Mardi 18 janvier 2022
- Présidence de M. Alain Richard, vice-président -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition de spécialistes de droit public et de droit constitutionnel : MM. Paul Cassia, professeur de droit public à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Jean-Philippe Derosier, professeur de droit constitutionnel à l'Université de Lille, Bertrand Mathieu, conseiller d'État en service extraordinaire, professeur à l'École de droit de la Sorbonne de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Dominique Rousseau, professeur à l'École de droit de la Sorbonne de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne et Guillaume Tusseau, professeur de droit public à Sciences Po
M. Alain Richard, vice-président. - Je vous prie d'excuser l'absence de la présidente Cécile Cukierman, qui se trouve empêchée de participer aujourd'hui à notre réunion.
Nous accueillons cet après-midi cinq professeurs de droit constitutionnel ou de droit public qui ont accepté de venir débattre avec nous, sous la forme d'une table ronde, sur le sujet de la judiciarisation de la vie publique.
Il s'agit de Messieurs Paul Cassia, professeur à l'Université Paris I Panthéon Sorbonne ; Jean-Philippe Derosier, professeur à l'Université de Lille ; Bertrand Mathieu, professeur à l'École de droit de la Sorbonne, et actuellement conseiller d'État en service extraordinaire ; Dominique Rousseau, également professeur à l'École de droit de la Sorbonne ; Guillaume Tusseau, professeur à Sciences Po.
Je signale que le rapporteur a auditionné la semaine dernière votre collègue Anne Levade, qui n'était pas disponible aujourd'hui, mais qui a pu ainsi partager avec lui ses réflexions.
Notre mission d'information s'intéresse à la place grandissante que les juridictions nationales et européennes ont prise dans la production de la norme, et aux risques que cette évolution pourrait faire peser sur le fonctionnement de notre démocratie représentative.
Lors de nos deux premières auditions, nous avons donné la parole à « l'accusation », si vous m'autorisez cette métaphore judiciaire : MM. Steinmetz et Schoettl ont livré devant nous un réquisitoire sévère, mais argumenté, hostile à la montée en puissance de ce pouvoir juridictionnel. Il est important pour nous d'entendre maintenant d'autres points de vue.
Vous avez reçu un questionnaire indicatif qui précisait les préoccupations du rapporteur. Je vais d'abord procéder à un premier tour de table en vous demandant de ne pas dépasser une dizaine de minutes pour votre intervention liminaire afin de laisser du temps au débat, puis le rapporteur et les collègues ici présents pourront vous poser des questions complémentaires.
Le thème de notre mission d'information est très vaste. Je vous suggère donc dans votre intervention liminaire de poser d'abord quelques éléments de diagnostic puis de développer, le cas échéant, une ou deux pistes d'évolution qu'il vous paraîtrait pertinent de soumettre à notre réflexion.
Vous pourrez ensuite aborder d'autres points au cours de la discussion, soit en réponse à nos questions, soit en réaction aux interventions de vos collègues. Enfin, vous avez la possibilité de nous adresser une contribution écrite pour attirer notre attention sur les points que vous n'auriez pu évoquer au cours du temps qui nous est imparti.
Je précise pour terminer que cette audition donne lieu à une captation vidéo et qu'elle est retransmise sur le site internet du Sénat.
M. Paul Cassia, professeur de droit public à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne. - Merci, Monsieur le président, merci, Mesdames et Messieurs les sénateurs, de me faire participer à votre réflexion sur ce sujet fondamental qui nous intéresse en tant qu'universitaires et en tant que citoyens.
Ce sujet s'amorce par un présupposé sur lequel il faudrait s'interroger, à savoir la place grandissante des juges en France et en Europe. Le questionnaire qui nous a été soumis fait état d'une montée en puissance progressive d'un pouvoir juridictionnel, qui est évoquée comme un acquis. Je pense qu'il faudrait le démontrer, car je n'ai pas constaté de montée en puissance progressive d'un pouvoir juridictionnel. Pour ma part, je déplore plutôt la faiblesse du pouvoir juridictionnel dans la période récente et je le démontrerai, exemples à l'appui.
J'ai pris connaissance avec beaucoup d'intérêt des contributions de MM. Schoettl et Steinmetz. M. Schoettl regrette l'époque de 1979, date à laquelle il est entré au Conseil d'État, et la jurisprudence qui s'appliquait alors, ainsi que la place qui était assignée au juge, étant entendu que le droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l'homme a été octroyé en 1981 à l'initiative du ministre de la justice Robert Badinter. Personnellement, je ne suis pas du tout nostalgique de cette époque et je pense qu'il est plus utile de se projeter dans l'avenir.
M. Schoettl dit également que la démocratie représentative souffre de l'hypertrophie du pouvoir juridictionnel national et supranational et que nous traversons une crise qui n'est pas sans rappeler celle qu'a connue l'Ancien Régime avec ses parlements. Je n'ai pas vu comment cette affirmation était étayée.
M. Steinmetz a évoqué pour sa part une pénalisation croissante de l'action publique. Vous la ressentez peut-être comme élus, mais, comme citoyen, je n'en ai pas vu les traces. Aucun chiffre ne démontre cette affirmation. M. Steinmetz évoque par ailleurs une paralysie de l'action politique du fait des juges, ce qui me semble inexact, et je le démontrerai, chiffres et éléments à l'appui. Il évoque aussi des fuites en avant en matière de transparence, qui m'ont échappé. Il se trompe aussi en évoquant les pouvoirs exorbitants qui sont conférés au juge des référés libertés.
M. Schoettl et M. Steinmetz sont d'accord pour que l'on puisse saisir le juge, mais à condition que le juge valide le texte qui est contesté. Ils prennent un exemple qui me parait tout à fait mal choisi, à savoir une ordonnance du juge des référés rendue par le Conseil d'Etat le 22 juin 2021, sur l'affaire relative à l'assurance chômage. De manière rare, le Conseil d'Etat a suspendu une réforme qui devait entrer en vigueur le 1er juillet 2021. L'ordonnance est très motivée et comprend cinq considérants, avec des chiffres, des données et des explications. Le juge des référés a pris le soin de motiver sa position, qui est étayée par un élément qui est inhérent au texte. En effet, ce dernier comportait une contradiction interne puisque la réforme entrait en vigueur en septembre 2022 pour les employeurs et en juillet 2021 pour les travailleurs. C'est cette contradiction qui a conduit à la suspension de la réforme. Le juge des référés a sanctionné cet effet de ciseau. Sa position ne semble pas du tout participer à un « gouvernement des juges » décrié par les deux précédents orateurs.
Je fais du droit concret et je souhaite évoquer l'état d'urgence sanitaire sur lequel vous avez travaillé en tant que parlementaires. Vous avez voté douze lois en moins de deux ans sans qu'un juge vous ait empêché de le faire. Le décret du 1er juin 2021, qui met en oeuvre la loi du 31 mai 2021 sur la gestion de la sortie de la crise sanitaire, a été modifié 51 fois en sept mois, selon les données de Légifrance. Aucune de ces modifications n'a été empêchée par le Conseil d'Etat ni fait l'objet de recours contentieux. Je prends l'exemple très récent de l'interdiction de vendre des denrées alimentaires dans les transports en commun. Personne ne l'a contestée. J'ai d'ailleurs eu le regret de devoir déposer moi-même un nombre important de recours puisque personne d'autre n'était disposé à saisir le juge...
