Mardi 4 janvier 2022
- Présidence de Mme Cécile Cukierman, présidente -
La réunion est ouverte à 15 heures.
Audition de M. Pierre Steinmetz, ancien membre du Conseil constitutionnel
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Monsieur Steinmetz, nous avons le plaisir de vous accueillir pour cette première audition. Vous avez publié récemment une tribune dans la presse qui a retenu notre attention. Vous y évoquez un pouvoir juridictionnel, notamment européen, qui se serait affranchi de tout contrôle et vous regrettez que l'équilibre entre pouvoir législatif, exécutif et judiciaire soit aujourd'hui compromis.
Vos analyses s'appuient sur votre riche expérience de grand serviteur de l'État : vous avez notamment occupé plusieurs postes de préfet, vous avez été directeur général de la gendarmerie nationale, directeur de cabinet du Premier ministre et vous avez siégé au Conseil constitutionnel de 2004 à 2013.
Je vous cède la parole pour une intervention liminaire, puis je donnerai la parole au rapporteur et à ceux de nos collègues qui le souhaiteront.
M. Pierre Steinmetz, ancien membre du Conseil constitutionnel. - Vous m'avez interrogé par écrit sur la notion d'État de droit. Pour moi, il s'agit d'un État où les rapports entre les institutions et les individus sont régis par les règles de droit et où chacun s'oblige à les respecter, y compris l'État ou les autres autorités qui sont à l'origine de ces règles. Pour simplifier, c'est le contraire de l'arbitraire.
L'État de droit ne se confond en aucun cas avec les droits de l'homme, même si l'État de droit conditionne l'existence de ces derniers : sans État de droit, les libertés individuelles et la régularité des processus institutionnels ne sont pas garanties.
Quant aux droits de l'homme, ils sont souvent considérés comme universels, car inhérents à la personne humaine. En réalité, ils restent tout de même attachés à un contexte temporel et géographique donné.
La garantie de l'État démocratique repose sur la séparation des pouvoirs, sans laquelle il n'y a pas de Constitution selon la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Bien évidemment, cette séparation est une illusion. Du pouvoir réglementaire autonome jusqu'à la nécessaire interprétation jurisprudentielle des lois, il ne peut y avoir de séparation stricte. Toutefois, un équilibre s'est établi au fil du temps, qui me semble aujourd'hui en passe d'être rompu, au détriment des pouvoirs législatif et exécutif.
S'agissant du pouvoir législatif, le premier pas vers cette rupture a été effectué en 1971, lorsque le Conseil constitutionnel a décidé d'effectuer son contrôle de constitutionnalité non seulement au regard du texte de la Constitution, mais également de son préambule, qui comprend aujourd'hui la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, le préambule de la Constitution de 1946 et la Charte de l'environnement. En incluant ainsi dans son contrôle des principes extrêmement généraux, le Conseil constitutionnel est passé d'un contrôle de régularité, portant sur les procédures, à un contrôle de fond, portant sur le contenu.
Une deuxième étape a été franchie en 1975, quand le Conseil constitutionnel a renvoyé le contrôle de conventionnalité des lois aux juridictions administratives et judiciaires. Depuis les arrêts Jacques Vabre et Nicolo, les tribunaux peuvent donc écarter l'application d'une loi en se fondant sur les traités internationaux. Le pouvoir politique a donc perdu la capacité d'avoir le dernier mot en modifiant la loi ou la Constitution, et le pouvoir juridictionnel est désormais pourvu d'une légitimité propre relevant des traités et des tribunaux internationaux chargés de les interpréter. Certes, en théorie, le pouvoir politique européen existe, mais quand 27 États doivent se mettre d'accord, c'est une autre histoire...
La primauté absolue du droit européen et de sa jurisprudence a certes été affirmée dès l'arrêt Costa contre ENEL en 1964, mais, depuis, les compétences de l'Union européenne se sont considérablement étendues, notamment avec la disparition des piliers, et, depuis le traité de Lisbonne, la Charte européenne des droits fondamentaux et la Convention européenne des droits de l'homme ont été intégrées à l'ordre juridique européen.
Nous avons donc cinq cours suprêmes - Conseil d'État, Cour de cassation, Conseil constitutionnel, Cour européenne des droits de l'homme et Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) - qui interprètent peu ou prou le même corpus juridique. Si l'on ajoute que chacune de ces cours entend être un peu plus suprême et un peu plus gardienne des droits que les autres, on obtient un phénomène d'entraînement, pour ne pas dire de surenchère, qui devient extrêmement contraignant.
Les droits sont ainsi devenus l'instrument de dépossession du pouvoir politique au bénéfice du pouvoir juridictionnel. L'opposition entre ces pouvoirs est certes très ancienne, mais, dans un cadre national, le pouvoir politique peut changer la règle, ce qui est beaucoup plus difficile quand le fondement devient international.
Nous avons donc deux crises potentiellement majeures qui sont en train d'apparaître au sujet de l'interprétation de la norme applicable.
La première se déroule entre les États et la CJUE. Nous l'avons vu par exemple avec le cas des « soldates » allemandes : la Constitution allemande prévoyait que les femmes ne pouvaient pas être employées dans une unité combattante, et la défense ne faisait pas partie des compétences européennes. La CJUE a pourtant estimé qu'elle devait faire prévaloir dans ce cas le principe de libre concurrence sur le marché du travail. Je peux citer aussi le cas de la France et de la conservation des données numériques intéressant la sécurité nationale.
La seconde se noue entre les cours suprêmes nationales et la CJUE. On le voit très clairement à travers l'opposition entre la Cour de Karlsruhe et la CJUE sur la politique monétaire.
La question est très bien résumée par le vice-président sortant du Conseil d'État, Bruno Lasserre, pour qui tous les juges connaissent cette difficulté de concilier les ordres européen et national. Selon lui, il y a deux manières de résoudre cette tension, par la « guerre des juges » ou leur dialogue, et c'est bien cette dernière voie qui a été choisie. Vous noterez qu'il n'envisage nullement que le pouvoir politique puisse trouver une solution à ce dilemme, alors que c'est manifestement sa responsabilité première...
Quant à la réserve constitutionnelle, elle permettrait bien de remettre en dernier ressort le juge en position de dépendance vis-à-vis du constituant. Mais le Conseil d'État l'a réduite au minimum, en estimant que les principes inhérents à l'identité constitutionnelle de la France, notion dégagée par le Conseil constitutionnel dans l'avis qu'il a rendu sur le traité constitutionnel européen, ne peuvent être invoqués que lorsque le droit européen lui-même n'offre pas de protection équivalente. Nous sommes donc passés d'une idée d'identité constitutionnelle à une simple spécificité constitutionnelle. Et c'est le juge qui apprécie lui-même si les questions en cause sont garanties ou non par le droit européen. Le Conseil d'État a ainsi réussi un formidable coup double : d'une part, réaffirmer qu'il tient sa légitimité des traités européens, d'autre part, se poser comme un arbitre entre la CJUE et l'État français.
