- Mercredi 2 février 2022
- Russie - Audition de MM. Jonathan Lacôte, directeur général adjoint des affaires politiques et de sécurité, et Frédéric Mondoloni, directeur de l'Europe continentale, au ministère de l'Europe et des affaires étrangères
- Politique étrangère russe et sécurité européenne - Audition de Mmes Isabelle Facon, directrice adjointe à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), et Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie
- Désignation d'un rapporteur
Mercredi 2 février 2022
- Présidence de M. Christian Cambon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Russie - Audition de MM. Jonathan Lacôte, directeur général adjoint des affaires politiques et de sécurité, et Frédéric Mondoloni, directeur de l'Europe continentale, au ministère de l'Europe et des affaires étrangères
M. Christian Cambon, président. - Nous commençons cette matinée d'auditions consacrées à la crise russo-ukrainienne avec deux éminents représentants du Quai d'Orsay.
Monsieur Jonathan Lacôte, vous êtes directeur général adjoint des affaires politiques et de sécurité, depuis septembre dernier, après avoir été ambassadeur en Arménie - où vous nous aviez reçus avec le président Larcher - de 2017 à 2021.
Monsieur Frédéric Mondoloni, vous êtes directeur de l'Europe continentale depuis 2019, après avoir été ambassadeur en Serbie de 2017 à 2019, et, auparavant, ministre-conseiller à Moscou.
La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées ne peut manquer de s'intéresser à ce dossier russe complexe. Le Sénat entretient depuis longtemps un dialogue avec la Russie, conformément à la demande du Président de la République lancée en 2019. Nous avons publié deux rapports communs avec le Conseil de la Fédération, mais force est de constater, pour nous comme pour vous, que ce dialogue n'est pas facile.
Nous avons reçu ici même, il y a deux semaines, l'ambassadeur Alexeï Mechkov, qui nous a exposé sa vision de la crise actuelle, issue d'une relecture de l'histoire des trente dernières années qui pose de nombreuses questions. Si l'Occident a probablement une part de responsabilité dans l'incompréhension qui s'est installée avec la Russie, nous nous interrogeons sur la réalité des promesses qui auraient été faites il y a trente ans, dont la Russie se prévaut largement aujourd'hui. Celle-ci nie par ailleurs, malgré l'évidence, tout contrôle sur les cyberattaques ou sur les mercenaires russes, et feint de craindre des menées offensives de la part de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN).
Dans ce contexte, quel peut être le contenu du dialogue auquel la France continue à appeler ? Il est évidemment bienvenu de dialoguer, les Américains le font également, mais l'essentiel est d'obtenir des résultats. À l'issue de notre rapport commun, nous avions demandé que des signes nous soient adressés. Quel est le bilan du dialogue entre la France et la Russie depuis sa relance en 2019 ?
Le format Normandie, qui a récemment réuni des conseillers des chefs d'État et de gouvernement, peine à apporter des réponses. Les accords de Minsk de 2015 offrent-ils encore, sept ans après, une perspective crédible d'apaisement des tensions ?
Cette crise est un véritable défi pour la présidence française de l'Union européenne, dont on sait qu'elle est très contrainte par le calendrier électoral. « Rien sur l'Europe sans l'Europe », entend-on, mais comment faire de ce mantra une réalité, et quelles sont les initiatives que la France pourrait prendre ?
Des sanctions « massives » sont promises en cas d'offensive russe en Ukraine. La mécanique des sanctions est bien connue : elles entraîneront leur lot de contre-sanctions et accentueront le pivot asiatique de la Russie ! Leur caractère dissuasif est des plus incertains. Par ailleurs, les États-Unis ne sont-ils pas d'autant disposés à mettre en place des sanctions que celles-ci affecteront, au premier chef, des entreprises européennes ?
M. Frédéric Mondoloni, directeur de l'Europe continentale, au ministère de l'Europe et des affaires étrangères. - Merci beaucoup de votre invitation. C'est un honneur pour nous d'être présents parmi vous.
Monsieur le président, vous avez brossé un tableau très juste de la situation. Je centrerai mon propos sur la crise ukrainienne proprement dite. Mon collègue traitera des sujets diplomatiques et de la sécurité en Europe.
« Tous les éléments sont réunis pour qu'il y ait une intervention russe en Ukraine », a indiqué ce matin à la radio le ministre des affaires étrangères. Nous nous trouvons effectivement dans une situation de très graves tensions avec la Russie. Des forces importantes sont déployées par la Russie sur son territoire, à la frontière de l'Ukraine, et en Biélorussie. Comme l'a dit le ministre ce matin, nous estimons que la situation est dangereuse. Ce qui se passe sur le terrain nous laisse néanmoins penser qu'une action diplomatique est encore possible. Tel est le message principal que nous souhaitons passer.
Dans ce contexte, nous sommes conduits à la plus grande vigilance.
D'une part, nous voulons poursuivre nos efforts pour entretenir sur la durée un dialogue exigeant avec la Russie, en nous montrant fermes et constructifs. Le Sénat joue tout son rôle à cet égard. D'autre part, il convient d'accompagner ce travail d'une dissuasion crédible, qu'il s'agisse des sanctions ou de notre posture militaire, y compris au sein de l'OTAN.
En résumé, nous nous préparons au pire, tout en veillant à ne pas précipiter les choses. Jusqu'à présent, la cohésion que nous avons réussi à garder au sein de l'Union européenne est fondamentale et elle est notre meilleur atout.
Pour être encore plus précis sur la crise ukrainienne, le dispositif militaire russe aux frontières ukrainiennes poursuit régulièrement depuis plusieurs mois son renforcement. Près de 100 000 soldats russes sont déployés à proximité des frontières ukrainienne et biélorusse. À côté des bases permanentes se sont installées de nouvelles unités. Nous observons l'intensification des exercices militaires, annoncés avec des préavis de plus en plus courts, des mouvements d'armements stratégiques, mais également la préparation de l'exercice russo-biélorusse, qui se déroulera du 10 au 20 février et constitue une source de vigilance supplémentaire. Environ 30 000 soldats, dont la moitié est russe et l'autre biélorusse, pourraient être déployés dans le cadre de cet exercice, afin d'entretenir un front non seulement sur la frontière avec l'Ukraine, mais aussi par le Nord.
Ces manoeuvres alimentent des tensions dans un contexte international par ailleurs difficile que vous avez en grande partie rappelé, avec le constat clair d'une dégradation de la situation intérieure en Russie, d'une restriction des libertés fondamentales - cela fait plus d'un an que l'opposant Alexeï Navalny a été arrêté -, et d'une accumulation de forces militaires russes. S'y ajoutent les interventions dans le Haut-Karabagh et au Kazakhstan. Tout cela nous incite à une grande vigilance. Loin d'être discret, le renforcement à la frontière avec l'Ukraine est visible. Alors que le rapport de force est déjà suffisamment favorable à Moscou dans l'hypothèse d'une offensive de grande ampleur sur l'Ukraine, les manoeuvres russes sont un moyen de maintenir la pression. Chaque étape des discussions s'accompagne d'une nouvelle manoeuvre, qui alimente ce qui pourrait constituer une escalade. La situation est donc préoccupante.
Notre analyse des intentions se doit d'être prudente, mais vigilante. Nous n'avons pas à ce stade d'information sur une décision politique prise à ce jour par le Président Poutine dans un sens ou dans un autre. Il est probable qu'il se réserve une palette d'options pour conserver ses marges de manoeuvre et analyse le calcul entre les coûts et les bénéfices au jour le jour. C'est pourquoi nous devons nous préparer au pire, mais sans précipiter les choses et sans envoyer de signal qui pourrait être perçu par la Russie comme « escalatoire », que ce soit dans le cadre de notre propre positionnement, de l'OTAN ou avec nos partenaires.
J'évoquerai les mesures de sécurité que nous appliquons à nos ambassades et à nos ressortissants. Contrairement à nos partenaires américains, canadiens ou britanniques, nous n'avons pas pris la décision du retour des familles de nos agents diplomatiques ou du retour volontaire du personnel non essentiel de l'ambassade, pas plus que des consignes d'évacuation globale de nos ressortissants. En effet, nous ne disposons pas d'informations indiquant une décision russe d'agression militaire contre l'Ukraine. Nous avons des signaux importants, les conditions sont réunies, mais la question de l'intention de la décision est encore posée. C'est pourquoi nous pensons qu'il convient d'éviter d'envoyer des signaux qui peuvent être mal compris par les Ukrainiens et les affaiblir. Cette posture de prudence est particulièrement appréciée par les autorités ukrainiennes. À ce stade, nous avons simplement modifié les consignes aux voyageurs en déconseillant de se rendre dans les régions frontalières du nord et de l'est du pays et en invitant à différer les déplacements non urgents en Ukraine.
M. Jonathan Lacôte, directeur général adjoint des affaires politiques et de sécurité. - J'ai grand plaisir à retrouver ceux d'entre vous que j'ai eu l'honneur d'accueillir en Arménie, sur un sujet qui n'est pas sans rappeler le déroulement des événements dans le Caucase et le rôle particulier qu'y joue la Russie. Dans ce contexte de grande tension s'est ouverte une séquence diplomatique à partir de la mi-décembre, notamment après que la Russie a transmis deux projets de traité : l'un concernant les relations entre la Russie et les États-Unis ; l'autre ayant trait aux relations entre la Russie et l'OTAN. Cette démarche fait écho à d'autres initiatives du même type effectuées par la Russie dans le passé pour redéfinir une architecture de sécurité européenne à l'échelle du continent - on se souvient des propositions de Dmitri Medvedev en 2008 et 2009.
Ces documents nous ont d'abord posé un problème de méthode, car les Russes les ont immédiatement rendus publics, sur le mode « à prendre ou à laisser ». Cela a considérablement limité la marge de négociation par la suite. Il s'agit d'un défi pour la partie occidentale, en particulier pour l'Europe, car il n'y avait de dialogue qu'entre Moscou et Washington, essentiellement. De plus, les demandes figurant explicitement dans ces traités étaient pour nous inacceptables, dans la mesure où elles reviendraient à entériner la reconstitution de sphères d'influence au profit de la Russie sur le continent européen. Cela porterait préjudice à l'unité et à la sécurité européenne, et irait à l'encontre de la souveraineté, de l'indépendance et de l'intégrité territoriale d'États ayant fait partie de l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS).