Le confinement que nous avons toutes et tous connu découle du décret du 23 mars 2020, pris en application de la loi que vous avez adoptée en des temps records sans que le Conseil constitutionnel ne soit saisi. Il n'a été contesté que par moi. Il n'y a donc pas eu de recours excessif au juge qui aurait entravé l'action de l'administration pendant cette période. Le chiffre des 600 référés dont le Conseil d'Etat a été saisi est insignifiant pour des textes qui sont applicables quotidiennement à 67 millions d'individus.
De plus, le Conseil constitutionnel a tout validé, à part la prolongation automatique des détentions provisoires, en faisant usage toutefois de cette disposition, que je trouve fort malheureuse, prévue à l'article 62 de la Constitution : ce mécanisme permet au Conseil constitutionnel de « neutraliser » les déclarations d'inconstitutionnalité et de les priver d'effets concrets. Le Conseil constitutionnel avait d'ailleurs mal commencé son travail en rendant sa décision du 26 mars 2020 sur la loi organique que vous aviez votée, qui permettait au Conseil constitutionnel et aux juridictions suprêmes de dépasser le délai de trois mois pour se prononcer sur les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Le Conseil constitutionnel a écarté l'application d'une disposition explicite de la Constitution au nom des circonstances exceptionnelles. Je ne vois ici aucune entrave au travail du Parlement.
Le Conseil d'État, pour sa part, a tout validé, ou presque, de l'état d'urgence sanitaire et de ses dérivés, à l'exception de la jauge dans les lieux de culte et de la possibilité pour les clients d'aller voir leur avocat. Il a tout validé bien que la loi du 23 mars 2020, comme la loi du 31 mai 2021, exige du juge des référés ou du juge de la légalité qu'il exerce un contrôle de stricte proportionnalité de la réglementation adoptée. Vous avez vous-mêmes prévu un contrôle renforcé de la part du juge, mais il ne l'a pas exercé, hélas, au long des deux années qui viennent de s'écouler.
J'évoquerai peut-être quelques affaires au cours des débats. Je signale tout de même l'affaire jugée par le Conseil d'État en référé le 26 juillet 2021 sur l'extension du passe sanitaire aux établissements accueillant plus de 50 personnes. Vous aviez voté le 31 mai 2021 une loi qui limitait le passe sanitaire aux rassemblements comportant au moins 1 000 personnes. Le Gouvernement a décidé tout d'un coup d'abaisser ce seuil à 50 personnes. Le Conseil d'État a été saisi par mes soins, avec des associations et des entreprises, et il a jugé qu'au nom des circonstances exceptionnelles, la loi pouvait être contournée afin que l'évolution de la situation sanitaire soit prise en compte par le pouvoir réglementaire. Il n'y a là aucun empêchement fait au Gouvernement d'agir, bien au contraire.
Par ailleurs, en dehors de la pandémie, il existe un nombre considérable de filtres, comme celui de l'intérêt à agir. Je citerai comme exemples « l'arbitrage Tapie » ou la requête formulée à l'encontre d'Eric Dupond-Moretti par moi-même et par certaines associations, rejetés faute d'intérêt à agir.
À mon sens, il ne faut jamais avoir peur des contrôles et, à titre personnel, je souhaiterais qu'ils soient renforcés. Un contrôle est une chance, car il garantit la sécurité juridique et l'acceptabilité des mesures prises par les pouvoirs publics. Je me permets de formuler trois voeux. Je souhaite tout d'abord que l'autorité judiciaire devienne un pouvoir judiciaire. Je souhaite également que la CJR soit supprimée et que le mécanisme de la QPC soit réformé au profit d'une décentralisation du contrôle de constitutionnalité.
M. Jean-Philippe Derosier, professeur de droit constitutionnel à l'Université de Lille. - Merci, Monsieur le président, chers collègues, Mesdames et Messieurs les sénateurs. Je suis ravi et honoré d'être devant vous aujourd'hui.
Je me retrouve en quasi-totalité dans les propos de mon collègue et ami Paul Cassia. Il y a tout à craindre d'un « gouvernement des juges », mais il y a beaucoup plus à craindre d'un gouvernement sans juges. Cette formule, qui est due à Robert Badinter, souligne à quel point nous avons besoin d'un pouvoir juridictionnel, que j'entends ici au sens large, incluant le juge judiciaire, le juge administratif, le juge constitutionnel et les juges européens.
Je me retrouve dans les propos de Paul Cassia, à quelques réserves près. Tout d'abord, le Conseil constitutionnel n'a pas tout validé. L'exception confirmant la règle, le Conseil constitutionnel a censuré quelques rares dispositions même s'il aurait pu en censurer bien davantage selon moi, à commencer par la loi organique de mars 2020. Dernièrement, il a censuré dans sa décision du 9 novembre 2021 la transmission des données sanitaires aux directeurs d'établissement scolaire ou, dans sa décision du 5 août 2021, les modalités de fin des contrats à durée déterminée (CDD). Cela reste assez épisodique, confirmant en effet que le pouvoir juridictionnel n'altère en rien la mission du législateur. Il se pose néanmoins en rempart ultime des droits et des libertés, s'inscrivant dès lors dans le jeu des contre-pouvoirs.
Grâce au Conseil constitutionnel, nous n'avons pas eu une législation que je trouvais pour le moins scélérate en matière de lutte contre les casseurs. Le Conseil constitutionnel a précisément expliqué dans sa décision comment il était possible d'adopter une loi préservant la sécurité lors des manifestations tout en respectant les principes constitutionnels.
La mission d'information porte sur la judiciarisation de la vie publique, et non de la vie politique, ce qui est différent. Dans un cas comme dans l'autre, il est nécessaire que le juge soit présent et investi de pouvoirs pour exercer le contrôle qui est le sien en matière d'activité publique et politique, à condition que ce contrôle n'aboutisse pas à une entrave, sans verser dans les abus et les excès. Nous disposons d'un certain nombre de mécanismes qui placent les différents juges dans des systèmes de pouvoir et de contre-pouvoir.
Le Conseil d'État pourrait certainement faire l'objet d'une vaste réforme, qui est appelée de leurs voeux par un certain nombre de collègues, introduisant une séparation stricte et définitive entre ses missions de conseil et ses missions juridictionnelles. La crise sanitaire l'a montré. En effet, lorsque le Conseil d'État émet un avis sur une ordonnance le lundi, qui est adoptée le mercredi, et qu'il a à statuer sur la même ordonnance en référé le vendredi, cela laisse planer un doute sur le fonctionnement de l'institution, même s'il y a une séparation entre les personnes qui traitent du contentieux et celles qui traitent de l'administratif.
Si je m'arrête désormais sur certaines de vos interrogations, vous nous demandez s'il faudrait faire évoluer la composition ou le fonctionnement du Conseil constitutionnel. Les parlementaires soumettent déjà des portes étroites au Conseil constitutionnel, mais ce mécanisme n'est pas institutionnalisé. Paul Cassia en a soumis une hier ou avant-hier sur les outils de gestion de la crise sanitaire et les parlementaires en soumettent également occasionnellement.
Dans une perspective d'amélioration du fonctionnement du Conseil constitutionnel, nous pourrions envisager la possibilité offerte à certaines parties (parlementaires, Gouvernement...) d'intervenir devant le Conseil constitutionnel dans le cadre du contentieux a priori ou a posteriori. Quant à la composition, tant que le Conseil constitutionnel exerce les compétences qui sont les siennes, il ne semble pas qu'elle doive évoluer, si ce n'est pour mettre fin à la présence de droit des anciens présidents de la République. Les deux derniers présidents de la République qui restent en exercice n'y siègent pas. Il serait donc simple de faire disparaître cette disposition.
