- Mardi 18 janvier 2022
- Audition de M. Jacques Lewiner, directeur scientifique honoraire de l'Établissement supérieur de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI Paris Tech)
- Audition de MM. Antoine Petit, président-directeur général et Jean-Luc Moullet, directeur général délégué à l'innovation du CNRS
- Mercredi 19 janvier 2022
Mardi 18 janvier 2022
- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -
La réunion est ouverte à 15 h 30.
Audition de M. Jacques Lewiner, directeur scientifique honoraire de l'Établissement supérieur de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI Paris Tech)
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Mes chers collègues, nous réalisons aujourd'hui la première audition de la mission d'information « Excellence de la recherche/innovation, pénurie de champions industriels : cherchez l'erreur française » créée à l'initiative du Groupe « Les Indépendants - République et Territoires ».
Nous accueillons monsieur M. Jacques Lewiner, directeur scientifique honoraire de l'Établissement supérieur de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI Paris Tech). Son parcours le rend particulièrement apte à nous éclairer sur l'écosystème français de la recherche et de l'innovation. Tout en menant des recherches à caractère fondamental dans divers domaines, M. Jacques Lewiner a développé de nombreuses applications industrielles, lui valant le surnom de l'homme aux mille brevets. Il a également fondé plusieurs start-ups, telles que Finsecur, qui développe des systèmes de clés d'incendie, Roowin, dans le domaine de la chimie fine, Cytoo qui fabrique des systèmes d'analyse cellulaire, et Inventel, spécialiste de la création des passerelles résidentielles. Tout au long de sa carrière, M. Jacques Lewiner s'est engagé pour créer des liens entre la recherche et ses applications, en encourageant les chercheurs à déposer des demandes de brevets.
En 2018, le ministre de l'Économie et des Finances et la ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation ont chargé M. Jacques Lewiner et d'autres personnalités qualifiées de dresser un panorama des aides à l'innovation et de définir les nouvelles modalités d'intervention du Fonds pour l'innovation et l'industrie.
Nous sommes donc très heureux de vous accueillir. Nous comptons sur votre connaissance des problématiques relatives à l'innovation et sur votre sens de la pédagogie pour nous éclairer. Nous attendons des propositions concrètes afin d'ériger la France au rang d'acteur majeur de l'innovation.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - M. Jacques Lewiner, je vous remercie d'avoir accepté d'inaugurer la première session de cette mission d'information. Vous le savez, de très nombreux rapports ont déjà été écrits sur cette problématique. Nous avons à coeur de dégager quatre ou cinq mesures opérationnelles pour transformer le monde de la recherche et de l'innovation.
M. Jacques Lewiner, directeur scientifique honoraire de l'Établissement supérieur de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI Paris Tech). - Je vous remercie pour votre invitation et pour cette présentation élogieuse. J'ai en effet pu franchir la frontière entre le monde de la recherche et le monde industriel. J'ai eu la chance en tant que jeune chercheur d'intégrer l'ESPCI Paris Tech. Contrairement à plusieurs écoles, cet établissement n'est pas rattaché à l'Éducation nationale, mais à la ville de Paris. Cette école municipale qui a fourni à la France un grand nombre de Prix Nobel n'a pas joué un rôle neutre dans la construction de mon désir de décentralisation.
Aujourd'hui, la centralisation du système le rend très difficile à gérer. Les régions doivent disposer de plus d'autonomie pour se développer et demeurer compétitives. J'ai rencontré des présidents de régions et ils aiment leurs régions. Il convient de leur donner la capacité de les faire avancer.
À l'ESPCI, j'ai travaillé sous la direction de Pierre-Gilles de Gennes, qui a remporté le prix Nobel en 1991. J'ai également eu la chance de collaborer avec Georges Charpak, qui a remporté le prix Nobel en 1992. J'étais celui qui ne réussissait pas... Je partageais avec eux l'importance de la recherche et de la recherche fondamentale, mais j'avais compris que faire de la bonne recherche, ce n'est pas incompatible avec faire de la bonne application.
À cette époque, la France affichait un nombre ridicule de créations de start-ups. Passer du monde de la recherche au monde de l'industrie était presque impossible. Lorsque Pierre-Gilles de Gennes a décroché le prix Nobel, le groupe Air Liquide a souhaité qu'il siège à son Conseil d'administration. Or un scientifique n'était pas autorisé à siéger au Conseil d'administration d'une société privée ; c'était avant la loi Allègre. Nous avons dû demander une dérogation au Premier ministre ! Heureusement, cette situation a évolué.
J'observe trois causes principales de retard du secteur français de l'innovation.
La première cause de retard concerne la recherche fondamentale qui se situe au coeur de l'innovation. Les innovations technologiques, porteuses d'emploi et de réussite industrielle, se nourrissent de la recherche. Disposer d'un secteur de la recherche performant constitue donc un élément crucial. La position de la France s'est progressivement dégradée, alors qu'elle disposait d'une excellente position mondiale dans le domaine de la recherche. En effet, nos systèmes sont trop centralisés. Il convient de donner du pouvoir aux régions. Si les régions pouvaient déterminer leurs priorités en fonction de l'écosystème industriel, des PME, des grands groupes et des centres de recherche, elles disposeraient de plus de flexibilité que le système national. Donc première chose : ne pas négliger la recherche fondamentale. Elle nourrit le reste.
La seconde cause de retard a trait au blocage culturel. Auparavant, faire de la recherche fondamentale était bien perçu, mais l'application dans le monde économique et industriel était mal perçue. Aujourd'hui, cette problématique a disparu, malgré la subsistance de préjugés chez une minorité de chercheurs. Sans la protection de Pierre-Gilles de Gennes, je n'aurais pas pu réaliser mon parcours à cheval entre le monde de la recherche et le monde de l'industrie. Il intervenait dès qu'un organisme de recherche estimait que je ne suivais pas la bonne direction. Par ailleurs, pour valoriser certains de nos brevets, nous avions pris un stand au salon des composants électroniques. À cette époque, cette démarche paraissait scandaleuse, car le salon des composants électroniques était considéré comme un événement mercantile. Le journal Le Monde a même publié un article sur le « scientifique fou » que j'étais et qui tenait un stand au salon des composants. Aujourd'hui, beaucoup de laboratoires et centres de recherche se rendent sans hésitation à ce salon. Le problème lié au fossé culturel a donc été réglé.
Une autre problématique concerne la fiscalité. Les États-Unis et Israël bénéficient d'un important mouvement de créations d'activités économiques à partir de la recherche. Un jeune chercheur peut aisément créer une société à partir d'une idée qu'il a au cours ses travaux. En France, la culture consistait plutôt pour un chercheur à nouer un partenariat avec une grande entreprise pour lui confier le développement de son innovation. Ce système pénalisait la France, car les grandes entreprises craignent la prise de risque. Dans le monde entier, l'innovation avance grâce aux start-ups. En effet, la notion de risque est inhérente aux start-ups et le dirigeant d'une start-up sait qu'il doit prendre des risques pour survivre. Aujourd'hui, de nombreuses start-ups innovantes créées par des chercheurs voient le jour en France.
Je reviens au problème fiscal. Aux États-Unis ou en Israël, un chercheur qui souhaite créer une start-up et qui ne peut pas encore prouver la viabilité de son projet peut se tourner vers des investisseurs qui ont eu la même aventure, grâce au système des holdings. En France, le statut social des holdings a provoqué de nombreux débats fiscaux et juridiques, car l'administration fiscale considère que les holdings permettent d'éviter de payer des impôts. Ainsi, des réglementations draconiennes ont été appliquées aux holdings qui étaient, par exemple, intégrées à l'impôt sur la fortune. Ce sujet a provoqué de nombreux débats et j'ai pu échanger avec plusieurs parlementaires. Un sénateur très investi dans la promotion de la recherche m'a indiqué que Bercy refuserait d'aborder le sujet, mais que le blocage était partiellement levé depuis que le Conseil d'État avait pris position en faveur d'un contribuable dans un litige l'opposant à l'administration fiscale. Néanmoins, le problème demeure en suspens, car il existe une zone grise. Il serait plus simple de clarifier les choses. Avant 2012, si une majorité d'actifs étaient animés, la holding était considérée comme animatrice. En 2012, la doctrine administrative a évolué pour rendre la holding non-animatrice dès l'existence d'un seul actif non-animé. Je ne pouvais donc plus prendre une part minoritaire dans les start-ups créées par mes chercheurs, car ma holding aurait alors été considérée comme non-animatrice. Heureusement, la décision du Conseil d'État a rétabli le critère d'une majorité d'actifs animés pour caractériser une holding animatrice.
Si les règles fiscales se sont améliorées au niveau des holdings, la situation relative aux bons de souscription d'actions demeure problématique. Une start-up ne dispose pas de moyens pour payer des salaires élevés. Les dirigeants et les fondateurs acceptent de ne pas être rémunérés, car ils possèdent des actions et espèrent qu'elles permettront de rattraper l'absence de rémunération lors de la phase de lancement. En revanche, le recrutement des talents s'inscrit dans le cadre d'une compétition internationale. Dans le monde du football, tout le monde accepte ce type de compétition et l'existence de salaires importants pour attirer les meilleurs joueurs. Les bons de souscription d'actions, qui correspondent en anglais aux « stock-options », permettent d'attirer des collaborateurs de haut niveau en garantissant un revenu important en cas de réussite de l'entreprise. Ce dispositif s'est imposé aux États-Unis, en Israël, mais également dans d'autres pays tels que la Chine et Singapour. Cependant, à la suite des abus de quelques dirigeants du CAC 40, l'administration fiscale française a appliqué des règles extrêmement strictes aux bons de souscription d'actions. Il convient donc de revoir intelligemment ces règles fiscales afin d'éviter de pénaliser tous les acteurs d'un système à cause de quelques abus.
La troisième cause de retard concerne la réglementation. Un laboratoire ou un centre de recherche inclut des chercheurs payés par l'université, par le CNRS, ou encore par l'INSERM ou l'INRIA. Les inventions résultent donc souvent du travail de plusieurs chercheurs dépendant d'organismes différents. La loi sur les brevets prévoit que l'invention appartient à l'employeur, donc les inventions appartiennent parfois à plusieurs entités. En conséquence, une demande de dépôt de brevet devait auparavant être examinée par plusieurs administrations. Les délais de réponse pouvaient s'élever à trois ans, une durée beaucoup trop longue dans l'univers de la haute technologie. À la suite de plusieurs rapports auxquels j'ai contribué, il a été décidé que les organismes pourraient désigner, parmi eux, un mandataire unique, responsable de la signature des contrats. Je considère que nous devons renforcer les pouvoirs du mandataire unique. En effet, les établissements ne doivent pas réexaminer chaque négociation une fois qu'ils ont désigné le mandataire.
Par ailleurs, il faut favoriser la création de start-ups plutôt que l'attribution de licences à des grands groupes. Au CNRS, les travaux de Pierre Potier qui a créé des médicaments antitumoraux tels que la Vinorelbine et le Taxotère, rapportaient deux à trois millions d'euros par an. À titre comparatif, la création d'une start-up génère des dizaines voire des centaines de millions d'euros, tout en créant des emplois et de l'activité. La création de start-ups doit ainsi être encouragée. Il convient de trouver des mécanismes permettant aux chercheurs qui décident de créer une start-up de conserver une part significative de leur entreprise, de ne pas être dilués lors des tours de table. Tout d'abord, des « milestones » doivent être définis pour actualiser la valeur d'une société, plutôt que de toujours se référer à la valeur nominale de départ lors des levées de fonds. Les « milestones » permettent en effet de montrer que l'entreprise a progressé, qu'elle dispose de brevets et qu'elle a construit un objet industriel. En outre, les bons de souscriptions d'actions doivent être utilisés pour permettre aux créateurs de start-ups de renforcer leur position d'actionnaire malgré des dilutions successives. La création de start-ups doit être privilégiée.
Par ailleurs, une start-up qui franchit les étapes de validation de son projet va devoir lever des fonds. La levée de fonds est aujourd'hui facilitée par la quantité de fonds disponibles, et donc par la possibilité de les mettre en concurrence. Cependant, les fonds sont moutonniers ; ils sont frileux tant qu'aucun investisseur n'accompagne le projet. Trouver une première source de financement peut ainsi s'avérer difficile. Bpifrance, dont les pouvoirs ont été renforcés, a joué un rôle prépondérant après les lois de 2012 pour éviter l'effondrement du tissu des start-ups françaises. Ainsi, l'argent et les fonds existent. Il convient de trouver un premier investisseur. Dans ce cadre, les business angels qui savent prendre des risques jouent un rôle prépondérant pour inciter les autres fonds à investir. Ce sujet rejoint le constat lié aux holdings. L'accompagnement d'un projet par des créateurs d'entreprise reconnus contribue à sécuriser des investissements.
À ces quelques règles simples, j'ajoute la nécessité d'accorder plus de pouvoir aux régions. Je peux citer l'exemple de l'éducation nationale, qui constitue une administration colossale organisée à travers un empilement de strates. Dans le monde de la recherche et de l'université, les régions doivent pouvoir créer plus facilement des laboratoires et nommer des patrons de laboratoires. Paris affirme que cela engendrera le favoritisme et le clientélisme, mais pas du tout : j'ai rencontré des présidents de région raisonnables et je peux témoigner d'une collaboration très positive entre les différents acteurs. Donner du pouvoir aux régions constitue un prérequis pour créer des zones d'excellence par le développement d'un écosystème de start-ups et le recrutement de chercheurs talentueux. Cette idée correspond au système actuellement en place aux États-Unis et en Israël.
Je recommande de veiller attentivement à la Chine, qui ne constitue pas un ennemi. La Chine a engagé depuis plusieurs années un travail en profondeur que nous aurions dû mener en France. Elle a compris l'importance de l'éducation et construit des universités. Elle favorise l'écosystème de l'entrepreneuriat. Sa réussite n'est pas le fruit du hasard, mais d'une politique longuement réfléchie que la France peine à mettre en oeuvre.
Les mesures que je propose relèvent du bon sens plutôt que de théories complexes. Je m'inquiète aujourd'hui du niveau de l'éducation. Les cours et les exercices de mathématiques des enfants ne mobilisent plus des exemples simples de la vie courante. Avec ma petite-fille, j'ai dû lire cinq fois l'énoncé d'un exercice pour le comprendre. J'estime que la formalisation des mathématiques va aujourd'hui trop loin. Nous ne devons pas embrouiller un enfant avec la notion « d'espace des réels » par exemple. Par ailleurs, l'enseignement a été négligé, ce qui se traduit par une rémunération insuffisante des enseignants. Nous avons du mal à attirer des candidats aux concours de professeurs, alors que ceux-ci sont responsables de la formation des jeunes. Cette situation me semble extrêmement dangereuse pour l'avenir.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Cette conclusion me semble très pertinente. Je cède la parole à notre rapporteur.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je partage votre vision, monsieur Lewiner. En ce qui concerne la décentralisation, considérez-vous que le procès d'intention fait aux collectivités sur la question du favoritisme n'a aujourd'hui plus de légitimité en raison de l'existence d'un marché à l'échelle mondiale ? En effet, la transformation d'une entreprise dépend du marché, qu'il soit situé à Besançon, à Troyes, ou ailleurs.
M. Jacques Lewiner. - C'est vrai, le marché est décisionnaire, mais il convient de donner toutes ses chances à la région où naît l'innovation. La région Île-de-France a enquêté sur son image en matière de recherche médicale. La région n'apparaissait jamais dans les classements qui plaçaient toujours Boston, Stanford et Tel Aviv en tête. Objectivement, la région Île-de-France dispose pourtant d'hôpitaux et de centres de recherche très compétitifs à l'échelle internationale. Les start-ups de biotechnologie s'implantent toutes à Boston grâce à la présence d'un écosystème d'excellence autour du MIT, de l'Université de Harvard et d'une multitude de start-ups. Nous avons besoin de lieux physiques pour développer un centre d'excellence à la réputation internationale. Les régions disposent des infrastructures pour créer et compléter leur écosystème. À l'origine une petite ville californienne, Stanford s'est ainsi métamorphosée pour devenir un leader mondial.
De plus, en France, nous peinons à trouver de bons managers. Un chercheur qui crée une start-up peut parfois devenir un bon manager. Parmi mes anciens élèves, certains réussissent très bien, comme Éric Carreel qui a créé Withings. Cependant, de nombreuses aventures lancées par des chercheurs ont échoué, faute de bon managers. Les institutions scientifiques et les écoles de commerce doivent travailler ensemble. Associer un chercheur compétent et un homme d'affaires compétent permet de faire grandir davantage une société pour générer de l'activité et de l'emploi. Je considère que nous devons encourager toute initiative permettant de rapprocher le monde de la recherche et le monde des affaires.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - La problématique de notre mission concerne la consolidation des entreprises et le « passage à l'échelle » industrielle, le « scale-up ». L'approche écosystémique que vous proposez s'inscrit dans ce cadre. Estimez-vous, au regard de la taille des fonds américains ou asiatiques, que nous manquons en France de très gros fonds, capables de soutenir la transformation d'une start-up pour créer des acteurs performants à l'échelle européenne et internationale ?
