- Lundi 10 janvier 2022
- Jeudi 13 janvier 2022
- Audition de M. Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD)
- Audition de Mme Cécile Rap-Veber, directrice générale - gérante de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) et M. Hervé Rony, directeur général de la Société civile des auteurs multimédias (SCAM)
- Vendredi 14 janvier 2022
Lundi 10 janvier 2022
Audition de M. Nicolas Théry, président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale, et de M. Philippe Carli, président du groupe EBRA
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 15 h 35.
M. Laurent Lafon, président. - Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je profite de notre première réunion de l'année pour vous souhaiter une bonne année 2022. Le programme de nos auditions sera particulièrement intense en janvier et février.
Je rappelle que la commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et David Assouline en est le rapporteur.
L'ordre du jour de notre réunion est consacré à la presse régionale. Nous accueillons en effet M. Nicolas Théry, président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale, et M. Philippe Carli, président du groupe Est Bourgogne Rhône Alpes (EBRA), avant de recevoir M. Louis Echelard, président du directoire du groupe Société d'investissements et de participations (SIPA) - Ouest-France.
Peu en ont conscience, mais le premier acteur de la presse en France est le Crédit mutuel, actionnaire unique du groupe EBRA. Ce groupe possède en effet dix-huit titres et rayonne sur tout l'est de la France, à travers, par exemple, L'Alsace, Le Bien public, Le Dauphiné Libéré, Les Dernières Nouvelles d'Alsace (DNA), L'Est Républicain, Le Journal de Saône-et-Loire, Le Progrès, Le Républicain Lorrain et Vosges Matin. En 2019, il représentait 9,4 % des tirages nationaux de presse et près de 18 % de la presse quotidienne. Il s'agit donc d'un acteur majeur de la presse régionale, qui illustre bien la problématique de la concentration des médias au coeur de notre commission d'enquête. Il est en outre le seul groupe bancaire à être fortement présent dans les médias.
Monsieur Théry, monsieur Carli, nous sommes heureux de vous recevoir pour que vous exposiez les racines de l'engagement du Crédit mutuel dans la presse, qui remonte à 2004, date de la vente par le groupe Dassault de ses titres de presse régionale. Vous nous présenterez votre vision de la situation de la presse et vos perspectives pour les années à venir.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure. ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Théry et M. Philippe Carli prêtent successivement serment.
M. Nicolas Théry, président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale. - Je vous présente tout d'abord mes voeux de bonne année. Je vous remercie de nous avoir invités. C'est pour nous un honneur de nous trouver devant une commission parlementaire et de pouvoir lui expliquer les actions que nous essayons de conduire dans nos rôles respectifs d'actionnaire et de dirigeant, à travers neuf titres de presse régionale.
Je m'exprime ici en qualité de président de Crédit Mutuel Alliance Fédérale, actionnaire du groupe EBRA, et non en tant que président de la Confédération nationale du Crédit mutuel.
Le Crédit mutuel entretient avec la presse une longue histoire qui remonte à 1972, date de l'intégration du journal L'Alsace, journal qui connaissait alors des difficultés, dans le Crédit mutuel Alsace Lorraine Franche-Comté.
Comme vous l'avez souligné, à partir de 2004, pour des raisons conjoncturelles, mon prédécesseur a progressivement proposé la prise de contrôle de neuf titres de la presse quotidienne régionale, via les acquisitions successives de journaux détenus par le groupe Dassault et du groupe L'Est Républicain. Ces titres sont désormais regroupés au sein du groupe EBRA, sous la présidence de Philippe Carli.
Je ne vous parlerai pas des raisons de l'acquisition de ces journaux, car je n'étais pas dans le groupe à l'époque, mais de la raison de la confirmation de la présence des titres de presse au sein du groupe Crédit Mutuel Alliance Fédérale, en 2017.
Au moment de ma prise de fonctions, il y a six ans, la presse régionale constituait un cas dilemme. Elle perdait entre 50 et 60 millions d'euros par an, couverts par les sociétaires, et était marquée par un certain retard en matière de numérisation et de rajeunissement. Une forte pression s'est exercée à l'époque en faveur de la vente ou de la fermeture de ces titres. Or le directeur général et moi-même avons souhaité procéder tout d'abord à un audit de la situation, que nous avons confié à Philippe Carli, alors consultant extérieur, qui avait conduit le redressement remarqué du Parisien et de L'Équipe.
Au terme de cette analyse, rendue en avril 2017, nous avons acquis trois convictions qui ont été soutenues et votées par notre gouvernance mutualiste.
La première est que le redressement était possible. Les activités de presse écrite régionale pouvaient être à l'équilibre moyennant des mesures exigeantes. Celles-ci ont été conduites par un nouveau dirigeant, Philippe Carli, dans le but de parvenir à un équilibre financier fin 2020. Cet objectif a été atteint avec trois mois de retard du fait du covid-19, ce qui constitue une superbe performance. Le résultat d'exploitation du groupe de presse est désormais positif.
La deuxième conviction était que les responsabilités de dirigeant et d'actionnaire devaient être clairement distinguées. Je suis président de Crédit Mutuel Alliance Fédérale, je ne suis pas président du groupe EBRA. Nous avons avec Philippe Carli une relation fondée sur le lien normal qui unit un actionnaire et un responsable d'entreprise, et centrée sur l'idée selon laquelle le groupe de presse et chacun des titres doivent être placés sous une stricte autonomie éditoriale, et disposer de ce point de vue d'une stricte responsabilité. Dans ce cadre, nous avons fait le choix fondamental de maintenir chaque titre.
La troisième conviction est que notre groupe est un groupe mutualiste. Le statut d'entreprise à mission qu'il détient désormais a formalisé son engagement, de longue date, d'être un groupe complètement mutualiste et non coté - engagement dont témoigne la décision prise en 2017 par le directeur général et moi-même de retirer le Crédit industriel et commercial (CIC) de la cote.
L'intégralité de nos résultats est mise en réserve, et ces réserves ont vocation à servir l'économie française, les sociétaires et le développement du groupe.
La presse quotidienne régionale constitue un service de proximité, en ligne avec notre mission d'accompagnement des territoires - inscrite en quatrième position de la liste des missions figurant dans les statuts de l'entreprise à mission Crédit Mutuel Alliance Fédérale -, sa vocation étant d'entretenir le débat démocratique et le lien social dans tous les territoires.
La « saison 1 » du redressement du groupe EBRA a été conduite avec succès. Le Crédit mutuel s'inscrit dans un engagement durable auprès des neuf titres de presse régionale du groupe, l'idée étant de conforter ce redressement et d'assurer leur développement, en ligne avec notre mission de présence dans les territoires, d'information locale et d'entretien de la confiance envers nos titres. La presse quotidienne régionale présente en effet, d'après les enquêtes d'opinion, un taux de confiance élevé, de 62 %. Il s'agit pour nous non seulement d'un témoignage de reconnaissance, mais aussi d'une responsabilité. C'est dans cet esprit que nous souhaitons continuer à agir aux côtés du groupe EBRA.
M. Philippe Carli, président du groupe Est Bourgogne Rhône Alpes (EBRA). - La presse est importante pour la pluralité politique. Les titres de presse quotidienne régionale du groupe EBRA ont pour objet d'informer le public et mettre en valeur les acteurs du territoire. Nous ne sommes pas là pour avoir des opinions, mais pour apporter des informations importantes.
Par ailleurs, il n'y a pas de pluralité ni de presse sans des équipes de journalistes et des rédactions fortes. C'est pourquoi j'ai souhaité, au lancement de la saison 1 de la transformation d'EBRA, améliorer l'ensemble du fonctionnement de l'entreprise, tout en gardant des rédactions fortes. Nos neuf titres de presse représentent ainsi 1 400 journalistes, sans compter l'ensemble de nos correspondants. Nous aimerions en faire travailler plus mais, malheureusement, avec la crise de la covid et ses conséquences, cela n'a pas été possible. .
La majorité des titres du groupe ne seraient plus là si nous n'avions pas bénéficié du fort soutien de notre actionnaire pour opérer la transformation nécessaire à leur maintien.
La presse quotidienne vit depuis dix ans une transformation sans précédent, liée à la révolution internet, mais surtout aux changements d'usage de l'information. On traite désormais l'information de six heures du matin à vingt-trois heures sous la forme la plus adaptée au moment où le lecteur la consomme.
Nous avons rassemblé nos expertises et nos savoir-faire et mis en oeuvre des synergies pour garder des rédactions fortes. Dans ce but, nous avons rationalisé et mis en commun nos imprimeries, nos studios graphiques et nos centres d'appels clients ainsi que les informations nationales générales et sportives. En revanche, chacun des neuf titres régionaux dispose de sa propre rédaction, les rédactions étant regroupées par territoire - territoires lorrain, alsacien, dauphinois et rhônalpin. Nous avons en outre systématiquement remplacé les journalistes à l'issue des départs.
Nous travaillons à présent sur la « saison 2 » du redressement du groupe. Nos titres ont la capacité de financer eux-mêmes leur croissance. Nous travaillons en particulier dans le but de renforcer les liens de proximité et de confiance avec les citoyens et l'ensemble des acteurs de nos régions. Un vrai problème de confiance se présente en effet à l'égard des institutions et des médias. Nous sommes particulièrement bien positionnés, au travers de nos rédactions fortes, pour répondre à cet enjeu.
J'ajoute que notre groupe vient d'être labellisé « Responsabilité sociétale des entreprises » (RSE) par Positive Workplace et constitue le premier groupe de presse quotidienne régionale à se voir attribuer cette distinction.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous êtes à la tête d'un groupe de presse géant. Or la diversité intrinsèque à la presse quotidienne régionale et son maillage territorial, qui sous-tend la confiance qui lui est accordée par les citoyens, diminuent au fil de la constitution de grands groupes et des mutualisations de moyens décidées par souci de rationalisation économique, qui réduisent la proximité des rédactions, donc l'originalité et la liberté éditoriale de chaque titre. Cette situation soulève des interrogations légitimes.
Quelle part le groupe EBRA représente-t-il dans l'ensemble des activités du Crédit mutuel ?
Pourquoi avez-vous jugé nécessaire de développer l'activité de presse ?
M. Nicolas Théry. - Nous faisons et tenons le pari de la diversité démocratique dans l'unité économique. Ne sont donc mutualisées que les fonctions situées « derrière le comptoir » de la démocratie, relevant de la régie ou de l'imprimerie. En revanche, les 1 400 cartes de presse, les rédactions, les titres et leur identité sont maintenus, dans toute leur dimension d'information régionale et locale.
Cette activité représente un chiffre d'affaires de 470 millions d'euros, sur un chiffre d'affaires total de 14,5 milliards d'euros pour Crédit Mutuel Alliance Fédérale. Il s'agit donc d'une activité significative, mais non majoritaire. Si nous nous réjouissons par ailleurs que le groupe EBRA affiche un résultat d'exploitation positif et sommes très reconnaissants aux équipes d'y être parvenues, l'exigence qui a été fixée est que cette activité soit à l'équilibre et puisse financer son développement, pour que les sociétaires du Crédit mutuel ne se retrouvent pas tenus de combler des pertes. Ce pari économique me semble sain.
Nous avons décidé de conserver cette activité, car elle répondait à la véritable identité de notre groupe, qui est d'être un groupe mutualiste local. Notre groupe rassemble en effet 1 550 établissements de crédit de plein exercice que sont les caisses locales du Crédit mutuel. Nous voulons être très présents auprès du milieu associatif, des citoyens, des professionnels, des commerçants et des artisans, et contribuer également à l'information locale.
Notre choix répond à une mission mutualiste territoriale. Nous l'assumons, car nous croyons à la vitalité territoriale. Mais le corollaire de ce choix, qui répond à la critique consistant à se demander pourquoi une banque contrôle des journaux, est de dire que nous sommes redevables de garanties de gouvernance et de fonctionnement relatives à l'indépendance éditoriale et à l'autonomie de gestion du groupe EBRA.
M. Philippe Carli. - L'indépendance éditoriale est difficile à tenir pour de petits titres comme Vosges Matin ou L'Alsace. Nous avons investi plus de 40 millions d'euros pendant la saison 1 pour remettre à plat nos sites internet, nos applications, produire des contenus adaptés aux usages, etc. Le fait de former un groupe permet de financer ces opérations pour l'ensemble des titres, alors que les petits titres seuls seraient incapables de les assumer - ou le feraient aux dépens de la force journalistique.
M. David Assouline, rapporteur. - Les possessions de votre groupe s'étendent sur presque toute la partie Est de la France, où une diversité de titres est donc détenue par un seul propriétaire.
Un responsable du syndicat national des journalistes (SNJ) que nous avons reçu nous a fait part de son émotion à l'annonce de votre décision de constituer un bureau d'informations générales chargé de produire de l'information censée être reprise localement par tous les titres, qui contrevenait, selon lui, à la liberté éditoriale et allait au-delà du seul objectif de rationalisation logistique. Que répondez-vous à cela ?
M. Philippe Carli. - La principale raison d'être du bureau d'informations générales, basé à Paris, est de traiter l'information nationale, dont beaucoup d'acteurs se trouvent en région parisienne et qui fait beaucoup appel aux dépêches de l'Agence France-Presse (AFP).
Les titres régionaux doivent effectivement reprendre l'information nationale générale et sportive. Ces reprises sont coordonnées par les rédacteurs en chef, qui se réunissent régulièrement pour décider de la façon dont sont traitées les informations. Tout ce qui relève de l'information régionale est en revanche distinct de ce bureau.
Le bureau d'informations générales produit des pages aux formats adaptés à chaque titre, et peut éventuellement proposer un traitement différent à la demande d'un rédacteur en chef local.
M. Nicolas Théry. - Les éditoriaux sont propres à chaque titre. Chaque titre a sa propre ligne éditoriale.
M. Philippe Carli. - La décision de mettre ou non un sujet en avant est prise par le rédacteur en chef du quotidien, non par le bureau d'informations générales.
M. David Assouline, rapporteur. - Le traitement d'une information nationale par une agence centrale fournit un angle de vue, une ligne éditoriale, qui s'applique forcément à tous les titres. De plus, le traitement de l'actualité nationale par le biais local avait son originalité, y compris pour des événements sportifs. Considérez-vous que ces débats de fond sont secondaires, que les mutualisations effectuées ont permis de sauver ces titres et qu'il n'y a pas d'autre modèle possible ?
M. Nicolas Théry. - Il ne s'agit pas d'un débat secondaire. Il nous a conduits à des propositions d'organisation très claires, notamment concernant le maintien de titres, l'articulation des rédactions, et le rôle non hiérarchique du bureau d'informations générales. Nous avons été soucieux d'éviter toute domination du bureau d'informations générales sur les titres. Il s'agit d'un contributeur.
Si la réponse que nous avons apportée peut vous paraître critiquable, cette question importante n'a donc pas été traitée de manière secondaire.
M. Philippe Carli. - Les titres de la presse quotidienne régionale disposent souvent de petites équipes pour l'information nationale. A contrario, le bureau d'informations générales rassemble une équipe de trente journalistes focalisés sur l'information nationale. L'AFP constitue par ailleurs une source d'information importante à la qualité reconnue.
La décision que nous avons prise de disposer d'une force journalistique à Paris pour traiter l'ensemble des sujets nationaux, tout en conservant des forces en région pour traiter les informations concernant directement les territoires, nous a paru un bon équilibre.
M. Laurent Lafon, président. - Cette organisation impliquant la formation d'une équipe dédiée à l'information générale et sportive et le maintien d'équipes au niveau régional constituait-elle un élément important du retour à l'équilibre financier du groupe ?
M. Philippe Carli. - Sans en être l'élément unique, cette organisation participe à l'équilibre des titres. Elle a en outre du sens du point de vue éditorial. Nous traitons beaucoup mieux l'information nationale depuis que le bureau d'informations générales s'en occupe. Nous avons renforcé également les contenus éditoriaux régionaux, et prenons beaucoup plus de temps pour mettre en valeur l'information régionale.
Auparavant, le temps manquant pour envoyer quelqu'un à Paris, les titres se contentaient souvent de reprendre telles quelles les dépêches de l'AFP. Il n'en va plus de même aujourd'hui. Le groupe EBRA lance même parfois des informations nationales avant la presse quotidienne nationale.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous gagnez là ce que vous perdez en traitement de proximité et en vision originale de l'information nationale par la presse quotidienne régionale, qui était complémentaire de ce qui existait par ailleurs.
La presse quotidienne régionale traite donc toutes les questions nationales, qui concernent tous les Français, de manière unique et non plus à travers la diversité de titres qui faisait pourtant son originalité.
Estimez-vous que les conditions imposées par l'Autorité de la concurrence à l'occasion de l'autorisation du rachat par votre groupe de titres de L'Est Républicain - relatives notamment à la diversité des contenus, au maintien de rédactions en chef dédiées et à la garantie de la diffusion des titres de presse quotidienne régionale concernés - sont remplies au moyen de la pratique des mutualisations ?
M. Philippe Carli. - Ces conditions sont respectées. Les informations produites par le bureau d'informations générales sont mises dans chaque journal sur la décision du rédacteur en chef local. En outre, si un sujet national a un impact régional fort, la rédaction locale peut le traiter en lien avec les journalistes du bureau d'informations générales.
M. David Assouline, rapporteur. - Des journalistes ont-ils déjà été incités à ne pas traiter tel ou tel sujet susceptible de concerner le Crédit mutuel ?
M. Philippe Carli. - Le meilleur moyen pour qu'un sujet explose dans la presse est d'expliquer aux rédactions ce qu'elles doivent faire ! C'est quelque chose qui n'existe pas. Du reste, les journaux ont tendance à hésiter à parler de leur actionnaire, plutôt qu'à essayer de valoriser ses actions.
Nous recevons des communiqués de presse de la part d'acteurs de la banque. Lorsque de tels sujets sont traités, c'est la rédaction qui décide de ce qu'elle en fait.
M. Nicolas Théry. - C'est la deuxième fois en six ans que je parle publiquement du groupe de presse. La première fois, c'était à l'occasion d'un entretien que Philippe et moi avons accordé au Figaro, en septembre dernier, pour annoncer que le redressement du groupe EBRA était effectif.
La règle est très claire, et les six années écoulées l'ont fait accepter par tous : je n'interviens pas, je n'ai aucune demande, aucun souhait, aucune remarque, en aucune manière. C'est une question de pratique. Une pratique constante produit aussi une forme d'apaisement de la relation, où chacun fait son métier en toute responsabilité, sans interférence. Je m'en porte mieux, et je pense que les 1 400 journalistes de même que Philippe Carli s'en portent mieux également.
M. David Assouline, rapporteur. - Je prends acte de ce que vous dites. Les témoignages concernant votre prédécesseur faisaient état d'une tout autre réalité.
Mme Sylvie Robert. - Les titres détenus par votre groupe sont très variés, notamment s'agissant de leur implantation - en agglomération, ou rurale. Chaque titre a-t-il une indépendance totale en matière de stratégie à déployer localement, sur le plan du tirage par exemple, ou cette décision est-elle prise au niveau global ?
Tous les journalistes qui traitaient l'information générale dans les titres régionaux avant la création du bureau d'informations générales ont-ils été gardés par le groupe, au moyen, par exemple, d'une reconversion ?
Chaque rédaction dispose-t-elle d'une charte de déontologie ?
Chaque titre a-t-il un fonctionnement totalement indépendant, décidé à la discrétion de son rédacteur en chef et qui diffère forcément de celui des autres titres en fonction de son environnement ?
M. Philippe Carli. - Les titres ne fonctionnent pas complètement indépendamment les uns des autres, sinon ce n'est pas la peine d'avoir un groupe.
Nous travaillons beaucoup ensemble pour les outils informatiques, les plateformes, les studios graphiques, la distribution, etc. Mais nous travaillons également avec les autres titres de la presse quotidienne régionale, notamment à travers la régie nationale 366, qui constitue un interlocuteur unique pour tous les grands donneurs d'ordre souhaitant placer des publicités dans la presse quotidienne régionale.
La presse répond à un marché, comme d'autres environnements économiques. Il existe donc un prix marché pour les abonnements papier. Il faut des méthodes de marketing direct particulières pour aller chercher des abonnements digitaux. Or ces méthodes ne varient pas d'un titre à un autre. Nous échangeons d'ailleurs beaucoup avec le reste de la presse pour identifier les meilleures pratiques. Ces méthodes requièrent en outre des expertises très pointues difficiles à trouver. Or le groupe a l'avantage de nous conférer une attractivité suffisante pour recruter les meilleurs talents dans ce domaine.
Nos titres mettent en oeuvre une stratégie groupe, qui est évidemment adaptée en fonction de leurs particularités. Ainsi, si les DNA comptabilisent 92 % d'abonnés papier, Le Dauphiné Libéré n'en compte que 50 % à 55 %. Ces deux réalités n'appellent donc pas la même stratégie d'approche. Ainsi, en réponse à une baisse de diffusion importante que nous subissions sur la vente au numéro du Dauphiné Libéré, une campagne a été lancée, à l'initiative du journal, pour ouvrir des points de vente supplétifs.
L'approche des marchés varie effectivement selon que l'on se trouve en ville ou à la campagne. Les agriculteurs, les viticulteurs ou les artisans ont ainsi l'habitude de recevoir leur journal en portage avant sept heures du matin, alors que nous avons développé des applications, notamment l'application ASAPP, pour les lecteurs de Strasbourg ou de Lyon, dont les usages de consommation sont différents. Le fait de former un groupe nous a d'ailleurs permis de mener une étude marketing éditoriale dans les grands centres urbains de Strasbourg, Grenoble, Lyon, ou encore Metz, où l'on rencontre des problématiques similaires.
Nous menons aussi des démarches avec les groupes Sipa Ouest-France, Rossel ou encore Sud Ouest. Ainsi, l'information étant aujourd'hui très consommée sous format vidéo, peu connu historiquement de la presse quotidienne régionale, nous avons pris des participations croisées dans des sociétés qui nous apportent ce savoir-faire.
Il y a une indépendance pour mettre en oeuvre la stratégie groupe localement et l'adapter en fonction des réalités des territoires. Le fait d'être un groupe a en outre du sens, car cela nous permet de fédérer nos actions et d'amortir le coût du développement des outils dont nous avons besoin.
Enfin, le côté industriel des métiers de la presse se retrouve en Allemagne et en Italie, où un certain nombre de choses sont progressivement mises en commun. La presse est un métier en grande transformation qui a besoin d'investissements majeurs que les titres n'ont pas la capacité de financer seuls.
M. Michel Laugier. - Que seraient devenus les neuf titres détenus par le groupe EBRA si le Crédit mutuel n'avait pas investi en leur faveur ?
Leurs lignes éditoriales sont-elles très différentes ou finalement assez proches ?