Sur la question des juges européens, il ne me semble pas que ces derniers aient empêché en quoi que ce soit le législateur français de mener les politiques qu'il entend. En effet, à Strasbourg comme au Luxembourg, le droit européen s'impose et bénéficie d'une primauté. Ce principe est inhérent au droit international. La spécificité du droit de l'Union est que le principe de primauté bénéficie d'un autre principe propre au droit de l'Union, qui est le principe d'effet direct. Ce droit s'applique directement à l'égard des justiciables, qui sont en mesure de s'en prévaloir.
Nos juges ont su développer une jurisprudence permettant de trouver un modus vivendi et une juste articulation entre les normes européennes et les normes nationales. Selon le juge européen, toute norme européenne prime sur le droit national, y compris constitutionnel, ce que le juge constitutionnel a du mal à reconnaître. Le juge constitutionnel et, après lui, les juges judiciaires et administratifs, admettent le respect du droit de l'Union européenne sous réserve du respect des principes inhérents à l'identité constitutionnelle de la France. Cela est d'autant plus clair depuis une décision QPC du mois d'octobre 2021 relative à la société Air France, dans laquelle le Conseil constitutionnel a identifié pour la première fois un tel principe, confirmant qu'il s'agit d'une règle constitutionnelle que l'on trouve dans notre Constitution, mais que l'on ne retrouve pas en droit de l'Union européenne. Cela permet donc de rejoindre la jurisprudence d'autres États membres de l'Union, qui appliquent ce que j'appelle la primauté « sauf si ». Aucun abus n'est fait de cette notion.
Concernant la Cour de justice de la République, cette institution a connu des heures de gloire et elle est replacée sur le devant de la scène pour pallier un certain nombre de dysfonctionnements. La judiciarisation de la vie politique - et j'emploie à dessein ce terme - ne m'effraie pas. Ce qui m'effraie davantage est la politisation de la vie judiciaire et je crains que la Cour de justice de la République ne verse dans cette dernière catégorie. Il me semble donc nécessaire de la réformer ou de la supprimer, à la condition de permettre que les ministres puissent être traduits devant la justice, avec le bon mécanisme de filtrage. Le fait qu'une cour soit composée de douze membres politiques sur quinze membres au total laisse craindre une justice politique, qui n'est pas acceptable dans un État de droit.
En conclusion, concernant l'interrogation essentielle sur les pistes de régulation de ces tensions, l'un des éléments essentiels est le respect et la confiance. Lorsque des ministres de premier plan sont eux-mêmes mis en cause dans des affaires juridictionnelles, il ne me paraît pas tolérable que ces derniers se maintiennent en fonction.
M. Bertrand Mathieu, conseiller d'État en service extraordinaire, professeur à l'École de droit de la Sorbonne de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne. - Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je prendrai une position qui sera opposée à celle de mes deux collègues. Je voudrais d'abord saluer la pertinence de la question que vous soulevez, parce qu'elle se pose depuis longtemps. J'ai écrit deux ouvrages qui montrent que je suis particulièrement sensible à ces questions.
Je commencerai par quelques considérations théoriques. Tout d'abord, nous sommes dans un système mixte, démocratique et libéral. La démocratie consiste en des mécanismes de légitimation du pouvoir tandis que le libéralisme consiste en des mécanismes de contrôle du pouvoir. Le pouvoir politique est l'émanation du pouvoir démocratique tandis que le juge s'inscrit dans une logique libérale.
Pour moi, il existe un problème de politisation de la justice, notamment du fait du poids de syndicats politisés au sein de la magistrature, comme j'ai pu l'observer de manière pratique en siégeant au Conseil supérieur de la magistrature (CSM). En outre, je me tiens à une obligation de réserve sur le Conseil d'État.
Toute la construction d'un système politique vise à trouver un équilibre entre ces deux composantes, démocratique et libérale. Or notre histoire est une succession de déséquilibres.
Selon moi, la désaffection des citoyens vis-à-vis du pouvoir politique est liée au fait que les citoyens prennent progressivement conscience que le pouvoir échappe au politique, puisqu'il est en partie entre les mains des juges, de la Commission européenne, de la Banque centrale ou encore des agences de notation. À force de mettre en exergue le contrôle, qui est évidemment nécessaire, nous arrivons à un point de déséquilibre où le contrôle l'emporte sur l'action. Or, dans une démocratie, il est important de pouvoir agir avant de pouvoir contrôler.
Si l'on prenait les programmes des candidats à l'élection présidentielle aujourd'hui et qu'on les examinait à l'aune des différents contrôles qui s'exerceront, je crois qu'aucun candidat ne pourrait réaliser entièrement son programme. Nous connaissons une crise profonde de la démocratie, car si un candidat dit ce qu'il va faire, mais qu'un juge l'en empêche, la confiance dans le politique se réduit. Le décalage entre des programmes politiques qui se présentent comme libres et les contrôles qui s'exerceront après l'élection est problématique.
Quelles sont les manifestations de l'intervention du juge dans la vie politique ? La Cour européenne des droits de l'homme est très peu liée à la Convention européenne des droits de l'homme, dont elle interprète le texte librement. Elle peut aussi introduire des principes qui n'y figurent pas et choisit entièrement ses normes de référence. Pour moi, cela est la manifestation de l'exercice d'un pouvoir.
S'agissant du Conseil constitutionnel, la QPC, à laquelle j'ai été très favorable, est un système vertueux, mais qui permet au juge de participer à la détermination du calendrier parlementaire en fonction de l'idée qu'il se fait de l'évolution des circonstances de fait. S'il faut adapter le droit à certaines évolutions de la société, cela n'est pas une fonction du juge, mais une fonction politique.
En outre, concernant la pénalisation de la vie politique et de la vie publique, la question est celle de la responsabilité politique, qui est une des conditions essentielles de la démocratie. Toutefois, il n'y a plus de responsabilité politique puisque la responsabilité pénale l'a remplacée. On a mis en cause un ministre de la justice dans une affaire de conflit d'intérêts dans laquelle les juges sont eux-mêmes en situation de conflit d'intérêts. On a condamné une ancienne ministre pour imprudence. On poursuit un ancien Premier ministre pour empoisonnement. On perquisitionne une assemblée parlementaire sans l'autorisation de son Président ou de son Bureau. On détermine ce que doit être le rôle d'un assistant parlementaire. Ce sont autant d'exemples du renforcement des interventions de la justice dans le champ politique. Ce phénomène d'ailleurs se conjugue avec la perte de confiance des citoyens dans le politique.
J'aimerais évoquer quelques solutions, qui sont peut-être caricaturales et sommaires. L'équilibre du pouvoir normatif entre le pouvoir politique et les juges sera difficile à rétablir parce que le système juridictionnel est un ensemble. En effet, le juge constitutionnel s'appuie sur le juge européen et le juge judiciaire s'appuie sur le juge européen et sur le juge constitutionnel. S'il l'on touche à un des maillons de cet ensemble, le système résistera par un phénomène d'imbrication.
