Mercredi 8 décembre 2021
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Audition de M. Vincent Labrune, président de la Ligue de football professionnel (LFP)
M. Laurent Lafon, président de la commission. - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui le président de la Ligue de football professionnel (LFP), M. Vincent Labrune, que je remercie, en votre nom, de sa présence.
La Ligue de football professionnel est une association loi de 1901 qui assure, sous l'autorité de la Fédération française de football (FFF), la gestion des activités du football professionnel en France avec notamment l'organisation du championnat de France de football de Ligue 1, ainsi que du championnat de France de deuxième division, la Ligue 2.
Je rappelle que la FFF bénéficie d'une délégation de service public pour exercer ses missions et que cette délégation fonde la légitimité du contrôle que le Parlement peut opérer sur son fonctionnement et celui de ses démembrements.
Votre audition, monsieur le président, est importante à plus d'un titre. Elle intervient à un moment clé, alors que les clubs professionnels ont été durablement affaiblis par la crise sanitaire et la défaillance du diffuseur principal qui avait été choisi, je veux parler du groupe Médiapro.
Nous souhaitons connaître l'état financier des clubs de Ligue 1 et de Ligue 2 sachant que Jean-Marc Mickeler, le président de la Direction nationale du contrôle de gestion (DNCG), qui a été entendu début octobre, avait comparé leur situation à celle d'« un patient en soins intensifs dont les variables étaient cependant stables ».
Je ne doute pas que mes collègues souhaiteront vous interroger sur la question des droits audiovisuels du football. Nous sommes conscients que vos réponses devront tenir compte des procédures en cours, mais il est également important pour le législateur de bien mesurer les difficultés que génère le processus d'attribution des droits pour éviter que de nouvelles défaillances se produisent à l'avenir.
Une des réponses sur lesquelles a travaillé la Ligue serait de créer une société commerciale pour commercialiser ces droits audiovisuels. Cette idée constituait une des propositions du rapport sur la gouvernance du football de 2017 de nos collègues Dominique Bailly, Jean-Jacques Lozach et Claude Kern.
Cette disposition a été introduite dans la proposition de loi sur la démocratisation du sport lors de son examen par l'Assemblée nationale avec une évolution de taille qui tient à la possibilité pour la Ligue d'ouvrir jusqu'à 20 % le capital de cette société.
Nous examinerons cette proposition de loi en commission le 5 janvier, puis en séance publique les 18 et 19 janvier, et je sais que notre rapporteur Michel Savin aura à coeur de vous interroger sur ce sujet.
Je termine en évoquant la question importante de la violence dans les stades, qui est redevenue un sujet tristement d'actualité. Nous sommes bien évidemment préoccupés par ce que nous voyons, et il va de soi que la perspective de discuter prochainement un texte de loi doit nous alerter sur la nécessité de renforcer l'arsenal juridique à disposition des autorités et des clubs.
M. Vincent Labrune, président de la LFP. - Merci de nous accueillir.
Nous sommes arrivés à la LFP, avec Arnaud Rouger, il y a un peu plus de 12 mois. Nous avons traversé une période inédite, avec un triple tsunami : la crise sanitaire, l'arrêt des compétitions sur décision gouvernementale et la défaillance de notre principal partenaire Médiapro. Nous essayons de trouver des solutions. Les clubs affichent 1,8 milliard d'euros de pertes depuis 2019. Ils ont procédé à environ 700 millions d'euros d'augmentation de capital. Les actionnaires ont réalisé 1 milliard d'euros d'apport en compte courant. Les actionnaires jouent leur rôle, mais le compte n'y est pas.
Nous travaillons sur la création d'une filiale commerciale. Si tout allait bien, ce ne serait pas nécessaire, mais nous devons vivre avec la réalité : nous sommes dans un marché global, celui du football européen. Nos voisins ont tous regardé cette hypothèse. Nous ne pouvions pas faire l'économie de la mettre sur la table. Si nous ne l'avions pas fait, cela nous aurait été reproché. Nous avançons. C'est une course d'obstacles. Nous prendrons une décision prochainement, dans l'intérêt général, afin de transformer nos contraintes en opportunités et permettre au football français de se réformer et de préparer le futur dans les meilleures circonstances.
M. Michel Savin. - Depuis votre arrivée à la présidence de la LFP, des évènements ont fortement bousculé la vie du football professionnel français. Dans le même temps, vous avez engagé de nombreux projets de modernisation et d'évolution. Vous avez été confronté à la défaillance de Médiapro, qui a eu un impact très fort sur le plan financier et sur le sport en général. Ainsi, la taxe Buffet a été impactée par cette défaillance. En réaction, la LFP travaille depuis plusieurs mois sur différentes mesures afin d'essayer de répondre aux enjeux économiques du football français. Vous préparez des réformes sur la diminution du nombre de clubs et le salary cap. Ces réformes permettront peut-être d'accompagner l'évolution du sport professionnel, et notamment du football.
Vous travaillez aussi sur un projet de mise en place d'une société commerciale destinée à commercialiser les droits audiovisuels. Pour cela, une disposition législative doit être adoptée dans le texte de la proposition de loi. Si tout se passe bien, le texte devrait être définitivement adopté avant la fin de la session parlementaire, fin février. Ce dispositif a été adopté par un amendement de séance déposé par un député. Nous pouvons regretter qu'aucune étude d'impact n'ait été réalisée à ce stade. Plusieurs points restent en suspens.
L'article 10 bis prévoit que les statuts de la société devront définir les décisions qui ne pourront être prises sans l'accord des associés ou actionnaires minoritaires. Quelles seront ces décisions ? Qu'est-ce qui justifie de donner un tel droit de véto à des actionnaires minoritaires possédant moins de 20 % du capital ?
Quel sera le profil des actionnaires que vous souhaitez accueillir ? Quelle sera leur nationalité ?
L'ouverture du capital à hauteur de 20 % est-elle vraiment nécessaire, alors que l'Espagne s'est limitée à 10 % ?
Quel contrôle la Ligue pourra-t-elle exercer sur le choix des actionnaires afin de s'assurer qu'ils ne présentent aucun risque ?
