Lundi 13 décembre 2021

- Présidence de M. Stéphane Artano, président -

Audition de M. Justin Daniel, professeur de science politique, et de Mme Carine David, professeur de droit public, à l'Université des Antilles, dans le cadre du suivi de l'étude de la délégation sur la différenciation outre-mer

M. Stéphane Artano, président. - La délégation aux outre-mer se réunit cet après-midi afin d'entendre deux éminents chercheurs de l'Université des Antilles, Justin Daniel, professeur de science politique et directeur du Laboratoire caribéen de sciences sociales, et Carine David, professeur de droit public, également membre de ce laboratoire.

Sous leur direction, vient d'être publiée une somme de plus de 500 pages réunissant les contributions d'une trentaine d'auteurs, intitulée 75 ans de départementalisation outre-mer. Bilan et perspectives. De l'uniformité à la différenciation.

Événement passé relativement inaperçu, le soixante-quinzième anniversaire de la loi du 19 mars 1946, qui a érigé quatre anciennes colonies - la Guadeloupe, la Martinique, La Réunion et la Guyane - en départements, est pourtant l'occasion de revenir sur l'évolution, à la fois de ces départements d'outre-mer, qu'on appelle familièrement les « quatre vieilles », mais aussi sur les dix ans du statut de Mayotte, qui a rejoint en 2011 cet ensemble.

En tant que parlementaires, nous nous félicitons vivement de cet échange sur l'évaluation de cette grande loi et vous remercions de votre présence aujourd'hui au Sénat. C'est également pour nous l'opportunité de procéder au suivi de l'un de nos précédents rapports, suivi dont l'importance a été rappelée encore récemment par le groupe de travail présidé par notre collègue Pascale Gruny, vice-présidente du Sénat.

Nous nous inscrivons en effet dans la continuité des travaux - je devrais dire « l'héritage » - de mon prédécesseur, Michel Magras, sur la différenciation statutaire outre-mer et du rapport que la délégation a adopté en septembre 2020.

Comme vous le savez, lors du débat au Sénat sur l'exercice des libertés locales, l'idée de créer un groupe de travail spécifique avec la commission des lois du Sénat sur le volet outre-mer de cette question avait été émise. C'est un objectif qui reste d'actualité et qui pourrait, je crois, être relancé compte tenu du contexte actuel et des éclairages que vous pourrez nous apporter sur l'évolution des collectivités concernées.

Ce contexte, vous le connaissez ! Il ne vous a pas échappé que nous nous réunissons au lendemain du troisième référendum néo-calédonien qui a vu une nouvelle fois le « non » l'emporter. Une nouvelle période de discussions institutionnelles, sans doute passionnantes pour les juristes, s'ouvre, mais elles constituent un réel défi sur le cadre à construire pour tenir compte de cette situation.

Par ailleurs, à la suite de la crise que connaissent les Antilles, le ministre des outre-mer a aussi remis en avant la question de l`autonomie. Si la question institutionnelle n'est pas la priorité pour certains, elle ne peut être éludée et suscite toujours autant de débats nécessitant des éclairages précis.

Je ne serai pas plus long, préférant vous renvoyer, pour lancer la discussion, à l'interrogation centrale de votre ouvrage au regard du bilan de la départementalisation outre-mer : « Faut-il en déduire que la départementalisation, ou plus exactement le cadre institutionnel qui lui est associé, en est à son crépuscule ? ».

Après votre propos liminaire pour la présentation du bilan que vous avez dressé, je donnerai la parole à nos collègues pour qu'ils vous interrogent davantage sur cet état des lieux et évidemment sur les perspectives pour tous nos outre-mer, en ayant à l'esprit la réforme constitutionnelle à venir et qu'il nous appartient de préparer. Je note avec intérêt que vous présentez Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon comme une source possible d'inspiration pour d'éventuelles évolutions pour les territoires d'outre-mer, alors même que la réflexion institutionnelle se poursuit aussi dans ces collectivités, comme à Saint-Barthélemy par exemple.

M. Justin Daniel, professeur de science politique et directeur du laboratoire caribéen de sciences sociales à l'Université des Antilles. - Je vous remercie de nous accueillir au Sénat pour échanger sur notre ouvrage sur les 75 ans de la départementalisation, et plus largement sur les outre-mer. Je vous présenterai rapidement nos conclusions, avant de revenir sur la notion d'autonomie, notion transversale, qui est revenue sur le devant de la scène à la faveur de l'actualité et qui n'est pas uniquement d'ordre institutionnel.

L'idée de cet ouvrage est née d'un échange avec un de mes anciens élèves, qui m'a incité à actualiser le livre que nous avions publié lors du cinquantième anniversaire de la loi du 19 mars 1946, 1946-1996 : Cinquante ans de départementalisation outre-mer. C'était l'opportunité, en effet, de faire le point sur la situation des « quatre vieilles » - la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et La Réunion -, et de Mayotte qui a choisi en 2011 un cadre politico-institutionnel similaire. Nous avons retenu une approche à la fois diachronique, grâce à un éclairage historique, et synchronique.

Nous avons choisi trois angles.

Le premier concernait le cadre institutionnel. Cette question n'a jamais cessé d'être à l'agenda politique depuis la loi du 19 mars 1946 : Aimé Césaire, qui était pourtant l'instigateur de cette loi, avait lui-même commencé à la contester, avec cette formule qui est restée dans les mémoires : « Loin d'être des citoyens à part entière, nous sommes des citoyens entièrement à part ! » Il proposait d'aller vers l'autonomie. Depuis des évolutions ont eu lieu, avec différentes phases de décentralisation. Des évolutions statutaires ont eu lieu à Mayotte, en Martinique et en Guyane, tandis que La Réunion et la Guadeloupe ont conservé le statut de département et région d'outre-mer.

En dépit de ces réformes, on constate une insatisfaction récurrente à l'égard des institutions, et cela doit nous inciter à nous interroger. Nous dressons un panorama complet des situations. Il nous semble toutefois que tout réduire à la dimension institutionnelle est une erreur.

C'est pourquoi notre deuxième axe est consacré à l'action publique, qui est de plus en plus territorialisée, et au jeu des acteurs - y compris les citoyens -, et à la manière dont ils s'approprient ces politiques.

Puis, dans un troisième temps, nous avons élargi l'horizon pour procéder à un regard croisé avec tous les outre-mer.

Nous n'avons pas l'ambition, en tant qu'universitaires, d'apporter des réponses à toutes les questions ; notre enjeu était avant tout de poser les enjeux. Nous avons conscience de l'ampleur et de la complexité des défis, à l'heure où des tensions fortes sont apparues aux Antilles ou en Guyane.

Je voudrais dire quelques mots enfin sur la notion d'autonomie. Ce concept évoque pour moi certaines périodes historiques et certains discours. Je pense d'abord aux propos de Luis Muñoz Marin, gouverneur de Porto Rico au début des années 1960, qui était initialement un partisan de l'indépendance et qui est devenu le défenseur de l'autonomie. Il disait avoir voulu concilier trois formes de liberté : la liberté économique, la liberté politique et la liberté culturelle. Sauf qu'à Porto Rico, cela s'est fait au détriment d'une citoyenneté qui est restée inachevée, et qui pousse aujourd'hui à réclamer le statut de 51e État fédéral américain ou un renforcement d'autonomie.

Dans son discours du 24 février 1978 à Fort-de-France, Aimé Césaire distingue trois voies possibles : la départementalisation, qu'il juge être une impasse ; l'indépendance, à laquelle il n'est pas favorable ; reste l'autonomie, qui passe par cinq libertés : économique, politique, culturelle, douanière et commerciale. Et lors de la déclaration sur l'autonomie faite à la Martinique, le 16 juillet 1971, on entendait l'autonomie comme un pouvoir unifié, fonctionnant sur la base d'une délégation démocratique et opérant dans une sphère de pouvoir circonscrite.

Est-ce qu'on entend la même chose quand on emploie ce terme aujourd'hui ? Je ne le crois pas. L'autonomie est devenue un mot-valise, d'autant plus que la Constitution ne la définit pas, elle se contente, à l'article 74, d'y faire référence de manière vague. De fait, l'autonomie se résume à une répartition des compétences entre l'État et les collectivités territoriales. Pour ma part, je considère qu'elle pourrait reposer sur trois piliers : l'article 72, avec le principe de libre administration des collectivités territoriales, qui confère une capacité d'auto-organisation. En Martinique, les élus qui réclamaient ce statut ont eu du mal à définir les compétences respectives du conseil exécutif et de l'assemblée locale et se tournent vers l'État pour ce faire, alors que le législateur n'a pas à entrer dans le détail de l'organisation des pouvoirs publics de la collectivité.

Deuxième pilier, l'exercice du pouvoir. La Constitution prévoit l'adaptation de la loi ou du règlement sur habilitation législative, une technique qui elle-même est assez lourde, avec trois phases bien distinctes, et qui implique une ingénierie dont les collectivités ne disposent pas toujours, ce qui est l'une des dimensions du problème. L'adaptation législative est le mode ordinaire pour les collectivités relevant de l'article 74, mais elle ne peut intervenir que ponctuellement pour celles qui relèvent de l'article 73 et seulement dans le champ relevant de leurs compétences. On vient de le voir à La Martinique à propos de l'adaptation des conditions de la vaccination et du passe sanitaire - ce n'est pas possible, car la compétence sanitaire relève de l'État.

Enfin, troisième pilier de l'autonomie : le rôle des acteurs, leur capacité à investir les champs de compétence. Avec la sénatrice Catherine Conconne, nous sommes convenus qu'il serait utile d'examiner, pour la Martinique, quels ont été les champs investis en quatre décennies de décentralisation, comment les élus sont parvenus à des résultats, de manière parfois bien plus efficace que l'État, et comment, à l'inverse, certains domaines n'ont pas été suffisamment investis, pour identifier la marge d'action. Car il y a des domaines où, et c'est peu de le dire, nous sommes loin d'avoir poussé la décentralisation dans ses retranchements, parce que si nous sommes champions des diagnostics, pour la traduction en action concrète, nous sommes plutôt mauvais, alors que l'autonomie se joue là aussi, dans la capacité d'agir.

Mme Carine David, professeur de droit public et membre du laboratoire caribéen de sciences sociales à l'Université des Antilles. - Merci de votre invitation et de votre lecture de notre ouvrage. Je ne suis en Martinique que depuis trois ans, après avoir passé vingt ans en Nouvelle-Calédonie, où j'avais fait ma thèse puis enseigné, notamment. Quand, avec Justin Daniel, nous avons discuté de cet ouvrage, je lui ai proposé d'élargir la focale, pour ne plus raisonner seulement par catégorie de collectivités ou par bassin géographique. Mon expérience de la Nouvelle-Calédonie m'avait donné un regard distancié sur les collectivités de l'article 73, je l'ai très clairement réalisé en arrivant en Martinique.

Dans le fond, je crois que la différenciation existe déjà, mais nous devons constater aussi qu'aucune collectivité n'est pleinement satisfaite de son statut. Pourquoi ? La genèse des statuts - hors Nouvelle-Calédonie et Polynésie française - nous montre qu'ils ont été rédigés de façon groupée et mimétique, comme si les collectivités concernées avaient les mêmes besoins et les mêmes caractéristiques, alors qu'elles sont très variées sur les plans géographique, démographique, économique, social, ce qui fait qu'elles n'ont en réalité pas les mêmes besoins. Voyez les différences qui existent entre, par exemple, la Martinique et la Guyane, ou Saint-Martin et Saint-Barthélemy.

Je fais donc partie de ceux qui considèrent que le cadre constitutionnel tronque le débat, et je rejoins l'excellent rapport de Michel Magras sur la différenciation. Première chose : on met la question institutionnelle bien trop en avant, on lui donne trop d'importance et trop de place par rapport aux enjeux de chacun des territoires, de leurs atouts et de leurs faiblesses, et finalement des capacités de la collectivité à répondre à ses défis, et des manques qu'il lui faut combler. C'est sur cette base concrète qu'il faudrait construire la répartition des compétences et élaborer les politiques publiques, mais on raisonne à l'envers, on fait comme si l'énonciation d'un cadre institutionnel allait répondre aux problèmes. Au lieu de commencer par dire quelle société on veut construire, quels problèmes on veut régler, on parle du cadre institutionnel, on en fait une fin en soi, alors que ce n'est qu'un outil. Cela paraîtra paradoxal que ce soit une spécialiste du droit public qui le dise, je scie peut-être la branche sur laquelle je suis assise, mais je crois que l'on considère trop qu'il faut commencer par résoudre la question institutionnelle, comme si c'était le coeur du problème.

Lorsque fin 2019, la Guadeloupe déclare vouloir revoir son statut, pour devenir un territoire ultrapériphérique autonome, disposant d'une capacité financière, on entend cette demande comme « article 73 plus autonomie », donc impossible, anticonstitutionnelle, donc illégitime, alors que ce n'est pas un crime de demander à rester région ultrapériphérique tout en ayant de l'autonomie. Je crois que nos cadres sont trop rigides, qu'on raisonne sur des notions sans prendre en compte l'évolution du sens des mots, des concepts - c'est particulièrement vrai pour ceux de souveraineté, d'autonomie, dont les définitions paraissent restées figées à 1789 alors que plus personne ne voit la souveraineté comme avant, on parle désormais de soft sovereignty, souple, déclinée par thèmes... Est-on obligé de tout définir pour donner un statut aux collectivités qui leur permette de résoudre leurs problèmes ? Les notions sont polysémiques.

Dans notre ouvrage, nous analysons les cas de collectivités néo-zélandaises et celui des Caraïbes néerlandaises, où des États unitaires ont su adapter leur droit en s'écartant de leurs catégories strictement métropolitaines, sans remettre en cause leur unité étatique. Notre livre démontre que les statuts ne fonctionnent pas bien, il interroge sur les raisons des décalages, sur le cadre imposé et sur la question de la méthode de travail.

M. Stéphane Artano, président. - je vous remercie pour cette présentation. J'ai particulièrement apprécié la façon dont vous montrez que notre droit se heurte à son cadre constitutionnel, vous ouvrez à d'autres sources d'inspiration, et vous montrez qu'il faut parfois faire tomber des murs pour mieux prendre en compte les besoins des populations. Ensuite, l'appropriation des statuts par les acteurs locaux pose la question de la culture et des pratiques politiques locales. À Saint-Pierre-et-Miquelon, les choses ont évolué, je n'ai pas la même interprétation du statut de mon prédécesseur et mon successeur n'aura peut-être pas la mienne. L'évolution du cadre est normale parce que la société évolue, les pratiques sont différentes d'un territoire à l'autre et, dans le temps, d'une équipe d'élus à l'autre. Dans ces conditions, le débat me paraît se crisper bien trop sur les questions institutionnelles. Votre ouvrage arrive à point nommé. Des élus ont rappelé qu'ils étaient demandeurs d'autonomie, ce n'est pas le ministre qui la propose - selon la formule : « On agite le statut quand on n'a plus rien à proposer » -, mais bien un mouvement de fond, nous parlons en réalité d'un changement de paradigme.