S'agissant du Conseil constitutionnel, il convient de maintenir le principe d'une composition mixte de juristes et de politiques, car juger la loi n'est pas un acte comme les autres. Le système de nomination pourrait néanmoins évoluer, en prévoyant par exemple la nomination d'un conseiller d'État, d'un conseiller à la Cour de cassation, d'un conseiller maître à la Cour des Comptes, d'un avocat et d'un professeur de droit, tandis que les autres membres seraient nommés librement par le pouvoir politique.
Il conviendrait aussi que, dans certains cas, le Parlement, à une majorité qualifiée, puisse demander au Conseil constitutionnel de réexaminer une de ses décisions. Dans le cas où le conflit ne pourrait pas être résolu, il faudrait que la question puisse être tranchée par le pouvoir politique selon des procédures prévues pour la révision de la Constitution. Selon moi, le politique doit toujours avoir le dernier mot en démocratie.
S'agissant de la responsabilité pénale des responsables politiques, l'un des axes les plus efficaces est, dans le sens de la loi Fauchon, de revoir la définition des délits non intentionnels par une réforme du code pénal. Il convient aussi d'abandonner la convention qui voulait qu'un ministre mis en examen soit systématiquement contraint de démissionner. Cette règle non écrite conduit à substituer la responsabilité judiciaire à la responsabilité politique puisqu'un simple juge peut décider qu'un ministre quittera le gouvernement.
Par ailleurs, il est vrai que la Cour de justice de la République est bancale, mais il est difficile de la remplacer. J'estime qu'il n'appartient pas aux juges de décider ce qui est politique et ce qui ne l'est pas. Il faudrait donc inverser le système, pour que le politique intervienne au moment de la mise en cause, au stade de la commission des requêtes et de la commission d'instruction, plus qu'au moment du jugement.
S'agissant du rapport entre le droit national et les juridictions européennes, il faut considérer que le système hiérarchique ne fonctionne plus. Ce dernier a un vice fondamental, car s'il y a plusieurs hiérarchies, le juge régule des rapports de système qui ne sont pas régulés par eux-mêmes. Admettre la supériorité inconditionnelle des jurisprudences européennes comme admettre la prévalence inconditionnelle des règles constitutionnelles conduit à une impasse.
Il faudrait retenir deux axes. Le premier axe viserait à redéfinir l'articulation des compétences nationales et européennes. J'en reviens à la référence du Conseil constitutionnel aux principes inhérents à l'identité constitutionnelle, qui constitue un garde-fou. Toutefois, c'est le juge qui décide. Nous donnons donc une puissance considérable au juge qui décidera de la hiérarchie de la norme européenne et constitutionnelle. Il faudrait inscrire dans la Constitution un certain nombre de principes qui sont inhérents à l'identité constitutionnelle. Cela aurait deux effets, car cela s'imposerait au juge national et cela constituerait une limite à l'intervention du juge européen. Il faut inscrire ces principes dans la Constitution de manière substantielle.
Le deuxième axe vise à passer d'une obligation de soumission à une obligation de dialogue constructif. Nous pourrions imaginer que les juridictions nationales puissent interroger les juridictions européennes lorsqu'un conflit se produit. En cas de non-résolution du conflit, il conviendrait de rendre aux autorités politiques le pouvoir du dernier mot en la matière, qui résulterait de l'exercice du pouvoir souverain ou de la négociation internationale. Le principe de subsidiarité ne peut pas être fixé uniquement par les juridictions européennes. Le problème est que les garde-fous sont entièrement entre les mains des juges. Le juge dispose d'instruments extrêmement forts.
Si l'on regarde trois décisions de la Cour européenne des droits de l'homme portant sur l'interdiction du voile islamique à l'université en Turquie, sur l'interdiction du crucifix à l'université en Italie ou sur l'interdiction du voile intégral dans l'espace public en France, nous voyons que ces décisions résultent simplement d'un rapport de force. La Cour a probablement plié parce qu'elle savait qu'il y aurait une résistance politique nationale. Par une réaction déterminée face à certaines dérives et par le respect scrupuleux de la jurisprudence quand les intérêts essentiels ne sont pas en jeu, la France pourrait faire évoluer les choses en Europe.
Je voudrais terminer en disant que le renforcement de la démocratie passe également par un recours banalisé, ou plus fréquent, au référendum, avec les garanties qui s'imposent. En effet, c'est le seul moment où il y a un lien direct entre le vote du citoyen et la décision prise. Cela peut redonner confiance au citoyen en la politique.
M. Dominique Rousseau, professeur à l'École de droit de la Sorbonne de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne. - Merci, Monsieur le président, je suis très honoré d'être auditionné par votre mission d'information. C'est toujours un plaisir pour un universitaire de partager ses analyses avec les représentants de la Nation.
Je voudrais intervenir sur un autre angle que mes collègues en soumettant à votre réflexion trois interrogations principales. Quels sont les rapports entre État de droit et démocratie ? Les droits de l'homme sont-ils antidémocratiques ? Les juges en font-ils trop dans la protection des droits ?
Sur la première question, les juristes distinguent généralement trois formes d'État. L'État de police est celui où le pouvoir politique agit selon son bon vouloir, sans contraintes. L'État légal est celui où les autorités sont soumises à la loi. L'État de droit est celui dans lequel nous serions aujourd'hui. L'État de droit peut donner lieu à plusieurs définitions.
Selon la définition de Kelsen, tout état est un État de droit dès lors qu'il y a une Constitution, des institutions qui produisent des normes et des juges qui contrôlent - de sorte que l'on pourrait dire que l'État nazi était un État de droit.
Une autre figure de l'État de droit est celle selon laquelle l'État produit un droit et ce droit le limite. Selon Jellinek, l'auto-limitation de l'État se fait par le droit que l'État lui-même produit. Dans une troisième figure de l'État de droit, l'État est soumis à un droit qu'il ne produit pas parce que ce droit lui est donné, par Dieu ou par la nature. Je défends pour ma part l'idée que le droit auquel se soumet l'État est issu des luttes sociales, des luttes politiques, des luttes intellectuelles. Je n'ai pas en tête de droits qui auraient été donnés. Tous les droits que nous avons aujourd'hui sont le résultat de luttes sociales et politiques, comme le droit de vote par exemple. De plus, l'État de droit n'est pas l'État de n'importe quel droit. L'État de droit est l'État des droits de l'homme, qui ont été conquis.
J'aime beaucoup une formule du doyen Vedel, qui disait : « En tant qu'ils se font, les droits de l'homme sont immanents ; en tant qu'ils sont faits, les droits de l'homme sont transcendants. » Je souscris à cette déclaration. Une fois que les droits de l'homme sont faits, ils nous dépassent et nous devons les suivre. C'est un choix philosophique du droit.
Cela me conduit à ma deuxième interrogation. Si les droits de l'homme sont ce qui définit l'État de droit, sont-ils antidémocratiques ? Cette question peut paraître surprenante, mais les droits de l'homme seraient antidémocratiques parce qu'ils empêcheraient la majorité de vouloir ce qu'elle veut. Or la démocratie est la loi de la majorité.