Enfin, que pensez-vous de l'idée de renforcer la place de la FFF en lui donnant un droit de véto tant sur les statuts de la société que sur le choix des actionnaires ?
M. Vincent Labrune. - Je vais être clair : renforcer le poids de la Fédération n'a pas de sens. Notre organisation est complexe et lourde. Nous sommes en délégation de service public. Le football professionnel français est un sport d'élite. On ne peut pas comparer des clubs qui font de l'entertainment avec le sport à l'école. Nous avons beaucoup de contraintes. Nous nous y tenons. Nous avons beaucoup de respect pour la Fédération. Nous sommes déjà contrôlés. Nous avons davantage besoin de souplesse que d'un contrôle renforcé.
On ne peut pas déconnecter le projet de société commerciale des projets globaux que nous mettons en place. Tout est lié. Le monde change, la société change, le sport change, le football change. Pour être en phase avec la société et l'évolution de droits sportifs, le football professionnel français doit changer radicalement d'approche. Lorsque l'on décide de réduire le nombre de clubs, c'est pour améliorer nos performances en coupes d'Europe. C'est également pour concentrer les talents dans moins d'équipes et avoir plus de matches premium. Le marché audiovisuel a radicalement changé ces derniers temps. Par le passé, nous pouvions commercialiser assez facilement les 10 rencontres de Ligue 1. Aujourd'hui, 2 ou 3 matches font l'essentiel de la valeur. Le ratio est de 1 à 30 entre la valeur d'un match « top ten » et la valeur d'un choix 6 à 10.
Nous entendons également sacraliser la formation à la française. Nous avons la meilleure formation du monde. Nous souhaitons porter de 3 à 5 ans le premier contrat professionnel des jeunes joueurs. Les discussions sont en cours avec le syndicat des joueurs. Nous souhaitons que ces jeunes grandissent et progressent dans notre championnat.
Nous souhaitons aussi mettre en place un changement culturel, avec une approche plus internationale. Au cours de ces dernières années, nous nous sommes concentrés sur les revenus domestiques, qui augmentaient de manière exponentielle, sans nous préoccuper d'aller capter les recettes internationales. Il s'agit d'un handicap fort par rapport à nos concurrents. Nous avons une vraie volonté de performer sur la scène européenne, à la fois pour capter les recettes versées par l'UEFA et pour permettre à la France de rayonner à l'international. Le sport en général, et le football en particulier, doivent permettre à la France de briller partout en Europe. Nous devons être performants sur la scène européenne. Mécaniquement, nous serons en situation d'augmenter nos droits internationaux et, ainsi, de créer un cercle vertueux qui nous permettra de conserver nos meilleurs talents et d'en recruter d'autres. Le spectacle n'en sera que meilleur, l'audience également, et le cycle des droits s'en trouvera relancé positivement.
À cause de Médiapro, nous avons subi une perte de 50 % de nos droits de retransmission audiovisuelle domestiques par rapport à nos principaux voisins. Rien ne justifie une telle différence. Nous avons de très grands talents. Nos clubs performent bien en coupes d'Europe. Nous devons nous accrocher pour trouver une solution. Or nous n'avons pas de temps. D'ici un à deux ans, nous avons l'impérieuse nécessité de recréer une compétition nationale attrayante et spectaculaire pour maximiser le prochain appel d'offres domestique, qui arrivera en 2023. Nous avons également l'impérieuse nécessité d'être surperformant sur la scène européenne à court terme, alors qu'une importante réforme sera mise en oeuvre par l'UEFA en 2024. Nous occupons actuellement la 5ème place au classement européen des pays. Or les 5 premiers pays auront droit à 4 places en Ligue des champions, qui est une compétition qui génère des recettes importantes. Nous ne pouvons pas sortir des 5 premiers championnats, sinon nous serons définitivement en seconde division européenne. Nous avons le meilleur football de sélection nationale, ainsi que la meilleure formation. Je ne vois pas pourquoi nous n'aurions pas l'ambition d'avoir le meilleur football de club. Cela suppose de faire entrer de l'argent frais dans les clubs à court terme.
Les pertes du football français seront encore de 600 à 800 millions d'euros cette saison. Nous ne demanderons pas cet argent à l'État, et les actionnaires ont déjà fait beaucoup d'efforts. Nous n'avons pas d'autre moyen, à court terme, que le lancement de ce projet de société commerciale. Néanmoins, nous ne voulons pas le faire pour de mauvaises raisons. Il faut que nous soyons tous d'accord. Il faut que tout le monde partage la philosophie, qui vise à assurer la pérennité et la compétitivité du football français à moyen et long terme et, à court terme, à sauver nos clubs et la filière. Si nous sommes d'accord sur cette philosophie, nous pouvons regarder le projet.
Il n'est pas question de brader nos actifs. Nous avons lancé un process avec un certain nombre de conseils. Nous aurons les premières offres indicatives la semaine prochaine. Si nous n'obtenons pas une valorisation qui répond à l'ambition de notre projet et à la place que nous souhaitons donner au football français à l'international, nous n'avancerons pas. En revanche, si la valorisation est juste et qu'elle nous permet de sauver notre système et de faire bénéficier ces fonds au monde amateur, nous nous poserons sérieusement la question d'avancer.
Nous avons reçu une soixantaine d'appels de sociétés intéressées. Nous en avons sélectionné la moitié. Parmi cette trentaine de sociétés candidates, 80 % sont des sociétés anglo-saxonnes. Elles ont pignon sur rue et réalisent déjà de nombreuses opérations en Europe occidentale et en France. Le process est très sérieux et encadré. Il n'est pas question de rééditer les erreurs du passé.
Nous avons tous les contrôles. L'idée n'est absolument pas de céder 20 %. Par contre, pour maximiser la valorisation, nous avons besoin de dire que nous pourrons céder 20 %. Limiter le pourcentage disponible n'aurait pas de sens. En revanche, nous n'avons pas la volonté de céder 20 % tout de suite. Nous sommes plus sur une dizaine de pourcent. Nous aurions 85 à 90 % des droits. Nous tiendrions compte de la volonté du partenaire, mais ce n'est pas lui qui contrôlerait.
