer complexe, les participants étant eux-mêmes victimes ou proches des victimes). L'objectif est de faciliter la transmission mémorielle locale sur ce sujet sensible.
Nous entretenons également d'étroites relations avec l'Éducation nationale, axées notamment sur l'éducation et la défense. Une convention nationale de partenariat est d'ailleurs en cours d'élaboration. De longue date, les directeurs académiques des services de l'Éducation nationale (DASEN), les inspecteurs académiques ainsi que les référents académiques « Mémoire et Citoyenneté » sont des partenaires incontournables de nos directeurs de services départementaux. L'Éducation nationale est institutionnellement représentée, à la fois au conseil d'administration national de l'ONACVG, mais également dans les conseils départementaux. Enfin, les référents régionaux « Mémoire et Citoyenneté » mettent en place des actions locales en faveur des publics scolaires.
L'ONACVG est également impliqué dans les trinômes académiques et dans le trinôme national. Aux niveaux départemental et national, l'ONACVG accueille également des représentants du ministère de l'éducation nationale au sein des jurys des trois concours précédemment évoqués. Enfin, nous participons aux plans académique et national de formation du ministère de l'éducation nationale destinés aux enseignants.
Concernant le réseau des lieux de mémoire de la Shoah, il est composé de onze institutions et encourage le développement des liens entre ses membres. Il vise à promouvoir la connaissance et la transmission de l'histoire de la Shoah (à l'échelle locale et nationale) et contribue à l'affirmation des valeurs républicaines et démocratiques, notamment dans la lutte contre le racisme et l'antisémitisme. Il s'appuie sur les « jeunes ambassadeurs de la mémoire », qui est un programme de formation destiné aux jeunes. L'ONACVG est intégré dans ce réseau par le biais de quatre des hauts lieux de la mémoire nationale :
- l'ancien camp de concentration de Natzweiler-Struthof ;
- le Mémorial des martyrs de la déportation ;
- le Mémorial national de la prison de Montluc ;
- le Mémorial du Mont Valérien.
Dans le cadre de ce réseau, plusieurs actions sont menées, notamment des groupes de travail ou des activités communes de médiation. Les ambassadeurs de la mémoire ont été invités à se rendre dans les hauts lieux de la mémoire nationale d'Île-de-France le 27 janvier dernier, lors de la Journée de la mémoire de l'Holocauste et de la prévention des crimes contre l'humanité, date annuelle de réunion de ce réseau.
S'agissant du contrat d'objectifs et de performance (COP), qui lie l'État et l'établissement public sur la période 2020-2025, plusieurs axes prioritaires ont été définis en matière de mémoire :
- l'amélioration de l'entretien et de la valorisation du patrimoine de pierre, à savoir les hauts lieux de la mémoire nationale et les nécropoles nationales ;
- la dynamisation de la politique mémorielle dans les territoires à travers une démarche partenariale (visant à coordonner des projets mémoriels avec les acteurs locaux, à accompagner les collectivités et à devenir le guichet unique des subventions des projets d'intérêt local) ;
- l'inscription dans les enjeux de la citoyenneté, en dynamisant les outils de transmission et en optimisant l'implication de l'ONACVG dans le cadre du SNU.
Concernant l'implication de l'ONACVG dans la mise en place du SNU, en 2019, treize départements préfigurateurs du SNU ont bénéficié de la participation du réseau de l'ONACVG aux comités de pilotage territoriaux. Des propositions de visites de lieux de mémoire ont été émises et une expertise mémorielle a été apportée localement. Au niveau national, l'ONACVG a participé à la conception et à l'animation du module « Mémoire » dans les treize départements concernés. En 2019, 42 agents ont été mobilisés pour l'occasion. Nous avons également proposé des missions d'intérêt général (MIG) autour des grandes thématiques de l'ONACVG définies avec la Direction des patrimoines de la mémoire et des archives. Les objectifs de ces missions sont la valorisation des lieux de mémoire, la promotion du Bleuet de France, le recueil de témoignages et l'organisation de cérémonies locales. Certaines missions portaient également sur les jeunes porte-drapeaux. En 2019, quatorze missions d'intérêt général ont été recensées.
En 2020, la participation au SNU a été étendue à l'ensemble du territoire. L'ONACVG a ainsi participé à l'intégralité des comités de pilotage départementaux. Nous avons pu identifier des thématiques et des lieux mémoriels incontournables pour chaque territoire et mobiliser une équipe d'animateurs pour la deuxième version du module « Mémoire ». Cependant, la crise sanitaire survenue en 2020-2021 a entrainé l'annulation des séjours de cohésion. Nous avons malgré tout continué à accueillir des missions d'intérêt général en 2020.
Sur la période 2021-2022, nous avons formé l'ensemble des formateurs et des agents des centres du SNU amenés à intervenir sur le module « Mémoire ». Nous avons accueilli 39 missions d'intérêt général en 2021 et en prévoyons 53 en 2022. Par exemple, en 2021, en Haute-Garonne, un jeune du SNU a été chargé de valoriser, par le biais de recherches biographiques, la mémoire de soldats d'Afrique inhumés à Toulouse.
S'agissant des dispositifs de la DSNJ, l'ONACVG travaille en lien étroit avec les classes « Défense » sur l'ensemble du territoire et les accompagne sur les sujets mémoriels. En 2021 par exemple, une classe « Défense » de Marseille s'est vue proposer un atelier sur la Seconde Guerre mondiale ainsi qu'une visite du Mémorial des martyrs de la déportation. Les acteurs locaux de l'ONACVG proposent également régulièrement des actions mémorielles à destination des cadets de la Défense et des jeunes du service militaire volontaire. Par ailleurs, nous faisons partie des créateurs du programme Aux sports jeunes citoyens ! aux côtés de la DSNJ, de la Fédération des clubs sportifs et artistiques du ministère de la défense et du Centre national des sports de défense. L'ONACVG est en charge d'apporter du contenu à ce programme par le biais d'outils pédagogiques. Il s'agit de développer les liens entre le sport et la mémoire. Les référents régionaux « Mémoire » sont chargés d'accompagner localement les services civiques de la DSNJ dans le déploiement de ce programme.
Enfin, une nouvelle convention de partenariat, plus complète, entre l'ONACVG et la DSNJ sera signée en mars 2022. Elle prévoit la mise en place d'une thématique mémorielle annuelle permettant d'encadrer davantage la coopération et de fédérer les acteurs autour de projets nationaux.
Ma présentation est à présent achevée. Veuillez m'excuser, j'ai largement dépassé on temps de parole ; je suis à la disposition de votre mission pour répondre à toutes vos questions, avec l'aide de mes coopérateurs.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Je vous remercie pour cette présentation complète et précise.
Ma première question concerne votre collaboration avec l'Éducation nationale. Nous avons remarqué que les journées de commémoration rencontraient davantage de succès lorsqu'une classe y participait. Nous ne pouvons que nous réjouir de la présence de jeunes à ce type d'événements. Ils souhaitent d'ailleurs souvent s'exprimer à cette occasion. En revanche, sans l'investissement du corps enseignant, les jeunes n'y participent que rarement.
Envisagez-vous de travailler sur l'organisation de ces journées commémoratives avec les élus locaux ?
Mme Véronique Peaucelle-Delelis. - Absolument, et notamment avec les maires des communes concernées. Nous avons créé un groupe de travail intitulé Commémorer localement autrement, né du constat suivant : les grandes journées commémoratives nationales laissent peu de place à l'improvisation et aux nouvelles formes d'expression de la commémoration. Il est important de souligner que la cérémonie n'est qu'un temps de la commémoration. La cérémonie peut être le point final de la commémoration ou permettre de s'interroger sur son sens général, mais la commémoration ne se résume pas à la cérémonie. Je partage votre avis quant au manque d'intérêt des jeunes à simplement assister à une cérémonie. Ils souhaitent en effet plutôt y participer.