Du côté du pouvoir exécutif, les choses sont moins avancées, mais l'évolution se fait aussi dans le sens du pouvoir juridictionnel. Les conflits ont toujours existé depuis l'apparition de la juridiction administrative, mais il était de tradition que la jurisprudence du Conseil d'État accompagne l'évolution législative, parfois pour la précéder, parfois pour la freiner, permettant l'exercice d'une démocratie tempérée.
Deux éléments sont apparus plus récemment.
La loi du 30 juin 2000 instituant le référé-liberté permet au juge d'ordonner toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale qui serait menacée d'une atteinte grave et manifestement illégale. Tant que nous restions dans le domaine des droits-libertés, cela se justifiait pleinement : il s'agissait d'une sorte d'extension de la jurisprudence traditionnelle sur le détournement de pouvoir. Mais dès lors que le Conseil d'État a considéré, aux termes d'une jurisprudence très extensive, que les droits-créances pouvaient aussi être évoqués, nous sommes passés d'un contrôle de légalité à un contrôle d'effectivité, et donc en réalité d'opportunité, d'autant que le Conseil d'État a pris l'habitude de faire les équilibres en séance, directement en entendant les parties, ce qui introduit une forme inquiétante d'incertitude juridique.
Depuis vingt ans, le raisonnement juridique des cours suprêmes consiste en effet de plus en plus à équilibrer des droits opposés. Lorsque le Conseil constitutionnel est saisi a priori et qu'il doit par exemple équilibrer la liberté d'entreprendre et la liberté syndicale, il prend en compte l'ensemble des données et effectue une balance. À l'inverse, lorsqu'il est saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), il regarde si telle loi porte atteinte à telle liberté. Or toute loi porte atteinte à une liberté. Évidemment, le Conseil procédera dans tous les cas à une mise en balance des différents droits, mais il le fera plus sereinement dans le premier cas que dans le second.
J'ajoute que, lors d'une séance de travail dans le cadre d'un contrôle a priori, tous les ministères intéressés sont représentés, alors que lors d'une séance de travail pour une QPC, seul un représentant du secrétariat général du Gouvernement est présent, et il n'est question que de droit. La balance dans ce cas risque donc de pencher différemment.
Les juges ont toujours contribué à l'interprétation de la loi, c'est vieux comme l'invention des juridictions. Mais plusieurs évolutions ont manifestement bouleversé les équilibres anciens : la prise en compte comme règle de droit positif immédiatement applicable des principes généraux figurant dans les préambules, les chartes et les conventions internationales ; l'extension des compétences des juges via le contrôle de conventionnalité et la QPC ; l'utilisation systématique des recours à des fins politiques, syndicales ou de représentation d'intérêts.
Il est révélateur que l'on puisse se demander aujourd'hui qui fait la loi. Le fondement même de la démocratie me semble en question. À ce stade, ce n'est plus simplement une affaire de juristes, mais un sujet éminemment politique. Nulle part en effet il n'est dit que les juges représentent le peuple français.
Des pans entiers du droit, notamment en matière de politique d'immigration, sont définis par des juridictions nationales et internationales qui se renvoient successivement la balle. Or les juges sont irresponsables au sens propre du terme, ce qui n'est pas le cas des pouvoirs exécutif et législatif, qui doivent rendre des comptes.
Pris dans une logique institutionnelle, les juges suprêmes sont naturellement enclins à accroître leur pouvoir. Enfin, la temporalité juridictionnelle n'est pas celle de la vie politique, économique ou sociale, ce qui devrait conduire à réduire le rôle du juge au strict nécessaire.
La pénalisation croissante de l'action publique en constitue le parfait contre-exemple. La notion même de responsabilité sans faute, progrès démocratique majeur conciliant défense des droits des individus et nécessités de l'action publique, est en voie d'être oubliée ou tournée en ridicule - souvenez-vous du fameux « responsable, mais pas coupable ».
Une grave confusion est en train de s'établir, me semble-t-il, et les plaintes déposées contre des ministres à l'occasion de la crise sanitaire en fournissent un exemple manifeste. Il ne faudra pas s'étonner dans ces conditions que les responsables politiques et administratifs appliquent le principe de précaution maximal, qui ne peut conduire qu'à une paralysie progressive.
Y a-t-il des remèdes à ces dérives ?
On pourrait imaginer que les juges européens limitent leurs ambitions et tempèrent leur logique d'institution. Ce serait certainement la solution la plus simple, à défaut d'être la plus facile, car elle suppose une réelle volonté politique.
On pourrait imaginer également que le Parlement lui-même aménage notre corpus législatif en reprenant certaines procédures pour mieux les circonscrire. En matière de référé-liberté, il est encore temps de revenir à des procédures plus raisonnables, me semble-t-il. On pourrait éviter aussi les fuites en avant en matière de transparence.
Il faut sans doute rappeler à l'opinion publique quelques principes élémentaires : le pouvoir doit aller de pair avec la responsabilité ; la déontologie, la morale et la responsabilité pénale ne se confondent pas ; l'intérêt général doit prévaloir sur les intérêts particuliers.
Il faudrait aussi que l'exécutif, en charge de la négociation et de l'application des traités, fasse mieux respecter que par le passé les intentions des auteurs de la règle internationale. J'avais suggéré qu'un État, s'il juge une décision de la CJUE contraire à ses principes fondamentaux, puisse saisir le Conseil européen pour qu'il livre son interprétation. J'admets toutefois que cette idée n'a pas été travaillée plus avant.
Mais je crois très fermement, en conclusion, qu'il faut remettre du politique dans le processus décisionnel.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Depuis 1971, vous avez identifié plusieurs étapes importantes, mais vous dites que la perception des modifications a été progressive, et que nous nous rendons compte aujourd'hui seulement de leur ampleur et de leur signification. Ce délai de prise de conscience vous paraît-il normal ou anormal ?
M. Pierre Steinmetz. - À titre personnel, deux événements ont contribué à me faire percevoir cette mécanique.
En 2003, le Gouvernement a changé les règles permettant d'accéder au deuxième tour des élections des conseillers régionaux pour rendre plus difficile la présence des partis extrêmes au sein des exécutifs locaux. Le texte a été présenté au Conseil d'État, qui a fait des observations. Mais finalement, le Gouvernement a présenté à l'Assemblée nationale un texte avec un seuil de qualification pour le second tour qui n'était ni celui retenu dans le projet initial ni celui suggéré par le Conseil d'État. Et le Conseil constitutionnel a censuré le texte, faisant prévaloir, sans doute dans une logique institutionnelle, le pouvoir consultatif du Conseil d'État sur le pouvoir délibératif du Gouvernement. J'ai estimé qu'il y avait là une anomalie.