En dépit de cette présentation peu avantageuse de ces traités, nous avons, avec les États-Unis, nos alliés et nos partenaires européens, fait le choix du dialogue et voulu donner suite à cette relative ouverture russe. Pour quelles raisons ? Tout d'abord, afin de ne pas donner un prétexte à la Russie en faveur d'une escalade ; ensuite, pour exposer notre conception de cette sécurité européenne et apporter une réponse à la Russie ; enfin, pour voir quels sont les champs possibles de discussion avec celle-ci.
Une séquence diplomatique s'est accélérée au début du mois de janvier, d'abord avec des discussions entre les États-Unis et la Russie dans le cadre de leur dialogue sur la stabilité stratégique - une rencontre les 9 et 10 janvier à Genève et une autre entre Antony Blinken et son homologue russe, Sergueï Lavrov, le 21 janvier. Nous avons immédiatement convoqué un Conseil OTAN-Russie le 12 janvier. Puis, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s'est réunie le 13 janvier. Ces discussions ont eu pour objet de montrer que nous allions prendre en compte les demandes russes au sein de ces instances et entamer une très forte concertation entre les membres de l'Union européenne. Tout cela s'est concrétisé par les conclusions du Conseil des affaires étrangères du 24 janvier, faisant suite, lui-même, au « Gymnich » de Brest organisé par Jean-Yves Le Drian. Pour avoir assisté à ces deux réunions, je peux témoigner d'un très fort consensus pour apporter une réponse ferme sur nos principes, mais d'ouverture et de dialogue avec la Russie sur un certain nombre de chapitres relatifs à l'architecture de sécurité européenne.
À l'issue de ces différentes séquences, la Russie a exigé une réponse écrite à ses propositions, ce qui a donné lieu à une nouvelle concertation très intense entre Européens et entre ceux-ci et les États-Unis. Deux textes, l'un émanant des États-Unis, en coordination avec les alliés, et l'autre issu de l'OTAN, à l'occasion desquels la France a manifesté une très forte implication, ont été transmis aux autorités russes le 26 janvier. Ces réponses visent à réaffirmer les principes fondamentaux sur lesquels repose la sécurité européenne, établis par la Charte des Nations unies, l'Acte final d'Helsinki et la charte de Paris. Elles tendent aussi à rappeler notre attachement à l'égalité souveraine et à l'intégrité territoriale des États, à l'inviolabilité des frontières, au non-recours à la menace ou à l'emploi de la force, et à la liberté des États de choisir ou de modifier leur propre dispositif de sécurité et leurs alliances. Ces principes marquent le rejet d'un retour à une conception selon laquelle tel ou tel pays pourrait s'octroyer des sphères d'influence pour passer par pertes et profits certaines normes internationales fondamentales.
Malgré cette opposition de fond, il est apparu que certains sujets pourraient faire l'objet d'une discussion utile avec la Russie. C'est le cas du renforcement des outils de transparence et de prévisibilité des activités militaires et de la relance d'un effort de maîtrise des armements nucléaires et conventionnels. Il s'agit souvent de reconstruire des dispositifs qui avaient été mis à mal par la Russie elle-même. Ce qui se passe à la frontière de l'Ukraine est d'ailleurs une illustration de la disparition de ces mécanismes d'information, au sein de l'OSCE, sur les mouvements de troupes.
La Russie souffle le chaud et le froid. Les déclarations de Vladimir Poutine et de Sergueï Lavrov ont d'abord été très fermées, avec, dans un second temps, des gestes d'ouverture. Le 27 janvier, le ministre Lavrov s'est référé à nos réponses pour noter que la question principale de la fin de l'élargissement de l'OTAN n'avait pas reçu de réponse positive. Nous constatons donc que cet élargissement, passé et potentiellement futur - notamment à l'Ukraine -, est le coeur des discussions pour la Russie. Ce sujet a d'ailleurs été assez central lors des échanges téléphoniques de ces derniers jours entre le président Macron et le président Poutine. Dans le même temps, le porte-parole du Kremlin a ajouté que, nos documents étant en cours d'analyse, la Russie ne tirait pas de conclusions définitives. Il reste donc un champ de dialogue possible.
Sans transiger ni sur nos principes ni sur l'unité entre les États-Unis et leurs partenaires européens, nous proposons de continuer le dialogue au sein des instances appropriées.
Des discussions bilatérales se tiendront évidemment entre les États-Unis et la Russie, notamment sur l'enjeu de la maîtrise des armements stratégiques et, nous l'espérons, un traité successeur au traité New Start. Nous sommes en contact très étroit avec les Américains sur l'ensemble de ces questions.
Le dialogue entre l'OTAN et la Russie portera sur la maîtrise des armements nucléaires et conventionnels, notamment les forces nucléaires intermédiaires (FNI) incluant certains missiles sol-sol, du fait de la fin du traité afférent en 2019. Un dialogue se tiendra également à l'OSCE, seule organisation qui réunisse l'ensemble des protagonistes, pour moderniser éventuellement le document de Vienne et rappeler les grands principes auxquels nous sommes attachés et que l'URSS avait approuvés. Par ailleurs, l'utilisation du format Normandie pour la mise en oeuvre des accords de Minsk a été concrétisée à Paris le 26 janvier dernier. Enfin, le dialogue entre l'Union européenne et la Russie doit être utilisé de manière complémentaire.
La volonté de la France est d'activer tous ces formats pour ne pas laisser les demandes russes sans suite, pour faire connaître notre attachement à un certain nombre de principes communs depuis les dernières décennies, et pour aborder de manière très ouverte une discussion dans des domaines où n'existe plus aucune base juridique. Nous avons la chance de nous trouver dans une situation favorable s'agissant de l'attribution des différentes présidences : nous avons la présidence de l'Union européenne, l'Allemagne préside le G7 et la Pologne l'OSCE, nous nous trouvons donc d'emblée dans un format Weimar de concertation. L'enjeu est d'assurer la bonne coordination de ces différents formats et de faire entendre la voix de l'Union européenne.
Les chefs d'État et de gouvernement ont estimé en décembre qu'une action de la Russie en Ukraine emporterait une réponse massive et un coût élevé en raison de sanctions, lesquelles sont discutées au sein de l'Union européenne, mais également avec les États-Unis. La France est prudente en la matière : de telles sanctions doivent avoir un impact au regard de notre objectif, mais il importe également de mesurer leurs conséquences sur nos économies et d'anticiper les rétorsions russes et les conséquences d'éventuelles mesures extraterritoriales des États-Unis. C'est ainsi que nous en discutons, mais il ne fait pas de doute que le Conseil européen adopterait un paquet massif de sanctions si la Russie devait porter une nouvelle fois atteinte à l'intégrité territoriale de l'Ukraine et le rôle de la France dans sa définition est très important.
La priorité est donc de maintenir la cohésion entre les Européens et leurs alliés, notamment les États-Unis, afin que nous n'offrions pas aux Russes le spectacle de la zizanie. Cette crise aura ainsi permis de revitaliser certaines organisations et de renforcer notre concertation.
M. Christian Cambon, président. - Nous sommes un certain nombre à avoir constaté, hier à la commission exécutive de l'assemblée parlementaire de l'OTAN, les désaccords entre l'Allemagne d'une part, et les représentants britanniques et américains, d'autre part. Nous avons quelques difficultés internes.
M. Olivier Cigolotti. - La situation sera riche d'enseignements à venir, mais se pose la question de la dépendance énergétique. L'Allemagne, dont les besoins en gaz sont importants, a fini par se tourner vers la Norvège et d'autres pays tentent de conforter leurs relations avec le Qatar ou l'Algérie. La Russie ne risque-t-elle pas de se retrouver elle-même dans une situation de dépendance envers la Chine ? Son économie ne peut se passer des exportations de gaz. Ce risque est-il analysé, selon vous ?
M. Joël Guerriau. - En 2017, M. Macron a reçu M. Poutine à Versailles et celui-ci avait évoqué la réinvention d'une architecture de sécurité et de confiance. Or les années suivantes ont montré combien cette confiance était fragile, avec la situation en Syrie, au Mali, etc. Comment retrouver un dialogue positif ?
Sur les sanctions, la Russie est le deuxième producteur de gaz après les États-Unis et certains pays européens en sont très dépendants : l'Allemagne à 66 %, ou la Pologne à 55 %. Cette situation induit-elle des positions divergentes ? Si des sanctions devaient être appliquées, celles-ci seraient-elles suivies d'effet ?
M. Jacques Le Nay. - Pendant que l'action diplomatique se déploie, de nombreux pays envoient des équipements militaires en Ukraine. Quel est le cadre légal de telles livraisons ? La France pourrait-elle le faire ? La ministre des armées a annoncé que nous enverrions plusieurs centaines de soldats en Roumanie : quelles seront les missions de cette force ?
M. Christian Cambon, président. - Le Parlement a d'ailleurs découvert cela dans la presse, c'est invraisemblable !
M. Jean-Marc Todeschini. - La Russie joue ses cartes dans de nombreux pays, l'Union européenne se concerte, mais elle apparaît comme désunie, en particulier en raison de la question du gaz. La Russie de Poutine semble donc dérouler son jeu et se place au rang des superpuissances, et nous semblons désarmés. Les opinions publiques ne comprennent pas : l'OTAN s'éloigne de l'Ukraine, donc l'Ukraine n'est plus un État libre de ses choix, sinon c'est la guerre. Quelles sont les possibilités réelles de négociations ? Ne nous décrédibilisons-nous pas ainsi ?
Ne sommes-nous pas dans une situation dans laquelle la Chine et la Russie se partagent le monde ? L'Indo-Pacifique à la Chine, l'Europe et l'Afrique à la Russie ? Qu'en est-il de la société Wagner ? Est-elle le bras armé de la politique russe ? N'est-elle pas en train de changer de tactique et de favoriser une clientèle, après les coups d'État ? Je doute de l'intervention de la diplomatie.
M. Yannick Vaugrenard. - L'interventionnisme russe sur certains théâtres devient important ; cela flatte-t-il une sorte de nationalisme qui servirait à cacher les difficultés sociales et économiques du pays ? Comment les Russes percevront-ils l'envoi de troupes françaises dans le cadre de l'OTAN en Roumanie ? Enfin, que penser de l'hypothèse parfois évoquée de « finlandisation » de l'Ukraine ?