M. Jacques Lewiner. - Très bonne question. La France compte de plus en plus de petits fonds d'amorçage. Des fonds de venture et de développement existent également. Cependant, nous disposons de très peu de fonds importants. L'ancienne PDG d'AXA Private Equity, Dominique Sénéquier, suggérait de rediriger une partie des fonds de l'assurance-vie vers les start-ups. Or une telle mesure est freinée par les règles prudentielles strictes (les règles de Bâle) imposées aux banques en raison de la prise de risque que cela impliquerait.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Estimez-vous que nous devons rediriger une partie de l'épargne des Français ou de la finance privée pour aider certains acteurs à se développer sur le plan international ?
M. Jacques Lewiner. - Oui. J'observe parmi les levées de fonds importantes quelques fonds européens. Les Hollandais disposent de fonds très importants pour investir dans des start-ups déjà établies ; il existe quelques grands fonds français, tels que Astorg ; mais il convient de renforcer ces grands fonds d'investissement.
Mme Laure Darcos. - Cher monsieur Lewiner, je vous remercie pour votre témoignage très intéressant sous forme de rétrospective. Les solutions paraissent simples, mais témoignent de notre difficulté à exister dans le cadre de la mondialisation. Vous avez eu la chance de travailler avec Georges Charpak. Son initiative La Main à la pâte, instituée à l'école, a permis à de nombreuses générations de toucher au monde de la physique et de la chimie de manière ludique, simple et passionnante. Je regrette évidemment que ce modèle soit de moins en moins usité. Les écoles et le monde institutionnel se donnent aujourd'hui bonne conscience avec la Semaine de la science, mais c'est insuffisant. Avez-vous suivi l'initiative de Georges Charpak lorsqu'il a lancé La Main à la pâte ? J'estime que cette démarche n'a jamais été égalée. Mon mari Xavier Darcos s'était impliqué dans ce projet à l'époque où il travaillait auprès de François Bayrou. Que pouvez-vous nous en dire ?
M. Jacques Lewiner. - Votre témoignage me touche beaucoup. Nous avons lancé le prototype de La main à la pâte à l'École de physique et de chimie de Paris. J'étais alors directeur scientifique de l'établissement et j'avais lancé un grand programme immobilier pour rénover des bâtiments anciens ou vétustes. J'avais affecté un bâtiment à l'interaction avec le grand public. Ce bâtiment, appelé « Espace des sciences » puis « Espace Pierre-Gilles de Gennes » s'ouvrait côté rue et côté école. Des classes venaient chaque semaine pour réaliser des montages et du bricolage, encadrés par des élèves et des enseignants de l'École de physique et de chimie. Ce type d'initiative formidable doit absolument être encouragé.
Le programme Erasmus a permis à l'école de physique et de chimie d'organiser des échanges d'étudiants avec des établissements européens. Le président de l'Imperial College m'avait sollicité pour organiser un échange. À l'époque, il souhaitait échanger une centaine d'élèves par an, alors que notre promotion comptait seulement 72 élèves ! Nous avons alors créé le groupement d'écoles Paris Tech, afin de disposer d'une force de frappe comparable. La première étudiante que nous avons accueillie était irlandaise. C'était difficile de l'inclure dans le cycle d'enseignement, car elle n'avait pas reçu les mêmes bases que les étudiants français. Elle devait travailler, lors de son stage, sur la réalisation de détecteurs pyroélectriques qui permettent de détecter la chaleur à distance. Elle devait utiliser les lois d'Einstein et l'effet du photon qu'elle ne maîtrisait pas. Cependant, elle a commencé à travailler sur son projet et elle a appris toutes les théories qui lui manquaient en cours de route. Le détecteur qu'elle a réalisé fonctionnait très bien. C'est exactement la démarche de La main à la pâte, sauf que dans ce cas précis, c'est son système d'éducation lui avait enseigné cette démarche.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Ma première question concerne le rôle des régions qui constitue un point d'entrée pertinent pour aborder le sujet. Je souhaite vous interroger sur la coordination des projets. En fonction des écosystèmes et des institutions universitaires et de recherche existante, chaque région s'oriente vers des domaines différents. Le maillage national peut-il dans ce cadre être satisfaisant ? Comment doit-il être coordonné ?
M. Jacques Lewiner. - Le maillage national se mettra en place naturellement. Il convient avant tout de créer un écosystème de recherche et de développement de bonne qualité en attirant des chercheurs de qualité, mais également des « vedettes », des personnalités reconnues. En France, nous peinons à l'admettre. En ce qui me concerne, j'ai reçu de nombreuses propositions pour créer un laboratoire en Chine, dans des conditions exceptionnelles et pour une rémunération faramineuse. Les Chinois et les Américains ont compris l'importance de faire appel à des personnes renommées. Chaque système compte des vedettes qui tirent le niveau vers le haut. Le monde du football en est le meilleur exemple.
Il convient de donner aux régions la possibilité d'attirer de telles personnalités. Pierre-Gilles de Gennes et moi avions anticipé l'émergence du domaine de la microfluidique, une science naissante qui n'était pas encore enseignée. Nous avons donc créé ex nihilo trois laboratoires de microfluidique qui ont bien fonctionné, puis nous avons créé l'Institut Pierre-Gilles de Gennes, qui est aujourd'hui le premier institut européen de microfluidique. Ce type de démarche peut être à la portée de n'importe quelle région, car nous avons débuté avec des moyens très limités, mais surtout avec une vision. Nous avons recruté un talent exceptionnel qui travaillait alors à l'université de Bordeaux en le convaincant qu'il bénéficierait de retombées financières si des brevets étaient déposés. Nous sommes également allés chercher des talents à Strasbourg et à Cambridge. Nous avons ainsi créé un centre d'excellence reconnu. Le démarrage n'a pas coûté très cher, mais nous avons persévéré et, aujourd'hui, la microfluidique constitue un important domaine de recherche. Je pense donc que le réseau national se développera naturellement. Les chercheurs en microfluidique de Nantes ou de l'école Polytechnique viennent désormais naturellement coopérer avec l'Institut Pierre-Gilles de Gennes à Paris. À l'image de La main à la pâte, l'écosystème se construit de la base vers le haut, et non de manière centralisée. Les collaborateurs doivent avoir envie d'aller où nous souhaitons conduire nos chercheurs.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Notre mission d'information souhaite adopter une posture concise. Si vous étiez membre du Gouvernement, quelles mesures choisiriez-vous de mettre en oeuvre pour répondre à la problématique que constitue la thématique de notre mission d'information ?
M. Jacques Lewiner. - Premièrement, je donnerai du pouvoir aux régions. Deuxièmement, le statut des holdings animatrices doit être clarifié. Troisièmement, le mandataire unique des centres de recherche doit disposer d'un réel pouvoir. Ces trois mesures me semblent indispensables.
Je crois beaucoup à la décentralisation. L'École de physique et de chimie Paris a connu les succès qu'on connaît grâce à son statut la liant à la ville de Paris. Certes, les relations avec la mairie de Paris ont été fluctuantes. Si l'école s'épanouissait lorsque la relation avec le maire était bonne, elle connaissait des difficultés lorsque la relation avec le maire était mauvaise. Néanmoins, les relations demeuraient toujours directes. Notre école pouvait manoeuvrer au gré des évolutions de la science et des techniques sans être soumise à une superposition de strates pour atteindre le ministre. Lorsque l'école était une régie de la ville de Paris, nous n'avions aucune autonomie financière. J'ai souhaité commander un oscilloscope qui coûtait 200 000 francs. Le bureau des achats de la ville pensait que je voulais commander 100 oscilloscopes, car les écoles de la ville achetaient des oscilloscopes à 2 000 francs. Les relations pouvaient donc parfois être compliquées, mais ce statut accorde néanmoins une souplesse extraordinaire.
Par ailleurs, j'y reviens, il convient de revaloriser les salaires dans l'enseignement primaire et secondaire pour pouvoir attirer des enseignants d'excellente qualité. Lorsque Georges Charpak est arrivé en France, il parlait à la maison uniquement polonais ou yiddish. Après un certain temps à l'école, il a imposé le français à ses parents. Ses maîtres ont constaté qu'il était un élève exceptionnel et l'ont poussé. Les enseignants jouent un rôle extraordinaire dans le développement des individus. Faire évoluer les salaires s'avère ingérable au niveau de l'éducation nationale. Un système décentralisé accorderait plus de souplesse pour améliorer l'attractivité du métier d'enseignant et revenir, comme l'a évoqué Mme Darcos, à des règles d'apprentissage plus simples, basées sur le monde qui nous entoure ; quand j'étais enfant, je demandais toujours à ma mère pourquoi le ciel était bleu...
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Nous vous remercions de cet exposé dont la clarté et la précision appellent peu de questionnements. Vous avez apporté de nombreuses réponses à nos interrogations. Vos propositions pourront sans aucun doute être partagées dans les conclusions de notre mission.
M. Jacques Lewiner. - Je vous félicite pour cette mission, qui traite d'un sujet très important. La France est vouée au déclin si nous ne nous améliorons pas. En effet, la Chine arrive chaque année avec des centaines de milliers d'ingénieurs et de chercheurs. Notre capacité de résistance et de leadership dépend de la qualité de la transformation de la recherche vers l'innovation et l'industrie.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Merci pour votre travail.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est suspendue à 16 h 35.
La réunion reprend à 17 heures.
Audition de MM. Antoine Petit, président-directeur général et Jean-Luc Moullet, directeur général délégué à l'innovation du CNRS
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Monsieur le président, monsieur le directeur général, chers collègues, je rappelle que cette séance se déroule simultanément en présentiel et en visioconférence afin d'alléger l'affluence dans les salles. Nous poursuivons nos auditions en recevant M. Antoine Petit, président-directeur général du centre national de la recherche scientifique (CNRS) et Jean-Luc Moullet, directeur général délégué à l'innovation.
Le CNRS joue un rôle majeur en matière de recherche et d'innovation en France, avec un budget de plus de 3,5 milliards d'euros. Le CNRS compte 32 000 agents et plus de 16 000 chercheurs, qui ont publié 55 000 articles en 2020. De plus, le CNRS constitue le second institut de recherche au monde en matière de publications scientifiques. En matière d'innovation, le CNRS, qui est le sixième déposant de brevets français, crée près de 100 start-ups par an. En 2020, il existait 170 structures regroupant le CNRS et des entreprises, dont 30 créées cette même année.
Ces chiffres paraissent impressionnants. Nous comptons sur vous, monsieur Petit et monsieur Moullet, pour compléter ce panorama et décrire la situation du CNRS en matière d'excellence de la recherche et de l'innovation au regard des autres organismes français, mais aussi au regard des références étrangères.
Par ailleurs, le CNRS dispose d'une filiale d'innovation qui fête cette année ses trente ans. Elle dispose aujourd'hui du recul nécessaire pour proposer un bilan de ces trois décennies d'accompagnement des chercheurs. Nous serons donc à l'écoute de M. Moullet qui doit nous présenter les résultats atteints, les progrès réalisés, mais également identifier ce qui reste à accomplir par le CNRS et les autres acteurs engagés dans le transfert de la recherche vers l'industrie, pour faire de la France un acteur majeur de l'innovation.
Nous espérons ainsi que cette audition permettra d'avancer sur la question de l'innovation et sur les mesures qui s'imposent pour améliorer l'écosystème français.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - L'objectif de notre mission ne consiste pas à rédiger un énième rapport. Nous souhaitons plutôt dégager quatre ou cinq pistes opérationnelles pour essayer de changer les choses qui ne vont pas. Nous allons vous interroger dans un premier temps sur la recherche et l'excellence de cette recherche. Dans un second temps, nous vous poserons des questions plus précises sur l'innovation et sur la capacité à transformer l'innovation en champions industriels de taille nationale, européenne ou internationale.
M. Antoine Petit, président-directeur général du CNRS. - Monsieur le président, madame le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de nous avoir proposé d'évoquer ces sujets essentiels.
Quand vous pensez au CNRS, vous pensez sans doute à la recherche plutôt qu'à l'innovation. Je pense que vous avez tort. Notre métier concerne en effet la recherche fondamentale et nous ambitionnons de mener nos recherches au meilleur niveau international, mais nous devons aussi transférer ces recherches vers la société dans son ensemble.
Le CNRS compte dix instituts et plus de 1 000 laboratoires partagés avec des universités, des grandes écoles ou d'autres organismes de recherche. Le CNRS possède une direction générale déléguée à la science, une direction générale déléguée aux ressources et une direction générale déléguée à l'innovation. J'ai créé cette direction générale déléguée à l'innovation en 2018, lors de ma prise de fonction, sans aucune difficulté. En effet, l'opposition entre le monde académique et le monde économique est aujourd'hui dépassée. Nous constatons une réelle attente des industriels pour collaborer avec nous. De plus, les chercheurs ont compris que les problèmes des industriels constituent souvent des questions scientifiques passionnantes. Ces recherches confèrent aux chercheurs une importante utilité sociale. Je suis moi-même mathématicien et, quand j'étais jeune chercheur, mon utilité sociale m'importait peu, je souhaitais simplement faire des mathématiques. Aujourd'hui, la volonté des chercheurs de présenter une réelle utilité sociale facilite les interactions avec le monde industriel.
Le CNRS compte 32 000 employés ainsi que 120 000 collaborateurs dans les laboratoires partagés avec des universités et des écoles. Nous comptons plus de 200 métiers d'accompagnement qui témoignent de la richesse du CNRS. À titre d'exemple, nous disposons de plusieurs souffleurs de verre. Par ailleurs, un tiers des chercheurs permanents recrutés chaque année sont des chercheurs étrangers qui sont attirés par le système français.
Le budget du CNRS s'élève à 3,6 milliards d'euros, dont 75 % provenant de la subvention pour charge de service public de l'État et 900 millions d'euros de ressources propres, dites compétitives, provenant notamment de la Commission européenne, de l'Agence nationale de la recherche, des collectivités territoriales, mais également de nos partenaires industriels, peut-être pas assez d'ailleurs.
Le CNRS compte dix instituts scientifiques : Mathématiques et leurs interactions, Sciences de l'information, Ingénierie et systèmes, Chimie, Physique, Physique nucléaire et des particules, Sciences de l'Univers, Écologie et environnement, Biologie et enfin Sciences humaines et sociales. Ces dix instituts scientifiques présentent un potentiel d'interdisciplinarité unique. Un industriel ne sollicite jamais le CNRS en présentant un problème de physique, de chimie ou de mathématiques, mais en présentant un problème de matériaux, un problème pour utiliser des informations ou un problème pour trouver un médicament. La force du CNRS réside dans sa capacité à mobiliser des collaborateurs de domaines différents pour traiter une problématique industrielle. Par exemple, le domaine de la santé mobilise bien sûr la biologie et la chimie, mais aussi les modèles mathématiques, l'informatique pour traiter les données et la sociologie ou la géographie pour comprendre les réactions collectives. Un centre tel que le CNRS peut mobiliser l'ensemble de ces compétences. Le CNRS constitue une organisation de taille très importante, donc les dix instituts peuvent tendre naturellement à travailler en silo, mais la direction générale est là pour que cette organisation ne constitue pas un frein à la mobilisation transversale des compétences.
Nous estimons que le dialogue entre la recherche publique et l'entreprise, mais aussi entre la recherche publique et la société, doit être renforcé. Dans le contrat d'objectifs et de performance signé avec l'État en janvier 2020, nous avons choisi de mettre en avant six grands défis sociaux qui s'ajoutent aux objectifs de recherche scientifique. Ils concernent le changement climatique, la transition énergétique, la santé et l'environnement, les territoires du futur, les inégalités éducatives et l'intelligence artificielle. Ces défis sociaux engendrent de fortes répercussions dans le monde industriel et économique. Dans ce cadre, la force du CNRS réside dans sa capacité à mobiliser et à assembler des compétences provenant de différents champs disciplinaires pour apporter des éléments de compréhension et pour proposer des solutions.
La recherche publique constitue un élément essentiel pour assurer le bon développement du monde économique. Le travail mené avec les industriels constitue bien de la recherche fondamentale, mais de la recherche fondamentale qui les intéresse. Le CNRS assure le transfert de la recherche vers l'industrie via la création de start-ups - une centaine chaque année - et les laboratoires communs, sur lesquels nous recommandons de porter une attention particulière. Le 200e laboratoire commun actif a été créé à la fin de l'année 2021, il concerne une collaboration avec Total sur la thématique des batteries. Ces laboratoires s'inscrivent dans le temps long : nous travaillons ainsi avec Michelin sur le pneu du futur, un pneu biosourcé, qui devrait être commercialisé dans dix à quinze ans.
Ainsi, nous sommes convaincus que disposer d'une recherche fondamentale au plus haut niveau international constitue une condition indispensable pour créer des innovations de rupture permettant aux industriels de se différencier de la concurrence internationale. Les industriels qui nous sollicitent savent que nous pouvons leur apporter cette différence. Nous nous inscrivons donc sur un temps long ; s'ils ont un problème s'inscrivant dans une durée de six mois, ce n'est pas pour nous, ils ne viennent pas nous voir. Lorsque nous rencontrons un grand patron, nous lui demandons à quoi il rêve, en tant que responsable d'entreprise. Par exemple, nous partageons un laboratoire commun avec Dassault Aviation, au sein duquel nous travaillons sur les matériaux en lien avec l'acoustique. Notre défi consiste à identifier des matériaux permettant de diminuer le bruit en cabine, mais on se pose du coup la question de savoir comment transformer le bruit absorbé en énergie. L'entreprise qui découvrira comment transformer le bruit en énergie disposera en effet d'un avantage concurrentiel majeur. Nous travaillons également avec Safran sur des techniques d'impression 3D afin de diminuer le poids des appareils pour développer un avion bas carbone. Travailler davantage avec les industriels nécessite un dialogue plus important. Nous avons donc initié des discussions avec les comités stratégiques des différentes filières.