Comptez-vous sur la saison 2 pour parvenir à un retour sur investissement ?
Une saison 3 est-elle prévue ? Avez-vous d'autres ambitions, dans d'autres médias comme la radio ou la télévision ?
M. Nicolas Théry. - Vous nous croyez vraiment sans limites ! Nous ne sommes pas des papivores.
M. David Assouline, rapporteur. - Il y a quand même neuf titres !
M. Nicolas Théry. - Indépendance éditoriale et indépendance financière vont de pair. Nous avons besoin d'une presse régionale vivante, active et diverse, nourrie par des coopérations entre les différents titres, pour maintenir une présence territoriale.
Il faut que l'indépendance et l'équilibre économiques soient assurés pour garantir le maintien de 1 400 cartes de presse et permettre aux neuf titres de se développer.
Nous n'avons pas de saison 3 prévue ni d'ambition de rachat ou d'extension. Nous avons des ambitions de développement du groupe EBRA sur les nouveaux vecteurs - applications, vidéos - appuyées sur des investissements très lourds, et vers de nouveaux publics, notamment les jeunes.
En 2016, à mon arrivée, un grand nombre de personnes plus ou moins intéressées m'ont dit qu'il fallait se débarrasser de l'activité de presse, car elle était source de problèmes. Ma conviction est que trois ou quatre titres auraient réussi à s'en sortir sans notre soutien, quand cinq autres auraient fermé.
M. David Assouline, rapporteur. - Il y aurait peut-être eu d'autres acheteurs.
M. Nicolas Théry. - Les marques d'intérêt ont été très claires à l'époque. Il y avait au moins cinq titres qui n'intéressaient rigoureusement personne.
Il se trouve que le Crédit mutuel était actionnaire de neuf titres. Dans la ligne de notre positionnement de banque territoriale, nous ne souhaitions pas mettre en difficulté cinq d'entre eux. Cela a fait partie du choix que nous avons posé.
M. Philippe Carli. - Nos titres ne sont pas des titres de presse papier, mais des titres de presse plurimédias. Nous distribuons 900 000 exemplaires par jour, sommes lus sur le papier par 3,7 millions de personnes par jour et comptabilisons entre 4,9 millions et 5,5 millions de visiteurs quotidiens sur nos applications et nos sites internet.
Nous avons terminé l'année 2021 avec 80 000 abonnés numériques, alors que nous n'en avions aucun au lancement du plan cette même année. Nous produisons 200 podcasts et 1 500 vidéos par mois, soit une augmentation de 153 % en trois ans. Nous avons en outre augmenté nos audiences de 70 %.
Notre actionnaire nous a donné les moyens de faire les réformes que les titres individuellement n'étaient pas capables de mener. Nicolas Théry n'a pas mentionné le coût que ce plan de transformation de trois ans a représenté pour le Crédit mutuel.
M. Laurent Lafon, président. - Dans Le Figaro, vous mentionnez le chiffre de 115 millions d'euros.
M. Philippe Carli. - Exactement. C'est le montant de l'investissement effectué par le Crédit mutuel pour transformer ces titres. De plus, si le groupe EBRA est bien à l'équilibre, certains titres, notamment les titres lorrains, continuent à perdre de l'argent. Ils partaient en effet d'une telle situation que beaucoup d'actionnaires intéressés par de futurs dividendes auraient depuis longtemps déposé le bilan.
Grâce au Crédit mutuel, nous avons réussi à garder une pluralité de presses quotidiennes régionales, notamment dans l'est de la France. Nos lecteurs parcourent tous les jours nos titres lorrains avec grand plaisir. Pendant la pandémie de la covid-19, particulièrement pendant le premier confinement, la presse quotidienne régionale était le seul lien social existant, car nous nous sommes débrouillés pour continuer à imprimer et distribuer nos titres tout en protégeant nos salariés, notamment les porteurs.
Mme Monique de Marco. - La participation des salariés et journalistes au sein des instances dirigeantes de votre groupe va-t-elle croissante ?
Les rédacteurs ou rédactrices en chef - je ne sais pas si cette profession est très paritaire - sont-ils élus par leurs pairs au sein du comité de rédaction ou désignés par une instance dirigeante ?
M. Philippe Carli. - Toute notre transformation s'est faite sans aucun départ contraint, appuyée sur des accords signés de manière majoritaire par les partenaires sociaux. Cela montre que nous avons su développer un véritable dialogue. L'obtention du label RSE dépendait d'ailleurs du résultat obtenu à l'issue de l'envoi d'un questionnaire à l'ensemble de nos salariés, fournisseurs et clients.
Les partenaires sociaux sont associés à nos actions. Nous avons en outre investi un peu de plus de 2 millions d'euros par an dans la formation sur les trois dernières années et poursuivons cet effort par la création de l'EBRA Academy pour former l'ensemble des salariés et rendre également nos partenaires sociaux encore plus pertinents dans nos discussions.
Nous avons aussi mis en place des mesures pour améliorer la parité. Notre comité exécutif comprend ainsi 40 % de femmes, et le rédacteur en chef du bureau d'informations générales vient d'être remplacé par une femme. Nous poursuivons plusieurs objectifs dans le cadre de la RSE pour rendre l'entreprise représentative de la population française.
Les journalistes ne participent pas à la nomination des rédacteurs en chef. Cette décision de recrutement est prise par le directeur du titre concerné en lien avec la direction des ressources humaines. Je rencontre également les rédacteurs en chef pour me faire ma propre opinion sur leur éthique.
Enfin, nous avons des chartes éditoriales et venons de signer un accord de qualité de vie au travail pour le groupe, incluant une charte de savoir-vivre.
M. Pierre Laurent. - Comment en êtes-vous arrivés au périmètre qui est celui de vos possessions de titres de presse ? Des raisons économiques vous ont-elles conduits à considérer que cette échelle était la bonne ou vous êtes-vous heurtés à la frontière constituée par les possessions d'autres groupes ?
Vous sentez-vous protégés de la concentration ? Pensez-vous que certains pourraient avoir des velléités d'empiétement sur votre groupe ? Selon vous, à quelle échelle la concentration devient-elle nécessaire dans la presse quotidienne régionale ?
Quelles ont été les recettes du succès du retour à l'équilibre pour les titres qui y sont parvenus : s'agit-il des ventes, de la publicité, des abonnés, du portage ou de la vente en kiosque ? De manière générale, d'où vos coûts et vos ressources proviennent-ils ?
Les moyens mutualisés que vous avez évoqués sont-ils utilisés par d'autres que vous ? Avez-vous des rapports avec le reste de la presse quotidienne régionale ou avec la presse nationale, et, le cas échéant, ces rapports obéissent-ils plutôt à une logique de mise en commun ou à une logique de concurrence ?
M. Nicolas Théry. - L'extension des années 2006-2011 a été une affaire d'opportunités, lorsque des groupes étaient cédés. Le Crédit mutuel a décidé au coup par coup.
Les sociétaires du Crédit mutuel ont payé, à coup de prix d'acquisition et de déficits récurrents, 1 milliard d'euros pour ce développement dans la presse. Il fallait soit tirer un trait sur ces activités, soit trouver les moyens d'assurer à ces titres un avenir durable.
Sommes-nous à la bonne échelle ? À mon sens, oui. Grâce à Philippe Carli, aux équipes, aux partenaires sociaux, à la mobilisation collective et au soutien du Crédit mutuel, nous avons trouvé une voie pour arriver à un équilibre durable.
Nous ne nous sentons pas menacés par la concentration. Nous ne sommes pas acheteurs ou en croissance, mais nous voulons développer nos titres, y compris sur des nouveaux publics et avec de nouveaux moyens, notamment en coopérant avec d'autres groupes.
M. Philippe Carli. - Détenir neuf journaux nous donne une taille critique pour amortir efficacement les investissements. La transformation est globale : les sites sont différents, mais l'outil est le même. Lorsqu'on réalise un investissement ou qu'on noue un partenariat avec un fournisseur de contenus comme Taboola ou Outbrain, nous avons la force du groupe. Nous sommes le premier acheteur de papier en France. D'ailleurs, nous sommes fortement impactés par l'augmentation du prix du papier, qui génère un surcoût de 8 millions d'euros pour EBRA.
Lorsque nous développons un outil CRM pour nos équipes de vente, nous l'amortissons sur l'ensemble des titres. Actuellement, nous réalisons 500 millions d'euros de chiffre d'affaires, ce qui donne un fort potentiel de rationalisation.
Nous pouvons réaliser des économies supplémentaires en travaillant avec la presse quotidienne régionale - nous n'avons pas vraiment de concurrence, puisque nous sommes sur des territoires différents - ou avec la presse quotidienne nationale, dans le cadre du plan filières. Nous négocions actuellement sur la mise en commun de l'impression, vers Lyon. Nos imprimeries sont très chargées et ont été modernisées. Pour la diffusion, nous avons commencé à porter des titres de la presse quotidienne nationale, ce qui remplit mieux les véhicules, réduit le coût à l'exemplaire du portage et permet à la presse quotidienne nationale d'être encore distribuée dans de nombreux endroits où elle ne pourrait plus l'être sinon, notamment pour ses abonnés.
M. Nicolas Théry. - Nous sommes très reconnaissants au Sénat pour son action sur les grandes plateformes technologiques. Nous voulons offrir une information diversifiée sans être pillés. La législation sur les droits voisins est un élément très important de l'équilibre durable de la presse écrite, notamment régionale.
M. Laurent Lafon, président. - Pourquoi les grands groupes industriels investissent-ils dans les médias ? Quel retour en ont-ils ?
Vous êtes un peu atypiques, car vous êtes une banque et surtout, dans les autres grands groupes, il y a une logique économique associée à une petite touche personnelle du président du groupe, qui peut être une volonté de reconnaissance ou d'influence.
On ne peut pas vous mettre sur le même plan. Chez vous, la logique économique prédomine, avec une volonté de rationalisation et de mutualisation.
Quel est le retour économique attendu de vos médias ? Plusieurs fédérations régionales sont couvertes par l'un de vos médias, d'autres pas du tout. Y a-t-il une différence en matière de chiffre d'affaires, de public visé dans les fédérations régionales ayant une presse régionale du Crédit mutuel et celles n'en ayant pas ? Quel est l'impact sur les activités des fédérations régionales du Crédit mutuel ?
La clientèle traditionnelle du Crédit mutuel, ce sont notamment les artisans et les associations. Avez-vous établi un lien entre vos titres de presse régionale et ce public ? S'il n'y avait pas d'intérêt commercial du Crédit mutuel, seriez-vous moins intéressé par la presse régionale ?
Vous en êtes à la saison 2 ou 3. L'actionnaire, M. Théry, vous donne-t-il un objectif en matière de bénéfices ? Un taux de rentabilité de 2 à 3 % par exemple ?
M. Nicolas Théry. - Je ne suis pas actionnaire, mais le Crédit mutuel que je préside l'est.
M. Laurent Lafon, président. - C'est une précision importante.
M. Nicolas Théry. - C'est bien un choix collectif, que j'ai proposé et que j'assume. Les instances du Crédit mutuel ont voté le plan de redressement de M. Carli à l'unanimité. En novembre 2021, il a présenté les résultats de cette stratégie. J'ai demandé à tous les administrateurs une minute d'honnêteté, pour savoir qui y croyait vraiment il y a quatre ans. Aucune main ne s'est levée... C'est un choix collectif, important, issu d'un mouvement mutualiste, collectif, estimant, à la fois dans le domaine bancaire, de l'assurance, des services aux concitoyens, qu'il est un acteur des territoires.
À titre personnel, je suis convaincu que tous, nous devrions plus souvent, dans nos choix collectifs, nous demander quel est l'impact de décisions prises au nom d'intérêts consuméristes, financiers, prudentiels, de régulation, etc., sur les territoires. En ce qui nous concerne, le choix pour la presse, c'est de contribuer au maintien d'une presse quotidienne régionale de qualité sur les territoires où nous investissons, reflet de ces territoires, contribuant à leur développement et à leur vitalité.
L'objectif fixé, c'est l'équilibre - y compris les investissements. C'est un objectif ambitieux, compte tenu de la hausse du prix du papier notamment, mais ce n'est pas un objectif conditionnel. S'il faut décaler l'objectif en raison d'un souci de ce type, nous réaliserons un accompagnement en confiance et en exigence.
Il n'y a aucun lien entre les fédérations régionales et les journaux. L'indépendance d'EBRA est totale. Les fédérations régionales sont parties prenantes de Crédit Mutuel Alliance Fédérale qui réunit quatorze fédérations régionales. À ce titre, elles suivent l'ensemble des filiales et des activités, mais sans intervention.
Il en est de même pour les associations ou les artisans : nous n'avons pas de lien commercial, pas d'interférence ou d'intérêt économique en lien avec la presse. Nous veillons, et c'est un choix stratégique assumé, à un objectif d'équilibre des activités de presse, sans excès. Le mutualisme, c'est être capable de tenir des choix stratégiques de changement dans un souci d'efficacité opérationnelle. Voilà l'équilibre que nous recherchons.
L'objectif de l'actionnaire, c'est que les sociétaires du Crédit mutuel portent cette structure sans qu'elle leur coûte comme dans le passé. Cette partie de l'histoire est terminée : depuis cinq ans, c'est une nouvelle aventure. Nous savons désormais pourquoi le Crédit mutuel a souhaité rester actionnaire de ce groupe, et conforter sa présence et son développement dans une contrainte économique, mais dans un accompagnement durable.
M. Laurent Lafon, président. - Je ne parlais pas d'un lien de personnes ou de structures, mais d'un lien géographique : le chiffre d'affaires des fédérations du Crédit mutuel est-il plus important dans les zones géographiques où vous détenez des titres de presse ?
M. Nicolas Théry. - Non, il n'y a aucun impact d'aucune sorte. Le Crédit mutuel est un groupe multiservices. Les activités de presse ne sont pas proposées sur les applications bancaires.
M. David Assouline, rapporteur. - Une commission d'enquête est un outil puissant de contrôle parlementaire, afin d'éclairer le débat public.
Sans être d'un scepticisme absolu, n'avez-vous pas d'autre intérêt que le bien commun, pour posséder tous ces titres ? Si nous acquiescions sans vous interroger, nous ferions preuve de peu de vigilance.
Dans l'ensemble de votre groupe, la valorisation du Crédit mutuel ou de ses activités dans vos titres n'est-elle pas l'objet d'une bienveillance ou d'un regard acritique ? Ce ne serait pas une touche personnelle, mais un intérêt d'influence et de rayonnement du propriétaire, qui investit dans la presse et prend des risques.
Si ce n'est pas le cas dans votre propre groupe de presse, nous avons entendu devant notre commission d'enquête, ici même, une accusation portée contre le Crédit mutuel. En 2015, le Crédit mutuel a été accusé d'avoir fait pression sur Vincent Bolloré et son groupe Canal Plus, et du chantage à la publicité et à des relations apaisées, pour ne pas diffuser un documentaire de Nicolas Vescovacci, consacré à l'évasion fiscale, qui mettait en cause le Crédit mutuel. M. Vescovacci a réitéré ses propos devant nous. Cela avait fait scandale. Canal Plus, après avoir investi dans ce documentaire, l'a retiré de la diffusion. Le service public l'a diffusé. Il se dit - je demanderai confirmation à Delphine Ernotte - que les crédits de publicité de votre groupe vers le service public auraient été supprimés pour sanctionner la diffusion du documentaire sur le service public. Que répondez-vous à cela, sachant que ce n'était pas durant votre mandat, qui a débuté en 2016 ? Tout ceci n'est-il que mensonge ? N'en savez-vous rien, ou le confirmez-vous ?
M. Nicolas Théry. - Je répondrai d'abord à la question la plus pertinente : contribuons-nous au bien commun ? Il n'y a pas que l'argent dans la vie : c'est notre conviction en tant que mutualistes.
Je trouve surprenante l'autre question, dans une institution ayant en charge l'intérêt public. Nous n'avons pas en charge le bien commun ni l'intérêt public, mais une fonction d'utilité collective. Notre décision d'investir dans la presse est une décision d'utilité collective, au même titre que la suppression du questionnaire de santé pour les emprunteurs immobiliers il y a quelques semaines, ou que la soumission de nos portefeuilles de crédits corporate, gestion d'actifs et d'assurance aux accords de Paris, au même titre que nous avons pris des mesures en faveur des clientèles fragiles ou des professionnels, des artisans et des commerçants, lors de la crise du coronavirus - des décisions claires et sans contreparties. Cela vous surprendra peut-être, mais nous n'avons aucun regret et nous sommes même joyeux de faire cela.
Le scepticisme, c'est bien, les interrogations sont nécessaires, le débat est utile. Par contre, le soupçon et le complotisme ne sont pas de mise.
Je suis désolé de vous le dire, mais il n'y a pas de logique complotiste ; il n'y a pas de logique d'influence ; il n'y a pas d'exercice d'un pouvoir caché dans notre décision. Cette décision est collective et assumée. Elle n'a pas été facile à prendre pour un certain nombre d'élus mutualistes. Mais elle a été prise, elle est assumée et elle sera maintenue. Ce n'est pas l'expression d'une personne devant vous, mais l'expression d'une institution qui a une vraie fierté mutualiste et une vraie fierté d'utilité collective. Notre investissement dans la presse peut vous surprendre, dans une logique complotiste ou sceptique, mais il relève bien d'une logique d'utilité collective.
Me concernant, ou concernant Daniel Baal pour les prises de parole, vous constaterez peut-être que nous intervenons beaucoup plus souvent dans d'autres médias que dans ceux du groupe EBRA, justement pour qu'il n'y ait pas de soupçons. En revanche, nous sommes très heureux de répondre aux journalistes du groupe EBRA lorsque nous sommes interviewés, à leur demande. Cette simplicité de relation et de fonctionnement est notre meilleur atout. Quelquefois, faire simple, c'est aussi juste faire démocratique, faire transparent, et faire efficace - je vous le dis avec beaucoup d'engagement et de passion. Ce petit système interne qui consiste à porter les questions et à les faire tourner en se demandant ce que cela cache, ce que cela veut dire... Non ! À un moment, on peut poser les débats de manière simple.
Vous parlez de pressions et de chantage ? Ce n'est pas rien ! J'entends les dires des auteurs du documentaire. Nous avons consulté les faits allégués, qui ne portent pas sur le Crédit mutuel, mais sur une filiale, qui, à l'époque, avait été déjà aux trois quarts cédée : la banque Pasche. Aucun des faits allégués n'a été confirmé nous concernant. Je constate que rien, depuis, n'a modifié ce jugement. Aucune suite judiciaire n'est intervenue sur ces faits. Le groupe Canal Plus a démenti cette réalité. Nous restons l'un des principaux annonceurs du service public. Vous pouvez le vérifier. Nous l'avons été de manière continue.
À un moment, il faut se dire simplement les choses. Ce reportage a eu lieu, je n'ai pas de jugement à porter. Je constate juste que les faits allégués ne sont pas confirmés nous concernant ; à ce stade, ils n'ont pas été repris sur le plan judiciaire. Ils ont été démentis par le groupe Canal Plus. Nous avons eu des conflits du travail avec certains salariés qui s'exprimaient dans ce reportage. Ils ont été déboutés par la justice. Je m'en tiens là, la page est tournée. À un moment, l'ère du soupçon et du « oui, mais quand même » doit avoir un terme. Les choses ont été claires ; nous les avons dites à l'époque, je le répète. Nous avons une part de fierté à contribuer à l'existence d'une presse qui se porte bien.
M. Lafon a bien souligné que nous avons le souci de l'équilibre économique, mais au service d'un engagement durable - j'insiste sur ce point. Personnellement, j'ai constaté que lorsqu'une activité est structurellement et fortement déficitaire, la question de sa pérennité se pose. Je veux éviter cette question dans nos débats, en interne, pour que nous assumions ce choix collectif.
M. David Assouline, rapporteur. - Parlementaire à ce stade de ma vie politique, je déteste le complotisme par-dessus tout. Je sais ce qu'il charrie. J'admire, dans le joyau qu'est le parlementarisme, qu'il nous donne les outils pour combattre les bruits, les allégations non fondées, grâce à l'outil puissant de la commission d'enquête. Celle-ci permet que les choses soient dites, claires et nettes, sous serment. Ensuite, le citoyen peut juger et se faire une opinion le plus précisément possible. Voilà ce à quoi nous travaillons.
Les éléments étaient publics. Il était de mon devoir, justement, dans cette commission d'enquête, de vous interroger sur ce sujet. Vous vous êtes exprimé, ainsi que le documentariste qui a porté cette accusation. Si nous n'avions pas abordé franchement ce sujet, et ne vous avions pas permis de répondre, alors nous aurions laissé les choses circuler, sans débat démocratique.
C'est bien parce que le complotisme, le populisme, et l'antiparlementarisme sont des fléaux actuellement, en France et à l'étranger, que cette commission d'enquête, avec ses questions franches, permet de donner confiance dans nos institutions et dans notre démocratie, où le débat peut être organisé et éclairé de la façon la plus approfondie possible.
M. Laurent Lafon, président. - Merci de votre intervention.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Louis Échelard, président du directoire du groupe SIPA Ouest-France
M. Laurent Lafon, président. - Après avoir reçu les représentants du premier groupe de presse avec EBRA, nous recevons le deuxième, avec M. Louis Échelard, président du directoire du groupe SIPA Ouest-France, que je remercie de sa venue. Mais peut-être êtes-vous le premier groupe, ai-je lu récemment dans un article de presse ?
M. Louis Echelard, président du directoire du groupe SIPA Ouest-France. - Nous appartenons à la même famille, c'est l'essentiel.
M. Laurent Lafon, président. - Le groupe SIPA Ouest-France rassemble 85 titres, dont le premier tirage de la presse, Ouest France, avec 625 000 numéros chaque jour. Votre groupe représentait 8,7 % des tirages nationaux en 2019 et 14,5 % de la presse quotidienne.
Le groupe SIPA possède une structure originale, sur laquelle vous pourrez peut-être nous éclairer, puisqu'il est détenu en totalité par une association loi 1901, l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste, constituée en 1990 autour d'Ouest France. Le démocrate-chrétien que je suis y est sensible.
Le groupe possède des titres dans tout l'Ouest, comme Le Maine Libre, La Presse de la Manche, ainsi que des radios locales.
Nous sommes donc impatients de vous entendre nous exposer la structure et la philosophie d'ensemble de SIPA Ouest-France, un acteur majeur d'une presse régionale qui participe si bien à notre vie démocratique.
Cette audition est diffusée sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.
Un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Louis Échelard prête serment.
M. Louis Echelard. - Je vous remercie de votre invitation à contribuer à vos travaux. J'espère que mon témoignage vous sera utile.