M. Jonathan Lacôte. - Nous travaillons à un paquet massif de sanctions, mais dans un but dissuasif, avec l'espoir de ne pas avoir à le mettre en oeuvre. La plupart des sanctions ont des effets par contrecoup, nous faisons attention à leur effet sur nous-mêmes et aux éventuelles rétorsions de la Russie. On peut ainsi anticiper que celle-ci couperait le robinet du gaz, c'est pourquoi les États concernés et l'Union européenne cherchent des sources alternatives. La situation n'est plus celle de 2009, quand une dizaine d'États de l'Union européenne dépendaient à 80 % de la Russie. Si elle perdait le marché européen, cette dernière serait en effet plus dépendante de la Chine. S'agissant des minerais et des métaux, en cas de sanctions, la Russie se trouverait même seule face à la Chine. Les sanctions seraient surtout efficaces en cela qu'elles provoqueraient un tel face-à-face. Pour ce qui concerne le projet Nord Stream, les Allemands ont déclaré que sa non-mise en service était une option.
Notre présence en Roumanie serait une présence renforcée, comme dans les pays baltes, dans le cadre de l'OTAN. Cela a déjà été discuté, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères se rend à Bucarest aujourd'hui. Son calendrier sera celui d'un déploiement régulier sans précipitation. Il s'agit d'offrir une réassurance à nos alliés de l'OTAN, et de montrer la différence de statut entre nos alliés de l'OTAN et les autres États, comme l'Ukraine. Il n'existe pas de clause de défense et de solidarité avec l'Ukraine, mais nous souhaitons rappeler l'existence de l'article 5 du traité de Washington et renforcer le flanc sud-est de l'OTAN, en prenant en compte, en outre, les tensions en mer Noire. Nous renforçons ainsi la cohésion avec nos alliés.
M. Christian Cambon. - Vous confirmez qu'il n'y a pas eu de demande officielle de l'OTAN ?
M. Jonathan Lacôte. - Nous répondons à une demande de la Roumanie.
M. Frédéric Mondoloni. - Le Président de la République a tenté en 2017 à Versailles, en 2019 à Brégançon et avec la relance des rencontres en format 2+2 de restaurer ce dialogue exigeant avec la Russie. Nous ne sommes pas naïfs, nous savons que l'on ne peut pas traiter ces questions de sécurité internationale sans entretenir un dialogue avec la Russie. L'état des lieux montre les limites de ce dialogue, certes, mais aussi la nécessité de le maintenir, même si, sur certains sujets, comme sur Wagner et l'Afrique, celui-ci n'est pas fructueux.
Nous avons une volonté de désescalade, c'est important, au niveau national comme dans le cadre de la présidence de l'Union européenne. Nous avons dépêché un envoyé spécial à Moscou le 25 janvier, différents groupes de travail fonctionnent, la réunion du format Normandie du 26 janvier a montré le réengagement des parties au cessez-le-feu sur la ligne de contact et à la mise en oeuvre des accords de Minsk, lesquels sont au coeur de la relation entre l'Ukraine et la Russie. La décision a été prise de nous réunir encore à la mi-février, à Berlin. Le Président de la République a eu deux fois M. Poutine au téléphone et une fois M. Zelensky. Cette intense mobilisation nous permet d'appeler à la désescalade et au respect du droit international. La situation actuelle est préoccupante, mais il est important de maintenir ce cadre de dialogue pour donner sa chance à la diplomatie. Sans cela, nous augmenterions les risques d'une confrontation très forte qui emporterait des implications majeures sur la sécurité européenne. La situation est complexe depuis 2014, avec les dossiers de la Crimée et du Donbass, il s'agit donc de l'approfondissement d'une crise ancienne.
S'agissant des ventes de matériel militaire à l'Ukraine, le Président de la République étudie les options, nos priorités étant la désescalade et la dissuasion. Notre doctrine est simple : le matériel autorisé ne pourrait être que défensif. En tout état de cause, la disproportion des forces est telle que même un soutien matériel massif ne permettrait pas de rétablir la balance.
Wagner est un point nouveau, et majeur, de divergence avec la Russie. Il s'agit d'une société privée, mais elle est très liée au Kremlin, à nos yeux, et constitue un outil de la Russie pour mener des guerres hybrides. Nous n'avons aucune illusion sur son autonomie, même si sa logique de prédation lui est propre.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Monsieur Lacôte, je vous ai connu ambassadeur de France en Arménie après le cessez-le-feu au Haut-Karabagh. Le groupe de Minsk imposait la neutralité à ses membres, c'était compréhensible durant les négociations, mais dès lors qu'une des parties avait choisi les armes, ce n'était plus compréhensible. La Russie s'est déployée, apparaissant comme une force de paix, elle a donc presque obtenu le soutien de la population.
Les Russes ne mettent-ils pas en oeuvre depuis 2020 une stratégie pour développer leur influence dans cette région, qui n'est pas si éloignée de la Géorgie et de l'Ukraine ? La France a-t-elle encore sa carte à jouer dans les négociations à l'intérieur du groupe de Minsk ?
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Ne pensez-vous pas que la Russie ne fait que du bluff ? Son PIB est fragile, sa démographie chute, prendrait-elle le risque de perdre des milliers de jeunes ? Cette démonstration de force de M. Poutine me semble liée à l'image que celui-ci veut renvoyer à l'intérieur. Certes, une étincelle pourrait faire exploser la situation, et il est important de poursuivre le dialogue, que nous soyons unis et solidaires et que nous le montrions au sein de l'OTAN, qui a été affaiblie de plusieurs manières depuis les propos du Président de la République à son endroit.
Des voix se sont élevées ici pour affirmer que l'assemblée parlementaire de l'OTAN, qui a prévu une session en Ukraine à la fin du printemps, devrait y renoncer. Mon opinion est qu'il est, au contraire, essentiel que nous soyons fermes, sauf, bien sûr, si une guerre était effectivement déclenchée.
J'ajoute à mes doutes à ce sujet une dimension pratique : la question climatique. Nous entrons dans une période de dégel qui ne serait pas favorable aux chars russes. À mon sens, il ne faut pas croire au bluff de M. Poutine.
M. Hugues Saury. - Concernant l'opinion publique russe, trente ans après le démantèlement de l'URSS, nous voyons poindre des revendications pour plus de démocratie et de liberté. Quel est le poids de cette opinion publique russe ? Est-elle derrière le président de la Fédération, dans sa logique de rapport de force, ou peut-elle infléchir sa politique extérieure ?
M. Mickaël Vallet. - Quelles sont la marge de manoeuvre et la responsabilité des dirigeants ukrainiens passés et actuels ? Ont-ils aujourd'hui des moyens de faire baisser la tension ? J'ai à l'esprit leur rapport avec les populations russophones. N'ont-ils pas une part de responsabilité dans la situation actuelle ?
M. Christian Cambon, président. - À ce sujet, pourquoi la loi régionale promise dans les accords de Minsk n'a-t-elle jamais été mise en oeuvre ?
Mme Gisèle Jourda. - Ma question concerne l'efficience et la pertinence du partenariat oriental. Les Géorgiens, les Moldaves, les Ukrainiens, et d'autres, ont foi en ce partenariat. Vous parlez de sanctions et de réorientations, comment envisagez-vous les perspectives de ce partenariat ? Doit-il être renforcé ou modifié ? N'a-t-il pas suscité des crispations de la part des Russes ? Est-il encore susceptible de nous offrir un effet de levier aujourd'hui ?
M. Gilbert Roger. - La Chine a appuyé la Russie inconditionnellement.
J'étais de ceux qui ont participé au forum transatlantique à Washington à la fin du mois novembre, et j'ai constaté de vifs désaccords entre les États-Unis et l'Allemagne. Cela a suscité une grande inquiétude de la part des pays baltes.
Le Président de la République aura le plus grand mal à obtenir l'unité des Européens, parce que les Allemands, dont le Gouvernement est passé à gauche, ont besoin du gaz russe. Nous ne devrions pas croire qu'avec la présidence de l'Union européenne pendant six mois, nous allons changer la face du monde.
À mon sens, l'OTAN commettrait une grave erreur en maintenant son assemblée à Kiev en mai prochain, parce qu'il nous faut un accord fructueux.
M. André Gattolin. - Le contexte régional est marqué par des acteurs puissants : nous avons évoqué la Russie et sa relation avec la Chine ainsi que les États-Unis. Ceux-ci veulent un front unique dans leur rapport de force avec la Chine et cette tension avec la Russie est liée au nouveau réinvestissement diplomatique des États-Unis dans les pays d'Europe orientale pour casser le format 17, devenu 16 + 1, cher à la Chine. Entre Russes et Chinois, l'amitié est relative et l'essentiel de la dissuasion nucléaire russe fixe est d'ailleurs plutôt dirigé vers la Chine.
Il y a donc des enjeux diplomatiques et nous ne pouvons pas accepter les propositions de la Chine et de la Russie sur l'Ukraine. Le risque est une conjonction d'intérêts tactiques entre Chine et Russie : il pourrait, par exemple, se produire une escarmouche chinoise sur quelques îles tenues par Taiwan et, simultanément, une intervention russe rapide, limitée dans le temps, au Donbass. Qu'en pensez-vous ?
M. Pierre Laurent. - Je partage l'appréciation selon laquelle la situation est dangereuse et doit être prise au sérieux. Elle n'est pourtant pas isolée : l'évolution globale du contexte international fait craindre des dérives à chaque instant. Nous devons miser sur la désescalade.
À ce titre, pouvez-vous nous en dire plus sur la conception de la France quant à l'architecture de sécurité européenne ? Le temps est venu d'aller plus loin à ce sujet. Dans ce cadre, quelle est la position de la France sur une éventuelle adhésion de l'Ukraine à l'OTAN ? Chaque pays est souverain et libre de mener sa politique de sécurité comme il l'entend, mais cela n'épuise pas le sujet. La France a-t-elle intérêt à appuyer l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN ? Il me semble que ce serait très malvenu, mais nous devons avoir une position sur cette question. Des échanges ont lieu entre MM. Poutine et Macron, que disons-nous à la Russie à ce sujet ? Peut-être devons-nous être plus clairs ? Considérons-nous que l'OTAN est la réponse à la question de la sécurité européenne ? Si tel était le cas, alors les discussions de sécurité ne devraient être menées qu'entre l'OTAN et la Russie. N'y a-t-il pas pourtant d'autres cadres à envisager ?
