- Mardi 8 février 2022
- Jeudi 10 février 2022
- Questions sociales, travail, santé - Salaires minimaux : communication de Mmes Pascale Gruny et Laurence Harribey
- Marché intérieur, économie, finances, fiscalité - Proposition de directive du Conseil COM(2021) 817 final relative aux ventes hors taxes du côté français du tunnel sous la Manche : avis politique de MM. Jean-François Rapin et Patrice Joly
Mardi 8 février 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président, et de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 15 h 00.
Nouvelle relation euro-britannique - Audition de M. Maros Sefcovic, vice-président de la Commission européenne, chargé des relations interinstitutionnelles et de la prospective
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Nous vous remercions, monsieur le président efèoviè, d'honorer notre invitation à rendre compte, cet après-midi, de votre action en qualité de vice-président de la Commission européenne, en charge des relations interinstitutionnelles et de la prospective. Depuis votre entrée en fonctions au mois de décembre 2019, vous êtes chargé du suivi de la mise en oeuvre du Brexit. Vaste tâche...
C'est sur ce sujet que nous aimerions vous interroger plus particulièrement. La question du Brexit, puis celle de la nouvelle relation euro-britannique sont, depuis plusieurs années, un sujet de préoccupation majeure pour notre institution. Dès le mois de juillet 2016, nous y avons consacré un groupe de suivi, que j'ai l'honneur de coprésider avec Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Il est impératif pour l'Union européenne d'assurer un suivi très attentif des conséquences du Brexit. Nous sommes donc convaincus de l'importance de la tâche qui vous incombe, consistant à vérifier le respect par le Royaume-Uni de ses engagements, et déterminés à faire en sorte que l'accord signé le 24 décembre 2020 soit mis en oeuvre intégralement et de bonne foi.
Nous ne reviendrons pas sur les nombreux rebondissements qui ont émaillé vos rencontres avec votre homologue britannique, David Frost, remplacé en décembre dernier par la ministre des affaires étrangères Liz Truss. Vous pourrez néanmoins nous dire votre sentiment sur la réalité de la volonté de négocier de nos partenaires. En un mot, le « changement de ton » que vous évoquiez dès le mois de novembre 2021 s'est-il confirmé, et vos échanges actuels laissent-ils espérer un aboutissement à moyen terme des négociations sur les points de désaccord persistants ?
À ce sujet, nous aimerions vous interroger sur deux points particulièrement saillants de la nouvelle relation entre l'Europe et le Royaume-Uni.
Le premier est la gouvernance de l'accord de commerce et de coopération (ACC) du 24 décembre 2020. Vous pourrez nous donner des éléments sur le volet parlementaire de cette gouvernance, qui doit associer les parlements nationaux, au même titre que le Parlement européen, au contrôle de notre coopération avec le Royaume-Uni. Alors que la délégation du Parlement européen à l'Assemblée parlementaire de partenariat s'est réunie pour la première fois le 9 décembre dernier, sous la présidence de l'eurodéputée française Nathalie Loiseau, vous nous éclairerez sur les relations de travail à venir entre cette assemblée et le Conseil de partenariat, auquel vous appartenez.
Enfin, au-delà de ce lien institutionnel, vous nous direz comment la Commission européenne compte associer les parlements nationaux au suivi des relations entre l'Union et le Royaume-Uni. Ces relations auront des conséquences structurantes sur les plans aussi bien diplomatique qu'industriel ou de défense, et il est essentiel que les représentations nationales des États membres soient parties prenantes de cette relation future. Croyez bien que le Sénat a l'intention de s'investir dans ce domaine.
Le second point saillant est l'Irlande du Nord. Vous pourrez nous donner des détails sur la proposition de la Commission, présentée le 13 octobre dernier, visant à aménager les conditions d'application du protocole nord-irlandais pour tenir compte des difficultés actuelles de mise en oeuvre par la partie britannique. Vous nous direz en particulier comment la Commission propose de concilier l'objectif de simplification des contrôles douaniers entre l'Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni avec l'objectif de défense du marché intérieur, qui suppose une application stricte et effective de nos normes sur le territoire nord-irlandais.
Alors que, cet été encore, le gouvernement britannique remettait en cause la compétence de la Cour de Luxembourg prévue par le protocole lui-même et menaçait d'en suspendre unilatéralement l'application, vous nous direz quel est l'état actuel des négociations à ce sujet.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - C'est un réel plaisir d'accueillir aujourd'hui au Sénat le vice-président de la Commission européenne, M. Maros efèoviè. Nous avons la joie de nous rencontrer occasionnellement à Strasbourg, lors des sessions de la Conférence sur l'avenir de l'Europe, dont vous présidez le groupe de travail Santé, auquel j'appartiens. Mais il est rare de vous recevoir au Sénat et nous sommes très sensibles à votre présence ici, dans les circonstances difficiles que nous connaissons.
Nous vous remercions d'être venu jusqu'à nous, parlementaires français, car nous sommes particulièrement avides d'un dialogue direct avec la Commission européenne, sur un sujet qui nous concerne au premier chef du fait de notre position géographique : la nouvelle relation à construire entre l'Union européenne et le Royaume-Uni après le Brexit, intervenu il y a treize mois. Vous avez, en effet, pris le relais du négociateur Michel Barnier pour assurer le suivi des accords qu'il a obtenus, et vous représentez l'Union au Conseil de partenariat établi par l'accord de commerce et de coopération. Ce n'est pas une sinécure, car notre partenaire britannique est remuant et les soubresauts de politique intérieure qu'il connaît le conduisent souvent à la surenchère, avec des discours mystificateurs sur les bénéfices du Brexit - malgré un soutien public aux régions britanniques clairement en recul - et avec l'annonce d'un projet de loi « libertés du Brexit », pour s'affranchir des lois héritées de l'Union européenne.
Vous avez déjà fait des concessions au gouvernement britannique, mais vous avez maintenu l'unité entre les vingt-sept en posant deux limites claires : ne pas renégocier le protocole, mais aménager sa mise en oeuvre pratique, et ne pas renoncer à la compétence de la Cour de justice de l'Union européenne.
Outre ceux qu'a évoqués le Président Cambon, nous avons deux sujets de préoccupation principaux. D'abord, la gestion des flux migratoires à travers la Manche, sur laquelle nous avons déjà échangé. Les drames humains que nous vivons quotidiennement dans ces territoires ne peuvent pas durer : la Manche étant devenue une frontière extérieure de l'Union, cette question ne peut plus relever exclusivement d'accords bilatéraux comme ceux du Touquet et de Sandhurst, qui ont montré leurs limites. La Commission européenne entend-elle engager l'Union dans la négociation d'un accord euro-britannique dédié à la gestion de cette frontière ?
Nous sommes aussi très inquiets pour l'avenir de nos pêcheurs. Les Britanniques n'ont toujours pas accordé toutes les licences de pêche que ceux-ci sont en droit de recevoir - il en manque encore des dizaines selon notre Gouvernement. Quant à ceux qui ont obtenu leur licence, ils sont harcelés de nouvelles mesures techniques et de contrôles tatillons.
Comment comptez-vous obtenir l'application pure et simple du volet Pêche de l'accord conclu avec le Royaume-Uni ? La France a demandé la saisine du Conseil de partenariat chargé de mettre en oeuvre cet accord : qu'en est-il ? Envisagez-vous des mesures de rétorsion ? Si oui, lesquelles et à quelle échéance ? Il n'est pas question que la filière pêche soit la victime collatérale du Brexit. La réserve d'ajustement au Brexit ne peut être la seule réponse à des professionnels qui craignent de perdre leur métier et à une région côtière comme la mienne, menacée de dévitalisation. Pour ouvrir des perspectives, notre Gouvernement promet qu'un régime ad hoc en matière d'aides d'État serait à l'étude : pouvez-vous nous le confirmer et nous en dire plus ?
Il y a deux semaines, vous avez conclu votre rencontre avec Mme Liz Truss, votre nouvelle homologue britannique, en vantant « une atmosphère constructive » : pouvez-vous justifier votre optimisme au regard de toutes les difficultés que nous venons d'évoquer, des tensions qui s'accumulent en Irlande du Nord et de la confusion croissante à Londres, où Mme Liz Truss doit démentir le Premier ministre quand il juge « fous » les contrôles à Belfast, auxquels il a pourtant lui-même consenti ?
Le Royaume-Uni, après le Brexit, aurait pu en tempérer l'impact en se rapprochant de ses voisins européens ; il a choisi de jouer la carte de l'agressivité en identifiant ceux-ci comme la principale source de ses difficultés. Croyez-vous possible d'obtenir que les accords conclus soient finalement appliqués sans en appeler au juge ?