Je pense que les droits de l'homme ne sont pas antidémocratiques et qu'ils sont au contraire le « code d'accès » à la démocratie. Je m'appuie sur des éléments factuels. En effet, la colère des peuples contre les régimes autoritaires se traduit toujours par la demande d'un droit. Cela montre bien que l'accès à la démocratie vise à acquérir le respect ou la conquête des droits. A l'inverse, les régimes autoritaires ont comme première décision d'affaiblir la liberté de la presse, la liberté d'aller et venir, la liberté universitaire ou l'indépendance des juges. Autrement dit, il doit donc y avoir un rapport entre droits de l'homme et démocratie. En 1789, la première décision a été d'adopter la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Je dirais également qu'il y a dans les droits de l'homme une force magique, car les droits de l'homme nous touchent et nous font devenir citoyens. L'article premier de la Déclaration des droits de l'homme est extraordinaire. Nous sommes tous inégaux en réalité, mais l'article premier dit que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Bourdieu, qui n'aimait pas beaucoup le droit, parlait de la force performative du droit, car le droit a la qualité de faire advenir ce qu'il énonce.
Je me souviens avoir participé à la rédaction de l'actuelle Constitution tunisienne. Il y a eu un débat sur la question de savoir s'il fallait une Constitution ou non après la chute de Ben Ali. Les mots qui ont été employés alors étaient les suivants : si la Tunisie est une société de croyants, il n'y a pas besoin de Constitution, mais si la Tunisie est une société de citoyens, elle a besoin d'une Constitution. Ces propos ne sont pas de moi, mais de plusieurs associations, dont des associations de femmes tunisiennes démocrates qui ont permis de renverser la tendance.
Je crois donc que les droits de l'homme sont ce par quoi on devient citoyen. Sans droits de l'homme, on supprime le citoyen et on retrouve uniquement la personne.
Par ailleurs, je ne partage pas l'analyse marxiste des droits de l'homme, qui dit que ces derniers isolent les hommes les uns des autres et replient l'homme sur lui-même en le séparant des autres. Les droits de l'homme de 1789 ne referment pas l'individu sur lui-même, mais mettent en relation les individus, notamment par la liberté d'aller et venir, la liberté d'expression ou la liberté de réunion. Cela permet de créer un espace de relations où les citoyens exercent leurs droits.
Ma dernière question est celle-ci : est-ce que les juges vont trop loin ? Par rapport à ce que je viens de dire, je ne le crois pas. Les juges sont les gardiens des droits. La Cour européenne des droits de l'homme doit appliquer la Convention européenne des droits de l'homme. Même le Conseil d'Etat, dont cela n'était pas la vocation, protège aujourd'hui les libertés encore mieux que la Cour de cassation. Les juges s'autodéfinissent comme gardiens des libertés ou sont définis par les textes constitutionnels comme gardiens des droits.
Sur cette question, j'ai redécouvert le discours de Portalis présentant le projet préliminaire de code civil en 1801. Portalis dit que la loi ne doit fixer que des maximes générales puisqu'elle ne peut pas tout prévoir. Par conséquent, c'est à ceux qui doivent mettre en oeuvre la loi (les citoyens, les associations, les autorités administratives) de faire vivre ces maximes générales.
Je crois que le juge ne va jamais trop loin parce qu'il est l'équilibre du vote. Si je me réfère au préambule de la Déclaration des droits de l'homme de 1789, les révolutionnaires emploient deux verbes importants quand ils disent qu'ils écrivent la Déclaration pour permettre au citoyen de pouvoir comparer et réclamer. La démocratie fonctionne donc sur deux piliers : le suffrage universel et le contrôle de l'exercice par les représentants de leur pouvoir. Le contrôle ne vise pas à les limiter. Le Conseil constitutionnel n'a jamais empêché la gauche de nationaliser ou la droite de privatiser. Quelle grande réforme a été bloquée par le Conseil constitutionnel ? Aucune.
Nous pouvons trouver de nouvelles articulations, mais je pense qu'il y a aujourd'hui un équilibre entre la voix et l'oeil. La démocratie repose sur cet équilibre. La voix, ce sont les représentants qui font la loi et l'oeil, ce sont les juges. Si l'on affaiblit l'un ou l'autre, on affaiblit la démocratie et on la rend soit aveugle, soit muette. Il faut que le corps social ait à la fois la voix et l'oeil pour fonctionner de manière équilibrée.
M. Guillaume Tusseau, professeur de droit public à Sciences Po. - Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénateurs, chers collègues. Je suis très honoré d'être présent et très embarrassé de prendre la parole en dernier puisque mes collègues ont déjà formulé de nombreuses idées mieux que je n'aurais pu le faire.
Je suis tout à fait d'accord avec Paul Cassia sur la remise en question du présupposé de notre discussion. Y a-t-il véritablement judiciarisation de la vie politique ou est-ce de l'ordre du fantasme ? Je serai toutefois plus nuancé sur la critique de la prémisse.
Aujourd'hui, des décisions de justice font la une des grands quotidiens, en France ou ailleurs, ce qui ne serait pas arrivé il y a 50 ans. Cela n'est pas propre à la France de la Ve République ni à la France qui s'intègre dans des ensembles supranationaux. Dans toutes les démocraties, et même dans des États non-démocratiques, on voit intervenir des décisions de justice qui tranchent des questions électorales, qui décident de la légalité ou non des formations politiques ou des questions éthiques majeures. La judiciarisation des grandes questions publiques me semble donc exister.
En France, le changement massif qui est intervenu sous la Ve République est la perte de souveraineté de la loi vis-à-vis de la Constitution et des traités internationaux. Est-ce antidémocratique ? Cela se discute. Qui l'a voulu ? Le constituant. Qui a adopté la Constitution ? Le peuple. La question qui se pose donc est celle du type de démocratie dans lequel on vit. La démocratie aujourd'hui n'est plus une démocratie où la majorité du moment peut tout faire et où nous aurions un organe souverain qui décide de tout jusqu'à l'échéance de son mandat. La fin de la souveraineté de la loi en France a introduit un changement culturel majeur.
Un autre élément pour discuter de la faiblesse de la prémisse concerne le pouvoir de consentir à l'entrée en vigueur d'une loi ou à son maintien en vigueur (contrôles a priori et a posteriori). Il ne faut pas négliger non plus que la contrainte du contrôle futur est intégrée par les décideurs politiques. Il y a une problématique de la pénalisation de la vie politique et des autocensures. Dans les débats au Parlement, la référence à la censure possible est monnaie courante. Le Premier ministre ou le président de la République n'hésitent pas à dire qu'ils saisiront le Conseil constitutionnel. Ce phénomène existe également en Allemagne et aboutit au fait que l'imagination politique est stérilisée.
Le phénomène est encouragé par les juridictions, mais aussi par la société. Pourquoi la société s'oriente-t-elle de plus en plus vers des forums qui ne sont pas politiques ? Aujourd'hui, les juridictions sont devenues un forum pour l'expression, pour l'examen et pour le succès d'un certain nombre de revendications. La judiciarisation se traduit par l'extension du champ d'intervention des juridictions, mais aussi par l'internalisation par les autorités politiques de la contrainte juridictionnelle et par l'adoption de méthodes de raisonnement qui sont aussi celles des juridictions.
Quant à la paralysie de l'action politique, je suis d'accord avec la nécessité de réformer la Cour de justice de la République, car cette juridiction n'a pas brillé par son fonctionnement, ses incriminations ou ses condamnations. Il faut aussi souligner que la pénalisation de la vie politique inhibe un certain nombre de dirigeants au niveau local. Les candidats, devant la menace pénale, décident de ne pas s'investir dans la vie politique. Ceci a un impact sur le fonctionnement de nos institutions au niveau le plus élémentaire.