SIPA Ouest-France est organisé de manière originale. Il est né autour du journal Ouest France, créé en 1944, à la Libération. Ce groupe, ancré dans la presse écrite, s'est constitué par la voie du développement organique, mais également par des acquisitions, afin de répondre à des sollicitations de dirigeants n'ayant plus de solutions pour poursuivre leur action. Nous avons engagé un processus de rationalisation et de mutualisation de leurs moyens et de leurs activités. L'urgence était de les sauver, et de leur proposer une viabilité économique à moyen et long termes.
Nous détenons 5 quotidiens, 77 hebdomadaires payants, 15 hebdomadaires gratuits, et le quotidien 20 Minutes contrôlé avec le groupe Rossel. Tous ces titres acquis ont conservé leur raison sociale - j'insiste sur ce point. Ils disposent toujours de leur rédaction. Ils sont en équilibre économique ou proches de l'être.
Certes, nous avons été confrontés à l'érosion de la diffusion ; grâce à une politique de portage dynamique, 85 % de nos quotidiens sont portés au domicile de nos lecteurs avant 7 h 30 le matin. Grâce à une politique de prix le plus bas possible et à d'importants investissements commerciaux, nous avons pu limiter cette érosion par rapport à d'autres confrères, mais elle se poursuit.
La prise en compte de l'évolution des usages nous a conduits à engager une politique numérique, et à développer de nouveaux services, complémentaires des journaux papier.
Avec nos deux plateformes Ouestfrance.fr et Actu.fr, nous constatons que la fréquentation cumulée classe cet ensemble au premier niveau dans le paysage numérique français de l'information.
La menace du numérique pourrait s'avérer en définitive une opportunité, surtout si nous savons proposer des informations de qualité, équivalentes à la qualité exigée dans les journaux papiers - j'y insiste. Bien évidemment, il faut convaincre les internautes de s'abonner.
Le défi numérique exige aussi de collecter des revenus publicitaires suffisants pour maintenir le prix des abonnements au niveau le plus bas possible. Nous tenons à notre positionnement populaire, qui exige que l'abonnement soit peu coûteux. Le défi est difficile, car les petites annonces sont parties vers les grands acteurs spécialisés et la publicité commerciale continue d'être ponctionnée par les géants du numérique. Malheureusement, les droits voisins, malgré l'avancée majeure obtenue, monsieur Assouline, sont bien loin de compenser cette perte de revenus.
Le pluralisme, l'accès du plus grand nombre à l'information et l'indépendance éditoriale de la presse écrite ne seront garantis que si les revenus publicitaires participent à l'équation économique. Des garde-fous doivent être prévus ; ils devront tenir compte du profil particulier du modèle économique de la presse écrite, bien différent de celui des grands groupes de médias, notamment de télévision.
C'est dans un contexte compliqué, mais enthousiasmant que nous évoluons. Le groupe SIPA Ouest-France avance.
Qu'est-ce qui nous anime ? Quel sens donnons-nous à notre action ? Nous sommes là par conviction, pour accomplir une mission : elle découle des valeurs de notre actionnaire unique, l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste. Cette mission est simple : informer et relier les citoyens, pour faire progresser le bien commun. Pour y parvenir, nous nous sommes dotés d'une structure et d'une gouvernance adaptée, à trois niveaux : l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste, association loi 1901, à but non lucratif, dont les membres ne perçoivent aucun dividende : ce sont des bénévoles. Cette association est l'actionnaire du groupe, qui contrôle à 100 % les médias d'information, à l'exception de 20 Minutes. Cette association porte les valeurs et les engagements éthiques du groupe, et garantit juridiquement son indépendance. Dans le paysage juridique français, l'association est un outil très intéressant pour protéger les actifs.
SIPA est la holding du groupe, dont je suis cogérant. Elle s'assure du respect des valeurs promues par l'association actionnaire. Elle garantit l'indépendance économique et s'assure de la réalisation de la mission.
Les médias - dont Ouest France -, entités opérationnelles, déploient leur projet éditorial dans le respect des valeurs de l'actionnaire et dans le respect de leur propre charte éditoriale. Cette organisation a été conçue pour nous mettre à l'abri des convoitises et des pressions. Je dis souvent aux journalistes du groupe qu'ils ont la chance de vivre dans un certain confort pour exercer leur profession, puisque les pressions externes n'ont aucun effet sur nos activités et sur notre manière de présenter l'information.
Notre mission prévoit aussi que nous devons relier les citoyens. Par nos articles dans nos journaux et nos publications numériques, nous contribuons à l'animation des communautés, au premier rang desquelles la commune. Notre rôle consiste aussi à rassembler nos lecteurs et tous les citoyens pour échanger avec eux, et qu'ils échangent entre eux. Les nombreuses invitations que nous lançons tout au long de l'année vont en ce sens. Par exemple, l'événement « Vivre ensemble » rassemble habituellement - hors pandémie - 5 à 6 000 personnes à Rennes, durant deux jours, pour débattre. Nous organisons aussi des événements rassemblant des filières professionnelles : les assises de l'économie de la mer, celles de la pêche, de l'automobile, de l'outre-mer... Nous réunissons, en temps normal, 30 à 40 000 personnes chaque année.
Les engagements éthiques du groupe apportent des réponses concrètes aux intentions suggérées par les valeurs de l'actionnaire. Nous organisons des opérations d'aide aux victimes de conflits ou de catastrophes initiées par Ouest France solidarité, grâce à la générosité de nos lecteurs, lors de collectes, et nous rendons compte de l'utilisation des fonds.
Nous mettons à disposition des journaux gratuits auprès de tous les détenus des prisons de l'ouest, et dans les structures sociales : Secours populaire français, Secours catholique, La Croix-Rouge française, pour que les plus défavorisés accèdent à l'information.
Enfin, mesure importante pour la profession et pour la vitalité démocratique de notre pays, nous faisons de l'éducation aux médias, via l'Association pour les journaux des lycées, qui aide les lycéens à élaborer leur journal avec le soutien de journalistes.
- Présidence de M. Michel Laugier, vice-président -
M. David Assouline, rapporteur. - Merci de cette présentation.
Vous êtes en situation de quasi-monopole sur l'ouest de la France, et êtes un grand groupe de presse. On pourrait imaginer que vous soyez très contestés ; or beaucoup disent du bien de vous - quelles que soient les opinions de votre groupe - pour la qualité du travail fourni par les journalistes et le pluralisme des lignes éditoriales.
Récemment, vous avez eu le courage d'annoncer que vous ne publierez ni ne commenterez les sondages, car les citoyens devront décider. Selon vous, les sondages ne doivent pas influencer l'opinion. C'est à contre-courant de la tendance actuelle, avec un sondage par jour depuis trois mois.
Vous êtes en monopole, on pourrait craindre pour la diversité. Mais vous semblez ne pas abuser de cette situation et rassurer les acteurs locaux. Cependant, la possession de nombreux titres sur de nombreux territoires sans concurrence ne nuit-elle pas à la diversité et à la démocratie ? Que faites-vous pour contrecarrer ou atténuer de tels risques ?
M. Louis Echelard. - Un « quasi-monopole » ? Si l'on prend en compte les journaux physiques d'information, nous avons une position importante, avec, toutefois, un concurrent de qualité, le Télégramme, sur notre territoire. Mais si l'on prend en compte l'accès à l'information des citoyens, quel que soit le support, nous n'atteignons pas plus de six personnes sur dix dans cette région.
M. David Assouline, rapporteur. - C'est énorme !
M. Louis Echelard. - Il en reste encore quatre sur dix éloignées de l'information. C'est important que nous fassions les meilleurs efforts pour aller vers ces personnes. Elles ne nous lisent pas pour plusieurs raisons. J'ai évoqué la question du prix : même un abonnement numérique coûte cher pour un budget difficile à boucler. Peut-être aussi que notre manière d'aborder l'information ou nos sujets ne leur convient pas. En permanence, nous devons nous interroger : pourquoi des citoyens restent-ils éloignés de l'information ? Si nous ne prenons pas toute notre place, vous savez où ils vont et ce qui se passe : les réseaux sociaux atteignent plus de six personnes sur dix, quelle que soit leur formule. C'est un exercice de tous les instants.
Pour éviter un certain endormissement, nous devons tous les jours échanger avec nos lecteurs, et être sur le terrain, partout. C'est pourquoi nous avons toujours un maillage important sur les douze départements de l'Ouest. Nous employons 1 000 journalistes, utilisons les services de 4 000 correspondants de presse, et avons 70 rédactions. Ce maillage nous permet d'être au plus près des citoyens, qui nous critiqueront chaque jour, car ils ne seront pas d'accord avec ce qu'ils ont lu. C'est ainsi que nous bougeons.
M. David Assouline, rapporteur. - Comment faites-vous pour gérer un groupe unique et une diversité de titres ? Êtes-vous satisfait de l'indépendance des rédactions de chaque titre ? Quel lien y a-t-il entre le groupe, à l'échelon central, et la ligne éditoriale, indépendante, de chaque titre ?
M. Louis Echelard. - Chaque titre, qu'il ait été créé par le groupe ou qu'il ait été acquis, est toujours en place avec son nom et sa rédaction. Chaque journal, qui alimente aussi un site internet, a un rédacteur en chef, en relation avec un directeur de la publication. Ce dispositif évolue chaque jour dans le cadre d'une charte éditoriale qui lui est propre.
M. David Assouline, rapporteur. - EBRA a créé un bureau d'informations générales à Paris traitant l'information nationale pour la fournir à chaque titre local. Avez-vous un tel dispositif, ou chaque titre traite-t-il l'information nationale et locale de façon autonome ?
M. Louis Echelard. - Chaque ensemble de titres traite l'information nationale et internationale dans le cadre de son projet éditorial.
M. David Assouline, rapporteur. - Quel est le rôle de la société d'investissement et de participation Sofiouest, dont vous êtes actionnaire majoritaire, et qui investit dans de nombreuses entreprises ? En 2010, un article accusatoire de L'Express la qualifiait de « machine à cash » du groupe. Qu'en dites-vous ?
M. Louis Echelard. - Malheureusement, ce n'est pas une machine à cash ! Sofiouest investit pour conforter l'indépendance économique du groupe ; elle est chargée de constituer un patrimoine pour que le groupe puisse faire face à une difficulté ou réalise un projet important. Historiquement, cette société a reçu la contrepartie du prix du journal Ouest France lorsqu'il est passé sous propriété de l'association. Les actionnaires minoritaires ont été désintéressés et les capitaux provenant de la « vente » à l'association sont gérés par Sofiouest. C'est pourquoi le groupe ne détient que 51 % de cette société ; 49 % sont détenus par les descendants des personnes qui, à la Libération, ont créé Ouest France.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - J'aurais trois questions. La gouvernance d'Ouest France a été modifiée l'an dernier. Quelles en sont les raisons, et dans quel but ?
Ouest France a toujours revendiqué une grande indépendance. Vous déclarez vouloir vous protéger de l'« entrisme capitalistique ». Qu'entendez-vous par ces termes ?
La presse est un secteur dans lequel l'on perd beaucoup d'argent. Êtes-vous parvenu à un modèle économique équilibré ? Avez-vous des créanciers auxquels vous seriez redevable ?
M. Louis Echelard. - La gouvernance d'Ouest France n'a pas été modifiée l'an dernier, contrairement aux statuts et à la gouvernance du groupe. Le dispositif juridique était mis en place en 1990. Trente ans plus tard, dans un contexte différent, avec des outils juridiques nouveaux, une concurrence nouvelle, nous avons fait le point pour vérifier que cette structure originale pourrait nous accompagner dans les trente prochaines années. Après 18 mois de travaux, avec le concours d'experts, nous avons conforté ce dispositif en allant plus loin sur la formalisation de notre fonctionnement : nous avons mis en place des limites d'âge, des incompatibilités de fonctions. Nous confortons ce modèle. La singularité d'un actionnaire associatif va perdurer, même si nous avons étudié les alternatives possibles : fonds de pérennité, les fonds de dotation, les fondations... Nous allons au bout de notre projet avec cet actionnariat associatif qui n'a qu'un seul objet : l'information. En cas de cessation d'activité, il cèderait la valeur de ses actifs à des oeuvres d'intérêt général.
Notre indépendance est totale. L'entrisme capitalistique n'est pas possible. Aucune personne morale ou physique ne détient une partie du capital du groupe. Lorsqu'il y a des associés capitalistiques, c'est à des niveaux inférieurs, dans des outils ou dans un média, comme au niveau du journal 20 Minutes, partagé avec Rossel.
Si notre modèle économique n'était pas équilibré, nous ne serions plus indépendants. Le premier élément clé pour l'indépendance éditoriale des médias est d'obtenir des résultats pour éviter d'aller vers de généreux donateurs qui vous veulent du bien, avant de vous demander des services. Ces résultats nous permettent de continuer à investir. Nous n'avons jamais autant investi, car il est nécessaire, a fortiori avec le numérique, mais aussi dans nos activités traditionnelles, comme pour toutes les entreprises, d'investir chaque année. C'est pourquoi notre modèle économique est bénéficiaire. Il sollicite parfois des concours bancaires, mais nous permet d'investir en toute indépendance.
Mme Monique de Marco. - J'aimerais mieux comprendre la composition de vos instances dirigeantes. Comment est constitué le holding SIPA ? Quelle est la part des salariés et des journalistes ? La charte des valeurs de l'actionnaire a le mérite d'exister, même si elle n'est pas extrêmement contraignante. N'est-ce pas par la présence massive de journalistes et de salariés dans ces instances dirigeantes que cette charte aurait une valeur plus importante, non seulement symboliquement et éthiquement, mais aussi une portée effective ?
M. Louis Echelard. - Le holding SIPA est une société civile. Elle fonctionne grâce à une gérance. Deux gérants sur trois - dont moi - sont des professionnels. Les membres de SIPA sont des membres de l'association, donc des représentants de la personne morale actionnaire de l'ensemble du groupe. Il n'y a pas des salariés. Selon nos textes, la représentation des salariés se fait dans les structures opérationnelles, comme Ouest France. Il n'y a pas de salariés dans les instances dirigeantes - SIPA - ni comme membres de l'association. L'implication des salariés se fait au niveau des médias.
En revanche, nous avons des échanges réguliers entre membres de l'association et les salariés sur des thèmes de réflexion. Début février, s'il n'y avait pas eu la crise sanitaire, nous aurions dû échanger, durant toute une journée, sur le thème de la confiance, au regard de nos activités.
Mme Sylvie Robert. - Ouest France est mon quotidien régional. Je le connais bien, ainsi que l'association. Nous avons regretté le décès de François-Régis Hutin, modèle atypique d'une histoire familiale, qui a contribué à la création de l'association, où restent des descendants de la famille. On parle d'influence, de modèle spécifique. Je salue la qualité du journal. Quels sont les membres de cette association qui porte les valeurs du journal ?
Vous avez cité l'indépendance éditoriale et économique. Ouest France a parié sur une stratégie visant à développer le numérique, et c'est heureux. Nous échangions précédemment avec les représentants d'un autre groupe. Le coût du papier impacte la presse. Porter chaque matin un journal dans des endroits reculés est aussi une stratégie. Pour garantir votre indépendance, pariez-vous vraiment sur le numérique ? Comment voyez-vous l'évolution de ce quotidien qui a une histoire singulière et un modèle particulier ? Alors que le contexte et difficile, il réussit à garantir cette indépendance.
M. Louis Echelard. - L'association était initialement composée de personnes présentes lors de la création en 1944. C'est le journal Ouest France qui a créé le groupe. Beaucoup de ces personnes sont décédées. Actuellement, c'est plus une famille d'esprit qu'une famille génétique. La cinquantaine de membres de l'association est cooptée ; ils sont intéressés par l'information, réfléchissent sur le sujet, ou ont des activités diverses. Nous veillons à une répartition équilibrée de toutes les spécialités. Ils ont des engagements personnels, sociaux ou autres. Nous ne pouvons pas parler d'actionnariat familial, sauf à parler d'une famille d'esprit.
Nous avons accéléré le développement du numérique, mais il ne s'agit pas d'un pari, qui serait aléatoire. Nous avons apporté des réponses aux demandes de nos concitoyens, dont certains veulent lire leurs articles sur un support papier, ou numérique, tout le temps ou à certains moments... La proposition du numérique à tous nos lecteurs est due à une raison de service.
C'est aussi une raison économique : le modèle économique fondé uniquement sur le papier, compte tenu de l'érosion de la diffusion papier, conduisait à une impasse. Nous devions trouver de nouvelles sources de financement, toujours fondées sur l'abonnement. Il y a eu quelques années d'errements avec la gratuité. Désormais, l'abonnement est au centre de notre stratégie.
La deuxième ressource du numérique, c'est la publicité. Il faut les deux ressources, c'est indispensable.
Lorsqu'on réfléchit à la concentration des médias, il faut évoquer le sujet de la publicité, dans son ensemble, et notamment numérique. Il ne faut pas regarder uniquement ce qui se passe avec les médias français, mais mettre en place des règles nécessaires pour réguler l'activité des géants, arrivant avec de nouvelles règles et sans vergogne.
Mme Laurence Harribey. - Vous avez évoqué l'abonnement, mais votre groupe détient à la fois des titres de presse payants et gratuits. Comment articulez-vous ces deux stratégies différentes ? Y a-t-il une répartition géographique spécifique ? Je viens du Sud-Ouest : je vois bien 20 Minutes, et ce n'est pas toujours pour les beaux yeux de Sud Ouest...
Prenez-vous en compte les risques d'ubérisation des correspondants de presse et du portage, acteurs de la presse, dont le statut est précaire ? Les correspondants locaux sont très utiles pour assurer de la proximité. Cela pose d'autant plus problème quand on a une charte éthique...
Quand on appartient à un groupe, avec les mêmes fondements, on devrait voir émerger au sein du groupe une communauté éditoriale. Y a-t-il vraiment une politique autour de ces valeurs communes ? Y a-t-il une communauté de journalistes passant d'un titre à l'autre, et qui façonnent l'identité ?
Quand on a un objectif de responsabilité sociétale, mener des actions de solidarité ne suffit pas. La responsabilité sociétale se mesure dans la gouvernance interne d'une entreprise, notamment en termes de participation et de conditions sociales.
M. Louis Echelard. - Nous avons une politique d'information fondée sur deux supports : le papier et le numérique, pour lesquels nous proposons du gratuit et du payant. C'est une nécessité pour nous adresser aux personnes éloignées de nos idées et loin de l'information. On ne peut leur demander immédiatement un abonnement payant. Sur le numérique et le papier, nous avons une politique de gratuité qui a pour objet aussi de nourrir le développement des abonnements payants. Par exemple, durant le confinement de 2020, nous n'avions plus de commerciaux dans les galeries marchandes, à domicile ou par téléphone, pour convaincre nos concitoyens de s'abonner. Nous avons continué à recevoir des souscriptions d'abonnement, par la plateforme numérique. Tout cela est complémentaire et ne s'oppose pas.
20 Minutes est un cas particulier, s'intéressant aux jeunes actifs urbains et aux étudiants. Cette population ne dépense pas son budget à la souscription d'un abonnement, et ce n'est pas nouveau ! Nous allons vers elle avec des supports gratuits financés par la publicité. C'est une politique délibérée : ainsi, nous créons une relation avec l'information qui sera utile plus tard.
Mme Laurence Harribey. - C'est un pari sur l'avenir ?
M. Louis Echelard. - Ce n'est pas un pari, mais une politique.
Atout de notre association, actionnaire désintéressé, nous pouvons travailler à long terme, et aborder l'avenir en le construisant pas à pas. Le résultat immédiat est encourageant et crée une forme d'émulation. Mais avec 20 Minutes, nous ne gagnons pas d'argent et en perdons même significativement en ce moment. Il faut appréhender l'ensemble, qui progresse en diffusion : nous atteignons de plus en plus de personnes. Cela génère des résultats et permet de continuer à investir. Nous n'avons pas de dividendes à verser. Nous créons de la richesse pour nous-mêmes.
M. Michel Laugier, président. - Je vous remercie. J'aimerais avoir quelques précisions.
Lorsque nous vous avons interrogé sur la fabrication de l'information et l'indépendance des journalistes, vous avez répondu en parlant d'« ensembles de titres. » Quelle est la différence entre un titre et un ensemble de titres ?
Quels bénéfices faites-vous chaque année ?
Vous avez évoqué les moyens pour faire vivre votre groupe. Dans vos ambitions, vous parlez beaucoup d'investissements. Avez-vous envisagé le rachat de nouveaux titres ? Il y a encore des trous dans la raquette dans l'Ouest.
Durant l'audition précédente, nous avons vu le fonctionnement d'un groupe avec des investisseurs financiers importants. Votre groupe est associatif. Un groupe indépendant est-il encore viable ?
M. Louis Echelard. - Nous n'avons pas d'acquisitions programmées. Nous conduisons une politique de développement qui nous axe fortement sur le numérique, ce qui est une politique de développement organique. Les acquisitions faites sont des outils. Par exemple, notre expertise vidéo et radio était insuffisante. Nous avons acquis de petites structures, partagées avec nos confrères de la presse écrite. Nous n'avons pas d'ambition précise d'acquisition de nouveaux titres.
Des titres indépendants sont-ils viables ? Oui, nous en sommes la démonstration. Nous équilibrons nos comptes et nous continuons à investir, car le résultat de notre excédent brut d'exploitation, en période normale, est d'environ 35 millions d'euros. Par comparaison à des médias audiovisuels, nous sommes à une échelle bien plus réduite, allant de 1 à 15. Mais c'est un résultat suffisant pour maintenir l'indépendance à long terme, car nous continuons à investir.
Notre groupe est organisé avec plusieurs familles de titres : Ouest France, les journaux de Loire, les hebdomadaires et 20 Minutes. Chaque ensemble a sa propre charte éditoriale. Nous n'avons pas cherché à fédérer ou à créer un consensus aboutissant à une seule charte éditoriale, car chacune des familles de presse évolue dans un environnement différent et va vers des publics différents, d'où la multiplicité des chartes ayant toutes un point commun : elles respectent les valeurs de l'actionnaire.
M. David Assouline, rapporteur. - Existe-t-il un bureau d'information nationale pour l'ensemble des titres d'une même famille ? En disant qu'il n'y avait pas de mutualisation de ligne éditoriale entre les différents ensembles de titres, cela signifie-t-il que les différents titres d'une même famille ont un bureau mutualisé ? Votre réponse est donc positive ?