M. Maros Sefcovic, vice-président de la Commission européenne, chargé des relations interinstitutionnelles et de la prospective. - Je commencerai par trois remerciements. Le premier parce que nous avons eu, il y a deux mois, une excellente discussion au Sénat, quand le collège des commissaires s'est rendu en visite officielle à Paris pour l'ouverture de la présidence française du Conseil de l'Union européenne.
Le deuxième remerciement est adressé à vos deux commissions, notamment la commission des affaires européennes dont nous apprécions beaucoup les avis sur les politiques de la Commission européenne. Votre regard, vos idées sont très importants pour notre travail.
Le troisième remerciement est pour votre vigilance et votre activité sur les relations entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.
L'objectif de l'Union européenne reste d'établir une relation positive et stable avec le Royaume-Uni, parce que nous allons demeurer des partenaires, que nous sommes des voisins et alliés et que nous partageons des valeurs communes. Nous devons relever ensemble un certain nombre de défis mondiaux.
La coopération euro-britannique a ainsi été essentielle pour faire aboutir la conférence de Glasgow. Je pourrais également citer la situation précaire et dangereuse à l'est de l'Union européenne, le défi stratégique que posent la Russie et la Chine, et la défense de nos valeurs démocratiques. De nombreux sujets appellent un travail en commun.
Vous avez décrit de manière très précise, dans vos remarques, comment nous appréhendons les relations avec le Royaume-Uni. Nous avons réglé la question du divorce, avec l'accord de retrait dont le protocole nord-irlandais fait intégralement partie ; nous avons réglé celle de l'avenir de nos relations avec l'ACC. C'est une base solide pour les relations constructives et stables auxquelles nous aspirons. Le respect du règlement de divorce est cependant une condition préalable à la relation future. L'accord de commerce et de coopération, l'accord de retrait et le protocole sont intrinsèquement liés.
Depuis le début, la Commission européenne s'est engagée à une pleine mise en oeuvre de l'accord de retrait, tel qu'il a été signé et ratifié par l'Union européenne et le Parlement et le gouvernement britanniques - lesquels sont toujours en place. C'est l'aboutissement d'un travail diplomatique énorme pour maintenir la paix, la stabilité et la sécurité de l'Irlande du Nord. C'est la raison d'être de ce protocole.
Nous avons cependant eu des difficultés pratiques de mise en oeuvre. Le Royaume-Uni a demandé une renégociation du protocole en juillet 2021. Notre réponse a été claire : nous ne le renégocierons pas. Mais nous sommes restés constructifs, nous attachant à trouver des solutions concrètes pour faciliter la circulation des marchandises entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord, en exploitant les flexibilités offertes par le protocole.
J'ai directement échangé avec les représentants d'entreprises, de la société civile, et les représentants politiques de Stormont - l'Assemblée nord-irlandaise. Nous devons et nous pouvons trouver les solutions dans le cadre du protocole.
Le plus important était d'apporter de la stabilité et de la sécurité, et de mettre fin à l'incertitude juridique. C'était la seule solution pour protéger le marché unique tout en respectant l'accord du Vendredi saint dans le cadre du Brexit. Le protocole était une requête claire du gouvernement britannique, et la solution trouvée a été proposée par Theresa May.
Le paquet proposé par la Commission européenne le 13 octobre dernier a marqué un grand pas vers la résolution de la situation. Il contient un ensemble de solutions pour faciliter la circulation des marchandises entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord. Nous avons aussi, en décembre, garanti unilatéralement la continuité de l'approvisionnement en médicaments de l'Irlande du Nord, même si j'aurais préféré que ce soit dans le cadre d'un accord. Il fallait agir vite.
Nous avons aussi fait des propositions pour renforcer la participation des autorités d'Irlande du Nord à la mise en oeuvre du protocole. C'était très attendu par les entreprises, les membres de l'assemblée législative et la société civile. Nous avons mis en place une coopération structurelle.
Nous proposons également la suppression de 80 % des contrôles sur les produits sanitaires et phytosanitaires destinés à la consommation en Irlande du Nord, ainsi que la réduction significative des formalités douanières entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord.
Ces propositions sont le résultat de discussions approfondies menées au cours des derniers mois. Elles visent à régler durablement le problème, dans un souci de stabilité et de prévisibilité pour l'Irlande. Elles faciliteraient les échanges entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord, et sur l'ensemble de l'Irlande. Ce serait une situation gagnant-gagnant pour tous.
Mais cette flexibilité est conditionnée à la protection de l'intégrité de notre marché unique. Pour cela, le Royaume-Uni doit respecter son engagement de construire des postes frontaliers permanents.
Il doit donner des assurances sur le conditionnement et un étiquetage indiquant que les marchandises expédiées en Irlande du Nord sont exclusivement destinées à la vente au Royaume-Uni.
Il doit donner un accès complet en temps réel à ses systèmes informatiques, pour que les autorités européennes puissent constater par elles-mêmes ce qui se passe à la frontière commerciale.
Il doit mettre en oeuvre la législation douanière pour la livraison de colis « B to B » en Irlande du Nord, et la déclaration sur le libre accès de marchandises expédiées d'Irlande du Nord vers la Grande-Bretagne. Le Royaume-Uni doit enfin assurer la mise en oeuvre par les autorités douanières et de surveillance des mesures de suivi et de contrôle appropriées.
Cela doit s'accompagner d'un mécanisme de réaction rapide pour répondre aux problèmes liés à un produit ou un opérateur individuel, et de la possibilité de mesures unilatérales en cas d'incapacité des autorités britanniques ou de l'opérateur à y remédier.
Ces garanties seraient un mécanisme solide de suivi et de contrôle, qui réduirait les vérifications sans menacer l'intégrité du marché unique. Au Royaume-Uni de faire un pas dans notre direction.
Vous m'avez demandé où en étaient les discussions. Bien que le ton ait changé avec la reprise des dossiers post-Brexit par la ministre des affaires étrangères britannique Liz Truss, il y a eu peu d'avancées sur le fond. Elle déclare vouloir une solution rapide ; j'ai la même ambition. J'ai toujours précisé que la renégociation du protocole n'était pas une option.
Nos équipes techniques se réunissent chaque semaine pour trouver un terrain d'entente. Nous faisons régulièrement le point avec la ministre, et les États membres et le Parlement européen sont tenus informés de l'avancée des discussions.
Il faudrait trouver des moyens de vous informer des discussions de manière plus rapide et directe. La prochaine réunion du comité mixte pour l'accord de retrait se tiendra le 21 février. Nous poursuivons activement nos échanges avec le Royaume-Uni pour trouver des solutions communes.
Je vous remercie de votre intérêt et votre vigilance : l'unité est notre carte maîtresse dans la discussion. Nous comptons sur votre soutien. Je transmets régulièrement ce message aux représentants permanents et aux ministres des États membres.
J'en viens à l'ACC qui est entré en vigueur voici plus d'un an. Durant cette première année, nous avons mis en place les structures prévues par l'accord, avec une première réunion du Conseil de partenariat et des 19 comités chargés de la mise en oeuvre de l'accord.
La mise en oeuvre des dispositions sur la pêche et la concurrence équitable appelaient une attention particulière cette année. Il est trop tôt pour évaluer l'impact que le remplacement de l'adhésion au marché unique par l'ACC a eu sur les flux commerciaux, mais il est certain que le commerce ne sera plus aussi fluide et dynamique. C'est une conséquence type du Brexit voulu par le gouvernement britannique.
Les opérateurs économiques font de leur mieux pour s'adapter, des deux côtés de la Manche. Nous sommes conscients des difficultés, notamment pour ceux dont l'activité est très dépendante du marché britannique. Le retrait a eu des effets négatifs dans toute l'Europe. Nous soutiendrons les régions les plus touchées, via la réserve d'ajustement au Brexit. La France étant l'un des États membres les plus touchés, il est juste qu'elle reçoive la part la plus élevée de cette réserve : 735 millions d'euros en prix courants, manifestation de l'engagement indéfectible de l'Europe envers la France. La première tranche sera versée au mois de février.
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Merci de votre engagement personnel pour trouver un compromis tout en préservant les intérêts des vingt-sept. Le Sénat est à vos côtés ; il convient de maintenir ce dialogue avec la Grande-Bretagne qui demeure nécessaire, en particulier dans les domaines des affaires étrangères et la défense, sans transiger sur les principes qui nous ont réunis, dont le non-respect ouvrirait la porte à d'autres contestations.
Enfin, je tiens à vous féliciter pour votre excellent français. À l'heure où le Royaume-Uni quitte l'Union européenne, il est bon d'entendre un responsable européen qui ne s'exprime pas dans la langue de Shakespeare !