Ce constat justifie la mise en place d'un travail dense de coopération et de commémoration avec l'Éducation nationale, les associations ainsi que les élus locaux. Nos directeurs de services départementaux rencontrent d'ailleurs régulièrement les correspondants « Défense », afin d'échanger sur les ressources mises à disposition par le service départemental de l'ONACVG. Pour faire participer les jeunes aux cérémonies, il faut également les faire participer à la commémoration. Dans l'idéal, une réflexion doit être menée avec le corps enseignant en complément d'une participation active de ces jeunes, qui peut se traduire de diverses manières : porter un drapeau, lire un texte, aider l'autorité locale à déposer des gerbes ou encore faire des recherches sur les noms inscrits sur le Monument aux morts.
Mme Adèle Purlich, chargée de mission « Mémoire et Citoyenneté ». - L'enjeu du groupe de travail Commémorer localement autrement est de créer un guide à destination des acteurs locaux de la commémoration, recensant à la fois des repères théoriques et des conseils pratiques, pour les aider à renforcer l'attractivité de ce type d'événements notamment auprès des jeunes. Notre volonté est de rassembler différents acteurs et de confronter leur point de vue, qu'ils soient acteurs publics de la mémoire, historiens ou sociologues. Il s'agit ainsi de créer un espace de discussion pluridisciplinaire en compagnie des représentants de l'Éducation nationale et des associations du monde combattant. Ce groupe permet de répondre à des questions très larges, qu'il est important de renouveler sans cesse : pour qui et pour quoi commémore-t-on ? Il convient d'accompagner ces acteurs en leur fournissant des conseils pratiques et précis. Nous avons également prévu d'auditionner un public très large (acteurs de la commémoration, acteurs mémoriels, artistes, enseignants, éducateurs, jeunes publics) pour s'approcher au mieux des attentes de nos partenaires.
Dans le cadre de la création de ce groupe de travail, trois axes ont été définis : la commémoration et ses publics ; les lieux et espaces de la commémoration ; la cérémonie commémorative locale.
Mme Véronique Peaucelle-Delelis. - Il est manifeste que le rôle de l'ONACVG est plus important auprès des petites communes. Les grandes villes n'ont pas forcément besoin de notre soutien. Nous pouvons apporter notre expertise locale au plus près des territoires et c'est la raison pour laquelle nous avons créé ce groupe de travail. Nous espérons aboutir à des actions concrètes à travers ce guide à destination des acteurs locaux de la commémoration.
Nous espérons également comprendre les attentes des jeunes. Certains jeunes engagés dans le cadre du service civique ou du SNU sont prêts à s'engager sur des missions d'intérêt général mémorielles d'envergure, telles que le recueil de témoignages. D'autres privilégient des missions plus simples mais concrètes, comme entretenir un monument aux morts, apprendre La Marseillaise ou porter un drapeau. Ces engagements pratiques permettent aux jeunes de toute condition de participer à cet engagement citoyen qu'est la commémoration.
Mme Sabine Drexler. - Comment commémorer autrement : voilà un sujet qui me passionne ! J'ai mené un travail il y a quelques années avec l'École nationale de l'aviation civile du Haut-Rhin, en collaboration avec la directrice départementale de l'ONAC. Ce projet pédagogique portait sur le Monument aux morts. J'ai été passionnée par ce travail, qui m'a fait comprendre qu'au-delà de nos devoirs de mémoire et de reconnaissance, nous avons un réel devoir d'éducation, surtout depuis la disparition de la majorité des combattants des Première et Deuxième Guerres mondiales. Nous sommes devenus dépositaires de cette mémoire et en avons l'entière responsabilité. Il s'agit d'un sujet essentiel.
Je serais par ailleurs ravie de vous accueillir sur ma commune du Haut-Rhin afin de vous montrer le résultat de nos travaux.
Mme Véronique Peaucelle-Delelis. - Madame la sénatrice, je m'engage à me rendre dans votre commune et vous remercie à la fois pour votre invitation et pour l'aide que vous apporterez à notre groupe de travail.
Je partage totalement votre avis : nous faisons face à la disparition totale des participants au premier conflit mondial, un peu moins de 3 500 combattants de la Deuxième Guerre mondiale sont encore en vie en France et les participants au conflit algérien commencent également à disparaître. Nous passons donc d'une mémoire vivante à une « mémoire de pierre ». Travailler à partir d'un lieu spécifique est crucial et démontre un ancrage territorial. Un monument est un vecteur de transmission mais cela n'est pas suffisant. Le travail autour de la mémoire de pierre relève de la responsabilité de tous : élus, Éducation nationale, associations, jeunes, ONACVG notamment. Il s'agit d'un travail essentiel, complexe et évolutif, et les bonnes volontés sont toutes les bienvenues. Il est évident que nous ne parviendrons pas seuls à dynamiser les enjeux de citoyenneté.
Mme Marie-Pierre Richer. - Je vous remercie pour vos explications. Je salue votre travail et suis impressionnée par l'ensemble de vos actions, dont la plupart ne m'étaient pas familières.
Je souhaiterais des précisions concernant le rôle des correspondants « Défense » dans les communes. Le cadre de leurs missions est souvent flou : un livret explicatif existe-t-il ? Comment pourrions-nous développer leur rôle ? Pour information, mon département organise une fois par an une journée des correspondants « Défense » (qui sont d'ailleurs, pour la plupart, d'anciens militaires).
Par ailleurs, vous évoquez les porte-drapeaux. Nous observons dans nos communes une augmentation du nombre de jeunes, garçons et filles, qui souhaitent devenir porte-drapeaux. Savez-vous à combien ils s'élèvent au total ?
Je partage également votre avis concernant les commémorations et les cérémonies. En 2018, l'ensemble des communes a été mobilisé sur un week-end et nous avons constaté une réappropriation de l'Histoire de la part des toutes les générations. L'envie d'ancrer le présent dans le passé subsiste donc.
Enfin, s'agissant des opérations extérieures, je m'associe à votre réflexion sur la difficulté de développer un travail de mémoire autour de ces guerres qui ne disent pas leur nom.
Mme Véronique Peaucelle-Delelis. - Je ne connais malheureusement pas le nombre exact de jeunes porte-drapeaux mais je vais me renseigner et je vous le préciserai ultérieurement. Nous les avons en effet recensés, puisque c'est l'ONACVG qui accorde les diplômes d'honneur de porte-drapeaux. En revanche, notre recensement n'inclut pas les enfants de moins de quinze ans qui ne peuvent pas en théorie avoir le statut de porte-drapeau.
Plusieurs actions de valorisation des jeunes porte-drapeaux vont être mises en place, telles que la création d'un Guide pratique du jeune porte-drapeaux ou le lancement d'un jeu interactif composé d'une première phase de questions théoriques, sur le modèle de l'examen du code de la route, suivie d'une épreuve pratique à l'issue de laquelle le jeune se voit remettre un permis de porter le drapeau. Nous observons parfois, au cours de certaines cérémonies, un comportement un peu fantaisiste de la part de certains porte-drapeaux. Nous avons ainsi décidé de proposer une formation ludique à ces jeunes, incluant des conseils pratiques et concrets, afin de les conduire à une prise de conscience de la responsabilité qui leur incombe. Nous avons également constaté la présence de très jeunes porte-étendards, souvent plus jeunes que les porte-drapeaux, les étendards étant moins lourds à porter.