Nous rappelons régulièrement l'objectif de Lisbonne, qui vise à consacrer 3 % du PIB aux activités de recherche et de développement. Depuis 25 ans, la France stagne à environ 2,2 % du PIB, alors que la Chine est passée de 0,6 % à 2,2 % du PIB. Le retard de la France concerne à la fois le secteur public et le secteur privé. En effet, le secteur public investit dans la recherche 0,77 % du PIB par rapport à un objectif de 1 % du PIB, et le secteur privé investit dans la recherche 1,44 % du PIB pour un objectif de 2 %. Par rapport à la moyenne de l'OCDE, la France est en avance sur les investissements publics, avec 0,77 % du PIB pour une moyenne de 0,70 % au sein de l'OCDE, et en retard sur les investissements privés, avec 1,44 % pour une moyenne de 1,67 % au sein de l'OCDE. Ces indicateurs doivent être relativisés pour tenir compte de la structure du PIB de chaque pays, mais nous disposons de marges de progression qu'il convient d'exploiter. Les laboratoires communs présentent un excellent potentiel.
M. Jean-Luc Moullet, directeur général délégué à l'innovation du CNRS. - Il convient en effet de créer une dynamique nouvelle pour renforcer les liens entre la recherche scientifique et la recherche en entreprise. En ce sens, nous travaillons sur deux mécanismes complémentaires. Le premier consiste à identifier, au sein des laboratoires publics de recherche, des idées et des innovations qui pourront être transformées pour créer des start-ups. Le second consiste à amener les entreprises vers les laboratoires de recherche pour pouvoir croiser les feuilles de route scientifiques et développer des projets collaboratifs.
Afin de valoriser les résultats de la recherche, la direction déléguée à l'innovation s'inscrit dans le cadre d'une stratégie à long terme qui est conduite par le CNRS au sein d'un écosystème. Cette stratégie est accompagnée par les pouvoirs publics au travers d'une action visant à renforcer les capacités d'investissement des fonds privés, en particulier les fonds de capital-risque, afin de doter les fonds de capacités d'investissement capables de tirer des projets vers le marché. Nous constatons que cette stratégie qui concerne avant tout le monde du numérique fonctionne. Les investissements réalisés depuis cinq ans dans le domaine d'internet portent aujourd'hui leurs fruits. En effet, les vingt-cinq licornes françaises, telles que Blablacar ou Veepee, touchent à l'exploitation d'internet. Le succès du virage engagé vers la Deep Tech, qui concerne des projets s'appuyant sur des technologies fortes, issues notamment des laboratoires publics, apparaîtra dans quelques années.
En pratique, notre action s'inscrit à plusieurs niveaux, au plus près des laboratoires et des chercheurs, pour identifier les idées prometteuses ainsi que les chercheurs souhaitant valoriser leurs découvertes. Ce mouvement n'est pas spontané, il nécessite un accompagnement, car il éloigne le chercheur de sa zone de confort. Il convient en effet de passer du papier au monde réel. Tout d'abord, la prématuration consiste à transformer une idée exprimée dans une publication scientifique en concept concret de laboratoire. Sur cette base, le chercheur peut contacter des organismes de maturation, tels que les SATT, qui pourront lui attribuer des financements significatifs de l'ordre de 200 000 à 500 000 euros. L'étape de la maturation permet de construire un prototype pour envisager ensuite la création d'une start-up. Cette démarche en entonnoir nécessite de détecter de nombreux projets pour en conduire un certain nombre à la prématuration, puis à la maturation et enfin à la création de start-ups.
Le CNRS a lancé la démarche de prématuration en 2015. La première année, 16 projets ont été accompagnés, un chiffre modeste à l'échelle de l'organisation et du nombre de laboratoires. Depuis 2018, des moyens financiers croissants provenant des ressources propres du CNRS sont alloués à l'opération de prématuration. Le montant par projet, à hauteur de 100 000 euros, s'avère relativement faible. En revanche, une centaine de projets ont été accompagnés en 2021, soit un investissement de 10 millions d'euros. L'augmentation des moyens annuels alloués à la prématuration s'accompagne d'une augmentation du nombre de projets présentés. Plus le nombre de projets financés augmente, plus le nombre de candidats à la prématuration augmente. L'effet d'entraînement ainsi constaté illustre le changement culturel qui s'opère au sein des laboratoires. Sur la base de statistiques, qui demeurent à consolider en raison du faible nombre de projets, nous observons qu'environ un tiers des projets débouche sur un échec, un tiers des projets permet de créer une start-up et un tiers des projets parvient au stade de maturation avancée et de développement industriel par transfert ou doit poursuivre sa maturation.
La maturation des projets se déroule au niveau des SATT, qui constituent le canal naturel de maturation pour les projets issus du CNRS. Nous devons assurer le plus simplement possible la transition entre la fin de maturation au CNRS et l'entrée en maturation au niveau des SATT pour bénéficier des fonds amenés par les sociétés d'accélération et de transfert des technologies créées en 2012 par le plan d'investissement d'avenir (PIA).
Chaque année, 80 à 100 start-ups sont créés à partir des laboratoires du CNRS, avec un taux de survie à cinq ans de 88 %. Ce résultat remarquable témoigne de la qualité technologique des projets. Les sociétés issues du CNRS s'appuient en effet sur des technologies robustes et brevetées qui permettent d'assurer leur développement. Sur les 1 672 start-ups créées entre 1999 et 2019, certaines ont connu une forte croissance. La plus belle histoire concerne Eurofins Scientific, une société créée à partir des recherches d'un laboratoire du CNRS et de l'Université de Nantes. Cette entreprise figure aujourd'hui au CAC 40 et affiche un chiffre d'affaires de plusieurs milliards d'euros. Par ailleurs, la société Amplitude Systèmes, originaire de Bordeaux et qui oeuvre dans le domaine des lasers, réalise un chiffre d'affaires de 300 millions d'euros. Enfin, environ un quart des start-ups issues du CNRS parviennent à survivre au-delà de cinq ans avec quelques salariés et quelques centaines de milliers d'euros de chiffres d'affaires. Ces entreprises présentent certes un intérêt pour leurs fondateurs, mais le CNRS aspire plutôt à développer des start-ups à très fort potentiel de croissance, qui pourront à terme créer de l'activité et des emplois.
Dans ce cadre, le CNRS propose un accompagnement à l'entrepreneuriat pour faciliter la transformation d'un chercheur en entrepreneur. Les chercheurs apprennent à construire un business plan, à constituer une équipe, à se présenter auprès des investisseurs et des clients, et à faire des études de marché. Ce programme très sélectif permet d'accompagner chaque semestre une quinzaine de projets. Sur 55 projets accompagnés depuis 2019, environ 30 sociétés ont été créées et 16 d'entre elles ont levé 20 millions d'euros. Certaines ont reçu les prix i-Lab et i-Nov. Nous souhaitons créer un réseau de start-ups issues du CNRS afin de resserrer les liens entre elles, mais également avec l'ensemble des instituts du CNRS. Ce réseau a vocation à offrir aux entreprises une visibilité auprès des partenaires industriels et financiers du CNRS.
Quelques exemples. Parmi les projets accompagnés par le programme d'aide à l'entrepreneuriat du CNRS, la start-up Alice & Bob constitue une entreprise très prometteuse qui a développé un bit quantique novateur, capable d'autocorriger ses erreurs. La société Alice & Bob se lance aujourd'hui dans la création d'un ordinateur quantique.
Dans le domaine de l'environnement, les fondateurs de la société Bio Inspir' basée à Montpellier ont observé que certaines plantes peuvent filtrer la pollution aquatique, notamment liée aux métaux. Bio Inspir' utilise ces métaux lourds comme biocatalyseurs. Cette idée de création de valeur en économie circulaire nous a séduits.
Dans le domaine spatial, la start-up ThrustMe développe des systèmes de propulsion électrique ionique pour les microsatellites, dont le marché est en pleine expansion.
Le CNRS est le sixième déposant de brevets en France et le premier co-déposant de brevets partagés entre un établissement public de recherche et un industriel. Cependant, nous avons conscience que le sujet des licences de brevet peut constituer un point de tension dans la relation avec les industriels. Le CNRS et d'autres établissements publics de recherches ont en effet été accusés d'être trop lents et de présenter des conditions peu attractives pour les industriels. Nous avons donc beaucoup travaillé sur la simplification de l'accès à la propriété intellectuelle et les modalités de partage de la propriété intellectuelle. La recherche est réalisée au sein d'unités mixtes avec plusieurs tutelles. L'une des tutelles publiques doit pouvoir parler pour l'ensemble des autres afin de négocier les termes de propriété intellectuelle avec les industriels. Aujourd'hui, le décret de mandataire unique s'applique à 87 % de nos unités. Les conditions d'accès à la propriété intellectuelle ont été rationalisées pour favoriser le développement de l'activité.
Le nombre de contrats d'exploitation signés par le CNRS demeure relativement stable dans le temps, mais tend à augmenter depuis 2018. Par ailleurs, le nombre de contrats pris en charge par les SATT augmente également. Sur les dernières années, nous notons une volonté managériale d'augmenter la volumétrie des revenus de licence, même si les chiffres demeurent modestes, tout en maîtrisant les coûts associés.
Le second volet de l'activité de la direction déléguée à l'innovation concerne les relations avec les entreprises qu'il convient de développer. Nous comptons une vingtaine d'accords-cadres actuellement en vigueur avec des entreprises françaises. Les accords-cadres définissent le cadre administratif et juridique d'une collaboration, pour simplifier les choses. Au-delà de cela, le CNRS signe chaque année un millier de nouveaux contrats avec des entreprises. Ce chiffre illustre l'importance du dialogue entre le CNRS et les entreprises. Une stratégie d'accès aux entreprises consiste à répondre aux besoins identifiés au niveau des comités stratégiques de filière qui évoquent les problématiques de long terme, qui intéressent la recherche publique. Par ailleurs, le CNRS peut conclure des contrats collaboratifs, tels que le projet « Genesis », mené en collaboration avec la société URGO ainsi que d'autres établissements de recherche. Ce projet qui vise à créer de la peau artificielle afin de soigner des plaies graves a reçu un financement de 22 millions d'euros dans le cadre du PIA.
Un laboratoire commun constitue l'aboutissement de la recherche collaborative. Il repose sur un accord entre le CNRS et une entreprise qui définit un programme de recherche sur cinq ans comprenant plusieurs projets de recherche. La mutualisation des moyens contribue à renforcer la proximité entre la recherche publique et la recherche privée. Les sujets doivent intéresser à la fois l'entreprise et la recherche publique. L'attribution en 2007 du Prix Nobel de physique à Albert Fert, sur la base de travaux réalisés dans le cadre d'un laboratoire commun entre Thales et le CNRS, atteste de l'excellence de la recherche scientifique des laboratoires communs.
Il existe aujourd'hui un dispositif public d'aide au développement des laboratoires communs, porté par l'ANR et orienté vers les PME et les ETI, qui fournit une aide à hauteur de 350 000 euros. Nous considérons que l'État doit encourager davantage le développement de ces laboratoires communs. Notre proposition consiste à soutenir le développement de ces laboratoires communs, qu'ils soient portés par des PME, des ETI ou des grandes entreprises, grâce à une contribution financière de l'État correspondant à l'investissement financier de l'entreprise. L'aide publique serait versée directement au laboratoire et non à l'entreprise pour éviter les problématiques d'aide d'État. Dans ce cadre, nous proposons de doubler le nombre de laboratoires communs existants, pour passer en cinq ans de 200 à 400 laboratoires communs, avec un financement estimé à 250 millions d'euros.
Bien que mal née, la mesure de préservation de l'emploi de R&D intégrée dans le plan de relance présente un fort intérêt. En effet, elle prévoit des échanges, dans les deux sens, de personnel entre la recherche publique et la recherche privée. Cette mesure doit être arrêtée le 31 janvier 2022, quelques mois à peine après son lancement, au prétexte qu'elle n'a pas fonctionné. Or la mise en oeuvre d'une telle mesure nécessite forcément un certain temps, car il convient d'identifier des entreprises et de construire des projets de recherche. Dans ce cadre, le CNRS a tout de même identifié 200 projets et signé environ 100 contrats de recherche, permettant d'échanger 110 collaborateurs entre le secteur public et le secteur privé. Cette mesure présentait l'intérêt de toucher des entreprises de petite taille que la recherche publique peine habituellement à atteindre. En effet, 56 % des contrats signés dans ce cadre concernent des PME, 26 % concernent des microentreprises et seulement 13 % concernent des grandes entreprises. Je regrette donc l'arrêt de cette mesure permettant aux petites entreprises de bénéficier de l'apport de la recherche publique.
M. Antoine Petit. - Le CNRS oeuvre dans le monde entier et possède plusieurs laboratoires communs avec des industriels à l'étranger. Le dernier laboratoire à l'étranger concerne un projet avec Naval Group en Australie. Nous conduisons beaucoup d'actions à l'échelle européenne. Le niveau européen est plus adapté pour résoudre les problématiques liées à la souveraineté et à la propriété intellectuelle. La France constitue le premier bénéficiaire du programme-cadre européen depuis sa création. Par exemple, au sein du programme financé par le European Research Council (ERC), les chercheurs du CNRS reçoivent plus de 50 % des bourses attribuées en France, alors que nos chercheurs ne représentent que 12 % de la population scientifique. Nous avons également beaucoup investi dans le European Innovation Council (EIC) qui dispose de trois grands programmes.
Par ailleurs, nous avons créé le Club Europe, qui réunit les entreprises partenaires du CNRS afin de gagner en performance sur le plan européen, notamment dans le cadre du programme Horizon Europe. De plus, nous allons ouvrir à Bruxelles la Maison Irène et Frédéric Joliot-Curie. Enfin, dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne au premier semestre 2022, nous organisons plusieurs événements afin d'insuffler une dynamique pour une Europe plus forte, plus souveraine et plus technologique.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je vous remercie de cette présentation très complète et je cède la parole à Mme le rapporteur.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous constatez que nous soumettons sur le plan européen moins de projets que d'autres pays. Estimez-vous que le manque de ressources internes en matière d'ingénierie de projets constitue une cause profonde de cette situation ? Peut-on également attribuer ce retard à un manque de moyens financiers et humains pour traiter ces dossiers très chronophages ? Les chercheurs disent souvent qu'ils ne peuvent pas passer leur vie à répondre aux appels à projets. Quel est votre sentiment ?
M. Antoine Petit. - Les causes sont multiples. Tout d'abord, je rappelle que nous comptons de nombreux chercheurs étrangers et que nous présentons d'excellents résultats à l'ERC. Or les chercheurs étrangers établis en France affichent en moyenne de meilleurs résultats que les chercheurs français pour les projets européens. Nous notons donc un problème de mentalité. Certains chercheurs français n'effectuent probablement pas les efforts pour chercher des financements sur le plan européen. En outre, les chercheurs français manquent peut-être d'accompagnement. Le CNRS fournit néanmoins en la matière un effort important. Par ailleurs, la loi de programmation de la recherche abonde significativement le budget de l'ANR afin d'assurer un certain taux de succès pour éviter que la candidature à un financement de l'agence ne devienne une loterie. Toutefois, les moyens disponibles en France peuvent dissuader les chercheurs de solliciter des subventions européennes. Les chercheurs italiens et espagnols ont été contraints de demander des subventions à l'Europe lorsque les ressources nationales ont été amoindries.
Nous devons donc inciter les chercheurs à demander davantage de financements à l'échelon européen. Deuxièmement, nous devons les accompagner dans ces démarches. Troisièmement, nous devons veiller à la complémentarité des programmes entre l'ANR et l'Europe pour éviter une concurrence des financements. À titre d'exemple, un « ERC français » a été créé pour les candidats non retenus ou en liste d'attente au niveau européen, mais les chercheurs qui ont soumis un projet à l'ERC et qui figurent en liste complémentaire ne doivent pas recevoir un montant équivalent par l'ANR, sinon ils ne candidateront pas aux subventions européennes l'année suivante. Dans le cadre de notre contrat d'objectifs et de performance avec l'État, il nous a été demandé d'augmenter le nombre de projets européens que nous gagnons, ce qui ne paraît pas déraisonnable pour un organisme de recherche comme le CNRS. J'ajoute que certains programmes français tels que les programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR) pourraient avoir une dimension européenne plus importante.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Monsieur le directeur général délégué, vous indiquez que l'instauration d'un mandataire unique a permis d'alléger les procédures. Cependant, une fois que le mandataire unique est investi, nous retrouvons dans le cadre des négociations relatives à l'évolution des contrats la lourdeur inhérente à l'absence de mandataire unique. Seriez-vous favorable à une délégation de pouvoir au mandataire unique afin d'accorder une plus grande souplesse ?