M. Jacques Le Nay. - L'arrêt des contrôles sur les produits agroalimentaires en mer d'Irlande, décrété la semaine dernière, pourrait être suivi d'un recours à l'article 16 du protocole nord-irlandais par le gouvernement britannique.
Quelle a été la place du gouvernement nord-irlandais dans la négociation du protocole ? Si les nationalistes arrivaient au pouvoir lors des prochaines élections, quelles conséquences ce changement de majorité à Belfast aurait-il sur le protocole ?
M. Alain Cadec. - Si le Royaume-Uni invoque l'article 16, comment l'Union européenne pourra-t-elle réagir ? Pensez-vous que le Royaume-Uni est prêt à aller jusque-là ? Cette partie de l'accord concernant les contrôles en Irlande est la plus complexe à mettre en oeuvre, avec la partie relative à la pêche.
M. Yannick Vaugrenard. - Je vous remercie à mon tour pour la qualité de votre français.
Même s'il faut faire respecter la parole donnée, notamment sur des sujets politiquement lourds, indépendamment du Brexit, les Britanniques restent nos alliés militaires ; ils participent à Barkhane, à la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), et sont membres de l'OTAN. Les négociateurs ont-ils toujours cette réalité à l'esprit ? Les Britanniques restent, comme nous, des défenseurs de la démocratie, et, en matière de soutien militaire, ils sont parfois plus allants que certains pays de l'Union européenne.
M. Maros Sefcovic. - Je commencerai par répondre à la question de M. Vaugrenard. Ma première rencontre avec la ministre des affaires étrangères du Royaume-Uni a justement porté sur ce thème. Combien de défis, en matière politique, de défense, de stabilité dans ce monde de plus en plus multipolaire et multilatéral ? Pour répondre à ces défis de notre temps, nous avons besoin de renforcer notre coopération avec un pays qui, s'il n'est plus membre du club qu'était l'Union européenne, reste un allié au sein de l'OTAN.
Je suis tout à fait d'accord avec cette analyse et cette ambition ; mais, pour nous, il est très important d'établir à nouveau la confiance. La crédibilité de nos partenaires britanniques s'est détériorée. Quelques mois après la signature de l'accord de retrait, il a été admis, au Parlement britannique, que le droit international n'était pas respecté.
De notre point de vue, il est clair que, pour avancer dans la coopération, il faut travailler main dans la main dans le respect des accords nécessaires à la construction de notre avenir commun et au cadrage global du divorce, dont le protocole relatif à l'Irlande du Nord.
C'est la quadrature du cercle : pour la première fois de son histoire, l'Union européenne délègue à un État tiers les contrôles en son nom. Dès lors, pourrons-nous compter sur le respect du protocole par cet État ? C'est une difficulté centrale pour nous : le non-respect de cette base met en danger l'ensemble de l'accord ; comment alors s'assurer qu'il est respecté en intégralité ? Les discussions se poursuivent, notamment sur le sujet des citoyens européens résidant au Royaume-Uni.
Bien que l'article 16 ait fait partie des discussions au cours de l'année écoulée, Mme Truss y fait peu référence : l'accord reste applicable, selon sa position officielle. Une remise en cause de l'accord serait un geste spectaculaire du côté britannique, tout particulièrement du point de vue de son impact pour l'Irlande du Nord. Or la prévisibilité est cruciale pour éviter d'aggraver les tensions. J'ai visité Belfast en septembre : on ressent à quel point l'effort pour la paix y est important. Cela nous impose une responsabilité.
Mon objectif était de trouver une solution constructive à la plupart des difficultés avant la fin de l'année dernière, pour éviter des élections en Irlande du Nord trop marquées par cette question du protocole. Je ne sais pas si ce sera encore possible après les événements de la semaine dernière, mais je conserve cet espoir d'une solution trouvée avec Mme Truss d'ici à la fin du mois. En particulier, le comité mixte UE-Royaume-Uni se réunit le 21 février. Le processus démocratique suivra son cours, mais l'assemblée d'Irlande du Nord, qui sera élue le 5 mai, votera en 2024 sur la prolongation ou non du protocole. Les pourparlers et le débat politique en Irlande du Nord revêtent donc une importance particulière.
Sur la pêche, sujet que je sais sensible en France, les inquiétudes étaient importantes avant l'accord conclu avec le Royaume-Uni. Ces dernières années ont été marquées par des négociations permanentes entre les Britanniques et le commissaire Virginijus Sinkevièius, chargé de la pêche, qui a travaillé en étroite collaboration avec Mme Girardin et M. Beaune.
S'agissant de la zone économique exclusive britannique de 200 milles marins, plus de 1 700 licences de pêche, soit 96 % des demandes, ont été accordées. Pour les eaux territoriales, de 12 milles marins, nous parlons de 323 licences octroyées, soit 82 % des demandes. Un dernier élément positif porte sur le volume total des prises, le total admissible des captures (TAC), pour lequel nous avons trouvé un accord.
Je sais que, malgré ces succès, la satisfaction n'est pas totale en France, car certaines licences n'ont pas été octroyées. Nous en parlons étroitement avec les ministres français, pour rassembler tous les arguments juridiques possibles à opposer au Royaume-Uni afin d'obtenir des licences supplémentaires.
M. Olivier Cadic. - 2,5 millions d'Européens, dont 90 000 Français, ont un titre de séjour temporaire de cinq ans au Royaume-Uni, dit « pre-settled status ». Le gouvernement britannique prévoit de mettre fin à ce statut en cas de non-demande, avant la fin des cinq ans, de « settled status », statut de résident permanent. Or l'accord de sortie ne prévoit pas cette option dans les raisons permettant aux signataires de priver quelqu'un du statut de résident. L'interprétation faite par le Royaume-Uni des règles de la perte de statut de résident est donc différente de celle de la Commission.
L'association the3million a été la première à soulever ce problème en décembre 2020, avec la Commission et l'Autorité de contrôle indépendante (IMA). Celle-ci a intenté une action en justice contre le Home Office. Que fait la Commission et comment protégerez-vous les résidents européens ?
Mme Isabelle Raimond-Pavero. - Bien que l'accord du 24 décembre 2020 prévoie l'accès des pêcheurs français et européens aux eaux britanniques, il reste source de querelles : vous avez mentionné le refus de licences. De nouvelles crises sont à prévoir à partir de 2026, fin de la période transitoire. Quels seront les travaux conduits au niveau européen pour anticiper ces difficultés ? Le cas échéant, l'Union européenne est-elle prête à prendre les mesures coercitives prévues par l'accord ?
Mme Michelle Gréaume. - Contrairement à ce qui avait été annoncé, de nombreux étudiants ne se sont plus inscrits aux universités britanniques à la suite de l'augmentation des frais de scolarité et des difficultés d'obtention de prêts garantis : c'est un échec. Que fera le Royaume-Uni pour y remédier selon vous ?
Par ailleurs, sénatrice du Nord, je suis concernée par les migrations : depuis des décennies, hommes, femmes et enfants cherchent, parfois au péril de leur vie, à rejoindre le Royaume-Uni via la Manche et la mer du Nord. Avec les accords du Touquet, la France est devenue le bras policier de la politique migratoire du Royaume-Uni, permettant à ce dernier de se soustraire à ses obligations en matière d'asile. La traversée coûte que coûte entraîne des drames humains, dont la population ne veut plus. Le Royaume-Uni pourra-t-il reprendre la frontière sur son sol ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Sur la pêche, l'Europe, contrairement à son habitude, doit avoir une vision moins macroéconomique. Au-delà d'un pourcentage, c'est tout un territoire qui en vit. De même qu'un village souffre de perdre son médecin ou son épicier, certains lieux, qui ont bâti leur développement sur la pêche et ses infrastructures, sont en péril.
Ensuite, la situation qui prévalait à la signature des accords bilatéraux du Touquet a changé : c'était avant le Brexit et les migrations étaient différentes, moins fortes. Puisque le Royaume-Uni est redevenu un État tiers, en cohérence avec le pacte européen sur la migration et l'asile tel qu'il est envisagé par la Commission européenne, un accord entre l'Union et le Royaume-Uni sur ce dossier serait souhaitable, au bénéfice de ce territoire que je connais bien.
M. Maros Sefcovic. - Sur la question de nos citoyens résidant au Royaume-Uni, je rejoins l'analyse d'Olivier Cadic. Nous abordons régulièrement cette question avec nos collègues britanniques. L'IMA arrive aux mêmes conclusions que la Commission européenne.