Concernant les correspondants « Défense », le ministère des armées a élaboré un guide complet (en version papier et numérique) traitant de ce sujet, auquel l'ONACVG a coopéré pour la partie « Mémoire et Citoyenneté ». Les correspondants « Défense » se réunissent au moins une fois par an, à l'initiative des délégués militaires départementaux. Nos directeurs départementaux participent également à ces réunions et en profitent pour présenter l'offre pédagogique de l'ONACVG, afin d'accompagner les correspondants « Défense » notamment dans les petites communes, pour diffuser les bonnes pratiques qui peuvent être partagées et dupliquées localement.
Par ailleurs, les témoignages des opérations extérieures s'avèrent parfois complexes. Nous avons un partenariat privilégié avec l'Association nationale des participants aux opérations extérieures (Anopex), légitime par ses actions et actuellement en plein développement. Deux autres fédérations accueillent également de nombreux participants ou anciens participants aux opérations extérieures : l'Union nationale des anciens combattants et la Fédération André Maginot, dont certains groupements sont composés de participants aux opérations extérieures. Ces grandes fédérations, par l'intermédiaire de leurs membres, siègent à la fois au conseil d'administration de l'ONACVG et aux conseils départementaux. Il existe donc, sur le territoire national, d'un réel vivier de témoins des OPEX qui sont prêts à témoigner. Ils se divisent en deux catégories : ceux qui font toujours partie d'un régiment et les jeunes retraités de l'institution militaire. Parmi nos directeurs de service départementaux se trouvent également d'anciens militaires ayant participé à des opérations extérieures.
Afin de situer les enjeux de la citoyenneté pour les jeunes générations, il est essentiel de montrer la continuité entre conflits passés et contemporains. Même si nous parlons aujourd'hui d'opérations extérieures et non de guerre, il n'existe pas de rupture, ni dans la fraternité d'armes, ni dans la mémoire, ni dans l'hommage que nous rendons à ces combattants d'hier et d'aujourd'hui. À titre d'exemple, le Mémorial des morts pour la France en opérations extérieures a été inauguré à la date symbolique du 11 novembre à laquelle nous honorons depuis plusieurs années tous les morts pour la France des conflits anciens ou actuels. Il convient de montrer que les valeurs des combattants d'hier et d'aujourd'hui sont similaires : le sens de l'engagement pour la France, le dépassement de soi, la lutte pour la liberté, la fraternité et le dépassement des conditions sociales ou des convictions. Il est important que les jeunes et moins jeunes générations mènent une réflexion sur ces sujets. La transmission peut d'ailleurs parfois s'effectuer depuis la jeune génération vers celle plus âgée.
Mme Patricia Schillinger, présidente. - Dans le département du Haut-Rhin, qui comporte une zone frontalière, nous dénombrons de nombreuses nationalités au sein des communes. Il conviendrait de mener une réflexion, aux côtés des enseignants, sur la manière dont il est possible de faire aimer l'Histoire de la France, de nos régions et de nos territoires, à l'ensemble de ces publics.
Nous vous remercions pour ces propos riches et de qualité.
Mme Véronique Peaucelle-Delelis. - Merci infiniment pour votre écoute. Nous restons à votre disposition, à la fois à l'ONACVG mais également dans chacun de vos territoires. N'hésitez pas à prendre contact avec nous, en France métropolitaine et dans les territoires d'outre-mer.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Mercredi 16 février 2022
- Présidence de M. Stéphane Piednoir, président -
Audition de M. Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public, directeur du centre Maurice Hauriou
M. Stéphane Piednoir, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions avec Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou, que je remercie de s'être rendu disponible dans le cadre de cette mission malgré un agenda particulièrement chargé.
Pour votre information, je précise que notre mission s'est mise en place dans le cadre du « droit de tirage des groupes », à l'initiative du groupe Rassemblement démocratique et social européen (RDSE), et que notre collègue Henri Cabanel, membre de ce groupe, en est le rapporteur.
Je précise que notre mission est composée de 21 sénateurs issus de tous les groupes politiques, et que notre rapport, assorti de recommandations, devrait être rendu public au début du mois de juin 2022.
Cette audition donnera lieu à un compte rendu écrit qui sera annexé à notre rapport. La création de cette mission d'information a été inspirée par la vive préoccupation suscitée par les taux d'abstention singulièrement forts atteints lors des élections départementales et régionales de 2021, particulièrement chez les jeunes, et de manière générale par la crise de confiance qui éloigne des institutions nombre de nos concitoyens, jeunes ou moins jeunes.
Nos auditions relèvent des trois grands axes thématiques que nous avons identifiés pour articuler notre réflexion et la rédaction de notre rapport sur la formation des futurs citoyens : le rôle de l'école, principalement à travers l'enseignement moral et civique ; les politiques publiques visant à encourager l'engagement des jeunes, plus particulièrement à travers le service civique et le service national universel (SNU) ; et, enfin, la question du rapport des jeunes à la vie démocratique.
À cet égard, le dernier baromètre de la confiance publié par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) ne nous a pas rassurés, de même que le récent rapport de l'Institut Montaigne sur les 18-24 ans, publié le 3 février, qui confirme le recul de l'attachement au principe d'un gouvernement démocratique issu d'élections libres, voire une forme d'attirance de certains jeunes pour un régime autoritaire.
Au-delà de ces questions qui concernent la jeunesse - et à travers elle l'avenir de la démocratie participative -, nous avons particulièrement besoin de votre expertise.
Notre rapporteur, Henri Cabanel, va vous poser quelques questions afin de situer les attentes de cette mission d'information.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, je remercie M. Bruno Daugeron d'avoir accepté cette audition.
Comprendre comment redynamiser la culture citoyenne constitue une question importante.
Les liens se délitent au fil des scrutins en raison de l'abstention, de la montée des extrêmes, d'une défiance envers l'action publique, des incivilités, des agressions contre les élus, des menaces, ainsi que des fake news diffusées sur les réseaux sociaux dans le but de provoquer une instabilité sociale, le tout sur fond de crise sanitaire qui dure depuis déjà deux ans.
L'enjeu fondamental est donc de déterminer comment renouer les liens de confiance entre les citoyens et les élus.
Quelles réflexions vous inspire le contexte politique social actuel ? Vous inquiète-t-il ?
Pensez-vous qu'il existe aujourd'hui une culture commune autour des valeurs de la République, des droits et des devoirs (que nous avons appelée culture citoyenne) ?
Il me semble que la confiance ne se décrète pas et que la défiance ne disparaît pas grâce à la seule mise en place d'outils. Quelles réponses les institutions ou les partis politiques doivent-ils apporter à cette défiance ? Avons-nous une responsabilité collective dans la situation actuelle ?
Concernant les jeunes, que pensez-vous du droit de vote dès l'âge de 16 ans et du vote numérique ? Existe-t-il dans d'autres pays des exemples probants pour encourager l'exercice du droit de vote, dont la France pourrait s'inspirer ?
Depuis les débuts de nos auditions, nous avons rencontré des jeunes engagés, notamment dans le cadre d'un service civique. Que pensez-vous de l'engagement des jeunes dans des causes humanitaires ou environnementales ? D'autres formes d'engagement, moins structurées et plus militantes, s'expriment au travers de pétitions et de manifestations. Ce changement signifie-t-il que les jeunes ne croient plus en notre modèle institutionnel ? Sont-ils, selon vous, désabusés par la politique ?
Selon le directeur du CEVIPOF, entendu la semaine dernière, la multiplication d'instances de démocratie participative n'est pas la solution pour mobiliser les électeurs. Comment, à votre avis, faut-il choisir les participants à ces instances pour que celles-ci exercent leur rôle dans les meilleures conditions ? Le tirage au sort vous semble-t-il une formule envisageable ? Toutefois, sans sincérité, la démarche est vouée à l'échec si elle est une stratégie de communication politique.