Il s'agit d'un projet pour le football français et, au-delà, pour le sport français dans son ensemble. Nous pensons qu'il faut le faire, mais nous ne passerons pas en force.
M. Arnaud Rouger, directeur général de la LFP. - Dans le texte tel qu'il a été adopté par l'Assemblée nationale, il n'est pas prévu que la Fédération puisse bénéficier de l'apport que serait susceptible d'effectuer un investisseur potentiel. Nous souhaitons évidemment impliquer la Fédération pour l'aider. Nous avons besoin d'associer le mouvement fédéral. Nous sommes parfaitement conscients que nous avons besoin de l'aval de la Fédération puisque les statuts de la filiale commerciale devront être validés par arrêté ministériel sur avis de la Fédération. Nous ne pouvons pas faire d'importe quoi.
Il faudra également que nous modifiions les statuts de la Ligue, ce qui ne peut pas se faire sans validation de la Fédération et du ministère des sports. Nous parlons donc d'un double contrôle par rapport à la création de cette filiale. Nous sommes assez loin de l'idée selon laquelle la Ligue pourrait agir librement. D'ailleurs, nous avons des relations extrêmement étroites avec la FFF, qui suit ce projet depuis l'origine.
M. Jean-Jacques Lozach. - La création de cette société commerciale constitue la grande originalité de la future proposition de loi. Cette société commerciale concerne essentiellement le football. S'agissant du passage de 3 à 5 ans du premier contrat professionnel dans l'objectif de conserver le plus longtemps possible dans nos clubs les pépites de notre football, vous nous aurez à vos côtés.
La France est championne du monde, mais ça ne règle pas tous les problèmes, notamment ceux des clubs de Ligue 1 et de Ligue 2. Notre système économique n'est pas viable. Chaque année, hors pandémie, le déficit des clubs est de 500 à 700 millions d'euros. Les actionnaires doivent remettre au pot et les clubs se reposent sur le trading de joueurs pour combler les déficits.
Notre souhait est d'avoir un football qui soit le plus pérenne et le plus durable possible. Le législateur devrait avoir son mot à dire. De l'extérieur, nous avons l'impression d'assister à une fuite en avant. Les acteurs du football agissent comme s'ils auront toujours plus de matches, de compétitions, de recettes, de droits de retransmission audiovisuelle... Ne pensez-vous pas qu'il faille aller vers davantage de régulation et de maîtrise, voire de réglementation ? Si oui, lesquelles ?
Nous sommes très attachés aux clubs formateurs, qui perçoivent une partie des transferts des joueurs qu'ils ont formés. Avez-vous lancé une réflexion pour aider davantage ces clubs formateurs ?
Réfléchissez-vous à un système plus solidaire de répartition des droits de retransmission audiovisuelle ? En Angleterre, le rapport entre le club qui perçoit le plus et celui qui perçoit le moins est de 1,4. En France, il est de 2,9.
La gestion du football est a minima européenne. Êtes-vous prêt à vous battre pour limiter le nombre de contrats professionnels dans les clubs ? Un club de Ligue 1 utilise en moyenne 16 joueurs. Pourquoi, dès lors, en avoir 25, 30 ou 45 sous contrat ? Quel est l'intérêt de laisser de très bons joueurs sur le banc de touche pendant toute une saison ?
Enfin, la violence dans les stades a franchi un nouveau seuil avec des spectateurs qui descendent sur la pelouse pour frapper des joueurs. Nous n'avions jamais vu cela. Les autres sports ne sont peut-être pas à l'abri de ce genre de débordement. La boîte à outils juridique est-elle suffisante pour lutter contre la violence dans les stades ? Que pensez-vous de l'idée d'ajouter des photos aux fichiers des interdits de stade transmis par les préfets ? Que pensez-vous de l'idée d'utiliser des scanners corporels à l'entrée des stades ?
M. Arnaud Rouger. - Il a beaucoup été question de Médiapro, moins de ce que nous avons fait cette année en parallèle de la crise. Des réformes ont été actées ou initiées pour aller dans le sens de la régulation. Ainsi, nous avons réduit le nombre de clubs en Ligue 1. Les clubs ont accepté de passer à 18. Il en résultera un calendrier plus équilibré.
M. Vincent Labrune. - Dans le même temps, nous avons supprimé la coupe de la Ligue. Nous ne cessons de dire, depuis notre arrivée, qu'il y a trop de matches, trop de joueurs et trop de clubs. Nous sommes dans une optique de réduction du nombre de compétitions.
M. Arnaud Rouger. - La question du format de la Ligue 2, qui a souhaité se laisser un peu de temps pour réfléchir, est encore à l'ordre du jour. Il faut que la pyramide Ligue 1/Ligue 2/National soit plus cohérente, avec des critères de régulation pour les clubs de National.
Nous avons aussi lancé des travaux en matière de protection de la formation avec la limitation des effectifs sans tenir compte des joueurs formés au club. Nous travaillons sur la mise en place d'un salary cap en lien avec la DNCG. Nous sommes parfaitement conscients du besoin de régulation dont a besoin notre activité parallèlement à son développement.
M. Vincent Labrune. - Tout ce que vous dites, nous l'avons déjà fait. Le contrat de 5 ans est directement lié à la limitation des effectifs que nous sommes en train de faire valider par les dirigeants de club. L'idée consiste à plafonner les effectifs à 24 joueurs, sans comptabiliser les jeunes talents. Mécaniquement, ces derniers entreront plus facilement dans les effectifs et joueront plus. Parallèlement, nous travaillons à la mise en place d'un salary cap avec la DNCG et l'UEFA. Tous ces points de régulation font partie de notre projet global. Nous avons mis en place des groupes de travail qui se réunissent très régulièrement.
M. Arnaud Rouger. - Nous souhaitons porter la durée du premier contrat à 5 ans sous réserve d'accord collectif. Nous préparons le travail avec l'Union nationale des footballeurs professionnels (UNFP). Ce ne serait vraisemblablement pas 5 ans en une fois, mais plutôt 3 ans plus des prolongations en fonction de la participation du joueur à un certain nombre de matches.