La procédure auprès de la Cour est entamée. Nous considérons les démarches les plus efficaces dans ce domaine, et les comités spéciaux et le comité mixte en discuteront. Selon nous, l'accord de retrait est sans ambiguïté : des citoyens européens ne doivent pas perdre leur statut en raison de simples obligations administratives. Il est bon que vous souleviez cette difficulté, dont nous sommes conscients. Nous avons reçu une réponse négative du Royaume-Uni, mais nous continuons à insister. L'autorité indépendante est de notre côté et les procédures judiciaires suivent leur cours devant les tribunaux britanniques.
Sur la pêche, vos questions portent, madame Raimond-Pavero et monsieur Rapin, sur la situation actuelle et à l'horizon 2026. Nous avons des discussions quotidiennes sur ce sujet avec nos partenaires français. Nous voulons nous assurer que chacun pourra bénéficier d'une position juridiquement solide. Nous cherchons à avoir le plus d'éléments possible d'ici à 2026, et je précise que certaines décisions peuvent aussi être contestées devant les tribunaux de l'Union européenne et britanniques. Tel est le sens de nos discussions avec le ministère de la pêche.
Madame Gréaume, la situation est compliquée pour beaucoup d'étudiants. L'Union européenne a insisté auprès du Premier ministre britannique pour inclure Erasmus dans le cadre de l'accord, ce qui a été refusé. Malheureusement, nous n'avons pas de cadre commun pour améliorer les échanges étudiants. Jusqu'à maintenant, il n'y a pas d'intérêt du Royaume-Uni pour trouver une solution sur ces sujets. Selon moi, même si ce n'est pas pleinement satisfaisant, il faut aider nos étudiants actuellement sur place à achever leurs études au Royaume-Uni. Je rappelle que les étudiants britanniques ont eux aussi plus de difficultés à étudier en Europe. J'espère que nous arriverons à trouver une solution.
Sur la problématique sensible des migrants, les personnes risquant leur vie pour franchir la Manche sont souvent les victimes d'activités criminelles, dont les réseaux de passeurs, qui profitent de cette tragédie humaine, avec un mépris total des droits de l'Homme. Des familles sont séparées entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.
Comme vous le savez, le traité ne comprend pas de chapitre sur les migrations. Par ailleurs, si le Royaume-Uni n'était pas dans l'espace Schengen, il était partie aux accords de Dublin. Son retrait change la façon d'envisager la situation et les arrivées de migrants.
Toutefois, grâce au leadership français, la coopération sur le sujet au sein de l'Union européenne pourrait nettement s'améliorer, avec des réunions de ministres de l'intérieur se poursuivant au niveau des chefs d'État ou de gouvernement. Ainsi, la France, l'Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas, avec la Commission, Europol et Frontex, ont largement amélioré l'échange d'informations à l'échelle européenne et la lutte contre les passeurs. Pour la France, il est important que cette question prenne en compte les mouvements de migrations secondaires vers le Royaume-Uni.
Un autre élément fondamental est une meilleure coopération opérationnelle entre les forces de l'ordre françaises et britanniques. Les contrôles communs aux frontières, avec des partages de renseignements, donnent déjà des résultats positifs.
Je suis d'accord avec M. Jean-François Rapin sur le pacte européen sur la migration et l'asile. La présidence française est active : son approche graduelle, cherchant à établir la confiance, est importante. J'espère que cette ambition française aidera à trouver des solutions constructives.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Monsieur le commissaire, je vous remercie pour cet échange franc et courtois. Nous continuerons à intensifier nos échanges avec les instances européennes. Avec mes homologues d'autres parlements, nous sommes convenus que le dialogue régulier avec des commissaires était important, car il nous permet d'être plus en prise avec l'actualité.
Nous restons preneurs d'une relation de travail plus étroite et d'éléments supplémentaires sur la relation de l'Europe avec le Royaume-Uni : j'ai confiance en la précision et la sincérité de vos réponses.
M. Maros Sefcovic. - Je vous remercie pour votre accueil, vos questions et votre soutien, car aucune action européenne n'est possible sans le soutien des Parlements nationaux. Je demeure à votre disposition, de même que mes collègues.
Sur les développements à venir avec le Royaume-Uni, nous allons nous efforcer de vous transmettre les informations de la manière la plus fluide possible, dès les premières impressions et anticipations. J'espère que cela vous aidera à améliorer vos travaux.
Je serai ravi de revenir ou de vous accueillir à Bruxelles pour toute question supplémentaire. Nos services restent en contact avec les vôtres.
La réunion est close à 16 h 20.
Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Jeudi 10 février 2022
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 09h05.
Questions sociales, travail, santé - Salaires minimaux : communication de Mmes Pascale Gruny et Laurence Harribey
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous allons aborder ce matin deux sujets très différents, même s'ils ont tous deux une portée économique certaine. Le premier concerne une directive en cours d'adoption sur les salaires minimums dans l'UE. Le second porte sur une autre directive, également en cours d'élaboration, pour sécuriser la pratique des ventes en duty free sur le terminal français d'Eurotunnel, sujet sur lequel notre regrettée collègue Catherine Fournier avait été la première à attirer notre attention après le Brexit.
Nous allons donc d'abord entendre une communication de Pascale Gruny et Laurence Harribey, rapporteures pour notre commission sur les questions sociales, au sujet de la directive qu'a proposée la Commission il y a quinze mois, relative à des salaires minimaux adéquats dans l'Union européenne. Ce texte fait consensus en France où nous disposons déjà d'un salaire minimum, parmi les plus élevés de l'Union. Il ne présente donc pas de difficulté pour notre pays. Au contraire, je crois que nous sommes tous ici convaincus que la concurrence entre travailleurs des différents États membres peut nourrir la défiance à l'égard du bloc européen. Toutefois, le Président de la République en a fait un marqueur fort de la Présidence française du Conseil puisque, dès la présentation qu'il a faite de la PFUE le 9 décembre, il l'a affiché comme une priorité de notre présidence, et déclaré que « cette directive définira non pas un Smic européen comme une moyenne mais tirera tous les bas salaires vers le haut grâce à un salaire minimum décent » . Ces propos ambigus pourraient laisser croire que la directive fixe un plancher de salaire minimum, aussi il me semble important que notre commission soit bien au fait du contenu de ce texte qui sera sous les feux de la rampe durant les prochaines semaines. La France espère en effet trouver dessus un compromis rapide entre les divers États membres qui sont nettement plus réservés, pour différentes raisons.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - La proposition de directive relative à des salaires minimaux adéquats dans l'Union européenne a été présentée par la Commission européenne le 28 octobre 2020.
La présidence française souhaite en effet aboutir mi-mars, soit très rapidement. Nous nous trouvons dans une phase intense de négociations de ce texte, sur lequel le Parlement européen et le Conseil de l'UE ont réussi à définir leurs positions assez vite. La négociation a donc bien avancé en 2021 et nous en sommes maintenant à la phase du trilogue entre le Conseil et le Parlement européen, qui a commencé le 13 janvier dernier.
Avant d'en venir plus précisément au contenu de la directive et à l'état des négociations, il est intéressant de remarquer que nous sommes dans une configuration institutionnelle assez habituelle, pour des initiatives dans le champ social ; une configuration qui se retrouve aussi dans le domaine de la santé, avec un texte de la Commission plutôt ambitieux, qui a été canalisé par le Conseil, alors que le Parlement européen a renforcé un certain nombre de dispositions proposées par la Commission.
L'enjeu est aujourd'hui de parvenir à un texte de compromis pouvant satisfaire les co-législateurs, qui ont tous deux le souhait d'aboutir assez rapidement. L'exercice n'est pas aisé, tant les États membres de l'Est et du Nord de l'Europe notamment ne sont pas prêts à s'éloigner de l'orientation générale du Conseil.
Venons-en d'abord aux objectifs et contenu de la proposition de directive de la Commission. Pascale Gruny fera ensuite un point sur l'état des négociations et les positions respectives du Parlement européen et du Conseil.
Il nous a semblé, en effet, important de nous intéresser à ce texte, qui est hautement symbolique et important sur le plan politique, en ce qu'il participe à construire cette Europe sociale souvent décriée. Il vise à mettre en oeuvre le socle européen des droits sociaux et s'inscrit dans le cadre des engagements pris lors du Sommet social de Porto de mai 2021.
Ce texte est également essentiel, sur le plan économique, en ce qu'il vise à lutter contre la pauvreté au travail, mais aussi contre les distorsions de concurrence au sein du marché intérieur.
Sur 27 États membres, 21 disposent d'une législation nationale qui établit un salaire minimum légal. Les six autres pays (Autriche, Chypre, Danemark, Finlande, Italie et Suède) ont des salaires minimums par branches ou déterminés par négociation entre les partenaires sociaux.