Par ailleurs, que pensez-vous de l'instauration de quotas de jeunes aux diverses élections et dans les directions des partis politiques, évoqué devant nous par les représentants du Forum français de la jeunesse ?
Enfin, quelle place doit tenir, selon vous, le vote blanc dans l'expression des suffrages ? Compter les votes blancs dans les suffrages exprimés pourrait-il permettre de lutter significativement contre l'abstention ?
M. Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou - Merci pour votre invitation. Tout d'abord, j'apporterai à vos réflexions un point de vue d'universitaire, qui ne saurait être celui d'un militant. Je ne suis pas spécialiste de la citoyenneté mais je m'intéresse aux questions de droit électoral et aux institutions politiques. Je m'astreins à faire une différence radicale entre mon opinion en tant que professeur de droit et mon opinion en tant que citoyen. Le problème est que les questions peuvent, parfois, nous faire glisser de l'un à l'autre.
J'aimerais attirer votre attention sur le fait que les réponses à la crise que nous traversons ne peuvent pas être traitées de manière technique, même si des mesures ponctuelles de droit électoral peuvent exister, comme peut le laisser croire le rapport d'information Renforcer la participation électorale et la confiance dans la démocratie représentative, élaboré à l'Assemblée nationale dans le cadre d'une mission d'information sur les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale, qui m'avait auditionné.
Ce rapport d'information constitue une réflexion tout à fait intéressante mais pointe un certain nombre de remèdes techniques qui, à mon avis, dépassent le cadre des améliorations techniques pour glisser assez rapidement sur des problèmes de droit constitutionnel, voire sur des questions d'institutions politiques.
Des institutions politiques à la politique, il n'y a qu'un pas, que j'aimerais éviter de franchir.
Il me semble que ce problème doit être considéré dans une plus grande globalité.
Outre mon audition par la mission d'information de l'Assemblée nationale, j'avais également été entendu par la sénatrice Nadine Bellurot, rapporteure de la proposition de loi sur le droit de vote à 16 ans, que le Sénat n'a pas adoptée.
Je ne peux apporter, dans le cadre de la présente audition, que des réflexions sur les institutions.
Monsieur le rapporteur, vous m'avez interrogé sur les moyens de sauver la démocratie représentative.
Je tiens tout d'abord à souligner que la démocratie représentative n'a jamais été un but en soi dans l'histoire de la pensée constitutionnelle et dans l'histoire politique. Ce que nous appelons la démocratie représentative - qui n'est pas une notion constitutionnelle et constitue ce que j'appellerais, en tant que constitutionnaliste, un métaconcept - est une solution intermédiaire, adoptée sous la nécessité des circonstances historiques, politiques et électorales pour trouver une voie médiane entre le gouvernement représentatif - que choisissent les révolutionnaires et la IIIe République, et dont le Sénat est l'emblème - et la démocratie, rejetée par les hommes de la Révolution et rejetée constamment de la Révolution jusqu'à nos jours.
La démocratie représentative est donc une cote mal taillée, qui rejette la démocratie dite directe - certains considèrent qu'il s'agit d'un pléonasme - car elle est impraticable. Elle se fie à la représentation pour transmettre des volontés par le canal de l'élection. Il faut toutefois comprendre que ce système est un intermédiaire et ne peut pas, en tant que tel, justifier une espèce d'idéal absolu. La meilleure preuve en est que l'un des fondements de la Ve République, qui a fait suite aux crises de la IIe et de la IVe République, était précisément de corriger cette dimension dans la Constitution de 1958, c'est-à-dire d'arriver à réinstaurer de la démocratie - à supposer que l'on sache ce que c'est - par le biais du référendum, dans un système dominé par la représentation.
Si on part de l'idée que l'on doit sauver la démocratie représentative en tant que telle, sans accepter de recourir à d'autres outils dans le cadre d'un équilibre des pouvoirs, on part d'un mauvais point de vue.
Le débat public montre que la notion de démocratie représentative - prétendue telle par certains - est considérablement critiquée. On remarque qu'il s'agit d'un système intermédiaire, dont je considère qu'il ne s'assume pas comme représentatif et qu'il ne tire pas toutes les conséquences de la démocratie.
Une contradiction existe dans les termes : ce système se prétend démocratique alors que, en réalité, il privilégie la volonté du représentant plutôt que celle de ceux qui sont censés être représentés, rompant ainsi le contact. Si ce contact existe par le biais de l'élection, cette dernière - qu'on ne cesse de valoriser - n'est pas suffisante pour parvenir à établir un contrôle et un lien entre les citoyens et ceux qu'ils ont élus.
Si l'on ne part pas de ce constat, on ne se rend pas compte du degré de défiance qui peut exister et qui rejaillit partout sur les corps intermédiaires, en particulier les partis politiques. Finalement, ce modèle est critiqué car il donne parfois le sentiment de ne pas respecter la volonté des citoyens.
Monsieur le rapporteur, je connais la sincérité de votre démarche et votre implication. Je ne suis pas politiste mais je pense que ce que vous appelez la montée des extrêmes n'est plus une notion pertinente. Quand un sondage indique que plus de 45 % du corps électoral est prêt à se prononcer en faveur de formations politiques dites extrêmes, il est urgent de se poser la question de la pertinence des catégories qui les qualifient d'extrêmes : en tant qu'universitaire, je pense que nous sommes passés du constat de fait au jugement de valeur, ce qui n'est pas très bénéfique pour le contact et l'osmose pouvant exister entre les représentants et les représentés.
Si ce contact continue à se disloquer et que le Parlement s'interroge sur ces notions en employant des catégories qui ne sont plus pertinentes, cela ne renforcera pas le lien entre les citoyens et les politiques : cela risque au contraire d'agrandir l'écart entre les citoyens et le Parlement, ce que je ne souhaite pas en tant que défenseur de l'institution parlementaire.
La question de savoir si le contexte politique et social actuel m'inquiète me gêne quelque peu, car elle peut rapidement nous faire basculer dans des considérations politiques.
Néanmoins, je pense profondément que la dissociation pouvant exister dans l'esprit des citoyens entre la politique et la décision peut expliquer la défiance actuelle à l'encontre des élus et l'absence de culture citoyenne. Ces citoyens peuvent penser que le vote a trop peu d'incidence sur les politiques menées.
La démocratie repose sur le consentement des gouvernés par l'élection ou encore le référendum. Toutefois, le propre de la société de consommation technicienne et marchande dans laquelle nous vivons est, comme l'a montré l'historien du droit Jacques Ellul, de faire dépendre le sort des individus de décisions sur lesquels ils ne peuvent notablement influer, en particulier dans le domaine économique et social. Or ces dernières structurent leur vie quotidienne bien davantage qu'une loi ou un règlement ne peuvent le faire. Elles s'imposent à eux par des techniques de persuasion comme le marketing et la publicité, faites pour leur faire désirer ce qui leur est en réalité imposé.
Jacques Ellul appelait propagande cet ensemble des méthodes utilisées par un groupe organisé en vue de faire partager activement ou passivement à son action une masse d'individus.
Or si la plupart des cadres et des normes qui pèsent sur les individus et structurent leur vie quotidienne leur sont imposés au moyen de techniques de management ou d'opérations de manipulation du consentement, et non par la désignation de titulaires et responsables politiques, cela n'incite pas les citoyens à considérer que la décision politique peut conduire à quelque chose. Si l'on se passe de leur consentement en permanence et que la société fonctionne ainsi, pourquoi les citoyens donneraient-ils leur consentement du point de vue politique quand le consentement peut être frelaté du point de vue économique et social ?