M. Jean-Luc Moullet. - Il me semble que le mandataire unique dispose d'une délégation complète pour tous les sujets, à l'exception de la cession des brevets, qui nécessite l'accord des autres copropriétaires. Dans le cadre du mandat de valorisation, il n'existe pas de contrainte spécifique exigeant un pouvoir de signature.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - On nous indique que si des amendements doivent être apportés aux droits concédés ou à la durée des concessions, le mandataire doit obligatoirement revenir vers les tutelles. Le mandataire unique ne disposerait donc pas d'une réelle délégation de pouvoir, mais plutôt d'une délégation de compétence.
M. Jean-Luc Moullet. - Je n'ai pas identifié de restriction au mandat de mandataire unique dans le contexte que vous présentez. Je vous propose d'étudier ce point.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Les travaux de la société Alice & Bob qui ambitionne de fabriquer un ordinateur quantique made in France constituent une innovation de rupture. Capter les ressources humaines et les compétences capables de développer un tel projet nécessite des dizaines de millions d'euros. Comment appréhendez-vous cet enjeu ? Comment peut-on disposer d'une telle mobilisation budgétaire ?
M. Jean-Luc Moullet. - De nombreux acteurs de la recherche publique se sont réunis pour favoriser le développement d'Alice & Bob. Ce projet a notamment rassemblé le CNRS, le commissariat à l'énergie atomique (CEA), l'institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA), l'école normale supérieure de Lyon, l'école normale supérieure de Paris et l'École des Mines pour adopter une attitude commune à l'égard de l'utilisation des brevets publics.
Cette société qui connaît un développement rapide a réalisé une première levée de fonds de plusieurs millions d'euros et vient de finaliser une seconde levée de fonds de plusieurs dizaines de millions d'euros. Cette progression financière suit le développement technologique de la société, mais demeure néanmoins en deçà, vous avez raison, des niveaux d'investissements pratiqués aux États-Unis. Il convient d'interroger la capacité de l'écosystème à fournir des moyens financiers massifs pour soutenir le niveau de croissance de la société, mais aussi d'évoquer la question de l'origine des fonds. Actuellement, la place de Paris ne dispose pas des moyens pour fournir à Alice & Bob une centaine de millions d'euros. La croissance de la taille des fonds et la volonté des investisseurs de prendre ce type de risque constituent un réel sujet. Le PIA oeuvre à développer des fonds permettant aux investissements de grandir. Est-ce suffisant ? Je ne sais pas. La société Alice & Bob et d'autres sociétés du domaine quantique telles que Quantica bénéficient actuellement d'investissements qui se chiffrent en dizaines de millions d'euros. Ce sujet doit être traité collectivement. Le besoin est là. L'argent public peut constituer un catalyseur en matière d'investissement, mais il convient avant tout de mobilier de l'argent privé.
M. Antoine Petit. - Je reviens sur la question de la propriété intellectuelle et du mandataire unique. En premier lieu, le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche vient de lancer à titre expérimental cinq pôles universitaires d'innovation afin d'améliorer la coordination des acteurs publics. En second lieu, une partie des délais constatés sont dus aux partenaires industriels. Les juristes des grands groupes industriels ne travaillent pas plus rapidement que les juristes de l'administration publique. En troisième lieu, il convient d'adopter une posture plus sévère, plus coercitive à l'égard des acteurs publics. Nous avons parfois des discussions surréalistes avec des partenaires publics, au cours desquelles on s'écharpe pendant six mois pour savoir ce qui se passera le jour où on gagnera au loto...
M. Jean-Pierre Moga. - Monsieur le président, monsieur le directeur général délégué, je vous remercie pour votre présentation. Dans mon dernier rapport pour avis sur le projet de loi de finances pour 2022, portant sur la mission « Recherche et enseignement supérieur », je me félicitais de la bonne exécution des engagements pris dans le cadre de la loi de programmation, après des décennies de stagnation. Nous demeurons loin des 3 % du PIB, mais l'ANR a atteint des niveaux historiques et les laboratoires ont bénéficié d'augmentations significatives de crédits. Néanmoins, je m'inquiète quant à notre capacité à investir durablement dans une recherche française d'excellence. En effet, la trajectoire définie par la loi de programmation de la recherche demeure non contraignante pour l'exécutif et dépendra des législatures successives jusqu'en 2030. Par ailleurs, la loi de programmation de la recherche, qui constitue une réelle avancée, n'a pas été l'occasion de renforcer la recherche partenariale entre les opérateurs publics et les entreprises privées, afin que la France demeure une puissance scientifique et technologique grâce au transfert des acquis de la recherche fondamentale vers l'innovation.
Dès lors, la commission des affaires économiques souhaite attirer l'attention sur plusieurs points. Premièrement, nous jugeons le crédit d'impôt recherche (CIR) insuffisant pour compenser la suppression du doublement de l'assiette du crédit impôt-recherche. Deuxièmement, le niveau élevé de la trésorerie des opérateurs de recherche paraît injustifié. Troisièmement, les normes prudentielles doivent évoluer pour renforcer le montant des investissements dans le domaine de la recherche ; j'ai d'ailleurs interrogé le Gouvernement sur ce point. Ainsi, je souhaite connaître votre avis et vos propositions pour pouvoir investir durablement dans la recherche et s'écarter d'une tendance en « accordéon », caractérisée par des plans successifs sans cohérence d'ensemble et empêchant toute vision à long terme.
M. Antoine Petit. - Un terrain quelque peu glissant...
La loi de programmation de la recherche constitue clairement une bouffée d'oxygène, un point d'inflexion, même si elle n'est pas parfaite. Sera-t-elle appliquée ? Nous le verrons.
En France, chacun considère qu'il faut attribuer davantage de moyens à l'hôpital, à la justice, à la police et à l'éducation, donc on pourrait croire que la recherche demande davantage de ressources, comme tous les autres domaines, mais la compétition dans le domaine de la recherche est internationale, alors que les infirmiers ou les policiers vont rarement travailler à l'étranger. Les chercheurs, eux, sont mobiles. Nous accueillons des chercheurs étrangers, nous en sommes fiers, mais nous devons accepter que des chercheurs français partent à l'étranger. Or ce qui attire les chercheurs, ce n'est pas le salaire individuel, ce sont les conditions qui leur sont offertes pour effectuer de la recherche de haut niveau. Nous devons donc leur donner les moyens de monter rapidement une équipe à court terme avant d'aller chercher, après deux ou trois ans, des fonds auprès de l'Europe, des industriels ou encore de l'ANR.
Il faut que l'on permette aux meilleurs d'être encore meilleurs ; pardon de briser un tabou. Le CNRS vise non à permettre aux bons de devenir très bons, mais aux très bons d'être encore meilleurs et de compter sur le plan international. Nous devons surveiller la concurrence. Le nouveau gouvernement allemand ambitionne d'atteindre un niveau d'investissement en recherche équivalent à 3,5 % du PIB, alors que nous sommes, public et privé confondus, à 2,2 %. De plus, nous devons accepter que la recherche soit différenciante, qu'elle constitue une activité de très haut niveau ; comme en cuisine, en football, en cinéma, il faut accepter de donner plus aux meilleurs, car ce sont eux qui jouent un rôle de leader, ils tirent la recherche vers le haut. Pour être encore plus iconoclaste, tenir compte de la concurrence doit peut-être aussi conduire à accepter de ne pas payer de la même façon un spécialiste de la data science et un spécialiste de la philosophie médiévale...
Par ailleurs, sur l'évolution du CIR - à compter du 1er janvier 2023, le doublement du plafond ne sera plus possible pour les industriels travaillant directement avec des académiques -, nous avons communiqué au ministre de l'industrie une note redisant ce qui a été indiqué précédemment. Nous préconisons un système d'abondement, qui existe d'ailleurs dans d'autres pays comme le Canada, pour financer le laboratoire commune : le CNRS met x, l'industriel met y et l'État met z, calculé en fonction de x et de y. L'avantage est double : dans la mesure où l'abondement est destiné au laboratoire, il n'y pas de risque d'aide déguisée à l'entreprise ; en outre, il faut reconnaître que le CIR bénéficie plus au directeur financier et administratif de l'entreprise qu'au directeur de la recherche et du développement et ce dispositif permet que l'argent arrive directement au laboratoire.
Tisser des relations de confiance sur le plan humain avec les industriels constitue un enjeu essentiel. Prenons un exemple : Michelin a souhaité travailler dans le domaine de l'hydrogène. Historiquement, les laboratoires sur les matériaux étaient plutôt à Clermont-Ferrand, mais l'hydrogène y est moins performant. Nous avons donc incité cette entreprise à se tourner vers des laboratoires plus performants, situés dans d'autres régions, et notre relation de confiance a permis à nos conseils d'être entendus. Les laboratoires communs sont un élément crucial de développement d'une relation de confiance sur le plan humain.
Enfin, les décisions prises dans le domaine de la recherche produisent des effets avec un décalage de cinq à dix ans. Je prends un exemple : actuellement, la France se situe au premier rang mondial dans le domaine des mathématiques, mais je fais la prédiction que nous ne le serons plus dans dix ans, car le nombre de professeurs de mathématiques à l'université a été divisé par deux au cours des dix dernières années, alors pourtant que l'on n'a jamais autant parlé de modélisation. Je ne blâme pas les universités, la communauté des mathématiques tient sa part de responsabilités, mais cela aura forcément des effets. Diviser par deux le nombre de professeurs conduit à former moins d'étudiants et donc à abaisser le niveau.
Mme Laure Darcos. - Vous n'avez pas évoqué les instituts Carnot ; pouvez-vous en dire un mot ? Par ailleurs, dans le cadre de votre collaboration avec les start-ups, avez-vous le droit de vous représenter ensemble à un appel à projets de l'ANR ? Dans quel cadre ?
M. Antoine Petit. - Le label Carnot constitue une excellente idée, mais qui a été trop complexifiée. Les instituts Carnot n'existent pas en tant que tels. Ce sont des laboratoires du CNRS et de l'université auxquels on a attribué un label. Je salue le principe qui permet à ces laboratoires d'obtenir un abondement dans le cadre des contrats bilatéraux avec des industriels. Cependant, les moyens alloués étant fixes, si les laboratoires labellisés augmentent tous leur performance, l'abondement restera le même. On pourrait simplifier le principe du label Carnot : par exemple, l'État pourrait apporter un abondement en fonction du montant des relations bilatérales du laboratoire avec l'industriel. Par ailleurs, la communication des instituts Carnot tend à m'agacer, car leurs travaux sont en réalité des travaux du CNRS.
M. Jean-Luc Moullet. - Je note effectivement une méfiance, sans doute légitime, de l'ANR au regard des projets associant un laboratoire et une start-up issue de ce même laboratoire. Dont acte. Modifier ce processus pourrait avoir du sens pour introduire plus de fluidité, sans engendrer un coût trop important, et permettre à des projets porteurs de se développer.
M. Antoine Petit. - Comme d'habitude, pour sanctionner un ou deux tricheurs, on pénalise les 99,99 % des autres projets.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Combien vos équipes de chercheurs comptent-elles d'ingénieurs ?
M. Antoine Petit. - Question difficile. Au CEA, tous les collaborateurs sont chercheurs-ingénieurs. Au CNRS, sur 26 000 collaborateurs permanents, 12 000 ont le statut de chercheur et 14 000 ont le statut d'ingénieur-technicien-administratif, lequel inclut des gestionnaires de ressources humaines et des spécialistes des systèmes d'information, mais aussi une majorité d'ingénieurs au sens où vous l'entendez : spécialiste du laser, de l'optique, de la robotique ou des animaux. Le CNRS doit donc compter environ 10 000 ingénieurs.
Par ailleurs, la notion d'unité mixte de recherche constitue actuellement un sujet de discussion dans le cadre de la conférence des présidents d'université. Le Président de la République l'a également évoqué. Au sein des 1 000 laboratoires, les chercheurs relèvent à 24 % du CNRS, à 66 % des universités et à 10 % d'autres organismes. Sur les fonctions d'accompagnement, les effectifs proviennent à 49 % du CNRS, à 31 % des universités et à 20 % d'autres organismes. C'est une véritable question. Comment mettre dans les laboratoires les ingénieurs permettant de favoriser le transfert ? Il incombe certes au CNRS d'affecter des ingénieurs dans les laboratoires, mais y placer un gestionnaire RH ou financier dans un laboratoire comptant 80 % d'enseignant-chercheur ne relève sans doute plus de son rôle.
Par ailleurs, 23 PEPR ont été lancés dans le PIA 4 : 4 sont consacrés à des programmes exploratoires relevant de la recherche à long terme et 19 ont été lancés dans le cadre de stratégies d'accélération de filières industrielles, dont douze sont pilotés ou copilotés par le CNRS. Ces projets, qui concernent le domaine quantique, l'hydrogène ou encore la recyclabilité, permettent de développer les relations entre le milieu académique et le milieu industriel. Cela fonctionne plutôt bien. Ces PEPR s'inscrivent dans le cadre d'une stratégie d'accélération et répondent à une réelle demande des industriels, mais il faut vraiment que les gens travaillent ensemble. Lors de la création du 200e laboratoire commun, le patron de Total, celui de Safran et plusieurs patrons de PME et d'ETI ont fait l'effort de venir ; tous insistaient sur leur besoin de développer davantage de relations avec le milieu académique. Les mentalités évoluent et il convient de trouver les outils pour favoriser les coopérations. Ce sera sans doute un enjeu de votre rapport...
M. Jean-Luc Moullet. - Les stratégies nationales d'accélération et les PEPR introduisent un mouvement novateur dans l'approche des sujets de recherche. Elles orientent les travaux de recherche et de développement dans un cadre structuré et elles couvrent tant la recherche fondamentale que les applications industrielles. Ainsi, ces stratégies d'accélération représentent une approche novatrice de l'action publique dans des domaines très focalisés.
M. Antoine Petit. - Nous considérons que les choix scientifiques doivent associer toute la filière : lorsque le CNRS a commencé à travailler sur les panneaux photovoltaïques au silicium, Total et EDF nous ont dit que la « guerre » contre les Chinois était perdue et que les progrès ne serviraient à rien. En revanche, sur les panneaux photovoltaïques utilisant d'autres matériaux, il y avait une guerre à gagner. L'échange, ab initio, entre industriels et acteurs académiques est donc essentiel sur ce type de sujets, même s'il faut évidemment aussi ménager une liberté pour explorer des sujets dont on ignore les applications potentielles.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Si vous étiez membre du Gouvernement, quelles seraient les quatre mesures que vous souhaiteriez prendre pour répondre à la problématique de notre mission ? Comment peut-on favoriser la transition entre l'excellence de la recherche et la création de champions industriels ? Nous n'évoquons pas ici les champions déjà existants tels que Michelin ou Total ; nous souhaitons plutôt dégager des mesures pour faire émerger et consolider de nouveaux acteurs.
M. Antoine Petit. - Tout d'abord, il convient d'étudier le financement des start-ups issues de la recherche publique pour éviter qu'elles ne soient absorbées par des fonds chinois ou américains. La solution doit sûrement se construire à l'échelle européenne. Par ailleurs, les laboratoires communs et la recherche partenariale doivent être encouragés, tout comme les échanges de RH entre le milieu académique et le milieu industriel. Enfin, la reconnaissance du doctorat constitue un enjeu important, avec les CIFRE par exemple.
M. Jean-Luc Moullet. - Le développement des plateformes scientifiques ouvertes aux industriels doit également être encouragé et facilité. En effet, elles permettent de créer un outil partagé entre le monde académique et le monde industriel.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Qu'entendez-vous par « plateforme » ?
M. Jean-Luc Moullet. - Je pense à des équipements et à des investissements partagés, des équipements lourds de recherche.
M. Antoine Petit. - Enfin, l'étape de la prématuration n'exige pas des moyens financiers importants, mais elle tend à être délaissée. Notre programme en la matière comble un trou dans le processus de transfert. Nous constatons depuis le lancement du programme de prématuration du CNRS que le nombre de candidats augmente et que les dossiers s'améliorent. Nous allons ainsi créer plus de start-ups qui deviendront peut-être des licornes. Disposer d'une base large représente en enjeu important.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Le financement de la prématuration procède d'une initiative du Sénat !
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je vous remercie pour ces échanges très nourris et intéressants pour notre mission.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 35.
Mercredi 19 janvier 2022
- Présidence de M. Christian Redon-Sarrazy, président -
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Audition de M. Didier Roux, membre de l'Académie des sciences
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Mes chers collègues, je remercie M. Didier Roux, membre de l'Académie des sciences, d'être présent à nos côtés pour cette audition.
Nous entendons aujourd'hui une nouvelle personnalité particulièrement qualifiée pour nous éclairer sur les questions de recherche, d'innovation et d'industrie. En effet, M. Didier Roux est à la fois membre de l'Académie des sciences et de l'Académie des technologies. Sa carrière de chercheur l'a amenée à occuper des fonctions importantes dans la recherche publique, en particulier au centre national de la recherche scientifique (CNRS), mais également dans le secteur privé.
Auteur de plus de 150 articles scientifiques et de 14 brevets, vous êtes lauréat de nombreux prix et distinctions, dont le grand prix IBM matériaux et le grand prix de l'Académie des sciences Mergier-Bourdeix. Vous êtes également titulaire de la médaille d'argent et de la médaille de l'innovation du CNRS.