Enfin, quel est l'état de nos discussions avec les États-Unis ? Sommes-nous d'accord en tous points avec eux ?
M. Jonathan Lacôte. - Le rapprochement de circonstance entre la Russie et la Chine a été illustré lundi lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies consacrée à l'Ukraine. Nous n'étions pas favorables à sa tenue, mais les États-Unis ont insisté. Comme prévu, cette séance a permis à la Russie et à la Chine de s'exprimer de manière concordante contre notre position, en présence des membres non permanents. C'est toujours problématique, car nous ne savons pas de quel côté ces États pourraient ensuite basculer. Il faut regarder les éléments de cohérence et de rationalité chez la partie adverse, car il y en a. La Russie reprend le contrôle sur son étranger proche, le Caucase en est un exemple éloquent : Les Russes occupent deux républiques autonomes de Géorgie, ils ont renforcé leur présence en Arménie et sont maintenant au Haut-Karabagh, avec sans doute 10 000 personnes, familles comprises. En douze ans, la Russie a ainsi repris pied dans chacune des trois républiques du Caucase du Sud. Le schéma est dual : il y a des victimes consentantes, mais lorsque certains pays sont récalcitrants, ils en payent un coût territorial. Toute ex-république soviétique qui s'est opposée à Moscou en a payé le prix. On voit maintenant, au Kazakhstan, qu'il a été fait pour la première fois usage de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) comme instance de maintien de l'ordre. Ce schéma est cohérent et il est validé dans le voisinage plus large, avec les menées en Syrie, en Libye et en Afrique sahélienne, avec Wagner, dans une logique d'opposition frontale avec les pays occidentaux sur le terrain.
Il faut replacer dans ce cadre le conflit avec l'Ukraine : M. Poutine se donne comme mission de faire revenir le pays dans son giron. En 2014, c'est un accord avec l'Union européenne, et non avec l'OTAN, qui a conduit à l'intervention russe. L'OTAN n'a pas d'agenda d'élargissement aujourd'hui, on n'en parle plus depuis le sommet de Bucarest en 2008 et ce n'est certainement pas la France qui pousserait en ce sens. Il n'y a donc aucune actualité d'une adhésion de l'Ukraine aujourd'hui, alors que cette crise a été déclenchée par Moscou.
S'agissant du Royaume-Uni, cette crise a conduit les États-Unis à conclure que celui-ci n'était plus un cheval de Troie vers l'Union européenne. Parler à Londres, ce n'est plus parler à l'Union européenne ; les États-Unis doivent donc parler autrement à l'Europe. Avec le Brexit, les relations avec le Royaume-Uni ont changé.
M. Frédéric Mondoloni. - S'agit-il d'un bluff de M. Poutine ? Nous n'avons pas d'indication qu'une décision aurait été prise. Les États-Unis considèrent, quant à eux, que c'est le cas. Nous considérons que nous pouvons encore jouer un rôle de désescalade pour défendre la paix. M. Poutine, à notre sens, analyse le rapport coût-avantage de ses actions au jour et le jour, notre rôle est de lui montrer qu'une opération militaire ne lui serait pas bénéfique, quelle que soit la forme qu'elle prendrait et il a différentes options. N'importe quelle action militaire, même limitée, déclencherait une réponse massive de notre côté.
Vladimir Poutine prend-il en compte l'opinion publique russe ? C'est une vraie question. Il y a eu un moment nationaliste très fort avec l'annexion de la Crimée, en 2014, et sa décision avait alors été très largement soutenue, au-delà de sa mouvance.
Aujourd'hui, on sent une résignation de la population. La tentation de lancer une diversion apparaît nettement à la télévision russe, qui met en avant ces conflits pour faire oublier la vie quotidienne. Cette dimension est intégrée dans le calcul de M. Poutine et, à ce titre, une intervention militaire présenterait des risques.
Sur l'Ukraine, notre rôle est de défendre le processus de Minsk, qui a eu le mérite de mettre un terme aux opérations militaires dans le Donbass. Les Ukrainiens doivent faire leur part du chemin, avec la mise en place d'un statut spécial, de l'amnistie, avec la révision de la loi électorale et cela doit être discuté dans le cadre de l'OSCE, avec la Russie et, pour certains points, avec les séparatistes. Nous cherchons à permettre la mise en place de ce dialogue dans le cadre de l'OSCE ; une réunion du format Normandie s'est tenue fin janvier à Paris et une prochaine session aura lieu à Berlin dans quinze jours.
Kiev doit mettre en place ces éléments, c'est difficile politiquement, mais c'est la condition sine qua non pour résoudre le conflit du Donbass. Cela constituerait un signal important dans un contexte global très complexe.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Nous devons être fermes. Je me souviens d'une réunion à Svalbard, les Russes avaient fait pression sur la Norvège, mais nous avons tenu bon et nous ne les avons plus entendus ensuite sur ce sujet.
M. Frédéric Mondoloni. - Un point : le partenariat oriental est un élément important, compliqué avec le conflit entre Arménie et Azerbaïdjan ainsi qu'avec la situation en Biélorussie, mais nous souhaitons conforter cette politique de voisinage.
M. Christian Cambon, président. - Malheureusement, le président ukrainien n'a pas de majorité à la Rada pour voter les réformes.
M. Frédéric Mondoloni. - C'est vrai, mais il a été élu sur cet agenda, il doit trouver les moyens. Il a récemment retiré la loi sur la transition, qui était contraire aux accords de Minsk, ainsi que nous le lui avions demandé, ce qui a permis la réunion du format Normandie que j'évoquais. Il y a des possibilités d'avancer, même si c'est compliqué.
M. Christian Cambon, président. - Merci, Messieurs. Nous espérons un apaisement de la situation et une désescalade des tensions.
Politique étrangère russe et sécurité européenne - Audition de Mmes Isabelle Facon, directrice adjointe à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), et Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie @NEI de l'Institut français des relations internationales (Ifri)
&M. Christian Cambon. - Nous poursuivons cette matinée consacrée à la crise russo-ukrainienne : après avoir entendu le point de vue des diplomates, ce sont deux chercheuses renommées que j'ai le plaisir d'accueillir ce matin : Mme Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie/nouveaux États indépendants de l'Institut français des relations internationales (IFRI), et Mme Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Je vous remercie de vous être rendues disponibles pour cette audition.
Les tensions actuelles avec la Russie, aux frontières de l'Europe, nous rappellent une époque que l'on croyait révolue, celle de la guerre froide. Nous constatons, à tout le moins, un activisme croissant de la Russie en ex-URSS, depuis la guerre de Géorgie en 2008 et l'annexion de la Crimée en 2014. La Russie est intervenue récemment au Kazakhstan ; elle est présente au Haut-Karabagh, et a déployé des forces en Biélorussie où Alexandre Loukachenko lui doit sa survie politique.
Mais la tension actuelle aux frontières de l'Ukraine est diversement interprétée : certains craignent une opération imminente, de grande envergure ; d'autres estiment, au contraire, que la Russie n'y aurait aucun intérêt et que les États-Unis sont excessivement alarmistes.
Mais s'agit-il pour Vladimir Poutine d'une affaire de politique extérieure ou de politique intérieure ? Souhaite-t-il, comme on le lit parfois, inscrire son nom dans l'histoire, grâce à une vaste opération qui lui permettrait de prolonger les bénéfices qu'il a retirés de l'annexion de la Crimée sur la scène politique intérieure ?
La Russie demande aux États-Unis des garanties de non-élargissement de l'OTAN. Au-delà de l'Ukraine, ce sont aussi des États de l'Union européenne - la Suède et la Finlande - qui sont concernés. L'Europe redevient-elle le terrain de jeu des grandes puissances, au moment même où elle se cherche une « boussole stratégique » et semble progresser sur le chemin d'une défense européenne ?
Mme Isabelle Facon, directrice adjointe à la Fondation pour la recherche stratégique. - J'évoquerai la Russie et la sécurité européenne. La crise actuelle est surprenante dans ses modalités mais elle ne l'est pas si l'on considère les objectifs que la Russie formule sur l'ordre de sécurité européen, qui ne sont pas, eux, inédits. Les projets de traités proposés par la Russie aux États-Unis et à l'OTAN en décembre reprennent des demandes martelées par les autorités russes depuis 25 ans.
La Russie se considère comme une grande puissance ayant pleinement sa place dans le concert européen. Elle a toujours estimé que l'ordre politique et de sécurité établi après la guerre froide, autour de l'OTAN et de l'Union européenne élargies, ne lui réserve qu'un rôle marginal.
La Russie suppose en outre que ces deux organisations ont une orientation antirusse : l'OTAN, par nature, et l'Union européenne, du fait de l'adhésion de pays qui, comme la Pologne, la République Tchèque, et les États baltes, considèrent la Russie comme un danger.
Les préoccupations sécuritaires de la Russie sont pour nous difficiles à comprendre, compte tenu du renforcement de l'armée russe et de son arsenal nucléaire. Soit nous ne les comprenons pas, soit nous les jugeons insincères du fait que Moscou a un comportement de plus en plus offensif et de plus en plus corrosif et a tendance à mettre en avant ses outils militaires pour faire valoir ses intérêts. Pourtant le rapprochement de l'OTAN de ses frontières est bel et bien vu comme un problème de sécurité, ne serait-ce que parce que l'OTAN comprend l'appareil militaire américain. Telle est la vision russe du paysage de sécurité européen établi dans les années post-guerre froide.
Rétrospectivement, la situation actuelle donne tort à ceux qui répondaient « peu importe » à la question de savoir comment on allait gérer les possibles réactions négatives de Moscou à l'élargissement de l'OTAN ou au déploiement des défenses anti-missiles américaines. La question n'est évidemment pas de céder à toutes les exigences de la Russie mais de bien apprécier la sensibilité de ces questions.
Il y a eu un moment historique où la Russie, affaiblie, élaborait un projet d'intégration avec les puissances occidentales. Beaucoup ici l'ont lu comme une volonté d'alignement. Or il s'agissait déjà pour elle d'être reconnue comme étant une grande puissance, d'intégrer le « club » des puissances leader. Quand la Russie a recouvré des moyens militaires et diplomatiques, elle s'est progressivement désalignée des positions occidentales.