Ensuite, lorsque le Conseil constitutionnel a dégagé la notion de principes inhérents à l'identité constitutionnelle de la France au moment de l'examen du traité constitutionnel européen, c'était bien un début de prise de conscience. Mais les pouvoirs de l'Europe étaient beaucoup plus limités à l'époque et il ne semblait pas y avoir péril en la demeure.
Aujourd'hui, chemin faisant, il me semble vraiment qu'un problème démocratique majeur se pose.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Quand vous avancez que les juges pourraient tempérer leur logique institutionnelle, pensez-vous à un dialogue plus approfondi entre les juges, entre la société et les juges, entre le Parlement et les juges ?
Les parlementaires français n'ont pas pour usage d'utiliser à l'égard du Conseil constitutionnel les procédures dites de « portes étroites », mais ce pourrait être une marge de manoeuvre possible.
Et rien n'interdirait au Parlement d'intervenir dans un certain nombre de procédures pendantes devant la CJUE, ce qui favoriserait le dialogue entre la société et les juges et éviterait un débat judiciaire désincarné.
Plus fondamentalement, comment tempérer l'action des juges tout en respectant leur indépendance ?
M. Pierre Steinmetz. - Le dialogue des juges est un rapport de forces. Ne nous faisons pas d'illusions : personne ne veut risquer de perdre la guerre.
Mais, précisément, quand personne ne veut la guerre, il y a toujours intérêt à exprimer fermement ses intérêts et ses positions. Or je perçois une démission généralisée des pouvoirs exécutif et législatif à l'égard du pouvoir juridictionnel.
Le pouvoir législatif ne devrait pas avoir peur de dire au pouvoir juridictionnel qu'il est en train de sortir des clous. Ce dernier en tiendra compte, assurément. Il faut parfois oser dire non.
M. Jean-Yves Leconte. - Vous présentez votre intervention comme un bloc formant une démonstration. Mais peut-on toujours la lire comme tel ?
La création d'un contrôle externe par la Cour européenne des droits de l'homme a été conçue pour sortir des déséquilibres anciens constatés entre les deux guerres, et marqués par la toute-puissance du politique.
Quant à la CJUE, elle juge avec les compétences qui lui ont été attribuées, et qu'il conviendrait parfois de faire évoluer.
Je ne suis pas sûr que l'on puisse prendre comme point de départ un « équilibre ancien ». En effet, il n'y avait pas forcément d'équilibre, mais plutôt une dictature de la majorité à tout instant. Or, l'État de droit, ce n'est pas nécessairement cela.
C'est donc aussi en réaction aux dérives du passé que ces contrôles ont été volontairement mis en place.
Quant à l'évolution parallèle de la société, qui déteste de plus en plus le risque, elle n'a rien à voir à mon sens avec l'évolution de la hiérarchie des normes. Ce sont deux choses différentes, me semble-t-il.
Je rejoins in fine la question du rapporteur : comment assurer un contrôle des juges respectueux de leur indépendance ?
Mme Dominique Vérien. - Vous dites qu'il faut savoir dire non aux juges. Mais qui peut dire non au Conseil constitutionnel quand il a statué ?
M. Alain Richard. - Je suis très impressionné par la cohérence et la force de votre présentation, dans laquelle je vois en filigrane la notion de gouvernabilité, très présente depuis longtemps dans la vie politique italienne, mais dont nous ne préoccupions guère depuis 1958, sûrs que notre pays était solidement gouvernable.
Comment trouver en effet le point d'arrêt d'une dérive qui voit la définition abstraite de principes déduits de déclarations de droits prendre la place de la décision démocratique responsable ?
Je ne crois pas que l'on puisse trouver dans les textes institutifs une limite au pouvoir de déduction des juridictions. Quand on aligne toutes les règles nouvelles déduites par le Conseil constitutionnel de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, on voit bien toute l'élasticité de cette pratique, qui peut en effet venir contredire l'autorité du politique.
La réforme constitutionnelle de 2008 a tout de même limité le champ des QPC aux droits et libertés proclamés par la Constitution, ce qui constitue déjà un garde-fou.
J'ajoute un exemple en matière de droits-créances : à mon grand regret, le Conseil d'État a retenu une interprétation du droit à la vie qui lui permet de s'arroger le pouvoir de changer la politique de santé du Gouvernement. Nous ne sommes pas très loin d'un abus de pouvoir juridictionnel, et nous devons nous demander comment nous pouvons y remédier.
M. Pierre Steinmetz. - Il est évident qu'il y avait, sous la IVe République, des dérives qui exigeaient une régulation. Après les élections de 1956, la chambre avait par exemple invalidé l'élection de onze députés poujadistes : c'était manifestement un appel à créer le Conseil constitutionnel !
Tout est question de mesure, et je suis persuadé qu'il n'y a pas d'équilibre institutionnel, mais seulement des mouvements très lents, dans un sens ou dans un autre. Or, actuellement, le mouvement vers le pouvoir juridictionnel est en passe de s'accélérer. Chacun devrait assumer ses responsabilités. Le rôle du juge est d'appliquer la loi, non de l'élaborer.
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Je vous remercie, monsieur Steinmetz.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion, suspendue à 16 h 00, est reprise à 16 heures 05.
Audition de M. Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Nous recevons à présent, en visioconférence, M. Jean-Éric Schoettl, conseiller d'État honoraire et ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.
Vous vous exprimez régulièrement dans les revues juridiques ou dans la presse généraliste sur des sujets qui intéressent la mission au premier chef, tels que l'équilibre entre le pouvoir judiciaire et les pouvoirs exécutifs et législatifs ainsi que la pénalisation croissante de la vie publique.
Notre rapporteur vous a fait parvenir un questionnaire indicatif pour vous éclairer sur ses principaux sujets de préoccupation. Vous nous avez déjà adressé une contribution écrite. Je vais vous céder la parole pour une intervention liminaire, puis notre rapporteur et les collègues ici présents pourront vous poser des questions complémentaires.
M. Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel. - Je suis très honoré d'être invité par votre mission pour m'exprimer sur ce sujet préoccupant. Le fait que nous débattions en ce début d'année 2022 de la judiciarisation de la vie publique n'est pas fortuit. Votre mission d'information n'est pas la seule à se soucier de ce phénomène. Un colloque se tiendra ici même dans un mois sur le thème « État de droit et démocratie ». La question du gouvernement des juges fait également l'objet des réflexions du groupe Union Centriste de votre assemblée.