Intéressé par les applications de la recherche, vous avez participé à la création de deux start-ups liées à vos travaux de recherche dans les années 1990. Vous avez été directeur scientifique adjoint de Rhône-Poulenc, vous avez participé au conseil scientifique et technologique de Rhodia et, enfin, vous êtes devenu directeur de l'innovation de Saint-Gobain. Vous avez également été président des conseils scientifiques de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) et de l'École des ponts et chaussées.
Depuis 2017, vous êtes le président d'Unitec, une association regroupant les principaux acteurs institutionnels et experts de la création d'entreprise et de l'innovation de l'agglomération de Bordeaux.
Nous sommes donc très heureux de vous accueillir et comptons sur votre excellente connaissance des problématiques relatives à l'innovation et sur votre sens de la pédagogie - que vous avez démontré lorsque vous occupiez la chaire innovation technologique Liliane Bettencourt - pour nous éclairer sur cette question et nous faire des propositions concrètes, afin de faire de la France un acteur majeur de l'innovation.
Avant de vous céder la parole, je laisse notre rapporteur Vanina Paoli-Gagin dire quelques mots sur cette mission d'information.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je remercie tout d'abord M. Didier Roux d'être parmi nous.
Cette mission d'information est à l'initiative du groupe Les Indépendants - République et Territoires, auquel je suis rattachée.
L'objectif de notre travail n'est pas d'écrire un rapport de plus sur cette thématique qui a déjà fait l'objet de nombreux rapports, excellents pour certains. Notre objectif est plutôt d'avoir une approche très pragmatique, pour isoler quatre ou cinq mesures très fortes qui pourraient changer la donne.
Le fait que la vingt-cinquième licorne française soit une société industrielle est source d'espoir. Toutefois, nous souhaiterions vraiment lever les points de blocage grâce aux préconisations de ce rapport - définies avec les professionnels, sachants et experts du secteur de l'innovation, du transfert et de l'industrialisation des projets - afin de créer des acteurs de taille européenne, voire internationale.
M. Didier Roux, membre de l'Académie des sciences. - Merci. Ma carrière est particulière pour un scientifique. J'ai à la fois été un chercheur très fondamentaliste - ce qui me vaut d'être membre de l'Académie des sciences -, créateur de start-ups et responsable de la recherche et de l'innovation d'un grand groupe industriel. Ces différentes fonctions m'ont permis de voir les problématiques de la recherche et de l'innovation sous différents angles. Grâce à ces expériences, j'ai développé une philosophie un peu différente - pour ne pas dire très différente - de celle qui prévaut généralement.
Je commencerai par exposer les raisons de nous réjouir.
Lorsque j'ai débuté ma carrière de jeune chercheur en science fondamentale au CNRS il y a plus de trente ans, parler de relations industrielles était quasiment grossier. En France, le monde de la recherche fondamentale et celui de la recherche privée ne se parlaient quasiment pas. Depuis, la situation a complètement changé. Bien que cette dernière soit perfectible, nous avons effectué de très grands progrès.
Dans certains domaines des sciences humaines et sociales (SHS), les relations avec le monde industriel sont encore considérées comme dangereuses ou négatives. Néanmoins, ces relations ne sont plus mal perçues dans le monde des sciences dures, en particulier en physique, en biologie, en chimie ou encore en mathématiques et informatique, avec l'avènement de l'intelligence artificielle.
J'ai créé ma première start-up en 1994, dans une sorte de « zone grise » puisqu'il n'existait pas encore de lois sur le sujet. Ensuite, des lois ont été promulguées pour encadrer et accompagner la valorisation par les chercheurs de leurs résultats de recherche.
Alors que le mot « start-up » n'existait presque pas il y a trente ans, la France est devenue un paradis pour créer des start-ups de petite taille n'ayant pas besoin de beaucoup d'argent. Au sein de la technopole dont je m'occupe, Unitec, les dossiers de start-ups affluent et nous en sélectionnons environ 10 %. Nous observons donc une forte dynamique dans la création de start-ups, notamment dans les secteurs du numérique et de la santé.
L'accompagnement de ces entreprises s'est également professionnalisé. Lorsque les premières start-ups ont été créées, tout le monde déplorait l'absence de capital-risque pour leur permettre de démarrer. Cette situation est révolue. Les premiers tours de table ont lieu dans de bonnes conditions et nous savons désormais valoriser une société qui n'a pas de chiffre d'affaires.
Lors du deuxième tour de table, certains déploraient l'impossibilité de lever quelques millions, voire quelques dizaines de millions d'euros. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. La société TreeFrog, accompagnée par Unitec et créée il y a trois ans, a, par exemple, levé 2 millions pour son premier tour de table, puis 5 ou 6 millions avec le programme PMI-PME de l'Union européenne et, enfin, 64 millions récemment. Cela aurait été inenvisageable il y a vingt ans.
Les relations avec les grands groupes se sont considérablement améliorées. Les programmes de laboratoires mixtes ou de conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre) se sont fortement développés. Globalement, il s'agit d'une amélioration certaine de l'écosystème du transfert de technologie.
Pour autant, des éléments fonctionnent moins bien.
De très nombreux rapports ont été rédigés sur la valorisation de la recherche publique et le transfert de technologie du monde public vers le monde privé. Ils concluent en général que l'écosystème français, très riche, s'est beaucoup amélioré, notamment à travers la création de nombreuses structures de transfert, mais qu'il est de plus en plus compliqué et illisible. À mes yeux, ce manque de simplicité et de lisibilité est l'un des problèmes auxquels vous devez vous attaquer. Le rapport de Mme Suzanne Berger l'avait déjà souligné : entre les IRT, les ITE, les SATT, les incubateurs du CNRS ou encore des universités, il y a trop de dispositifs. Un peu de simplification serait bienvenue.
Le deuxième élément problématique, plus grave, procède de l'incompréhension totale de la part de certains acteurs publics, notamment de Bercy, qui a conduit à mettre en place des business models inadaptés. Ces modèles reposent sur la croyance selon laquelle les organismes de transfert peuvent financer le transfert de technologie grâce aux revenus perçus sur les brevets d'origine publique. C'est stupide et catastrophique sur le terrain, et conduit à dresser des murs, et non des ponts, entre la recherche publique et le monde privé.
Prenons l'exemple des sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT). À part dans quelques endroits, comme la SATT de Strasbourg qui fonctionne plutôt bien, les SATT sont devenues des obstacles au transfert de technologies, à cause de business models déraisonnables. L'injonction donnée aux SATT de faire des profits les conduit à vouloir gagner de l'argent, au détriment de l'aide aux start-ups.
En France, lorsque l'État s'occupe d'un sujet, il a tendance à empiler les structures, sans supprimer les structures existantes. Le cas des instituts de recherche technologique (IRT) et des instituts pour la transition énergétique (ITE) est tout à fait symptomatique. Des organismes censés effectuer de la recherche en dehors du monde universitaire ont été créés en raison d'un manque de confiance dans les universités. Pourtant, dans le même temps, un programme visant à redonner de l'autonomie aux universités et à les faire progresser a été mis en place, et il a fonctionné. Le constat est que très peu d'excellents chercheurs intègrent les IRT et les ITE.
Je divise la problématique de l'interface entre le monde public et le monde industriel en trois ensembles : les liens avec les grands groupes, relativement faciles à traiter ; les start-ups, qui sont un court-circuit pour passer directement du monde de la recherche publique au monde économique réel ; les petites et moyennes industries (PMI) et petites et moyennes entreprises (PME), qui sont les grandes oubliées et les grandes perdantes de toutes les actions menées pour encourager l'innovation.
En analysant les différents aspects de l'innovation et de la recherche fondamentale, j'en ai tiré les leçons suivantes. Pour innover, les problématiques doivent être tirées par l'aval et non poussées par l'amont. Une fois que les projets sont nés dans le milieu universitaire et académique, le relais doit être pris par l'aval, qui doit s'emparer des projets et les organiser par rapport à l'objectif de créer des sociétés rentables. L'État ne doit pas aller trop loin dans l'accompagnement et il est indispensable de passer le relais à des acteurs privés du marché, même si ce passage de relais s'opère avec les aides et la bienveillance de l'État.
Par ailleurs, le sujet des modèles financiers de capital-risque m'inquiète et mériterait de faire l'objet d'une commission d'enquête. Lorsque je lis les pactes d'actionnaires, je les trouve léonins, pour ne pas dire proches de l'illégalité. Dans certains pactes d'actionnaires, les nouveaux arrivants ont imposé des clauses de ratchet, stipulant que si la société ne tient pas ses promesses, ces nouveaux arrivants prendront le pouvoir alors qu'ils possèdent seulement 20 % ou 30 % du capital. Je trouve ces pactes problématiques car, si le dispositif est légal, il lèse les premiers actionnaires et les business angels, ceux qui ont pris les vrais risques. Une fois que ça leur est arrivé, ils ne reviennent plus...
Afin d'améliorer, simplifier, structurer et dynamiser l'écosystème de l'innovation, nous devons donner davantage d'autonomie aux régions, en particulier dans le cadre de leur responsabilité en matière de développement économique. Parce que les régions ont la mission d'animer économiquement leur territoire, une plus grande marge de manoeuvre politique doit leur être accordée, y compris dans l'organisation du transfert de technologies ; elles ont, du reste, la taille critique pour le faire. Les régions sont très attachées à leurs universités, dont elles s'occupent plutôt bien, et gèrent également le lien avec le monde économique. Face à l'absence de dispositif de transfert d'innovation vers les PMI et PME, les régions sont les mieux placées pour faire le lien entre le monde de la recherche publique financée par les contribuables et le monde privé tiré par les besoins du marché.
Le soutien à l'innovation des start-ups, des grands groupes et des PMI et PME doit cependant faire l'objet d'outils différents, adaptés à leurs cibles et à leurs problématiques spécifiques.
Il faut essayer de définir des priorités. L'action de l'État est parfois schizophrène. Les structures de transfert de technologies créées par les PIA s'appuient sur un business model qui exige l'autonomie financière grâce aux revenus générés par les brevets. Ce système ne fonctionne pas, c'était évident dès le début. L'État essaie d'en combler les défaillances, mais il restera inadapté tant que la mission de ses structures sera d'abord d'assurer leur rentabilité financière, plutôt que d'aider la recherche publique et les start-ups et PMI-PME.
Si la priorité de l'État est d'animer le secteur économique et de développer les activités industrielles de la France, il ne peut pas, en même temps, exiger un retour sur investissement à court terme par des revenus gagnés sur l'octroi de licences de brevet. Il s'agit d'une question stratégique. Je considère que nous avons beaucoup plus à gagner à animer le secteur économique qu'à récupérer quelques maigres revenus sur des royalties de brevets.
Concernant la simplification du système, pour laisser plus d'initiatives au niveau local, j'ai insisté sur l'implication des régions, mais les universités ont également un rôle à jouer. Les IRT, les ITE, les instituts hospitalo-universitaires (IHU) et les SATT devraient être réintégrés aux universités. Il n'y a aucune raison que ces structures disposent de statuts autonomes. En outre, l'État a prévu trop d'acteurs dans les conseils d'administration de ces structures, il est impossible d'avancer, chacun joue pour soi. La difficulté rencontrée pour monter les modèles juridiques des IRT ou ITE en témoigne. Si nous souhaitons faire de la recherche autour de technologie, incitons les universités à créer des départements de recherche technologique, l'équivalent des IRT ou ITE, mais dans le cadre universitaire. De même, si nous voulons faciliter le transfert de technologie, demandons-leur d'assurer la valorisation de leur recherche auprès des start-ups, des PMI-PME ou des grands groupes.
Il est vrai qu'en France, la répartition des compétences entre les organismes de recherche, les universités ou encore les écoles d'ingénieurs est compliquée, mais ce n'est pas en ajoutant de nouvelles structures juridiques que nous simplifierons le paysage de la recherche et de l'innovation. La politique du CNRS, restée la même d'un gouvernement à l'autre, est de redonner de l'autonomie aux universités selon un modèle de type anglo-saxon. Cette politique ne me gêne pas, mais allons jusqu'au bout. Si l'université et les régions doivent prendre des responsabilités, éclaircissons leurs rôles respectifs.
Dans le rapport que nous avions rédigé au moment de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (PPR) - qui constitue à mon avis un raté sur plusieurs points -, la partie portant sur le transfert de technologies et la valorisation a été complètement oubliée, alors que cette loi était l'occasion de simplifier le système.
En ce qui concerne la capacité de la recherche et innovation à créer des champions industriels, je serais moins sévère que l'intitulé de votre mission d'information. Toutefois, le dispositif de transfert de technologies et de l'innovation dans la société peut être encore amélioré, notamment en le simplifiant.
J'ai effectué de la recherche fondamentale en physique et statistiques, puis j'ai été responsable de l'innovation du groupe industriel Saint-Gobain. Ces deux expériences m'ont montré que la recherche fondamentale et l'innovation ne poursuivaient pas les mêmes objectifs. La passion du chercheur fondamentaliste, qu'il travaille au CNRS, à l'université ou dans une école d'ingénieurs, est portée par sa curiosité égoïste, mais noble, de comprendre le monde qui l'entoure. Dans le monde industriel, la problématique est tout autre car nous sommes dans une économie libérale où le but est de répondre à des besoins du marché, pour lesquels les consommateurs sont prêts à payer et qui peuvent être exprimés - comme le besoin d'un vaccin contre le sida ou la covid-19 - ou non - comme ce fut le cas dans l'histoire de l'informatique, avec Steve Jobs notamment.
Je suis pour ma part un fort partisan du marketing stratégique et je pense que toutes nos sociétés, y compris nos grands groupes français, ne passent pas suffisamment de temps à comprendre l'évolution des marchés et leurs besoins.
Les objectifs du chercheur et de l'industriel sont tous les deux nobles, mais ils ne doivent surtout pas être fusionnés en un seul objectif. Expliquer à nos concitoyens qu'il est normal que l'État rémunère des chercheurs pour « faire ce qu'ils veulent » parce qu'à la fin, la recherche permettra des innovations technologiques, et donc une richesse pour la nation, entraîne des conséquences négatives importantes. J'ai essayé de démontrer dans mes cours au Collège de France que cette relation de cause à effet n'est pas fausse, mais constitue tout de même un contresens. En effet, l'histoire des innovations montre que les découvertes de ces dernières se produisent rarement d'une manière linéaire : ce n'est pas en décidant de faire de la recherche fondamentale dans une thématique que nous parviendrons à trouver une innovation, même si ce cas de figure arrive parfois.
En outre, formuler cette relation de cause à effet est contre-productif car la tendance sera alors de privilégier le travail fondamental dans les domaines où il existe des besoins d'innovations reconnus. Or l'histoire des innovations montre que, très souvent, les innovations surviennent à l'issue d'une convergence de découvertes n'ayant rien à voir avec l'innovation finale. Par exemple, le premier ordinateur a été inventé à partir du métier Jacquard d'un côté et de la machine à calculer de Pascal de l'autre. Vouloir subordonner l'aide à la recherche fondamentale aux besoins de l'innovation restreint le champ des possibles de la recherche fondamentale et limite donc le champ des possibles de l'innovation.
En revanche, les pouvoirs publics doivent encourager des interactions transversales les plus fortes possible, à tous les niveaux. Je considère donc que demander à un chercheur d'expliquer, dans la première page d'un contrat avec l'Agence nationale de la recherche (ANR), à quoi serviront ses recherches constitue un contresens, une ineptie. S'il avait été demandé à Albert Einstein, en première page d'un contrat avec l'ANR, les utilisations possibles de sa réflexion sur la théorie de la gravité, il n'aurait probablement pas obtenu de subventions. Or le global positioning system (GPS) utilise à la fois la relativité restreinte et la relativité générale et n'existerait pas sans les travaux d'Einstein. Ce n'est pas parce qu'un chercheur ne peut pas prédire les utilisations possibles de ses recherches qu'il ne faut pas l'aider. Je tire cette conclusion à la fois de mon parcours de chercheur fondamentaliste et de mon parcours d'industriel.
Parallèlement, les entreprises - et en particulier les grands groupes industriels, les « entreprises d'ingénieurs » - ont tendance, de façon erronée, à vouloir mettre sur le marché ce qui a été conçu par leurs ingénieurs et qui fonctionne. Or ce n'est pas parce qu'un appareil fonctionne qu'il correspond à un besoin du marché.
Vous m'avez demandé si Saint-Gobain constitue un modèle, la réponse est à la fois positive et négative.
Saint-Gobain est un modèle car il s'agit d'une entreprise fortement implantée en France, même si le groupe est international. De mémoire, 20 à 25 % du chiffre d'affaires est réalisé en France. Notons que lorsque je suis devenu directeur de la recherche de Saint-Gobain, la moitié de la recherche de l'entreprise était réalisée en France. J'ai contribué à l'internationaliser un peu plus. L'importance des activités de recherche de Saint-Gobain en France s'explique par le fait que notre système éducatif forme des ingénieurs et des chercheurs de qualité.
L'une de mes premières décisions a été de ne recruter que des titulaires d'une thèse de doctorat dans nos grands centres de recherche. En effet, la formation par la recherche est particulièrement adaptée pour produire des professionnels de la recherche industrielle de haut niveau ; c'est évident pour moi, mais pas pour nombre de sociétés françaises. Malheureusement, en raison de la concurrence des écoles d'ingénieurs et des grandes écoles, nombre de grandes sociétés françaises considèrent que le doctorat ne constitue pas forcément un atout supplémentaire pour effectuer de la recherche industrielle. Je pense le contraire.