M. Vincent Labrune. - Le coefficient de répartition que vous avez mis en avant concernant le football anglais n'est en aucun cas adaptable à la situation française. Les Anglais l'ont mis en place le jour où ils ont eu 3 milliards d'euros de revenus. Le jour où nous aurons 3 milliards d'euros de revenus, je serai tout à fait d'accord pour que tout le monde ait la même chose.
De notre point de vue, la répartition que nous avons mise en place depuis une quinzaine d'année est très solidaire. Elle a eu comme conséquence de créer un certain nombre de clubs d'un bon niveau. En revanche, nous n'avions plus de très bons clubs.
Nous n'allons pas aller vers une répartition plus solidaire au moment où nous n'avons jamais eu si peu d'argent. Je suis très favorable au ruissellement et à la solidarité lorsque tout va bien. En période de crise, nous n'avons qu'une priorité : sauver nos locomotives coûte que coûte. Sinon, nous n'aurons plus de championnat, donc plus de recettes. C'est cela la réalité.
M. Arnaud Rouger. - Les problématiques de sécurité dans le football sont un sujet récurrent, avec une gravité plus ou moins importante. Les intrusions sur le terrain sont extrêmement rares. Nous avons écrit aux ministères de la justice, de l'intérieur et des sports dès que nous avons vu comment la saison démarrait pour leur expliquer que nous avions besoin du Gouvernement. Seule, la Ligue ne peut pas régler le problème de sécurité dans les stades. Nous avons été entendus. Un cycle de réunions a été initié. Ces travaux doivent se conclure la semaine prochaine.
M. Jean-Raymond Hugonet. - Nous ne pouvons pas nier le souci d'adaptation aux réalités du marché et le fait qu'il faille sauver des locomotives.
Que faudrait-il modifier dans le processus d'attribution des droits audiovisuels pour augmenter les garanties présentées par les candidats et éviter une défaillance du type Médiapro ?
Êtes-vous favorable à un allongement de la durée des droits de retransmission audiovisuelle au-delà de 4 ans ? Quels en seraient les avantages ? Quelle est la durée moyenne des droits dans les grands championnats européens ?
Ne pensez-vous pas que le contrat de 5 ans, dont nous comprenons la logique, même s'il représente une forme de contrainte, pourrait avoir un pendant fiscal ?
M. David Assouline. - Cela n'a plus de sens que des joueurs, aussi talentueux soient-ils, puissent être payés autant qu'ils le sont. Cela détruit tous les repères que nous essayons de construire dans la société pour les jeunes. La violence dans les stades est liée à cette perte de sens. Vous en arrivez à avoir cette stratégie consistant à « sauver les locomotives ». Cela me fait penser au ruissellement du Président de la République.
Quelle est la valeur du championnat français par rapport au championnat anglais ? N'importe quel match du championnat britannique offre un grand spectacle. Par comparaison, le championnat français devient moyen, voire médiocre, lorsque ce ne sont pas les locomotives qui jouent. Il faut tirer vers le haut l'ensemble des clubs, pour le bien des locomotives. Par exemple, les matches du championnat de France ne préparent pas les joueurs du PSG au très haut niveau qu'est la Ligue des Champions. La stratégie ne peut donc pas reposer que sur les locomotives.
La catastrophe Médiapro pouvait se prévoir. Souvenons-nous d'Orange. Lorsque la boussole est tournée vers le plus offrant et le plus merveilleux, on aboutit à ce type de catastrophe. Il pourra y en avoir d'autres.
Le football est un sport très populaire. Or il faut payer pour le voir. Dans le même temps, les joueurs reçoivent des salaires phénoménaux. Cela ne peut pas durer. Cette réflexion se développe dans d'autres pays, par exemple l'Espagne.
M. Michel Laugier. - Les clubs sont-ils prêts, sur le plan matériel, à faire face à la nouvelle crise sanitaire qui s'annonce ? Sont-ils prêts à une nouvelle diminution des recettes ?
Dans les grands clubs étrangers, beaucoup d'anciens joueurs font partie des équipes dirigeantes. C'est moins le cas en France. Comment l'expliquez-vous ?
Enfin, comment expliquez-vous qu'il ait fallu autant de temps, et une loi, pour qu'il n'y ait plus de match le 5 mai en France ? Pourquoi les instances n'ont-elles pas pris leurs responsabilités ?
M. Jérémy Bacchi. - La violence dans les stades n'est effectivement pas un fait nouveau, mais je n'ai pas souvenir d'une telle multiplication de faits graves sur 3 ou 4 mois de compétition. Le rapport de Rudy Buquet, qui était l'arbitre d'OL-OM, pose de nouvelles questions. Est-il vrai que la Ligue privilégiait une reprise du match, alors que l'arbitre était très hésitant ? Il avait tout de même dû faire procéder à une annonce dans le stade dès la 2ème minute du match. Les propos qu'a tenus le président Aulas après ce match et ces derniers jours sont de nature à hystériser encore plus le débat, avec le risque que nous soyons à nouveau confrontés à des débordements dans les prochains mois.
Ne pensez-vous pas que les décisions qu'a prises la commission de discipline de la LFP suite aux incidents du match Nice-OM ont créé une forme de jurisprudence très dangereuse pour la suite ?
Enfin, qu'en est-il du retour des fumigènes dans les stades ? Des expériences ont été menées. Avez-vous un retour ? De plus en plus de tribunes ferment pour utilisation de fumigènes, alors que cela n'avait pas provoqué de débordement. Les fumigènes participent du spectacle et du sport populaire qu'est le football.
M. Vincent Labrune. - Il y a une quinzaine d'années, il y a eu des morts autour des stades. Le stade de football est le reflet de l'état de la société. La société française est malade, inquiète et angoissée. Elle se divise. Elle est un peu folle. Le football français n'est pas responsable de la folie des gens. Pouvons-nous prendre des mesures plus adaptées et plus fortes ? Je vous entends. La commission de discipline a-t-elle pris une décision de référence après Nice-OM ? Je ne suis pas le mieux placé pour en parler car notre arsenal de sanctions est très limité. Il n'est que sportif, alors que nous sommes confrontés à des problèmes de violence individuelle.