M. Louis Echelard. - Chaque famille de titres a sa charte éditoriale et sa rédaction s'intéressant à l'actualité nationale et internationale. Ouest France est seul, avec sa rédaction nationale et internationale et son réseau de correspondants. Les journaux de Loire ont aussi leur propre bureau. Les hebdomadaires sont seuls avec leur propre bureau d'actualités nationales surtout, plus qu'internationales.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous détenez des journaux à la diffusion très locale comme La Dépêche d'Évreux, Les Alpes Mancelles Libérées, L'Éveil de Lisieux, pour lesquels vous touchez des aides publiques. Quelle est l'importance de ces aides pour ces titres ? Plus généralement, le système des aides à la presse vous semble-t-il juste, ou doit-il être réformé ?
M. Louis Echelard. - Le sujet est souvent débattu. Nous recevons des aides à la presse pour les investissements, mais comme nous sommes dans un groupe, ces aides sont plafonnées : chacun des titres ne peut pas recevoir des aides conduisant à dépasser le plafond.
M. David Assouline, rapporteur. - À combien se monte ce plafond ?
M. Louis Echelard. - Environ 2,5 millions d'euros.
M. David Assouline, rapporteur. - C'est ce que vous touchez ?
M. Louis Echelard. - Ce doit être l'ordre de grandeur. Il y a aussi l'aide au portage, qui vient d'être réformée, et qui aide les organes de presse à développer le portage à domicile.
Nous souhaitons aider le portage, mais surtout aider le citoyen à accéder aux journaux, à l'information et au portage. Nous l'avions proposé, sans que cela ne soit retenu. C'est en aidant le citoyen que la presse écrite se développera. Les budgets des familles sont soumis à des arbitrages entre les différents postes. Il faut trouver des solutions pour rapprocher le citoyen et l'information.
M. David Assouline, rapporteur. - Le système des aides à la presse est-il juste ?
M. Louis Echelard. - Il me semble, mais nous devons centrer nos efforts sur les aides aux citoyens.
M. David Assouline, rapporteur. - Comment ? On avait imaginé un passeport culture pour les jeunes. Envisagez-vous un dispositif fiscal ou une aide pour que le citoyen achète de la presse ?
M. Louis Echelard. - C'est une possibilité. L'Australie est allée dans ce sens. Cela peut être aussi de qualifier le portage de presse à domicile de service à la personne. Des citoyens avec un budget plus serré pourraient souscrire un abonnement à un prix plus réduit.
M. David Assouline, rapporteur. - Vous acceptez en échange un abonnement à prix réduit, et vous seriez remboursé de la différence par l'État ?
M. Louis Echelard. - Le citoyen serait remboursé par un crédit d'impôt, au titre des services à la personne. On considérerait que le citoyen emploie le porteur, et on l'aiderait lui plutôt que les journaux. Il y a un souci autour du portage. Nous avons de plus en plus de mal à trouver des porteurs. Leurs conditions financières sont insuffisantes. Si nous voulons maintenir l'arrivée du journal tous les matins dans les boîtes aux lettres des Français, nous devons revaloriser les conditions des porteurs.
M. Michel Laugier, président. - Je vous remercie de votre intervention.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 10.
Jeudi 13 janvier 2022
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Audition de M. Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD)
M. Laurent Lafon, président. - Après avoir traité de la presse régionale lundi, nous allons consacrer notre après-midi à la question tout aussi sensible des auteurs.
Je rappelle que la commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, et a pour rapporteur David Assouline.
Nous commençons donc avec M. Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), fondée, je le rappelle pour l'histoire, par Beaumarchais en 1777.
La SACD protège et répartit les droits de plus de 50 000 auteurs membres dans les domaines du spectacle vivant, de l'audiovisuel, du cinéma et du web. Je tiens, par ailleurs, à rappeler l'action de la SACD au profit des auteurs pendant la première phase de la crise pandémique, action qui avait été saluée à l'époque par notre ancienne collègue Françoise Laborde.
Monsieur Rogard, vous êtes bien connu de la commission de la culture puisque vous avez été délégué général de l'ARP entre 1989 et 2003, et vous êtes depuis 2003 directeur général de la SACD. Cela vous donne donc un incontestable recul sur l'évolution des médias audiovisuels sur une longue période, et sur leurs relations avec les auteurs.
Nous sommes donc très intéressés par vos analyses des conséquences pour vos sociétaires du phénomène de concentration des médias, qui est au coeur des préoccupations de la commission d'enquête, dans un contexte marqué par l'arrivée de nouveaux acteurs, avec les plateformes, et l'entrée en vigueur de la directive sur les services de médias audiovisuels (SMA) après les négociations menées par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), devenu depuis le 31 décembre l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Je rappelle, d'ailleurs, que la directive prévoit de nouveaux droits pour les auteurs, vous pourrez peut-être nous en dire un mot.
Donc, monsieur Rogard, en un mot : les concentrations, chance ou péril pour les auteurs ?
Je vous propose l'organisation suivante : je vais vous laisser la parole pour dix minutes - et je serai strict sur le respect du temps de parole ! -, puis je donnerai la parole au rapporteur pour des questions plus précises, avant d'ouvrir le débat à l'ensemble des membres de la commission d'enquête.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite, monsieur Pascal Rogard, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pascal Rogard prête serment.
M. Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). - Monsieur le président, vous avez présenté la SACD, ce qui m'épargne d'avoir à le faire. La concentration n'est pas en soi bonne pour les créateurs et les auteurs, qui ont besoin d'une diversité d'intervenants. Mais le système de l'audiovisuel a évolué très profondément grâce à l'action des différents gouvernements - cela a commencé sous le quinquennat de François Hollande et le mouvement s'est poursuivi plus récemment. Les règles européennes ont été modifiées, ce qui a permis à la France et aux autres pays européens qui le souhaitent de soumettre les opérateurs étrangers, en particulier de vidéo à la demande par abonnement qui émettent depuis l'étranger, à des obligations d'investissement dans la création nationale. C'est le résultat de la directive SMA. Les grands opérateurs - Netflix, Disney Amazon, Warner - vont devoir investir dans la création française. Ils seront, par ailleurs, tenus de respecter des quotas d'oeuvres européennes.
Moi, qui signe des contrats pour les auteurs, j'ai actuellement plus d'interlocuteurs que je n'en avais auparavant, notamment des interlocuteurs ayant les capacités financières de rémunérer les auteurs et de faire de la création de haut niveau.
En matière de concentration, les règles actuelles sont obsolètes, car elles n'appréhendent que la diffusion hertzienne. Elles sont lacunaires, car elles ne visent que la concentration horizontale, sans s'intéresser aux cas de concentration des activités de production, de diffusion et de distribution, même s'il y a des règles de protection de la production indépendante.
Une fois établi ce constat d'obsolescence, force est de reconnaître que l'offre audiovisuelle n'a jamais été aussi abondante et diversifiée. Dans le même temps, les offres se sont aussi fragmentées. Il n'y a jamais eu autant de concurrence pour l'acquisition des programmes, en particulier avec le développement de la vidéo à la demande (VAD) par abonnement. Il n'y a jamais eu non plus autant de concurrence pour capter les ressources publicitaires, qui ont été massivement transférées vers les acteurs de la publicité digitale.
Un exemple, le marché de la publicité, qui s'élevait en 2020 à 3 milliards d'euros, a connu une baisse de 11 %. A contrario, celui de la publicité en ligne a connu un développement exceptionnel et est passé de 3 milliards d'euros en 2013 à 8 milliards d'euros en 2021. Les ressources sont captées par trois opérateurs : Amazon, Facebook et Google, qui prennent 80 % de ce marché nouveau de la publicité digitale.
En ce qui concerne la concentration, il est important de distinguer les effets sur l'information - dont on parle beaucoup en ce moment, mais qui ne me concernent pas directement en tant que directeur de la SACD - de ceux sur la création. Je le répète : la concentration, c'est-à-dire l'émergence d'opérateurs puissants, est plutôt favorable à la création.
Lorsqu'on a souhaité multiplier les chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT), on a abouti à un émiettement des ressources. Les chaînes non historiques de la TNT, qui représentent à peu près 31 % de l'audience, ne contribuent qu'à hauteur de 3 % au financement de la production audiovisuelle soutenue par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Les petits opérateurs financent moins bien les programmes que les gros opérateurs. De surcroît, le développement des petites chaînes n'a pas favorisé l'amélioration de la qualité des programmes.
Qui dit concentration dit aussi ressources nouvelles pour les auteurs. Les plateformes américaines, dont on pouvait craindre qu'elles déstabilisent complètement le système français pour la création, ont été contraintes, grâce à la nouvelle réglementation, à financer des programmes européens et des programmes d'expression française.
En revanche, les chaînes de télévision sont clairement fragilisées, car elles se retrouvent en concurrence avec des opérateurs mondiaux. La base d'abonnés de Netflix représente plus de 200 millions de personnes. Il en ira de même pour Disney et Warner. La position concurrentielle des opérateurs nationaux s'est dégradée. Or il me semble que nous avons absolument intérêt à garder des opérateurs nationaux forts. De quels garde-fous avons-nous besoin ?
Premier garde-fou - c'est un débat qui a été malheureusement lancé par des candidats d'extrême droite à la présidentielle, dont certains ne respectent pas le droit d'auteur... -, il faut renforcer le service public. Ce qui est capital pour le financement de la création, c'est un service public fort. Je remercie les parlementaires, sénateurs comme députés, qui se sont battus pour le maintien de France 4, car cette chaîne est essentielle pour le développement de l'animation française. La première tâche dans les mois qui viennent sera de renforcer le service public, qui est le pôle d'équilibre à la fois pour l'information et pour les programmes.
Deuxième garde-fou, il faut conforter les obligations de financement dans la création française et patrimoniale. À cet égard, je regrette les dernières décisions du CSA - le conventionnement des plateformes - qui sont en dessous de ce qui avait été prévu par le Gouvernement. Je regrette aussi que nous n'ayons pas été consultés sur ces conventions.
Troisième garde-fou, il faut des centres de décision pluralistes. La loi sur le service public de l'audiovisuel prévoit que, pour France Télévisions en matière de cinéma, il doit y avoir une filiale pour France 2 et une filiale pour France 3.
En conclusion, il importe de ne pas opposer concentration et soutien à la création. Il faut en revanche veiller à ce que les nouveaux opérateurs contribuent le plus possible au financement de la création française. Il faut aussi s'assurer de conserver les opérateurs français, car ces derniers se trouvent forcément affaiblis par l'arrivée de ces mastodontes qui ont une vision mondiale du développement de la création.
M. David Assouline, rapporteur. - Merci de votre éclairage, qui met les pieds dans le plat de la contradiction générale que nos travaux tentent d'éclaircir. Il y a des acteurs puissants sur la place mondiale et ils agissent en France. Nous avons besoin d'acteurs français forts, avec des capacités d'investissement. C'est vrai pour la création, mais c'est aussi valable pour l'information.
Dans le même temps, ces modèles ne sont pas les meilleurs en termes de verticalité et de pluralisme. Ce sont des acteurs très puissants, mais avec un centre de décision unique capable de mettre en coupe réglée un certain nombre de secteurs. Il est par ailleurs nécessaire de faire vivre le pluralisme, qu'il s'agisse de l'information, mais aussi de la création.
En tant que dirigeant d'une société de droits d'auteur, vous êtes plutôt ravi de disposer de nouveaux acteurs, notamment les plateformes, qui renouvellent les possibilités d'expression des auteurs. Mais vous reconnaissez aussi que si ces nouveaux acteurs ne se plient pas aux mêmes obligations que les autres, ce sera la fin du service public, qui demeure en France le pilier essentiel du financement de la création - même si vous ne l'avez pas exactement formulé ainsi. Pour le cinéma, il y a aussi Canal+. Ce n'est ni Netflix ni Disney qui joueront ce rôle. Il importe donc de conforter les piliers qui font vivre la création et les auteurs. Si vous n'êtes pas par principe opposé aux concentrations, vous avez aussi insisté sur les moyens de la réguler pour lui permettre d'être acceptable.
Pensez-vous que la production indépendante soit fragilisée par l'intégration verticale des grands groupes de médias ? En tant que société d'auteur, estimez-vous qu'il est préférable de négocier avec des producteurs indépendants ou des acteurs intégrés, comme les plateformes ou les grands groupes ?
M. Pascal Rogard. - Les problèmes de droits d'auteur que j'ai connus, en particulier ceux de non-paiement des droits d'auteur à la SACD, voire de rupture ou de non- exécution unilatérale des contrats, je les ai connus avec des opérateurs français et non avec les grands opérateurs internationaux. J'ai depuis longtemps un contrat avec Netflix : ça fonctionne. Je leur ai d'ailleurs demandé récemment une amélioration qui consistait à me fournir plus rapidement les vues faites par les oeuvres pour me permettre de rémunérer plus vite les auteurs. Trois mois après cette demande, ils m'ont apporté une réponse favorable.
J'ai rencontré, en revanche, de gros problèmes avec Canal+, qui a suspendu l'exécution du contrat signé avec nous pour faire pression à la baisse sur les rémunérations des auteurs. Je n'ai certes pas cédé, mais ce sont eux qui ont posé problème, pas Netflix. Je rencontre également des difficultés avec certaines chaînes de télévision, mais je n'ai pas de problème avec les grands opérateurs.
En ce qui concerne la production indépendante, les opérateurs américains n'aiment pas forcément notre législation, mais ils la respectent. La personne à l'origine de toute la réglementation visant à protéger la production indépendante a siégé au Sénat, il s'agit de Catherine Tasca. Elle a donné ces droits aux producteurs indépendants pour pouvoir mieux financer le développement et la création, c'est-à-dire les auteurs. Or nous sommes actuellement en discussion avec le CNC à la suite du vote d'une loi obligeant les producteurs à négocier des accords pour encadrer la rémunération des auteurs : la volonté des producteurs de ne pas avancer est évidente. Il aurait peut-être été plus facile pour nous de négocier directement avec les plateformes, je suis désolé d'être aussi franc...
M. David Assouline, rapporteur. - J'aime la franchise et je connais vos positions, parfois décalées. Vous parlez des producteurs et des plateformes. La loi de 1986 n'a pas prévu le phénomène de concentration verticale, c'est pourquoi elle est obsolète. Ne craignez-vous pas, vous qui défendez les auteurs, que les mouvements de concentration se traduisent par une uniformisation des contenus produits ? À terme, cela pourrait réduire la créativité et la diversité auxquelles nous sommes attachés, d'autant que les Américains risquent fort de s'imposer sur le plan culturel, au détriment des Européens.
M. Pascal Rogard. - Les auteurs ont intérêt à avoir une production indépendante vivante, les producteurs indépendants étant sûrement de meilleurs interlocuteurs que des sociétés intégrées. Encore faut-il que ces producteurs indépendants s'inscrivent dans un cadre régulé. Ils ne peuvent pas demander la régulation pour eux face aux chaînes de télévision et ne pas la vouloir pour les auteurs.
M. David Assouline, rapporteur. - J'ai cru comprendre que vous préférez négocier avec Netflix ?
M. Pascal Rogard. - Oui, en ce moment !
En revanche, en matière de diversité, il y a d'abord eu une formidable amélioration de la création et de la fiction, par exemple, sur une chaîne comme TF1. À l'heure actuelle, la fiction française obtient de bons résultats alors qu'auparavant les meilleures audiences étaient réalisées par les formidables capteurs d'audience que sont les fictions américaines. Je ne peux pas me prononcer sur Disney et sur Amazon, qui n'ont pas encore commencé à faire de la production. Mais les productions engagées par Netflix sont relativement diversifiées en ce qui concerne l'audiovisuel.
En matière de cinéma, Canal+ dispose quasiment d'un monopole : tout est d'ailleurs organisé pour que celui-ci perdure, un système de chronologie des médias étant mis en place pour repousser le plus loin possible les nouveaux entrants...
En tout état de cause, en matière de production audiovisuelle, je n'ai pas constaté pour le moment d'uniformisation des productions engagées par Netflix. Il existe même une certaine diversité.
Canal+ a également engagé des productions très diverses, notamment parce que la chaîne s'est libérée de la contrainte de la protection de l'enfance et de l'adolescence qui existe sur les chaînes en clair.
Je pense que les interlocuteurs vont chercher à se positionner de façon différente. Ce que je regrette, c'est que toutes les plateformes soient américaines. Je déplore en effet l'incapacité des Européens à créer une grande plateforme rassemblant le meilleur des services publics européens. Nous avons la chance d'avoir des services publics puissants et bien financés en Europe. Pourquoi, lorsqu'ils produisent un succès, sont-ils obligés de passer par une plateforme américaine pour obtenir une diffusion mondiale ? Tel est, selon moi, le problème.
La France devrait profiter de sa présidence de l'Union européenne pour lancer l'idée d'une grande plateforme européenne, à l'instar de ce qui a été réalisé par MM. Mitterrand et Kohl pour Arte. Car serions-nous capables de rivaliser avec les Américains en termes de programme et non en termes de technologie ?
Quoi qu'il en soit, il n'est pas juste d'opposer création et concentration. La télévision à péage a toujours été concentrée, mais elle était régulée très fortement, avec des obligations de financement du cinéma français. Cela a permis à la fois à Canal+ d'obtenir de bons résultats au niveau des abonnés et au cinéma français de se développer.
M. David Assouline, rapporteur. - Le terme de « concentration » recouvre plusieurs réalités différentes. Il s'agit de réunir des moyens dans un secteur où les financements sont fondamentaux : la production artistique, comme la production d'information, coûte cher lorsqu'elle est de qualité. Comment, en cas de regroupement, voire de fusion ou de collaboration, maintenir la diversité des centres de décision pour éviter tout abus de position dominante ?
Vous avez cité l'exemple de France Télévisions, qui a maintenu des centres de décision différents pour France 3 et France 2. C'est effectivement une solution pour éviter, en cas de regroupement, que les rédactions ne soient menacées, démantelées et uniformisées. Notre commission d'enquête est également amenée à réfléchir sur ces questions. Selon vous, que faudrait-il faire pour maintenir la diversité et les guichets qui la permettent dans le cadre de l'éventuelle fusion entre M6 et TF1 ?
M. Pascal Rogard. - Je n'aime pas le mot « guichet », je préfère parler de centres de décision. Premièrement, il y aurait quelque chose de très simple à faire. M6 a des obligations patrimoniales envers le documentaire, l'animation et la fiction sensiblement moins élevées que TF1. Il faudrait donc, dans le nouvel ensemble, que tout soit aligné par le haut. C'est la clause de la nation la plus favorisée.
M. David Assouline, rapporteur. - Nous savons bien que la tendance est plutôt d'aligner vers le bas !
M. Pascal Rogard. - On verra, le CSA pourra peut-être se racheter !
Deuxièmement, un auteur ou un producteur peut actuellement s'adresser soit à TF1, soit à M6, c'est-à-dire à deux centres de décision différents : une proposition peut ne pas plaire à l'un, mais plaire à l'autre. Il faut donc maintenir ce pluralisme des centres de diffusion comme on l'a fait très sagement pour le service public dans le cadre du regroupement et de la création du grand pôle public en ce qui concerne le cinéma. Pour la fiction, on a fait l'inverse puisque tout a été regroupé.
Quoi qu'il en soit, il me semble que nous avons les moyens de contrecarrer grâce à une bonne organisation le fait que la concentration, en elle-même, peut réduire le pluralisme.
M. Jean-Raymond Hugonet. - C'est une lourde charge de faire respecter le droit moral, je mesure ce que cela représente en tant que membre de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem). J'apprécie votre pragmatisme et la façon dont vous énoncez des vérités évidentes.
La première audition à laquelle nous avons procédé était celle de M. Roussat, directeur général du groupe Bouygues, dont la vision est aussi pragmatique, mais très tournée business, ce qui n'est pas un gros mot dans ma bouche. Il est étonnant de constater que vos deux auditions sont en parfaite cohérence, chacun restant dans son rôle. Pour reprendre une baseline de l'antenne CNews, c'est en confrontant les opinions qu'on s'en fait une !
Vous l'avez dit clairement, il ne faut pas confondre la concentration et l'uniformisation. Les auteurs ont besoin d'acteurs puissants pour financer leur travail. Le seul acteur avec lequel vous ayez eu des problèmes est français. Mais les grands opérateurs internationaux, qui montent en puissance, ne seront-ils pas tentés, à un moment ou à un autre, de faire comme Canal+, c'est-à-dire de négocier ?
M. Pascal Rogard. - Ils sont peut-être tentés, mais ils ont échoué parce qu'heureusement en France il y a des tribunaux ! Quelques jours avant l'audience, on a pu trouver les bases d'un accord.
M. Jean-Raymond Hugonet. - C'est donc qu'il existe aujourd'hui des régulateurs de droit. C'est la réponse que j'attendais puisque notre commission se penche sur la question du libéralisme régulé. Il existe donc des moyens, y compris juridiques, pour faire respecter le droit des auteurs malgré la concentration.
M. Pascal Rogard. - Ce n'est pas toujours simple, il faut quand même être un peu courageux. Je remercie d'ailleurs les parlementaires et le Gouvernement, qui m'ont apporté leur soutien dans cette période difficile. Le plus important a été fait par les politiques, qu'ils soient de droite ou de gauche. Nous pensions que c'était impossible, mais ils ont mis en place une régulation des opérateurs étrangers qui émettent à partir d'un territoire étranger.
Dorénavant, ces opérateurs étrangers devront contribuer au financement de la création française et financer le compte de soutien du CNC. Il faudra, bien sûr, veiller à ce que les conventions passées soient bien respectées. D'ailleurs, et le président du CSA le sait, je vais saisir le Conseil d'État sur les conventions qui ont été signées, car j'estime que le CSA s'est substitué au pouvoir réglementaire en baissant systématiquement les obligations pour tous les services de vidéo à la demande, sans tenir compte de leur spécificité : le CSA a le droit de moduler, mais il faut tenir compte des spécificités.
M. Michel Laugier. - Vous êtes favorable à l'émergence de grands opérateurs français pour faire face aux géants du numérique. La fusion annoncée de TF1 et de M6 va-t-elle dans le bon sens ? Êtes-vous favorable à d'autres fusions de ce type ? Depuis l'apparition des nouveaux opérateurs, vous nous dites que vous signez de nouveaux contrats. Pouvez-vous les chiffrer afin que nous puissions savoir ce qu'ils représentent au niveau de la création ? Par ailleurs, que se passe-t-il dans les autres pays européens avec les sociétés d'auteurs comme la vôtre ?
M. Pascal Rogard. - J'ai été auditionné par l'Autorité de concurrence sur la fusion entre TF1 et M6. J'ai aussi envoyé mes remarques au Conseil supérieur de l'audiovisuel et j'ai soutenu, sous réserve de certaines conditions, cette opération.
Je suis cohérent avec ce que j'ai dit précédemment sur les nouveaux opérateurs, mais je ne peux pas citer de chiffres : le seul opérateur installé depuis longtemps et avec lequel j'ai des recettes est Netflix ; or les contrats signés sont couverts par le secret des affaires.