Assez tôt, vers 2005 ou 2006, nous avons mis en place un système d'interaction avec les start-ups. J'ai beaucoup oeuvré en ce sens compte tenu mon expérience dans ce milieu. À l'époque, le programme ne consistait pas à financer les start-ups à travers du capital-risque, mais plutôt à interagir industriellement sur des projets de co-développement avec des start-ups. Notre stratégie a évolué depuis, avec une possibilité d'investir dans le capital des start-ups, notamment à travers le programme Nova.
Interagir avec des start-ups n'est pas facile pour un grand groupe car ce dernier a toujours tendance à adopter une position « impérialiste » compte tenu du rapport de force inégalitaire. Pour éviter ce travers, le mécanisme d'interaction avec les start-ups doit être clairement spécifié - il ne faut pas le laisser au hasard et à la bonne volonté - et la hiérarchie du groupe doit pleinement s'impliquer pour éviter l'enlisement des projets, car la hiérarchie intermédiaire n'osera pas prendre des décisions sur des éléments qu'elle ne connaît pas bien.
Comment faire en sorte que les grands groupes travaillent mieux avec les start-ups ? Certains instruments législatifs pourraient peut-être être développés pour renforcer cette coopération, tels que l'éligibilité au crédit d'impôt recherche des dépenses des grands groupes liées à la gestion des relations avec les start-ups. D'autres pistes sont à explorer.
Un autre obstacle aux innovations est lié au non-dit de la protection industrielle. Il fut un temps où le monde académique ne se préoccupait pas de protection industrielle, il ne déposait pas de brevets et, en cas de travail commun avec un industriel, il cédait à ce dernier toute la propriété industrielle sans contrepartie. Puis le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation a incité les organismes et les universités à protéger leurs recherches - donc à déposer des brevets --, à les valoriser et à traiter avec les grands groupes en ayant quasiment l'obligation de déposer des co-brevets. Si la première situation n'était pas satisfaisante, la seconde entraîne des rigidités et de la complexité. La problématique autour de la valorisation de la protection industrielle, que j'ai déjà évoquée à travers la politique de valorisation menée par les SATT vis-à-vis des start-ups, constitue l'un des obstacles à la coopération entre les grands groupes et la recherche publique.
Nous nous faisons des illusions sur ce que rapportent des brevets déposés par un organisme public. Ce sont en général des brevets très « amont », très conceptuels, demandant, pour être valorisés, une implication forte des équipes ayant conçu le brevet au cours des phases ultérieures d'incubation et de maturation. Il ne s'agit pas de brevets d'application pouvant être facilement répétés.
Un équilibre doit donc être trouvé entre l'absence de protection industrielle et une politique de protection trop rigide de la propriété intellectuelle, alors même que cette dernière rapporte très peu d'argent et en coûte beaucoup. Je suis plutôt favorable à un allégement de la protection industrielle du monde public, dont je ne suis pas sûr qu'elle soit si utile au vu des résultats que nous observons.
Concernant la transformation des chercheurs en entrepreneurs, la situation a complètement changé. J'ai créé ma première start-up en utilisant une « zone grise » du droit. Depuis, la loi a encadré cette possibilité et l'a favorisée. Aujourd'hui, pour beaucoup de chercheurs, le fait de créer une start-up est valorisé ; c'est très positif. Le législateur a encadré le dispositif de création d'entreprise et a ouvert la possibilité de percevoir son salaire pendant un ou deux ans à la création d'entreprise. De même, Pôle emploi est l'un des premiers soutiens aux start-ups, puisque l'on peut toucher les allocations quand on crée une start-up. Les chercheurs du secteur public bénéficient, quant à eux, du maintien de leur salaire.
Nous manquons de chercheurs dont la carrière se caractérise par des postes à responsabilités à la fois dans la recherche publique et dans le monde industriel. L'un des obstacles est le manque d'appétit des industriels pour recruter des chercheurs de haut niveau à des postes à responsabilités ; Saint-Gobain en est un contre-exemple. Nous devons mener une réflexion pour encourager les passerelles entre la recherche publique et l'industrie. Elles existent lors de la création de start-ups, au sein desquelles les chercheurs changent de statut pour devenir créateurs d'entreprise. Toutefois, nous pourrions agir davantage, en particulier concernant les grands groupes.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je vous remercie de ces propos construits et cohérents. Je cède la parole à Vanina Paoli-Gagin.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci. Au travers de nos auditions, nous commençons à distinguer des tendances. Nous sommes rassurés de voir qu'il existe encore des sillons à creuser.
Notre problématique porte davantage sur le fait qu'en France, la recherche fondamentale est souvent à l'origine d'innovations de rupture créant des marchés, parfois mondiaux. La projection stratégique est-elle impossible, comme vous sembliez le dire ?
En outre, nous souhaitons aborder le fait que la France compte des myriades de start-ups de petite taille très à la pointe sur leur domaine de niche, réalisant entre 1 et 2 millions d'euros de chiffre d'affaires. Existe-t-il un moyen d'appeler à une consolidation, par sous-filières, d'entreprises qui gagneraient à être agglomérées pour créer des mini-champions sur des verticales technologiques ?
Enfin, un autre sujet est le financement. Si nous souhaitons créer des champions industriels, certains domaines, comme le quantique, nécessitent des fonds importants.
Je souhaite juste expliquer à nos collègues que les clauses de ratchet sont des bons de souscription à effet de cliquet, utilisées par l'investisseur lorsque ce dernier estime qu'il a surpayé la valorisation à l'entrée. L'investisseur récupérera alors le prix qu'il a surpayé en volume. Cette clause constitue une garantie par le truchement de bons.
M. Didier Roux. - Cette clause fait partie de tout un arsenal de techniques visant à éviter le risque. Certains professionnels qui effectuent du capital-risque tentent de garder le capital en excluant le risque.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Vous avez raison, il existe très peu de réels fonds de capital-risque en France.
M. Didier Roux. - La notion de capital-risque a été quelque peu dévoyée par ces organismes financiers. Je ne critique pas leur tentative de limiter le risque grâce à des clauses de ratchet mais la conséquence de ces clauses, à savoir que les perdants sont les premiers investisseurs. En tant que business angel investissant dans des sociétés à leurs débuts, je ne comprends pas pourquoi les investisseurs initiaux sont dépouillés alors que ce sont eux qui prennent le plus de risques. La législation pourrait intervenir sur ce point. Le principe de l'égalité des actionnaires est complètement bafoué.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Je vous propose de clore ce sujet, qui n'est pas législatif, mais contractuel.
M. Didier Roux. - Une invention, à savoir une découverte issue du monde de la recherche, devient une innovation lorsqu'elle a trouvé son marché. Une fois de plus, je suis absolument convaincu que le système doit être tiré par l'aval. Le problème ne vient pas de la recherche publique, mais, à la limite, des industriels qui ne comprennent pas bien les besoins du marché. Agir sur le plan législatif semble très compliqué. Le problème est que nos grands groupes industriels ne sont en général pas suffisamment armés pour comprendre les besoins du marché. Il faut donc que ces grands groupes effectuent davantage de marketing stratégique et consacrent plus de temps et de ressources à comprendre les évolutions de leurs marchés. Ils identifieront alors mieux les résultats de recherche fondamentale qui peuvent leur être utiles pour répondre aux besoins du marché. C'est l'aval, le maillon faible.
Plus largement, n'oubliez pas que l'une des causes principales de la désindustrialisation de la France est notre faible présence dans les secteurs des technologies de l'information et de la communication (TIC) et de la santé, dans lesquels nous avons raté un certain nombre de virages technologiques. Nous rattrapons ce retard, mais nous payons aujourd'hui le fait que la France des années 1980-1990 ait concentré son attention sur l'énergie, l'aérospatial et l'automobile et qu'elle n'ait pas pris les virages des nouveaux domaines technologiques que je viens de citer. Jean-Louis Beffa avait rédigé un très bon rapport, indiquant que la France était moins innovante que d'autres pays car nous étions restés concentrés sur des secteurs technologiques plus traditionnels.
M. Serge Babary. - Vous avez fait remarquer que les PME et les PMI avaient été les grandes perdantes de l'innovation. Pouvez-vous préciser vos propos ?
M. Didier Roux. - Je ne parle pas des PMI-PME issues du monde technologique, qui sont le résultat de start-ups qui se sont développées - celles-ci ont gagné -, mais des PMI-PME traditionnelles françaises, qui rencontrent un véritable problème d'innovation. Nos PMI-PME s'apparentent à des sociétés de sous-traitance non innovantes, contrairement au modèle allemand des PME dans le secteur des machines-outils par exemple, qui sont sur une niche technologique internationale et dont les produits sont achetés dans le monde entier, y compris par les Chinois. Les chefs d'entreprise français doivent se différencier par l'innovation et ils pourraient trouver de la compétence et de l'aide dans le monde public.
Lorsque j'étais vice-président chargé du transfert de technologies du comité consultatif régional pour la recherche et le développement technologique (CCRRDT), j'avais mis en place un système - financé à parts égales par la région et la PMI-PME - consistant à placer des chercheurs dans des PME-PMI, comme des consultants, à la demi-journée ou à la journée. Cela permet de « faire entrer le loup dans la bergerie ». Par exemple, se rendre dans un congrès international est compliqué pour une PMI-PME alors que c'est banal pour un chercheur. Nous devons créer des outils à deux niveaux, visant à ce que les deux mondes se connaissent et permettant d'aider les PMI-PME à travailler sur des sujets innovants.
Des dispositifs ont été créés. L'un d'entre a été porté par le CEA qui a créé des filiales CEA Tech dans les régions avec comme objectif d'apporter des solutions technologiques aux PMI-PME. Je considère que ce dispositif n'a malheureusement pas atteint son but et tend moins à aider les PMI-PME qu'à placer les technologies du CEA auprès des entreprises. De plus, les conditions financières liées à ce dispositif ne sont pas raisonnables.
En réalité, il existe des outils, mais les PMI-PME ne s'en servent pas. Déposer un brevet n'est pas très cher pour ce type d'entreprise. Il s'agit donc moins d'apporter une aide financière aux PMI-PME que de les faire évoluer culturellement en facilitant leur rapprochement avec le monde de la recherche. Nous ne pourrons pas toucher toutes les entreprises, mais il est primordial d'inciter les PMI-MPE à être plus innovantes.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Je vous remercie pour la cohérence de votre exposé et la justesse de votre diagnostic. Je souscris à vos propos concernant la séparation entre, d'une part, la recherche fondamentale et, d'autre part, l'innovation et la recherche industrielle, ainsi que sur le rôle déterminant de l'aval par rapport à l'amont.
Je travaille par ailleurs sur une proposition de loi sur l'intelligence économique en France, c'est-à-dire la veille en amont des grandes évolutions et la conception de stratégies défensives. Concernant l'exemple de recherches prometteuses, mais restées dans les cartons, n'ayant pu se valoriser que hors de France, il me semble qu'une articulation entre l'intelligence économique et le secteur de la recherche publique et privée pourrait permettre une bonne appréhension de la survenue de certaines évolutions et une réactivation de ces recherches, de manière plus industrielle, à des moments où elles auraient été oubliées.
Concernant les PME-PMI, il sera difficile d'agir sans structures pérennes et souples, implantées partout sur le territoire. Les régions sont en effet déterminantes. Toutefois, elles sont maintenant si grandes que certains collègues m'ont indiqué que, dans leur département, certaines PME-PMI peinent à trouver l'interlocuteur de la région.
Disposer de pools de chercheurs disponibles pour aller vers les entreprises semble plus efficace qu'attendre que ces entreprises viennent nous faire part de leur envie d'innover. Un travail intelligent et systématique de démarchage des entreprises pour lesquelles ce genre de contact pourrait être utile devrait avoir lieu. En outre, les pools de chercheurs - réalisant de la veille et bénéficiant d'une meilleure compréhension des attentes des PME-PMI - pourraient constituer un message d'intérêt public montrant que nous faisons de l'innovation dans les PME-PMI une priorité nationale.
M. Didier Roux. - Ce que vous appelez l'intelligence économique correspond à ce que j'appelle le marketing stratégique. Cela consiste à appréhender l'évolution d'un marché, comprendre ses besoins dans les cinq ou dix prochaines années et définir les innovations à préparer pour répondre à ces besoins. Je ne suis pas sûr que la solution doive venir de l'État et du législateur. En effet, ce problème est relatif à la culture des entreprises. Les entreprises doivent trouver ce dont le marché a besoin et inventer la solution à ce besoin.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Dans mon esprit, l'intelligence économique diffère du marketing stratégique. Elle alerte sur le fait que des évolutions ont lieu dans d'autres pays et sur ce qui serait intéressant pour la France. Cette structure publique n'aurait de sens que si elle est réellement partenariale. Il ne s'agit pas de réunir uniquement des fonctionnaires car nous voyons bien que les cultures sont différentes. Je vois surtout la nécessité de disposer d'une sorte d'alerte systématique et d'aller-retour constant, afin que la culture dont vous parlez devienne un réflexe naturel et s'appuie sur une confiance réciproque.
M. Didier Roux. - Il existe un problème d'articulation entre ce que pourrait effectuer France Stratégie, qui mène parfois des travaux intéressants concernant la compréhension des évolutions, et la mobilisation des acteurs visant à les aider à réaliser du marketing stratégique. Je suis d'accord sur le lien qui peut exister entre ces deux éléments.
Concernant les PMI-PME, je défends le maintien d'une répartition des compétences entre les départements et les régions. Cependant, vous avez raison de souligner que les régions sont devenues plus grandes et qu'il faut donc pousser les régions à créer des succursales et à s'investir sur des territoires éloignés de leur centre. Cette politique est du ressort du président de région et des élus régionaux, ils sont conscients de ce problème. En tant que directeur scientifique du projet « La Rochelle Territoire zéro carbone », je vois bien que l'action est plus facile à l'échelle d'une ville de quelques milliers d'habitants, où les acteurs se connaissent, qu'à l'échelle d'une région. Il faut se « territorialiser » davantage.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - J'ai bien retenu cette idée de territorialisation. Nous l'avons déjà entendue plusieurs fois au cours de nos auditions.
Vous nous avez dit que les liens entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée s'étaient développés, sauf dans le domaine des SHS. Pour faire le lien entre les besoins de l'industrie et les recherches qui ont lieu dans les laboratoires, est-ce que les SHS n'auraient pas un rôle fondamental à jouer ?
M. Didier Roux. - Je partage tout à fait votre point de vue. D'ailleurs, dans le conseil scientifique que je préside dans le cadre du projet « La Rochelle Territoire zéro carbone », j'ai fait en sorte que la moitié de ses membres soient issues des SHS. Toutefois, il y a deux visions du rôle des SHS. La première, qui me paraît erronée, est de vouloir les utiliser pour convaincre les gens d'accepter une technologie dont ils ne veulent pas. Leur but est alors de « faire passer la pilule » comme on l'a vu sur certains projets d'éoliennes ou d'installations photovoltaïques. L'autre fonction des SHS, que je défends, vise à comprendre les besoins de la société et leur évolution. Nous retombons sur l'idée de marketing stratégique, même si les SHS ont vocation à s'intéresser non pas aux besoins du marché, mais à ceux de la société.
Je dois toutefois faire remarquer qu'en France, la situation des SHS est compliquée car il s'agit d'un monde de « chapelles » qui, de surcroît, ne s'est pas autant internationalisé que la recherche fondamentale en physique, en mathématiques ou en biologie. Toutefois, je suis d'accord avec vous quant à l'importance de leur rôle.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je vous remercie de votre propos construit, complet et très éclairant, notamment concernant ces dualités entre recherche fondamentale et recherche appliquée.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est suspendue quelques instants.
Audition de M. Patrice Caine, président de l'Agence nationale de la recherche et de la technologie et président-directeur général de Thales
M. Christian Redon-Sarrazy, président de la mission d'information. - Monsieur le Président-directeur général, mes chers collègues, nous recevons maintenant Patrice Caine, dont les propos nous intéressent à double titre car il est à la fois président de l'Association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT) et président-directeur général de Thales.
L'ANRT rassemble les acteurs publics et privés de la recherche et du développement en France. Monsieur le Président-directeur général, nous vous serons reconnaissants de bien vouloir nous expliquer ses actions, mais également ses réflexions pour améliorer l'efficacité du système français de recherche et d'innovation et en particulier les relations public-privé.
L'association que vous présidez s'était fortement mobilisée au moment de l'examen du projet de loi sur la programmation de la recherche. Elle avait regretté l'absence de stratégie de recherche au plus haut niveau de l'État et l'incapacité des pouvoirs publics d'effectuer des choix, alors même que la France n'est pas capable financièrement d'occuper tous les champs de recherche. Elle avait également déploré le sous-financement chronique de la recherche publique. Un an après l'entrée en vigueur de ladite loi, nous aimerions connaître votre position sur la recherche française et sa capacité à faciliter l'innovation, et plus généralement sur la capacité de la France à devenir un acteur majeur de l'innovation.
En tant que président-directeur général de Thales, vous serez à même de nous faire partager votre retour d'expérience sur la capacité de la France à favoriser le développement et la croissance d'un champion industriel. Avec un chiffre d'affaires de 18,5 milliards d'euros en 2020 et 80000 salariés répartis dans 68 pays, Thales est leader dans l'aérospatial, le transport, la défense et la sécurité.