M. Arnaud Rouger. - Les problèmes de sécurité étaient d'un niveau très élevé en 2010. Des mesures législatives ont été prises par la suite (interdictions de stades, création de la DNLH). Ces problématiques sont prises en compte de façon très sérieuse au niveau de la Ligue, dont le pouvoir est uniquement disciplinaire vis-à-vis des clubs. Nous ne pouvons pas aller au-delà de ces sanctions. S'agissant des décisions de la commission de discipline, nous avons un devoir de réserve absolu. Concernant le match Lyon-OM, je vous renvoie au communiqué que nous avons fait le soir même sur les conditions d'arrêt de la rencontre. Les travaux que nous conduisons avec les ministères de l'intérieur, des sports et de la justice doivent permettre de clarifier les conditions dans lesquelles la cellule de crise se réunit et prend ses décisions.
Il ne nous appartient pas de commenter les propos du préfet du Rhône, de Jean-Michel Aulas ou de l'OM. En revanche, ces incidents ont masqué un travail de longue haleine qui est mené depuis la création de l'instance nationale du supportérisme. Je pense aux tribunes debout, qui ont été remises en place de manière expérimentale dans un certain nombre de clubs. Je pense également à l'utilisation encadrée de fumigènes. Ces expérimentations sont menées de manière extrêmement précise, sur la base d'un cahier des charges auquel les clubs doivent répondre. Une expérience d'utilisation de fumigènes a été menée à Toulouse en début de saison, puis à Clermont plus récemment. Elles se sont très bien déroulées.
Au-delà des sanctions disciplinaires que la commission peut prononcer, nous sommes au soutien de tout ce qui peut se passer en matière de sanctions individuelles. Dès lors que des individus ont été identifiés, nous nous portons systématiquement partie civile pour que des poursuites individuelles soient engagées.
La question de l'allongement des interdictions judiciaires de stade peut se poser dans le cadre de la proposition de loi, sachant que la durée maximale de 5 ans est rarement atteinte.
Concernant la situation sanitaire, tous les clubs professionnels ont mené un travail exemplaire depuis le début de la crise. Ils ont mis en place des commissions médicales composées d'experts afin de suivre au plus près l'évolution de la pandémie. Nous nous sommes systématiquement adaptés aux recommandations gouvernementales. Je pense notamment au port du masque. Les clubs sont parfaitement organisés. Nous sommes prêts sur le plan opérationnel. En revanche, nous ne le sommes pas sur le plan économique. Les jauges seraient un désastre, alors que la situation des clubs est déjà extrêmement tendue. Les clubs sont parfaitement staffés pour tester les joueurs. Ces derniers sont vaccinés à 95 %, tandis que les staffs sont totalement vaccinés.
La fiscalité qui s'applique aux salaires des joueurs est évidemment un sujet important. Les charges sociales d'un club moyen de Ligue 1 équivalent aux charges sociales de tous les clubs de Bundesliga. Les charges sociales sont un élément important pour lutter au plan européen, même si nous n'avons pas de demande à ce titre dans le cadre de la proposition de loi.
Enfin, nous sommes favorables à un allongement de la durée des droits audiovisuels pour permettre aux opérateurs de sécuriser leur position.
M. Vincent Labrune. - Cette possibilité est intéressante lorsque le marché est mature, mais pas à court terme ; nous partons de trop bas.
Il est assez paradoxal de dénoncer l'argent dans le football et de citer en exemple le championnat anglais pour la qualité de ses 20 équipes, qui sont les 20 plus grosses masses salariales possibles et imaginables. Nous sommes dans le monde de l'entertainment et du spectacle, comme le cinéma. Les clubs anglais reçoivent 200 millions d'euros de droits de retransmission audiovisuelle. C'est parce qu'ils ont beaucoup d'argent et qu'ils peuvent verser de très gros salaires qu'ils ont ce spectacle. Nous ne pouvons pas le faire en France sans les revenus adéquats.
M. Bruno Retailleau. - Quelle est l'audience des matches diffusés par Amazon ? Combien cette plate-forme a-t-elle gagné d'abonnés ?
Mme Sylvie Robert. - Je n'arrive pas à partager le postulat de base selon lequel il y aurait trop de matches et trop de clubs, et que cela nuirait à l'attractivité. Ne risquons-nous pas d'aboutir à une sorte de ligue fermée ?
Par ailleurs, que pensez-vous des modes de consommation des jeunes ? Avez-vous entamé une réflexion sur l'empreinte environnementale du football ?
Mme Annick Billon. - Avez-vous entamé une réflexion sur l'avenir du football féminin professionnel ? Comment ce football a-t-il résisté à la crise par rapport au football masculin ? Est-il envisageable de faire converger le football masculin et le football féminin vers un système commun ?
M. Olivier Paccaud. - Certains clubs ne seraient-ils pas trop indulgents à l'égard de leurs associations de supporters ? Si certains débordements ont lieu, n'est-ce pas parce que nous avons été trop laxistes ? Les Anglais sont allés beaucoup plus loin que nous pour régler leurs problèmes, qui étaient plus graves que les nôtres. Sportivement, qu'est-ce qui ne va pas dans le football français par comparaison avec les clubs anglais ?
M. Vincent Labrune. - Nous n'avons pas les mêmes revenus. Les clubs anglais ont 50 joueurs et 4 milliards d'euros de revenus.
M. Olivier Paccaud. - Que pensez-vous du projet de Superligue européenne, qui ressort régulièrement ?
M. Jacques Grosperrin. - Quelles sont les conséquences pour les clubs de la nouvelle situation des droits de retransmission audiovisuelle ?
Certes, le football est le reflet de la société, mais il n'est pas que cela. Nous ne voyons pas les mêmes débordements dans le rugby ou d'autres sports. Les incidents se multiplient, et les réactions de la famille du football sont pour le moins contradictoires. Vous avez insisté sur les moyens limités dont vous disposez. Vous avez appelé à une grande concertation. La Ligue n'a-t-elle pas besoin d'une remise en ordre en interne ?
Enfin, quelles sont les attentes de la Ligue vis-à-vis des pouvoirs publics ?