L'Acte fondateur Russie-OTAN de 1997 témoigne d'un effort de prise en compte des préoccupations russes, porté notamment par la France, l'Allemagne, et d'autres pays de l'OTAN. Cet Acte fondateur dispose qu'il n'y aura pas d'armes nucléaires ni de « groupes de forces substantiels » sur le territoire des futurs nouveaux États membres de l'OTAN. Certains d'entre eux s'en étaient d'ailleurs émus, craignant d'être des membres de seconde zone du fait de ces assurances politiques données à la Russie.
Certains estiment que la Russie ne s'est pas beaucoup manifestée lorsque l'élargissement de l'OTAN aux États baltes a été annoncé en 2002, ce qui montrerait que cette question n'est qu'un rideau de fumée. Or, c'était suite aux attentats du 11 septembre 2001. La Russie avait alors tendu la main à Washington, ayant compris que la politique extérieure des États-Unis allait se structurer autour d'un nouvel intérêt stratégique fondamental, la lutte contre le terrorisme. La Russie espérait en retour une reconnaissance par les États-Unis de ses propres intérêts fondamentaux, soit sa prééminence dans sa « sphère d'intérêts privilégiés », selon l'expression de Dmitri Medvedev quand il était président, c'est-à-dire dans l'espace ex-soviétique.
Mais ce calcul a été déçu. Il y a eu les révolutions de couleur, que la Russie interprète, comme vous le savez, principalement au prisme d'une ingérence occidentale, puis l'ouverture explicite en 2008 d'une perspective d'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'OTAN. Cette idée d'un deal entre grandes puissances revient aujourd'hui, les Russes espérant sans doute que le fait que les États-Unis veuillent concentrer leur attention sur l'Indo-Pacifique leur offre potentiellement une opportunité.
Aujourd'hui, les pays occidentaux affirment que les États candidats à l'OTAN ont le droit de choisir leur cadre de sécurité, au nom du principe de souveraineté. De son côté, la Russie, considérant que l'adhésion de certains pays à l'OTAN est un problème pour sa sécurité, nous interroge sur notre interprétation du principe d'indivisibilité de la sécurité. Quel est le lien avec l'Ukraine, puisque nous sommes face à une double crise (crise diplomatique sur les projets de traités russes, crise militaire avec l'accumulation de troupes russes à la frontière avec l'Ukraine) ? La Russie est persuadée que l'OTAN et l'Union européenne ont tout fait pour soustraire l'Ukraine à son influence. Elle est aussi persuadée que l'Ukraine est soutenue, si ce n'est encouragée, par les pays occidentaux dans son manque d'allant pour appliquer les Accords de Minsk. Dès lors, si nous n'allons pas dans le sens de ses exigences, serait-elle prête à en assurer a minima la satisfaction en faisant en sorte que l'Ukraine ne soit plus libre de ses choix géopolitiques, ce qui était l'objet des accords de Minsk - par une posture d'intimidation permanente, ou peut-elle aller plus loin, par une escalade militaire ?
Aujourd'hui sur les deux dossiers - sécurité européenne et accords de Minsk -, la Russie veut s'appuyer sur les États-Unis alors que dans le passé elle a tenté beaucoup de choses pour en limiter l'influence en Europe. Elle a longtemps misé, notamment, sur la France et l'Allemagne dont la sensibilité aux questions soulevées par la Russie paraissait plus grande, pour diluer l'influence des États-Unis et de l'OTAN en Europe au nom d'un « partenariat stratégique » UE-Russie. Aujourd'hui, la Russie juge que l'Union européenne n'a acquis aucune consistance stratégique et qu'elle a une position antirusse. La lecture russe est devenue caricaturale. Il n'y a plus beaucoup de nuances : l'Union européenne empêcherait les États membres d'avoir une position sur la Russie différente de la sienne ; elle souhaiterait marginaliser et miner les intérêts de la Russie notamment en resserrant ses liens avec les pays du partenariat oriental. J. Borrell dernièrement, commentant l'actuelle attitude russe, disait que la Russie veut « tenter un découplage entre les États-Unis et l'Europe ». Ce n'est pas faux, ni nouveau, mais parce qu'elle n'y est pas parvenue par l'Europe, elle essaie d'y parvenir par les Etats-Unis, dont elle présume qu'ils sont désormais moins intéressés à s'investir sur le continent européen.
Dans notre perspective, il nous semble que la Russie ait beaucoup à perdre dans cette escalade diplomatique et plus encore, dans une éventuelle escalade militaire. Mais on ne peut exclure qu'elle fasse des calculs différents des nôtres. Les Européens pensent que la Russie devrait craindre de s'enfermer dans un dilemme de sécurité en s'exposant à des sanctions supplémentaires ainsi qu'à un renforcement du dispositif de l'OTAN sur le flanc Est et en mer Noire. Ils jugent aussi que la Russie devrait anticiper que Washington, dans sa réponse à la posture russe, va faire en sorte de ne pas paraître faible pour ne pas donner des idées à Pékin, ce qui ne va pas forcément dans le sens d'une grande ouverture sur les propositions de la Russie ni d'un attentisme en cas d'attaque russe contre l'Ukraine.
J'ai toutefois le sentiment, à lire et à écouter les Russes, que leurs calculs pourraient être différents. À ce stade de la crise, certains experts russes pensent que la Russie a déjà obtenu des gains, notamment la discussion sur l'architecture de sécurité européenne qu'ils réclament depuis des années (un expert russe en vue a même pu dire que la Russie était maintenant et enfin partie prenante de l'architecture de sécurité européenne). Les Russes ont aussi obtenu des propositions sur de possibles arrangements relatifs aux systèmes FNI, ainsi que sur le besoin de transparence dans les exercices militaires sur les zones de contact entre la Russie et l'OTAN.
De plus, ils considèrent qu'en poussant la crise jusqu'à un risque d'affrontement, la Russie a mis l'Ukraine face à certaines réalités en amenant l'OTAN et les États-Unis à dire clairement qu'il n'y aurait pas d'intervention militaire au profit de l'Ukraine et à reconnaître qu'un consensus sur l'Ukraine au sein de l'OTAN paraît difficile à trouver. Les Russes pensent pouvoir accentuer, par leur pression militaire, les divergences entre membres de l'OTAN, alors que les États-Unis veulent une refondation pour pouvoir se concentrer sur l'Indo-Pacifique et la compétition avec la Chine, qu'un politologue russe, Dmitriï Souslov, a décrite comme une « orientation existentielle de la politique extérieure américaine ». Le Kremlin attend les réponses des États-Unis et de l'OTAN à ses propositions de traité faites sans doute sur la base de ces appréciations.
Il est intéressant à ce sujet de noter que depuis plusieurs mois, des politologues russes affirment que l'OTAN est affaiblie par son élargissement, que les conditions du retrait américain d'Afghanistan et AUKUS ont montré que les États-Unis ne prennent plus guère en considération les intérêts des alliés européens voire sont encombrés par cette alliance lourde qu'est l'OTAN et vont se tourner de plus en plus vers des formats de coopération de sécurité plus souples et opérationnels. La Russie cherche-t-elle, si telle est sa vision, à porter l'estocade à la solidarité transatlantique ?
Les perspectives sont donc assez différentes de part et d'autre, ce qui ne veut évidemment pas dire que la lecture de la Russie soit la bonne. Mais dans la perspective qui est la sienne, maintenir la pression et jouer la guerre des nerfs peut présenter pour elle des avantages. Vladimir Poutine est un homme du KGB. Il privilégie l'action indirecte, la pression psychologique et la subversion. La menace du recours à la force est pour lui un instrument, au même titre que le recours à la force lui-même.
Ainsi, la Russie peut agir d'une façon qui nous paraîtrait absurde, compte tenu du coût que cela représenterait. Se contentera-t-elle de miser sur l'effet de corrosion que son comportement pourrait avoir sur l'alliance atlantique et l'Union européenne ? Ou bien se dirige-t-elle vers une escalade militaire en Ukraine parce qu'elle pense pouvoir en maîtriser le cours (elle aura certainement apprécié la suggestion maladroite de Joe Biden que certaines formes d'intervention militaire contre l'Ukraine seraient plus acceptables que d'autres), et parce qu'elle anticipe que ne rien faire risque de la priver de prise sur la situation géopolitique dans cette partie essentielle de sa « sphère d'intérêts privilégiés » ? Je n'ai pas la réponse à cette question mais nous pouvons en débattre.
Mme Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie/NEI de l'Institut français des relations internationales. - Mon intervention portera sur les relations entre la Russie et les anciennes républiques soviétiques dont l'Ukraine.
Nous avons célébré en décembre 2021 les trente ans de la chute de l'URSS. Mais la désintégration n'est pas terminée ; les transitions politiques dans les différents pays ne sont pas achevées. L'exemple du Kazakhstan nous le montre.
Les pays voisins figurent toujours comme la priorité dans tous les documents stratégiques russes. Cet espace, longtemps appelé « étranger proche », est une catégorie à part. C'est le cas par exemple dans les statistiques officielles du commerce extérieur russe. L'objectif majeur de la Russie est de préserver son influence dans cet espace post-soviétique, considéré comme essentiel pour la sécurité de ses frontières tant contre des menaces militaires que contre des menaces transnationales telles que le terrorisme et la circulation des drogues. C'est aussi un espace important pour asseoir le poids économique de la Russie comme puissance régionale et globale.
Des sondages montrent que ces pays sont perçus comme des pays très proches par la population russe. La Biélorussie est, en particulier, considérée comme un pays très amical dont on regrette la frontière avec la Russie. Il y a encore 3-4 ans, 25 % des Russes estimaient que la Russie devait garder ces pays sous contrôle, y compris par l'emploi de la force militaire. Les Russes restent encore très nostalgiques de l'époque soviétique et, curieusement, avec le temps, le taux de ceux qui regrettent l'URSS augmente.
Dans cet espace, le rôle de la Russie subit une transformation contradictoire. La plupart des liens se construisent d'une manière bilatérale et verticale entre la Russie et chacun des pays, qui ont très peu de liens horizontaux entre eux. C'est l'une des raisons pour lesquelles l'Union économique eurasiatique peine à avancer.
La Russie garde avant tout un rôle d'arbitre sécuritaire. Plusieurs conflits gelés persistent. La Russie est le fournisseur d'armes majeur dans la région. Par exemple, dans le conflit du Haut-Karabakh, elle vend des armes à la fois à l'Azerbaïdjan et à l'Arménie.