L'innovation est à l'origine de l'histoire du groupe et demeure au coeur de son développement. Ainsi, près d'un milliard d'euros sont investis chaque année dans la recherche et le développement et 28000 salariés sont directement impliqués dans les activités techniques du groupe. Sur votre site internet, vous insistez sur le fait que 300 start-ups ont été approchées par Thales au cours des trois dernières années. Vous faites état de 20 laboratoires de recherche communs avec des partenaires institutionnels, 50 partenariats avec des universités ou des centres de recherche et 16 500 brevets. Enfin, 75 % des dépenses d'achat de Thales en France bénéficieraient à plus de 3 800 petites et moyennes entreprises (PME). Nous serons donc très intéressés par vos explications sur l'écosystème d'innovation bâti par et autour de Thales, en relation avec les PME et les start-ups.
Avant de vous donner la parole, je laisse notre rapporteur Vanina Paoli-Gagin présenter l'objectif de cette mission d'information.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur de la mission d'information. - Cette mission d'information est à l'initiative du groupe Les Indépendants - République et Territoires. L'objectif de notre travail n'est pas d'écrire un rapport de plus sur cette thématique, mais plutôt de rédiger un rapport opérationnel, pouvant dégager entre quatre et six mesures que nous pourrions mettre en oeuvre dans un temps assez limité, afin de donner à notre pays la chance de garder un rang dans un certain nombre de technologies structurantes.
M. Patrice Caine, président de l'Association nationale de la recherche et de la technologie et président-directeur général de Thales. - Je vous remercie de cette invitation. Je me sens légitime à associer les termes recherche et industrie. C'est parce que ces sujets me tiennent à coeur que j'ai accepté de présider l'ANRT.
Vous m'avez invité compte tenu de ma double casquette au sein de l'ANRT et de Thales. J'aurai évidemment plaisir à répondre aux questions sur le rôle de l'ANRT et comment elle se projette, mais je pense être éventuellement encore plus pertinent en tant que président de Thales, poste qui m'occupe davantage de temps. Néanmoins, je nourrirai mes réponses de mes expériences dans ces deux fonctions. Après avoir présenté le groupe Thales, j'organiserai mon propos en trois parties : constats, convictions, recommandations.
Le groupe Thales est impliqué dans des marchés très exigeants et relevant tous de domaines critiques pour la sûreté de fonctionnement. En effet, derrière nos activités, des vies humaines - pouvant être celle d'un soldat, d'un pilote d'avion ou d'un conducteur de train - sont souvent en jeu.
Si nous remontons à Thomson-CSF, le secteur de la défense constitue notre héritage historique. En outre, le groupe s'implique dans le secteur de la sécurité, dans le monde physique, mais aussi dans le monde virtuel. Nous sommes d'ailleurs devenus l'un des plus grands acteurs européens de la cybersécurité sur certains segments de marché. Ces activités représentent 1 milliard d'euros sur notre chiffre d'affaires de 18 milliards d'euros, publié en 2020. Notre présence sur le domaine de l'identité et de la sécurité numériques est due au rachat de l'entreprise Gemalto, au premier trimestre de l'année 2019 et fait sens à une époque où l'identité se numérise de plus en plus. Enfin, les derniers métiers qui nous passionnent sont ceux de l'aéronautique, civile et militaire - une activité duale par essence -, et ceux du spatial, dont nous sommes l'un des deux grands acteurs européens avec Airbus.
L'autre caractéristique de ce groupe est qu'il embrasse un socle technologique lui permettant de nous développer dans ces différentes verticales de marché. Cette caractéristique est à la fois un différenciateur et une source de compétitivité pour nous. Elle est aussi, pour un certain nombre de grands clients, notamment gouvernementaux, un élément important de souveraineté. Ce point est particulièrement bien compris en France et il est bien compris dans d'autres pays où Thales est un acteur de souveraineté important.
La spécificité de cette industrie de défense est que nous avons une stratégie nationale dans chacun des marchés où nous sommes présents. Par exemple, Thales Australia, l'une des toutes premières industries australiennes de défense, appartient au groupe Thales, mais est considérée comme un objet de souveraineté extrêmement important par le gouvernement australien.
Nous travaillons beaucoup sur les innovations de rupture, dans le monde numérique, mais pas seulement. Le champ des deep techs est très important pour Thales dans le domaine du quantique. J'aimerais souligner que ce dernier ne se résume pas à l'ordinateur quantique. Je pense d'ailleurs que notre pays a au moins autant d'atouts dans les autres domaines d'application de la physique quantique - les capteurs (ou « senseurs »), les communications et la cryptologie quantiques - que dans celui de l'ordinateur.
J'en viens aux constats. Premier constat : nous bénéficions, en France, d'une recherche publique d'un excellent niveau, en tout cas celle que je côtoie tous les jours dans les laboratoires de Thales ou dans les laboratoires communs entre notre groupe et le CNRS. Nous devons être conscients de ce niveau international d'excellence.
En revanche, deuxième constat, l'exploitation de ce potentiel de recherche, notamment la transformation de cette recherche en innovation puis l'industrialisation de ces innovations, reste encore insuffisante. Ce message doit nous encourager à nous améliorer, d'autant que nous partons d'une base excellente, à savoir notre recherche publique dans un certain nombre de domaines.
Mon troisième constat est que de bonnes initiatives ont été lancées ces dernières années. Je pense que la loi de programmation de la recherche (LPR) est bénéfique. Chez Thales, cette loi nous a inspirés, car nous pratiquons la loi de programmation militaire dans nos domaines depuis très longtemps. Dans l'industrie, et notamment l'industrie à haute intensité de recherche, disposer d'une vision sur un temps long est extrêmement important. L'existence d'un cadre pluriannuel pour la recherche me semble primordiale, notamment pour s'abstraire en partie de la tyrannie de l'annualité budgétaire - j'emploie volontairement des termes excessifs à ne pas prendre au pied de la lettre. Les entreprises ont également des budgets annuels, mais ils se distinguent du budget de l'État, qui oblige les organismes publics à convaincre, chaque année, les parlementaires ou leurs administrations de tutelle à sécuriser leur budget de l'année suivante, ce qui consomme beaucoup d'énergie, alors que leur coeur de métier est d'effectuer de la recherche.
Autre point positif : les filières industrielles font partie des initiatives mises en place : cela va dans la bonne direction. Je le constate sur le terrain car je suis aussi vice-président de France Industrie. Je siège à ce titre au Conseil national de l'industrie (CNI), qui a permis à un certain nombre de filières de se structurer. Certaines étaient déjà très bien structurées, telles que celle animée par le Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS), qui fonctionne extrêmement bien. D'autres filières ont commencé à se structurer, ce qui leur permet de disposer d'une feuille de route technologique partagée avec les administrations de tutelle ou avec celles qui s'occupent de leur secteur et de pouvoir déposer des projets de recherche et développement (R&D) pour être accompagnées et aidées financièrement quand le secteur privé n'y parvient pas ou n'y parvient plus.
Le quatrième volet du programme d'investissements d'avenir (PIA) est également orienté dans la bonne direction puisqu'une partie de ce volet accompagnera la recherche et l'innovation, notamment liées à l'industrie ou à la recherche industrielle.
Mon quatrième constat est que la puissance publique manque parfois d'une vision internationale. Vous agissez bien sûr sur un périmètre français, parfois européen. Toutefois, dans les domaines qui nous intéressent pour cette audition, il faut regarder ce qui se passe au-delà des frontières de notre pays et comment nous nous situons dans une compétition technologique, industrielle et économique mondiale par rapport aux États-Unis, à la Chine et à d'autres pays européens certes amis et alliés, mais aussi concurrents.
Mon cinquième constat est qu'en comparaison avec nos voisins, nous avons factuellement reculé sur plusieurs éléments clés, qu'il s'agisse de la part de R&D dans notre produit intérieur brut (PIB), du taux d'industrialisation de notre pays et même de notre capacité à exporter - même si l'aéronautique civile, la défense et le spatial sont de grands exportateurs.
Néanmoins, je reste profondément optimiste quant à la capacité de la France à retrouver sa juste place. Il n'existe pas de fatalité, en particulier dans l'industrie.
Je crois aussi au rôle essentiel que jouent la science et les technologies dans notre société ainsi qu'à l'importance des industries, indispensables pour donner à la France les moyens économiques dont elle a besoin. Pour cela, ces différents univers - la science, la technologie, l'industrie et l'économie - doivent pouvoir se parler et être intimement liés. En reprenant le vocabulaire de la physique quantique, je dirais que ces univers doivent être « intriqués », c'est-à-dire fonctionner ensemble même s'ils ne sont pas physiquement au même endroit.
Je suis également convaincu que la transformation d'un résultat de recherche en innovation - permettant de créer un produit ou un service - est absolument fondamentale. Pour progresser, nous devrions cesser de catégoriser les acteurs jusqu'à la caricature. En effet, j'entends souvent dans le débat public que le scientifique est le seul sachant, que la start-up est la seule à être capable d'innovations de rupture et que le grand groupe est condamné à faire uniquement de l'innovation incrémentale ou à être prédateur de start-ups. Je ne dis pas que cela n'arrive pas dans la pratique, mais ce n'est pas la réalité que je vis en tant que président de Thales. En effet, les start-ups innovent et réalisent des projets absolument fantastiques, mais, dans un certain nombre de cas, elles ont besoin de groupes de taille moyenne ou grande pour « passer à l'échelle », comme on dit - cette réalité est plus nuancée dans le monde du numérique, où l'on peut croître avec peu de moyens. Inversement, je connais nombre de grands groupes, parmi lesquels Thales, qui sont impliqués dans des innovations de rupture très importantes. Le meilleur exemple est pour moi la seconde révolution quantique, dont les acteurs sont des start-ups comme Pasqal et Alice & Bob, mais aussi de grands groupes comme Atos et Thales.
Par ailleurs, je suis convaincu que, si nous voulons être plus efficaces, nous avons besoin de davantage de simplicité et de transparence. Ces principes devraient être appliqués à la gouvernance de la recherche et de l'innovation en France. Je suis persuadé qu'il est possible de rendre l'ensemble de notre dispositif national, qui mobilise des moyens importants, plus performant, plus cohérent et plus efficace.
La crise pandémique que nous traversons a remis la notion d'autonomie stratégique au centre des débats et en haut de la liste des ambitions de nombreux pays, dont la France, et des ambitions européennes. Du fait de son champ d'activités, Thales est particulièrement sensibilisé à la question de l'autonomie stratégique. En effet, nous accompagnons des gouvernements et des pays dans cette recherche de plus d'autonomie dans les domaines technologiques. La maîtrise de la technologie et l'anticipation des ruptures sont au coeur de cette stratégie, pour atteindre l'autonomie.
Cependant, cette autonomie ne signifie pas l'autarcie ou le renfermement sur soi. Cette affirmation est particulièrement pertinente dans le domaine de la recherche, pour les sociétés technologiques et pour un pays comme la France. Nous devons trouver le juste équilibre entre les domaines dans lesquels nous souhaitons être autonomes, pour établir le bon rapport de force - dans un sens noble et non agressif - sans pour autant chercher à tout maîtriser, ce dont nous n'avons de toute façon pas les moyens.
Quelques recommandations me sont venues à l'esprit en préparant cette audition.
Premièrement, le continuum entre recherche et industrie devrait être au centre des priorités - ce qui n'est pas le cas à ce jour - et probablement faire l'objet d'une instance dédiée dans la gouvernance ou l'organisation de l'État.
Je défends la recommandation formulée auprès de France Industrie, portant sur la mise en place d'un grand ministère regroupant recherche et industrie. Dans le cadre de la thématique dont nous discutons, rapprocher ces deux composantes dans un seul ministère pourrait considérablement faciliter les coopérations. Tout ne peut pas remonter en interministériel, tout ne peut pas être arbitré à Matignon lorsque les sujets à trancher relèvent de deux ministères distincts. Il me semble que c'est au quotidien que nous parviendrons à créer un maximum d'efficacité. Au sein de ce grand ministère commun, une gouvernance de la recherche et de l'innovation sur le plan national, impliquant tous les acteurs publics, comme privés, pourrait être mise en place ; d'ailleurs, le rapprochement entre la recherche publique académique et la recherche privée industrielle constitue d'ailleurs l'une des missions de l'ANRT.
Je pense également que le plan de réindustrialisation de la France doit être continué et amplifié, en se donnant l'objectif d'augmenter le pourcentage de l'industrie dans le PIB a minima à 20 % à un horizon de dix ans, revenant ainsi dix ans en arrière, sans rien lâcher pour atteindre cet objectif.
En outre, je suggère de poursuivre et amplifier l'investissement dans la recherche afin d'atteindre le plus rapidement 3 % du PIB. Se fixer un objectif chiffré a l'avantage de mobiliser les énergies et constitue une aide précieuse lorsque des arbitrages doivent être effectués entre plusieurs priorités.
Le statut des chercheurs de la recherche publique, si importante, devra être revalorisé et une amélioration de la gestion de leur carrière doit avoir lieu, pour attirer les meilleurs dans chaque classe d'âge.
Nous devons lancer un plan ambitieux afin de faire émerger et développer des innovations de ruptures en mobilisant les acteurs, publics et privés, petits et grands. On me parle régulièrement de l'opportunité d'une Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) française ou européenne. Appelons cette structure DARPA si cette dénomination peut mobiliser les énergies, mais, surtout, lançons-la ! Il n'existe objectivement pas d'équivalent français ou européen de la DARPA aux États-Unis. En effet, nous ne disposons pas de structure capable de financer, avec une grande réactivité - sur un claquement de doigts - et en admettant parfaitement la prise de risque donc l'échec, des innovations de rupture. En effet, c'est la très forte probabilité d'échouer qui caractérise l'innovation de rupture. L'aversion au risque d'un certain nombre de structures publiques rend la mise en place d'un équivalent de la DARPA quasiment impossible. Nous devons parvenir à effectuer notre révolution intellectuelle et accepter que, même si l'on manie de l'argent public, l'échec fasse partie du financement à l'innovation de rupture. Sinon, on n'en fera jamais...
En outre, je suggère de renforcer l'enseignement de la science, et notamment des mathématiques, ainsi que de l'informatique. Les mathématiques constituent en quelque sorte la science des sciences tandis que comprendre l'informatique est devenu, pour les jeunes générations, aussi important que de parler anglais dans un monde ouvert. Je ne suis pas très rassuré par la façon dont les sciences, notamment les mathématiques, sont enseignées à l'école. Cet enseignement ne doit pas seulement être réservé aux élèves potentiellement attirés par les métiers techniques. Une tribune intéressante, écrite par Jean Peyrelevade, a paru dans Les Échos à ce sujet. L'enseignement des sciences donne aux jeunes des outils pour raisonner, dialoguer et comprendre le monde, et devient d'autant plus essentiel que l'importance des technologies prend un poids considérable. Raisonner sur une intelligence artificielle éthique sans avoir un minimum de compréhension des sous-jacents de cette technologie devient difficile, notamment pour le décideur politique.
Enfin, attirer davantage de jeunes femmes vers les métiers scientifiques et techniques constitue un très grand défi. La loi du 24 décembre 2021 visant à accélérer l'égalité économique et professionnelle, sur la féminisation des instances dirigeantes, a été adoptée. Cependant, j'ignore comment nous pourrons attirer de jeunes femmes dans les groupes industriels à forte dimension technique. Ce problème n'est pas lié à une absence de motivation de la part des entreprises ; je crois que nous sommes tous très motivés sur ce sujet, nous l'observons concrètement dans nos laboratoires. J'étais, avant de vous rejoindre, avec une chercheuse d'un laboratoire commun entre le CNRS et Thales. Cette jeune femme extrêmement brillante, ayant gagné le prix de la femme chercheuse de l'année et obtenu la médaille d'argent du CNRS, est un peu l'exception qui confirme la règle. Nous devons parvenir à faire bouger les équilibres et nous ne pourrons le faire sans l'aide de la puissance publique.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci. Même si l'intitulé de notre mission est quelque peu acerbe, nous sommes également très optimistes. C'est bien parce que nous pensons que notre recherche est excellente et qu'une amélioration est possible que nous posons cette problématique et sollicitons des personnes, telles que vous, capables de nous aider à trouver un chemin.
Pensez-vous que la structuration assez idéale de votre filière tient au fait qu'elle est très tirée par la commande publique ou parapublique à l'échelon international ? S'agit-il d'un élément de stabilité et de profondeur des marchés spécifiques à votre filière ?
Pensez-vous que nous ayons besoin, dans notre pays, de consolider des start-ups - pouvant être très nombreuses, mais de petite taille - sur des sujets très pointus afin de créer des acteurs de plus grosse taille dans des sous-filières, également à la pointe ? De plus, constatez-vous un problème de financement concernant des sujets tel que le quantique ? En effet, en Europe, nous ne disposons pas de fonds d'investissement possédant des ressources suffisantes pour financer des sujets aussi importants - nécessitant beaucoup d'argent à l'entrée, ne serait-ce que pour recruter des profils à la hauteur des enjeux intellectuels - et ainsi créer des champions européens.