L'écart entre ces salaires minimaux est aujourd'hui important : 13 États membres situés à l'Est et au Sud de l'UE ont un salaire minimum inférieur à 1 000 euros par mois, comme en Bulgarie (332 euros) ou en Hongrie (542 euros). Au contraire, les salaires minimaux sont supérieurs à 1 500 euros, notamment en France (1 603 euros), en Allemagne (1 621 euros), ou au Luxembourg (2 257 euros).
Il convient néanmoins de noter que ces écarts se réduisent lorsque le salaire minimum est exprimé en standards de pouvoir d'achat. Ainsi, d'un ratio de 1 à 7, l'écart de salaire entre la Bulgarie et le Luxembourg passe de 1 à 3 en parité de pouvoir d'achat. Il n'en demeure pas moins que les différences sont importantes, et que près de 10 % de travailleurs de l'UE sont considérés comme travailleurs pauvres.
Pour lutter contre la pauvreté et ces distorsions de concurrence, la proposition de directive - il convient de le mentionner tout de suite - n'a pas pour objectif de fixer un salaire minimum qui serait identique dans tous les États membres. Cela ne serait ni réaliste, ni économiquement pertinent, au vu de ce qu'on vient de souligner.
Cette directive ne vise pas non plus à imposer la mise en place d'un salaire minimum légal dans les pays n'en disposant pas ; elle vise à encadrer les modalités de fixation des salaires. Il s'agit là d'un vrai exercice d'équilibriste, mais respectueux des traités et des compétences des États membres.
La proposition de directive est fondée, en effet, sur l'article 153 du TFUE, paragraphe 1, point b, qui dispose que l'Union soutient et complète l'action des États membres dans le domaine des conditions de travail, dans les limites des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Elle n'intervient donc pas directement dans la détermination du niveau de rémunération : de fait, l'article 153 paragraphe 5 du TFUE exclut explicitement les sujets de « rémunération » des compétences de l'Union européenne.
La proposition de la Commission, publiée en octobre 2020, comprenait deux grands axes : le premier consiste à fixer des critères à respecter pour les États membres dans lesquels un salaire minimum légal existe, afin de garantir le caractère adéquat de ce salaire. Le texte de la Commission prévoyait ainsi quatre critères à prendre en compte par les États membres dans la fixation et l'évolution du salaire minimal : le pouvoir d'achat, le niveau général et la répartition des salaires, le taux de croissance des salaires, et l'évolution de la productivité du travail. En plus de ces critères, les États membres devaient également se référer à des valeurs internationales de référence. La Commission avait alors insisté, dans les considérants du texte et sa communication, sur les valeurs de références telles que les taux de 60 % du salaire médian brut ou de 50 % du salaire moyen. Nous y reviendrons.
Le second axe consiste à étendre la protection offerte par les conventions collectives en matière de salaire minimal. On observe, en effet, que dans les pays où la part des travailleurs couverts par des conventions collectives est importante, la proportion de travailleurs à bas salaires tend à être plus faible et les salaires minimaux plus élevés que dans ceux où le taux de couverture est faible, ceci lorsque les conventions sont revues régulièrement. On comprend ainsi la promotion de la négociation collective par la Commission européenne dans ce texte.
Le texte de la Commission prévoyait ainsi, pour les États membres dans lesquels le taux de couverture des conventions collectives est inférieur à 70 % des travailleurs, un élargissement de ce taux de couverture, à travers la mise en place d'un plan d'action, rendu public et notifié chaque année à la Commission. Cette disposition a pu être discutée, car la notification à la Commission pouvait être vue comme un pouvoir de blocage de la Commission.
Il s'agit là des grands axes du texte sur lesquels nous reviendrons, mais qui ont suscité dès sa publication, et même avant, une opposition d'un certain nombre de pays, comme vous pouvez l'imaginer. Ce sont des lignes de fractures assez habituelles, en matière d'initiatives sociales, reflétant la diversité des modèles économiques et sociaux des États membres dans l'Union: les oppositions les plus importantes sont ainsi venues, comme vous vous en doutez, à la fois des pays de l'Est, globalement opposés à l'élévation des standards sociaux, des pays dits frugaux pour qui la convergence sociale n'est pas l'objectif premier de l'UE, et des pays scandinaves attachés à leur modèle de protection sociale et de négociation collective.
Nous avons ainsi pu auditionner les représentations permanentes du Danemark et de la Hongrie, pays qui se sont opposés au texte de compromis du Conseil. Leur opposition repose sur des arguments communs, de nature juridique, mais également sur des justifications économiques et politiques assez différentes. Concernant la Hongrie, nous avons ressenti une opposition politique d'un pays, sous le feu des critiques, et attaché à ses intérêts économiques et au respect des traités. Le Danemark a, quant à lui, exprimé sa crainte de voir son modèle social national - fondé sur les négociations salariales entre partenaires sociaux - qui fonctionne très bien, remis en cause par la création de possibles droits individuels, et par une interprétation extensive du texte de la part de la Cour de justice de l'Union. C'est effectivement une possibilité quand on pense aux arrêts rendus par la Cour sur le temps de travail des militaires et le statut des sapeurs-pompiers. Les syndicats danois ont manifesté contre ce texte.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - C'est dans ce contexte que la présidence slovène, après celle des Allemands et des Portugais, a mené les négociations au sein du Conseil, et finalement réussi à adopter un texte de compromis, le 6 décembre dernier. Ce texte tente ainsi de prendre en compte les réticences et spécificités des États membres et l'avis du service juridique du Conseil.
Le résultat : un texte en retrait par rapport à celui de la Commission, mais adopté à une très large majorité : 23 votes pour, 2 votes contre de la part du Danemark et de la Hongrie, 2 abstentions de la part de l'Allemagne, dont le gouvernement n'était pas formé, et de l'Autriche.
Lors de la réunion du Conseil du 6 décembre, un nombre important de délégations a, toutefois, qualifié le texte « d'équilibre fragile » et invité la future présidence française à préserver les compromis atteints au Conseil dans le cadre des trilogues avec le Parlement.
Le texte de la Commission a ainsi été assoupli, par le Conseil, sur plusieurs points. D'abord, le texte change d'intitulé pour souligner que la directive établit un cadre de nature procédurale dans lequel évoluent les salaires minimums nationaux : il s'agit d'une « directive relative à un cadre pour des salaires minimaux adéquats dans l'Union européenne ».
Par ailleurs, il a été clairement indiqué, dans les considérants (n°19), que le taux de couverture des négociations collectives à 70 % n'est pas un objectif, mais simplement un seuil entraînant l'obligation de prévoir un cadre et un plan d'action pour promouvoir les négociations collectives. Autre point de différence à souligner : bien que les quatre critères pour estimer l'adéquation des salaires minimums restent identiques, il a été ajouté, dans le texte, que les États membres pouvaient en faire application en fonction des conditions socioéconomiques nationales.
Le Conseil a, par ailleurs, introduit plus de flexibilité pour les États membres quant au choix des valeurs indicatives de référence pour évaluer le caractère adéquat des salaires, en permettant notamment le recours aux valeurs de référence nationales. Le fait que la proposition initiale de la Commission ait particulièrement mis l'accent sur les indicateurs de « 50 % du salaire moyen brut » et « 60 % du salaire médian brut » a été critiqué par un grand nombre d'États membres. Le cas des mécanismes d'indexation automatique du salaire minimum légal a été reconnu dans le texte, au titre des spécificités nationales, à prendre en compte.
Il a, en outre, été précisé que les traités laissent la compétence aux États membres de décider de variations (c'est-à-dire de niveaux différents de salaires minimums légaux) et de retenues (c'est-à-dire de niveaux de salaires inférieurs aux salaires minimaux légaux) dans le respect cependant des principes de non-discrimination et proportionnalité. Ces dispositions étaient juridiquement sensibles, pour certains pays comme la France, avec la question de la rémunération des apprentis notamment.
Les conditions de collecte des données et de suivi ont également été assouplies, par souci de diminuer la charge administrative en résultant, avec notamment un rapport à rendre à la Commission sur la situation des salaires minimums tous les deux ans au lieu d'un rapport annuel comme prévu dans le texte proposé par la Commission européenne.
Nous sommes désolées pour l'inventaire de ces modifications, qui, bien que non exhaustif, nous semblait nécessaire pour comprendre les points bloquants de ce texte et les enjeux des négociations.
Nous avons donc évoqué le texte du Conseil. Venons-en aux amendements proposés par le Parlement européen.