Mme Micheline Jacques. - Je suis ravie d'entendre vos arguments. Michel Magras a été compris, lui qui a prôné une refonte des articles 73 et 74 de la Constitution : que pensez-vous de la rédaction qu'il avait proposée et que le juriste Stéphane Diémert avait suggérée ? Quant aux statuts européens de Pays et territoires d'outre-mer (PTOM) et de Régions ultrapériphériques (RUP), ils forment un obstacle à ce que les territoires travaillent ensemble quand ils ne relèvent pas de la même catégorie : qu'en pensez-vous ?

Mme Carine David. - J'ai demandé à Stéphane Diémert de participer à notre ouvrage, il l'a fait en y précisant son projet. Je trouve pour ma part que l'article constitutionnel qu'il propose est encore trop touffu et directif. Je crois que nous avons besoin d'un cadre plus simple. La révision de 2003 devait simplifier les choses, avec deux catégories étanches de collectivités, elle a rendu les choses plus complexes et on a bien vu que les catégories étaient loin d'être étanches. Je crois qu'il vaudrait mieux fixer des limites à ne pas dépasser. Par exemple, on constate des atermoiements sur les lois de pays, qui existent en Polynésie française mais n'en sont pas réellement car elles n'ont pas de portée législative, alors que pour Saint-Barthélemy ou Saint-Martin, il y a des normes de portée juridique équivalente qui ne sont pas qualifiées de lois de pays. En réalité, on n'y comprend plus rien quand on compare ce qui se fait ici ou là.

Mme Micheline Jacques. - Oui, mais nous subissons aussi des superpositions de règles, on le voit par exemple en matière d'environnement, entre le code rural et le code de l'environnement : on ne sait pas clairement quel code s'applique, cela peut dépendre de l'interprétation du droit.

M. Stéphane Artano, président. - Chacun comprend le besoin de souplesse, mais il ne faut pas perdre de vue que la loi est soumise au juge de constitutionnalité : la loi doit respecter les principes généraux de la République et assurer les garanties démocratiques.

Mme Carine David. - Oui, c'est indispensable, et il faut le consentement des populations.

M. Justin Daniel. - La Constitution française a ouvert le champ des possibles, elle a créé des incertitudes, au point que nous sommes bien en peine de toujours dire le droit applicable, c'est la rançon de la différenciation.

Les régimes des RUP et PTOM forment une question classique, qui n'a pas trouvé de solution, car le cadre européen est rigide - même s'il ménage quelques espaces permettant notamment de croiser les financements.

M. Georges Patient. - La procédure des habilitations est quasiment verrouillée. Pour avoir pratiqué les instruments offerts par la Constitution, je reste persuadé que la question du statut est primordiale : il faudrait commencer par-là, pour lever les blocages.

M. Justin Daniel. - La procédure d'habilitation est en effet extrêmement lourde ; elle nécessite une expertise et de l'ingénierie. Dès le stade de la demande d'habilitation, il faut présenter au Gouvernement, qui conserve un pouvoir d'arbitrage et n'est pas tenu de répondre, les mesures que l'on compte prendre. Les collectivités n'en ont pas nécessairement les moyens. Il faut donc que l'État mette cette expertise à disposition quand elle est disponible.

Il faut également aborder la répartition des compétences. Dans les collectivités relevant de l'article 73, l'État est compétent en matière de politique économique, et les collectivités ou EPCI en matière de développement économique. A-t-on réfléchi à l'articulation entre les deux ? Pas à ma connaissance. Or les politiques publiques votées dans le domaine économique contraignent très fortement les politiques de développement économique, et réduisent considérablement la marge de manoeuvre locale en aval.

La presse locale et nationale s'est émue des récentes déclarations du ministre des outre-mer sur l'autonomie de la Guadeloupe. D'aucuns ont observé que la santé était une compétence régalienne. Or je ne connais pas de compétences régaliennes ; il n'y a que des pouvoirs régaliens ! Rappelons-nous que jusqu'en 2004, le département avait des compétences en matière de lutte contre les maladies infectieuses. L'État a repris la main au nom de l'égalité entre les territoires. Mais les collectivités peuvent toujours reprendre la compétence sur le fondement de l'article 73, même si, à mon avis, elles ne le feront pas... Rien n'est irréversible en la matière.

L'autonomie ne peut s'analyser aujourd'hui comme dans les années 1960. On parle de moins en moins de gouvernement local, et de plus en plus de gouvernance. Ce glissement est porteur de signification ; il reflète la fragmentation des instances décisionnelles, et la multiplication des échelles d'action. C'est ainsi qu'il faut penser l'autonomie.

Voyez les mesures de défiscalisation : les parlementaires ne s'y sont jamais opposés, considérant qu'elles relevaient d'une dynamique de développement. En 2003, nous avons organisé sur mon campus un débat pour une évaluation ex ante de ce qui allait devenir la loi pour le développement économique de l'outre-mer (Lodeom). Nous prédisions alors que la loi se traduirait par une stimulation de la croissance à court terme, mais sans remettre en cause les déséquilibres structurels de l'économie - ce qui entraînerait, à terme une explosion des dépenses sociales. En l'occurrence, j'ai été un prophète de malheur... L'articulation entre ces deux niveaux de décision n'a pas été pensée en amont.

M. Teva Rohfritsch. - J'attendais à un débat sur la départementalisation, et il est révélateur que vous n'ayez pas prononcé le mot une seule fois... Sur le plan institutionnel, la Polynésie française est souvent citée en exemple. On évoque beaucoup la perte de souveraineté de l'État par le bas, avec l'autonomie des outre-mer, mais moins la perte de souveraineté par le haut, pourtant bien plus importante, qu'induit la construction européenne.

Bien souvent, l'autonomie est un combat : c'est dans la lutte, dans la crise que les régions et collectivités l'acquièrent. L'ancien homme fort de la Polynésie française, Gaston Flosse, en avait fait le combat d'une vie, après avoir été un départementaliste convaincu. En Nouvelle-Calédonie, il a fallu ce troisième référendum qui réaffirme la volonté d'appartenance à la France - même si la faible participation incite à prendre ce résultat avec des pincettes - pour que l'on puisse discuter de l'autonomie.

Peut-être restons-nous bloqués dans le cadre de la Constitution de 1958. Ne serait-il pas intéressant d'analyser la question sous l'angle de la citoyenneté, et non du statut ? En Polynésie française, le gouvernement local a la compétence générale, alors que celles de l'État sont limitativement énumérées. Lors de la crise sanitaire, le Haut-commissaire et le président de la Polynésie française ont, par précaution juridique, pris des mesures de restriction des libertés par des arrêtés identiques, publiés en même temps. Or la Polynésie française aurait très bien pu prendre ces mesures seule : ses compétences le lui permettaient.

En Polynésie française, nous ne sommes pas très favorables à la fusion entre les articles 73 et 74 - même si j'y suis favorable à titre personnel - dans la crainte que ce rapprochement se fasse par le bas. En revanche, nous sommes prêts à partager notre expérience d'une autonomie assez large avec les autres territoires ultramarins.

Nous ne faisons pas partie des RUP, notre autonomie fiscale nous en empêche. Mais nous faisons tout pour que l'acquis communautaire soit une réalité, puisque nous élisons des représentants au Parlement européen. Le citoyen d'outre-mer est-il citoyen à part entière ou, comme le disait Aimé Césaire, entièrement à part ? La notion de citoyenneté n'est pas tout à fait la même à Paris ou en Polynésie.

Mme Carine David. - La réforme constitutionnelle de 1999, finalement abandonnée, prévoyait une citoyenneté polynésienne. C'est une notion extrêmement complexe. En Nouvelle-Calédonie, on tente de l'associer à l'emploi local, mais ce n'est pas réellement le cas. La citoyenneté est triple : à titre d'exemple, je suis calédonienne, française et européenne.

Je comprends la volonté de voir cet attribut de la citoyenneté attaché aux populations. Il faut qu'une compétence soit exercée, que ce soit par l'État ou par la collectivité.

M. Teva Rohfritsch. - Jusqu'où veut-on aller dans le cadre unitaire ? À mon sens, l'unité nationale n'est pas remise en cause par une autonomie plus grande des outre-mer.

Mme Carine David. - L'unité de l'État est fondée sur le principe d'égalité ; mais à force de mentionner le principe d'égalité, le décalage est de plus en plus fort avec les inégalités sur le terrain. Pour arriver à l'égalité, il faut des règles, des fonctionnements différents, parce que ces territoires ont des cultures, des contraintes, des ressorts de développement, des obstacles différents. Ainsi du problème démographique aux Antilles. Ce n'est pas d'autoriser la différenciation, dans un but d'égalité de traitement, qui menace l'État unitaire, par opposition à une unité imposée par les textes. La crise aux Antilles est révélatrice. C'est une question de prisme.

M. Justin Daniel. - Nous avons choisi de dissocier cadre départemental et départementalisation. La Martinique est une collectivité unique, or on continue à en parler comme d'un département. C'est qu'une logique à l'oeuvre depuis 1946 transcende le cadre institutionnel. En France, nous avons beaucoup de difficultés à concilier égalité et différenciation.

Mme Victoire Jasmin. - L'article 73 est très complexe. Dans le projet de loi 3DS, nous avions défendu un amendement pour simplifier les procédures, mais il a été déclaré irrecevable au titre de l'article 45. La possibilité de simplifier est une opportunité : chacun pourrait améliorer son quotidien en desserrant les normes.

Mme Carine David. - Faut-il pointer la complexité de la procédure ou le pouvoir discrétionnaire de l'État ? Soit les demandes d'habilitation de la Guyane ont reçu une réponse négative, soit elles n'ont pas reçu de réponse. Idem pour la collectivité de Corse : faisant le bilan des cinquante habilitations réglementaires demandées, Jean-Guy Talamoni déplorait « un non et quarante-neuf silences ». On entend beaucoup dire que l'habilitation est insuffisamment utilisée ; mais les collectivités finissent par ne plus la demander, tant l'État est réticent à les accorder !

Certes, la demande d'habilitation met en jeu les capacités de la collectivité à exercer la compétence - sans transfert financier. Les collectivités ont peut-être davantage besoin de transferts de compétences, qui sont un outil plus pérenne. Ainsi l'enseignement secondaire a été transféré à la collectivité de Nouvelle-Calédonie au début des années soixante, avant de retourner à l'État, à la demande de la collectivité qui n'avait pas les moyens de l'exercer. Rien n'est irréversible, l'exemple du revenu de solidarité active (RSA) le montre.

De plus, rien n'empêche de faire venir dans nos territoires des personnes pour former les agents des collectivités à exercer ces nouvelles compétences. En somme, peut-être faut-il passer à d'autres instruments que l'habilitation ; mais le cadre de l'article 73 reste bloquant.

M. Justin Daniel. - J'irai dans le même sens. J'ai récemment évoqué le sujet avec l'ancien sénateur martiniquais Claude Lise. L'autonomie est en effet un combat. Il faut procéder par touches successives, en demandant à exercer des compétences, puis en capitalisant les connaissances pour parvenir à une véritable différenciation, plutôt que de poser un cadre en amont.

Mme Micheline Jacques. - Michel Magras proposait une actualisation annuelle sur le droit applicable aux outre-mer. L'un des axes forts de son travail était l'absence de culture d'outre-mer de l'État, et le constat demeure. Vous évoquiez, madame David, la possibilité de faire venir des personnes pour former nos agents. Pour ma part, je milite pour que nos jeunes partis faire leurs études ailleurs, qui ont du potentiel, reviennent sur nos territoires, qui sont des territoires d'innovation. Je n'aime pas entendre dire qu'il n'y a pas assez d'ingénierie dans les territoires ultramarins : il faut faire confiance aux populations.

Mme Carine David. - À l'université des Antilles, j'ai trois doctorantes qui travaillent respectivement sur la notion de d'autonomie politique en droit, sur la participation citoyenne comme mode d'élaboration du droit et sur le pouvoir réglementaire en outre-mer. Le Laboratoire caribéen de sciences sociales (LC2S) a au total une cinquantaine de doctorants, presque tous antillais, qui travaillent sur des problématiques ultramarines. Voir ces jeunes ultramarins apporter leur pierre au développement outre-mer est enthousiasmant. Je reste convaincue que les territoires ultramarins ont les capacités nécessaires pour exercer des compétences.

L'autonomie de la Polynésie française est en effet l'aboutissement d'un processus. Le directeur de cabinet de Sébastien Lecornu faisait récemment l'éloge de la bonne gestion de la crise sanitaire en Nouvelle-Calédonie. C'est le fruit de l'expérience : l'autonomie permet une adaptation des politiques publiques. Au début du processus, les collectivités bénéficient d'un apport de main-d'oeuvre métropolitaine, puis elles sont en mesure de former leurs propres agents. La part des agents de métropole diminue progressivement et la quasi-totalité des compétences finissent par être exercées par des agents locaux.

Mme Micheline Jacques. - C'est tout l'objet de la chaire Outre-mer de Sciences Po qui doit aussi permettre aux étudiants hexagonaux de découvrir le fonctionnement des territoires ultramarins et, plus tard, au niveau parlementaire ou ministériel, d'aider ces territoires à acquérir cette autonomie, à prendre leur destin en main comme ils le souhaitent.

M. Teva Rohfritsch. - Quand un indépendantiste, Oscar Temaru, est arrivé au pouvoir, nous nous sommes réunis, un 29 juin, autour d'une stèle de l'Autonomie - pour y célébrer la République. L'autonomie n'est pas un combat contre l'État, mais ce n'est pas ainsi qu'elle est perçue ici, en métropole. Le discours dominant consiste à nous dire : « Vous avez voulu l'autonomie, il faut faire avec ». Or l'autonomie ne s'entend pas, à mon sens, comme un mur au-delà duquel l'État ne peut pas aller. Mais, dans les grands bureaux parisiens, l'autonomie est vécue comme une « défaisance », un bras coupé. C'est au contraire un bras que l'on peut prolonger. Nous sentons néanmoins que les esprits évoluent.

Le grand défi est l'accompagnement. D'aucuns craignent, en Polynésie française, qu'en précisant la notion d'autonomie, qui n'est pas définie dans l'article 74, on la restreigne. L'enjeu, c'est de permettre aux citoyens de nos territoires de vivre différemment la République, tout en étant fiers d'y appartenir.

M. Georges Patient. - La collectivité territoriale de Guyane a opté il y a un an pour un statut sui generis, qui exprime une demande d'autonomie. Le Gouvernement n'y a toujours pas répondu. Que faudrait-il faire, à votre avis ?