Je pense qu'une part notable de citoyens a intégré le fait que se prononcer ne sera pas très utile puisque, parfois, les décisions sont prises ailleurs, autrement, et qu'on tend à se passer du consentement des gouvernés.
Ces considérations se situent entre la sociologie, le droit et les institutions. Cette dimension est très peu prise en compte dans le phénomène politique. Or nos institutions s'insèrent dans la réalité qui est la nôtre.
L'existence d'un socle commun autour des valeurs de la République, des droits et des devoirs est une question très complexe, qui dépasse peut-être le cadre de ma compétence.
Toutefois, il me semble qu'il existe une ambiguïté sur la notion de valeurs de la République. En outre, j'ai le sentiment, très largement partagé, que les valeurs de la République, comme l'état de droit, sont devenues une sorte de mantra ou de fétiche idéologique, agité sans savoir exactement ce qui se trouve à l'intérieur. Chacun peut projeter ce qu'il souhaite dans ces termes et s'en servir comme une sorte d'arme ou de bouclier intellectuel contre l'adversaire.
Pour qu'existent une culture et une participation citoyennes, il faut qu'un dialogue soit possible. Je sais que, en tant que sénateurs, vous êtes attentifs à cette question. Nous devons être capables de dialoguer avec des personnes avec lesquelles nous ne sommes pas d'accord.
À supposer que les valeurs de la République aient une définition claire, elles ont désormais davantage un usage qu'un sens. Elles ont été tant utilisées comme fétiche idéologique et vidées de leur sens que nous ne sommes plus capables de nous mettre d'accord sur ce qu'elles veulent dire, ce qui est très grave car cela signifie que la notion même de République ne fait plus toujours sens.
Les valeurs de la République peuvent être proclamées mais, sachant qu'elles ont évolué, garder leurs derniers sens plutôt que les premiers ne s'impose pas avec la force tranquille de l'évidence.
Je suis d'accord avec vous quant à l'idée que la confiance ne se décrète pas. Or il en est de même pour l'adhésion quasiment mystique aux valeurs de la République.
Je crois que vous avez en tant qu'élus une responsabilité collective, de même que les partis politiques. Mon ressenti n'est pas exactement scientifique, mais j'en perçois les traces à travers mon analyse des institutions. Nous avons bien souvent le sentiment d'avoir affaire à des institutions politiques davantage faites pour retranscrire une décision que pour la prendre.
Une des préoccupations de l'instauration de la Ve République était de restaurer l'autorité de l'État, la décision, ainsi que le gouvernement, et d'en finir avec une décision politique qui serait diluée, confiée à des partis politiques qui ne se préoccuperaient que de leurs intérêts.
Une autre préoccupation, obsessionnelle, de l'instauration de la Ve République était d'amener une stabilité ministérielle, ce qui est réussi. Nous n'avons, en effet, pas renversé un gouvernement depuis 1962. Or je ne crois pas que cette stabilité soit nécessairement une bonne chose. Pourquoi s'intéresser au Parlement et aux institutions politiques et se considérer comme citoyen si les institutions sont bien souvent vidées de leur substance et de leur utilité ?
Le système politique instauré sous la Ve République - dont personne ne parle jamais sauf pour considérer qu'il est absolument incontournable - que Georges Vedel appelait le « présidentialisme majoritaire » et que j'appelle le « présidentialisme programmatique », consiste à élire un Président de la République pour cinq ans sur des orientations politiques, en le sommant de s'expliquer très précisément sur ces dernières mais sans effectuer un suivi et lui demander des comptes.
En outre, l'Assemblée nationale est élue dans le sillage du Président de la République pour voter de manière automatique les lois proposées par la majorité.
Lorsque, dans certains débats parlementaires, l'Assemblée nationale n'adopte qu'un sous-amendement sur certaines des lois importantes, il ne faut pas s'étonner que les citoyens ne puissent pas s'intéresser au fonctionnement des institutions politiques. Ces derniers ont bien compris que l'action politique n'a plus lieu dans les institutions, mais dans les médias et sur les réseaux sociaux, entre autres, ce qui nous conduit à une sorte de désinstitutionalisation de la politique. Or les institutions de la République constituent notre bien commun. Les partis politiques ont encouragé ce mode de fonctionnement qui dilue la responsabilité politique.
On nous dit que la responsabilité politique s'exerce par l'élection du Président de la République. Que pensent les citoyens de cela ? Si la démocratie et l'engagement citoyen consistent à mettre un bulletin dans l'urne une fois tous les cinq ans, sans rien demander aux citoyens entre deux élections - pas de consultation, pas de référendum - quelle est l'utilité du vote et des institutions ? Les citoyens sont censés avoir donné leur avis en validant tel ou tel point du programme du président élu : « ne le réélisez pas, et la sanction sera là », entend-on parfois. Encore faut-il que le président se représente : il y a un précédent désormais de président qui ne s'est pas représenté ! « Vous avez voté pour lui, donc vous avez voté pour ça » : dès lors à quoi cela sert-il de voter ? À quoi servent les institutions ?
Avec ce raisonnement, cinq parlementaires suffisent, avec des délégations de vote, à voter la loi. Il arrive qu'il y ait des problèmes de majorité dans le débat parlementaire, parce que la majorité n'est pas présente en nombre dans l'hémicycle. On lit dans les journaux « La majorité était minoritaire ». On oublie qu'il faut une majorité de parlementaires pour voter un texte et qu'une discussion et une délibération sont nécessaires. Les décisions ne peuvent pas être acquises en amont. N'oublions pas que le Parlement existe pour délibérer, échanger et contrôler.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - À mon arrivée au Sénat, j'ai été assez étonné de constater que lors de certains scrutins un seul sénateur puisse voter pour l'ensemble de son groupe...
M. Bruno Daugeron. - De plus, la France, par son mode de scrutin majoritaire, est très isolée en Europe. Ce mode de scrutin a des avantages mais également des inconvénients importants. Ceux que l'on appelle « les extrêmes » auraient peut-être été moins extrêmes s'ils avaient participé, échangé et été intégrés à un débat parlementaire. Le mode de scrutin est fait pour cela. Quand nous avons un raisonnement institutionnel plus que politique, des changements peuvent survenir. Il existe beaucoup de missions d'information et de groupes de travail sur les institutions. Toutefois, systématiquement, cette question est passée par pertes et profits. Il est inutile de renforcer le pouvoir du Parlement, qui détient déjà tous les pouvoirs qui conviennent mais encore faut-il qu'il les utilise.
Cette question me semble en lien avec la problématique de la culture citoyenne car la perception que peuvent avoir les citoyens des institutions et de leur utilité est très importante. Les institutions sont prises pour un pur jeu de complicité ou d'affrontement partisan, où chacun joue un rôle dans une sorte de théâtre d'ombres ; au sein duquel tout est calculé à l'avance ; l'initiative des parlementaires, ou même des citoyens, ne compte pas.
Nous pouvons nous inspirer d'exemples étrangers. De nombreuses commissions ont réfléchi aux questions de la représentation proportionnelle et des initiatives référendaires.
Le référendum d'initiative partagée (RIP) introduit en 2008 à l'article 11 de la Constitution n'a pas pu fonctionner pour Aéroports de Paris puisqu'un nombre extrêmement élevé de citoyens était nécessaire pour solliciter les parlementaires afin de soumettre un référendum. Cet article de la Constitution est perçu par les citoyens non seulement comme un déni, mais comme une provocation. Un collègue, par ailleurs membre de la commission de réflexion sur les institutions ayant abouti à la révision constitutionnelle, m'a indiqué que la réforme de 2008 n'était pas pensée pour le référendum mais qu'elle était centrée sur les pouvoirs du Parlement, ce qui relève d'un certain cynisme. Le référendum ne doit pas être perçu comme une volonté de donner un coup de boutoir contre ce qu'on appelle la démocratie représentative ni contre le Parlement.