La question fait aussi l'objet de nombreux commentaires dans les revues de droit et de sciences politiques, ainsi que de conférences au sein d'universités, de sociétés savantes et de think tanks. Elle est non moins débattue dans les médias et, ce qui est inédit, dans la campagne présidentielle. Certains évoquent ainsi la création dans la Constitution d'un « bouclier », pour certains sujets, contre les sentences des cours, nationales voire supranationales...
Cette préoccupation est relativement nouvelle. Le pouvoir juridictionnel est polycéphale. Son organisation et son fonctionnement sont complexes. Son langage est ésotérique, même si les cours ont tendance à changer la présentation de leurs arrêts, en remplaçant notamment les considérants séparés par des points-virgules par des phrases.
Ce pouvoir est donc mal connu du public, qui sera pourtant tôt ou tard affecté par ses arrêts. Les responsables politiques eux-mêmes ne le rencontrent le plus souvent qu'à leur corps défendant. Le souci des convenances leur interdit de le critiquer ouvertement. En privé, ils le maudissent fréquemment, mais, en public, protestent toujours de leur déférence à son égard.
Une préoccupation émerge, en France comme à l'étranger : le pouvoir juridictionnel n'est-il pas devenu excessif ? Cette préoccupation n'est pas sans causes. Les affaires politico-pénales défraient la chronique. Les décisions des cours suprêmes, qu'il s'agisse de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), du Conseil constitutionnel ou du Conseil d'État, occupent l'actualité.
Les effets de la judiciarisation de la vie publique posent un problème existentiel à la démocratie représentative : la question est de savoir où se situe aujourd'hui le siège de la souveraineté.
Je pense que la démocratie représentative souffre de l'hypertrophie du pouvoir juridictionnel, national et supranational, et que nous traversons une crise qui n'est pas sans rappeler celle qu'a connue l'Ancien régime avec ses parlements.
Je n'aurais jamais imaginé opérer un tel constat, et si publiquement, il y a encore dix ans. Je ne pose pas ce diagnostic d'un coeur allègre, car j'ai consacré toute ma carrière aux fonctions juridiques, et plus particulièrement juridictionnelles, tant au Conseil d'État qu'au Conseil constitutionnel.
Si je m'y résous, usant de la liberté de parole que permet le statut de fonctionnaire retraité, ce n'est pas pour le plaisir morose de jouer les imprécateurs, mais parce que je crois de mon devoir, à mon modeste niveau et de façon évidemment subjective, de porter témoignage.
Une fissure s'est ouverte en France, comme d'ailleurs dans la plupart des pays occidentaux, depuis une cinquantaine d'années, entre le juge et le représentant du peuple. La montée en puissance du premier anémie la démocratie représentative. L'intervention du juge dans la vie publique est certes nécessaire et apaisante, mais de même que l'hypertrophie d'une glande affecte tout l'organisme, son hyperactivité est néfaste.
L'emprise du juge sur la démocratie revêt deux aspects distincts, quoique non étrangers l'un à l'autre : le droit se construit désormais en dehors de la loi, voire contre elle ; la pénalisation de la vie publique est croissante.
Ces deux aspects sont liés, car ils conduisent tous deux à la dégradation de la figure du « représentant » : le premier en restreignant toujours davantage son champ d'action ; le second en en faisant un perpétuel suspect.
Le malaise qui déprime aujourd'hui la démocratie me paraît, pour une part non négligeable, se situer là, dans l'abaissement du représentant, dans le rétrécissement de la souveraineté du peuple, dans la rétraction de l'autorité publique, ainsi que dans les réactions allergiques que provoque cet affaiblissement de l'État : l'abstention, le populisme, l'illibéralisme.
Une décision de justice, surtout lorsqu'elle émane d'une cour suprême, est autant l'expression de sa volonté que le fruit d'un raisonnement logique déduisant du droit applicable à l'espèce la solution qui doit lui être apportée. Certains diront que les dérapages d'un juge peuvent toujours être corrigés par l'intervention d'un autre juge. Mais l'état d'esprit dans lequel le juge use de cette latitude décisionnelle n'est pas fortuit. Il est inspiré par un air du temps, qui se propage d'un juge à l'autre et traduit des rapports de force. Comme en physique, on assiste à un phénomène de résonance. Finalement, loin d'être ce tiers impartial, cette « bouche de la loi » que nous voulons encore voir en lui à la suite de Montesquieu, le juge est partie prenante au jeu social et en transforme les règles.
L'ascendant croissant de ce pouvoir sur les autres - dont nos concitoyens n'ont pas pleinement conscience, mais dont ils perçoivent les effets indirects - bouleverse la séparation des pouvoirs. Il fait entrer celle-ci dans une zone de turbulences concourant, pour une part non négligeable, au malaise qui s'est emparé des démocraties occidentales contemporaines, particulièrement en France.
Le sujet que traite votre mission d'information possède d'innombrables ramifications. Mes réponses écrites au questionnaire que vous m'avez fait parvenir s'efforcent de les explorer partiellement et de faire face à l'embarrassante question du « que faire ? » : que faire pour restaurer un fonctionnement plus sain de la séparation des pouvoirs ?
Dans l'immédiat, je me contenterai de développer trois idées : le droit se construit de plus en plus en dehors de la loi, voire contre la loi ; la pénalisation de la vie publique est l'expression d'une sorte de revanche sociologique ; enfin, si j'en ai le temps, j'expliquerai comment la pandémie a exacerbé le phénomène de judiciarisation de la vie publique sous tous ses aspects.
Le droit se construit de plus en plus en dehors de la loi, voire contre la loi.
Il fut un temps, pas si lointain, lorsque je suis entré au Conseil d'État en 1979, où la loi trônait en majesté au sommet de l'édifice juridique. La loi fixait les règles ou les principes fondamentaux, selon les cas prévus à l'article 34 de la Constitution de 1958, sans se perdre dans le détail de ses modalités d'application ; le décret déterminait ces dernières ; le juge interprétait la loi dans le strict respect de l'intention du législateur, telle qu'elle se dégageait des travaux parlementaires ; la loi postérieure au traité faisait écran à ce dernier, du moins aux yeux du juge administratif.
Tout cet édifice s'est retrouvé chamboulé au terme d'une évolution insidieuse, mais irrésistible, couvrant un demi-siècle. Cette évolution conjugue divers phénomènes : la primauté du droit international et européen ; l'expansion des droits fondamentaux, qui déborde, notamment du côté sociétal, ce que l'on nommait pompeusement dans les années 1980 « la troisième génération des droits de l'homme » ; la montée en puissance du pouvoir juridictionnel, aiguillonné par les officines militantes et les ONG ; des révisions constitutionnelles contraignant toujours davantage les pouvoirs publics et le législateur ; enfin, différentes lois ont accru les pouvoirs du juge.