M. Justin Daniel. - Si vous avez suivi la procédure... il ne vous reste plus qu'à attendre le changement de Gouvernement ! Ne prenons pas trop au sérieux les récents propos du ministre sur l'autonomie : il s'agissait surtout de détourner l'attention de la crise sanitaire en Guadeloupe...

M. Stéphane Artano, président. - L'autre solution consiste à mettre en place un mécanisme prévoyant qu'à défaut de réponse de l'État, l'habilitation est acquise.

Mme Carine David. - La révision des articles 73 et 74 proposée par Stéphane Diémert me semble de nature à lever les craintes, à travers la nécessité d'un assentiment de la population.

Le statut de la Nouvelle-Calédonie issu de l'accord de Nouméa prévoit un mécanisme intéressant, celui de la progressivité des transferts de compétences. Ainsi la collectivité peut demander le transfert d'une compétence au moment où elle s'y sent prête. Il faudrait déterminer si un tel mécanisme pourrait être appliqué aux habilitations.

M. Stéphane Artano, président. - Merci pour ces échanges, qui montrent que le sujet institutionnel de la défense de nos territoires passionne toujours autant notre assemblée. Je vous remercie également pour la compilation que vous nous avez présentée : c'est une véritable mine d'or.

Jeudi 16 décembre 2021

- Présidence de M. Stéphane Artano, président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer et de M. Mathieu Darnaud, président de la Délégation sénatoriale à la prospective -

Table ronde en commun avec la délégation à la Prospective sur les outre-mer et l'Indopacifique

M. Stéphane Artano, président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer. - Bonjour à tous. Je suis ravi d'ouvrir ce matin cette table ronde commune dédiée aux outre-mer et à l'Indopacifique, aux côtés du président Mathieu Darnaud et de nos collègues de la Délégation à la prospective. Cette première, fort bienvenue, permet de mettre en valeur la complémentarité de nos travaux sur des enjeux essentiels pour l'avenir de notre pays. Une vision prévisionnelle à moyen et long termes paraît en outre indispensable.

Notre délégation a engagé depuis octobre dernier une étude sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, dont Philippe Folliot, Annick Petrus et Marie-Laure Phinera-Horth sont les rapporteurs.

À ce stade de nos auditions, nous nous devions d'aborder l'espace indopacifique, qui couvre cinq des territoires ultramarins, sans oublier les cinq districts des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Il correspond à 93 % de la zone économique exclusive (ZEE) française.

L'espace indopacifique est une réalité très concrète pour notre pays, avec ses collectivités et ses populations d'outre-mer, mais également à travers nos communautés expatriées en Asie-Océanie, les entreprises implantées ou ayant investi en Asie-Océanie, ou encore les forces militaires prépositionnées ou en mission.

Nous avons pour ambition de cerner les atouts que représentent pour la France ces espaces maritimes, et l'espace indopacifique en particulier, mais aussi de proposer leur meilleure prise en compte et valorisation. La présidence française de l'Union européenne au premier semestre 2022 doit être l'occasion de mieux intégrer cette dimension maritime et ultramarine dans les politiques communautaires.

Nous nous interrogeons enfin sur les défis à relever après la récente crise des sous-marins. L'Indopacifique s'impose indiscutablement comme l'espace stratégique du XXIe siècle.

M. Mathieu Darnaud, président de la Délégation sénatoriale à la prospective. - Merci monsieur le président. Je salue tous nos collègues présents ainsi que nos invités et me réjouis de cette initiative conjointe de nos deux délégations qui va aborder le sujet important de l'Indopacifique, y compris sous un angle prospectif.

La prospective consiste à partir du présent pour imaginer l'avenir, avec rigueur, avec méthode, en confrontant les hypothèses, en comparant les scénarios. Nous connaissons le point de départ, que nos invités ne manqueront pas de nous rappeler. La France en Indopacifique compte 1,6 million de citoyens, 7 000 militaires, et 9 des 11 millions de kilomètres carrés de notre ZEE, la deuxième mondiale. Forts de ce constat, quels scénarios pouvons-nous imaginer pour la France, pour la place des outre-mer, dans l'Indopacifique à horizon 20 ou 30 ans ?

Je ne doute pas que nos invités sauront se montrer optimistes. Mais la prospective, c'est aussi savoir mettre en perspective et c'est là que les choses se compliquent.

À titre d'exemple, la présence française dans cette région qui, dans sa définition la plus restreinte, regroupe la moitié de l'humanité, s'établit à 1,6 million de personnes. C'est l'équivalent de la population de la petite ville chinoise de Chaozhou, ou un dixième de sa voisine Shenzhen, l'un des plus grands ports au monde alors qu'elle n'existait pas il y a trente ans.

Ensuite, 7 000 militaires, c'est à peu près la taille de l'armée du Brunei, petit sultanat situé sur l'île de Bornéo. Pour comparaison, les États-Unis disposent de 375 000 hommes dans la région, mais aussi de 5 porte-avions, 200 navires, 1 000 avions et de nombreux sous-marins auxquels s'ajouteront bientôt ceux de l'allié australien. L'armée chinoise compte 2,2 millions d'hommes. L'Inde, 1,5 million. Presque tous les pays du « top 15 » en la matière sont riverains de l'Indopacifique.

Enfin, les 9 millions de kilomètres carrés de ZEE représentent une grande richesse, mais surtout une immense responsabilité. Les eaux sont poissonneuses, mais la pêche illégale et la pollution plastique font des ravages. Les nodules polymétalliques qui tapissent certains fonds marins, suscitent bien des intérêts, mais qui aura les moyens d'investir dans leur exploitation ? Sans doute les mêmes pays qui, déjà, convoitent le nickel de Nouvelle-Calédonie, ou qui tirent déjà ces câbles sous-marins par lesquels transitent 95 % du trafic internet mondial.

Ne voyez aucun pessimisme dans ces quelques rappels, bien au contraire. Si la France veut se donner les moyens de ses ambitions dans l'Indopacifique, si elle veut relever les défis du siècle à venir, il lui faudra s'appuyer sur tous les atouts dont elle dispose. Ses départements et territoires d'outre-mer en sont les premiers.

PREMIÈRE PARTIE : LES OUTRE-MER ET L'INDOPACIFIQUE : LES ENJEUX STRATÉGIQUES

M. Christophe Penot, ambassadeur pour la zone indopacifique. - La stratégie indopacifique est née en 2018 à l'occasion des visites du Président de la République en Inde, en Australie et en Nouvelle-Calédonie, lorsque ce concept commençait à se répandre dans toute la région. L'Inde a adopté une stratégie la même année, tout comme l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN). Au sein de l'Union européenne, nous avons été les premiers à l'adopter. Elle a été consolidée par un travail de suivi interministériel et a acquis une bonne visibilité dans la région. L'Allemagne et les Pays-Bas ont suivi en septembre 2020.

Nous avons également joué un rôle moteur à Bruxelles, dans les discussions ayant conduit à l'adoption le 16 septembre dernier d'une stratégie européenne pour la coopération en Indopacifique, parfaitement complémentaire avec la nôtre.

Une grande partie des enjeux de cette stratégie viennent d'être rappelés. L'Indopacifique est le théâtre de profonds bouleversements stratégiques qui nous concernent tous, tels que l'agressivité croissante de la Chine, les tensions existant autour des frontières maritimes et des revendications territoriales s'y attachant, ou encore l'intensification de la compétition sino-américaine. Ces défis s'ajoutent à d'autres foyers de tensions préexistants, dans la péninsule coréenne ou à la frontière sino-indienne.

Ensuite, les enjeux maritimes de la zone sont considérables. Ils portent sur la liberté de navigation et de survol, la souveraineté - avec nos territoires et ZEE -, l'économie, la protection et la gestion durable des océans, ou l'importance de la pêche illégale.

L'Indopacifique représente près de 60 % de la richesse mondiale et 40 % de la consommation mondiale. La zone est à la pointe de l'innovation, notamment dans le domaine de l'économie numérique. Elle a donc un potentiel considérable, pour nos entreprises, mais aussi en matière de partenariats, de recherche et d'innovation. Enfin, elle est au coeur des enjeux mondiaux que sont le changement climatique, la biodiversité, les océans et la santé. Elle est décisive dans la réponse que nous voulons apporter à ces défis.

Quels objectifs poursuivons-nous ? À travers un réseau de partenariats, nous voulons aider les pays à développer une approche alternative au modèle chinois, fondée sur le respect du droit et des souverainetés nationales, et sur la promotion d'un multilatéralisme efficace contre la logique de blocs. Nous souhaitons consolider un espace indopacifique ouvert et libéré de toute forme de coercition. Pour atteindre ces objectifs, nous nous appuyons fortement sur les partenariats développés avec l'Inde, le Japon, Singapour, l'Indonésie, le Vietnam ou la Corée du Sud. Nous conduisons avec eux un dialogue politique dense, dont la coopération en Indopacifique est l'une des principales composantes.

J'en viens à la présence de nos départements et collectivités d'outre-mer dans les deux océans, constituant l'une des dimensions prioritaires de notre stratégie. Ils sont une particularité française, renforçant le sens de notre engagement dans la zone. Le Président de la République a porté ce message lors de ses récentes visites à Nouméa, à La Réunion et en Polynésie française. Nous sommes une nation de l'Indopacifique. Nous devons porter cet atout, cette opportunité pour nos territoires.

Ces derniers présentent plusieurs enjeux essentiels et, en premier lieu, celui de la protection de nos ressortissants et de la défense de notre souveraineté. Le second enjeu majeur est celui de l'insertion de nos territoires dans leur environnement régional. Ils participent activement aux organisations régionales des deux océans. C'est notamment le cas du Forum des îles du Pacifique (FIP), dont la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française sont membres à part entière, et où la France est un État observateur. C'est aussi le cas de l'Association des États riverains de l'océan Indien, rejointe par la France en décembre 2020 au titre de La Réunion, et de la Commission de l'océan Indien (COI). Cette insertion régionale croissante de nos territoires contribue au renforcement et aux échanges avec les pays de la zone, notamment dans les domaines économique et éducatif. Elle passe par les compétences réunies sur le territoire, au travers des opérateurs de l'État, des instituts de recherche, des universités. Ces compétences constituent des plateformes d'excellente qualité pour développer des coopérations avec les pays voisins.

En raison de leur niveau de développement, supérieur aux pays voisins, nos territoires ont également le potentiel de devenir des vitrines régionales en matière de biodiversité ou d'économie bleue.

Enfin, la présence de nos forces de souveraineté nous permet de participer aux actions collectives au bénéfice des pays voisins, notamment dans le domaine de la surveillance maritime et de l'assistance humanitaire faisant suite à des catastrophes naturelles. Elle est appréciée par ceux qui en bénéficient tout en nous donnant une visibilité dans la région.

L'Inde et le Japon ont parfaitement perçu le potentiel de nos territoires. Nous développons à Nouméa un observatoire des grands fonds marins avec le Japon, visant à mesurer les impacts du changement climatique. C'est également à Nouméa que s'est tenue la première session du dialogue maritime global entre la France et le Japon, en septembre 2019.

Dans l'océan Indien, l'Inde et le Japon sont également observateurs actifs auprès de la COI. Ils jouent un rôle dans la coopération que nous développons notamment en matière de sécurité maritime et d'économie bleue. Nous attachons également une importance particulière au rôle de l'UE vis-à-vis de nos territoires. Ils sont d'ailleurs spécifiquement mentionnés dans la communication conjointe du 16 septembre 2021. L'UE est aussi associée de très près aux travaux de la Commission de l'océan Indien, auxquels elle participe financièrement. Nous soutenons sa candidature à la Commission du Pacifique Nord.

Enfin, les annonces sur la nouvelle alliance Aukus (Australie, Royaume-Uni, États-Unis) ont marqué une rupture de confiance et ont entraîné une crise diplomatique. Dans le même temps, elles ont montré que l'UE doit développer sa propre stratégie en fonction de ses propres intérêts. Le Président de la République et le ministre des Affaires étrangères l'ont rappelé, nous émettons des réserves car Aukus nous semble privilégier de manière exclusive une approche sécuritaire et militaire, qui apparaît de nature à favoriser un accroissement des tensions dans la région, et à fragiliser les équilibres régionaux. Cette analyse est partagée par de nombreux pays de la région.

Nous pouvons tirer trois conséquences de cette situation. D'abord, il faut garder notre cap. Notre engagement et les intérêts sur lesquels s'appuie notre stratégie n'ont pas changé. Au contraire, notre approche et celle de l'UE sont consolidées et rendues encore plus pertinentes. Ensuite, Aukus nous incite à renforcer nos partenariats avec l'ASEAN, l'Inde ou le Japon, et à promouvoir encore plus activement une stratégie européenne proposant une approche différente des problèmes de la région. Enfin, les consultations menées avec Washington ont permis de commencer à restaurer la confiance avec les États-Unis, et de rapprocher nos points de vue. Les plus hautes autorités américaines ont publiquement reconnu le rôle que peuvent jouer la France et l'UE dans la région indopacifique. Elles ont aussi reconnu que l'annonce Aukus n'avait pas été bien gérée à notre encontre. Nous poursuivons notre dialogue sur cette base, et la recherche de fortes synergies dans nos stratégies indopacifiques respectives.

M. Jean-Mathieu Rey, contre-amiral, commandant de la zone maritime océan Pacifique (ALPACI). - J'interviens ici en tant que chef militaire des moyens français basés en Asie-Pacifique, ou ailleurs mais intervenant dans cette zone, qui s'étend de Malacca aux côtes ouest des Amériques. J'assure deux missions : la protection de la Polynésie française et des Polynésiens, et la défense des intérêts de la France dans la zone indopacifique.

L'ensemble des territoires de Polynésie française représente la moitié de la taille de la Corse. Pour autant, ces 118 îles permettent à la France de disposer dans le Pacifique d'un territoire maritime aussi grand que l'Europe, sans compter la Nouvelle-Calédonie, et sans parler de la richesse naturelle et culturelle de ces merveilleux territoires du Pacifique Sud.

Lorsque mon homologue américain, l'amiral John Aquilino qui commande 375 000 hommes et femmes - j'ose à peine l'appeler mon alter ego -, présente la France, il rappelle que celle-ci dispose de la plus grande zone économique de l'Indopacifique. Cette zone fait de la France une nation du Pacifique à part entière. C'est la seule nation européenne à afficher cette caractéristique.

La stratégie pour l'Indopacifique a été énoncée en 2018 à la suite d'une prise de conscience de la bascule du centre de gravité du monde. Cette zone est essentielle aux intérêts stratégiques français, avec la défense de nos citoyens et ressortissants, de la surface des zones maritimes ou de nos flux logistiques. Les menaces transnationales ayant un impact sur notre souveraineté augmentent. On peut évoquer l'influence de la Chine et de la Russie, chacun avec sa propre méthode, les narcotrafics, la pêche illégale, qui appellent à développer une approche multilatérale. Gardons à l'esprit que tout ce qui n'est pas protégé est pillé, spolié ou contesté.