Le Parlement européen, a, en effet, quelques jours avant l'orientation générale du Conseil, soutenu, le 25 novembre, le mandat de négociation des co-rapporteurs Dennis Radtke (PPE, allemand) et Agnes Jongerius (S&D, néerlandaise) de la commission « Emploi et affaires sociales », poursuivant, à l'inverse, un renforcement général des dispositions de la proposition de la Commission européenne.
Il convient de noter, toutefois, que l'adoption de ce texte au Parlement ne s'est pas fait sans difficulté. C'est ce que nous ont rapporté nos collègues parlementaires européens, de tous bords, que nous avons pu rencontrer en amont de cette communication. Ils nous ont décrit une grande tension au sein des groupes politiques. Il est, en effet, assez peu habituel, au Parlement européen, comme j'ai pu le constater lorsque j'étais député européen, que les lignes de fractures soient davantage entre pays plutôt qu'entre groupes politiques. Les parlementaires scandinaves ont ainsi voté contre le texte.
Le texte du Parlement européen renforce donc le texte de la Commission sur un certain nombre de points, se heurtant ainsi au texte de compromis du Conseil. Voici les principaux : les parlementaires ont souhaité l'inclusion de l'expression « tous les travailleurs » dans le champ d'application de la directive. Ils ont également relevé le seuil de couverture des négociations collectives de 70 % à 80 %, en ajoutant que seuls les syndicats étaient des acteurs légitimes dans le cadre de la négociation collective.
Ils ont modifié les quatre critères pour estimer l'adéquation des salaires, en intégrant « un panier de biens et de services à prix réels » dans le critère lié au pouvoir d'achat, en ajoutant un critère lié au taux de pauvreté et en supprimant le critère lié à la productivité du travail. Il s'agit là des points qui ont été discutés lors du troisième trilogue qui s'est déroulé le 8 février dernier.
Concernant les valeurs de référence, ils ont inscrit, dans le texte, les ratios - tant critiqués - du salaire minimum légal par rapport à 50 % du salaire moyen brut et à 60 % du salaire moyen médian. Cette dernière disposition est jugée juridiquement délicate par la Présidence française qui a ouvert les trilogues le 13 janvier dernier, puisqu'elle intègre dans le texte une disposition relative à la rémunération, pourtant exclue des traités. Par ailleurs, cette disposition ne semble pas opportune, dans la mesure où, par exemple, le salaire minimum légal bulgare atteint 60 % du salaire médian, contrairement au Luxembourg.
Ce sujet ne constitue qu'un parmi d'autres qui semblent donc opposer le Conseil et le Parlement européen, à l'ouverture des trilogues. Pour le moment, les travaux n'ont que peu progressé : ont eu lieu deux réunions les 13 et 31 janvier, durant lesquelles les co-législateurs ont présenté chacun leurs positions respectives. Un troisième trilogue a eu lieu le 8 février, mais nous n'avons pas encore eu connaissance de ses conclusions.
Le Conseil souhaite, en tout cas, préserver les principes qui sous-tendent son orientation générale, à savoir le respect des modèles nationaux de fixation des salaires et la sécurité juridique du texte au regard des traités.
Il s'agit là aussi d'une position majoritairement soutenue par les syndicats français et européens d'employeurs. Même si leur position relève plutôt d'une logique du « en même temps ». Nous n'avons malheureusement pas eu le temps d'auditionner les partenaires sociaux, mais ils nous ont fait parvenir des contributions écrites fort intéressantes. Les représentants des employeurs - assez opposés à la proposition initiale de directive - semblent se satisfaire, dans l'ensemble, du texte adopté par le Conseil, mais ne sont pas favorables à un assouplissement de la directive, comme proposé par le Parlement. A contrario, la Confédération européennes des syndicats a, quant à elle, soutenu dès l'origine la proposition de directive, même si des dissensions internes ont pu apparaître, avec les syndicats scandinaves. Elle soutient majoritairement les avancées du Parlement européen, jugeant le texte du Conseil pas assez ambitieux.
Qu'en est-il de la suite du calendrier ? La présidence française souhaiterait aboutir sur ce texte mi-mars, juste avant les élections présidentielles.
S'agit-il d'un objectif ambitieux ? Certainement au vu des crispations de certains États membres et des enjeux juridiques. Toutefois, la volonté du Président Macron d'aboutir sur ce dossier est forte, laissant à penser que cet objectif reste réalisable. Le Parlement européen semble également vouloir aboutir à un accord rapidement, et même les pays du Nord, comme le Danemark, semblent faits à l'idée qu'un accord intervienne.
Mais attention à ne pas confondre vitesse et précipitation : comme l'a rappelé la Commission européenne lors des trilogues, nous pensons qu'il est essentiel de préserver un équilibre entre rapidité des négociations et qualité de la proposition. L'intérêt supérieur dans ce dossier est celui des Européens qui attendent des avancées concrètes en matière d'Europe sociale, comme ils en attendent sur l'Europe de la santé. Il faut ainsi veiller à ne pas vider de sa substance un texte déjà en retrait par rapport à la proposition de la Commission, tout en gardant à l'esprit le respect des traités et le principe de subsidiarité. Les marges de manoeuvre sont étroites, mais elles existent et il semblerait, effectivement, important de s'en saisir, avant que la présidence de l'Union échoie aux Tchèques ou Suédois... loin d'être les premiers défenseurs de ce texte.
Nous vous remercions pour votre écoute et sommes à votre disposition pour toute question.
M. Pierre Cuypers. - Je m'interrogeais sur la notion de salaire décent, car les différences de salaire entre États membres sont très importantes, y compris en Europe, si l'on prend l'exemple de la Suisse. Il me semble ainsi difficile de fixer un salaire minimum identique pour les tous les pays de l'Union européenne. Pourriez-vous m'apporter des précisions sur cette notion de salaire décent ?
M. Patrice Joly. - Je remercie également les rapporteurs pour cette présentation, qui était très éclairante sur un certain nombre de points. Je voulais moi-même revenir sur certains d'entre eux : d'abord sur la valeur symbolique de ce texte, comme vous l'avez indiqué. Je trouve, en effet, que l'Europe est trop souvent considérée comme celle des biens, alors qu'elle doit être « l'Europe des hommes », avec l'affirmation d'une Europe sociale. Il y a effectivement des écarts importants de salaires et de pouvoir d'achat entre les États. Je souhaitais d'ailleurs vous demander des précisions sur la position des pays scandinaves s'agissant de cette proposition de directive.
Par ailleurs, sur le sujet des négociations collectives, je rappellerai que le contexte d'aujourd'hui est un peu différent sur le marché du travail. Il y a plus d'offres que de demandes ; cela se voit dans les revendications salariales actuelles et les équilibres des négociations collectives. Le rôle des partenaires sociaux est d'ailleurs très important dans les négociations des conventions collectives.
M. Dominique de Legge. - Il me semble qu'un des enjeux, plus que le salaire, est la question de pouvoir d'achat. À côté du salaire, deux éléments doivent être également pris en compte, à savoir la politique fiscale et le différentiel entre le salaire net et brut. Il faut, en effet, savoir si la redistribution doit ou non être prise en compte pour estimer le niveau adéquat d'un salaire.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Vous avez tout à fait raison, tout dépend effectivement du reste à vivre pour le salarié. La question centrale est celle du pouvoir d'achat. J'avais travaillé sur cette question, il y a quelques années, avec Mme Alliot-Marie. Définir le pouvoir d'achat est difficile car les besoins primaires sont différents d'une personne à une autre. Aujourd'hui, par exemple, un téléphone portable est-il un besoin primaire ou secondaire ?
Nous assistons aujourd'hui à un retour de l'inflation et surtout à une hausse des prix de l'énergie. Ces éléments-là sont déterminants et doivent être pris en compte dans le calcul du pouvoir d'achat. La question des critères, définis dans la proposition de directive, est donc sensible ; d'où la difficulté des différentes parties à se mettre d'accord dans les négociations.
Par ailleurs, concernant la remarque de M. Cuypers, je pense qu'il n'est pas souhaitable d'uniformiser les salaires entre les différents pays de l'Union européenne. Ce n'est pas l'objet de la directive. Lorsque j'étais député européen, je me souviens avoir voulu fixer dans un texte une amende de 500 euros. J'avais alors été interpellée par ma collègue bulgare - devenue ensuite commissaire européen - qui m'avait indiqué qu'il n'était pas possible de fixer un tel montant, alors que le salaire minimum dans son pays était aux alentours de 300 euros.