J'ai récemment signé un contrat avec Amazon et un autre avec Disney. Quant à Warner, ils se lanceront en 2023. Dans le courant de l'année prochaine, je pourrai vous en dire plus. En tout état de cause, en raison de la crise des recettes publicitaires et de quelques déplacements de ressources du côté du service public, la SACD a passé la période grâce aux recettes apportées par le nouvel opérateur de vidéo à la demande par abonnement. C'est donc bien tombé !
Les opérateurs ne sont pas tous les mêmes. Il va y avoir, pour les opérateurs étrangers, trois vrais opérateurs de vidéo à la demande dont le métier est la création : Disney, tourné vers le cinéma ; Netflix, tourné vers les séries ; et Warner. Il y en a un quatrième dont on a du mal à appréhender les recettes, c'est Amazon. Et la vidéo, chez Amazon, c'est un peu le « cadeau Bonux » au fond du baril de lessive ! Il est donc très compliqué d'appréhender leurs recettes. C'est la raison pour laquelle j'ai signé avec eux un contrat - Beaumarchais va probablement se retourner dans sa tombe - forfaitaire pour ne pas entrer dans leur système de calcul de la recette vidéo. Le CSA a choisi une autre option, mais elle fera bénéficier Amazon d'une sorte d'effet d'aubaine par rapport aux opérateurs qui, eux, sont vertueux parce qu'ils n'exercent que le métier d'opérateur de vidéo à la demande par abonnement.
M. Laurent Lafon, président. - Qu'en est-il dans les autres pays européens ?
M. Pascal Rogard. - La France est la championne de l'obligation ! Le décret sur les services de médias audiovisuels à la demande prévoit que les services de vidéo à la demande devront consacrer au moins 20 % de leur chiffre d'affaires qu'ils réalisent en France à la production cinématographique ou à l'audiovisuel français, obligation portée à 25 % si la plateforme diffuse des films de moins de 12 mois. Aucun autre pays européen ne prévoit une obligation supérieure au taux de 10 %. Les Suisses ont prévu une obligation de dépenser 4 % du chiffre d'affaires pour les productions suisses, mais un référendum d'initiative populaire aura lieu. Nous sommes donc loin devant en matière d'obligations de financement comme de quotas réservés à la diffusion indépendante.
Mme Monique de Marco. - Comment le service public peut-il renforcer son soutien à la production française ? Ensuite, question perfide puisque vous être favorable à une plateforme européenne, que pensez-vous de la plateforme française Salto ?
M. Pascal Rogard. - J'ai eu l'occasion de dire, en effet, que je ne prédisais pas un avenir radieux à Salto. S'il est bon que les chaînes françaises se regroupent pour être présentes sur le numérique, je suis inquiet pour l'alimentation en oeuvres de la plateforme. Je ne suis pas sûr, en effet, que les chaînes françaises, qui sont dans une situation de concurrence, lui réserveront leurs meilleures oeuvres. Face aux grandes plateformes internationales, je crois que la seule solution est la création d'une grande plateforme européenne.
Si les moyens globaux du service public ont été réduits, les moyens consacrés à la création ont, eux, été maintenus. Dans un nouvel élan, il faudrait permettre au service public d'être davantage présent sur le numérique, à l'image des efforts récents faits, à l'initiative de Delphine Ernotte, pour développer la diffusion de cinéma en replay et la programmation numérique sur francetv.fr, à tel point que Canal+ a essayé de limiter le nombre de films en replay sur le site. L'enjeu pour le service public, maintenant que la mise à jour de la réglementation a été faite - et plutôt bien faite, à l'exception du dérapage du CSA s'agissant de la création de langue française -, concerne désormais son financement. Le Gouvernement a fait des annonces positives sur la redevance. L'important est d'augmenter les financements, et non de privatiser le service public, car cela déstabiliserait le paysage audiovisuel français !
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Le CSA a signé des conventions avec les plateformes de vidéo à la demande pour les faire participer au financement de notre création. Vous déplorez le manque de concertation. Qu'auriez-vous changé dans ces conventions ? Vous plaidez pour des opérateurs nationaux forts et un renforcement des moyens du service public : n'est-ce pas un combat perdu d'avance dans la mesure où les moyens des grandes plateformes internationales seront toujours immensément supérieurs ?
M. Pascal Rogard. - Je déplore l'absence de concertation. La vérité est que le CSA était un peu hors délai pour signer les conventions par rapport aux délais fixés par le décret... J'aurais fait pour l'audiovisuel ce qui a été fait pour le cinéma. J'aurais notifié le décret. J'aurais gardé le taux de 100 % pour la part consacrée aux oeuvres patrimoniales, et ne l'aurait pas abaissée à 95 % - ce qui revient à garantir une place à Nabilla ! Je n'aurais pas accepté non plus de baisser à 75 % la part des investissements devant être consacrée par les plateformes aux oeuvres d'expression originale française, part qui est de 85 % actuellement pour tous les opérateurs conventionnés. J'aurais aussi accordé une place plus forte à l'animation, aux documentaires et à la diversité des genres.
Un combat perdu d'avance ? Non, car les plateformes mondiales n'ont pas nécessairement un ciblage précis du public français. Si les opérateurs nationaux sont bien organisés, ils peuvent reconquérir l'audience du public, comme l'a fait TF1, qui a reconquis le public avec des oeuvres françaises, alors que la chaîne réalisait auparavant l'essentiel de son audience avec des oeuvres américaines. Nul combat n'est perdu d'avance !
M. Laurent Lafon, président. - Quid de la concentration dans le secteur de l'édition ?
M. Pascal Rogard. - Je n'en ai pas parlé, car je n'y connais rien ! Je sais que les éditeurs y sont hostiles, mais je ne suis pas un spécialiste.
M. Laurent Lafon, président. - Les groupes concernés possèdent aussi des chaînes de télévision ; un rapprochement pourrait avoir un impact sur la création audiovisuelle.
M. Pascal Rogard. - Oui, il peut y avoir des répercussions : le nouveau groupe concentrant l'édition pourra réserver les meilleurs projets d'adaptation aux chaînes du groupe. Dans l'immédiat, nous sommes préoccupés par les problèmes posés par les plateformes : nous avons soutenu les gouvernements français successifs pour faire en sorte que la loi applicable en matière d'obligations d'investissements soit celle du pays de diffusion, et non celle du pays d'installation. Je veux d'ailleurs rendre hommage à notre Gouvernement, à notre diplomatie, au ministère de la culture, pour leur action. Ils ont réussi à convaincre les autres pays, ce qui n'est pas simple. Nous avons réussi aussi à mieux protéger le droit d'auteur, avec la création d'un droit voisin, et avons obtenu, grâce au soutien du ministre de la culture et du Premier ministre, une transposition ambitieuse de la directive sur le droit d'auteur. Le droit d'auteur et le droit moral ont été renforcés. Je regrette qu'un candidat à la présidentielle ne s'en soit pas rendu compte... La protection du droit d'auteur est meilleure qu'il y a cinq ans.
M. Laurent Lafon, président. - À l'heure où les concentrations se multiplient dans le secteur, ne faudrait-il pas renforcer les pouvoirs du régulateur qui est le principal interlocuteur de ces acteurs ? Estimez-vous que le CSA, devenu l'Arcom, a mené une mauvaise négociation avec les plateformes, ou bien qu'il n'avait pas les moyens de négocier avec elles ?
M. Pascal Rogard. - C'est une mauvaise négociation ! Le CSA pouvait prendre son temps, comme il l'a fait pour le cinéma, c'est-à-dire notifier le décret, puis laisser la concertation avoir lieu.
Or, soudainement, on a appris que des conventions au rabais avaient été signées, très éloignées des objectifs du législateur. Il faudrait donc plutôt diminuer les pouvoirs du régulateur ! Il faut en tout cas encadrer son action, réduire son pouvoir de modulation des obligations décidées par le Gouvernement ou le Parlement : on ne peut pas diminuer brutalement de 10 % les obligations pour la création en langue française. Celle-ci est le socle de notre culture.
M. David Assouline, rapporteur. - Au fond, vous considérez que les fusions sont naturelles, et que l'essentiel est de réguler pour préserver la diversité et la création française. Vous insistez aussi sur la nécessité de renforcer le service public de l'audiovisuel. Mais la tendance n'est pas celle-là : certains candidats à la présidentielle prônent ouvertement une privatisation, tandis que d'autres n'y voient pas de tabou... Pendant ce quinquennat, les moyens du service public ont fortement diminué, y compris, indirectement, dans la création, puisque la modernisation numérique, pour un montant de 200 millions, a dû être financée sur les fonds propres. La priorité, c'est de cesser d'affaiblir le service public.
Selon vous, la bonne échelle face aux grandes plateformes est le niveau européen, je suis assez d'accord avec vous sur ce point. Que pensez-vous du projet de rapprochement entre Lagardère et Bolloré ? Ce projet n'est pas que capitalistique, mais aussi d'ordre idéologique. Le groupe posséderait 30 maisons d'édition, des chaînes d'information, tout en étant le pilier du financement du cinéma. Si un tel groupe en venait à conditionner la production à la soumission à une certaine idéologie, alors ce serait très dangereux. Quels garde-fous pourrions-nous mobiliser pour prévenir un tel scénario catastrophe ?
M. Pascal Rogard. - La réponse, c'est le pluralisme. François Ozon n'aurait pas pu réaliser son film Grâce à Dieu, sur l'Église, si un opérateur à péage, OCS en l'occurrence, n'avait pas accepté de le financer. Le cinéma français s'est mis dans la main de Canal+, alors qu'il aurait pu trouver d'autres sources de financement. Le Gouvernement a instauré des obligations de financement du cinéma pour les plateformes.
Je ne connais pas le secteur de l'édition, mais des regroupements massifs sont évidemment problématiques ; ils risquent de bloquer les relations entre certains auteurs et les éditeurs. André Rousselet, le fondateur de Canal+, disait qu'il s'était fixé comme principe de ne jamais intervenir dans les programmes.
M. Laurent Lafon, président. - C'était un engagement personnel, pas une règle de droit.
M. Pascal Rogard. - Mais il l'a tenu ! Un président de chaîne ne doit pas intervenir dans les programmes.
M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de Mme Cécile Rap-Veber, directrice générale - gérante de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) et M. Hervé Rony, directeur général de la Société civile des auteurs multimédias (SCAM)
M. Laurent Lafon, président. - Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions de l'après-midi consacré aux auteurs avec l'audition de Mme Cécile Rap-Veber, qui est directrice générale de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) et de M. Hervé Rony, qui est directeur général de la Société civile des auteurs multimédia (SCAM).
La Sacem a été créée en 1851 et est aujourd'hui la plus importante OGC de France centrée sur la musique. Elle rassemble plus de 160 000 membres et Mme Cécile Rap-Veber exerce à la direction générale de la Sacem depuis le 22 octobre 2021.
La SCAM a été créée en1981. Elle a depuis considérablement élargi son champ, qui recouvre désormais les réalisateurs, auteurs d'entretiens, écrivains, traducteurs, journalistes, vidéastes, photographes, illustrateurs et dessinateurs, soit près de 50 000 membres. M. Hervé Rony occupe la direction générale de la SCAM depuis 2010.
Notre commission d'enquête est soucieuse d'évaluer les conséquences des mouvements de concentration dans les médias sur l'ensemble des parties prenantes, et notamment sur les auteurs à l'origine de tous les contenus. Nous sommes donc très intéressés d'entendre votre analyse sur cette question spécifique de la concentration.
Je vous laisserai la parole huit minutes chacun. Je serai assez strict sur le temps pour que nous puissions par la suite vous poser des questions, et en premier lieu, celles du rapporteur.
Cette audition est diffusée sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte-rendu, qui sera publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre Commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du Code pénal, et je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêt en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous inviterai successivement à prêter serment et de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « je le jure ». Je commence par vous, madame Rap-Veber.
Mme Cécile Rap-Veber, directrice générale-gérante de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem). - Toute la vérité, rien que la vérité, je le jure.
M. Laurent Lafon, président. - Merci. Monsieur Rony.
M. Hervé Rony, directeur général de la Société civile des auteurs multimédias (SCAM). - Toute la vérité, rien que la vérité, je le jure.
M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie. Je vous donne donc la parole pour huit minutes, Mme Rap-Veber.
Mme Cécile Rap-Veber. - Je vous remercie beaucoup, monsieur le président et monsieur le rapporteur. Je me permets juste de vous indiquer que je suis venue accompagnée de notre directeur général adjoint, David El Sayegh. Je le précise car la situation avec M6 présente deux aspects : un aspect contractuel, sur lequel nous reviendrons sous peu, et un aspect contentieux. Les deux sont extrêmement liés, car nous sommes confrontés à une situation très complexe. Les deux grands télédiffuseurs que sont TF1 et M6 ont rompu à leur initiative les contrats qu'ils avaient signés avec les sociétés d'auteurs, chacun à un an d'intervalle. Tous les accords contractuels entre la Sacem et le groupe TF1 ont été renégociés et resignés dans le respect des droits d'auteurs. La procédure contentieuse qui avait été engagée par TF1 a été retirée.
Nous attendions donc la même attitude de la part de M6, compte tenu du fait que ces deux groupes seraient bientôt associées. Malheureusement, une mise en demeure envoyée à l'ensemble de sociétés d'auteurs nous a fait comprendre la volonté de M6 de renégocier à la baisse l'ensemble des taux. La France étant un pays de libre négociation contractuelle, la discussion entre contractants est compréhensible. Cependant, le cas présent souligne une menace, car une procédure contentieuse est en cours, qui porte sur plusieurs millions d'euros. M6 nous demande de baisser notre rémunération future en contrepartie du fait qu'ils abandonnent leurs actions judiciaires.
Évidemment, nous nous devons de réagir face à une telle pression judiciaire. La Sacem est composée de 180 000 membres, ainsi que de créateurs et d'éditeurs de musique. Nous représentons des réalisateurs de documentaires musicaux, de clips et de concerts, des auteurs, des poètes et des auteurs de doublages et de sous-titrages. De ce fait, que les oeuvres soient françaises ou écrites par des créateurs du monde entier, nous avons mis en place des accords de représentation. L'une des particularités de la Sacem est qu'elle représente le répertoire mondial dans le cadre des contrats négociés avec M6.
Le poids de notre répertoire est très important et les règles sont les mêmes pour tous les télédiffuseurs. Nos conditions sont publiques et peuvent être consultées sur notre site internet.
Nous éprouvons des difficultés à trouver un accord avec M6, qui exige de payer un montant inférieur aux autres chaînes, et notamment à son futur partenaire. Quand ils auront fusionné, ils seront tentés d'étendre la négociation la plus avantageuse aux deux partenaires.
La Sacem comprend le besoin des télédiffuseurs de se renforcer face à une concurrence accrue des nouvelles plateformes. Personne d'autre que la Sacem ne peut mieux comprendre les problèmes liés au téléchargement et au streaming. De ce fait, nous comprenons le besoin de fusion ; elle ne doit cependant pas avoir lieu au détriment du respect du droit des créateurs. Je propose à M. El Sayegh d'aborder le volet judiciaire.
M. Laurent Lafon, président. - Avant de donner la parole à M. El Sayegh, je vous demande de prêter serment.
M. David El Sayegh, directeur adjoint de la Sacem. - Toute la vérité, rien que la vérité, je le jure.
La vérité est également judiciaire. La possibilité de renégocier des contrats avec des sociétés d'auteurs n'est pas acceptable lorsque deux acteurs sont appelés à fusionner et à devenir, à terme, le principal groupe de l'audiovisuel privé financé par la publicité.
Si la fusion se confirme, l'audiovisuel français s'articulera autour de trois pôles : le groupe M6/TF1, le service public et la télévision payante avec Canal +.
Le premier contentieux a été initié à la fin de l'année 2018 par les sociétés du groupe M6 ; ces chaînes sont accessibles uniquement par le biais du câble et du satellite.
En octobre 2020, M6 a résilié l'ensemble de ses contrats, avec une prise d'effet au 31 décembre 2021. Depuis le 1er janvier 2022, les sociétés du groupe M6 ne possèdent plus de contrat avec la Sacem et, il me semble, avec les autres sociétés d'auteurs.
M6 soutient que, lorsque le signal des chaînes de télévision de son groupe est porté par un opérateur, ces chaînes ne réalisent pas un acte de communication publique. À ce titre, elles ne doivent payer aucune rémunération aux sociétés d'auteurs.
Or l'ADN d'une chaîne de télévision est de diffuser son programme auprès d'un public, quelle que soit la manière dont le programme est acheminé. Les signaux sont reçus par le biais de la TNT, d'Internet et par l'injection directe. M6, comme toutes les autres chaînes, réalise la transmission de ses programmes par la technique de l'injection directe et réalise donc un acte de communication publique. La chaîne doit par conséquent verser des rémunérations à la Sacem.
Jusqu'au 31 décembre 2021, les contrats prévoyaient expressément que les sociétés du groupe M6 s'engageaient à verser ce droit de communication publique. Par ailleurs, depuis avril 2019, la directive « Câble Satellite » n°2, transposée au droit interne par une ordonnance en juin 2021, détermine que lorsqu'une chaîne de télévision passe par le truchement d'un opérateur pour véhiculer ses programmes, elle se doit d'obtenir une autorisation de la part des titulaires de droits. Cette directive n'est pas une novation en termes juridiques, mais contient un principe de clarification à la suite de jurisprudences contradictoires de la Cour de justice de l'Union européenne.
Il n'existe donc aucun argument juridique valable pour éluder le paiement des droits des créateurs de la part d'une société appelée à devenir l'acteur majeur de l'audiovisuel privé financé par la publicité.
M. Laurent Lafon, président. - Je dois vous interrompre, car nous avons dépassé les huit minutes. Je donne la parole à M. Rony.
M. Hervé Rony. - Merci monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs et sénatrices de nous recevoir. Je souhaite élargir le sujet de la concentration des médias, car il ne concerne pas que TF1 et M6.
Nous sommes présents dans de multiples répertoires, ce qui nous place dans une position de connaisseurs du domaine de l'audiovisuel comme des problématiques de la presse et de l'écrit. Nous représentons des milliers de journalistes et de documentaristes. L'information est au coeur des préoccupations de la SCAM.
Nos préoccupations principales sont liées aux opérations de concentrations en cours, au respect du droit d'auteur et au monde du livre, dans le cadre des opérations menées par le groupe Vivendi.
Nous considérons que le dispositif de la loi de 1986, qui reste adapté pour les médias traditionnels, ne l'est plus compte tenu de la dimension internationale et numérique d'un grand nombre de diffuseurs. Nous devons envisager la réforme de cette loi pour en renforcer les principes et réfléchir à la possibilité de traiter le sujet au niveau européen. De fait, les thèmes abordés sont transfrontaliers. La loi de 1986 ne pourra être modifiée qu'en y associant l'Union européenne.
Ce sujet est d'autant plus important que la question du périmètre des dispositifs anti-concentration dans les médias est assez difficile à gérer. Les réseaux sociaux empiètent sur le domaine de l'information et sont à l'origine de problèmes de déontologie considérables. C'est le problème principal auquel nous avons affaire dans nos sociétés démocratiques.
Le dispositif anti-concentration est désormais obsolète. Une actualisation des dispositifs est nécessaire.
Le Media Freedom Act est un projet de texte de l'Union européenne attendu pour 2022 et qui permet une refonte de ces règles. Il offre des possibilités de consultations et d'échanges intéressants.
Nous ne sommes en principe pas opposés au rapprochement entre deux acteurs majeurs. Nous sommes conscients du fait que les sociétés françaises doivent se renforcer face aux mastodontes internationaux que sont Amazon et Netflix, entre autres. J'inclus également les réseaux sociaux, car ceux-ci agissent comme s'ils étaient des médias, alors qu'ils n'en sont pas.
La SCAM comprend les raisons qui poussent les actionnaires de TF1 et de M6 à souhaiter se rapprocher. Mais, ils deviendront le premier pourvoyeur de droits à la SCAM, devant France Télévisions, ce qui est une conséquence qui appelle notre vigilance. À date, les négociations avec M6 sont au point mort. Nous ne pouvons pas accepter une baisse drastique de nos droits.
Par ailleurs, il est important de veiller à ce que le rapprochement entre ces deux sociétés n'entraîne pas une dérégulation accentuée du paysage audiovisuel. Depuis la création de M6, Nicolas de Tavernost n'a cessé de déclarer que le mode de régulation français empêche l'émergence d'un grand groupe français capable de rivaliser avec d'autres grands groupes européens. Or la régulation a porté ses fruits et ne peut pas être rendue coupable de l'échec de la mise en place d'un groupe audiovisuel puissant.
Par ailleurs, le rapprochement du groupe Vivendi et de Lagardère met en danger le pluralisme et la liberté d'information. Il est important d'être attentifs aux conséquences sur le pluralisme de l'information et au fait que l'indépendance des rédactions doit être renforcée.
La commission des journalistes de la SCAM a signé un document public initié par le collectif Informer n'est pas un délit, lequel propose le renforcement d'un statut juridique des rédactions pour en assurer une meilleure indépendance, la création d'un délit de trafic d'influence en matière de presse et de meilleures garanties pour la protection de l'honnêteté, de l'indépendance et du pluralisme.
De plus, la SCAM adresse des droits à des milliers d'écrivains. De ce fait, je suis très attentif au sujet de la fusion entre Editis et Hachette. J'ai constaté que le syndicat professionnel SNE a publié son propre communiqué pour exprimer ses inquiétudes. Nous partageons ces inquiétudes et devons nous assurer qu'aucune reprise en main éditoriale de collections n'ait lieu dans le domaine de l'édition.
M. Laurent Lafon, président. - Merci M. Rony. Je donne la parole à notre rapporteur, M. David Assouline, pour une première série de questions.
M. David Assouline, rapporteur. - Les lois de 1986 sont obsolètes, notamment du fait des concentrations verticales, qui n'étaient pas prévues à l'époque. Il est donc important de retravailler la question des concentrations, ne serait-ce que pour y inclure les éléments qui n'étaient même pas envisagés à ce moment-là.
Nous pouvons réfléchir à l'éventualité d'assouplir les lois pour permettre les concentrations, et ainsi permettre la création de plus de chaînes. D'autres préféreront aménager les lois pour empêcher que des monopoles se constituent et étouffent les autres.
Quel est, selon vous, le meilleur choix ?
M. Hervé Rony. - Il me semble que les concentrations verticales sont souvent plus inquiétantes que les concentrations horizontales. Nous sommes attachés à une production audiovisuelle indépendante et forte. Les rapprochements entre producteurs sont admissibles. Je prône une production indépendante forte composée de nombreux acteurs, mais je constate également que quand les entreprises indépendantes sont de trop petite taille, elles ne possèdent pas de fonds propres suffisants. Si un producteur dispose de plus de moyens pour investir, il bénéficiera de plus de possibilités.