J'ai pour responsabilité, aux côtés de nos partenaires, de participer à la stabilité de la zone Asie-Pacifique en portant la troisième voie, qui se veut une voie d'équilibre basée sur la défense du droit international, en particulier de la liberté de navigation et de survol. Je coordonne également les administrations de l'action de l'État en mer. Les missions concernées sont, selon moi, un facteur essentiel de notre légitimité interne vis-à-vis de nos concitoyens polynésiens. Malgré les moyens comptés, les résultats sont là, grâce à l'engagement des différentes administrations qu'il convient de saluer.

Avec 1 250 heures de mer consacrées à la police des pêches, plus de 200 interpellations et une quinzaine de visites en mer, je peux attester de l'absence de pêche étrangère dans les eaux polynésiennes. Ces résultats constituent l'un des piliers de la confiance réciproque entre nos concitoyens de Polynésie française et leur administration. Ces missions sont également un facteur de légitimité externe vis-à-vis de nos partenaires régionaux. Elles permettent d'engager un dialogue de sécurité s'agissant des questions militaires, et sur des sujets de préoccupation quotidienne de nos voisins.

Cette année, nous avons fourni près de 70 jours de patrouille dans les ZEE de nos voisins, principalement dans le cadre d'opérations coordonnées par le Forum Fisheries Agency. Nos territoires d'outre-mer sont un facteur de puissance pour la France. La Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie nous hissent au rang de nation du Pacifique, et nous permettent de porter une voix crédible dans les nombreuses instances régionales auxquelles nous participons. Nous sommes concernés par les mêmes enjeux sécuritaires, climatiques et environnementaux que nos voisins, ce qui nous permet de nous asseoir à la table des acteurs de cette zone, et d'intégrer les organisations régionales réservées aux nations du Pacifique. Je rappelle que la France a porté le projet de Code afin de réglementer les rencontres imprévues en mer lors du Western Pacific Naval Symposium (WPNS). Notre action visant à stabiliser cette zone est reconnue par nos partenaires.

La stratégie de 2018 a redéfini et élargi le périmètre de ma mission, de la zone économique de Polynésie française à l'Asie-Pacifique, la faisant passer de 5 à 165 millions de kilomètres carrés, sans pour autant m'octroyer notoirement davantage de moyens. Il a fallu apprendre à faire plus avec autant de moyens, et trouver des effets de levier en attendant la mise en place de moyens supplémentaires, notamment dans le domaine naval. Parmi ces leviers figure le développement d'un réseau de partenaires permettant d'améliorer notre capacité d'appréciation locale de la situation. Il est fondamental d'être présent en permanence, de pouvoir évaluer la situation, rencontrer les acteurs (chinois, japonais, etc.) et projeter des forces militaires venues de métropole. Depuis un an, nous avons fait venir le sous-marin nucléaire Émeraude, le groupe amphibie Jeanne d'Arc ou encore les chasseurs Rafale. Ils opéraient sous mon commandement depuis Tahiti, base avancée qui constitue pour nous un atout. Ce positionnement géographique me permet d'être sous la même longitude que l'amiral Aquilino, basé à Hawaï, ce qui facilite notre coordination.

S'y ajoute la création d'un réseau de garde-côtes du Pacifique en 2021, conformément à l'engagement du Président de la République lors du sommet France-Océanie de juillet. Le premier forum s'est tenu le mois dernier à Tahiti. Ce réseau a selon moi rapproché notre intégration toute récente à la Heads of Asian Coast Guard Agencies Meeting (HACGAM), où la France a été accueillie par un vote unanime.

L'information maritime est capitale. Les centres de fusion de l'information maritime fleurissent un peu partout dans la région. Nous avons besoin de structurer nos échanges et nos productions. Dans cette dynamique, nous établissons un accord avec l'Équateur et le Pérou pour relancer les coopérations entre les centres de secours JRCC (Joint rescue coordination center) Tahiti et MRCC (Maritime rescue coordination center) Chili, et échangeons de l'information maritime avec le Japon dans le cadre de la feuille de route qui vient d'être signée par le Secrétariat général de la mer.

On peut également citer l'appui d'entreprises privées pour la surveillance de l'espace maritime via des technologies spatiales, comme la pépite française Unseenlabs avec laquelle j'ai travaillé récemment pour la surveillance de Clipperton.

La projection de forces vers l'Asie-Pacifique ne doit pas m'empêcher de mener ma première mission, la protection de la Polynésie française et des Polynésiens, élément important de notre légitimité. Cette année, 135 évacuations sanitaires ont été réalisées par moyens aériens militaires sur ce territoire immense et morcelé. Les alertes de l'action de l'État en mer ont été assurées 24 heures sur 24, permettant une réponse adaptée. Je peux citer l'échouement d'un palangrier chinois sur un atoll inhabité à plus de 300 milles nautiques de Tahiti la veille de l'arrivée du Président de la République en juillet dernier. Grâce à une coordination interministérielle ainsi qu'entre l'État et le pays, l'épave est presque complètement démontée, aux frais exclusifs de l'armateur chinois, qui a assumé ses responsabilités. L'État assume également les siennes. Depuis la fermeture du centre nucléaire de Mururoa, 40 % du potentiel d'avions tactiques, dont je dispose à Tahiti, assurent les liaisons logistiques avec l'atoll.

Aujourd'hui, la fréquence cardiaque du Pacifique, coeur du monde, s'accélère au rythme du réarmement des nations, avec des démonstrations de force et un mépris de plus en plus affiché du droit international par certains acteurs, notamment la Chine. En parallèle, la pandémie de la Covid-19 a fragilisé certains pays et facilité certaines économies souterraines nourrissant des trafics transitant notamment par la Polynésie française. Il nous est difficile de prédire ce qu'il se passera, mais une chose est sûre : la tendance de fond va vers un emballement que nous constatons quotidiennement dans nos missions.

La Chine, la Russie et les États-Unis, qui possèdent une très large façade sur le Pacifique, structurent la zone. On pourrait aussi parler de la Corée du Nord mais pour d'autres raisons. La force s'impose dans cette zone comme la seule voie de résolution de crises, au détriment de la résolution par le droit.

Je conclurai mon propos en évoquant la tyrannie des distances dans cette région. Les collègues aviateurs venus à Tahiti et Hawaï préparer le déploiement des Rafale ont tous dit : « que d'eau, que d'eau ! ». Le Pacifique représente un tiers de la surface du globe, la mer de Chine méridionale est plus grande que la Méditerranée. Dans ce contexte, assurer notre souveraineté et la défense de nos intérêts passera nécessairement par des investissements plus importants dans cette partie du monde. Il y en a eu cette dernière année en termes de sous-marins et d'avions de chasse. Une puissance capable de déployer aussi longtemps des avions de chasse ou un sous-marin nucléaire à l'autre bout du monde par rapport à sa base permanente force le respect de ses partenaires comme de ses compétiteurs. C'est une réalité, même s'il faudra certainement en faire plus.

M. Laurent Cluzel, général de brigade, commandant supérieur des forces armées dans la zone sud de l'océan Indien (FAZSOI) et commandant de la base de défense de La Réunion-Mayotte. - Je commande depuis le 1er août 2021 les forces armées dans la zone sud de l'océan Indien, les FAZSOI. Celles-ci représentent une force interarmées significative, de l'ordre de 2 000 hommes et femmes, actifs et de réserve, civils et militaires. Complètes et bien articulées, elles agissent dans la durée avec leurs composantes navale, terrestre et aérienne, commandées grâce à un état-major interarmées et soutenu de manière intégrée. Ma zone de responsabilité permanente (ZRP) de commandant interarmées s'étend de la Tanzanie aux confins de l'Antarctique. Je protège des territoires nationaux : deux départements, Mayotte et La Réunion, nos terres australes et les espaces maritimes associés. S'y ajoutent 14 pays avec lesquels nous coopérons, ceux de la Commission de l'océan Indien (COI), et ceux d'Afrique australe, la Southern African Development Community (SADEC).

À la charnière entre l'Afrique et l'Indopacifique, nous sommes aux avant-postes de l'influence française dans la zone sud de l'océan Indien. Nous sommes entraînés à veiller et réagir. Nous nous préparons sans relâche à assumer un large spectre de missions sur le territoire national, dans nos eaux territoriales et à travers nos vastes ZEE. Nous assurons notre mission de protection tout en veillant à développer notre puissance de combat.

Au sein de notre ZRP, nous animons le partenariat militaire opérationnel sur des segments bien identifiés afin de monter collectivement en gamme avec nos partenaires, de consolider notre influence dans une zone dans laquelle nous sommes la seule force européenne complète, autonome et permanente. Nous nous gardons du risque d'éviction vis-à-vis de nos compétiteurs, et gagnons en masse et en interopérabilité pour être en mesure de faire face à des chocs plus durs.

Nous sommes au coeur de la vision stratégique telle qu'elle a été formulée par notre chef d'état-major des Armées. Nos missions se situent à la convergence des forces de présence et de souveraineté à l'égard de nos 1,2 million de compatriotes entre Mayotte et La Réunion, de nos 45 000 ressortissants sur l'ensemble de la zone qui nous est confiée, de nos intérêts et de nos partenaires. Ces derniers nous voient comme une force de proximité fiable et crédible. En assurant notre mission de présence, nous interagissons sur l'axe de la coopération militaire opérationnelle, dans un esprit de partenariat gagnant-gagnant, comme l'ont souligné récemment le ministre de la Défense malgache ou le délégué à la Défense des Comores.

En veillant à monter en gamme nos partenaires, nous montons nous-mêmes en gamme. C'est ce que j'ai dit à plusieurs dizaines d'officiers malgaches auprès desquels nous venions d'assurer une formation d'état-major opérationnel fin octobre. En faisant preuve de toute la considération que méritent nos partenaires, en nous rendant utiles et en restant présents, nous confortons notre propre souveraineté.

Quelle vision prospective pouvons-nous développer sur l'évolution des menaces et sur l'adaptation de nos moyens d'action ? Dans une zone de compétition stratégique croissante où nous sommes parfois contestés, et dans un contexte de pandémie persistante qu'il nous faut savoir intégrer pour mieux le surmonter, trois points d'attention peuvent avoir un impact grandissant sur nos intérêts, notre influence et notre sécurité. D'abord, la propagation de l'islam radical au Mozambique et la crainte induite dans les pays voisins, particulièrement aux Comores et en Tanzanie. Ensuite, la pression migratoire et son effet de saturation sociale, économique et sécuritaire sur l'île de Mayotte. Enfin, la convoitise que suscitent les ressources naturelles du canal du Mozambique et des Terres australes, avec une menace sur notre souveraineté et nos ZEE, mais aussi sur la biodiversité des îles Éparses. Nous devons donc concourir aux efforts de sécurisation régionale, à la construction d'une architecture durable de sécurité maritime et à la convergence des efforts face à l'islam radical.

Incontestablement, le partenariat militaire opérationnel nous permet d'animer ces efforts. En attestent la montée en gamme de la garde-côte comorienne et l'intensification de la lutte contre le narcotrafic avec les forces seychelloises, ou la diffusion de notre culture d'action de l'État en mer (AEM) en multipliant les interactions avec nos composantes navale et aérienne, en préparant les états-majors et en fédérant les énergies en vue d'objectifs d'entrainement et d'interopérabilité.

Les axes de la stratégie indopacifique française structurés autour du droit, du multilatéralisme et de la promotion de l'interconnectivité, de la diplomatie environnementale et de l'ambition d'apparaître comme une puissance stabilisatrice dans la région restent pleinement d'actualité. L'AEM apparaît comme un terrain de compétition et de confrontations de basse intensité sur les espaces maritimes soutenant l'ensemble de ces axes. L'action de nos moyens, ceux des FAZSOI dans le cadre AEM, leur crédibilité et leur efficacité sont des atouts considérables. Ils contribuent à l'amélioration de la sécurité maritime, démontrent la validité d'un modèle très séduisant pour des États disposant de peu de moyens, permettent l'emploi des moyens des forces armées sur un spectre très large de missions, dont certaines sont civiles. Ils contribuent à la perception de l'action de la France au niveau régional comme une action régulatrice, celle d'une puissance d'équilibre, soucieuse du droit, respectueuse des prérogatives des États voisins, et investie dans la défense de politiques d'intérêt général telles que la pêche durable, l'environnement ou la stabilité sécuritaire.

Je vous remercie et me tiens prêt à répondre à vos interrogations.

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - J'ouvre à présent le débat avec nos collègues sur ces premières interventions.

M. Philippe Folliot, rapporteur. - Je partirai de deux chiffres : 97,5 % de notre ZEE est liée aux outre-mer ; pourtant, plus de 90 % de nos moyens en termes de tonnage de bâtiments de la Marine se trouvent dans l'Hexagone. Un rééquilibrage en la matière ne vous semble-t-il pas nécessaire ? Qu'est-ce qui empêcherait le déploiement d'une frégate dans l'océan Indien ou le Pacifique pour donner un signal politique et sécuritaire fort ? Nous pourrions en dire de même pour les avions de combat et les forces de l'armée de terre.

Amiral, vous avez dit que tout ce qui n'était pas protégé était pillé et spolié. Vous avez évoqué la ZEE de La Passion-Clipperton. De quels moyens effectifs disposez-vous ? À quelle fréquence vous y rendez-vous ? Je ne suis pas certain que la souveraineté sur un territoire puisse être réellement effective si l'on s'y rend une fois tous les trois ans, pour repeindre une stèle et changer un drapeau. Vous avez parlé d'éléments de défense satellitaires. Ce sont des outils, mais ils ne remplacent pas la présence sur le terrain.

Enfin, Général, vous avez dressé un panorama de tous les éléments relatifs à l'océan Indien, mais n'avez pas abordé de manière détaillée les îles Éparses, qui présentent des spécificités. L'affirmation de la souveraineté est un enjeu essentiel, terrestre, mais aussi maritime sur cette zone.

Au-delà des mots, nous avons besoin d'actes dans notre stratégie indopacifique, et parmi eux le renforcement de nos forces de souveraineté.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Je vous remercie pour tous ces éclairages. Quels sont les critères de répartition des forces dans chaque bassin océanique, par exemple au sein du bassin de l'océan Indien entre La Réunion et Mayotte ?

En 2016, nous avons voté au Parlement une loi renforçant les prérogatives des collectivités dans leurs bassins régionaux respectifs. Quelles relations peuvent-elles avoir avec les forces armées ?

M. Laurent Cluzel, Général de brigade, commandant supérieur des forces armées dans la zone sud de l'océan Indien (FAZSOI) et commandant de la base de défense de La Réunion-Mayotte. - La Marine nationale est conçue pour la haute intensité qui nécessite des infrastructures et une base industrielle territoriale de défense associée sur les bassins brestois et toulonnais. Je note néanmoins que La Réunion est le troisième port militaire de France. Nous comptons, parmi nos cinq bâtiments, deux frégates de surveillance sillonnant la zone sud de l'océan Indien, mais aussi le nord de celui-ci avec un transfert de contrôle opérationnel avec l'amiral commandant les forces françaises aux Émirats arabes unis.