Vous avez raison, M. Joly, l'Europe sociale est une demande des citoyens européens, notamment pour circuler plus facilement d'un pays à un autre. La question des travailleurs détachés est aussi importante. Je suis également favorable à cette « Europe des hommes ». On reproche souvent à l'Union européenne son caractère technocratique, il est donc nécessaire d'avancer sur la question de l'Europe sociale.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Je souhaitais apporter quelques compléments. Tout d'abord, il est vrai que les salaires des pays de l'Est notamment, comme la Pologne par exemple, ont augmenté au fil des années. Mais comme l'a dit le Président Rapin, en introduction, il faut éviter que l'Europe sociale soit l'arlésienne et qu'elle avance pour lutter contre ces distorsions de concurrence.
Par ailleurs, comme nous l'avons indiqué dans notre intervention, l'objectif de la directive n'est pas de fixer un salaire minium identique dans toute l'Europe ; il s'agirait d'une hérésie sociale et économique. Je me souviens, à l'époque du référendum sur le traité de Maastricht, j'avais rencontré une dame enceinte, dans un bus, qui craignait de n'avoir plus que quatre semaines de congé maternité avec l'adoption du traité. Je lui ai alors rappelé que les législations étaient très différentes d'un pays à l'autre de l'Union européenne, et que certains pays avaient même des législations plus favorables que celle de la France. J'ai peut-être, à l'époque, fait gagner un vote en faveur du traité !
Ce présent texte sur les salaires minimaux revêt un caractère symbolique important. Mais l'enjeu concret, dans cette directive, est la question du taux de couverture des conventions collectives de 70 % et de la promotion des négociations collectives.
Concernant les pays scandinaves, je suis assez sensible à leur argumentation concernant ce texte, notamment sur les risques engendrés par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne en matière de création de droits individuels. Nous connaissons ce problème en France, notamment avec la question du temps de travail des militaires. La discussion avec les représentants danois m'a passionnée puisqu'on voit bien, là, le risque, avec une interprétation extensive du droit européen de la part de la CJUE, d'un recul dans des pays aux modèles sociaux pourtant avancés.
Le texte proposé par le Conseil est certes en retrait mais il s'agit d'un « petit pas » important afin que l'Europe ne soit pas uniquement une Europe des biens.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Sur la question des conventions collectives, ces dernières n'évoluent pas beaucoup en France. On se heurte à un écrasement des salaires en bas de grille, lorsqu'on veut procéder à des augmentations. C'est dommage.
M. Pierre Cuypers. - La question sous-jacente, sur le sujet des salaires minimaux, est la différence « salaires bruts/salaires net ». Comment pourrait-on harmoniser les montants des charges sociales ?
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Une des façons de promouvoir les salaires adéquats dans l'Union est de fixer des critères, comme le fait la directive.
M. Jean-Yves Leconte. - Le brut et le net ne veulent pas dire la même chose en fonction des niveaux de salaire. La taxation atteint 40 %, par exemple, pour un SMIC.
M. André Gattolin. - Quel est l'impact de cette directive sur la question des travailleurs détachés ? On sait que les critères doivent être fixés par État membre, mais il faudrait en réalité un SMIC par région, si l'on prend l'exemple de la région Ile-de-France.
M. Jean-François Rapin, président. - Un article des Échos de ce matin s'intéresse justement à la question du reste à vivre quand on habite à Paris !
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Ces considérations sont bien prises en compte dans la directive, dont un des objectifs est de lutter contre les distorsions de concurrence.
M. André Gattolin. - Les législations sur les questions du salaire minimum et des travailleurs détachés sont très importantes mais on ne sait pas communiquer. Il faudrait pouvoir dire que ce texte sur les salaires minimaux permet également des progrès sur la question des travailleurs détachés. Cela ferait progresser l'Europe sociale.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Vous avez tout à fait raison, mais la situation sur les salariés détachés est parfois plus complexe. De multiples questions techniques se posent. Si les charges sociales sont les mêmes pour les salariés détachés, devra-t-on servir leur retraite en France ou non par exemple ?
En tant que directrice des ressources humaines, dans le passé, j'ai pu être confrontée au problème des faux salariés détachés. Les entreprises traitent avec des salariés qui sous-traitent leur travail à des salariés étrangers, moins payés. Cela était légal, mais pas très transparent. En France, nous avons plus de travailleurs détachés que nous envoyons de travailleurs dans l'Union.
Marché intérieur, économie, finances, fiscalité - Proposition de directive du Conseil COM(2021) 817 final relative aux ventes hors taxes du côté français du tunnel sous la Manche : avis politique de MM. Jean-François Rapin et Patrice Joly
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, à l'occasion d'un voyage en dehors de l'Union européenne, en passant par un port ou un aéroport, lequel d'entre nous n'a-t-il jamais fait quelques emplettes dans un magasin duty free pour rapporter un souvenir ou un produit typique à sa famille ou à ses amis ?
Le texte que nous examinons à présent vise à combler, en la matière, l'un des vides juridiques subsistant en conséquence du Brexit, concernant les passagers qui empruntent le tunnel sous la Manche, et souhaiteraient se livrer à ce petit plaisir de shopping du côté français.
Depuis le début de l'an dernier, le passage entre le territoire de l'Union européenne et celui du Royaume Uni devrait en effet, en toute logique, le permettre. Or le droit européen mérite à cet effet d'être clarifié et consolidé.
L'avis politique que nous vous proposons d'adopter présente un certain caractère d'urgence, car il porte sur une proposition de directive soumise à consultation publique par la Commission européenne, jusqu'au lundi 14 février. Cette directive a un objet très précis : elle rétablit et sécurise juridiquement, dans le cadre du droit européen sur les accises, la possibilité, pour les voyageurs qui empruntent les navettes du tunnel sous la Manche, de faire des achats hors taxes, dans le terminal français de Coquelles, dans le Pas-de-Calais, comme ils peuvent déjà le faire dans le terminal anglais de Folkestone, en vertu du droit britannique, et comme peuvent le faire de même, en vertu du droit européen existant, les passagers empruntant les autres modes de transport permettant de traverser la Manche : ferries et avions, dans les terminaux des ports et aéroports. Il s'agit donc de rétablir une situation équitable au regard du droit de la concurrence sur le marché des passagers qui traversent la Manche, dès lors que le Royaume Uni ne fait plus partie de l'Union européenne.
Nous vous proposons d'abord un petit rappel historique, puis nous vous exposerons la situation du droit actuel, avant de vous présenter brièvement le contenu de cette proposition de directive et de notre projet d'avis politique.
M. Patrice Joly. - Tout d'abord, un peu d'histoire pour éclairer la nécessité d'un tel texte.
Dans les années 1990, jusqu'en juin 1999 précisément, les ventes hors taxe étaient autorisées à l'intérieur de l'union douanière européenne, sous le régime de la directive TVA de 1991 et de la directive droits d'accises de 1992. A l'époque, le tunnel sous la Manche était expressément mentionné par ces textes et la vente des produits hors taxes était autorisée dans les terminaux français et britanniques. Les conditions de concurrence devaient être équitables entre les différents modes de transport, comme l'expliquait un rapport de la Commission de 1996.
Pour donner une idée de l'importance économique du sujet - ce qui nous a d'ailleurs étonnés au moment des auditions -, en 1998, les ventes hors taxe représentaient 50 % du chiffre d'affaires de SeaFrance, 40% pour P&O, opérateurs de ferries, et 25 % pour Eurotunnel, selon un rapport établi par André Capet, député du Pas-de-Calais, et remis au Premier ministre Lionel Jospin le 1er juillet 1998 sur la suppression des ventes hors taxes en Europe.
À compter du 30 juin 1999, deux directives ont mis fin à cette possibilité pour les voyages intra-communautaires, la traversée de la Manche en faisant bien évidemment partie, puisque le Royaume Uni était alors membre de l'Union européenne. La possibilité de ventes hors taxe fut maintenue pour les seuls voyages par voie maritime ou par voie aérienne vers ou en provenance de pays tiers.
Dans les années 2000, la référence au tunnel sous la Manche disparaît en conséquence des nouvelles directives sur la TVA et sur les accises, toujours en vigueur actuellement. Les ports et aéroports restent autorisés à vendre des produits hors taxes mais seulement pour des voyages vers les États tiers. L'interdiction de vente de produits hors taxe par les terminaux du Tunnel sous la Manche était tout à fait normale tant que le Royaume-Uni appartenait à l'Union européenne.
M. Jean-François Rapin, président. - Avec le Brexit, alors qu'on devrait logiquement revenir à la situation des années 1990, le Royaume-Uni étant devenu un État tiers, le texte des directives en vigueur reste inchangé. Les ferries et les ports ont donc retrouvé automatiquement la faculté de vendre des produits hors taxes, dès le tout début de l'année 2021, sans pour autant que le terminal français du tunnel sous la Manche retrouve cette possibilité. Celle-ci est néanmoins ouverte pour son terminal britannique situé à Folkestone, en vertu du droit anglais, désormais indépendant de celui de l'Union.