La loi promulguée n'est plus une valeur sûre. Elle est devenue un énoncé précaire et révocable, grevé de la double hypothèque du droit européen et, avec la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), du droit constitutionnel.
Elle n'exprime plus une volonté générale durable, mais une règle du jeu provisoire, perpétuellement discutable, continuellement à la merci d'une habileté contentieuse placée au service d'intérêts ou de passions privés.
Dans l'ordre juridique international, la souveraineté nationale se rétracte. Cette rétraction résulte tant des transferts de compétences au profit de l'Union européenne, y compris dans des domaines régaliens, que de la conclusion, dans tous les domaines, de traités qui produisent des effets juridiques non seulement entre États, mais également entre États et particuliers, voire entre particuliers, et qui nous lient aux sentences d'organes supranationaux.
Dans l'ordre juridique interne, la souveraineté populaire est amoindrie par un droit toujours plus prégnant, qui déborde et contraint la loi, et dont la source se trouve ailleurs que dans la loi, plus particulièrement dans la jurisprudence des cours suprêmes, nationales et supranationales.
La souveraineté de l'État et la souveraineté dans l'État ont été toutes les deux soumises depuis cinquante ans à une intense attrition. Le modèle westphalien de la souveraineté nationale comme le modèle démocratique de la souveraineté du peuple ont été pareillement malmenés.
La subordination de la loi aux traités, aux actes de droit européen dérivé et aux décisions des cours nationales et supranationales conduit à la gageure démocratique définie en ces termes par Henri Guaino dans Le Figaro du 27 octobre 2021 : « vouloir faire la démocratie par le droit plutôt que le droit par la démocratie ».
La tutelle du juge sur les affaires publiques s'est progressivement et considérablement accentuée, en surface comme en intensité.
Tout devient « justiciable » : la loi, mais aussi les « mesures d'ordre intérieur » - actes administratifs pris au sein des univers scolaires ou carcéraux, mesures de police, etc. -, ce qui semblait impensable lorsque je suis entré au Conseil d'État : les mesures de police n'étaient pas exemptes de tout contrôle du juge, mais faisaient l'objet d'un contrôle restreint, notamment celles qui étaient d'une haute technicité. Rien n'est plus soustrait au contrôle du juge.
L'intensité du contrôle juridictionnel s'est accrue. Nous sommes passés, en matière de conciliation entre libertés et intérêt général, de la vérification qu'il n'y avait pas d'« erreur manifeste d'appréciation » à un examen pointilleux de l'adaptation, de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure contestée.
Par le contrôle de proportionnalité, le juge constitutionnel substitue son appréciation à celle du législateur, et le juge administratif fait de même à l'égard du pouvoir réglementaire. Songez à l'ordonnance de référé du Conseil d'État du 22 juin 2021 sur l'assurance chômage, qui est à rapprocher de l'arrêt Commune de Grande-Synthe du 1er juillet 2021 sur les émissions de gaz à effet de serre. Dans la première affaire, le Conseil d'État enjoint au Gouvernement de ralentir la mise à exécution d'une mesure. Dans la seconde - dite l'« Affaire du siècle » -, il lui ordonne de hâter le pas. Dans les deux cas, le juge détermine le rythme des réformes.
Le Conseil constitutionnel a vu son pouvoir considérablement étendu avec la QPC. La nature de son intervention a en outre muté compte tenu, d'une part, de ce que le nouveau mode de saisine ouvre son prétoire aux groupes militants, et, d'autre part, de l'intensité de son contrôle.
Le contrôle de proportionnalité comme celui dit de l'« incompétence négative » interdisent désormais au législateur et au pouvoir réglementaire de prendre les mesures simples, souples, générales et lisibles qu'ils prenaient auparavant, et qui permettaient à l'administration de s'adapter aux réalités du terrain sans interdire un contrôle raisonnable du juge.
Qu'elles soient réglementaires ou législatives, les mesures simples à énoncer et à appliquer sont aujourd'hui condamnées pour leur excès de généralité parce qu'elles n'interdisent pas de façon assez détaillée les dérapages liberticides. Cette situation conduit le pouvoir législatif comme le pouvoir réglementaire à énoncer des règles très complexes et inadaptées à l'imprévisibilité du terrain.
Le juge administratif a lui aussi adopté le contrôle de proportionnalité, même dans les domaines où il se bornait à censurer l'erreur manifeste d'appréciation. Il a en outre été doté d'un pouvoir d'injonction qu'il ne possédait pas il y a une quarantaine d'années, par le biais du référé liberté ou du commandement assortissant une annulation.
Les principes applicables, constitutionnels et conventionnels, de caractère très vague, offrent une prise à la subjectivité du juge. Par exemple le droit à la vie privée et familiale mentionné à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme a donné lieu à une jurisprudence très constructive de la Cour de Strasbourg et de nos cours nationales en matière de regroupement familial.
Le juge ordinaire, même de première instance, dispose du considérable pouvoir d'écarter une disposition législative qu'il estime contraire aux engagements internationaux ou européens de la France, même lorsque cette disposition est postérieure à la ratification du traité : cela résulte des arrêts Jacques Vabre de 1975 de la Cour de cassation et Nicolo de 1989 du Conseil d'État.
Cette extension du périmètre et de l'intensité du contrôle juridictionnel est l'oeuvre tantôt du constituant - institution de la QPC en 2008 -, tantôt du législateur - création du référé liberté -, tantôt du juge lui-même. C'est ainsi que le Conseil constitutionnel a décidé en 1971 qu'il contrôlerait la conformité de la loi à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et au préambule de la Constitution de 1946. En 2020, il s'est octroyé le pouvoir de contrôler, au regard des droits et libertés constitutionnellement garantis, les ordonnances non ratifiées, lesquelles contribuent aujourd'hui, pour une part substantielle, à la production normative.
Un autre facteur important de cette montée en puissance du pouvoir juridictionnel est ce qu'on appelle benoîtement le « dialogue des juges », c'est-à-dire le mimétisme, pour ne pas dire la surenchère, entre cours suprêmes. Nous en avons cinq en France...
Ajoutons encore que le prétoire s'est ouvert, au cours du demi-siècle écoulé, à des requérants toujours plus nombreux : lobbies, groupes d'intérêts porteurs de revendications diverses ou d'ordre idéologique.
L'intérêt pour agir est de plus en plus libéralement apprécié par le juge administratif et par le juge pénal. Ainsi, dans l'« Affaire du siècle », une commune littorale s'est vu reconnaître un intérêt propre à contester l'insuffisance des mesures gouvernementales prises pour limiter l'émission de gaz à effet de serre. C'est ainsi encore que les plaintes de l'association Anticor et de syndicats de magistrats sont jugées recevables devant la Cour de justice de la République dans l'affaire Dupond-Moretti.