Un nouvel élément est venu s'ajouter depuis le début de cette année. C'est le recours à l'Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC), dont on disait qu'elle était mort-née, qu'elle n'avait pas d'influence notamment parce qu'elle ne s'était pas manifestée dans le conflit du Haut-Karabakh. Cette organisation a toutefois joué un rôle au Kazakhstan, positionnant désormais la Russie différemment. Le retrait rapide des troupes russes a été perçu positivement par les élites de ces pays, démontrant que la Russie pouvait venir au secours d'un régime déstabilisé, puis retirer ses forces en laissant sur place une situation stable.
La Russie continue à jouer un rôle économique très important dans l'espace post-soviétique. C'est un marché majeur pour beaucoup de produits malgré l'utilisation de l'arme de l'embargo qui a, par exemple, obligé la Moldavie à diversifier ses exportations de vins vers l'Asie et l'Europe. Chacun des pays de cet espace est à la recherche de plus d'indépendance, d'autonomie et de défense de sa souveraineté et de son intégrité territoriale.
Les liens culturels, informationnels et humains sont aussi importants. Ce facteur est sous-évalué. Il existe un espace unifié par internet, les réseaux sociaux russophones, les produits de culture de masse. Mais cet espace se transforme néanmoins avec des trajectoires différentes selon les pays.
Les tendances démographiques sont aussi différentes. Tandis que ces tendances sont positives en Asie centrale et en Azerbaïdjan, les autres pays subissent des crises démographiques.
En matière de religion, l'islam a une influence croissante dans les pays d'Asie centrale, qui ont été, avec la Russie, parmi les premiers fournisseurs de combattants pour l'État islamique.
Les trajectoires sont aussi tout à fait divergentes sur le plan des politiques étrangères : l'Ukraine et la Géorgie visent l'adhésion à l'OTAN et à l'Union européenne, un objectif qui figure désormais dans la Constitution de ces deux pays.
L'Arménie reste un pays très dépendant de la Russie et qui a peu d'options sur le plan régional et sur le plan global. L'Azerbaïdjan fait partie des pays qui mènent la politique la plus autonome et la plus indépendante à l'égard de la Russie. C'est un pays producteur qui ne dépend pas de la Russie économiquement et qui peut se permettre de se rapprocher de la Turquie, membre de l'OTAN. Cette évolution s'est manifestée dans la guerre du Haut-Karabagh. La Turquie a renforcé sa présence dans le Caucase du Sud, traditionnellement considéré comme le « fief » de la Russie.
Les pays de l'espace post-soviétique se transforment car il y a une nouvelle génération de leaders qui arrive au pouvoir. La population a accès à internet et voyage. Par exemple, en Biélorussie, la population se déplace davantage dans les Pays Baltes et en Pologne qu'en Russie. Les modèles et les repères se sont transformés.
Tous ces pays sont dans l'affirmation identitaire face à la Russie. On observe par exemple des changements d'alphabet pour renoncer aux lettres cyrilliques et adopter les lettres latines. L'influence russe demeure mais elle diminue.
L'influence russe décroît aussi au profit de la Chine. Certains pays ont envers la Chine une dette croissante et bénéficient de nouvelles infrastructures liées aux Routes de la soie.
Dans le cadre du club Valdaï, l'an dernier, l'une des sessions les plus intéressantes a porté sur l'Eurasie. Le dialogue a montré que la Russie avait encore une attitude de « grand frère » vis-à-vis de ses voisins, leur proposant de les défendre et de les représenter sur la scène internationale. Mais ces pays ont désormais un autre discours. La question qu'ils posent à la Russie est celle de l'attractivité de son modèle, comparé aux modèles chinois et occidental.
Le bilan de l'Union économique eurasiatique (UEE) n'est pas complètement négatif. Pour les travailleurs circulant entre différents États, par exemple, l'ancienneté est prise en compte quel que soit le pays dans lequel ils ont travaillé. Mais l'Union économique eurasiatique ne représente que 10 % du commerce extérieur russe. C'est la Chine qui est aujourd'hui le grand partenaire commercial de la Russie avec 20 % de son commerce extérieur.
Le Kazakhstan formule des critiques très ouvertes à l'égard de l'Union économique eurasiatique, qui n'auraient pas pour ce pays de retombées économiques directes. Les États de l'espace post-soviétique ne souhaitent pas aller vers plus d'intégration politique. Ils veulent défendre leur souveraineté. Un fait est très significatif : aucun de ces pays n'a reconnu l'annexion de la Crimée, en dépit des multiples tentatives de la Russie en ce sens.
Depuis quelques années, la politique russe à l'égard de cet espace se transforme, avec une attitude plus mesurée et équilibrée qu'auparavant. Vis-à-vis de la Biélorussie, par exemple, on a pu craindre que la Russie ne profite de la situation, pour se rapprocher, voire pour annexer ce pays. Il n'en a rien été. La Russie a été réticente à soutenir Loukachenko. En octobre 2020, il n'y a pas eu d'ingérence de la Russie dans le coup d'État au Kirghizstan. En novembre 2020, la Russie n'a pas cherché à déstabiliser la présidente pro-européenne, Maia Sandu, arrivée au pouvoir en Moldavie. La Russie a continué à travailler avec les autorités moldaves. Un arrangement a notamment été trouvé sur la crise énergétique et sur les prix des hydrocarbures russes. Enfin, la Russie est restée extérieure au conflit du Haut-Karabakh, jusqu'au dernier moment, retournant finalement la situation en sa faveur.
La Russie conserve de nombreuses bases militaires dans les pays ex-soviétiques, notamment en Arménie, au Tadjikistan et au Kirghizstan. C'est un facteur de présence très important.
Aujourd'hui, la politique russe vis-à-vis des anciennes républiques soviétiques est plus pragmatique et rationnelle qu'auparavant. La Russie souhaite que les gouvernements de ces pays restent amicaux et n'adhèrent pas aux alliances considérées comme hostiles : l'OTAN et l'Union européenne. Les pays qui ont cherché à le faire ont payé un prix élevé : la Géorgie, en 2008, a perdu 20 % de ses terres et l'Ukraine a perdu la Crimée et est en conflit dans la région du Donbass.
M. François Bonneau. - Dans l'hypothèse où la Russie attaquerait l'Ukraine, quelle serait la capacité de résistance de l'armée ukrainienne ? Le pays serait-il en mesure d'infliger des pertes sérieuses à l'armée russe ?
M. Pascal Allizard. - Vous nous avez parlé de l'environnement dans lequel nous évoluons actuellement : l'élargissement de l'OTAN et de l'Union européenne, le partenariat oriental... Dans l'histoire des conflits européens, on a souvent parlé de « fièvre obsidionale russe ». Ce concept existe-t-il toujours ? Est-ce un concept de politique intérieure ? Est-ce que les Occidentaux ont été suffisamment psychologues ?
Mme Isabelle Raimond-Pavero. - La réunion du Conseil de Sécurité du 31 janvier a démontré que la crise ukrainienne était loin d'être résolue. Bien au contraire, les « bruits de bottes » s'intensifient aux frontières de l'Ukraine. Malgré les discussions diplomatiques en cours, le risque d'invasion de l'Ukraine par la Russie est bien réel. L'espace des négociations diplomatiques est plus que jamais nécessaire. Cependant la Russie est un arbitre très puissant. Dans l'éventualité où ce scénario dramatique viendrait à se réaliser, quelle forme pourrait revêtir une invasion, comment anticiper les signaux vers un éventuel affrontement ? Nos forces doivent s'adapter à ce nouveau contexte, tout en ne négligeant pas le contre-terrorisme.
M. Jacques Le Nay. - Quel est le rôle de la Russie auprès des juntes militaires au pouvoir au Mali et au Burkina Faso ? Quelle alternative propose Moscou aux pays sahéliens ? Dans son rapport de force avec la Russie, quel est l'état de l'armée ukrainienne en matière de formation et d'équipements ?
Mme Tatiana Kastouéva-Jean. - La situation est alarmante du fait de l'accumulation de troupes à la frontière. Néanmoins, je fais partie de ceux qui pensent que la Russie a plus à perdre qu'à gagner d'une guerre ou d'une invasion.
Si Vladimir Poutine voulait envahir l'Ukraine, on ne l'aurait pas su de façon aussi manifeste. On ne verrait pas toutes ces vidéos sur les réseaux sociaux montrant du matériel militaire russe avançant vers les frontières. Les Russes ont agi jusqu'à maintenant par surprise que ce soit en Crimée, dans le Donbass ou encore en Syrie. Laisser un temps de préparation aux Ukrainiens et aux Occidentaux ne fait pas partie des stratégies militaires de Vladimir Poutine.
En 2014, il y a eu des scénarios qui allaient plus loin que le Donbass avec la création d'un couloir par Odessa pour réunir le territoire russe avec la Transnistrie. Mais le temps de la surprise stratégique est désormais révolu. Aujourd'hui les Russes se retrouvent avec une armée ukrainienne capable de lui infliger des pertes beaucoup plus importantes qu'auparavant. Ce type d'opération ne serait pas une opération « propre », comme le fut l'annexion de la Crimée.
La Crimée a été annexée sans un seul coup de fusil, ce qui a suscité l'enthousiasme de la population russe. En Syrie, ce sont des militaires professionnels qui ne sont pas au sol. La population approuve ce type d'actions militaires. Mais s'il y avait des victimes dans l'armée russe, les conséquences seraient difficilement calculables pour la popularité de Vladimir Poutine. Même s'il s'est donné l'option de rester président jusqu'en 2036, il y a quand même des élections en 2024 !
Quelle partie de l'Ukraine la Russie pourrait-elle envahir ? Les régions séparatistes représentent 30 % du Donbass. Mais elles sont déjà de fait intégrées à la Russie. 720 000 personnes ont obtenu des passeports russes. Il y a des points de livraison de passeports russes pour cette population dans la région de Rostov. L'an dernier, Vladimir Poutine a signé l'Oukase donnant la possibilité pour les entreprises locales de postuler pour les appels d'offres publiques. Cette région est utile à la Russie comme levier de pression au sein de l'Ukraine. Une invasion bouleverserait complètement le positionnement de la Russie qui se présente comme une puissance médiatrice non partie au conflit, notamment pour l'application des Accords de Minsk. Envahir cette partie du territoire bouleverserait complètement la donne ! Cela ferait tomber les accords de Minsk, ce qui pourrait arranger les Ukrainiens, qui ont beaucoup de mal à les mettre en oeuvre et, plus particulièrement, à en respecter le séquençage.