En revanche, les producteurs dont l'actionnaire principal est un des principaux diffuseurs français peuvent être confrontés à un problème. C'est pourquoi j'ai toujours estimé que les concentrations verticales sont les plus malsaines.
Nous devons envisager les concentrations horizontales, car le sujet des seuils d'audience et de couverture potentielle sont désormais complexes. Une chaîne de télévision peut faire l'objet d'une audience linéaire faible et obtenir d'excellents résultats par le biais du numérique.
Nous devons assurer l'indépendance au sein de la filière et faire en sorte que certains acteurs ne soient pas contrôlés par d'autres. En parallèle, nous devons mener une réflexion sur le bassin d'audience et sur l'influence qui peut être exercée sur le public. Évidemment, il est préférable qu'un plus grand nombre d'acteurs possible assure un rôle dans l'information et la création.
Je suis très prudent sur le sujet de la concentration verticale, car je considère qu'elle donne aux acteurs le pouvoir d'agir comme bon leur semble.
M. David Assouline, rapporteur. - Dans votre introduction, vous avez évoqué le fait que vous soutenez une proposition visant à permettre l'indépendance par le biais du renforcement du statut juridique des rédactions. En vérité, les événements que vous redoutez ont déjà lieu. Les problèmes sont très concrets : la rédaction d'Europe 1 a été renvoyée.
M. Hervé Rony. - Vous avez raison : certains éléments nous inquiètent et je partage probablement certaines de vos préoccupations. Nous avons vécu des difficultés dans un passé récent, et nous les connaissons encore avec le groupe Vivendi.
Je ne fais pas de procès d'intention dans l'absolu. Je me méfie toujours des jugements hâtifs. En revanche, il est évident que des indices de dysfonctionnements sont à l'origine de nos inquiétudes. Mais nous souhaitons renforcer les règles existant au sein des rédactions pour en garantir l'indépendance, pour limiter les possibilités d'interventionnisme des actionnaires et de leurs représentants et pour garantir la participation active des rédactions.
Une telle initiative a été prise dans la rédaction du journal Le Monde. Nous devons structurer des règles que certains organes de presse ont adoptées afin qu'elles deviennent la norme pour toutes les rédactions.
Certains actionnaires interviennent peu ; d'autres interviennent trop. Actuellement, la nature des interventions au sein du groupe de Vincent Bolloré est un motif de préoccupation.
Je rappelle que Patrick Bloche avait tenté de mettre en place une législation, qui n'avait pas abouti de facto à des résultats concrets.
M. David Assouline, rapporteur. - J'ai déposé trois projets de loi sur le sujet. Patrick Bloche a mené une discussion et a fait adopter un projet de loi qui a apporté certaines améliorations, même s'il n'est pas parvenu à établir un statut juridique. De nombreux acteurs s'y sont opposés, notamment dans la presse écrite, parce qu'ils considèrent qu'ils éditent une presse d'opinion et que la clause de conscience suffit.
Or le secteur de l'audiovisuel ne fonctionne pas de la même façon, car il n'est pas composé de chaînes et de radios d'opinion. Les agréments menés par l'Arcom et par le CSA sont différents.
Pendant votre temps de parole, vous avez choisi de plaider sur votre différend avec M6 et Nicolas de Tavernost. Si la fusion se concrétise, nous devrons nous intéresser à la politique adoptée dans le futur. Cela est d'autant plus important que selon les informations dont nous disposons, Nicolas de Tavernost sera le président du groupe.
Vous n'avez pas dévoilé votre point de vue sur les mouvements de concentration et leurs conséquences pour la Sacem. Quels sont vos garde-fous, quelle est votre vision et quelles régulations envisagez-vous ? Par ailleurs, la publicité audiovisuelle est traditionnellement une source de revenus importante pour la musique. Sachant que la publicité en ligne est de plus en plus présente, quelles actions vous semblent être les plus appropriées ? Quelles régulations doivent être mises en place pour préserver les sources de revenus de vos membres ?
Mme Cécile Rap-Veber. - Tout d'abord, je tiens à vous expliquer les motifs pour lesquels j'ai choisi de consacrer ces huit minutes à ce sujet. La musique ne vit que de la gestion collective. Nous ne possédons pas de budget de production en amont.
Par ailleurs, il est de plus en plus souvent demandé aux créateurs de fournir des bandes de diffusion masterisées et prêtes à être diffusées au cinéma. Les producteurs et les diffuseurs demandent souvent à recevoir 50 % des droits d'auteur, sous prétexte qu'ils seraient diffuseurs de l'oeuvre et en feraient la promotion. La captation d'une partie des droits a tendance à réduire la rémunération des créateurs.
Je ne suis pas en train de dire que M6 a recours à ces procédés. Nous menons également des conversations très soutenues avec cette chaîne et je ne sous-entends pas que M6 refuse d'entamer des négociations. En revanche, nous avons besoin d'aboutir à un accord.
M6 a été conventionné par l'ancien CSA en tant que groupe qui doit principalement diffuser de la musique sur ses antennes. Le succès de M6 est principalement dû à l'intelligence de ses dirigeants.
La musique fait partie de leur ADN. Si je vous dévoile notre difficulté à négocier avec eux, c'est parce qu'ils constituent une part majeure des revenus de télédiffusion pour les compositeurs et les éditeurs de musique.
L'accord avec M6 nous tient à coeur. Le groupe doit respecter ses obligations vis-à-vis de la place de la musique sur W9 et M6. Cet élément est fondamental pour la Sacem lorsque le sujet de la fusion est abordé.
La France peut s'enorgueillir de promouvoir la diversité, d'autant plus quand elle est culturelle. Je ne suis pas vraiment inquiète sur le fait que la musique sera toujours diffusée, car elle est profondément attachée à l'intégralité des programmes. Même la publicité est constituée de musique. Cependant, certaines personnes ont tendance à oublier l'importance de la musique dans leurs programmes.
Face à des mastodontes du numérique, et sachant que les consommateurs peuvent tout obtenir à la demande, nous devons nous demander si le public souhaite que de nombreuses chaînes subsistent. Il préfère peut-être une offre numérique variée. La fusion a également pour objectif de proposer une offre délinéarisée très forte face à Netflix et Amazon.
Dans ce contexte, nous perdons complètement les bases établies pour les revenus, et je dois dire que cette règle s'applique pour l'ensemble des médias télévisuels. Les problèmes sont les mêmes pour Arte et France Télévisions. De fait, une part très faible des revenus sont alloués sur le numérique. Les groupes ont tendance à appliquer la majorité de leurs revenus sur le linéaire et réservent une partie bien plus faible au délinéarisé.
De nombreuses publicités ont été transférées sur le numérique. Pourtant, la vente de l'espace est extrêmement faible. Les montants ne sont pas du tout comparables à ceux appliqués pour des espaces publicitaires en prime time sur les chaînes.
Certains groupes expliquent à la Sacem qu'il leur faut devenir plus puissants pour faire face à Netflix et à Amazon. Ils demandent à bénéficier d'une offre délinéarisée la plus complète possible. En contrepartie, ils déclarent manquer de budget, alors que développer ce type d'offre est extrêmement coûteux. Ils demandent donc à payer moins de droits et à devenir l'équivalent de Netflix, sans payer les mêmes montants que Netflix. Les plateformes proposent des millions de contenus, alors que la rémunération est divisée par 100 dans le délinéarisé.
Si nous prenons en compte le fait que les flux linéaires diminuent et que la consommation est désormais principalement délinéarisée, tous les créateurs de musique disparaîtront. Nous faisons face à une situation inextricable, parce que nous ne sommes pas associés aux budgets de production de la même façon que d'autres répertoires.
Nous avons besoin d'être assurés du fait que nos répertoires restent présents sur les chaînes linéaires et qu'un montant minimum par visionnage ou par écoute soit mis en place pour que la rémunération du numérique intéresse les créateurs. Actuellement, aucun créateur ne peut vivre s'il est rémunéré uniquement sur la base des revenus publicitaires issus du délinéarisé.
M. Laurent Lafon, président. - M. Hugonet, je vous donne la parole.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Notre rapporteur a souligné à plusieurs reprises le sujet sur le pluralisme et l'indépendance, et un aspect plus risqué, qui est celui que nous évoquons depuis le début de l'après-midi, et qui concerne le poids engendré par ces concentrations sur les négociations.
Dans cette maison, nous abordons quotidiennement le thème du libéralisme régulé. M. El Sayegh a présenté de façon claire, limpide et juridique, ce que nous devons considérer comme une négociation d'affaires. Elle n'est absolument pas liée à la politique, à l'influence ou au libéralisme. Ce dont nous parlons n'est rien d'autre que du business.
Un point important doit nous rendre optimistes : Paul McCartney est parvenu à récupérer une grande partie des droits des Beatles. Ils avaient à l'époque été capturés, et j'emploie volontairement ce mot, par Michael Jackson et par Sony. Paul McCartney a réussi à récupérer une grande partie de ces droits parce que des règles de droit existent aux États-Unis et qu'il y a consacré des moyens juridiques importants.
Quelles sont, selon vous, les voies et moyens pour apporter une régulation, et quel est, dans ce cas, le rôle de l'Arcom, acteur que nous avons récemment porté sur les fonts baptismaux et que nous aimerions entendre sur ce sujet ?
Par ailleurs, comment faire pour que la France s'enorgueillisse de défendre les droits d'auteurs ?
Mme Cécile Rap-Veber. - Avant de donner la parole à M. David El Sayegh, je tiens à souligner que M6 a intenté un procès à la plateforme Molotov, qui distribue, sans droits ni titres, les programmes et les contenus des créateurs. Selon M6, seul le titulaire de droits peut déterminer l'usage et le prix de ses droits.
Il est formidable de constater que M6 décide des prix et des conditions de ses programmes, alors que quand il s'agit de sociétés de droits d'auteurs, ils dictent leurs prix et les conditions. M6 devrait appliquer à elle-même les règles qu'elle souhaite faire appliquer aux autres.
M. David El Sayegh. - Dans toute opération de concentration, des engagements sont demandés à ceux qui se renforcent. Cela a été le cas lorsque Universal a racheté EMI. Universal s'est engagé à céder une partie du catalogue, à ne pas débaucher les artistes pour constituer un pôle monopolistique, à respecter les droits d'autrui et des artistes. L'opération n'a pas été validée tant que ces engagements n'avaient pas été retranscrits et clarifiés.
Notre demande est tout à fait semblable à celle que je viens de mentionner. Nous savons que l'Arcom, grâce à la nouvelle loi que vous avez fait voter, dispose d'une capacité d'intervention auprès des acteurs traditionnels.
Or les droits d'auteurs ne sont pas respectés. L'Arcom dispose d'une base juridique qui lui permet d'intervenir. De même, les autorités de régulation, et principalement l'Autorité de la concurrence, peuvent intervenir.
L'enjeu principal de la fusion entre TF1 et M6 concerne les engagements pris en contrepartie du bonus octroyé par le législateur. Les plateformes paient les droits d'auteurs. Si Netflix et Disney décidaient de ne plus payer les droits à la Sacem, l'indignation serait généralisée.
Le groupe ne doit pas bénéficier d'un cadre plus clément que ces plateformes. Nous espérons que l'Arcom assurera ses fonctions et mérite notre confiance.
Actuellement, nos dialogues sont au point mort avec M6. Nous n'inventons pas des conditions d'intervention selon notre bon vouloir. Nous sommes nous-mêmes soumis au droit de la concurrence et aux fourches caudines de Bruxelles.
Nous demandons de traiter M6 comme les autres acteurs, qui ont accepté le prix du marché tel qu'il a été fixé. Les conditions dans lesquelles la rémunération des droits d'auteurs doit être calculée sont connues de tous.
Je pense donc que l'Arcom peut intervenir juridiquement. Les tribunaux interviendront si la situation n'évolue pas. Nous plaiderons d'ailleurs sur le premier dossier le 14 janvier 2022 et je suis très serein. Si nous perdons en première instance, nous irons jusqu'au bout. Si nous devons recourir à la Cour de justice de l'Union européenne, nous le ferons. Il est hors de question de brader les droits de nos créateurs.
M. Laurent Lafon, président. - Je donne la parole à M. Michel Laugier.
M. Michel Laugier. - Merci monsieur le président. Nous menons aujourd'hui un travail visant à trouver l'équilibre entre la concentration, la liberté d'expression et le système économique. Nous devons atteindre l'équilibre économique, même si certains investisseurs ne cherchent pas à atteindre la rentabilité.
Que pouvez-vous dire de vos relations avec les autres acteurs ? Comment définissez-vous vos relations avec l'audiovisuel public ? Vous avec mentionné les grandes plateformes internationales ; c'est un marché nouveau et leur potentiel est important. Que représentent-elles actuellement ?
Certaines concentrations ont déjà été concrétisées. Comment travaillez-vous avec le groupe TF1 ? Traitez-vous avec ce groupe d'une façon globale, ou discutez-vous en parallèle avec les différentes chaînes du groupe TF1 ?
Vous avez également évoqué les possibles fusions dans la presse et les radios. Pouvez-vous nous présenter des exemples précis pour lesquels l'expression démocratique a été remise en question ?
Même si nous envisageons de nombreux scénarios, ce sont les lecteurs des journaux, les auditeurs des radios et les téléspectateurs qui, in fine, sont les véritables décideurs. M. David El Sayegh a cité l'exemple d'une radio. Les résultats ont récemment été divulgués ; ils prouvent que le public est le véritable baromètre du succès d'un média.
Mme Cécile Rap-Veber. - Merci M. le Sénateur, je propose de répondre aux premières questions. Nous passons un temps conséquent à revoir nos accords avec l'ensemble des groupes, parce que de nouveaux modes d'exploitation et de nouvelles chaînes apparaissent. Nous maintenons une relation régulière avec l'ensemble des médias.
Nous avons vécu avec Canal + en 2017. Ce groupe a décidé, du jour au lendemain, d'arrêter de payer les droits d'auteurs. Leur décision a été d'une violence absolue, parce qu'en tant que seule chaîne privée payante, elle était une source de revenus très importante pour l'ensemble des sociétés d'auteurs. Au fur et à mesure des discussions, nous sommes parvenus à faire entendre raison à Canal + et avons mis en place des accords qui respectent parfaitement les droits d'auteurs.
Une négociation globale est menée avec le groupe TF1. Elle prend en compte la présence sur le temps d'antenne de nos oeuvres, suivant les différentes chaînes. Notre mode de fonctionnement est d'ailleurs le même avec M6 et France Télévisions.
Trois sources principales de revenus se profilent, hors période de Covid-19. Ces trois sources de revenus seront les manifestations publiques, les télédiffuseurs et le numérique. Or, nous sommes confrontés à un problème que vous avez résumé à la fin de votre intervention. De fait, le public est, in fine, le seul décideur. Je peux vous annoncer que 92 % des visionnages sont consacrés à du contenu étranger.
Les télédiffuseurs publics ou privés nationaux sont encore très importants en France, et en cela, ils constituent une différence notable avec d'autres pays en Europe. Notre télévision est d'une qualité supérieure à celle de nombreux territoires. De nombreux contenus sont le résultat de créateurs qui sont membres de nos sociétés d'auteurs. Nous parvenons donc à rémunérer la création française et à participer à la démocratie, qui est liée à la diversité des créations.
Les plateformes n'imposent pas de découvrir un certain type de contenu. Elles proposent au consommateur de regarder le programme qui l'intéresse. Le public est ainsi tenté d'opter pour des créations étrangères. Les sommes ont tendance à augmenter, mais sont envoyées à l'étranger. Les télédiffusions, quant à elles, ont à coeur de participer à la création locale ; c'est aussi une obligation à laquelle ils doivent se plier. Cette initiative permet de maintenir une partie de la création en France et de défendre les droits d'auteurs et la création locale.
M. Hervé Rony. - La réunion de TF1 et de M6 rendra la négociation des droits d'auteurs plus difficile. La relation avec les services publics est sans commune mesure, car ils ont intégré les droits d'auteurs dans leur ADN. J'en profite pour vous demander, messieurs et mesdames les Sénateurs, de faire tout votre possible pour doter France Télévisions de moyens suffisants pour garantir la création locale. C'est le seul moyen de faire en sorte que le service public soit capable d'affronter la concurrence des plateformes.
Certains médias audiovisuels ont décidé de changer d'attitude et de privilégier certaines opinions. Il est difficile de placer le bon curseur entre le journalisme d'opinion et le journalisme qui décrit une situation et dévoile les faits de manière objective et honnête. Nous percevons une dérive dans ce pays vers des médias qui véhiculent une certaine opinion, ce qui impacte la vie démocratique.
Deux autres chaînes sont également importantes pour nous, alors qu'elles sont marginales d'un point de vue économique : Ushuaïa et Histoire. Elles sont rattachées au groupe TF1 et M6, et sont fondamentales pour les documentaristes. Si elles disparaissent, des dizaines de documentaristes qui ne vivent que grâce à elles seront menacés. Nous en avons parlé au CSA. Nous ne pouvons pas résumer la fusion à la seule opération de la TNT gratuite.
La question de l'indépendance des rédactions est importante. Il me semble légitime d'harmoniser la protection et l'indépendance des rédactions de presse écrite et de la presse audiovisuelle.
M. David Assouline, rapporteur. - Les chaînes de télévision qui reçoivent une autorisation d'émettre par une Convention s'engagent en termes de création et de niche. Les chaînes d'information s'engagent à respecter le pluralisme, la lutte contre les discriminations, la concorde nationale, la paix civile, le respect des minorités entre autres. Si les journaux d'opinion existent, le concept de chaînes d'opinion n'existe pas en France. Nous devrons clarifier ce point pour que le pluralisme de l'information ne soit pas mis en danger sur les chaînes en continu auxquelles le public a accès. Les radios sont également sujettes à ce type d'évolutions, que nous ne pouvons pas accepter. Nous devons remettre de l'ordre et de la cohérence dans ce scénario en mutation.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 50.
Vendredi 14 janvier 2022
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 10 h 30.
Audition de M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF)
M. Laurent Lafon, président. - Nous nous retrouvons ce matin pour deux auditions de notre commission d'enquête consacrée à la concentration des médias. Je rappelle qu'elle a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.
Nous commençons en recevant M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF). RSF a été créée en 1985 et dispose de 115 correspondants dans autant de pays. Votre association dispose d'un statut consultatif auprès de l'Organisation des Nations unies (ONU), de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco), du Conseil de l'Europe et de l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Elle a pour but de défendre dans le monde entier l'indépendance de la presse et la liberté d'informer.
Très récemment, au mois d'octobre, RSF s'est penché sur la concentration des médias en diffusant un documentaire, Le Système B, qui alerte sur la prise de contrôle de nombreux médias, que vous estimez préoccupante, de l'industriel Vincent Bolloré - il sera entendu par la commission mercredi 19 janvier. Au-delà du cas d'espèce qui est l'objet de ce documentaire, vous formulez sept recommandations visant à assurer le respect du pluralisme.
Votre audition est pour nous l'occasion de bien comprendre votre analyse, mais également d'ouvrir à des préoccupations internationales, puisque RSF est présente dans le monde entier. Il est important de voir comment la concentration des médias est abordée dans d'autres pays comparables.
Je vais vous laisser la parole dix minutes pour un propos liminaire. Puis, je donnerai la parole au rapporteur pour des questions plus précises, avant d'ouvrir le débat à l'ensemble des membres de la commission d'enquête, présents ou en visioconférence.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite, monsieur Deloire, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Deloire prête serment.
M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF). - S'agissant du mandat de Reporters sans Frontières, vous avez évoqué le caractère international de notre organisation. Pendant longtemps, celle-ci n'a pas travaillé en France, au motif qu'il convenait d'abord de défendre les journalistes en proie à des violations de leurs droits dans le monde. Depuis une quinzaine d'années, nous y travaillons beaucoup plus. Notre mandat consiste à promouvoir la liberté, l'indépendance et le pluralisme du journalisme. Je précise que le journalisme s'entend comme un ensemble de droits et de devoirs, dont la transparence et l'indépendance éditoriale ne sont pas de leur seul ressort et dépendent de nombre d'autres acteurs au sein des entités médiatiques, de règles éthiques et de méthodes professionnelles.
Je dirai un mot du contexte dans lequel s'inscrit le travail de votre commission. L'écosystème de l'information a subi un bouleversement radical. Autrefois, le secteur des médias était clairement identifié par le public et par la régulation, différente en fonction du type de support entre la presse écrite et l'audiovisuel. Ce secteur était soumis à des obligations liées à la culture journalistique, à l'autorégulation des journalistes par l'éthique, obligations qui étaient relativement souples, au sens où elles n'avaient jamais fait l'objet d'un accord entre les représentants des éditeurs, des patrons et des journalistes. Néanmoins, on constatait une forme d'adéquation entre les garanties constitutionnelles sur la liberté d'expression, le cadre de régulation des médias et l'autorégulation des journalistes d'une part, et un secteur clairement identifié d'autre part. Ces derniers ont perdu leur monopole dans l'organisation de la délibération publique et la diffusion des informations. On se retrouve dans un système de désintermédiation, qui change radicalement la donne. Cela soulève deux problèmes majeurs pour notre société.
En premier lieu, tous les contenus - propagande d'État, information sponsorisée par l'intérêt, journalisme de qualité, pures opinions, etc. - sont en concurrence directe et donc déloyale, car elle favorise, du fait de l'organisation algorithmique et des biais cognitifs de chacun, l'extrémisme, l'outrance, la rumeur. Cette organisation du marché de l'information, qui va au-delà du secteur classique des médias, est un enjeu majeur, qu'aucune nouvelle disposition ne peut éviter de traiter.
En second lieu, la mondialisation de l'information et sa numérisation ont créé des asymétries entre les régimes despotiques et les démocraties, car les systèmes fermés des régimes autoritaires et dictatoriaux bénéficient d'un avantage : ils peuvent fermer leur espace à toute information, même produite dans des conditions d'indépendance et de liberté plus satisfaisantes, et, à l'inverse, exporter des contenus de propagande. Les systèmes ouverts sont, eux, fragilisés de l'intérieur, en plus de cette concurrence déloyale liée aux asymétries dont j'ai parlé. Les futures propositions législatives devront en tenir compte. À cet effet, nous avons lancé deux initiatives structurelles : le partenariat sur l'information et la démocratie, signé par 45 État et qui porte sur les garanties démocratiques dans l'espace numérique. Avec le soutien de la France, nous avons réussi à engager un processus qui ressemble, toutes proportions gardées, au processus climatique, pour éviter que Mark Zuckerberg et Xi Jinping soient les seuls à pouvoir édicter les normes dans l'espace public en imposant les leurs. Autre initiative qui sera plus directement utile pour votre commission : la Journalism Trust Initiative est une solution de marché visant à favoriser dans l'espace public ceux qui s'astreignent à des obligations professionnelles et éthiques.