Devant les juridictions répressives, la liste des catégories d'associations pouvant se porter partie civile ne cesse de s'allonger. On s'est bien éloigné du principe : « nul ne plaide par procureur. »
Depuis une dizaine d'années, toute personne à laquelle une loi est appliquée peut contester, en présentant une question prioritaire de constitutionnalité, le respect par cette loi des droits et libertés constitutionnellement garantis.
Cette évolution a été consentie par le politique. Elle a été saluée par les commentateurs de la chose publique comme la consécration de l'État de droit.
Mais on a oublié trois choses. Le juge n'est ni omniscient ni infaillible. Il est, lui aussi, habité par des préjugés. De plus, contrairement à la fonction publique, qui répond devant l'autorité ministérielle, ou au Gouvernement, qui répond devant le Parlement, ou au Parlement, qui répond devant le peuple, le juge est inamovible et ne répond devant personne, pas même devant sa hiérarchie.
La puissance du juge dans les démocraties occidentales contemporaines tient à ce paradoxe : les décideurs, publics ou privés, sont toujours plus suspects d'indignité, de négligence, d'incompétence, de conflits d'intérêts, de pure et simple malignité, etc., et par conséquent toujours plus soumis à un contrôle juridictionnel de plus en plus étendu et intense. Mais l'équanimité, la lucidité et la disponibilité des juges sont, quant à elles, tacitement présupposées, comme est présupposée l'imperméabilité du juge à l'air du temps, au vedettariat, à l'hubris, etc.
Remettre en cause ce présupposé n'est pas plaider pour une société sans juge, mais exiger du juge, comme des autres décideurs, qu'il fasse un usage responsable de ses prérogatives.
Cette exigence est d'ailleurs celle de beaucoup de juges, en France comme ailleurs. C'est ainsi qu'aux États-Unis, pays où la puissance du juge semblait à l'abri de toute interrogation, les juges Antonin Scalia et John Roberts ont critiqué, dans leurs opinions dissidentes, la décision de 2015 de la Cour suprême des États-Unis imposant aux États de légaliser le mariage homosexuel, expliquant que l'ouverture du mariage aux personnes de même sexe n'avait pas à être imposée par la Cour aux États, mais devait être décidée par les représentants du peuple dans chaque État.
L'emprise juridictionnelle sur les affaires publiques n'est pas propre à la France. Aux États-Unis, la Cour suprême fait beaucoup plus qu'appliquer les règles du jeu constitutionnelles. Elle en crée de toutes pièces, notamment en élaborant à l'infini une jurisprudence à partir du principe d'égalité, ce qui suscite des tensions aussi vives que chez nous. Le conflit apparu lors du premier New Deal n'est pas isolé. Les discussions sur la légitimité de certaines solutions font rage à l'intérieur même du collège comme en témoigne l'affaire du mariage entre personnes du même sexe.
En revanche, il est vrai que la France et d'autres pays latins présentent une spécificité aggravante : pour emprunter une métaphore à Daniel Soulez Larivière, on n'y demande pas au juge « de connaître les affaires de la Cité, de s'y être suffisamment frotté pour en retirer une légitimité acceptable pour les autres sans jamais prétendre à devenir prince lui-même ».
Quis custodiet ipsos custodies ? Qui gardera les gardes ? La question posée par Juvénal, au deuxième siècle de notre ère, demeure sans réponse, nonobstant l'exigence formulée par l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. »
Autre question dérangeante : comment envisager de tempérer l'emprise juridictionnelle sur la vie publique sans s'interroger sur les instruments qui la rendent possible ? L'État de droit était-il atrophié en France avant l'invention de la QPC et des référés libertés ? Les Pays-Bas sont-ils un État de droit de seconde zone, une société sans juge parce qu'ils ignorent le contrôle de constitutionnalité ? Je ne le crois pas.
J'en viens rapidement à mon deuxième point : la pénalisation de la vie publique est en bonne partie l'expression d'un ressentiment corporatif, d'une revanche sociologique. Tous les juges ne sont évidemment pas des Torquemada, mais une pulsion purificatrice parcourt les palais de justice.
L'autorité judiciaire attrait souvent dans le champ pénal des manquements moraux des présumés « puissants » de ce monde, manquements qui ne sont pourtant pas constitutifs d'infractions pénales. Elle use, à cet effet, de diverses méthodes.
La première est d'interpréter de façon large les dispositions définissant les délits et les crimes.
Ainsi, dans les affaires relatives aux assistants parlementaires, les termes de l'article 432-15 du code pénal, relatif au détournement de fonds publics, ont été étendus prétoriennement aux élus, alors que les dispositions d'incrimination sont de droit strict. Il en est de même, dans le cadre de la crise sanitaire, de ceux de l'article 223-1 du même code relatif à la mise en danger de la vie d'autrui.
Le juge pénal peut également « surqualifier » les faits. C'est ainsi que la qualification d'« escroquerie en bande organisée » a été initialement retenue dans l'affaire de l'arbitrage Tapie.
Une autre méthode consiste à faire une interprétation minimaliste des dispositions instituant des immunités ou des irresponsabilités en faveur des membres des pouvoirs exécutif ou législatif et, plus généralement, de traiter cavalièrement les questions de compétence judiciaire et de séparation des pouvoirs. Ainsi, le 29 mars 2021, dans l'affaire du Médiator, le tribunal correctionnel de Paris a jugé que les activités de parlementaires au sein d'une mission d'information parlementaire n'étaient couvertes par aucune immunité. Pour parvenir à cette conclusion, le tribunal opère une distinction entre « commission d'enquête » et « mission d'information » totalement artificielle au regard des dispositions du premier alinéa de l'article 26 de la Constitution qui prévoient, de façon générale et claire, qu'« aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions ».
Enfin, l'autorité judiciaire peut faire un usage « tourmenteur » et volontairement spectaculaire des moyens d'enquête et d'instruction, alors même qu'aucune condamnation ne sera prononcée in fine. L'emploi excessif des mesures d'enquête et d'instruction paraît manifeste dans la mise sous écoute téléphonique pendant des mois de Nicolas Sarkozy et de son avocat. De même, les mises en examen à grand spectacle ou les perquisitions des palais nationaux - Présidence de la République, Parlement et ministères - stigmatisent des personnalités et des institutions avant tout jugement.
Plusieurs facteurs ont leur part, dans cet activisme pénal : les préjugés hostiles au monde politico-administratif, les passions tristes, comme celles qui s'affichent sur le « mur des cons » du Syndicat de la magistrature, une vision manichéenne de la société, la tentation du vedettariat, l'idée que le juge ne saurait se borner à être un « tiers impartial » et que, bien au contraire, sa mission est de contribuer à transformer la société.