M. Stéphane Piednoir. - Le football a évidemment besoin de locomotives. Ce sont ces équipes qui suscitent de l'enthousiasme et qui remplissent les stades, y compris ceux des plus petits clubs. Le football a cette capacité à faire venir les classes populaires au stade. Personne ne reproche à un film d'avoir une star à son casting. Cela contribue à la notoriété du film. En revanche, il y a peut-être une réflexion à avoir sur la répartition des entrées payantes.
Je regrette l'absence de fidélité à l'opérateur historique Canal +, qui a sauvé le football français l'an dernier et n'a pas été récompensé à sa juste valeur.
Il faut évidemment agir contre le hooliganisme, et sans doute durcir les sanctions et la manière de contrôler les hooligans. Il existe également un problème d'éducation. Ce qui se passe sur le terrain se ressent dans le public. Comment casser l'indiscipline des joueurs ? Dans le rugby ou le handball, les joueurs reculent lorsqu'ils contestent une décision. Dans le football, certains joueurs contestent chaque décision.
M. Bernard Fialaire. - Je ne crois pas que le football soit à l'image de la société. Il en est la caricature. Il exacerbe certains travers. Nous ne pouvons même plus emmener nos enfants aux matches. Nous ne pouvons pas laisser perdurer une telle image.
M. Vincent Labrune. - Vous avez tout à fait raison sur ce dernier point. Nous avons un devoir d'exemplarité absolu. L'image que nous donnons n'est pas la meilleure. Nous avons besoin de faire le maximum pour que les familles puissent se rendre au stade. À titre personnel, je suis pour la tolérance zéro.
M. Thomas Dossus. - J'ai bien compris l'intérêt d'une rentrée immédiate de cash pour sauver le football. Néanmoins, la période ne me semble pas très propice pour lancer la société commerciale. Quelle sera la valorisation d'un football français qui est à terre ? Quels types de fonds seront intéressés pour investir ?
L'évolution des tarifs d'abonnement est assez exceptionnelle. Le championnat de France devient de moins en moins accessible, ce qui est un problème pour un sport aussi populaire. Envisagez-vous de mettre en place un plafond pour les abonnements ?
Avez-vous vraiment envisagé de délocaliser des matches de championnat en Chine ? Est-ce sérieux ? Cela me paraît complètement hors sol vis-à-vis des problématiques climatiques. À ce propos, il est inconcevable que des équipes se déplacent en avion pour effectuer des trajets très courts.
M. Vincent Labrune. - Nous sommes une start-up. Nous essayons de lever des fonds. Nous serons peut-être déçus. Ce n'est évidemment pas le meilleur moment pour mener le projet de société commerciale, mais nous n'avons pas le choix. Nous jouons notre avenir de long terme dans les 18 mois qui viennent. Nous verrons ce qu'il en ressortira. Personne ne pourra nous reprocher de ne pas avoir fait l'exercice.
Nous ne sommes pas en situation de communiquer quelque chiffre que ce soit concernant les abonnés d'Amazon et l'audience des matches. Je peux simplement vous dire qu'ils sont très contents, et nous aussi.
M. Arnaud Rouger. - L'empreinte carbone d'un match est surtout liée aux déplacements de supporters. C'est tout le travail qui est mené, au niveau local, sur les modalités de déplacement pour se rendre au stade. Parallèlement, les problématiques de fongicide sont intégrées dans l'entretien des sols sportifs. Nous prenons en compte ces questions. Le point délicat concerne les déplacements des équipes. Les clubs s'en occupent depuis de nombreuses années. Un certain nombre de clubs ont été labellisés.
M. Vincent Labrune. - Le football professionnel français est trop dépendant de ses droits de retransmission audiovisuelle domestiques. Or le marché est contraint puisqu'il est dominé par un acteur qui a pour objectif de faire baisser les prix. Nous devons absolument chercher de nouvelles sources de revenus à l'international, notamment sur la scène européenne.
M. Arnaud Rouger. - Nous regardons les performances des pays qui sont devant nous au classement UEFA, mais nous regardons également les performances des pays qui nous talonnent. Ces pays ont des championnats plus resserrés. Leurs clubs jouent moins de matches, ce qui leur permet d'être performants au niveau européen.
Le football féminin relève de la Fédération. Nous n'avons pas d'éléments de réponse sur le sujet. Beaucoup d'équipes féminines se trouvent au sein de clubs professionnels masculins. Elles ont traversé la crise avec les mêmes dispositifs sanitaires.
Nous ne pouvons pas vous répondre concernant Canal + compte tenu des contentieux qui sont en cours.
Enfin, nous n'avons pas les mains sur l'évolution des règles d'arbitrage. Cela ne nous empêche pas de réfléchir à un certain nombre de propositions, notamment pour limiter les contestations. Nous avons constitué un groupe de travail sur le sujet.
M. Vincent Labrune. - Nous pourrions parler de la compétitivité européenne de nos clubs pendant des années. Nous avons notre part de responsabilité. Notre approche est très française. Les clubs portugais ont considéré que les compétitions européennes étaient prioritaires parce qu'elles génèrent des revenus importants.
Nous avons un problème de fiscalité, qui nous fait partir avec un boulet au pied par rapport à d'autres pays. Nous avons aussi un problème de répartition. La solidarité ne peut pas se faire au détriment des locomotives qui doivent performer au niveau européen afin d'y capter les recettes qu'elles pourront ensuite investir dans le championnat national. Enfin, nous avons un sujet d'actionnariat. Nos actionnaires sont de bons gestionnaires. Ils attendent de connaître le montant des droits de retransmission audiovisuelle pour décider de leurs investissements. Nous souhaitons changer de mentalité.
M. Michel Savin. - Le sujet de la violence peut être intégré dans la proposition de loi. Les enjeux sont importants. La sécurité des joueurs, des entraîneurs et des arbitres est engagée. Nous ne pouvons pas accepter que des joueurs tirent un corner sous la protection des CRS. Le risque est aussi que le public familial ne se rende plus au stade. Les seules sanctions ne peuvent pas être de fermer les tribunes car cela fait perdre des recettes aux clubs.