Compte tenu du format de nos armées, la cohérence de l'articulation est donnée par l'état-major des armées. En ce qui nous concerne, dans la zone sud de l'océan Indien, j'estime qu'avec cinq bâtiments (un bâtiment polyvalent, un de soutien et d'assistance outre-mer, deux frégates de surveillance, le patrouilleur polaire qui va jusqu'en Terre Adélie et sillonne les TAAF et le patrouilleur Le Malin) dont deux à double équipage, nous parvenons à maintenir un niveau de présence assez élevé dans la zone. Nous pouvons être très présents dans le canal du Mozambique, auprès de nos îles Éparses où nous assurons bien notre mission de souveraineté. Nous y maintenons depuis 1973 un détachement permanent de militaires, auquel est associé un gendarme représentant l'autorité civile du préfet des Terres australes et antarctiques françaises, et des agents des TAAF sur deux des trois îles. Cette présence est régulière. J'y serai moi-même les 27 et 28 décembre, aux avant-postes de notre influence dans le canal du Mozambique. Nous sillonnons ces zones avec nos bateaux et nos avions. Actuellement, un avion de patrouille maritime est déployé pour quelques jours à Mayotte. Nous optimisons chaque mission dans la zone jusque vers les îles Glorieuses, notamment pour la police des pêches.

Concernant le rééquilibrage des forces, les critères de répartition entre les bassins océaniques sont définis dans les stratégies militaires opérationnelles de l'état-major des armées qui couvrent la totalité de nos déploiements à travers le monde. Pour cette partie sud de l'océan Indien, la tension est très forte en raison du positionnement stratégique du canal du Mozambique. N'oublions pas aussi que nous sommes la base de départ de toutes nos campagnes vers le grand Sud, pour assurer la souveraineté sur l'immensité des ZEE des TAAF. C'est à partir de là que nous envoyons notre patrouilleur polaire vers l'Antarctique, en passant par l'Australie.

Enfin, les relations entre les collectivités, les élus, les autorités civiles et militaires sont permanentes à différents niveaux. J'ai le sentiment que la compétition stratégique que nous observons dans cette partie du monde est bien perçue et comprise avec ses enjeux et ses dangers.

M. Jean-Mathieu Rey. - La souveraineté sur les zones économiques, bien qu'elles soient de taille très importante, est permise par les moyens dévolus : couverture satellitaire, surveillance permanente des émetteurs, envoi d'avions ou de frégates, ou encore visites sur les bateaux. Elle est respectée, malgré quelques tentatives de pêche illégale, par exemple de pêcheurs vietnamiens en Nouvelle-Calédonie. Les menaces existent, mais elles sont contenues. Dans le port de Papeete, les Chinois que je croise nous trouvent très présents, lourds et insistants. Cela me convient. Nous sommes dissuasifs, et avons les moyens d'assurer notre souveraineté et d'être respectés, c'est fondamental. C'est plus compliqué dans la zone Asie-Pacifique. Les moyens sont comptés. Une frégate de surveillance est basée à Papeete, une autre à Nouméa. Deux bâtiments de soutien peuvent patrouiller. S'y ajoutent les Falcon que j'ai utilisés le mois dernier pour assurer trois semaines de surveillance à partir du Japon autour de la Corée du Nord, dans le cadre de la mission des Nations Unies sur la non-prolifération nucléaire dans la zone. Les moyens existent, mais nous avons besoin du soutien métropolitain. Des équipements de haut niveau nécessitent un entretien et des infrastructures très pointues. Nous avons la capacité de déployer des frégates ou des avions de chasse loin des bases principales métropolitaines, mais ils doivent par moment y retourner, sauf à créer de nouvelles infrastructures permettant d'assurer leur maintenance et leur soutien. Mais ces investissements lourds ne sont pas à l'ordre du jour. La solution passe donc par les déploiements que j'évoquais, extrêmement importants. La planification ne prévoit rien d'aussi intense dans les mois ou années à venir.

Avec l'arrivée de nos partenaires européens, les frégates allemandes ou hollandaises offrent des perspectives pour assurer des tours de permanence au niveau européen, comme cela est le cas dans le golfe de Guinée ou le détroit d'Ormuz, nous permettant d'être plus présents.

Les moyens sont mis en oeuvre pour assurer une souveraineté sur nos zones et nos eaux, au profit de nos concitoyens. En revanche, moins de bateaux sont présents sur le Pacifique, puisque nous avons dû déployer une frégate à La Réunion pour sillonner la zone des îles Kerguelen car nos eaux y étaient pillées.

Nous avons besoin d'être présents avec des moyens de premier rang, mais aussi avec des moyens plus rustiques permettant d'évaluer la situation. Les Britanniques ne s'y sont pas trompés. Ils ont déployé des bateaux assez modestes en termes de capacité militaire, mais affichant l'Union Jack et permettant d'effectuer une évaluation autonome des situations.

Notre présence constitue l'un de nos atouts. Nous sommes capables d'entretenir ces moyens à Nouméa et Papeete.

Les relations avec les collectivités fonctionnent bien, de mon point de vue. L'État français protège la zone, et la collectivité de Polynésie française en détermine les conditions d'exploitation et d'utilisation des ressources, par exemple pour la pêche. C'est un travail de coordination entre l'État, l'armée, les autres administrations et les autorités territoriales de Polynésie française. Il y a deux jours, nous avons animé, avec le Secrétariat général de la mer, la commission maritime régionale et le bilan est bon, comme l'illustre l'exemple du palangrier chinois, avec le secours aux victimes et la réparation du préjudice.

Enfin, la surveillance satellitaire nous a permis de détecter un pêcheur colombien qui ne s'était pas annoncé à Clipperton. Nous l'avons déclaré aux autorités colombiennes, et il a été évacué. Il existe donc, par la coopération et les partenariats, des possibilités d'agir et de faire respecter nos eaux.

Nous nous rendons à Clipperton toutes les années et demie. Il serait préférable de nous y rendre chaque année.

M. Christophe Penot. - Nous évoluons dans un contexte contraint, limitant nos ambitions. Cette réalité ne changera pas. J'ai en revanche envie de renverser la proposition. Ce n'est pas parce que nos moyens sont limités que nous devons abandonner le terrain. Nous avons réussi, grâce à cette stratégie, à prioriser leur affectation et à les optimiser.

Nous sommes le seul pays européen à se déployer régulièrement dans la mer de Chine méridionale, à raison de deux déploiements par an depuis 2014. Il sera compliqué de soutenir cet effort dans la durée, mais nous l'avons fait. Notre affirmation de la liberté de navigation et de survol dans des zones contestées et de tension est très visible et appréciée par les États de la région.

Il faut également évoquer les actions menées avec nos partenaires dans le Pacifique. Cette année, nous sommes intervenus au Vanuatu à la suite d'un cyclone. Nos centres ont contribué logistiquement à la fourniture de vaccins en Papouasie Nouvelle-Guinée. Ces actions ponctuelles ne sont pas très visibles en métropole mais ont un impact sur le terrain. Nous avons également renforcé notre engagement auprès des organisations régionales de manière assez importante. Fin 2020, nous avons rejoint l'Association des États riverains de l'océan Indien. Nous avons également signé un partenariat de développement avec l'ASEAN. Dans un contexte compliqué à cause du Covid, nous nous chargeons de dynamiser la COI dont nous avons la présidence. Nous avons doublé le nombre de boursiers de l'État français dans la zone indopacifique, et triplé le nombre d'experts internationaux mis à disposition dans chaque pays de la zone. Nous avons élargi le mandat de l'Agence française de développement (AFD) dans le Pacifique pour lui permettre d'intervenir davantage.

En conclusion, nous faisons beaucoup malgré nos moyens limités. Il y a un effet de levier car nous n'agissons pas seuls, mais avec nos grands partenaires que sont l'Australie, la Nouvelle-Zélande ou les États-Unis, ainsi qu'avec l'Union européenne qui est la bonne dimension pour traiter certains sujets, comme la santé ou la connectivité. Je voulais donc tempérer ce constat de la limitation de nos moyens car, grâce à notre stratégie et nos partenariats, nous parvenons à faire beaucoup.

M. Philippe Folliot, rapporteur. - Sur la problématique de l'équilibre des moyens de nos forces de souveraineté hors nucléaire, il faut prendre conscience que la base aérienne ayant le plus fonctionné ces dix dernières années est celle qui a été déployée en Jordanie. Ce qui est possible dans un pays tiers, dans des situations un peu compliquées, doit l'être aussi dans nos départements et collectivités d'outre-mer.

Enfin, nous avons des frégates que nous avons désarmées il y a quelques années. Dans ce cadre, il est nécessaire d'évoquer l'importance d'une présence plus significative qu'aujourd'hui sur place.

Mme Annick Petrus, rapporteure. - Merci pour cette table ronde commune et merci à nos invités de nous éclairer sur ces questions. Pourquoi une place si faible est-elle accordée aux territoires d'outre-mer dans la stratégie indopacifique de l'Union européenne présentée en septembre 2021 ? Comment remédier à ses lacunes ? Quelles initiatives pourront être prises dans ce sens lors de la présidence française de l'UE ?

Enfin, comment les outre-mer peuvent-ils être des atouts, mais aussi des acteurs de cette stratégie indopacifique ? Quels peuvent être leurs bénéfices économiques, écologiques et sécuritaires ?

Mme Marie-Laure Phinera-Horth, rapporteure. - Vous semblez disposer de moyens pour contrer le phénomène de pêche illégale, un sujet qui me tient à coeur. Ce n'est pas le cas en Guyane. Nos pêcheurs subissent des actes de violence, même s'il existe des relations de coopération entre la France, le Brésil, le Suriname et le Guyana. Chaque jour, des parlementaires sont interpellés sur ce sujet. Quels sont les moyens dont vous disposez ? Nous avons auditionné la ministre de la mer, qui nous a parlé de bâtiments, de drones. Mais ceux-ci ne résolvent pas la problématique en Guyane. Les pêcheurs illégaux pêchent désormais dans les fleuves et pénètrent donc à l'intérieur des terres. Les forces armées guyanaises ne disposent sans doute pas des mêmes moyens que vous. J'aimerais que le contre-amiral et le général de brigade nous fassent parvenir la liste de leurs moyens pour solliciter le Gouvernement sur le sujet.

Enfin, une question diplomatique, quelles avancées ont pu être obtenues lors de la présidence française de la Commission de l'océan Indien qui s'achève en février prochain ?

Je tiens à vous remercier pour toutes les informations que vous avez données ce matin sur la zone indopacifique et la stratégie qui y est déployée.

M. Christophe Penot. - Je ne pense pas que les territoires occupent une place faible dans la stratégie européenne. Ils sont mentionnés dans le document du 16 septembre. Nous aurions nous aussi souhaité une mention plus importante, mais ils ne sont pas absents des radars. Ce document est néanmoins très général et c'est sa mise en oeuvre qui importe. Depuis le départ, nous portons à Bruxelles le message selon lequel nos territoires sont des atouts sur lesquels il faut s'appuyer, et des plates-formes de coopération possibles que l'Union et ses États membres doivent utiliser davantage pour développer leurs activités et actions dans la région. Je pense que le message commence à être entendu. Nous menons ce travail depuis des années. Puisque nous sommes le seul État à avoir des territoires dans la zone indopacifique, nos partenaires ne perçoivent pas les potentialités que ceux-ci peuvent leur offrir. Soyez en tout cas assurés que les départements et collectivités d'outre-mer que nous avons dans les deux océans sont des points essentiels de notre stratégie, et des éléments centraux dans nos discussions à Bruxelles pour la mise en oeuvre de la stratégie européenne.

Je pense que ces territoires sont déjà très largement acteurs dans la région, au travers de leur participation au sein du Forum des îles du Pacifique ou de la COI, par exemple. Le Japon tient des réunions régulières avec la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, entre autres. Nos territoires sont acteurs. Ils sont à nos côtés, ou nous sommes aux leurs.

Nous sommes à mi-chemin de notre présidence de la COI. Nous tentons de mener à bien plusieurs priorités avec nos partenaires, dont l'Inde et le Japon. Je pense au renforcement des liens économiques avec les pays de la région, à la formation et à l'accroissement des échanges, au changement climatique et à l'économie bleue, ou à la sécurité maritime. Laissez-nous encore un peu de temps pour dresser ce bilan, qui sera, je n'en doute pas, positif.

M. Laurent Cluzel. - S'agissant de la place des outre-mer dans la stratégie européenne, notre travail bénéficie largement des efforts de l'UE au travers de dispositifs tels que le système MARSEC qui nous permettent de conforter la sécurité maritime avec nos partenaires de la zone sud de l'océan Indien. Ils nous ont permis de disposer d'un partage de l'information maritime nettement amélioré, avec un centre régional de fusion de l'information maritime à Madagascar, et un centre régional de coordination des opérations dans les Seychelles. Ce maillage régional nous permet de conforter notre position d'État riverain et souverain dans l'ensemble de la COI, et d'agir collectivement sur le renforcement de cette architecture de sécurité maritime. Il reste du travail, qui passe par des actions constantes et fréquentes.

La place des outre-mer dans la stratégie globale européenne est à mon sens extrêmement importante dans cette partie de la zone indopacifique.

Je n'ai pas connaissance des moyens dédiés aux forces armées en Guyane. Simplement, il y a peut-être là une différence d'envergure et de profondeur de la zone maritime que nous avons à couvrir. Les îles Kerguelen, au sud de la zone dont je suis responsable, se situent à 3 500 kilomètres de La Réunion, soit 7 à 9 jours de mer pour aller y assurer une présence et une protection de nos espaces, selon les conditions météorologiques. Avec deux frégates de surveillance et un patrouilleur polaire, nous parvenons à être suffisamment présents et à avoir une vision saine de cette zone, également balayée par d'autres capacités, en liaison avec d'autres services. Nous pouvons considérer que dans le grand sud austral, cette menace est aujourd'hui endiguée, ce qui ne signifie pas que la situation est claire partout. Dans le canal du Mozambique, nous devons assurer un effort quotidien pour protéger les espaces et la biodiversité autour de nos îles Éparses. Parfois, cela donne lieu à des actions assez emblématiques. Il y a une semaine, une action de police des pêches a été conduite autour de la réserve nationale naturelle des Glorieuses. Nous y avons envoyé un bâtiment soutien avec des vedettes côtières de surveillance maritime affectées à Mayotte, en interaction avec le détachement militaire permanent qui dispose de zodiacs, de patrouilles d'avion maritime avec un Falcon déployé quelques jours à Mayotte. Nous avons pu agir pour la protection de notre ZEE, contre des pêcheurs illégaux. Nous traitons ces cas en bonne intelligence et en coordination avec les autorités locales.