M. Patrice Caine. - La filière est très tirée par une industrie privée éloignée de la commande publique, à savoir l'aéronautique. Le GIFAS compte majoritairement des sociétés de l'aéronautique civile, à commencer par Airbus qui tire une très grande part de son chiffre d'affaires du civil. Je ne crois donc pas que le fait d'être tiré par la commande publique constitue une caractéristique des membres du GIFAS.
Pour autant, ce qui explique en grande partie le succès mondial de cette filière aéronautique, spatiale et de défense est que nous ayons eu la chance depuis des dizaines d'années de bénéficier d'un ministère disposant de suffisamment de moyens pour façonner et soutenir une base industrielle et technologique de défense (BITD) sur un temps long.
Le mécanisme de la loi de programmation militaire (LPM) constitue l'une des raisons du succès de cette filière, ainsi que la présence dans l'administration de l'État d'ingénieurs passionnés et très compétents capables de faire l'interface avec l'industrie.
Le point commun entre l'aéronautique spatiale et la défense est que nous avons, face à nous, une direction générale de l'armement (DGA), le Centre national d'études spatiales (CNES) et le ministère des transports avec la direction générale de l'aviation civile (DGAC). Ces trois administrations, compétentes, peuvent dialoguer avec l'industriel et lui poser des défis technologiques. Elles disposent par ailleurs de moyens - importants pour la DGA et le CNES et un peu moins importants pour la DGAC - pour trier, orienter les projets et imposer des défis technologiques, mais également soutenir la filière.
Le jour où le ministère de l'industrie est devenu un secrétariat d'État a marqué à la fois le début du déclin du ministère de l'industrie et d'un désintérêt progressif des responsables politiques vis-à-vis de l'industrie, mais aussi la perte pour l'industrie d'un interlocuteur compétent, présent et disposant de moyens.
Le ministère de l'industrie se résume aujourd'hui à la direction générale des entreprises (DGE), au sein du ministère de l'économie et des finances. Malheureusement, la DGE ne dispose pas de la richesse intellectuelle et du potentiel de la DGA. Or nous aurions besoin d'une direction générale de l'industrie (DGI) ou d'une DGE possédant cette richesse humaine et cette capacité d'intervention. Je demandais souvent à un très grand responsable politique avec quel interlocuteur je pourrais discuter de mécanique quantique au sein de l'État. Cet exemple est caricatural, mais réel. Il y a beaucoup de bonne volonté, mais, sans les compétences et les moyens, il y a peu de chances que nous parvenions à faire émerger des filières puissantes.
Les filières sont bien organisées lorsqu'il existe des applications finales comme la défense, l'aéronautique et le spatial. Nous avons besoin d'un ministère gérant l'horizontalité, les technologies ayant de nombreux usages différents. Avec quels interlocuteurs pouvons-nous parler d'intelligence artificielle, de cloud, d'edge computing, de 5G et de toutes ces technologies fondamentales pour notre monde de demain que nous avons besoin de maîtriser ? Je n'ai pas le sentiment que c'est avec le ministère de la recherche que je discute le plus de ces sujets et, du côté de la DGE, la puissance de feu n'est pas la même que celle de la DGA, avec qui je peux parler de sujets tels que, par exemple, les dernières technologies des systèmes de trafic et de contrôle aérien du futur, prenant notamment en compte les drones, pour lesquels il faudra nécessaire une part d'automatisme, car le nombre de drones sera mille fois, cent mille fois supérieur à celui des avions de ligne. Sur ce sujet, j'ai des interlocuteurs avec lesquels discuter. Or l'intelligence artificielle peut s'appliquer à de nombreux usages. C'est pour cette raison que nous soutenons la création d'un ministère de l'innovation et de la recherche concentrant les compétences de l'administration afin d'être un interlocuteur privilégié de l'industrie, mais aussi de pouvoir l'accompagner, « challenger » les technologies proposées, voire dire non à certaines solutions technologiques.
Il m'est difficile de formuler une réponse globale à votre deuxième question car cela dépend des cas. Beaucoup d'acteurs affirment qu'il y a beaucoup d'argent qui circule en Europe pour financer les start-ups et que ces dernières ne sont pas condamnées à partir aux États-Unis et que, lorsqu'elles s'y rendent, ce n'est pas pour des questions de financements, mais de taille de marché. En effet, les États-Unis représentent un marché de 200 millions de consommateurs contrairement à l'Europe, composée de pays possédant chacun son marché, c'est-à-dire sa réglementation, sa langue et ses administrations. Je ne suis donc pas sûr que le problème de financement soit le plus prégnant. Les deep techs ou les start-ups industrielles constituent peut-être une exception, car elles nécessitent davantage de financement, notamment pour « passer à l'échelle », et le temps long est un facteur important pour elles, contrairement aux start-ups du numérique, qui vont vite sur le marché - ou qui échouent vite - et donc qui peuvent vite accéder à un financement externe. De nombreuses actions ont été réalisées par les acteurs privés ou Bpifrance afin d'accompagner les start-ups et éviter qu'elles partent à l'étranger pour des raisons financières.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Merci. Je partage avec vous la nécessité de constituer, dans l'organisation de l'État, un ministère de l'industrie. Toute la difficulté est de savoir quelle part de la recherche nous y adossons, notamment au sein des universités. Toutefois, je pense que nous pourrions réunir l'industrie, la recherche industrielle et l'innovation dans une sorte de cote mal taillée. De toute façon, nous ne pouvons jamais obtenir de coupe franche.
En revanche, la constitution de task forces compétentes, que vous appelez de vos voeux, sur des champs majeurs comme l'intelligence artificielle ou le quantique - avec des compétences de la puissance publique travaillant avec les industriels et les chercheurs - me semble une bonne idée, urgente et nécessaire.
De ce point de vue, j'aimerais vous alerter au sujet de la réforme de la haute fonction publique, qui valorisera certes des profils nouveaux, mais ma crainte est que les corps techniques de l'État soient supprimés. Nous aurions donc des profils d'une diversité culturelle plus large, mais moins de personnes très spécialisées dans certains domaines, ce dont nous avons besoin.
Vous insistez à juste titre sur l'enseignement des mathématiques. Alors que 92 % des élèves de terminale étudiaient encore les mathématiques avant la dernière réforme du lycée, ils ne sont plus que 58 % dans les classes de terminale générales. Parmi ces 58 % d'élèves, seuls 14 % étudient les mathématiques six heures par semaine plus l'option « maths expertes ». Ces éléments témoignent de l'assèchement de l'enseignement des mathématiques. De plus, la difficulté de recruter des femmes s'ajoute à la difficulté de recruter tout court. Ce sujet est terrifiant. Si vous pouviez alerter le ministère et les hautes autorités de l'État, afin que nous regardions les réalités en face, vous feriez oeuvre utile.
La manière d'organiser ce ministère de l'industrie est une question tout à fait essentielle. Vous avez dit, à juste titre, que la mise en place d'une programmation à long terme de la recherche s'impose, mais nous sommes extrêmement loin de rattraper les 3 % de PIB. Nous accumulerons donc encore du retard et la revalorisation des chercheurs publics dont vous parlez n'est pas programmée... Je ne souhaite pas être négative, mais simplement vous dire qu'en France, nous avons tendance à croire que, parce que nous les avons évoqués, les problèmes sont de fait résolus. Or ce n'est pas le cas : le budget de la recherche n'échappe pas à l'annualité budgétaire en dépit de la loi de programmation de la recherche. Il existe encore moins une courbe nous rapprochant des 3 % de PIB et d'un niveau satisfaisant de rémunération des chercheurs publics.
En tout cas, je trouve les recommandations que vous avez formulées très positives.
M. Patrice Caine. - Je suis particulièrement sensible à la notion de task forces ou d'équipes intégrées. Bruno Le Maire souhaitait que France Industrie ait un représentant au conseil de l'innovation, auquel j'ai participé au titre de mes deux casquettes. Ce conseil a disparu, mais il s'est en quelque sorte transformé en comité de surveillance du PIA, auquel on m'a demandé de participer également.
Je suis toujours prêt à donner de mon temps au pays. Pour autant, ces initiatives doivent être efficaces et servir à quelque chose. Je pense que nous pouvons nous améliorer sur ce point. Il doit y avoir, au sein de ces structures, beaucoup plus de proximité et même - je n'ai pas honte d'employer ce terme - de connivence, au sens positif, entre la décision publique et ceux qui possèdent une grande partie de la compétence. Demandez-nous notre avis, non à Thales, mais à France Industrie ! J'anime la commission innovation R&D de France Industrie, comptant quasiment tous les plus grands directeurs techniques des plus grands groupes français, tous prêts à donner de leur temps pour leur pays. Faites-nous co-instruire les dossiers présentés ou poussés par l'administration, pour lesquels, accessoirement, vous nous demandez de cofinancer, même si, in fine, la décision relève des prérogatives de la puissance publique.
Par ailleurs, en amont, l'État doit arrêter les programmes qui échouent et pourrait, pour cela, utiliser des compétences de l'industrie. Dans l'industrie, nous échouons, nous aussi, et nous sommes amenés à arrêter des programmes de recherche pour diverses raisons.
Pour le moment, ces recommandations de bon sens n'ont pas trouvé un écho favorable, même si je ne désespère pas que nous y parvenions, afin de créer cette équipe de France entre l'industrie - petite, moyenne ou grande - et la puissance publique.
Concernant les corps techniques de l'État, j'ai fait part de mes convictions devant la mission sur la mise en oeuvre de la réforme de la haute fonction publique pour les corps techniques de l'État. L'État a aujourd'hui la chance incroyable de pouvoir attirer des gens de talent, notamment parmi les plus brillants profils de l'École polytechnique, de l'École normale supérieure, de l'École des Mines ou du corps des ingénieurs des industries et des mines. Ces jeunes pourraient percevoir des salaires dix fois plus élevés, partir à l'étranger et mettre leur talent à disposition de l'industrie ou d'autres pays. Je ne comprends pas l'effet recherché par cette réforme, alors que l'État a la chance incroyable de recruter parmi les plus brillants cerveaux. Toutes les entreprises ont des filières de hauts potentiels. Avoir une gestion un peu plus spécialisée ou personnalisée ne me choque donc pas. Notons que c'est aussi un moyen d'attirer et de motiver les jeunes diplômés. Je partage, madame la sénatrice, votre interrogation - pour ne pas dire votre inquiétude - quant à cette réforme.
Vouloir mettre fin à ce que le Président de la République a appelé « le phénomène de rente » n'est pas un problème. Lorsque je suis parti dans le privé, j'aurais pu démissionner de la fonction publique car mon choix était fait. L'absence d'une corde de rappel dans un corps ne me pose aucun problème. Si ce « phénomène de rente », auquel je ne crois pas, n'est plus acceptable vis-à-vis de l'opinion publique, supprimons-le. Mais ne cassons pas ce mode de recrutement. Nous avons besoin de personnes compétentes dans les sciences au sein des administrations. La création des corps techniques remonte à deux siècles et a permis que nos industries figurent au premier niveau mondial. La DGA ne serait pas la même sans le corps de l'armement. Or j'ai besoin d'une DGA compétente...
Mme Laure Darcos. - Merci. Concernant les filiales, le bon échelon ne serait-il pas aussi de s'appuyer sur les grandes régions ? La formation fait partie des compétences fondamentales des régions. Dans toutes les régions, où vous êtes très bien implantés et où peut se créer une sorte de réseau d'innovation entre toutes les grandes entreprises, davantage de dialogues et de réalisations concrètes ne sont-ils pas possibles ? Je pense à l'une de nos rencontres, lorsque vous aviez évoqué la vidéosurveillance dans les RER et les métros parisiens. Entretenir un dialogue avec une présidente de région est peut-être plus facile et constitue possiblement un circuit plus court qu'échanger avec Bercy.
La féminisation des sciences dures est un sujet majeur. J'ai été extrêmement sensible au fait que vous en parliez aussi spontanément. Le problème de cette réforme du baccalauréat est, qu'au-delà des mathématiques en tant que telles, presque toutes les filières d'ingénierie et du numérique sont quasiment « snobées » par les filles, qui se dirigent davantage vers les disciplines littéraires. Un travail très important est bien sûr à réaliser en amont au sein de l'éducation nationale pour remettre les mathématiques et les sciences à l'honneur.
Le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes proposait d'exiger la parité lors des comités de sélection (voire des acceptations de projets), idée très intéressante, mais malheureusement anticonstitutionnelle. Auriez-vous des suggestions à formuler afin que nous puissions pousser la parité dans les projets ou partenariats ? À projet égal, avez-vous déjà eu l'occasion de privilégier un projet féminin ? Cette question n'est pas évidente car nous nous heurtons à un problème constitutionnel.
M. Patrice Caine. - Concernant le dialogue avec les présidents de région, j'ai différentes expériences, positives pour certaines et moins pour d'autres.
Lorsque nous discutons avec les régions ou les collectivités locales d'une façon générale, leur connaissance des entreprises de leur territoire, leur proximité et leur pragmatisme ont beaucoup de valeur. Ces régions ou collectivités locales ne font pas de « politique », si je puis dire, ce qui est très appréciable et très apprécié.
Lorsque j'étais tout jeune fonctionnaire, j'ai pratiqué les contrats de plan État-région, au travers desquels l'État et la région travaillaient main dans la main, y compris pour mobiliser les crédits du fonds européen de développement régional (FEDER). La force des interventions publiques, étatiques et/ou des collectivités est que, généralement, une union se crée, par amour du territoire, pour aider les personnes en ayant besoin et proposant de bons projets. Je ne dis pas que ce n'est pas le cas sur le plan national, mais je constate beaucoup de pragmatisme et de réactivité à l'échelle locale.
Petit bémol : sur les questions de technologie pure, toutes les régions ne pourront peut-être pas disposer, en leur sein, des compétences suffisantes pour « challenger » les entreprises et dialoguer avec elles. Les tâches doivent éventuellement être réparties entre un échelon national, où nous grouperons plutôt des compétences techniques ou technologiques un peu pointues, et des éléments où l'échelon local est beaucoup plus efficace et pertinent. Pour tout ce qui est lié à l'accompagnement, l'agrandissement des bâtiments ou l'investissement dans de nouvelles machines - y compris dans des programmes de recherche appliquée -, le niveau local me semble très bien fonctionner. En revanche, je ne suis pas sûr que je puisse trouver, dans toutes les régions, des interlocuteurs pour discuter de mécanique quantique, pour reprendre cet exemple.
Le sujet de la féminisation des carrières scientifiques est difficile et nous en cherchons tous la solution. Nous nous astreignons, à compétences égales, à embaucher ou à promouvoir des femmes, même si ce n'est peut-être pas dit ouvertement. Si nous voulons augmenter leur nombre, il faut aller les chercher. Il faudrait travailler à la source, à savoir dans les écoles et le secondaire supérieur est d'ailleurs probablement trop tard, les élèves ayant alors déjà effectué leur choix de filière ; leurs idées commencent à mûrir. C'est probablement plutôt au collège que nous devons présenter nos métiers et expliquer ce qu'est la science et pourquoi elle est importante.
En outre, il faut que les professeurs communiquent leur passion. Nous ne pourrons pas nous substituer à l'éducation nationale. Les professeurs de disciplines scientifiques doivent être convaincus que leur mission est de transmettre aux élèves, parmi lesquels se trouvent les jeunes filles, non seulement un savoir, mais aussi une passion. Ces enseignants sont en première ligne et seraient peut-être ravis de transmettre cette passion de la science si cela leur était demandé.
Je suis un peu sceptique quant à l'idée d'imposer la parité dans les dossiers. Il ne faudrait pas non plus rater de bons dossiers pour cette raison. Au vu de la complexité pour monter un dossier, je comprends pourquoi les PME et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) jettent parfois l'éponge. Ces entreprises ne peuvent pas se payer, contrairement aux grands groupes comme Thales, Safran ou Saint-Gobain, qui disposent d'un personnel nombreux pour y passer du temps, l'ingénierie de financement public pour accéder aides publiques. Monter de tels dossiers représente une destruction de valeur qui n'est pas supportable pour les entreprises de petite taille. Lorsque Bruno Le Maire mûrissait l'idée du Fonds pour l'innovation et l'industrie (FII), je lui avais suggéré, pour favoriser l'innovation de rupture et faire en sorte que chacun ait sa chance, que la règle soit : « Il n'y a pas de règles ». Sans cela, s'il faut faire un dossier de 200 pages, en trois itérations par-dessus le marché parce que ce n'est jamais bien fait, les PME ne postuleront jamais. Autant vous dire que cette idée n'a pas rencontré beaucoup de succès... Je propose de simplifier à la fois le processus, la gouvernance, mais aussi, de manière très prosaïque, la façon de présenter les dossiers.
Sans doute, quand on est fonctionnaire et que l'on manie de l'argent public, on est très prudent pour ne pas risquer, cinq ans plus tard, d'être mis en cause. Dans ce cas, revoyons le statut de la fonction publique pour couvrir les agents publics si c'est la peur de mal choisir qui enkyste le système. La prise de risque doit être permise, voire favorisée, dans l'administration, sans qu'elle se retourne contre l'agent public. Du reste, vous n'êtes pas licencié d'une entreprise lorsque vous avez entrepris et échoué. Ce sujet doit être traité s'il est à l'origine d'un blocage chez les fonctionnaires.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Je vous remercie de ces réflexions très complètes et même visionnaires.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 heures.