Ainsi que l'avait pensé le grand juriste Raymond Carré de Malberg sous la IIIe République, le contrôle de constitutionnalité - qui a beaucoup de défauts -, le référendum - qui peut en avoir - et le gouvernement représentatif peuvent se mêler pour trouver un équilibre satisfaisant afin de pouvoir, selon le cas, débloquer des situations et solliciter des citoyens ou le Parlement.
En matière de contrôle, il n'existe pas mieux que le Parlement. Rappelons que le Sénat a sauvé l'honneur dans l'affaire dite Benalla ! Le Sénat est exemplaire dès lors qu'il veut bien mettre à distance cette ritournelle sur la représentation des collectivités territoriales et reprendre, enfin, son rôle de législateur et de représentant du peuple. Quand le Sénat exerce ses prérogatives, sa réputation est excellente dans l'opinion publique : il prouve qu'il est possible de réinstitutionnaliser la politique.
Dans d'autres pays, il existe parfois la représentation proportionnelle, un rôle très important donné au Parlement ou une institution référendaire. Cette dernière est pratiquée aux États-Unis dans certains États fédérés. En Suisse, il existe des consultations et des combinaisons qui permettent de faire fonctionner un système évidemment très compliqué.
Je suis radicalement hostile au droit de vote à 16 ans et au vote numérique.
Le droit de vote à 16 ans me semble être une mesure complètement démagogique. Que recouvre l'expression « les jeunes » ? Il n'y a aucun rapport entre un jeune bourgeois des villes ou un citoyen de la France périphérique des campagnes. À supposer que les jeunes forment une entité homogène sociologiquement, le droit de vote à 16 ans posera certainement une question de maturité car cette population est extrêmement influençable, surtout aujourd'hui, par les réseaux sociaux et Internet. Je suggérerais plutôt de laisser les jeunes vivre leur jeunesse mais de les impliquer vraiment lorsqu'ils seront citoyens.
Le vote électronique me paraît extrêmement néfaste également, même si ce terme recouvre des outils variés, allant de la machine à voter - à laquelle je ne suis pas très favorable - au vote par un tweet ou une application. Le vote par le biais d'une application aurait l'effet extrêmement néfaste de désacraliser et décérémonialiser l'acte de vote, alors qu'il s'agit de l'un des rares moments où les citoyens peuvent se retrouver dans un acte qui n'est pas commandé par un intérêt individuel. Si nous individualisations l'acte de voter, ce moment solennel sera supprimé.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Lorsque j'ai commencé à m'intéresser à la politique, à l'âge de 20 ans, je suis devenu scrutateur. Pensez-vous que la mission du scrutateur, qui note le nombre de voix avec un stylo, est en adéquation avec notre époque ? Ne devrions-nous pas moderniser ce système pour le rendre plus attrayant ? Ne devrions-nous pas envisager de voter un jour de semaine, comme c'est le cas en Angleterre ?
M. Bruno Daugeron. - L'idée de voter en semaine peut être discutée.
Concernant vos autres questions, je suis extrêmement hostile à ces propositions.
L'informaticienne Chantal Enguehard, de l'Université de Nantes, qui a beaucoup étudié ces questions, montre que le vote électronique entraîne la perte de la trace matérielle de votre vote. Contrairement aux notes manuscrites des scrutateurs et aux bulletins en papier, les bulletins électroniques ne peuvent pas être retrouvés. La machine à voter peut être préprogrammée, pas toujours dans de bonnes intentions, ou peut connaitre des bugs.
En outre, le vote électronique expose l'électeur au contrôle social de son conjoint, de ses enfants, de ses voisins ou encore de son patron, ce qui n'est pas le cas dans l'isoloir. D'une certaine manière, le vote est désacralisé, publicisé et privatisé.
Je suis extrêmement - et de plus en plus - méfiant par rapport à la médiation technicienne qui aurait des intérêts immédiats. Si nous souhaitons faire comprendre aux citoyens que la citoyenneté est plus importante que les intérêts privés, nous ne devons pas nous y prendre ainsi.
Rousseau écrivait dans le quinzième chapitre du Contrat social : « Sitôt que le service public cesse d'être la principale affaire des Citoyens, et qu'ils aiment mieux se servir de leur bourse que de leur personne, l'État est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat ? Ils payent des troupes et restent chez eux ; faut-il aller au Conseil ? Ils nomment des Députés et restent chez eux. À force de paresse et d'argent, ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie et des représentants pour la vendre ».
Je n'applique évidemment pas cette critique à vous. Toutefois, je pense que la citoyenneté est concrète et doit prendre corps dans des actions concrètes. Vous avez évoqué le service civique. De plus, aller voter et éteindre son portable me semble bénéfique. La course à la technique n'est pas souhaitable, et surtout pas dans cet aspect.
Concernant l'engagement des jeunes dans des causes humanitaires et environnementales, je n'ai pas vraiment les compétences pour vous répondre. Il me semble que tout engagement des jeunes, pour cette cause ou pour une autre, est à souhaiter. Parler des jeunes en tant que tels est difficile, car les milieux sociaux sont différents. Disons qu'un engagement civique les sort de leur individualité et les place dans un collectif, dont les institutions sont le bien commun. Au-delà de l'environnement et l'humanitaire, les jeunes s'engagent aussi dans des questions religieuses ou chez les scouts. Tout engagement qui peut éloigner de la société de consommation me semble bénéfique.
Je ne suis pas favorable à l'idée que le vote blanc soit compté dans les votes exprimés. Depuis 2014, le vote blanc peut être compté à part. Bien qu'il puisse se comprendre, le vote blanc est une négation de l'objet du vote et de l'élection. En effet, l'élection vise à désigner une personne et le vote sert à prendre une décision. Considérer comme exprimées les voix de personnes qui refusent la décision me parait étrange du point de vue juridique, même si cela peut se comprendre du point de vue politique.
Peut-être pouvons-nous réfléchir à un seuil de participation minimum pour que l'élection puisse être considérée comme acquise. Un des dangers qui nous guette - qui est d'ailleurs l'un des dangers du droit - est que, même avec les voix de 30 % des citoyens, l'élection puisse fonctionner.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Nous l'avons vu aux municipales.
M. Bruno Daugeron. - Effectivement, si la légalité effective ne pose pas de question, cette perspective pose un problème de légitimité, avec des conséquences sur la confiance. Certains hommes politiques peuvent dire que la situation tiendra bien encore cinq ans : cela me semble cynique et même dangereux ! Je suggère de s'orienter sur cette voie plutôt que de consacrer l'abstention.
Surtout, il faudrait essayer d'en finir avec l'abstention militante, qui ne relève pas du droit mais de la politique, des moeurs et de la confiance publique, pour que les citoyens aient le sentiment qu'il existe un lien entre leur bulletin de vote et ce qui est fait.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Ne pas compter le vote blanc parmi les voix exprimées constitue aussi une désacralisation du vote. En effet, ces citoyens s'expriment en votant, mais optent pour le vote blanc car ils estiment ne pas avoir le choix ou refusent celui-ci. Je ne comprends pas cette contradiction.
M. Bruno Daugeron. - Il existe en effet une contradiction apparente.
L'acte de voter est très paradoxal car il est à la fois sacralisé et méprisé. Il est effectivement sacralisé car on ne cesse, en permanence, de nous faire la promotion des élections et de la participation. Néanmoins, il est également méprisé car les citoyens ont - à tort ou à raison - le sentiment que leur vote aura peu d'incidence sur la vie quotidienne.