Au total, nous arrivons à une présence effective d'un bâtiment de la Marine 300 jours par an dans le canal du Mozambique.

M. Gérard Poadja. - Après le troisième référendum que vient de connaître la Nouvelle-Calédonie, la France est et restera une nation de l'Indopacifique. Dans ce contexte, comment peut-elle se prémunir de l'influence chinoise grandissante dans la région ? Je voudrais aussi mentionner la situation des îles Matthew, dont la souveraineté française est contestée par le Vanuatu. Je soupçonne la Chine de ne pas y être étrangère.

Je réitère enfin une demande, celle du renforcement du matériel militaire en Nouvelle-Calédonie, notamment pour l'Air et la Marine.

M. Teva Rohfritsch. - Monsieur l'ambassadeur, vous avez évoqué l'Australie comme l'un de nos appuis dans la région. Où en sommes-nous de nos relations avec ce pays ? Les collectivités du Pacifique peuvent-elles poursuivre leurs relations avec celui-ci ? Un consulat venait d'ouvrir en Polynésie française, ce qui devait marquer le démarrage d'une nouvelle ère de relations resserrées avec l'Australie, jusque-là assez distante de cette partie du Pacifique. Tout s'est arrêté avec l'épisode fâcheux et triste des sous-marins. Nous devons toutefois aller de l'avant. Comme avec la Nouvelle-Zélande, pourrons-nous nous appuyer sur ce pays dans la région Pacifique ?

M. Christophe Penot. - S'agissant de l'Australie, la rupture de confiance va bien au-delà du contrat des sous-marins. Nous avions établi un partenariat stratégique et un niveau d'échanges très élevé. Ce programme de sous-marins comportait des transferts de savoir-faire, des échanges d'informations confidentielles, mais pas uniquement. Notre dialogue politico-militaire était extrêmement nourri. Notre coopération militaire était très dense, basée sur une confiance qui n'existe plus. Quand un partenaire peut ainsi, sans consultation préalable, rompre un contrat encadré par un accord intergouvernemental, il est légitime de réagir si fortement.

Nous avons engagé un processus de consultation avec les États-Unis afin de restaurer un niveau normal de discussions. C'est plus compliqué avec le gouvernement australien, qui nie qu'un incident grave s'est produit. Nous n'avons pas la même perception des évènements. Il n'est donc pas simple de reconstruire une relation.

Aujourd'hui, nous attendons des Australiens qu'ils nous disent la manière dont ils envisagent la suite de nos relations. À titre personnel, je pense que la coopération en matière de défense et dans d'autres domaines extrêmement sensibles ne peut plus se dérouler comme avant. En revanche, ce que nous faisons avec l'Australie dans le Pacifique au profit des pays insulaires va se poursuivre.

La sortie de crise pourrait intervenir lorsque les prochaines élections françaises et australiennes auront eu lieu. Cette affaire laissera des traces, c'est normal. Ce partenaire nous a trompés.

Quinze jours avant l'annonce d'Aukus, un dialogue avait lieu entre nos ministres de la défense et des affaires étrangères respectifs. Les Australiens ne nous ont rien dit. Ils ont même accepté que nous inscrivions dans le communiqué commun suivant cette rencontre l'importance de la coopération en matière de sous-marins et le fait que le programme se portait bien. C'est très étrange. Pour cette raison, nous aurons besoin de temps, et surtout d'actes de la part du gouvernement australien, pour qu'il démontre sa volonté de continuer à travailler avec nous.

Nous nous intéressons évidemment de très près à l'influence chinoise, y compris dans nos territoires. La Chine est extrêmement visible dans certains pays insulaires. Nous suivons de très près ses activités en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, tout comme à La Réunion. Nous travaillons là encore avec nos partenaires pour traiter ce défi, par la contrainte plus que par la confrontation. Notre attitude vis-à-vis de la Chine consiste à la reconnaître comme un compétiteur et un rival systémique, mais aussi comme un partenaire avec lequel nous devons continuer à nous engager. Nous en avons effectivement besoin pour traiter les sujets globaux que sont le changement climatique, la protection de la biodiversité et la recherche d'un cadre commun concernant la dette des pays les plus pauvres.

Nous devons trouver un équilibre entre la volonté de poursuivre un engagement là où c'est possible, la nécessité de nous défendre contre des ingérences et la compétition technologique, et l'importance de porter une parole dans l'Indopacifique, en proposant un modèle alternatif fondé sur le multilatéralisme et la règle de droit.

M. Jean-Mathieu Rey. - Nous continuons à travailler avec l'Australie comme avec nos autres partenaires de l'Asie-Pacifique. Nous nous concentrons sur la fonction de garde-côte et sur la réaction en cas de catastrophes naturelles, comme nous le faisons avec le Japon, la Nouvelle-Zélande ou encore l'Inde. Nous continuons à assurer ces deux piliers qui fondent notre souveraineté, notamment en partenariat avec l'Australie.

L'atout de la France réside principalement dans sa capacité à avoir un commandement sur l'ensemble de l'immense zone qu'est l'Indopacifique. Des états-majors y jouent un rôle d'intégrateur des moyens. Je rencontre physiquement mon homologue américain une fois par mois, à Hawaï ou à Tahiti. Nous avons également des contacts avec nos autres partenaires, notamment le Japon et la Chine. Quatre de mes officiers sont déployés de façon permanente en Corée, au Japon, à Hawaï et à Singapour. Cette connexion permanente constitue un atout pour l'Union européenne.

Vous évoquiez la pêche illégale et les problèmes en Guyane. À La Réunion, nous avons saisi les bateaux des pêcheurs illégaux. Nous en avons transformé certains en patrouilleurs de l'État français. Nous avons ruiné ces gens qui pillaient nos eaux. Ils sont partis piller ailleurs. Je ne connais pas le théâtre guyanais, n'ayant pas eu la chance d'y servir. La profondeur y est différente. Les espaces sont moindres. Les tapouilles brésiliennes peuvent aller se réfugier dans leurs eaux. Une réflexion pourrait être menée avec le Brésil. En tout cas, le savoir-faire de l'État en mer a montré son efficacité. Je suis confiant quant à notre capacité à faire de même en Guyane.

DEUXIÈME PARTIE : QUELLE VISION PROSPECTIVE POUR LES OUTRE-MER
DANS L'INDOPACIFIQUE ?

M. Mathieu Darnaud, président de la délégation sénatoriale à la prospective. - La seconde partie de notre table ronde, plus prospective, va donner la parole à Monsieur Hugues Eudeline, chercheur associé à l'Institut Thomas More, spécialiste de la stratégie maritime de la Chine et capitaine de vaisseau honoraire, ancien commandant de sous-marin. Il sera suivi de Madame Sarah Mohamed-Gaillard, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), spécialiste de l'histoire de l'Océanie en général et de la Nouvelle-Calédonie en particulier.

Auparavant, je donne la parole à notre collègue Teva Rohfritsch, sénateur de la Polynésie française et membre de la délégation aux outre-mer, en sa qualité de membre du Conseil national de la mer et des littoraux (CNML).

M. Teva Rohfritsch. - L'amiral Rey évoquait tout à l'heure la tyrannie des distances. C'est une réalité, mais aussi un beau défi. Le Pacifique couvre un tiers de la surface du globe. En y ajoutant l'océan Indien, nous faisons face à une immensité évidente.

La France dispose de la deuxième étendue maritime après les États-Unis, avec la première étendue sous-marine. Nous avons néanmoins encore un certain nombre de défis à relever en termes d'exploitation, d'utilisation ou de préservation de cette étendue.

Le devoir d'initiative constitue selon moi un enjeu national. Si ce sujet peut faire l'objet de débats d'initiés, la conscience maritime française mériterait d'être réveillée au-delà du littoral hexagonal. Nous l'avons vu, peu de personnes sont capables de situer la Nouvelle-Calédonie sur une carte ou d'en situer les enjeux, par exemple. Ce n'est pas un reproche, mais un constat. Tous les débats que nous pourrons mener au sein de nos deux délégations concernant les moyens à attribuer à ces problématiques me semblent intimement liés à la conscience nationale de nos concitoyens sur leur intérêt.

Le Président de la République est récemment intervenu deux fois sur cette problématique, à Marseille pour le Congrès mondial de la nature, et à Nice sous l'angle de l'économie de la mer. Nous voyons dans cette démarche de devoir d'initiative et de responsabilité une affirmation assez forte de la nécessité de se positionner sur ces enjeux marins et océaniques. C'est une première qui va nécessiter que des actes, des stratégies et des plans précis soient déployés avec des moyens budgétaires ad hoc. Ce devoir d'initiative me semble aujourd'hui partagé au plus haut niveau.

Il nous faut un cadre de réflexion sur cette prise de conscience maritime. Nous avons, dans l'enceinte du CNML, proposé un certain nombre d'actions sur les plans de l'éducation, de l'animation, de l'accès à la connaissance du grand public. Les connaissances sur les océans ne sont pas suffisamment diffusées et comprises, tant dans l'Hexagone que dans nos régions du Pacifique. Nous vivons sur et dans la mer, mais n'avons pas assez accès à la connaissance. L'Indopacifique ne doit pas être une fiction, mais un axe fort de dimension nationale. On parle beaucoup de cette zone, d'une façon qui nous rappelle la conquête spatiale. Elle semble être le théâtre d'enjeux, de nouvelles problématiques et de nouvelles stratégies. Le commun des citoyens français pourrait cependant l'assimiler à un film de science-fiction se déroulant loin de chez eux, dont ils ne connaissent que peu les enjeux. Il faut à mon avis rendre ce sujet un peu plus concret.

Nous avons en outre besoin de comprendre en quoi la Polynésie française et les habitants de chacune de ses îles sont concernés par la dimension indopacifique. Ce sont des enjeux importants, également en termes d'intégration de ces territoires dans cette stratégie. Ceux qui font la France-sur-Mer, formule qui me semble plus adaptée que « l'outre-mer », doivent être associés à ces réflexions et ces travaux.

Ensuite, il y a dans les deux bassins océaniques une excellence française qui pourrait donner corps à une diplomatie océanique. C'est une nécessité au regard des enjeux de la planète, parmi lesquels figurent les effets du réchauffement climatique, la préservation de la biodiversité, la connaissance fondamentale sur nos océans. Ce sont autant d'occasions de construire un label « Ocean French Touch » mettant en concordance les multiples filières que la France développe dans l'Hexagone et dans les outre-mer. La Polynésie française est par exemple un peu seule en matière de câbles sous-marins. Elle est compétente dans le domaine mais a besoin de l'appui du gouvernement français pour optimiser leur financement et pour être partie prenante des carrefours en train de se construire. La France l'accompagne dans ses discussions avec le Chili, mais, pour l'instant, les décisions prises ne passeront pas par nos territoires. Autre exemple, la stratégie sanitaire qui est d'actualité avec la crise du Covid. Tous les pays du Pacifique ont fermé leurs frontières faute de vaccins, de tests et d'accès à des biens médicaux, que les territoires français ont eu la chance d'obtenir du fait de leur appartenance à la République. Je pense que la France pourrait se positionner sur cet enjeu de santé mondiale.

Cette étendue mondiale est une chance, nous l'avons dit. La souveraineté place également nos eaux sous juridiction côtière. Les coordonnées géographiques de la quasi-totalité des lignes de base outre-mer ont été publiées et délimitées grâce à un travail du service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM). Il me semble important d'intégrer les collectivités ultramarines concernées dans ces discussions. Elles forment un gage supplémentaire de bon voisinage et de meilleure appréhension culturelle des usages. N'oublions pas que ces étendues et collectivités d'outre-mer sont avant tout peuplées d'habitants avec des traditions, une culture, une histoire et un ancrage. Les Polynésiens ne sont pas très éloignés des îles Cook ou Samoa, hormis leur langue. De nombreux éléments les rassemblent. La France ne se saisit pas suffisamment de cet enjeu dans le cadre de discussions régionales diplomatiques. La recherche de consensus doit primer sur le rapport de forces. Ces notions, si elles peuvent ici sembler galvaudées, prennent tout leur sens sous ces latitudes.

Je milite pour que nous puissions libérer davantage les capacités de nos collectivités à discuter et à être forces d'initiatives dans l'action régionale. La Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie sont membres à part entière du Forum des îles du Pacifique. C'est une chance. Dans le cadre des compétences dévolues à nos deux collectivités, il semble que nous pourrions aller encore plus loin, en coordination avec le ministère des affaires étrangères, de manière à libérer ces initiatives. Un maillage pourrait ainsi se développer via nos collectivités. Les initiatives privées voient également le jour. Nous avons par exemple organisé les Pacific Business Days en Polynésie, rassemblant les chambres de commerce, les organisations patronales des îles Fidji, Samoa ou Cook, et celles des territoires français. Cela a permis de créer d'autres types de relations. Ces petites économies mises bout à bout représentent beaucoup. Ces îles correspondent en outre à des voix à l'ONU.

Nous manquons peut-être d'échanges entre les bassins Indien et Pacifique. Nous parlons d'Indopacifique, mais les relations et la coopération entre ces deux océans sont rares. Si nous souhaitons donner corps à cette zone, nous pourrions éventuellement commencer par leur dédier une plateforme commune.

Ensuite, la France doit être motrice sur une approche de pêche durable. L'amiral l'a rappelé, la ZEE polynésienne est bien surveillée. Plus aucune licence de pêche n'y est octroyée à l'intérieur. Seuls les pêcheurs polynésiens y sont autorisés. Nous pouvons tout de même nous interroger sur la portée écologique de cette protection. La zone de reproduction des thons dans le Pacifique se situe autour des îles Marquises. Nous pourrions donc envisager une approche internationale sur le sujet. Les thons ignorent les limites de la ZEE. Lorsqu'ils sont bien gros et moins pêchés chez nous, ils finissent dans les filets des senneurs alentours.

Nous identifions des enjeux de surveillance mais aussi d'accompagnement, par exemple des îles Cook. Ces petits États insulaires du Pacifique, mais grands États océaniques, n'ont d'autre ressource que celle des licences de pêche qui donnent lieu à de nombreux pillages. L'objectif ultime serait-il d'autoriser ces nations à avoir des flottilles pour pêcher et exporter leurs propres poissons ? Cet enjeu majeur, demanderait beaucoup de financements mais la France pourrait porter cet axe. Ces ressources halieutiques doivent être préservées. N'oublions pas que tout autour, ce sont des filets de senneurs qui ramassent les poissons que nous ne pêchons pas. Il y a bien un enjeu de préservation des ressources au-delà de ces frontières bleues. La France peut être motrice dans une approche de pêche durable dans le Pacifique. Le gouvernement polynésien entend proposer un « mur bleu » au sein duquel seraient préservées les ressources halieutiques, à l'image du « mur vert » en Afrique.