On peut aussi y voir l'expression d'une revanche sociologique face aux conditions, en effet déplorables, d'exercice de la justice et face à une perte de statut dont les magistrats rendent responsable le système dans son ensemble. Les manifestations de magistrats du mois dernier sont symptomatiques à cet égard. Cette rancoeur rejoint d'ailleurs l'amertume de toute une catégorie de travailleurs intellectuels - enseignants, journalistes, etc. - qui s'estiment insuffisamment valorisés par la société.
On peut y voir enfin l'endossement par le juge du rôle purificateur qu'une partie de l'opinion, échauffée par les activistes, les médias et les réseaux sociaux, veut lui voir jouer.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Depuis 1971, plusieurs modifications sont intervenues qui vous conduisent à vous demander si la séparation des pouvoirs existe toujours. Mais que faire ? Quelles sont vos propositions ? Nos règles institutionnelles ou de droit doivent-elles être modifiées ? Ou bien le problème relève-t-il plutôt d'un rapport de force, d'un dialogue entre la société et les juges, pour faire en sorte que ceux-ci modèrent leur action et reviennent à une interprétation plus classique de leur pouvoir, respectant la démocratie représentative ? Quels éléments seraient susceptibles de favoriser ce dialogue : faut-il, par exemple, que les parlementaires défendent leur point de vue devant le Conseil constitutionnel par la voie des « portes étroites » ?
M. Jean-Éric Schoettl. - C'est une vaste question ! La meilleure des solutions serait de laisser le juge s'astreindre à une retenue, au self-restraint comme disent les Anglo-saxons, même si les juges anglo-saxons ne le pratiquent pas toujours...
Si les juges faisaient un usage prudent de leurs prérogatives, respectueux de la séparation des pouvoirs, il n'y aurait rien à faire. Mais les choses sont allées trop loin. La jurisprudence a conquis de nouveaux horizons et on voit mal comment elle pourrait revenir en arrière. Par exemple, en ce qui concerne le contrôle de proportionnalité, je ne vois pas comment on pourrait rebrousser chemin. Toutes les cours pratiquent le contrôle fondé sur le triptyque suivant : la mesure est-elle adaptée ? nécessaire ? proportionnelle ? Il en va de même de la jurisprudence sur l'incompétence négative.
Un état d'esprit s'est installé, et c'est à ce niveau qu'il faut agir. On pourrait sans doute, en effet, autoriser les parlementaires, les groupes politiques ou les rapporteurs à intervenir devant le Conseil constitutionnel. Mais ce n'est qu'une solution de court terme.
Pour agir à plus long terme sur l'état d'esprit des juges, il faudrait que la formation des magistrats prenne mieux en compte les problèmes de la société et de l'État, afin que les magistrats ne se pensent pas comme extérieurs à l'État - car ils en font évidemment partie puisqu'ils le régulent. C'est vrai aussi pour les juges des cours suprêmes, y compris européennes, qui ne sont en réalité pas en surplomb des États. Il y a aussi la question des droits fondamentaux, qu'il faut peut-être mieux équilibrer avec un certain nombre d'exigences collectives, ce que nous vivons avec la crise sanitaire en fournit une illustration saisissante. Tout cela devrait être mieux appris à l'École nationale de la magistrature (ENM), et je crois qu'il faudrait également ouvrir plus largement la magistrature à la société civile, comme le font les Anglo-saxons, cette ouverture représente une véritable oxygénation de la magistrature. Aujourd'hui les jeunes magistrats, qui ne connaissent pas suffisamment la société ni le fonctionnement de l'État, sont trop rapidement propulsés dans des responsabilités pénales et doivent décider dans des affaires où s'incarnent tous les drames de la société. Ces changements, vous en conviendrez, n'impliquent nulle réforme constitutionnelle.
Autre piste, il faut aussi toujours s'interroger en profondeur avant de doter le juge d'un nouvel instrument pénal, il faut se garder de supposer que le juge est équanime, omniscient, car il est avant tout un être humain, avec ses faiblesses. Dans le référé liberté, le pouvoir du juge est immense, et ce qui est remarquable n'est pas tant qu'il s'en serve trop, mais est qu'il n'en fasse pas un usage plus immodéré encore !
Quant au bilan global de la QPC, je dirai qu'il n'est pas positif pour la démocratie représentative, c'est mon opinion ; je crois que les aspects négatifs en ont été sous-estimés.
Sur le droit européen, la première chose à dire, c'est que son juge de droit commun, c'est le juge national, qui peut écarter la loi nationale au motif de la primauté du droit européen. Que faire ? Pour les traités, il y a une question d'interprétation de l'article 2 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), lequel énumère les valeurs de l'Union. Comme vous le dites, Monsieur le rapporteur, un rapport de force est à l'oeuvre, qui détermine l'extension de cet article, il faut y veiller. De même, il faut faire très attention dans la négociation des droits dérivés, il ne faut pas négocier à l'aveuglette les règlements et directives européens, méfions-nous en particulier des lobbies qui nous proposent leurs bons offices faussement désintéressés. Je crois que nous devons aussi engager la renégociation des règlements et directives qui nous sont défavorables, je pense en particulier à la directive sur le temps de travail que la justice européenne a jugée applicable aux armées.
Tout ceci n'impose pas de réforme constitutionnelle, ni de renégocier les traités, mais je doute que cela suffise à rééquilibrer les pouvoirs.
Que faire pour remonter la pente ?
Pour répondre sincèrement à cette question, j'ai dressé un catalogue de médications ; il m'aurait horrifié il y a encore quelques années par son caractère disruptif, mais je vous le livre tel quel.
Je crois qu'il faut dénoncer la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et refonder les traités européens pour passer d'une Europe des institutions à une Europe des coopérations.
En attendant, il faudrait suspendre ou renégocier les actes du droit de l'Union contraires à nos intérêts nationaux supérieurs ou pris en dehors du domaine de compétences de l'Union ; permettre au Parlement, selon une procédure à la majorité qualifiée, de passer outre aux jurisprudences incapacitantes des cours suprêmes ; supprimer la QPC ; exclure le référé administratif contre les règlements ; dépénaliser la vie publique en abrogeant les infractions non intentionnelles des ministres ; séparer le siège du parquet et donner au garde des sceaux les moyens de mener une véritable politique pénale, dont il puisse répondre devant le Parlement, en plaçant le ministère public sous son autorité et en redonnant au ministre de la justice la possibilité de donner au procureur des instructions écrites - versées au dossier - dans les affaires particulières ; oxygéner le recrutement des magistrats en élargissant le tour extérieur ; permettre à un Conseil supérieur de la magistrature (CSM) rénové de connaître des atteintes au devoir d'impartialité - je crois aussi que la commission des requêtes et la commission d'instruction devraient comporter des parlementaires.