La démocratie n'est donc pas forcément menacée par la judiciarisation de la vie politique, mais cette dernière ne conduit pas forcément à l'amélioration de l'État de droit. Il faut surtout s'interroger sur la contrainte que l'on impose à la revendication sociale de s'exprimer dans les termes du droit.
Par ailleurs, je me garderai d'un avis tranché sur le pouvoir du Conseil constitutionnel. La densification de la jurisprudence du Conseil constitutionnel introduit en effet une contrainte dans le débat parlementaire. Le pouvoir du Conseil constitutionnel doit être compris comme un pouvoir de co-législateur. En étant susceptible d'imposer son veto contre une loi, le Conseil constitutionnel a un pouvoir de même niveau que le législateur. Il s'y ajoute des réserves qui guident l'interprétation de la législation. Parfois, l'effet de la décision est immédiat, de sorte que le Conseil constitutionnel est bien législateur aussi.
Cependant, dans la substance, le Conseil constitutionnel se range plutôt dans les juridictions qui font preuve de retenue. Il ne censure que des dispositions qu'il juge aberrantes lorsqu'il procède à la conciliation des principes constitutionnels. Une réforme de la composition du Conseil constitutionnel me paraît nécessaire, en conservant la dualité d'expertise puisque cela rend les décisions plus informées sur les questions éthiques, économiques ou sanitaires. La réforme essentielle, selon moi, est une réforme de l'argumentation, pour clarifier le contrôle de proportionnalité. Il convient de clarifier l'analyse de la manière dont le Parlement a opéré une conciliation pour que le dialogue s'enrichisse sur la mise en équilibre des valeurs constitutionnelles.
Je me garde des réformes réactionnaires consistant à supprimer le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l'homme. Je propose pour nourri la discussion de s'inspirer de ce qui a été fait dans les lois d'inspiration britannique, notamment pour la protection des droits fondamentaux. Le Canada, en 1960, adopte la Déclaration des droits, qui consacre des droits fondamentaux sans avoir de valeur supra-législative. Elle impose que toute loi soit interprétée à la lumière de ces droits fondamentaux. Elle impose également au ministre de la justice d'examiner tout projet de texte pour signifier d'éventuels doutes quant respect des droits fondamentaux.
Des mesures de même type ont ensuite été adoptées en Nouvelle-Zélande, en Australie et au Royaume-Uni. Le Canada a aussi adopté, en 1982, la « clause nonobstant », qui permet au Parlement fédéral et aux assemblées locales de maintenir en vigueur pendant une certaine durée une loi incompatible avec certaines dispositions constitutionnelles. Les députés Éric Ciotti et Guillaume Larrivé ont proposé un mécanisme similaire en France.
Au Royaume-Uni, les juges sont autorisés à déclarer l'incompatibilité d'une loi avec les droits garantis par le Human Rights Act, mais il n'y a pas de censure des lois. Cela peut conduire à une procédure législative accélérée où la loi est modifiée par un ordre correctif ministériel. On pourrait s'inspirer de ce dispositif en mobilisant la procédure d'adoption des lois en commission afin de remédier rapidement aux inconstitutionnalités constatées par le Conseil constitutionnel.
Votre questionnaire évoque également le Conseil constitutionnel et les « portes étroites » des parlementaires. Il y a un paradoxe pour le législateur à alimenter davantage la machine de la judiciarisation de la vie publique en participant au processus qu'il entend contester par cette action. Dans ce cas, le remède est peut-être pire que le mal.
De plus, comme Robert Badinter l'a souligné en son temps, il convient de se demander qui représente le Parlement. Devons-nous imaginer un « avocat de la loi » qui devrait la défendre par principe ? Doit-il s'agir d'un avocat des deux assemblées ? Que se passe-t-il alors si les assemblées sont très divisées ? Comment ne pas craindre la situation dans laquelle un groupe politique saisit l'occasion d'une QPC pour faire annuler un texte approuvé par ses adversaires politiques ? Je n'ai pas réussi à me faire de religion sur ce point.
L'une des voies à explorer serait de mieux se connaître. Les magistrats ne sont pas les derniers à être perturbés par la judiciarisation de la vie politique. Ils ont des doutes, ils sont gênés, ils s'interrogent et pensent qu'ils ne sont pas à leur place quand on leur demande de trancher sur des questions éthiques ou politiques.
Cela peut paraître naïf, mais j'estime que des rencontres ou des discussions pourraient circonscrire les problèmes ou au moins éviter des malentendus. Cela me semble en résonance avec le rapport « Cour de cassation 2030 » préparé par la commission présidée par André Potocki. Ce rapport fait montre du souci de la magistrature judiciaire de s'ouvrir à la discussion avec les autres autorités et les autres juridictions. Il fait part également d'une certaine angoisse vis-à-vis des nouvelles demandes de la société, car ces demandes ne sont pas celles qui sont habituellement adressées au pouvoir judiciaire.
La question de la judiciarisation de la vie politique nous ramène également à la question des forums devant lesquels les citoyens formulent leurs demandes. Cela amène à des réflexions plus classiques sur la démocratie participative, les pétitions citoyennes, le renouveau de la figure du Conseil économique, social et environnemental (CESE), le vote blanc ou encore le vote obligatoire. Il faut explorer les questions de repolitisation de l'engagement citoyen.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Merci, Messieurs les universitaires, pour vos interventions passionnantes. Nous vous avons proposé une formule de table ronde pour vous faire réagir entre vous et pour nous concentrer sur les remèdes, sur les propositions.
J'aimerais donc écouter vos propositions sur quatre thèmes. Le premier d'entre eux concerne la place de la loi ou du législateur. En effet, force est de constater que le Parlement est aujourd'hui affaibli du fait de ce contrôle de la loi. Auriez-vous des propositions à nous faire pour essayer de rééquilibrer cet exercice ?
Le deuxième point porte sur le lien entre le Parlement et le Conseil constitutionnel. Vous avez appelé à un dialogue constructif. Comment organiser ce dialogue ? Doit-il passer par des « portes étroites » ou par les QPC ? Devons-nous considérer que les rapporteurs ne terminent pas leur travail quand le texte a été voté, mais quand il a été promulgué ? Quelles seraient vos propositions pour organiser ce dialogue constructif ? Devrait-il passer par des colloques organisés par le Parlement ?
Vous avez raison d'insister sur l'autocensure, car il existe une méfiance du juge envers le politique et réciproquement. Les deux mondes ne se parlent plus. Comment le fait de se connaître suffirait-t-il à résoudre nos questions ?
Le troisième volet porte sur les souplesses de notre système constitutionnel et les « freins d'urgence ». Rappelons-nous la situation en 2015 où l'Allemagne a été amenée à gérer l'arrivée de 1,5 million de réfugiés à ses frontières. Imaginons une situation comparable dans notre pays. Notre Constitution a-t-elle la souplesse nous permettant de traiter cela ?
Je terminerai avec la notion d'identité constitutionnelle. Il faut raisonner dans une forme d'équilibre entre primauté et concurrence pour ne pas arriver un jour à une situation où la notion de primauté du droit européen entraînerait un conflit avec notre souveraineté juridictionnelle. Même si beaucoup de spécialistes nous disent que cette situation ne risque pas d'arriver, il reste un rempart qui serait l'identité constitutionnelle de la France. Cette identité doit-elle être définie par le Conseil constitutionnel, par le peuple ou par le législateur ?