Le vote blanc est, en effet, la manifestation d'une démarche personnelle mais il est, à mon avis, complètement décorrélé de sa finalité juridique et institutionnelle. J'y vois un paradoxe.
Rétablir le lien entre les citoyens et les institutions serait plus efficace que de trouver des mécanismes permettant d'aménager cela.
Quand une décision politique est importante et que les citoyens ont le sentiment qu'une élection a un véritable enjeu, ils répondent présents. Souvenez-vous de la mobilisation pour le référendum de 2005 sur la Constitution européenne. Les citoyens ont voté car il existait un enjeu électoral important, de même qu'ils le font pour les municipales ou parfois pour d'autres élections.
La crise des partis politiques ne les touche pas tous. Un parti politique, créé récemment, a, semble-t-il, enregistré 100?000 adhésions en trois mois, ce qui prouve qu'une volonté d'adhésion peut exister.
Je suggère de prendre les citoyens au sérieux en leur faisant confiance et en jouant sur l'équilibre et les différentes facettes des institutions.
Le Parlement joue un rôle irremplaçable dans le débat et le contrôle.
De même, nous ne pourrons jamais nous passer de représentation, contrairement à ce que croient certaines personnes très favorables au référendum. Il y a toujours de la représentation, y compris dans les référendums. Toutefois, dans le référendum, le représentant du peuple est le corps électoral. Cette représentation existe en raison de la volonté de créer une décision.
Quand les citoyens sentent que leur vote se traduira par une décision et sera suivi d'effet, ils peuvent retrouver leur esprit de citoyenneté. En revanche, ils n'apprécient pas du tout qu'on revienne par un autre moyen sur une décision qu'ils ont prise.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Que pensez-vous du vote obligatoire ?
M. Bruno Daugeron. - Le vote obligatoire constitue une vraie question. Le problème est toujours que vous ne réenchantez pas par décret. Il me semble préférable de créer l'envie et le désir plutôt que d'imposer.
Vous fréquentez vous-même des électeurs, même s'il s'agit de grands électeurs, et connaissez leurs préoccupations. Les électeurs voteront pour vous parce qu'ils ont confiance en vous, vous connaissent ou encore pour d'autres raisons. Et s'ils ne souhaitent pas voter, ils seront également capables de vous dire si c'est parce qu'ils n'y croient plus, qu'ils ne souhaitent plus participer au vote ou parce qu'ils n'ont pas confiance.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Le vote est obligatoire pour l'élection des sénateurs.
M. Bruno Daugeron. - En effet. Vous ne rencontrez pas que de grands électeurs, mais aussi d'autres citoyens.
M. Stéphane Piednoir, président. - Vous disiez tout à l'heure que les citoyens votent lorsqu'ils sentent qu'il y a vraiment une décision à la clé. Le Sénat avait formulé une proposition pour que, si un conseil municipal impose son veto à l'implantation d'éoliennes sur son territoire, le projet n'aboutisse pas. Dans mon département de Maine-et-Loire, la maire d'une petite commune avait organisé un référendum, sans valeur légale du reste, dont le résultat a été le rejet du projet, avec une participation très forte, supérieure à 70 %. Elle devra expliquer que la législation ne permet pas de s'opposer au projet, même avec une aussi forte participation et un tel résultat. Devrions-nous décentraliser sur ce type d'enjeux pour permettre aux territoires de se prononcer véritablement ?
M. Bruno Daugeron. - Vous ne pouvez pas trouver d'exemple plus typique et catastrophique. Les citoyens donnent leur avis, qui leur avait été demandé, et celui-ci ne sera pas pris en compte. La maire a effectué ce geste d'autodéfense à raison.
Dans le code général des collectivités territoriales, il existe les référendums locaux et des consultations des électeurs. J'ignore le cadre utilisé par la maire dont vous parlez mais je pense que, pour des réformes d'urbanisme par exemple, à partir du moment où les habitants et les électeurs sont consultés, leur avis doit pouvoir être pris en compte. Ce référendum doit-il permettre une autre décision ?
En tout cas, il est certain que les citoyens ne doivent pas avoir le sentiment que la décision est prise, quel que soit l'avis qui leur sera demandé, et que l'avis qu'ils donnent sera sans effet.
Il est inutile de multiplier les éléments de langage sur la démocratie et de ne pas tirer un minimum de conséquences et de considération quand on met en place un processus démocratique de consultation et qu'on n'en suit pas le résultat.
Il faudrait peut-être réfléchir sur ces questions d'urbanisme très précises, car ces sujets sont très sensibles.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Le sentiment que vous évoquez est aussi ressenti par les parlementaires. Nous l'avons constaté durant ce quinquennat, lors duquel les ordonnances ont été utilisées pour gouverner. J'ai le sentiment de ne pas être utile en tant que législateur. Un tel sentiment chez les parlementaires est grave.
M. Bruno Daugeron. - Je partage tout à fait ce point de vue. Nous tombons dans le problème du « présidentialisme majoritaire », qui nous a été imposé sans véritablement nous demander notre avis, au motif erroné que l'alternative est l'instabilité.
Toute possibilité d'action réelle du Parlement lui est enlevée. Le Parlement devrait pouvoir, en cas de rupture de confiance, renverser un gouvernement sans que cela soit un drame. De même, afin de trancher sur un sujet, nous devrions pouvoir recourir à un référendum. En outre, si la foule réclame à grand bruit la démission de dirigeants, une commission d'enquête parlementaire devrait pouvoir être mise en place, car le Parlement a des moyens efficaces et adaptés de proposer des solutions dans ce contexte.
Multiplier les réflexions sur la culture citoyenne permettra peu d'avancées si nous avons le sentiment que le système politique ne bougera pas.
M. Stéphane Piednoir, président. - Si nous poursuivons votre raisonnement, nous validons la proposition de révocation populaire proposée actuellement par l'un des candidats à l'élection présidentielle, ce qui provoquerait une très grande instabilité.
J'ai la conviction que les élus, quels qu'ils soient, ont besoin de stabilité et de temps afin d'installer des politiques, parfois impopulaires au départ. Subir cette impopularité pendant quelque temps, avant de prouver le bienfondé d'une mesure, est le rôle d'un représentant qui a été désigné.
Une étude de l'Institut Montaigne nous apprend que près d'un Français sur deux estime qu'il faudrait rétablir la peine de mort en France. L'opinion publique s'exprime aussi ainsi. Il est aussi de la responsabilité des représentants d'endosser l'impopularité de refuser de telles mesures.
Si la révocation dont vous parlez devient possible, je crains une instabilité dans la rue et dans le fonctionnement des institutions.
M. Bruno Daugeron. - Vous avez conduit le raisonnement plus loin que je ne l'ai fait. Je ne pensais pas forcément à la révocation populaire, qui poserait beaucoup de problèmes et sur laquelle j'ai d'ailleurs rédigé un article.
En effet, concevoir ainsi la responsabilité poserait des questions extrêmement compliquées. Tout le monde n'a pas compris ce qu'est la représentation, qui est un mécanisme extrêmement complexe lié à la délibération. En principe, il n'est pas possible de décider sans avoir délibéré. Or, si nous voulons la révocation, c'est bien souvent parce que nous avons le sentiment que la décision est prise avant toute délibération. Je pense donc que la mise en place de cette procédure serait plus compliquée qu'autre chose.
En revanche, vous dites qu'une partie de la population serait pour le rétablissement de la peine de mort et qu'il est du devoir des élus de les en empêcher. Il s'agit d'un jugement de valeur. En effet, vous présupposez que les représentants devraient, par principe, être absolument hostiles au rétablissement de la peine de mort et que les citoyens - ou ce que certains sondeurs appellent le « bloc populaire » - y seraient favorables. En quelque sorte, les élites devraient corriger les « impures passions » des électeurs.