La Russie affiche déjà de premiers succès. Les Américains sont ouverts à la discussion sur un certain nombre de préoccupations même si le point central relatif au non-élargissement de l'OTAN ne paraît pas négociable. Mais les Américains ont mis des éléments sur la table, en matière de contrôle des armements, de sécurité européenne, de transparence dans les manoeuvres militaire et de non-disposition de certaines installations à côté des frontières. Si les Russes poussent plus loin leurs pions militaires, cette offre sera retirée. C'est la raison pour laquelle je pense que la Russie a beaucoup à perdre d'un scénario de guerre.
Mais la situation est risquée. Il peut toujours y avoir un accident ou une provocation. L'absence de mécanisme de déconfliction à la frontière est particulièrement préoccupante. Il n'y a pas de dispositif de type « téléphone rouge » ni de communication entre les parties. Les Ukrainiens ne savent pas s'ils ont affaire, en face, aux Russes ou aux séparatistes. Que se passera-t-il si quelqu'un avance dans le no man's land ? La réponse est le tir sans sommation. Dans ces conditions, un accident peut très vite dégénérer.
Quant à la guerre hybride et aux cyberattaques, nous les vivons déjà. Il peut aussi y avoir des tentatives de déstabiliser Volodymyr Zelensky, qui a beaucoup perdu en popularité. Il a été élu avec 73 % des voix. Aujourd'hui, sa popularité est estimée à 23 %. Il tente de rassurer sa population et de ne pas être alarmiste. Mais sa ligne de crête est extrêmement étroite.
Je ne crois pas au scénario britannique d'un coup d'État à Kiev avec l'arrivée au pouvoir de Yevhen Murayev, un politicien de second rang. Mais des scénarios de déstabilisation restent possibles. À l'automne dernier, Volodymyr Zelensky a évoqué l'hypothèse d'un complot contre lui mené par l'oligarque Rinat Akhmetov. Il faut rester attentif au risque de scénarios hybrides.
Mme Isabelle Facon. - S'agissant de l'armée ukrainienne, l'accent a été mis, dans sa réforme, sur ce qui avait provoqué la débâcle de 2014-2015. En 2014, beaucoup d'officiers et de généraux de l'armée ukrainienne regardaient encore vers Moscou. Une remise à plat a été effectuée pour s'assurer de la loyauté des militaires à l'État ukrainien. Ce fut l'un des premiers axes de la réforme. L'armée est aussi mieux équipée et mieux organisée, grâce à l'aide occidentale. L'antenne de l'OTAN à Kiev a fait un gros effort de promotion des meilleures pratiques. Mais évidemment, en termes de budgets et d'équipements, l'armée ukrainienne est dans une relation déséquilibrée face au « rouleau compresseur » russe. Il est certain que dans cette nouvelle configuration l'armée ukrainienne pourrait causer plus de tort à l'armée russe, mais elle ne pourrait pas tenir très longtemps.
Depuis 2014, la Russie a une présence militaire beaucoup plus importante à la frontière avec l'Ukraine. Il y a des rotations régulières des troupes, ainsi que des exercices réguliers.
Concernant l'Ukraine, il y a aussi eu un mouvement de constitution d'unités de défense territoriale, qui seraient prêtes à prendre les armes en cas d'agression de la Russie. Il est très difficile de mesurer la valeur de cette défense territoriale. Mais depuis 2014 la population ukrainienne voit la Russie comme un adversaire. Le sentiment national ukrainien s'est beaucoup renforcé contre la Russie ces dernières années. Ce n'est pas unifié à l'échelle de tout le territoire ukrainien mais cet élément est à prendre en considération.
La « fièvre obsidionale » fait partie de la culture stratégique russe. À plusieurs reprises dans l'Histoire, la Russie, dont le territoire est une grande plaine ouverte avec peu de défenses naturelles imposantes, a fait l'objet d'invasions à des moments où elle était vulnérable sur le plan politique. Le sentiment de vulnérabilité qui en découle a nourri ce trait de la culture stratégique russe et le réflexe de vouloir disposer de zones tampons pour se prémunir contre les menaces extérieures. Elle explique aussi la méfiance à l'égard des révolutions de couleur, dont les militaires russes pensent qu'elles peuvent être le prélude à la déstabilisation d'un État, avec ou sans recours à la force (c'est cela la « doctrine Guerassimov »).
La vision russe de la sécurité est maximaliste. Lorsque les Russes parlent d'indivisibilité de la sécurité, leur approche est tellement absolue qu'il est difficile de leur donner satisfaction, que l'on se demande s'ils peuvent estimer obtenir un niveau suffisant de sécurité, c'est problématique. Le régime autocratique joue, aussi, sur le thème de la menace extérieure. Mais je ne pense pas que ce soit uniquement de l'instrumentalisation à des fins de politique intérieure. Les deux dimensions doivent être prises en compte.
Dans quelle mesure peut-on répondre à ces perceptions russes et aux exigences qui en découlent ? Certains pays ont accordé plus d'intérêt que d'autres aux perceptions russes. Les États-Unis, dans les années 1990 et la première moitié des années 2000, ne considéraient plus la Russie comme un problème, ni comme un adversaire, ni d'ailleurs comme une terre d'opportunités. La Russie était beaucoup plus faible. Ils se sont donc moins intéressés au dossier.
Mais cette culture stratégique russe explique pourquoi la Russie a tendance aujourd'hui à interpréter toute initiative de « l'Occident collectif », pour reprendre son expression, comme étant destinée à miner ses intérêts géopolitiques. Nous ne pouvons pas régler le problème posé par ces traits complexes de la culture stratégique russe. Mais c'est un enjeu réel, qu'il faut prendre en compte !
Mme Tatiana Kastouéva-Jean. - On ne peut pas reprocher aux Russes de ne pas être constants dans ce qu'ils demandent. J'ai repris toutes les déclarations des autorités russes sur l'OTAN depuis 1994. Boris Eltsine avait déclaré que la guerre froide était « remplacée par la paix froide » et que l'extension de l'Otan « sapait le système de sécurité européen ». À Évian, en 2008, Dmitri Medvedev a tenu un discours qui aurait pu être écrit hier ! L'extension de l'OTAN est un point qui a toujours été extrêmement sensible pour les Russes, pas seulement pour leur sécurité. L'adhésion à l'Otan, c'est aussi un partage de valeurs qui s'opposent aux valeurs, au modèle et à l'influence de la Russie.
Trois points doivent être soulignés.
En premier lieu, les Russes observent le déplacement du centre de gravité du monde vers l'Asie. Le rapprochement avec la Chine ne date pas de la confrontation avec l'Occident. Il est bien antérieur. En 2012, Vladimir Poutine écrivait qu'il fallait « attraper le vent chinois dans les voiles russes ». Évidemment, la confrontation avec l'Occident renforce cette relation. Aujourd'hui, les Russes vont peut-être trop loin dans leur relation avec la Chine notamment en leur vendant certains armements.
En deuxième lieu, le modèle occidental, le libéralisme, la démocratie et les droits de l'homme constituent un modèle que le régime russe ne juge ni efficace ni pertinent. Un article de Vladimir Poutine sur la mort du libéralisme qui date de 2019 a provoqué un tollé. Les élites russes ne croient pas à ces valeurs. Ils les considèrent comme un paravent pour pousser d'autres objectifs occidentaux.
En troisième lieu, les Russes rejettent le « regime change », les révolutions de couleurs soutenues et instiguées selon eux de l'extérieur. La seule tension publique entre Dmitri Medvedev et Vladimir Poutine a porté sur l'intervention occidentale en Libye en 2011. C'est l'un des facteurs qui a fait que Vladimir Poutine a décidé de revenir au pouvoir.
Ces éléments font partie d'une vision multipolaire du monde que la Russie prône depuis Evgueni Primakov et Boris Eltsine. Pour peser, il n'y a pas que le modèle occidental. Les Russes pensent avoir le droit à leur spécificité.
Mme Isabelle Facon. - La Russie recycle, concernant l'Afrique, le discours tenu par l'URSS pendant la guerre froide sur les puissances coloniales, proposant un modèle alternatif.
Evgueni Prigojine, principal financeur du groupe Wagner, a déclaré que la série de coups d'État récents était la conséquence des tentatives, de la part des Occidentaux, d'imposer un modèle démocratique, selon un réflexe néocolonial. Ce discours recueille dans certaines parties de la population locale un écho favorable. La Russie joue dans notre « étranger proche » comme une réponse à ce qu'elle voit comme notre jeu dans le sien. On ne peut exclure un retrait des Russes en cas d'échec. C'est tout l'intérêt de recourir à la société Wagner, qui permet de tester des choses sur le terrain et d'abandonner si les initiatives ne portent pas les fruits escomptés. Il est moins délicat politiquement de retirer ce type de force que de retirer des forces régulières !
Si l'on regarde dans le détail, les accords de sécurité conclus par la Russie en Afrique ne sont pas tous des accords d'une très grande ampleur - gare aux effets d'optique. Il y a toujours des exceptions qui confirment la règle comme les accords avec la République centrafricaine où le ministère russe de la défense est présent. Mais dans la plupart des cas, ce sont des accords limités qui portent sur des ventes d'armes limitées, ou l'accueil de quelques officiers dans les écoles militaires russes. Il y a un effet de loupe que la Russie sait bien orchestrer et que nous ne devrions pas appuyer en le relayant de fait. Il faut se concentrer sur ce que la Russie fait réellement et non pas sur ce qu'elle fait semblant de faire.
Mme Tatiana Kastouéva-Jean. - Un retour de la Russie en Afrique s'esquisse néanmoins. Au-delà de Wagner, du Mali et du Burkina-Faso, des contrats sécuritaires sont signés, comportant des ventes d'armes. Pour certains pays, cela est extrêmement important notamment dans le Nord de l'Afrique. L'Algérie et l'Égypte sont parmi les premiers acheteurs d'armements russes. Les intérêts économiques de la Russie sont importants, avec des acteurs privés qui s'intéressent aux mines notamment. De grandes corporations russes sont présentes en Afrique. La Russie avance dont plusieurs pions.