Toutes les personnes qui ont été sanctionnées doivent-elles pointer dans un commissariat ? Si la réponse est non, comment ces personnes sont-elles contrôlées ? Que pensez-vous de l'idée d'ajouter des photos aux fichiers d'interdits de stade ? La France a 500 interdits de stade, quand l'Allemagne en a 6 000 et l'Angleterre 10 000. C'est bien la preuve qu'un effort doit être fait au niveau des sanctions individuelles.
M. Arnaud Rouger. - Nous sommes favorables à un fichier mieux centralisé, avec des photos. Aujourd'hui, lorsqu'un club en reçoit un autre, il connaît ses interdits de stades, mais il ne connaît pas ceux du club visiteur.
Il est important qu'une obligation de pointage soit associée aux interdictions de stade, sinon ces dernières n'ont pas de sens. La clarification de ce dispositif est très importante. L'État en a pleinement conscience. Cette obligation de pointage ne peut pas s'appliquer aux interdictions « commerciales » de stade. L'ensemble des clubs de Ligue 1 et de Ligue 2 en ont prononcé environ 300.
Enfin, nous n'avons pas 500 interdits de stade actuellement, loin de là. Beaucoup des interdictions qui avaient été prononcées avant la crise sanitaire ont été purgées pendant cette période.
M. Laurent Lafon, président de la commission. - Merci messieurs. Nous serons attentifs aux résultats du groupe de travail. Nous aurons à nous prononcer sur la proposition de loi courant janvier.
La réunion est close à 11 heures.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Réforme de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche - Audition de Mme Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques
La réunion est ouverte à 16 h 25.
M. Laurent Lafon, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir pour la première fois au sein de notre commission Mme Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques.
Madame la ministre, je vous remercie d'avoir répondu favorablement à notre invitation et de prendre le temps de venir évoquer aujourd'hui devant nous les modalités pratiques de la réforme de la haute fonction publique souhaitée par le Président de la République. Cette audition tombe à point nommé : moins d'un mois après son examen par le Conseil supérieur de la fonction publique, le décret relatif à la création du tout nouveau corps des administrateurs de l'État a été publié mercredi dernier au Journal officiel. Afin de « décloisonner l'administration » et de « faciliter les mobilités », ce texte prévoit notamment la mise en extinction, à compter du 1er janvier 2023, de l'ensemble des corps d'inspections générales et de contrôle, dont celui de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGESR), trois secteurs auxquels l'ensemble des membres de cette commission sont particulièrement attachés. Sans surprise, madame la ministre, la mesure n'a pas manqué de faire réagir. Certains ont ironisé sur cette mise en extinction, deux ans à peine après une première réforme d'ampleur, tendant à regrouper l'inspection générale de l'éducation nationale (IGEN), l'inspection générale de l'administration de l'éducation nationale et de la recherche (IGAENR), l'inspection générale de la jeunesse et des sports (IGJS) et l'inspection générale des bibliothèques (IGB) ; d'autres ont exprimé publiquement leurs inquiétudes, dénonçant, par le biais de la « fonctionnalisation » ainsi envisagée, la mise au pas d'un corps que le Gouvernement chercherait à priver d'indépendance et de légitimité. Nous attendons aujourd'hui des réponses à ces inquiétudes légitimes, madame la ministre. Nous sommes particulièrement intéressés par la philosophie de la réforme, mais aussi par le sort réservé aux inspecteurs déjà en fonction ,par les conditions de recrutement des futurs inspecteurs et par la nature des règles qui permettront, à vos yeux, de garantir leur expertise et leur indépendance.
À l'issue de votre propos liminaire, je donnerai la parole aux membres de la commission qui souhaiteront vous poser des questions pour un échange que nous espérons le plus vivant possible.
Mme Amélie de Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publiques. - Je suis ravie d'être auditionnée par votre commission pour évoquer le volet « ressources humaines » de la réforme de la haute fonction publique, en particulier les inspections. Je tiens d'abord à dire qu'il s'agit d'une petite révolution de la formation de nos hauts fonctionnaires et de la manière dont leurs carrières se dérouleront. Cette réforme est avant tout une réforme de l'État, préalable indispensable à la réforme de la France : transformer l'État, c'est rendre possibles les transformations de notre pays.
Je reviendrai ensuite sur la promotion de l'égalité des chances au coeur de la haute fonction publique, qui doit permettre à la jeunesse de s'y engager davantage.
Dans son ambition globale, cette réforme n'est pas celle des 500 personnes nommées en conseil des ministres ; son périmètre se veut beaucoup plus large, puisqu'elle concerne les plus de 12 000 cadres supérieurs et dirigeants en poste en administration centrale, déconcentrée, ou auprès d'opérateurs publics. Notre premier objectif consiste à tourner résolument notre administration vers les Français, en transformant profondément leur formation, leur recrutement et leurs carrières, et en créant une nouvelle génération de hauts fonctionnaires exerçant d'abord des missions opérationnelles, moins tournées vers l'élaboration d'une norme déconnectée des réalités concrètes de notre pays.
Il s'agit ensuite de réaffirmer l'attractivité de notre haute fonction publique en faisant évoluer ses modalités de recrutement, en favorisant notamment la promotion interne, en tenant compte, aussi, des aspirations individuelles de nos cadres. Le but est ainsi de passer d'une logique de corps à une logique de métiers et d'emploi et de casser la rigidité qui existe trop souvent entre les ministères. Trop de carrières se déroulent encore au sein d'un même ministère.
La création de l'Institut national du service public (INSP), la semaine dernière en conseil des ministres, marque une étape essentielle de cette réforme. Cet institut, qui sera installé au 1er janvier prochain, et dont la directrice sera Mme Maryvonne Le Brignonen, a vocation à être un outil essentiel pour que l'action publique soit à la hauteur des enjeux du XXIe siècle. Pour former nos hauts fonctionnaires, il faut sortir de l'idée que la formation, ce n'est que de l'économie, du droit et des finances publiques. Les futurs cadres publics doivent être formés à l'écologie, aux sciences humaines, à la démographie, pour mieux répondre, demain, aux préoccupations de nos concitoyens. L'INSP vient directement tirer les leçons de la crise sanitaire et, plus largement, des grands défis du XXIe siècle face auxquels nous devons impérativement briser les silos entre les acteurs et prouver aux Français que nos hauts fonctionnaires savent travailler ensemble. Tel est le sens du tronc commun que nous mettrons en place dès le mois de janvier 2022 et dont bénéficieront plus de 1 000 fonctionnaires par an, qu'ils soient magistrats, administrateurs territoriaux, administrateurs d'établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), officiers de gendarmerie ou futurs préfets. Pour aborder ensemble le XXIe siècle, ces personnes auront des références communes, aussi essentielles que la transition écologique, la transition numérique, le rapport à la science, les enjeux d'inégalité ou les valeurs de la République. Ils acquerront aussi des méthodes communes pour la conduite des changements et la gestion de crise.