Je pense plutôt qu'il existe une courroie de transmission entre les représentants et leurs électeurs, bien que certaines propositions de la mission d'information de l'Assemblée nationale concernant le renforcement de ces liens ne me semblent pas forcément nécessaires.
Présupposer que les représentants sont dotés d'une plus grande rationalité que les électeurs me semble dangereux.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Les citoyens disposent-ils de suffisamment d'arguments pour prendre la bonne décision ?
Vous évoquez un équilibre entre la démocratie participative et la démocratie représentative. Y a-t-il selon vous des solutions pour faire évoluer nos institutions ?
Dans le référendum inscrit dans la Constitution de la Ve République, les seuils doivent-ils être abaissés ? Un tel abaissement nous confronterait peut-être toutefois à un système qui touche toujours les mêmes personnes, organisées comme les partis politiques.
Que pensez-vous de l'évolution qu'a connue la Ve République, notamment dans l'inversion du calendrier des élections législatives et présidentielle, qui donne encore plus de légitimité au Président de la République ? Quand un Président de la République est élu, son parti connait un fort succès aux élections législatives, quelle que soit la qualité des candidats. Faudrait-il changer ce calendrier ? Une VIe République est-elle nécessaire ? Quelles solutions pourrions-nous apporter ?
M. Bruno Daugeron. - Je pense que nous ne pouvons pas mener une réflexion sur la question qui nous occupe aujourd'hui en nous passant d'une réflexion plus globale sur le fonctionnement des institutions.
Concernant la Ve République, je ne pense pas que le quinquennat ait été satisfaisant du point de vue institutionnel.
En effet, il existe une sorte de fusion entre le temps présidentiel et le temps législatif qui élude le débat sur les élections législatives. Ces élections n'étant plus que la confirmation de l'élection présidentielle, elles permettent en quelque sorte de ratifier un programme présidentiel dont on ne vérifiera absolument pas s'il a été appliqué.
Le fait que la fonction du Président de la République ne corresponde plus à celle qui était prévue dans les institutions au départ - même si rien n'est jamais figé - me semble problématique.
J'ai l'habitude de dire qu'il n'y a pas une Ve République, mais plusieurs. Il existe une seule Constitution, mais plusieurs pratiques institutionnelles radicalement différentes. Nous sommes dans une nouvelle Ve République, post-gaulliste et présidentialiste, où le Président de la République a conservé des pouvoirs très importants de la Ve avec des moeurs de la IVe République. En raison de cette conjonction, il existe une autorité, mais elle est au service d'un engagement partisan, ce qui me parait extrêmement néfaste. Je pense en effet que l'inversion du calendrier électoral n'était pas souhaitable, de même que l'adoption du quinquennat. Concernant la culture citoyenne, certains éléments pourraient réintroduire de l'équilibre sans bouleverser le système actuel.
Par exemple, le référendum, voire le référendum d'initiative citoyenne ou populaire, pourrait être davantage pratiqué.
En Suisse, la votation populaire peut avoir lieu dès que 100?000 citoyens en font la demande. Dans certains cantons, des citoyens peuvent voter jusqu'à vingt-cinq fois par an sur des sujets complètement différents, sans que cela soit considéré, dans la lignée de ce que nous connaissons en France depuis le Second Empire, comme une sorte de coup d'État césarien déguisé qui viserait à prolonger le pouvoir du Président de la République.
Parfois, certaines décisions peuvent relever du référendum. Son champ peut être défini de manière empirique, politique et discrétionnaire. En effet, celui qui a la possibilité de soumettre le référendum considère en son âme et conscience qu'il est bon de le soumettre au corps électoral. Dans d'autres circonstances, en fonction du sujet, il sera jugé plus opportun que la question soit soumise au Parlement.
Si ce que l'on appelle la démocratie doit se limiter à une élection présidentielle une fois tous les cinq ans, avec des élections législatives purement confirmatives, cela ne fonctionne plus. Notre système est stable mais le charme est rompu.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Les Suisses ont une véritable culture de la votation. Lors d'une mission sénatoriale sur la démocratie menée avec Philippe Bonnecarrère, nous avions insisté pour introduire cette culture dans notre pays qui, en raison de son histoire, a connu plusieurs échecs de référendums. Concernant l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, la décision qui a été prise est en contradiction avec le résultat du référendum. Ne pensez-vous pas que nous devrions insuffler cette culture en commençant par le niveau local ?
M. Bruno Daugeron. - Cela me paraît une bonne idée. Si nous devions penser à la manière de construire des initiatives populaires ou citoyennes, nous pourrions réfléchir soit au nombre de signatures exigées, soit à une sorte de suite d'échelons (avec un échelon communal et départemental). La question posée devrait recevoir un écho ou réunir un certain nombre de signatures dans un nombre suffisant de départements, ce qui signifierait que la question est considérée comme importante localement. L'échelon local est sans doute, en effet, l'échelon le plus pertinent, sur les plans pratique et empirique.
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Je partage une grande partie de votre analyse, mais ce qui m'inquiète le plus est l'analyse qu'en font les élus. Ont-ils bien conscience de ce que nous vivons ? Seraient-ils disposés à se remettre en question ? Dans notre organisation, le suffrage universel, notamment direct, est sacralisé. Nous avons évoqué les conséquences que cela peut produire sur les élections, notamment municipales. Toutefois, je n'ai pas l'impression que les élus souhaiteront réfléchir à une organisation différente tant que l'onction du suffrage universel perdurera. Or la question de la légitimité des élus se pose. En outre, je pense que la prochaine élection présidentielle connaîtra un taux d'abstention sans précédent.
M. Bruno Daugeron. - Je ne peux que partager votre inquiétude. Nous touchons à un problème institutionnel. Tant que l'on n'aura pas instauré un seuil en deçà duquel une élection ne peut pas être considérée comme acquise, on se prévaudra de l'élection, non comme une légitimité mais comme une légitimation artificielle.
L'élection - j'y ai consacré ma thèse - est un outil très ambigu. On lui prête des vertus, notamment d'exercice de la souveraineté, qu'elle ne possède pas. Élire quelqu'un revient simplement à nommer quelqu'un. Ce n'est pas l'élection qui fait ses pouvoirs ni sa légitimité.
Si l'élection devient, non pas une marque de confiance, mais une instance de légitimation, le problème que vous soulignez de distorsion entre les institutions et les citoyens risque d'être à son comble. On a le sentiment tout simplement que des citoyens font sécession. On voit bien qu'un certain nombre de personnes, dans le monde rural en particulier, ne comptent plus sur les institutions et ne votent plus car ils ne se perçoivent plus comme des citoyens intégrés. Ces personnes se disent que l'opinion se fait ailleurs, en l'occurrence sur Internet et les réseaux sociaux.
Une certaine professionnalisation politique fait beaucoup de mal aux institutions. S'il est bénéfique d'avoir rompu avec certains aspects de la IVe République, il faut tout de même rappeler qu'alors on venait s'exprimer au Parlement : ce n'était pas le journal de 20 heures ou le dernier tweet qui faisait l'institution. Les institutions étaient alors politisées et prises au sérieux. Or on a le sentiment qu'elles sont aujourd'hui vidées de leur substance.
Je n'ai pas de solution à proposer pour repolitiser les institutions. Cela ne peut dépendre que de moeurs individuelles. La situation me semble très dangereuse car je crains qu'une rupture ait lieu. Mais on ne sait pas quelle forme elle prendra...
M. Henri Cabanel, rapporteur. - Je crains qu'elle n'arrive plus vite qu'on ne le croit. Je vous remercie.