Dans les années 1990, la Russie avait fermé plusieurs consulats, ambassades et centres linguistiques et culturels en Afrique. Aujourd'hui, il y a un retour qui répond à une demande sur le terrain. Cela permet aux gouvernements en place de diversifier leurs cartes.
Il faut toutefois relativiser. La Russie a essuyé quelques échecs, notamment avec Rosatom. La grande corporation du nucléaire civil russe n'a pas réussi à s'implanter en Afrique du Sud. La Russie n'est pas parvenue à avoir au Soudan une base militaire pour ses forces de projection. Un deuxième sommet Russie-Afrique aura lieu à l'automne à Sotchi. Il faut s'attendre à quelques annonces notamment en termes de contrats économiques et de traités sécuritaires.
M. Joël Guerriau. - Merci pour la qualité remarquable de vos exposés. Vous avez porté un regard qui partait du point de vue russe. Or très souvent, on se positionne d'emblée dans une perspective antirusse. Vous avez montré que les Russes avaient aussi un passé et une appréciation de la situation qui pouvaient se justifier sur un certain nombre de points. Je le dis parce qu'on tendance à la simplification. On a une vision expansionniste de la Russie. Or la Russie a des « étrangers proches » dans son histoire qui contribuent à ses positionnements et méritent d'être étudiés.
Il faut être très vigilant concernant l'écartèlement de la Russie entre l'Asie et l'Occident. Nous avons tout intérêt à garder la Russie du côté occidental plutôt que de la voir partir du côté asiatique.
Sur l'Ukraine, c'est la première fois que j'entends dire que M. Zelensky n'avait pas totalement intérêt et qu'il n'a pas complètement contribué à aller au bout de ces accords. Pourquoi ? Parce que M. Zelensky n'a pas intérêt à régler la problématique du Donbass. Il joue sur deux tableaux.
Ma question porte sur les populations : quelle est la part de cette population des « étrangers proches » qui est pro-russe ? Des régions sont pro-russes, d'autre non.
M. Guillaume Gontard. - Ma question porte sur les projets d'Europe de la défense au regard des manoeuvres militaires entreprises par la Russie. On connait l'inquiétude engendrée par la politique russe vis-à-vis de pays proches des États membres de l'Union européenne. Quelles sont dès lors les perspectives de concrétisation d'une alliance militaire européenne ? Dans quel périmètre ? Comment une telle structure pourrait-elle se coordonner avec l'OTAN ?
M. Cédric Perrin. - Tout comme Joël Guerriau, je vous remercie d'avoir abordé objectivement la question. Il est intéressant de conserver cette capacité d'autocritique. Vous avez parlé d'une constance russe depuis de nombreuses années. Dans quelle mesure peut-on considérer, compte tenu de la réorientation des Américains vers le Pacifique, qu'il y aurait un intérêt pour eux à ce que les troupes russes ne se concentrent pas à l'est, et soient moins présentes, le cas échéant, sur des problématiques qui pourraient impliquer la Chine ? Cette analyse a-t-elle un sens ?
Mme Gisèle Jourda. - Je m'interroge sur l'Acte fondateur OTAN-Russie signé en 1997 et surtout sur le Sommet de l'Otan à Varsovie en 2016 et la présence avancée renforcée. Quel jeu et quel poids cela a-t-il dans le raisonnement russe ?
Mme Tatiana Kastouéva Jean. - Lorsque j'ai lu pour la première fois les Accords de Minsk, j'ai tout de suite pensé que leur application sera très difficile. Ces Accords posent au fond un vrai problème pour les Ukrainiens dont ils menacent l'intégrité territoriale et la souveraineté. Aucun président ukrainien ne pourra les appliquer selon le séquençage décrit qui fait l'objet de désaccords entre les parties. Pour les Russes, il faut d'abord organiser des élections puis rendre le contrôle de la frontière russo-ukrainienne. Pour les Ukrainiens, il faut procéder dans l'ordre inverse : la sécurité avant les élections.
Si les Ukrainiens ne contrôlent pas la frontière, comment organiser des élections ? Les partis ukrainiens peuvent-ils être présents ? Il y a aujourd'hui 1,2 million de personnes qui ont quitté le Donbass et sont éparpillés sur le territoire ukrainien. Comment organise-t-on leur vote ? C'est une question compliquée.
Il y avait une bonne dynamique en décembre 2019 puisqu'il y a eu quelques avancées en matière sécuritaire et humanitaire avec des échanges de prisonniers et un aménagement de points de passage sur la ligne de contact. Mais cet acquis n'a pas duré. Les passages aux points de contact sont désormais limités. Certains Ukrainiens qui souhaitent aller voir leur famille dans le Donbass doivent traverser le territoire russe de manière quasi-illégale.
Les échanges ont repris la semaine dernière dans le cadre du format Normandie. Dans deux semaines, il y aura une autre rencontre à Berlin. Si on peut avancer ne serait-ce que sur le plan humanitaire et sécuritaire ce serait déjà une bonne chose !
Le cessez- le feu n'a pas tenu. Les violations sont quotidiennes. Le Crisis Media Center ukrainien envoie chaque jour le bilan des morts et des blessés.
Dans les Accords de Minsk, il y a deux parties : la partie sécuritaire, humanitaire et la partie politique. Je reste très pessimiste sur les aspects politiques. Si en sept ans, on n'a pas réussi à arriver à un consensus, je ne vois pas de quelle manière on pourrait le faire aujourd'hui. Or le conflit peut repartir si les Accords de Minsk sont désavoués. Ils ont joué un rôle important. Il faut continuer à rechercher de la souplesse dans ce cadre, trouver le bon séquençage. Mais je reste très pessimiste à ce sujet.
Mme Isabelle Facon. - Sur l'écartèlement de la Russie entre Asie et Occident, c'était le pari d'Emmanuel Macron dans son discours aux ambassadeurs de 2019 dans lequel il disait que la Russie ne veut pas être le partenaire minoritaire de la Chine et donc, en substance, c'était un encouragement à un rapprochement avec l'Europe. Mais je pense que cela ne suffit plus, la Russie n'est plus attentive à ce type d'arguments, dépassés par les évolutions internationales. D'une part elle est déjà allée trop loin dans son partenariat avec la Chine, qui repose sur d'autres intérêts que la seule confrontation avec les États-Unis. D'autre part il y a une déception très forte de la Russie vis-à-vis de l'Europe, que Moscou ne cesse de décrire comme la vassale des États-Unis. En outre, objectivement, la dynamique économique est du côté de l'Asie Pacifique.
Depuis le milieu des années 1990, la Russie et la Chine ont entamé des relations de bon voisinage. À cette époque, chacun avait des enjeux de développement interne et des priorités stratégiques qui faisaient qu'elles ne voulaient pas disperser leurs ressources sur un risque de confrontation entre elles. Aujourd'hui, des éléments de rivalité existent mais les deux pays ont beaucoup travaillé ensemble à la stabilité de l'Asie centrale et pour l'instant continuent de le faire. Ce fut l'un des facteurs de la création de l'Organisation de Coopération de Shanghai. Au fur et à mesure que la Russie a été soumise à des sanctions, elle a renforcé son partenariat économique avec la Chine.
Les Russes perçoivent le risque mentionné par Emmanuel Macron d'être un partenaire minoritaire de la Chine. Cette relation de plus en plus étroite avec la Chine est d'ailleurs un problème pour la Russie dans son effort d'insertion en Asie. Depuis son intervention en Syrie, elle s'y est de nouveau crédibilisée en tant que puissance militaire et diplomatique. Certains pays observent, pour voir si la Russie peut potentiellement jouer un rôle de puissance d'équilibre dans la zone. Mais en même temps, certains s'interrogent sur l'étroitesse de ses liens avec la Chine notamment sur les plans technologique, militaire et diplomatique. Dans quelle mesure, dans ces conditions, la Russie peut-elle avoir une politique asiatique qui ne soit pas dictée par les intérêts de la Chine ? Peut-elle, dans cette configuration, véritablement tenir ce rôle de puissance d'équilibre ?
Les Russes ont immédiatement indiqué qu'ils considéraient que la présence avancée renforcée à l'est était contraire à l'Acte Fondateur. Dès sa signature, ils avaient demandé à ce que soit définie la notion de « groupe de forces substantielles ». Selon moi, le dispositif (quatre bataillons multinationaux avec des dispositifs permettant un renforcement rapide en cas de menace imminente) constitue une présence équilibrée pour répondre à la nouvelle donne issue de l'annexion de la Crimée. Mais la Russie n'ayant jamais obtenu une définition de « groupe de forces substantielles », elle considère que la présence avancée renforcée est contraire à l'Acte Fondateur. Ce sont des éléments qui figurent en arrière-plan dans la discussion que la Russie impose actuellement avec son projet de traité, qui n'est dans sa substance pas si différent du projet de traité de 2008 proposé après la guerre en Géorgie. La Russie avait en effet déjà proposé un document définissant une autre architecture de sécurité européenne dont les conditions étaient difficilement acceptables pour l'OTAN.
Les Européens sont très divisés sur l'Europe de la défense. La situation actuelle renforcera-t-elle l'aspiration à une défense européenne, ou apportera-t-elle au contraire des arguments à ceux qui sont convaincus que la sécurité passe principalement par les États-Unis et par l'OTAN ? Je crains que la pression russe ne s'exerce dans un sens peu favorable à l'Europe de la défense.
Mme Tatiana Kastouéva Jean. - Sur l'ambition des Américains, s'agissant de l'absence ou de la présence des troupes russes, je n'ai pas d'éléments de réponse convaincants sur le sujet. On vit un moment très crucial qui dépasse le sujet de la Russie parce que la réaction américaine, et occidentale, servira de modèle et d'exemple pour la Chine, notamment sur la question de Taiwan. Il y a donc un lien mais plutôt en termes d'exemplarité.
M. Christian Cambon. - Merci, Mesdames pour l'ensemble de ces explications. Je ne sais pas si elles nous rassurent mais en tout cas elles nous éclairent ! Nous allons continuer à être particulièrement attentifs à l'évolution de la situation, grâce aux indications que vous nous avez données.
La réunion est close à 12 h 15.
Désignation d'un rapporteur
La commission désigne Mme Vivette Lopez sur le projet de loi n° 418 (2021-2022) autorisant la ratification de la convention relative à la nationalité entre la République française et le Royaume d'Espagne.
La réunion est close à 12 h 15.