Le One Ocean Summit annoncé par le Président de la République augure d'une prise de position forte de la France sur la question fondamentale des océans. Les collectivités ultramarines pourront accompagner cette initiative française.

La France gardienne des ressources océaniques constitue un enjeu majeur. Nous avons évoqué les moyens déployés, de surveillance ou d'intervention. Les intervenants précédents ont attesté de l'optimisation des moyens mis à leur disposition. On peut tout de même rester songeur : avec deux patrouilleurs et deux bâtiments de soutien pour un tiers de la surface du globe, on pourrait sans doute améliorer cela.

Vous connaissez la promiscuité des États océaniques du Pacifique et la relativité qu'il y a à vouloir gérer de manière isolée et exemplaire la préservation des ressources si, à côté, il y a des dérives, du pillage. C'est un enjeu majeur, à l'échelle des causes mondiales que nous défendons.

Enfin, j'évoquerais la stratégie France 2030 : Les fonds marins - aller plus loin dans la recherche, connaître avant de décider, fixée par le Président de la République et qui semble réunir l'opinion dans ce domaine. Certains veulent s'arrêter à la connaissance, d'autres souhaitent aller plus loin. J'ai l'honneur d'être à l'initiative d'une mission d'information lancée par le Sénat sur cette stratégie. Il est nécessaire que le Parlement puisse regarder de plus près ses enjeux, la place de la France dans cet échiquier mondial, dans cette conquête des métaux précieux. Il faut aussi s'intéresser aux enjeux pour les collectivités d'outre-mer. La Polynésie française avait initié, il y a trois ans, une démarche d'inventaire des ressources minérales des fonds marins, pour identifier ce que l'on entend par « richesse des fonds marins ». Les enjeux sont différents selon l'état des stocks terrestres et les capacités à les observer puis les exploiter, à 6 000 mètres de profondeur le cas échéant.

La Polynésie française est compétente en la matière, pour les préserver ou les exploiter. France 2030 affirme une souveraineté nationale afin de positionner ses collectivités ultramarines aux avant-postes, mais aussi comme des lieux de développement des technologies qui seront nécessaires à cette exploration des fonds marins. Avoir des bâtiments pouvant descendre à 6 000 mètres pour réaliser des prélèvements et les analyser constitue un vrai défi pour l'industrie française. C'est l'occasion de développer de vrais savoir-faire nationaux. Ne pourrions-nous pas, cette fois-ci, encourager ces développements dans nos territoires, au plus près des endroits où ils seront utilisés ?

Au-delà de ce devoir d'initiative, nous identifions un devoir d'inventaire à l'échelle mondiale, ainsi qu'un engagement de durabilité. En Polynésie française, compte tenu de la biodiversité, nous n'avons pas de pétrole. Nous ne souhaitons même pas en trouver, puisque ce serait un désastre écologique. Avant de vouloir envisager une éventuelle exploitation de ces ressources minérales, nous souhaiterions d'abord en connaître la teneur, l'étendue des opportunités qu'elles présentent, les conditions de leur exploitation éventuelle et leur impact sur l'environnement.

La mission d'information du Sénat sera l'occasion de mettre en perspective, notamment dans l'Indopacifique, les opportunités que peuvent offrir nos collectivités d'outre-mer, sans oublier les TAAF où quelques gisements particuliers mériteraient d'être étudiés.

L'Indopacifique présente divers enjeux : ceux de carrefour et de coopération internationale, de savoir-faire, de diversification des économies, de surveillance des pêches, de développement d'une industrie française dans nos eaux et sur nos terres, et de construction d'un projet fédérateur pour tous les Français. Il nous faut donner du corps à cette stratégie et opérer ce réveil de la conscience maritime, sans quoi tous les débats menés au Parlement seront vains et seront vécus comme des sujets lointains, imaginés par des politiques sans changer la vie des Français. Chacun doit comprendre que si un certain nombre de ressources de notre vie quotidienne, par exemple pour le fonctionnement de nos téléphones portables, n'étaient à l'avenir plus accessibles par incapacité à en trouver dans les fonds marins, nous serions dépendants de la Chine ou des grandes puissances maîtrisant un certain nombre de ces stocks à l'échelle mondiale.

Je terminerais avec cette citation : « Il y a des portes sur la mer que l'on ouvre avec des mots. » C'est une ambition que nous partageons.

M. Hugues Eudeline, chercheur associé à l'Institut Thomas-More. - Nous ne pouvons pas, selon moi, parler de prospective dans l'Indopacifique sans évoquer la Chine, cet acteur, voire ce perturbateur principal dans la zone. Elle dispose de moyens d'action politiques, diplomatiques, militaires et scientifiques bien différents de ceux des démocraties occidentales. Elle maîtrise le temps long, en pratiquant l'analyse fine du retour d'expérience historique, en pratiquant la planification à long terme et le respect de la continuité dans la réalisation des projets. Elle part de loin et voit loin.

Pour la comprendre, nous devons prendre en compte ses spécificités. Première puissance économique mondiale au début du XIXe siècle, la Chine s'est effondrée progressivement jusqu'en 1976. Ce siècle d'humiliation est en partie lié aux étrangers, pour la plupart venus de la mer, mais surtout aux nombreuses révoltes et luttes qui ont toujours marqué son histoire plurimillénaire. Ce deuxième élément est occulté, alors que le premier, l'ingérence étrangère, nourrit un ultranationalisme exacerbé. À la mort de Mao, la part de la Chine dans le PIB mondial avait chuté de 33 % à 4,9 %. À partir de 1978, Deng Xiaoping a ouvert cette « île géopolitique » à l'économie mondiale par le commerce maritime qui alimente les zones économiques spéciales créées le long des côtes. L'émergence économique fut fulgurante. Aujourd'hui, le pays nourrit un rêve chinois qui doit en faire la première puissance mondiale en 2049. Il applique pour cela le précepte de Sir Walter Raleigh, qui écrivait au début du XVIIe siècle « Celui qui commande la mer commande le commerce. Celui qui commande le commerce commande la richesse du monde, et par conséquent, le monde lui-même ».

Pour protéger ses approches maritimes, il lui faut d'abord commander la mer de Chine et la mer Jaune, qui baignent également quatre autres puissances maritimes et économiques majeures : le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et Singapour, dont les échanges sont principalement maritimes. N'oublions pas le Vietnam, pays rapidement émergent.

La définition donnée au terme « commander » consiste ici à disposer d'une puissance dominatrice sur mer, qui permet de chasser le pavillon ennemi ou de ne le laisser apparaître que fugitivement. Pour cela, la Chine s'est dotée du garde-côte le plus important au monde, soutenu par les milices maritimes de plusieurs centaines de navires. Ces forces paramilitaires disposent d'une dizaine de bases construites dans les îles qu'elle a annexées en appliquant la méthode « du saucisson » ou « des feuilles de chou ». Elle a lentement accumulé de petites actions dont aucune ne pouvait constituer de casus belli, mais qui ont conduit à un changement stratégique majeur au fil du temps.

La Chine veut pouvoir contrôler prioritairement les routes maritimes à destination de l'Europe et de l'Afrique. C'est là qu'elle déploie principalement l'initiative de la ceinture terrestre et de la route de la soie maritime du XXIe siècle. Elle le fait en prenant le contrôle économique et opérationnel de ports marchands d'outre-mer, indispensables à l'écoulement fluide de ses flux maritimes. Ce sont autant de points de soutien logistique pour sa puissante marine de guerre. Celle-ci est équilibrée, mais encore insuffisamment préparée. Elle est aujourd'hui la première au monde en nombre d'unités et croît à un rythme inédit.

La Chine se dote aussi progressivement de grandes bases opérationnelles avancées, capables de maintenir des forces navales puissantes à proximité de points de passage obligés que sont les détroits donnant accès à l'océan Indien, aujourd'hui pivot de son commerce.

Dans l'océan Pacifique, il lui faut franchir la première ligne d'îles, à terme par la prise de Taïwan, pour avoir un accès non contraint à la route de la soie arctique, et pour gagner un espace stratégique vital. Pour cela encore, elle pratique la prédation économique en faisant tomber les micro-États dans le piège de la dette. Cela conduit parfois à des émeutes contre ses ressortissants, comme aux îles Salomon.

La Chine, qui a le temps pour elle, n'intervient que rarement par la force. Elle est aujourd'hui militairement agressive, culturellement expansionniste et économiquement conquérante. Très présente dans l'océan Indien, elle étend maintenant son emprise sur le Pacifique sud où elle cherche une base opérationnelle avancée. C'est ce qu'a longtemps été la Nouvelle-Calédonie pour les forces américaines, avec beaucoup d'efficacité.

Mme Sarah Mohamed-Gaillard, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), spécialiste de l'histoire de l'Océanie et de la politique de la France dans le Pacifique Sud. - Historienne, je travaille sur le Pacifique. Je me limiterai donc à ce seul bassin. Je prendrai pour point de départ le contexte de la sortie de la Nouvelle-Calédonie de l'accord de Nouméa. Celle-ci illustre parfaitement les intérêts de la France en Océanie, à savoir une souveraineté discutée au moment même où elle réinvestit l'importance stratégique de l'archipel dans un contexte géopolitique international mouvant.

Ce référendum devrait, selon moi, attirer l'attention sur trois éléments. D'abord, ce dossier ne peut pas se résoudre par les urnes si la réponse soumise au vote est binaire, « oui » ou « non » à la France. Ensuite, une période de transition s'est ouverte jusqu'à la fin du mois de juin 2023, visant à permettre l'élaboration d'un ou deux projets statutaires pour l'avenir de l'archipel. Plusieurs options sont possibles, mais l'élaboration d'un projet de statut fédérant une large partie de la société calédonienne, au-delà de ses clivages politiques, rendra nécessaire de l'impliquer largement dans le débat. Elle demandera vraisemblablement aux acteurs de faire une nouvelle fois preuve d'imagination politique, ce qui implique un volontarisme fort de l'ensemble des acteurs. Enfin, la campagne a davantage mis un accent inédit sur les répercussions géopolitiques du choix opéré par les Calédoniens que sur l'enjeu de décolonisation que représente l'archipel.

En Nouvelle-Calédonie comme dans l'ensemble des outre-mer, la politique intérieure de la France et ses ambitions de puissance sont étroitement mêlées. Or, les impératifs stratégiques de la seconde ne peuvent supplanter le droit des peuples à l'autodétermination, ou plus largement aux aspirations politiques locales, sans risque politique pour cette même France. Une évolution de la Nouvelle-Calédonie vers un autre statut - État associé ou association librement consentie, par exemple - pourrait être suivie par la Polynésie française, ce qui pourrait être assimilé à une fragilisation de l'ancrage océanien de la France, pesant lourdement sur son domaine maritime.

Nous pouvons toutefois inverser le regard. L'intérêt géopolitique dont la France investit les outre-mer en Indopacifique peut lui imposer de réévaluer sa politique ultramarine pour y maintenir ses intérêts. Cela pourrait l'inciter à les intégrer davantage dans le processus de décision de la République, ce qui revient à s'appuyer sur le local pour construire une stratégie globale. Évidemment, le cas de la Nouvelle-Calédonie est singulier. Il interpelle sur la façon donc la France envisage ses outre-mer, et sur la place qu'elle leur concède dans sa politique ultramarine, mais aussi dans sa stratégie indopacifique. En ne cantonnant pas ses outre-mer aux rôles d'avant-postes, mais en les pensant comme des partenaires impliqués et actifs dans l'élaboration et la concrétisation sur le terrain de la stratégie indopacifique, la France pourrait sécuriser ses intérêts politiques locaux et asseoir durablement ses ambitions globales.

Cette voie est déjà expérimentée à l'échelle régionale. Paris a déployé une intense activité diplomatique pour que la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française accèdent au statut de membres à part entière du Forum des îles du Pacifique, enceinte pourtant réservée aux États océaniens souverains.

À l'échelle régionale, les collectivités du Pacifique peuvent être des acteurs du multilatéralisme, notamment sur la question environnementale. En juillet 2015, le Groupe des Dirigeants polynésiens, auquel prend part la Polynésie française, s'est engagé à lutter contre le changement climatique, notamment en parlant d'une seule voix lors de la COP21. La signature de la déclaration de Taputapuatea, dont il faut souligner la portée régionale, a été accompagnée par la France qui préparait alors la COP21 et cherchait à intensifier le dialogue avec les États insulaires. Quelques jours avant l'ouverture de la Conférence, le président François Hollande avait d'ailleurs relancé la pratique du sommet France-Océanie afin de poursuivre le dialogue sur ces sujets avec les États océaniens.

En répondant aux priorités nationales et régionales des États insulaires, la question de l'environnement constitue un moyen de ne pas restreindre l'Indopacifique à sa seule dimension stratégique, et permet d'insister sur un enjeu commun, à savoir une meilleure intégration de l'Océanie au sein de l'immense espace que recouvre l'Indopacifique. À l'échelle du Pacifique, l'importance du dossier environnemental permet à la France d'approfondir son rôle en impulsant et en participant directement ou par l'intermédiaire de ses outre-mer à une coopération régionale. C'est dans cette perspective que peut se tenir le One Ocean Summit, initiative très bien accueillie par les membres du Forum des îles du Pacifique.

Les préoccupations environnementales, qu'il s'agisse d'initier de nouvelles dynamiques de coopération ou d'assurer la sécurité et la stabilité de la zone, peuvent être perçues comme un moyen pour la France d'asseoir son rôle d'acteur du Pacifique, et non d'acteur dans le Pacifique. Ce dossier de l'environnement constitue un élément important pour les diplomaties océaniennes. Il peut être un élément de relance de la diplomatie française dans la région. Au-delà, il participe à la création d'un narratif régional ancré dans les collectivités ultramarines, ce qui pourrait porter à l'échelle régionale un point de vue partagé par la France, et mener à une considération des outre-mer comme des partenaires acteurs et moteurs, répondant ainsi à des aspirations locales.

À l'instar des premiers pas faits sur l'environnement, la stratégie indopacifique pourrait chercher à s'appuyer davantage sur le local et à accompagner l'élaboration de ce narratif géopolitique dans les collectivités, en s'appuyant sur leur ancrage et leur insertion régionale, de manière articulée avec les impératifs globaux de la France.

L'analyse des politiques ultramarines de la France montre qu'elles sont souvent pensées par à-coups, dans des situations de crise, alors qu'elles pourraient être anticipées, surtout au moment où la France réinvestit ses outre-mer.

M. Mathieu Darnaud, président de la délégation sénatoriale à la prospective. - Nous sentons bien aujourd'hui les pressions de la Chine et sa volonté de mettre la main sur Taïwan. Dans ce contexte, comment voyez-vous l'avenir à moyen terme ? Envisagez-vous une accélération des risques à 10 ou 20 ans ?

M. Thani Mohamed Soilihi. - Souvent, j'ai froid dans le dos en entendant parler de la Chine et de sa vision impérialiste. Je me demande ce qui se passera si elle n'atteint pas ses objectifs.