Cela pose un double problème au regard de la concurrence. D'une part, entre les passagers empruntant le tunnel et ceux qui utilisent d'autres moyens de transport, le bateau ou l'avion, et peuvent acheter en duty free dans les ports et aéroports, particulièrement les ports de Calais et Dunkerque. D'autre part, entre le côté britannique, où un comptoir de vente hors taxe est ouvert, et le côté français du tunnel, où il n'est pas ouvert.
Face à cette situation, des mesures de droit interne ont été prises, qui devaient être complétées au niveau européen, et tel est l'objet de la proposition de directive que nous vous proposons de soutenir par cet avis politique.
Sur le plan interne, le concessionnaire a engagé un dialogue avec le Gouvernement ; les élus locaux et régionaux se sont mobilisés, ainsi que le personnel et les syndicats de l'entreprise concessionnaire. Celle-ci a été ébranlée par le Brexit, puis la crise sanitaire, qui a réduit drastiquement les flux de passagers, et elle est légitime à dénoncer une situation anticoncurrentielle qui a un coût, en termes de revenus et d'emplois locaux, non négligeable. Le Gouvernement a engagé pour sa part des pourparlers avec la Commission européenne sur l'interprétation des directives en vigueur.
En juin 2021, les ministres Olivier Dussopt et Clément Beaune ont publié un communiqué commun faisant état d'une « décision prise suite à un dialogue constructif avec les autorités européennes », qui aboutit à l'insertion dans le projet de loi de finances rectificative d'un article additionnel du Gouvernement, identique à un amendement du président de la commission des finances de l'Assemblée nationale, autorisant la mise en place d'un comptoir de vente hors taxe dans le terminal français du tunnel sous la Manche. Adopté sans modification par le Sénat, sur avis favorable de la commission des finances, cet article 20 de la loi du 19 juillet 2021 de finances rectificative pour 2021, est rendu applicable par l'insertion d'une mention dans le Bulletin officiel des finances publiques du 22 juillet 2021. Ce n'est que tardivement, en novembre et à l'issue de l'obtention de toutes les autorisations administratives nécessaires auprès de l'administration des douanes, que la boutique de vente hors-taxes ouvre finalement ses portes, alors que la saison touristique est passée !
M. Patrice Joly. - Quoi qu'il en soit, ces dispositions nationales reposaient sur une interprétation « souple » des textes européens en vigueur. Une modification de la directive sur les droits d'accises était donc nécessaire, pour exonérer de ceux-ci les tabacs et alcools vendus hors taxe dans le terminal français du tunnel sous la Manche. L'accès à celui-ci étant parfaitement délimité et contrôlé, à la fois par les services de police et les douanes, réservé aux passagers munis de billets et justifiant de leur identité, le risque de fraude est nul.
Cette modification a donc été proposée par la Commission le 16 décembre 2021, selon une procédure législative spéciale, simplifiée, impliquant un avis consultatif du Parlement européen, puis du comité économique et social de l'Union européenne, et un vote à l'unanimité au Conseil de l'Union européenne. Cette initiative est bienvenue dans la mesure où elle sécurise l'ensemble normatif constitué par l'articulation entre le droit européen et le droit national.
Ce texte intervient sous présidence française de l'Union européenne, après avoir auditionné notamment les spécialistes de la Représentation permanente et du Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), nous vous proposons un avis politique qui pourra être pris en compte par la Commission européenne, dans le cadre de l'appel à contributions qu'elle a organisé sur ce texte, afin d'attirer son attention sur l'importance de son adoption rapide.
De portée limitée au seul terminal de Coquelles, dans le Pas-de-Calais, assimilable à tous points de vue et notamment en matière contrôle des voyageurs à un « port sec », cette modification de la directive va dans le sens de la reprise des échanges, après les restrictions dues à la crise sanitaire, de la résilience économique et sociale d'opérateurs durement éprouvés par la crise, et du développement de l'emploi dans la région. Elle répond aussi à une préoccupation de concurrence équitable et à une demande forte des salariés et des syndicats de la principale entreprise concernée.
Elle ne s'étend pas au transport ferroviaire, qui restera exclu du champ du duty free conformément aux autres règles européennes actuelles.
M. Jean-François Rapin, président. - Voilà, mes chers collègues, ce que nous souhaitions porter à votre connaissance. Cet avis politique est clair : il vient renforcer les dispositions de la directive. Nous sommes en parfait accord avec la position de la commission des finances du Sénat, il y a quelques mois, sur le collectif budgétaire.
Dans notre intervention, nous avons évoqué la problématique du transport ferroviaire. Je tenais à préciser qu'en l'espèce, le train reliant la France au Royaume-Uni est un train dans lequel l'on est obligé d'aller une fois que l'on a acheté son billet ; il n'est ainsi pas possible d'utiliser ce même billet à des fins frauduleuses pour accéder à la zone de duty free sans véritablement voyager. La situation est donc bien différente de celle des voyageurs empruntant d'autres trains transfrontaliers ou qui traversent la frontière de l'Union européenne.
C'est en raison de ce risque de fraude que la proposition de directive n'admet que cette exception, et ne s'étend pas à d'autres cas d'espèce comme pourraient le revendiquer certains États membres. La Commission européenne ne transigera pas : le risque de fraude est trop important.
Mme Pascale Gruny. - Quel est le volume de chiffre d'affaires généré par ces transactions ?
M. Jean-François Rapin, président. - De mémoire, il s'agissait d'un ordre de grandeur d'environ 250 millions d'euros, avant la crise de la Covid, répartis entre les différents opérateurs cités plus haut. Ces chiffres, représentant un volume conséquent, correspondent au duty free français. En réalité, nous ne savons pas exactement le montant que cela représente car cette somme est assujettie au secret fiscal.
M. Jean-Yves Leconte. - En quoi la portée de la directive vient modifier l'ordre juridique existant, dans la mesure où des aménagements avaient déjà été prononcés en faveur d'Eurotunnel ?
M. Jean-François Rapin, président. - Une application souple du droit européen avait permis la réouverture du duty free côté français pour les transits entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. Cette réouverture ne s'était concrétisée qu'après la saison touristique. Aujourd'hui Eurotunnel a appelé les gouvernements à stabiliser et officialiser cette situation. En l'état actuel du droit, rien ne garantit à Eurotunnel l'accès au duty free. La directive spécifique qui nous a été présentée, va ainsi permettre d'inscrire dans le droit européen la prise en compte du cas spécifique d'Eurotunnel.
M. Pierre Cuypers. - De mémoire, nous nous étions rendus le 6 janvier 2021 sur le sol britannique. A ce moment-là, nous espérions trouver des commerces ouverts. Or, cela n'avait pas été le cas ! Quelle perte gigantesque ! Peut-être serait-il intéressant d'organiser un nouveau déplacement dans la mesure où un certain nombre de questions restent en suspens.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous avions pour idée de réaliser un déplacement au Royaume-Uni et en Irlande fin 2021. Seulement, ce dernier a été « malmené » en raison du contexte sanitaire. Si la situation s'améliore, nous pourrions réitérer notre projet et emprunter à ce moment-là le tunnel sous la Manche.
M. Louis-Jean de Nicolaÿ. - L'entrée en vigueur de cette directive est-elle immédiate ou bien repoussée à 2028 par exemple ?
M. Jean-François Rapin, président. - Le but de cette adoption rapide est de permettre la mise en oeuvre quasi-immédiate de la directive, pour stabiliser au plus vite cet état de fait. Actuellement, les zones sont ouvertes. Si un accord au Conseil est trouvé, l'entrée en vigueur de la directive pourra se faire très rapidement car le Parlement a rendu un avis favorable sur la question et la Commission s'est elle aussi prononcée en faveur de son adoption. Cela peut aller très vite !
M. Patrice Joly. - Je souhaiterais ajouter deux éléments complémentaires à ces débats. D'une part, je voudrais insister de nouveau sur la part importante que représentent ces transactions dans le chiffre d'affaires des opérateurs précités - près de 40 % du chiffre d'affaires d'Eurotunnel notamment. D'autre part, les duty free sont des éléments déclencheurs du voyage : les achats génèrent de l'activité ferroviaire. Il faudrait que la directive soit adoptée au plus vite, c'est-à-dire avant la fin de la présidence française du Conseil de l'Union européenne.
La commission des affaires européennes adopte l'avis politique qui sera adressé à la Commission européenne.
La réunion est close à 10 h 30.