En France, nous avons le même syndrome que la grenouille, qui s'habitue à l'eau si la température augmente progressivement, et ne sursaute pas comme elle le fait habituellement quand on la jette directement dans le liquide bouillant. Au fil des dernières années, des occasions ont été manquées de faire respecter certaines obligations par des médias audiovisuels.
Quel pluralisme voulons-nous ? S'agissant de l'audiovisuel, devons-nous renoncer au pluralisme interne, fondé sur une logique historique d'abondance des médias écrits et de prééminence des médias audiovisuels dominants ? Avec l'augmentation des canaux de médias, le renoncement au pluralisme interne a été de plus en plus fréquent. Cela s'est traduit aux États-Unis par une décision de la Federal Communications Commission (FCC) - l'équivalent du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), devenu l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) - abolissant la Fairness doctrine, notion d'équilibre différente du pluralisme interne français qui a mené à la création de Fox News et à la radicalisation de l'orientation politique d'un certain nombre de médias opposés. Des changements de régulation ou des absences de mise en oeuvre de la régulation peuvent transformer un paysage médiatique et la manière dont une société débat. Cette polarisation nous menace aujourd'hui en France.
Acceptons-nous de renoncer à la vision de médias d'information, en se disant que chacun reconnaîtra la vérité, y compris dans des médias militants et clairement orientés ? Il y a six ans, lorsque le groupe Bolloré a repris Canal+, le CSA a, selon nous, manqué une occasion historique de faire respecter les principes conventionnels d'indépendance, de pluralisme et d'honnêteté de l'information. Évitons de manquer une nouvelle occasion en ce sens.
On peut citer quelques exemples d'intrusion, pour des motifs économiques ou politiques, de restriction de l'indépendance des journalistes. Mais, lorsqu'une chaîne est vraiment sous contrôle, il n'y a pas de fracas, pas de problèmes. Tout est très bien tenu, sans documentaires censurés. Il faut donc aussi traiter ce qui ne se voit pas, lorsque les contenus sont aux ordres.
Je conclurai sur les éventuels conflits d'intérêts. Reporters sans frontières étant une organisation qui défend le journalisme, nous avons évidemment des relations avec l'ensemble des médias qui ont une propension à nous soutenir par différents moyens - diffusion de notre album photos ou de spots. Nous n'avons de relation privilégiée avec aucun des médias qui font l'objet du travail de cette commission. Mais, comme en témoigne un documentaire que nous avons récemment diffusé, cela ne nous empêche pas d'agir et de nous exprimer avec la plus grande franchise.
M. David Assouline, rapporteur. - Merci beaucoup de ces analyses plus globales sur la situation générale du monde de l'information, soumis à la révolution numérique et à de profonds changements.
Les inégalités entre les différents régimes politiques partout dans le monde entraînent une asymétrie défavorable aux démocraties. Pour rééquilibrer les rapports de force internationaux, des règles de réciprocité devraient être mises en place. Mais, en agissant ainsi face à la fermeture de réseaux internes et à l'intervention d'un pays sur les territoires voisins, on isolerait les peuples et on les empêcherait d'avoir accès à internet ou aux informations internationales. Les êtres humains, quelque régime qu'ils subissent, sont au coeur de nos préoccupations.
Dans votre documentaire Le Système B, vous dénoncez clairement la stratégie du groupe Vivendi visant à produire de l'information à bas coûts pour faire de l'audience, et ce au détriment du travail journalistique et des reportages d'investigation. Vous évoquez aussi les procédures-bâillons. Est-ce dû à la nature industrielle du groupe ou à une politique assumée de ses dirigeants ? Comment y remédier concrètement ? Selon vous, quand le groupe est bien tenu, rien n'est perceptible, et il ne peut être pris en défaut sur le plan juridique. L'autocensure s'impose-t-elle ?
M. Christophe Deloire. - Sur la réciprocité, nous avons publié dans un communiqué une recommandation afin de résoudre les asymétries entre les espaces informationnels des pays autoritaires et dictatoriaux, ainsi que des démocraties. Nous préconisons un mécanisme de réciprocité fondé sur les principes universels et sur lequel nous pourrons vous apporter des éléments complémentaires.
J'en viens à l'un des enjeux de la mondialisation de l'information. En France, nous avons un double marché de l'information : d'une part, un marché régulé, assorti d'obligations en matière de pluralisme et d'indépendance qui sont insuffisamment mises en oeuvre ; d'autre part, des chaînes qui, sans faire l'objet de telles conventions, sont diffusées sur le territoire national. L'exemple le plus emblématique est celui de la chaîne chinoise CGTN, anciennement CCTV : alors que l'entrée en Europe ne lui était plus possible par l'Office of Communications (Ofcom), une mesure technique prise voilà quelques mois par le CSA lui permet désormais d'être diffusée sur Eutelsat. Les propagandistes et obsédés du complot existaient déjà autrefois, mais ils sont mis au centre du nouvel espace public numérique.
M. David Assouline, rapporteur. - La réciprocité est possible dans nombre de domaines. C'est le cas pour une chaîne de propagande d'un État qui refuse la réciprocité. Sur le net, c'est plus compliqué, car si on ferme les interactions de la Chine avec le reste du monde, les citoyens chinois ne pourront plus envoyer d'alertes ni recevoir des informations de l'extérieur.
M. Christophe Deloire. - La législation doit évoluer afin que tous les acteurs concernés, notamment les chaînes audiovisuelles qui agissent dans l'espace public national, soient soumis aux mêmes règles. Dans un marché concurrentiel, il serait absurde que seules les chaînes étrangères en soient exemptées. Il existe deux moyens d'y remédier : il faut trouver une égalité de traitement entre tous ces médias, et mettre en place un mécanisme de réciprocité qui ouvre les espaces informationnels des pays tiers aujourd'hui fermés.
Votre deuxième question concerne des faits qui se sont récemment produits au sein du groupe Bolloré. Je ne parlais pas nécessairement d'autocensure, mais les exemples qui ont sans doute été cités lors des auditions se déroulent durant une transition, lors de la prise de contrôle d'un groupe comme celle de Canal+ par Bolloré, alors que les pratiques sont changeantes. Une fois que la situation est sous contrôle, plus aucun problème n'est apparent.
L'enjeu consiste à s'attacher à la question plus structurelle de l'indépendance. À cet égard, les trois dispositions figurant dans les conventions des radios et des chaînes de télévision sont assez théoriques. Certes, quelques mises en garde ont visé le pluralisme. Nous avions demandé, dès la prise de contrôle de Canal+ en 2015, que le CSA puisse lancer une enquête indépendante susceptible d'aboutir à des sanctions. À droit constant, il doit absolument donner du contenu à ces dispositions.
L'article 1er du texte qui le constitue dispose d'ailleurs qu'il est le garant de la liberté de communication, à l'heure où tout le monde peut censurer tout le monde et où le CSA est quotidiennement destinataire de courriers lui enjoignant de faire respecter une ligne éditoriale. En l'espèce, il ne s'agit pas d'une restriction politique et d'un conformisme plus grand. Il faut juste garder un pluralisme interne. Les journalistes n'exercent pas une activité aux ordres d'un patron ; ils sont censés être des tiers de confiance. Cela repose sur la prohibition des conflits d'intérêts, l'indépendance éditoriale, les méthodes et les règles éthiques.
M. David Assouline, rapporteur. - Ce sujet pourrait encore être approfondi. Nous avons voulu traiter l'ensemble des phénomènes de concentration dans la presse écrite ou les médias audiovisuels, même si l'accent est mis sur les seconds.
Vous dénoncez une confusion : la liberté de la presse, dans le cadre de la liberté d'expression telle qu'elle est définie dans la loi, signifie que chacun peut éditer son propre journal, d'où le foisonnement des journaux d'opinion au lendemain de la guerre, d'où la ligne éditoriale et la clause de conscience. Mais, pour les médias audiovisuels, notamment ceux de la télévision numérique terrestre (TNT), la puissance publique émet des autorisations d'émettre à travers le CSA et des conventionnements, et les chaînes d'opinion n'existent pas dans ce cadre. Le pluralisme et la diversité sont actés, mais le moyen de sanctionner reste très flou.
Quelles sont vos propositions concrètes en la matière ? Le collectif Informer n'est pas un délit (INPD) attire l'attention sur le délit de trafic d'influence. Comment peut-il se matérialiser concrètement ?
M. Christophe Deloire. - La création d'un délit de trafic d'influence appliqué au champ de l'information est l'une des recommandations que nous avions présentées lors de la précédente élection présidentielle.
S'agissant de la différence entre la télévision et la presse écrite, on observe que, même si la presse écrite présentait une plus grande liberté en matière de ligne éditoriale, elle est sortie au fil du temps de la logique d'opinion qui prévalait précédemment - du fait de la construction de l'éthique journalistique et de la professionnalisation du journalisme.
Même s'il subsistait, très à droite ou très à gauche, des journaux relevant plutôt de l'opinion, ce mouvement est né de manière générale à partir de la fin du XIXe siècle, à l'occasion de conflits, certains usages de la liberté d'expression et du journalisme pouvant, en effet, mener à des conflits. Il est né d'abord aux États-Unis, par la création des écoles de journalisme et des premiers codes d'éthique, et, en France, par la rédaction, en 1918, de la première charte éthique du Syndicat des journalistes.
Ce mouvement s'est poursuivi en France par la reconstruction du secteur des médias effectuée à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, qui était mue par l'idée selon laquelle, en l'absence de garantie relative à la délibération démocratique, la poussée de l'émotion et des passions pouvait mener à des drames. Une organisation est donc requise. C'est le rôle du Parlement, qui lui a été en partie ôté par les plateformes numériques.
Je présenterai sept propositions en réponse à vos questions.
La première consiste à mettre en oeuvre les garanties existantes, en appliquant la loi de 1986 et la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite « loi Bloche ». Dès lors que se produit une modification substantielle des termes d'un contrat, il faut renégocier les conventions et donner du contenu aux critères utilisés pour que les trois obligations dont j'ai parlé ne soient pas purement théoriques.
Il faut également s'assurer que les chartes éthiques sont vraiment des chartes éthiques. Je n'ai pas connaissance de la charte éthique actuelle du groupe Bolloré - nous avons effectué de premières recherches et ne l'avons pas trouvée. En revanche, nous avions consulté celle qui avait été adoptée, dans des conditions très contestables - marquées par la nomination « spontanée », en une journée, d'une personne censée représenter les salariés sur le sujet -, après la reprise du groupe Canal+. Ce texte était clairement un texte de contournement de l'éthique journalistique. Je caricature, mais...
M. David Assouline, rapporteur. - Vous parlez des chartes éthiques qui ont été instituées par la loi Bloche. On ne peut donc pas dire que rien n'a été fait.
M. Christophe Deloire. - Ce n'est pas mon propos.
Se pose ensuite la question de l'application de cette loi, et de la vérification de cette application.
La composition des comités d'éthique est également importante. À l'époque dont je parle, le comité d'éthique constitué par Bolloré comprenait, outre des magistrats, des personnes dont on comprenait mal les compétences qu'elles apportaient à un tel comité. Je ne connais pas la composition du comité d'éthique actuel.
Il me semble par ailleurs - et c'est ma deuxième proposition - qu'il convient de conditionner, le cas échéant, la concentration à des obligations renforcées. La concentration est évidemment un facteur aggravant en cas de défaut d'indépendance ou de conflit d'intérêts, même si elle n'en est pas génératrice en soi. Ainsi, certains des pays les mieux placés dans le classement mondial de la liberté de la presse, comme la Norvège et le Pays-Bas, sont des pays de forte concentration, mais les conflits d'intérêts ou les risques de conflits d'intérêts y sont moins importants qu'en France. Cela tient notamment à la spécificité française, avec des médias détenus par des groupes qui ne sont pas des groupes de médias vivant des contenus, et dont l'essentiel de l'activité se trouve ailleurs.
Il me semble également important, en troisième lieu, de prévoir un régime d'incompatibilité, notamment avec les plateformes numériques et les réseaux sociaux, voire avec les opérateurs de télécommunications.
En quatrième lieu, il me semble important de créer de nouveaux dispositifs anti-conflits d'intérêts. La création d'un statut pour les rédactions et l'ouverture d'une possibilité de validation du directeur de la rédaction me semblent des idées à creuser. Certains conflits d'intérêts sont, en effet, parfois liés au régime des partenariats. La création d'un délit spécifique de trafic d'influence s'inscrit également dans ce cadre.
Notre cinquième préconisation porte sur la mise en oeuvre d'un mécanisme de marché, intitulé Journalism Trust Initiative, visant à favoriser les médias qui font du journalisme digne de ce nom. Cette initiative, lancée il y a trois ans, a consisté à établir une norme, sous l'égide du Comité européen de normalisation (CEN) et en collaboration avec de grandes télévisions, de grands médias et des syndicats de journalistes situés partout dans le monde - de la Corée du Sud et de Taïwan jusqu'aux États-Unis. Nous avons construit également un mécanisme de vérification - en cours de finalisation - de la conformité des médias à ces procédures de base.
L'idée est ensuite de trouver un moyen pour que les plateformes numériques, les annonceurs et les organes de régulation puissent s'orienter davantage vers les médias qui s'astreignent à plus d'obligations, afin de bien équilibrer le respect des obligations, d'une part, et les formes d'avantages de marché, d'autre part, dans l'espace public. Cette initiative marche vraiment bien. Il s'agit d'une proposition structurelle. Nous sommes, en outre, en train de discuter avec l'Union européenne de la possibilité pour les États de prévoir des mécanismes de corégulation. Ce critère de distinction des journalistes peut ainsi servir pour l'allocation des fonds publics pour l'aide au développement et des fonds publics dévolus aux journalistes.
Notre sixième proposition consiste à revoir les seuils de concentration de la loi de 1986. L'élargissement de votre travail à la presse écrite et à l'édition me paraît, à cet égard, salutaire, pour tenir compte de la réalité actuelle de l'espace informationnel, où la notion de secteur des médias a, d'une certaine manière, explosé. Limiter les concentrations au regard des bassins de population touchés n'a plus grand sens aujourd'hui. Il est donc urgent de revoir la loi de 1986.
Enfin, notre septième suggestion est de mettre fin au double marché que j'évoquais précédemment, en instaurant des mécanismes de réciprocité.
Je reviens sur la notion de délit de trafic d'influence appliqué au champ de l'information. L'éthique journalistique présente une applicabilité très faible - elle est appliquée parce que les journalistes le veulent bien - et ne permet pas de traiter le rôle susceptible d'être joué par d'autres parties prenantes dans le traitement de l'information. Lorsque l'on traite la question de l'indépendance, il ne faut pas faire peser toute la responsabilité sur les journalistes.
Il faut trouver des moyens pour répondre à cette situation. Le dispositif de la Journalism Trust Initiative en est un. La création d'un nouveau délit de trafic d'influence appliqué au champ de l'information, notamment pour les propriétaires de groupes de presse qui interviendraient sur les contenus, serait également nécessaire. Il s'agirait d'une forme de transposition de la notion de trafic d'influence valant pour les personnes dépositaires de l'autorité publique. L'enjeu est d'éviter que les intérêts économiques ou les objectifs politiques des patrons de chaînes aient une influence sur leur contenu - ce qui ne les empêchera pas, par ailleurs, de développer leur activité.
M. Michel Laugier. - Peut-il encore exister des médias privés sans investisseurs solides ?
La concurrence avec les grandes plateformes internationales ne rend-elle pas les regroupements et les fusions inévitables ?
La crise du covid-19 n'a-t-elle pas une influence sur la qualité de l'information ?
Comment interprétez-vous l'attrait vers les médias de grands groupes dont la principale activité se trouve ailleurs ?
Vous avez été à la tête d'une école de journalisme. Comment voyez-vous la formation des journalistes de demain ?
Enfin, vous qui avez été très critique à l'égard de certains médias, comment avez-vous réagi aux critiques qui ont été formulées contre vous par Mediapart, Le Monde et Le Canard enchaîné ?
M. Christophe Deloire. - L'équilibre économique constitue évidemment un enjeu. Plus l'économie des médias est précaire, plus cette situation est dangereuse pour leur indépendance, car ils peuvent être tentés d'aller chercher de l'argent ailleurs. Des formes de corruption peuvent donc se produire.
Nous ne récusons pas la logique économique. En revanche, dans l'organisation du marché, il est important de redonner un avantage à ceux qui font du journalisme digne de ce nom. Cette proposition n'est pas orientée politiquement.
Sans dire qu'il ne faut pas tenir compte de la concurrence des grandes plateformes, nous pensons qu'il faut trouver le moyen de concilier le pluralisme politique et le rôle du journalisme en tant que tiers de confiance, avec la logique de concurrence économique. Ces notions ne sont pas antinomiques et peuvent même être très rapprochées.
L'organisation du marché a des effets sur la qualité de l'information. Il y a clairement un risque de dégradation des contenus. C'est un immense danger. Nous avons d'ailleurs formulé une proposition de New Deal pour le journalisme, impliquant un investissement fort de la société sur ces questions, en échange de certaines formes d'obligations. En effet, il s'agit de financer non seulement une industrie, mais aussi une fonction sociale. Il faut peut-être se demander comment le secteur peut être mis au service de cette fonction.
Par ailleurs, on m'a raconté que le propriétaire d'un grand groupe de médias que vous allez auditionner la semaine prochaine a dit un jour qu'il n'avait jamais rencontré le Président de la République de l'époque jusqu'à ce qu'il achète son groupe, et qu'à la suite de cet achat il avait été invité à déjeuner très rapidement.
S'agissant de la formation des journalistes, les effets de système sont toujours plus puissants que la formation des individus. S'il arrive dans un système où tout mène à une dégradation des contenus, le journaliste le mieux formé est forcément dominé par ce dernier.
Enfin, vous faites référence à des articles qui n'avaient pas grand-chose à voir les uns avec les autres. Il nous arrive, comme à chacun, de faire l'objet de critiques, que nous pouvons trouver, ou non, légitimes et factuellement justes. Je suis à votre disposition pour y répondre.
L'une des dernières critiques qui nous a été adressée portait sur le fait que nous sommes assez sélectifs, en tant qu'organisation, sur les journalistes que nous défendons. Cela renvoie à la question du pluralisme. Quiconque se revendique journaliste doit-il avoir accès aux subventions publiques, à la défense, etc. ? Ne sommes-nous pas plutôt dans un moment où les devoirs des journalistes doivent être renforcés - à moins que le journalisme se résume à du commentaire et du militantisme, ce qui serait à notre sens un mauvais service à rendre aux journalistes ?
Mme Sylvie Robert. - L'ex-CSA devenu Arcom a-t-il les moyens financiers et juridiques de faire respecter ce que vous proposez, notamment la création d'un nouveau délit de trafic d'influence, ou faut-il faire évoluer cette autorité, sachant qu'elle a failli il y a six ans lors de la reprise du groupe Canal+ par Bolloré ?
Face aux plateformes numériques, certains prônent la concentration quand d'autres jugent au contraire nécessaire de renforcer le pluralisme et la diversification pour garantir la qualité de l'information. Ces réflexions sont d'actualité du fait de l'annonce du projet de fusion entre TF1 et M6. Quel est votre point de vue sur cette question ?
M. Christophe Deloire. - Il faut faire évoluer le droit, mais, à droit constant, le CSA peut et doit faire beaucoup plus que ce qu'il fait aujourd'hui. J'imagine mal que le législateur ait confié au CSA des compétences uniquement théoriques en matière de vérification de l'indépendance éditoriale, de l'honnêteté de l'information et du pluralisme.
J'ai le plus grand respect pour le CSA, devenu l'Arcom, et pour son président, mais sur ce point il doit faire beaucoup plus. C'est même la responsabilité de l'Arcom de le faire.
En cas de fusion entre TF1 et M6, le groupe comptabiliserait 52 % des audiences en soirée, 62 % à la mi-journée et 75 % de la publicité audiovisuelle. Cependant, il ne faudrait pas commettre l'erreur de placer cet ensemble sur le même plan que les plateformes numériques. Certes, la captation de la publicité par ces dernières met en péril les médias, mais le législateur doit, dans le traitement de ces questions, et dans la ligne des législations numériques européennes que sont le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA), prendre en considération le fait qu'il existe deux types d'acteurs différents.
On trouve, en effet, d'un côté, des entités structurantes, qui organisent la distribution de l'information et créent les normes de l'espace public. Ce sont aujourd'hui les plateformes numériques, auxquelles il est d'autant plus important d'imposer des obligations fortes que nous leur avons délégué, d'une certaine manière, cette organisation du fait de l'évolution technologique. L'équivalent pour le numérique de la loi du 2 avril 1947, dite « loi Bichet », adoptée par le Parlement, est ainsi décidé par Mark Zuckerberg. Ces plateformes ont, en outre, remplacé la justice, parce qu'elles appliquent leurs propres règles - Facebook a même sa cour suprême - ainsi que les organes de régulation, puisque ce sont elles qui affectent les subsides à telle ou telle organisation, et que, contrairement à l'administration, elles ne le font pas selon des critères non discrétionnaires. Il s'agit d'un danger majeur.
De l'autre côté se trouvent ceux qui agissent dans l'espace public, c'est-à-dire les médias, qui sont exposés à un problème de concurrence déloyale. L'enjeu est de tenir compte de l'ensemble du champ de l'information, et non de s'en tenir à un secteur délimité, ce qui ne serait pas très pertinent sachant que les vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux viennent de toutes parts.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Un triptyque se dégage au fil de nos auditions, rassemblant les journalistes - certains trouvent que le pluralisme est bafoué, quand d'autres affirment pouvoir exercer leur métier sans problème -, les industriels - M. Olivier Roussat, directeur général du groupe Bouygues, que nous avons auditionné, nous a dit que le statu quo n'était plus possible, et que, si la fusion envisagée entre TF1 et M6 n'avait pas lieu, des mesures devraient être prises pour s'adapter aux évolutions du secteur - et les gouvernants, qui se sont montrés successivement incapables de réformer la loi de 1986. La loi du 25 octobre 2021, qui a abouti à la création de l'Arcom, intervenue à la fin d'un quinquennat à bout de souffle, n'est pas suffisante.
Vous avez eu des mots assez durs à l'endroit de Vincent Bolloré. Le service public est-il réellement indépendant ou pensez-vous qu'il est orienté, comme certains journalistes l'ont écrit dans Le Figaro Magazine du 23 octobre 2021 ?