M. Philippe Folliot, rapporteur. - À mon sens, c'est la notion de temps long qui différencie la politique chinoise et les nôtres. C'est le propre de ce système politique de ne pas être soumis à des échéances démocratiques et d'être ainsi dégagé de contraintes électorales. Du reste, nous pouvons dresser un parallèle entre notre situation et celle de ce pays. En mer de Chine méridionale, la Chine a adopté une stratégie de petits pas où les récifs sont pris les uns après les autres. Prise isolément, chacune des avancées ne déstabilise pas les équilibres géopolitiques régionaux. Cette « stratégie du collier de perles » a pour objectif d'installer un domaine maritime en s'appuyant sur l'existant qui sera, à un moment donné, celui que les Chinois auront construit. De notre côté, nous ne sommes pas capables d'assurer de manière effective notre souveraineté. Dans ce cadre, nous pouvons nous interroger. Si demain - je pense à Clipperton - les Mexicains, les Américains ou les Chinois prennent l'île, qu'allons-nous faire ?

On parle d'Indopacifique, terme à la mode, mais nous n'avons pas réellement de stratégie affirmée, avec des moyens, pour être une puissance régionale qui compte.

Nous devons insister sur cette notion de temps long et d'actions visant à ce que notre pays retrouve une réelle stratégie qui ne soit pas guidée par un objectif politique ou de communication du moment, mais par des enjeux et des éléments de moyen et long termes.

M. Teva Rohfritsch. - Dans le Pacifique, la Chine n'est pas perçue comme ici. Sa stratégie vis-à-vis de Taïwan est à distinguer du reste de la région. Dans l'Indopacifique, elle vient s'installer comme le bon ami, le bon financeur, celui qui participe à la mise en place d'installations sportives, à la construction de palais ou autre. Cet élan de générosité assez poussé se traduit par des financements concrets accompagnant des pays qui n'ont que peu de ressources pour affirmer leur propre identité ou exercer leur pouvoir. Les États du Pacifique ne voient pas l'arrivée de bâtiments chinois comme la volonté d'étendre une zone d'influence. C'est bien plus subtil.

En termes de réponses, nous avons évoqué l'action de l'AFD ou la surveillance de certaines ZEE, une démarche d'accompagnement de ces États du Pacifique très cartésienne, avec un filtre très européen. Il est complexe pour ces territoires dont l'administration est peu développée de monter un dossier pour l'Union européenne ou l'AFD. L'Australie joue un rôle très important dans la zone : elle y a déployé des militaires et a une action forte à l'égard des administrations de ces États indépendants. La coopération française se fait plutôt sous l'angle de grands financements, de grandes causes. L'approche de la Chine est beaucoup plus amicale, moins cadrée. Je ne dis pas que nous avons tort dans notre approche, mais nous devons nous donner les ambitions de nos moyens pour combattre l'influence chinoise. Notre analyse est trop européocentrée. La Chine se fond beaucoup plus dans le paysage. Elle avance à pas feutrés. Nos enjeux ne sont pas les mêmes. Ne nous trompons pas de combat.

Mme Victoire Jasmin. - Je voudrais aborder deux aspects et d'abord celui de la pêche. Du côté de l'Atlantique, les limites territoriales sont préjudiciables à nos pêcheurs. Ils sont confrontés à des risques naturels majeurs, mais aussi à des surcoûts. De nombreux jeunes auraient pu s'orienter vers cette voie, mais ne le peuvent pour des raisons financières. Ils ne peuvent acquérir les équipements nécessaires pour respecter les normes en vigueur. Aux limites des eaux territoriales s'ajoutent certaines préoccupations sanitaires avec le chlordécone. Il faut parfois aller très loin pour pêcher ou se rendre dans les eaux territoriales d'autres îles. Les conséquences ne sont alors pas nulles car certains pêcheurs sont faits prisonniers ou leur matériel est saisi. Dans le même temps, nos pêcheurs sont confrontés à des pêcheurs d'autres territoires, qui pillent ce qu'ils trouvent, sans véritable prise en compte de ces personnes et des difficultés qu'ils créent.

Concernant la Chine, je rejoins les propos précédents. Elle fait état d'une volonté insidieuse et préjudiciable de pénétrer sur nos territoires. Or, cette menace ne semble pas perçue comme telle. Sa présence peut sembler amicale. Par exemple, après les différents ouragans, la Dominique a bénéficié d'aides de la part de la Chine. Aujourd'hui, celle-ci met en place un aéroport international sur ce territoire. En Martinique et en Guadeloupe, de plus en plus de réseaux et de commerces de proximité chinois s'installent. Ils pénètrent le territoire de façon insidieuse. Les enjeux ne sont pas que maritimes, mais aussi aériens et terrestres. Les différentes conséquences attendues doivent être analysées. La défiance constatée à certains endroits pourrait à terme porter préjudice à l'ensemble du territoire. La France n'en sortira pas gagnante.

Mme Micheline Jacques. - Sarah Mohamed-Gaillard parlait d'une plus grande implication des populations. Nous n'avons que peu évoqué le droit coutumier. J'ai vu que des espèces normalement protégées faisaient l'objet de rites bien spécifiques, notamment dans la province sud de la Nouvelle-Calédonie où les populations souhaiteraient pouvoir les capturer de manière très ponctuelle et limitée. Ces populations ont toujours évolué en harmonie avec la nature. Dans ce cadre, quel degré de confiance pouvons-nous instaurer dans le projet d'évolution statutaire pour que ces populations puissent se sentir françaises et pour que nous puissions tenir compte de leurs coutumes ?

M. Mathieu Darnaud, président de la délégation sénatoriale à la prospective. - Je rejoins les propos de Teva Rohfritsch, avec une petite nuance. Les questions de la Chine et de Taïwan s'invitent souvent dans la vie politique de ces petits États.

Enfin, la Corée du Nord a été rapidement évoquée lors de la première table ronde. Pouvez-vous nous faire part de votre avis sur les relations que nous pourrions avoir avec cet État, qui joue un rôle spécifique ?

M. Hugues Eudeline. - De nombreux pays ont pris conscience du piège que représentent les prêts de la Chine, qui doivent être remboursés. C'est le problème principal. Les Chinois ont par exemple fourni des bateaux au Sri Lanka dans le cadre de la lutte contre les Tigres tamouls. Ils y ont construit, dans le sud où ce n'était pas nécessaire, un port en eau profonde avec une piste d'atterrissage longue. Le Sri Lanka étant dans l'incapacité de rembourser son prêt, il a cédé le port et l'aéroport avec un bail de 99 ans à la Chine. Cette pratique ressemble étrangement aux agissements anciens des Britanniques en Chine.

Certains peuples du Pacifique ont bien compris la situation. Les récentes émeutes aux îles Salomon y étaient liées. Un quartier chinois a été totalement détruit.

Ce problème de reconnaissance entre Taïwan et Pékin est extrêmement fort dans la plupart des îles. Mais la quasi-totalité d'entre elles finit par reconnaître Pékin.

Pour ce qui est de Taïwan, j'identifie deux niveaux dans les prévisions. D'abord, sur le long terme, Taïwan deviendra chinois un jour, parce que les Chinois le veulent. Ils espèrent que le gouvernement taïwanais ne votera jamais l'indépendance et que les Taïwanais reviendront dans le temps vers la Chine. Mais ce n'est absolument pas ce qui se profile aujourd'hui. Les Chinois menacent Taïwan. Le ministre taïwanais de la Défense considère qu'une attaque pourrait toucher son territoire d'ici quatre ans. Toute l'organisation de la défense taïwanaise a donc été modifiée pour se préparer à une lutte asymétrique, alors que le gouvernement espérait jusqu'à récemment disposer de moyens supérieurs lui permettant de mener une guerre classique. J'imagine une attaque qui se ferait en deux temps, en commençant par les îles qui ne sont pas concernées par l'accord de défense de Taïwan avec les États-Unis, accord qui n'implique pas une intervention militaire automatique. Mais le président Joe Biden a récemment laissé entendre que son pays pourrait intervenir.

La Corée du Nord est le seul allié réel de la Chine, bien que la Russie fasse également quelques exercices navals avec les Chinois en mer de Chine méridionale, en mer Baltique ou en Méditerranée orientale. La Corée du Nord est un pays extrêmement fermé. Le trafic maritime est assez fort pour contourner l'embargo qui n'empêche pas le pays d'avancer dans son programme militaire. Elle dispose d'un très grand nombre de sous-marins, essentiellement petits, et développe actuellement un sous-marin lanceur de missiles stratégiques d'une portée de 900 à 1 000 kilomètres selon les estimations du Japon et des États-Unis. Un essai a été réalisé très récemment.

Mme Sarah Mohamed-Gaillard. - Je souscris pleinement aux propos du sénateur Rohfritsch. Nous devons prendre en compte les cultures locales, les préoccupations et les intérêts nationaux des États insulaires, notamment dans le discours politique et diplomatique porté par les acteurs historiquement investis dans la région, dont fait partie la France. Effectivement, l'activité de la Chine est très opportuniste. Elle sait profiter du moindre manquement des autres pays. Mais au-delà, les États insulaires, et les collectivités françaises, sont pris dans le narratif de l'Indopacifique de façon quasiment acquise, sans les impliquer ni faire émerger l'importance de cette implication dans la zone.

Face à ce discours qui peut apparaître comme très vertical, celui de la République populaire de Chine est extrêmement enjôleur et amical. Le Forum des îles du Pacifique a clairement annoncé qu'il ne souhaitait pas avoir à choisir face à la diversité des acteurs diplomatiques dans la zone. Il voit la Chine comme un acteur avec lequel il est possible de discuter. Un effort politique et diplomatique, y compris de vocabulaire, me semble nécessaire dans la manière dont nous nous adressons à ces acteurs, ces partenaires de la France dans la région.

La question du degré de confiance en Nouvelle-Calédonie me paraît similaire. Le choix des mots est extrêmement important pour que les populations se sentent françaises. Les politiques doivent respecter la parole donnée. Les indépendantistes ne demandent pas une indépendance de rupture. Ils demandent de recouvrer une souveraineté pour mettre fin à une situation coloniale et négocier sur un pied d'égalité un partenariat avec la France. On peut comprendre l'inquiétude que cela peut susciter puisqu'après l'indépendance, les Calédoniens pourraient faire d'autres choix d'interdépendance que la France. Jusqu'à présent, ils parlent bien d'un partenariat avec notre pays. Les indépendantistes y sont ouverts.

Nous sommes là dans le fondement de ce dialogue politique. Quelle confiance la France accorde-t-elle à ces acteurs calédoniens, quelles que soient leurs couleurs politiques ? Quelle confiance ces acteurs peuvent-ils avoir dans la France ? Quelque chose a manqué dans ces trente années d'accord. Le dialogue n'est pas totalement établi. Nous devons prendre en compte les enjeux locaux pour avoir un discours français mieux perçu dans la zone.

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - En tant qu'occidentaux, sommes-nous incapables de nous projeter dans le temps long et d'adopter une stratégie sur plusieurs générations, comme le font les Chinois ? Ce processus est-il inéluctable, lié à un phénomène culturel ?

M. Teva Rohfritsch. - À la notion de temps long s'ajoute celle d'une diplomatie douce et économique qui donne tout son sens à la volonté de s'appuyer sur les collectivités du Pacifique pour atteindre un esprit de diffusion moins agressif ou en tout cas moins flagrant. Les compétences de nos collectivités ont été élargies. Elles n'ont pas les moyens d'avoir une politique régionale en matière économique, mais elles peuvent être supports, partenaires, vecteurs de celle-ci, avec le soutien de toute la diplomatie française. C'est peut-être ce maillon de la chaîne qui nous manque.

J'évoquais précédemment les câbles sous-marins en Polynésie française. Nous avons une vraie technicité, reconnue internationalement, dans le déploiement ainsi que dans la gestion de ces technologies. Elle pourrait être diffusée dans le Pacifique par la France, au travers de ses collectivités.

La Chine, quant à elle, dispose d'un navire-hôpital qui sillonne la mer toute l'année pour aider les populations des îles. Imaginez la réaction de ces populations qui ne voient pas un militaire chinois arriver, mais un médecin chinois, alors qu'elles ne peuvent même pas accéder au peu de structures hospitalières de leur territoire.

Enfin, combien de projets aquacoles français ou européens avons-nous à proposer à la Polynésie française ?

M. Hugues Eudeline. - La démocratie chinoise est différente de celle des pays occidentaux. Les présidents chinois poursuivent toujours les politiques de leur prédécesseur, il n'y a pas de retour en arrière. Nous ne pouvons pas rencontrer ce phénomène en Occident où le processus électoral fait se succéder des dirigeants et des partis. La Chine n'a donc pas de grande difficulté à se lancer dans le temps long.

Le président Xi Jinping a annoncé en 2011 « l'initiative de la ceinture et de la route », d'une ampleur colossale et inédite. Il savait qu'il n'aurait pas le temps de la mettre en place en dix ans, le temps de son mandat. Il a donc changé les règles et sera certainement président à vie. Je pense qu'il repartira prochainement pour un mandat de dix ans. C'est le temps qu'il faut pour avoir le soutien politique sur ce projet titanesque.

Le programme chinois d'intervention sous la mer est probablement le plus important du monde. Il est civil et militaire. Le moindre argent donné aux civils doit avoir une retombée militaire. Les Chinois ont réussi à descendre au point le plus profond des îles Marianne. Ils ont développé à cet effet de nombreux drones et sous-marins. Ils ont pour projet de créer une base sous-marine à grand fond. Les Chinois vont très loin dans ce domaine, comme dans tous les domaines. Ils engagent beaucoup de moyens, toujours avec beaucoup d'intelligence.

Enfin, les Chinois ont sorti un Livre blanc sur la route maritime arctique en 2017. Elle raccourcirait la route vers l'Europe de 30 %. Elle se fera rapidement, mais posera un problème de relations avec la Russie. La Chine a pour premier objectif d'avoir accès aux espaces maritimes partout dans le monde, tandis que la Russie rêve toujours d'avoir accès aux mers chaudes et n'y est jamais parvenue par la force. Un conflit risque de se produire entre ces deux acteurs sur ce plan-là.

M. Mathieu Darnaud, président de la délégation sénatoriale à la prospective. - Merci à tous nos invités. Je crois que cette séance de travail nous a permis de dégager des réflexions et pistes de travail particulièrement intéressantes sur un sujet d'actualité au lendemain du référendum calédonien, et d'intérêt à moyen et long terme, notamment pour la France et ses collectivités.

M. Stéphane Artano, président de la délégation sénatoriale aux outre-mer. - Merci également à tous. Cette table ronde commune a été très riche et alimentera fortement le rapport de la délégation et ses propositions sur la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale. Je vous souhaite de belles fêtes de fin d'année.