M. Alain Richard, vice-président. - Je suggère que les collègues qui souhaitent intervenir le fassent maintenant.
M. Étienne Blanc. - Quand on essaie de comprendre comment les Français ressentent l'immixtion du juge dans le politique, on sent que le juge supporte le poids de l'impopularité ou de l'impuissance du politique. Cela peut nous amener à changer profondément les choses.
M. Alain Richard, vice-président. - J'ajouterai pour ma part deux questions qui portent sur des décisions de justice récentes.
Comment analysez-vous les conséquences de la décision du tribunal administratif de Paris, dans le cadre de « l'Affaire du siècle », de donner instruction au Gouvernement d'adopter une politique et de mettre en oeuvre un certain nombre de mesures sous un nouveau contrôle du juge en matière de transition énergétique ? Chacun mesure la complexité de la politique de lutte contre le changement climatique.
Ensuite, estimez-vous qu'il aurait été hors de portée pour la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) de considérer que la directive sur le temps de travail porte sur la régulation du marché du travail de l'Union européenne et qu'il devrait donc aller de soi que les forces militaires ne sont pas régies par les règles de concurrence entre employeurs ?
M. Guillaume Tusseau. - J'ai une perspective très déflationniste sur la notion d'identité constitutionnelle : pour moi, cette expression est utile parce qu'elle est vide de sens. L'identité constitutionnelle apparaît à deux niveaux : au niveau du droit de l'Union européenne et à celui des droits nationaux. Tous les États de l'Union ont une notion de cet ordre. Elle apparaît dans les années 1970 dans la jurisprudence de la CJUE pour justifier une extension des compétences des Communautés.
Ensuite, les États ont repris la main en insérant cette notion dans les traités et en limitant les compétences des institutions, de sorte que les juridictions constitutionnelles nationales peuvent dire qu'elles font une sincère application des normes supranationales. La notion apparaît toutefois dans un traité européen dont l'interprète ultime est la CJUE. Au bout du compte, l'identité constitutionnelle est d'autant plus utile que son contenu est indéterminé. Cette notion permet de ne pas mettre un terme à la discussion. Les dialogues des juges continuent de cette manière, ainsi que les rapports de force et les interactions stratégiques entre les différentes cours. La notion d'identité constitutionnelle sert donc à nourrir la discussion, qui par définition ne peut pas avoir de terme.
J'en viens à votre question sur les circonstances exceptionnelles. Sur le cas que vous envisagez, notre Constitution permettrait de faire face, car elle consacre le droit d'asile, qui est une réponse massive à votre question. De manière sévère, on pourrait dire que notre Constitution est assez souple, comme l'a montré la décision d'ignorer les conditions d'adoption d'une loi organique. La Constitution paraît donc suffisamment souple, mais le niveau d'interprétation sera plus ou moins libre selon le rapport de force entre l'autorité politique et l'autorité juridictionnelle.
Pour répondre à votre deuxième question, je pense que les relations tendant à une meilleure connaissance entre Parlement et Conseil constitutionnel ne devraient pas se développer à l'occasion d'affaires particulières. Il faudrait plutôt organiser des séminaires fermés, confidentiels et réguliers, lors desquels des parlementaires discuteraient avec le Conseil constitutionnel sur ses décisions ou sur la proportionnalité des mesures. De cette façon, le juge constitutionnel connaîtrait mieux les attentes du Parlement. Cela permettrait aussi de comprendre que les juges n'ont pas le monopole de la défense des droits de l'homme et qu'il s'agit d'un sujet transversal. C'est là l'enjeu majeur des dispositifs canadien, anglais, australien et néo-zélandais.
Nous pourrions aussi imaginer des études d'impact enrichies. La difficulté est que le texte, à l'issue de la procédure législative, n'est pas celui qui a été présenté.
M. Dominique Rousseau. - La souveraineté de la loi est-elle en cause ? Cette question est classique des rapports entre la loi et la jurisprudence. Nous avons évoqué tout à l'heure le présupposé du constat qui était fait. Selon moi, il n'y a pas de souveraineté de la loi et je ne pense pas qu'il doive y en avoir.
Certaines théories classiques évoquent dès les années 1930 les moyens de contrebalancer le parlementarisme et identifient deux instruments : le référendum et le contrôle de constitutionnalité.
La souveraineté de la loi est impossible pour deux raisons. Tout d'abord, la loi ne sera jamais suffisamment précise pour s'imposer et faire que le juge n'ait qu'à l'appliquer, sans avoir à l'interpréter. Il y a nécessairement l'obligation pour celui qui doit appliquer la loi d'en déterminer le sens, parce qu'il n'est pas toujours visible.
Je vais vous donner un exemple. En 2012, j'ai eu l'honneur de participer à la commission présidée par le Premier ministre Lionel Jospin sur la rénovation et la déontologie de la vie publique. Nous devions réfléchir à la modification des règles de financement des dépenses électorales. Nous avons passé une demi-journée à essayer de définir la notion de dépense électorale. La jurisprudence nous a paru plus à même que la loi de s'adapter à l'évolution constante des pratiques. La commission a donc recommandé que le juge définisse au cas par cas ce qu'est une dépense électorale.
En outre, Condorcet notait dès 1793 dans son projet de Constitution qu'il fallait faire attention à l'absolutisme de la majorité. Il proposait déjà une forme de contrôle de constitutionnalité de la loi afin d'empêcher le Parlement, le cas échéant, de voter des lois qui iraient à l'encontre des droits de l'homme. La loi est faite de mots polysémiques, qui doivent être interprétés par le juge. Pour cette raison, à nouveau, la souveraineté de la loi est impossible.
Sur le lien entre le Conseil constitutionnel et le Parlement, je ne suis pas favorable à ce que les parlementaires fassent des « portes étroites » devant le Conseil constitutionnel, car vous reproduiriez le débat politique devant ce dernier.
Je siège actuellement au sein du Tribunal constitutionnel d'Andorre. Nous rendons entre 100 et 150 décisions par an. Chaque année, nous présentons un rapport d'activité au Parlement andorran. Nous attirons son attention sur les questions qui nous ont posé des problèmes. Cela permet d'instaurer un dialogue.
Le Tribunal constitutionnel d'Andorre contrôle la constitutionnalité des décisions de justice et n'a pas affaire au Parlement. Il faudrait donc abandonner le contrôle a priori, car cela met le Parlement et le Conseil constitutionnel en contact direct et immédiat. De plus, les juges constitutionnels devraient être nommés à la majorité des trois cinquièmes par le Parlement sur la base d'une expérience professionnelle et de compétences. Il me semblerait intéressant de donner au Conseil constitutionnel le contrôle de la constitutionnalité des décisions de justice et non uniquement de la loi. Il y a peut-être là une voie à creuser. Il s'agit d'un tout autre modèle de contrôle de constitutionnalité.
Sur les autres points, j'ai beaucoup de mal avec la question de la primauté du droit européen parce que cela revient à présenter le droit européen comme s'il s'agissait d'un droit extérieur. Or le droit européen est fait par les gouvernements et par la Commission européenne, qui est nommée par les États membres. Les États exercent leur souveraineté sur le droit européen. Les ministres définissent les projets et les commissaires préparent ce travail. Le droit européen est donc fait par les souverainetés juridiques des États.
J'ajoute que l'article 88-6 de la Constitution fait obligation au Gouvernement de faire connaître aux assemblées parlementaires les futurs actes qui seront adoptés par l'Union européenne. Le Parlement français a donc la possibilité de bloquer les directives en cas de désaccord.