Il s'agit là d'un changement complet de paradigme. Il passe en bonne partie par une révision constitutionnelle. Il prend à rebrousse-poil cinquante ans d'évolution des idées politico-juridiques en France comme en Europe.
Quel candidat à l'élection présidentielle oserait inscrire de telles mesures à son programme ? Et surtout : quel président oserait les mettre en oeuvre ? Ce serait se faire accuser - à l'intérieur comme à l'extérieur de nos frontières - de violer les valeurs de l'État de droit de façon plus scélérate encore que les « démocratures » actuellement assises au banc d'infamie de l'Union européenne.
J'en conclus que la pente dévalée depuis un demi-siècle par la démocratie représentative ne pourra être remontée que dans un contexte de crise aiguë. Nous n'y sommes pas encore.
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Merci pour votre effort d'apporter des réponses et des propositions. J'oserai l'ironie de dire que, comme Lénine en son temps, vous posez la question : Que faire ? et vous y répondez avec des suggestions disruptives. Vous nous invitez à réinterroger notre organisation et à redonner force et sens au droit et à la loi, sans tomber dans le populisme.
Vous évoquez le temps où la loi trônait, mais ne pensez-vous pas que le fait de légiférer toujours davantage, en particulier par des lois de circonstances, affaiblit la force de la loi, et que « trop de loi tue la loi » ? Vous évoquez aussi une sorte de revanche sociologique dans la pénalisation de la vie politique, vous citez des ministres, des parlementaires, mais n'y a-t-il pas aussi une focalisation sur les élus locaux ? Quel équilibre trouver entre la confiance et le contrôle, pour que les élus conservent leur légitimité ?
M. Jean-Éric Schoettl. - La pénalisation de la vie politique atteint les élus locaux, c'est certain. J'ai en mémoire un arrêt de la Cour de cassation, qui a qualifié de prise illégale d'intérêts le fait pour un maire d'avoir versé une subvention à une association d'insertion dont il était président, alors que cette présidence était statutaire, que la subvention avait été votée par le conseil municipal et, surtout, que le maire ne tirait nul intérêt ni enrichissement personnel au fait que l'association d'insertion reçoive une subvention municipale : la Cour de cassation s'est fortement éloignée, me semble-t-il, de l'esprit du code pénal et de la façon dont la prise illégale d'intérêts y est définie. Dans ce cas, la réponse est légale, il faut préciser dans le code pénal que la prise illégale d'intérêts suppose un intérêt personnel, je crois qu'une proposition de loi va dans ce sens.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - La loi sur la confiance dans l'institution judiciaire vient, à notre initiative, de modifier la définition de ce délit.
M. Jean-Éric Schoettl. - Des lois répondent à des jurisprudences déstabilisatrices, il y a une sorte de dialogue entre le juge et le législateur, l'étape suivante pourrait être pour le juge d'interpréter a minima des règles plus précises, il faut y veiller.
Ensuite, sur l'inflation normative, il faut prendre en compte les effets de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, reprise par le Conseil d'État, sur l'incompétence négative. À force d'exiger de la loi qu'elle pose tous les garde-fous et prévienne tous les dérapages liberticides, on en arrive à multiplier les lois de circonstance. Nous sommes loin du temps où des lois générales suffisaient, laissant de la latitude au décret et au juge ; désormais, on fait comme si la loi devait tout prévoir, alors qu'elle ne le peut pas. Et comme il est impossible de penser à tout, on doit changer la loi régulièrement. Le bavardage législatif ne tient pas exclusivement à cette évolution, mais pour partie, certainement.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Dans la présentation quelque peu souverainiste que vous faites, - je le dis en toute amitié et dans un esprit de dialogue -, vous posez-vous la question de la validité du compromis de Luxembourg de 1966 ? A-t-il été abrogé par les traités, ou bien est-il toujours en vigueur ? Ensuite, si comme vous le dites l'excès du pouvoir du juge a fini par diminuer la démocratie représentative, le Parlement n'a-t-il pas sa part de responsabilité, en ayant créé un vide par sa faiblesse même, par ses refus d'agir ? En d'autres termes, le Parlement fait-il bien et complètement son travail, par exemple en matière de subsidiarité ? Ne pensez-vous pas que nous devrions en faire davantage, pour plus d'efficacité ?
M. Jean-Éric Schoettl. - Sur le compromis de Luxembourg, j'appliquerai la formule du « en même temps » : il n'est plus en vigueur juridiquement, puisque le traité sur le fonctionnement de l'Union a été pris, mais je crois qu'il devrait être remis au goût du jour. Lorsque nous estimons que nos intérêts nationaux supérieurs sont en jeu, ou que les institutions européennes sont sorties de leur domaine de compétence, par exemple en appliquant aux armées la directive sur le temps de travail, je crois qu'il y a une formule à trouver qui ressemble fort au compromis de Luxembourg, quitte à le faire de façon unilatérale.
Sur le rôle du Parlement, je pense qu'effectivement il y a de la marge par une utilisation plus résolue de ses prérogatives sur la subsidiarité. L'examen a priori des propositions européennes n'est-il pas trop éclaté au sein de chacune des chambres ? Faut-il en faire un usage moins routinier ? Faut-il une organisation plus centralisée entre les deux chambres ? Je ne connais pas suffisamment le travail parlementaire pour répondre précisément.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Les autorités administratives indépendantes (AAI) se sont vu déléguer, avec l'accord du Parlement, des compétences importantes et des voix se sont faites entendre pour y voir des dérives. Qu'en pensez-vous, et avez-vous des propositions dans ce domaine ?
M. Jean-Éric Schoettl. - Je crois que c'est effectivement un sujet. Leur fonction n'est pas en cause, mais on ne peut s'empêcher de s'interroger sur le fait qu'elles cumulent les trois pouvoirs puisqu'elles édictent des règles, prennent des décisions individuelles et peuvent également sanctionner. Le tout s'effectue certes sous le contrôle du juge, mais seulement dans un deuxième temps. De fait, ces matières échappent au Parlement, et tant que le Parlement qui les a enfantées laissera prospérer ces AAI, des domaines d'action échapperont effectivement au Parlement et au Gouvernement. Si encore ces AAI avaient une expertise technique propre, mais ce n'est pas toujours le cas - et l'on peut s'interroger alors sur l'orientation de leurs décisions. En réalité, ce sont les services de l'État qui ont l'expertise technique, avec la difficulté qu'ils sont aussi habités d'une vision très partielle de leur responsabilité, avec le risque d'orienter de façon idéologique les arbitrages.
Mme Cécile Cukierman, présidente. - Merci pour toutes ces précisions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 15.