M. Laurent Lafon, président. - M. Roussat n'a pas été auditionné par notre commission d'enquête, mais dans le cadre d'une audition organisée conjointement par la commission de la culture, de l'éducation et de la communication et la commission des affaires économiques du Sénat. En revanche, nous recevrons prochainement M. Martin Bouygues.
M. Christophe Deloire. - Il ne m'appartient pas de juger du traitement éditorial de l'information par l'audiovisuel public.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Vous avez pourtant jugé de l'indépendance d'un groupe privé. Pourquoi ne pouvez-vous pas le faire pour le service public ?
M. Christophe Deloire. - Ce n'est pas ce que je voulais dire. Nous ne statuons pas sur la nature des contenus. Une rédaction peut être libre tout en ayant des formes d'orientation, du fait des différentes influences dont elle peut être traversée.
La liberté et l'indépendance éditoriale sont importantes sur le service public. Nous assistons d'ailleurs, en la matière, à une forme de renversement historique. En effet, il y a vingt ou trente ans, les grands magazines d'investigation se trouvaient dans le privé, quand la liberté éditoriale était plus faible dans le public. Chacun peut trouver que les journalistes de l'audiovisuel public sont trop d'un côté ou de l'autre. Le pluralisme politique y est néanmoins respecté et les invités ne sont pas systématiquement du même camp.
M. Jean-Raymond Hugonet. - À moins que Julien Dray, qui intervient souvent sur CNews, n'ait changé d'opinion politique, la distinction que vous formulez me paraît contestable.
M. Laurent Lafon, président. - Pourquoi l'Arcom n'utilise-t-elle pas davantage les moyens juridiques dont elle dispose ?
La notion de pluralisme interne s'applique actuellement, dans le secteur audiovisuel, à des personnes identifiées politiquement, via le décompte du temps de parole des représentants des formations politiques. Dans le cadre du contrôle, faut-il aller jusqu'à identifier des intervenants à l'antenne en fonction de leurs sensibilités ou de leurs opinions ? S'il paraît nécessaire de le faire pour respecter le pluralisme, nous voyons bien le danger d'une telle démarche pour la liberté d'expression.
La notion de « ligne éditoriale » n'est-elle pas imprécise dans l'audiovisuel ? Ne devrait-on pas exiger une définition plus précise des lignes éditoriales de la part des diffuseurs ?
M. Christophe Deloire. - Les questions que vous posez ne sont pas les plus simples ! Nous préconisons une régulation d'ampleur pour l'audiovisuel, tenant compte des bouleversements de l'espace informationnel.
Les régulations en discussion au niveau européen constituent des avancées, mais elles demeureront largement insuffisantes si nous voulons éviter que nos démocraties s'affaiblissent sous l'effet d'une délibération de plus en plus passionnelle et outrancière, dans laquelle la fiabilité de l'information se trouve réduite.
Il est nécessaire d'occuper tout l'espace qui ne sera pas occupé par le DSA et le DMA. La Commission européenne a lancé un projet de European Media Freedom Act. Cependant, nous avons besoin de retrouver dans la législation le moyen de favoriser des pratiques - selon la logique historique des démocraties - et de leur donner des formes d'avantages de marché. Ce qui se faisait par la régulation et par l'autorégulation a été bouleversé. L'éthique journalistique ne vaut pas grand-chose dans un espace informationnel où l'immense majorité des acteurs n'y sont pas soumis.
L'objectif de la législation doit donc être de reconstruire l'espace public en vue de défendre cette fonction sociale et les mécanismes de marché permettant de la sécuriser.
J'en viens à votre question relative aux lignes éditoriales. Il y a des tentatives de sortir de la logique de philosophie libérale visant à statuer non pas sur les contenus, mais sur les méthodes et les procédures. Il me semble important d'y rester, compte tenu des dangers de restriction qui se présentent. Les journalistes eux-mêmes sont traversés par toutes sortes d'influences. Il peut y avoir aussi des formes de corruption ou d'effets sociologiques.
Il faut sécuriser le respect de procédures minimales en matière d'indépendance éditoriale, d'éthique, de méthode, de vérification, de correction et de transparence - notamment s'agissant de la propriété des médias. Il faut également bien articuler les avantages et les obligations.
S'agissant du secteur audiovisuel, la situation est un peu compliquée. Les diffuseurs disposent d'avantages spécifiques dans l'accès à nos téléviseurs, tout en étant, sur d'autres terrains, en concurrence directe avec des chaînes YouTube ou d'autres plateformes.
Nous sommes dans une période transitoire où il faut parvenir à traiter deux sujets qui sont très différents, mais qui trouvent tous deux leur réponse dans l'articulation des obligations et des avantages.
M. Laurent Lafon, président. - Merci des réponses et des propositions que vous avez formulées devant notre commission d'enquête.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Audition de M. Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT)
M. Laurent Lafon, président. - Nous poursuivons nos auditions en recevant M. Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes affilié à la Confédération générale du travail (SNJ-CGT).
Monsieur Vire, votre organisation est actuellement la deuxième représentative de la profession, après le Syndicat national des journalistes (SNJ), que nous avons entendu le 10 décembre. Vous accordez une attention particulière aux conditions d'exercice du métier de journaliste, un sujet situé au coeur de nos préoccupations, et nous sommes donc très heureux de vous entendre ce matin.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite, monsieur Vire, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Vire prête serment.
M. Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT. - Le Syndicat national des journalistes de la CGT est le deuxième syndicat de la profession. Il a obtenu environ un quart des voix aux dernières élections.
J'en suis le secrétaire général depuis 2010. Je suis moi-même journaliste au magazine GEO, du groupe Prisma Media - groupe racheté par Vivendi le 1er juin 2021.
Mon intervention se fera en deux temps : le constat, et les solutions.
Je commencerai par un mot : enfin ! Enfin, la thématique de la concentration des médias et de ses conséquences sur l'information arrive sur le devant de la scène, et j'en remercie M. Assouline. Comme vous le savez, vous n'êtes pas les seuls à travailler sur ce sujet. Une mission a aussi été lancée conjointement par les ministères de l'économie, des finances et de la relance et de la culture. Des syndicats de journalistes ont été auditionnés cette semaine à ce sujet. Je pourrais aussi parler de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), qui sortira bientôt un rapport sur la liberté de la presse comportant un focus sur la concentration. Dans ce cadre également, nous avons été entendus.
Pourquoi votre travail est-il important selon nous ? Nous tenons d'ailleurs à vous remercier de votre invitation. Le SNJ-CGT n'a pas attendu Vincent Bolloré, qui a bon dos aujourd'hui, pour dénoncer cette concentration des médias que nous supportons depuis des années et des années en tant que journalistes. Le rachat des Échos par Louis Vuitton Moët Hennessy (LVMH) s'est produit en 2007, celui du Monde par le trio Pigasse-Bergé-Niel en 2010. Nous voulons nous servir de la brutalité de M. Bolloré - il y a évidemment une brutalité dans le traitement fait à Canal+, Europe 1, etc. - pour dénoncer cette concentration qui n'a que trop duré et dont tout le monde voit les effets néfastes.
Pendant très longtemps, même les syndicats amis du SNJ-CGT nous ont répondu qu'ils savaient que la concentration, ce n'était pas très bien, mais qu'il n'y avait que ces milliardaires et ces grands groupes pour sauver l'emploi de journaliste dans la crise patente provoquée par la révolution numérique dans le secteur de la presse écrite.
Or, en 2021, la démonstration est faite. En réalité, la concentration se traduit par moins d'emplois de journalistes. La concentration, c'est une précarité extrême dans une profession qui vit très mal à tous les niveaux. Elle comporte, en effet, plus de 25 % de précaires, et le salaire moyen n'y a pas évolué en vingt ans. Un journaliste en contrat à durée indéterminée (CDI) gagne en moyenne 3 000 euros par mois, comme il y a vingt ans. Ce sont les moyennes de la Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels (CCIJP). Vous pouvez les vérifier.
La concentration est donc néfaste pour l'emploi, et la concentration est bien sûr néfaste pour la qualité de l'information.
En tant que journalistes, nous sommes pris en tenaille, car nous sommes confrontés à la défiance très forte de la population, qui prend parfois des formes violentes. Notre image est profondément dégradée.
Il existe une régulation, et des lois, notamment la loi de 1986. Mais, quand nous voyons ce qu'il se passe, ce qui se rachète et comment cela se passe, nous constatons qu'il faut changer ces lois et les renforcer.
J'en viens aux solutions. J'évoquerai quatre points. Il faut tout d'abord revenir, sans les copier et moyennant sans doute des adaptations, à l'esprit des ordonnances de 1944, selon lesquelles une personne ne pouvait pas posséder plus d'un média.
Il faut également reprendre ce qui était l'une des propositions fortes de M. Bayrou lors de l'élection présidentielle de 2007 : des groupes vivant des commandes de l'État ne peuvent pas posséder de médias. Dans la plupart des grandes démocraties occidentales, il existe de grands groupes de médias, mais l'on n'y voit pas de groupes spécialisés dans l'armement posséder des médias. C'est ce mélange des genres qu'il faut arrêter.
Il faut aussi revoir la structuration de la régulation des médias. Comme l'ensemble des syndicats de journalistes, le SNJ-CGT estime que le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) doit être profondément revu et démocratisé.
Il faut également revoir l'ensemble des aides à la presse et à l'information. Nous sommes un pays où la presse est sursubventionnée. Je ne regrette pas le montant donné à la presse et aux médias, qui s'élève, selon les sources, à plus de 6 milliards d'euros par an pour l'audiovisuel public, l'Agence France-Presse (AFP) et les aides à la presse. Mais il faut que ce montant soit considérablement revu, et que le budget de l'audiovisuel public soit augmenté.
L'audiovisuel public est dans une mauvaise situation, alors qu'il fait un excellent travail, y compris sur le plan des audiences, comme en témoigne l'exemple de France Inter.
Il faut aussi revoir les aides à la presse, qui s'élèvent à environ 1,2 ou 1,3 milliard d'euros par an, dont plus de 400 millions d'aides directes, qui vont en priorité aux milliardaires qui possèdent la presse. Cela doit évidemment être terminé ! Les aides doivent être réorientées pour permettre à de nouveaux médias d'éclore. Je pense en particulier à la presse locale. En effet, nous parlons de Bolloré, mais il faut mentionner aussi la concentration dans la presse quotidienne régionale à laquelle nous assistons depuis vingt ans. Il n'existe plus désormais qu'un seul journal dans les métropoles, et les journaux se ressemblent tous considérablement. Je prends l'exemple du groupe Est Bourgogne Rhône Alpes (EBRA), dont le bureau d'informations générales situé à Paris fournit l'information nationale et internationale à tous ses titres de presse de l'est de la France.
Il faut également conditionner les aides au respect du code du travail et de la convention collective des journalistes, qui sont battus en brèche dans nombre d'entreprises de presse par ces mêmes milliardaires, qui sont des cost-killers au quotidien. Nous le vivons dans mon entreprise. Bolloré n'est pas seulement brutal ; il peut agir différemment selon les entreprises. Nous pourrons revenir sur la notion d'interventionnisme dans l'éditorial.
Enfin, nous proposons une dernière solution que connaît bien M. Assouline. Nous avons perdu, pour l'instant, cette bataille contre la concentration. Cela fait longtemps. Nous voulons nous servir de votre travail pendant la campagne présidentielle pour interpeller l'ensemble des candidats sur ce sujet.
Il y a, d'un côté, la concentration, la structuration capitalistique des médias, et, de l'autre, l'indépendance des journalistes et des rédactions. Or celle-ci ne passera, selon nous, que par la reconnaissance juridique de l'équipe rédactionnelle, qui avait été d'ailleurs proposée par M. Bloche ainsi que par la sénatrice Nathalie Goulet.
Il faut aussi faire le bilan de la loi Bloche de novembre 2016 sur les chartes déontologiques. Sans critiquer la volonté de M. Bloche, cette loi est trop faible par rapport à ce qui nous arrive au quotidien dans les entreprises de presse.
Il faut également une plus grande transparence sur les aides, et que nous soyons intégrés dans la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP).
M. David Assouline, rapporteur. - Je vous remercie de votre travail quotidien pour défendre les journalistes.
Vous avez évoqué des constats largement partagés, notamment l'obsolescence de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.
Existe-t-il des différences dans le travail des rédactions selon que le média est indépendant, fait partie du service public ou appartient à un grand groupe ? Comment appréciez-vous les conditions de travail et l'indépendance des journalistes entre les types de médias - presse écrite, chaînes de télévision ou service public audiovisuel ?
Avez-vous connaissance d'exemples précis d'interférences dans un sens favorable à l'actionnaire ? À cet égard, nous avons bien noté votre proposition de créer un statut juridique des rédactions.
M. Emmanuel Vire. - On ne doit pas s'imaginer que les journalistes travaillant au sein du groupe Bolloré subissent une pression quotidienne. Fort heureusement, les choses se passent - le plus souvent - différemment.
L'action de Vincent Bolloré à Canal+ et à Europe 1 a été largement commentée. La volonté de changer la ligne éditoriale en changeant les journalistes était claire : pas moins de 60 % des journalistes d'Europe 1 ont quitté la radio. Le ménage s'effectue par leur départ - les journalistes d'i-Télé, devenue CNews, en ont aussi fait les frais.
Le groupe de Vincent Bolloré a récemment racheté Prisma Media, le premier groupe de presse magazine en France, dans lequel je travaille. Celui-ci ne possède pas de publications d'information politique et générale (IPG). En revanche, il détient des titres de presse féminine, people et télévisuelle, mais aussi le magazine Capital, avec lequel M. Bolloré était souvent en conflit.
Huit mois après son arrivée, nous constatons le renforcement des synergies : les émissions de Canal+ sont davantage citées dans les magazines de télévision de Prisma Media.
Mme Sylvie Robert. - Qui donne de telles consignes ?
M. Emmanuel Vire. - Les rédactions en chef ! Il faut se départir de l'image de journalistes indépendants : la pression qu'elles exercent sur eux est très forte, même pour ceux qui disposent d'un contrat à durée indéterminée. Heureusement, les journalistes ont le droit de refuser de signer un article trop largement modifié - c'est l'une des grandes avancées de la loi Bloche.
Nous constatons donc non pas des influences politiques, mais des synergies publicitaires et économiques entre les entreprises du groupe Bolloré.
J'ai le sentiment que le magazine Capital ne fait quasiment plus jamais mention des activités de M. Bolloré depuis le mois de juin. Certes, je ne pense pas que Vivendi intervienne directement dans les rédactions, mais les journalistes, par peur, pratiquent l'autocensure, car ils savent qu'ils n'auraient pas les moyens de résister à une intervention.
Ils peuvent faire valoir une clause de cession lorsque l'actionnaire change, laquelle leur permet de quitter l'entreprise avec leurs indemnités conventionnelles. Sur 400 titulaires de la carte de presse au sein de Prisma Media, 60 journalistes ont déjà quitté le groupe ; la direction prévoit un total de 140 départs d'ici à la fin de l'année.
Les journalistes partent moins par peur d'une zemmourisation des esprits que par la dégradation de leurs conditions de travail. Beaucoup d'entre eux ne se reconnaissent plus dans les tâches qui leur sont demandées. Ils sont devenus des couteaux suisses ! Ils n'ont plus le temps de faire correctement leur travail. Or le journalisme d'investigation suppose du temps et il coûte cher. Un titre comme Mediapart, qui compte 70 cartes de presse, laisse à ses journalistes le temps de travailler.
Il en va de même pour les médias de l'audiovisuel public, qui, s'ils peuvent faire l'objet de critiques, ont créé des commissions de déontologie efficaces : ils sont très rarement condamnés par l'ex CSA.
M. David Assouline, rapporteur. - Disposez-vous d'un recensement du nombre de comités de déontologie créés par la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias ? Avez-vous des exemples précis de leur utilisation ? Certes, les parlementaires pourraient accomplir ce travail dans leur mission de contrôle de l'application des lois.
Comment faudrait-il renforcer ces dispositifs pour assurer leur indépendance ?
Quelles sont vos attentes au sujet du statut juridique qui serait accordé aux rédactions ?
M. Emmanuel Vire. - Les chartes déontologiques résultent du rapport de forces au sein de l'entreprise lors de leur rédaction. Emmanuel Hoog, ancien président de l'AFP, avait recensé les chartes par forme de presse. La loi Bloche contraint les titres d'information politique et générale, qui reçoivent des aides financières, à disposer d'une charte. Pour les autres titres, elle prévoit l'ouverture de négociations, mais pas la signature d'une charte.
Les journalistes de Prisma Media accordent une grande importance à la charte depuis l'arrivée de M. Bolloré. Toutefois, la présidente du groupe la considère inutile.
S'agissant la reconnaissance juridique de l'équipe rédactionnelle, je citerai l'exemple du Monde, qui s'explique par l'histoire du journal et le poids de la société des journalistes, agissant comme une personne morale. Ceux-ci peuvent, par exemple, émettre un vote lors du renouvellement du directeur de la rédaction.
M. David Assouline, rapporteur. - Le journal Le Monde constitue-t-il le modèle concret de cette revendication générale du statut juridique ?
M. Emmanuel Vire. - La réponse est plus nuancée. Un journal est le fruit d'une histoire et d'un rapport de forces entre un collectif rédactionnel et son actionnaire.
Il est nécessaire de briser la verticalité à l'oeuvre : le directeur de la rédaction doit être aux côtés non pas de ses actionnaires, mais de ses journalistes. Ces derniers doivent pouvoir approuver sa nomination, comme c'est le cas au Monde et à Libération.
M. Michel Laugier. - Les médias et surtout la presse sont confrontés à une situation difficile : les ventes au numéro diminuent et les recettes publicitaires ont baissé de 50 % en dix ans. Or les recettes sont nécessaires pour parvenir à l'équilibre financier.
Vous avez affirmé que la grille salariale des journalistes n'a pas évolué depuis longtemps. Pourtant, certains d'entre eux gagnent très bien leur vie.
Comment un média indépendant peut-il exister sans l'apport d'un investisseur fort ?
Quel regard portez-vous sur les grandes plateformes qui concurrencent fortement la presse et les médias ?
La concentration peut présenter des côtés positifs : le concours financier d'un grand groupe permet de sauver des titres, qui, sinon, auraient disparu.
Vous avez évoqué le poids des investisseurs face aux journalistes. À l'inverse, ne pensez-vous pas que certains journalistes sont très orientés sur le plan politique ?
M. Emmanuel Vire. - Nous ne sommes pas opposés aux investisseurs. En revanche, nous dénonçons la concentration dans les médias : nous déplorons que la plupart des médias français soient aux mains de quelques-uns.
Qu'une grande entreprise dépendante de la commande publique possède des médias me choque, surtout quand les journalistes et les salariés ne sont pas indépendants. Comment les petits médias peuvent-ils survivre sans investisseurs ?
Les investisseurs finançant les médias ne devraient pas recevoir les aides à la presse. Voilà vingt ans, nous savions que M. Dassault acceptait déjà de perdre 15 millions d'euros pour combler le déficit du Figaro !
Je ne crois aucunement à la neutralité du journaliste : c'est une fable. Chaque publication a une ligne éditoriale représentée par le directeur de la rédaction - seul l'audiovisuel public doit faire preuve de neutralité. Si la neutralité du journaliste n'existe pas, ses pratiques professionnelles doivent être conformes à notre déontologie : publier une idée politiquement orientée suppose que celle-ci soit vraie et vérifiée.
Les plateformes et les Gafam représentent une autre menace. Une prochaine déclaration intersyndicale exigera que les journalistes reçoivent une partie des sommes obtenues après les négociations relatives aux droits voisins ; des discussions sont actuellement menées à l'AFP sur ce sujet. Je salue l'action de la France au niveau européen dans ce domaine, mais le chemin est encore long. Toutefois, je regrette l'attitude des éditeurs, ainsi que l'absence des journalistes à cette réflexion.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Vous considérez qu'un industriel ayant des accords avec l'État ne devrait pas posséder un groupe audiovisuel. Estimez-vous nécessaire d'étendre cette restriction à d'autres secteurs, les clubs de football par exemple ?
Depuis que Prisma Media appartient à Vincent Bolloré, avez-vous constaté des changements dans votre vie professionnelle ?
M. Emmanuel Vire. - Je limiterai ma restriction aux seuls marchands d'armes possédant des journaux ou des télévisions. Je ne me prononcerai pas sur les autres secteurs.
Nous sommes heureux que la concentration des médias revienne au coeur du débat. L'interventionnisme de M. Bolloré et de Vivendi revêt des formes brutales pour Canal+ et à Europe 1. Ce n'est pas le cas pour Prisma Media. Toutefois, l'arrivée prochaine au sein du groupe du Journal du dimanche et de Paris Match, qui sont des titres politiques susceptibles d'avoir une influence sur la vie démocratique de la Nation, changera peut-être la donne.
Depuis l'arrivée de M. Bolloré, je n'ai subi aucune pression à titre personnel, mais peut-être est-ce dû à mes fonctions syndicales.
M. David Assouline, rapporteur. - La loi de 1986 limite aujourd'hui la concentration horizontale à sept chaînes de télévision. Est-il nécessaire de modifier cette disposition ?
La loi précise également qu'il est possible de posséder deux types de médias sur les trois existants à l'époque - la radio, la télévision et la presse écrite, cette dernière étant circonscrite uniquement à la presse quotidienne couvrant plus de 20 % du territoire. Une évolution doit-elle être envisagée ?
Quel est votre avis sur la concentration verticale des médias, inconnue en 1986 ? Pouvez-vous définir un seuil pertinent à ce sujet ?
M. Emmanuel Vire. - Nous considérons que les concentrations horizontales et verticales doivent désormais être traitées ; il ne faut plus distinguer la presse écrite et l'audiovisuel.
Des progrès ont été accomplis dans le cahier des charges des chaînes, sur la présence des femmes à la télévision notamment. Rien de tel n'existe dans la presse écrite ! La précarité touche pourtant avant tout les femmes journalistes.
Pour ce qui concerne les concentrations horizontales, j'estime qu'une limite de sept chaînes de télévision est trop élevée : il convient de réduire ce chiffre.
La logique est semblable pour la presse écrite : les groupes de presse régionaux possèdent le quotidien et l'hebdomadaire locaux, et leur zone de couverture est immense. Nous avions alerté - sans succès ! - l'Autorité de la concurrence lorsque le Crédit mutuel avait racheté plusieurs titres dans l'est de la France.
Une action s'impose également pour lutter contre les concentrations transversales - c'était le rêve de Jean-Marie Messier de réunir les contenus et les contenants.
Enfin, je déplore que seuls 17 dessinateurs et 600 photographes soient encore titulaires d'une carte de presse ; la concentration des médias entraîne aussi la disparition de certains métiers.
M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie pour vos réponses.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 25.