M. Alain Richard, vice-président. - À condition qu'un nombre suffisant de Parlements nationaux partage son analyse, ce qui ne s'est jamais produit jusqu'à présent.
M. Dominique Rousseau. - Le mécanisme existe. Il y a donc des outils qui montrent que le droit européen est fait par les États membres et que ces derniers peuvent s'y opposer.
M. Bertrand Mathieu. - Je partirai de la question de la place du législateur et de la question de la place du politique. Nous avons une vision déformée si nous raisonnons exclusivement en termes de droits fondamentaux. La loi a d'abord pour mission de défendre l'intérêt général. Elle doit respecter les droits fondamentaux dans ce cadre. Le juge a aussi pour mission d'appliquer l'intérêt général tel qu'il a été défini par le politique et le législateur.
Si nous revenons aux cas pratiques qui ont été abordés sur l'immigration, la politique environnementale et le temps de travail des militaires, je dirai que ces questions sont éminemment politiques. Selon moi, ce n'est pas au juge constitutionnel que la décision finale doit appartenir sur ces sujets en cas de crise. Il y a des évolutions qui posent problème.
Redonner sa place au législateur, c'est lui permettre de garder la main et de prendre la décision en dernier ressort. Dominique Rousseau parlait du dialogue où le juge constitutionnel explique au politique ce qui pose problème, mais nous pourrions faire l'inverse. Le politique pourrait aussi expliquer au Conseil constitutionnel quelles jurisprudences posent problème.
En ce qui concerne l'Europe, il faut donner au politique des moyens juridiques sur lesquels s'appuyer, sinon on ne remontera pas la pente. Cela consisterait à inscrire dans la Constitution un certain nombre de principes. On ne peut pas laisser au juge européen le soin de déterminer ce qui relève de l'identité nationale et ce qui relève de l'identité européenne.
Enfin, j'ai été très intéressé par ce qu'a dit Guillaume Tusseau sur les pratiques anglo-saxonnes et le fait d'instaurer des mécanismes institutionnalisés de dialogue entre le juge constitutionnel et le législateur, en trouvant les techniques adaptées.
M. Jean-Philippe Derosier. - Mon collègue Bertrand Mathieu a dit que, dans une démocratie, le politique doit avoir le dernier mot. Or selon moi, dans un État de droit, le dernier mot doit revenir au droit. L'important, dans une démocratie, est que ce droit soit élaboré au nom du peuple.
Dans notre système, le dernier mot revient au droit, mais le droit est la loi, l'application de la loi et ce qui permet l'élaboration de la loi. Lorsque le Conseil constitutionnel rend une décision qui va à l'encontre de ce que le législateur a décidé, les membres du Parlement sont en mesure de reprendre leur copie ou de réviser la Constitution.
Cela me permet de commencer à répondre à vos questions sur la place de la loi et du législateur. Au 19e siècle, nous avons connu un culte de la loi, qui a débouché sur une forme d'absolutisme parlementaire. Il est donc heureux qu'il y ait désormais un organe qui soit en mesure de contrôler le Parlement, sans être au même rang que le législateur. Le juge constitutionnel a la gomme, mais il n'a pas le crayon, comme Dominique Rousseau le rappelle régulièrement. De plus, il est un outil qui pourrait être utilisé davantage, à savoir l'alinéa 2 de l'article 10 de la Constitution qui prévoit la possibilité pour le Président de la République de demander une nouvelle délibération d'un texte.
Sur le dialogue entre le Conseil constitutionnel et le Parlement, il ne me choquerait pas que les auteurs d'une saisine puissent présenter des observations devant le Conseil constitutionnel dans le cadre d'une audience qui ne serait pas publique. Il faut distinguer le contrôle a posteriori et a priori. Le législateur prendra le relais s'il décide d'intervenir au terme de la décision du Conseil constitutionnel.
Quant à la souplesse constitutionnelle en matière de circonstances exceptionnelles, le droit d'asile est reconnu par la Constitution. Le Conseil constitutionnel a montré ces deux dernières années à quel point il pouvait faire preuve de souplesse, avec des décisions qui sont rendues dans des délais records. Nous voyons à quel point l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé a primé sur les autres droits et libertés constitutionnellement garantis.
L'équilibre entre les responsables politiques et les magistrats est une bonne chose et le Conseil constitutionnel sait prendre ses responsabilités. Concernant sa composition, j'ajouterais une suggestion visant à renforcer les compétences requises pour y siéger, dans un souci de lisibilité et de message envoyé.
Pour finir, je ne pense pas que l'identité constitutionnelle doive être définie par un texte normatif autre que les décisions juridictionnelles. Ce concept a été repris par le juge constitutionnel français et abordé par le juge européen et d'autres juges sous différentes appellations.
Il faut qu'il y ait de la souplesse, car le droit ne peut pas tout prévoir. Il n'y a pas d'usage abusif du concept d'identité constitutionnelle. Le juge constitutionnel français n'a pas fait référence à ce concept de façon récurrente pour freiner l'intégration européenne ou la volonté du législateur. Il en fait un usage parcimonieux pour rappeler que l'intégration européenne peut se faire, selon la volonté des États.
M. Paul Cassia. - Je suis rassuré parce qu'il me semble que le « gouvernement des juges » n'existe pas en France.
En outre, il me semble que le Parlement fait peser sa propre faiblesse sur un bouc émissaire qui serait le juge. Sa propre faiblesse me semble résulter de la Constitution, elle a été pensée en 1958. Les traités européens ont été intégrés dans la Constitution.
Ce paradoxe pourrait être facilement résolu puisque le dernier mot doit appartenir au politique. Exercez donc votre souveraineté ! Pourquoi ne le faites-vous pas ? Pourquoi n'avez-vous davantage utilisé l'article 88-6 de la Constitution, même s'il est limité à la subsidiarité ?
De plus, le Conseil d'État vous dénie un intérêt à agir contre un acte administratif ou contre une ordonnance de l'article 38 tant qu'elle a un caractère administratif. Pourquoi ne surmontez-vous pas cette jurisprudence ? Vous avez failli le faire il y a quelques mois. Il suffirait qu'une disposition législative confère de plein droit intérêt et qualité aux parlementaires pour saisir le juge administratif, ce qui vous est interdit. Cela me paraît particulièrement choquant.
Enfin, vos rapports avec le Conseil constitutionnel sont importants en effet pour revaloriser votre rôle. Je ne suis pas favorable au dialogue informel ou fermé parce que le Parlement est justiciable devant le Conseil constitutionnel. En revanche, dans le champ de la QPC, votre dépossession me scandalise, car la séparation des pouvoirs n'est pas assurée, comme Guillaume Tusseau l'a souligné.
Comment se fait-il que le gouvernement français représente la loi devant le Conseil constitutionnel alors que cela est la mission du Parlement ? Il faudrait entamer une réflexion sur le monopole de la représentation de la défense de la loi.
S'agissant des contributions extérieures, je trouverais formidable que des contributeurs interviennent dans le contrôle a posteriori. Cela serait une manière de manifester votre point de vue devant le juge constitutionnel. Si je peux me permettre, saisissez-vous des outils existants. Pour le reste, il faut faire confiance à la retenue des juridictions.
M. Alain Richard, vice-président. - Je vous remercie très vivement pour ces échanges denses et créatifs. Nous en tirerons le plus grand profit.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 20.