L'INSP répond également au constat selon lequel, jusqu'alors, la France était l'un des seuls pays au monde où les décideurs publics et les chercheurs ne se parlaient pas, ou peu. Nous souhaitons que l'institut oeuvre à l'interface entre le monde de la décision publique et celui de la recherche. Il financera des projets de recherche, il accueillera un corps de professeurs permanents, ce qui n'était pas le cas de l'École nationale d'administration (ENA), il nouera des partenariats avec des institutions et universités de premier plan. L'objectif est que les élèves puissent s'imprégner de la culture d'humilité et de rigueur propre à la recherche. C'est un axe cardinal de notre réforme. Pour être un haut fonctionnaire du XXIe siècle, il faut être en prise directe avec les enjeux de notre société. Il importe de voir aussi comment les chercheurs, dans certains domaines où il y a de l'incertitude, pensent différents scénarios. Il est indispensable de s'appuyer sur une équipe pédagogique qui ne soit pas seulement constituée de hauts fonctionnaires, afin d'éviter tout mimétisme ou conformisme résultant d'une pratique répétitive plutôt que d'une recherche prospective.
La deuxième grande mission de l'INSP consistera à assurer un rôle central dans la formation continue. L'éducation d'une personne ne s'achève pas à 25 ans ; or la formation continue était - le consensus est assez large à ce sujet et bien mis en avant par le rapport Bassères dont je salue la qualité - un parent pauvre de l'action publique. Elle est pourtant indispensable dans un contexte de ruptures technologiques et d'évolution des modes d'action, de concertation, de bonne administration, en somme. J'ai ainsi souhaité que l'INSP devienne la tête de réseau des organismes publics de formation continue, afin que des formations de qualité, individualisées et insérées dans des parcours de carrière, puissent être dispensées.
Troisième objectif de la réforme, nous établissons un lien très fort entre la formation et la gestion des carrières. La délégation interministérielle à l'encadrement supérieur de l'État (Diese), sorte de direction des ressources humaines de l'État, sera créée au début de 2022, avec à sa tête Mme Émilie Piette. Sous l'autorité du Premier ministre, elle aura pour fonction de constituer un vivier de talents et de mettre en oeuvre un suivi individuel qui permettra à chacun de faire valoir ses besoins de mobilité. Ces deux institutions contribueront à attirer et à fidéliser de nouveaux cadres au service de l'État. C'est ainsi une logique d'accompagnement renforcé qui est mise en oeuvre au service des cadres supérieurs et dirigeants de l'État, répondant à une demande forte de leur part ainsi qu'aux besoins de compétences exprimés par les ministères. Cet accompagnement est le pendant de l'ouverture et de la mobilité pour des cadres libres de construire leur carrière hors des logiques de placement par les corps et de parcours très rigides.
Le corps des administrateurs de l'État, dont le décret a été publié la semaine dernière, reprend les bases de la vision développée par le général de Gaulle et Michel Debré en 1945, à savoir celle d'un corps d'administrateurs unique et interministériel pour reconstruire la France. En nous en inspirant, nous recréons un corps dans lequel se fondront les seize corps existants et où entreront, à partir du 1er janvier 2023, tous les élèves qui sortent de l'INSP et tous ceux des quatorze corps à qui on donne un droit d'option, notamment les inspections générales. L'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGESR), qui regroupe 300 personnes, et l'inspection générale des affaires culturelles (IGAC), qui compte vingt-huit agents, seront bien sûr concernées. Je sais que votre commission est particulièrement attentive à la bonne exécution de leurs missions et je partage cette attention. Je tiens à être extrêmement claire : cette réforme ne remet aucunement en cause le rôle, les missions et l'existence de ces inspections. Ce qui change, c'est leur recrutement, et donc le statut des hommes et des femmes qui y oeuvrent. Il s'agit d'attirer de l'expertise dans les missions qu'ils exercent, de s'assurer de leurs compétences, de développer la formation et de garantir leur indépendance. Celle-ci a été encadrée par l'ordonnance du 2 juin 2021, de sorte qu'elle est actée par la loi.
Pour organiser le recrutement, pour répondre aux enjeux de formation, et pour garantir l'indépendance de ceux qui travaillent dans les inspections, tout comme cela a été fait pour les préfets et les diplomates, nous avons travaillé à un statut d'emploi. Être membre d'une inspection ne sera plus un métier à vie. Il ne s'agit pas pour autant d'une remise en cause, car, de toute façon, on ne peut pas rester inspecteur à vie. On pourra donc quitter l'inspection pour exercer des fonctions opérationnelles, avant d'y revenir. Il est en effet essentiel que l'ensemble des cadres publics puissent exercer au cours de leur carrière des fonctions opérationnelles. À la sortie de l'INSP, tous les élèves commenceront leur carrière à des postes privilégiant la mise en oeuvre des politiques publiques. Ces postes sont souvent déconcentrés, mais pas forcément à 700 kilomètres de Paris. Chacun doit avoir exercé ce type de mission avant d'être amené à prendre des décisions dans la sphère publique.
Dans le cas spécifique des inspections de l'éducation et des affaires culturelles, nous souhaitons encourager l'arrivée de cadres plus jeunes pour exercer ces missions et valoriser, à l'inverse, l'expérience des inspecteurs pour que ceux-ci puissent se projeter vers des postes opérationnels en centrale, dans les régions, au sein de leur périmètre ministériel d'origine, mais surtout au-delà. Leur grande compétence est ainsi appelée à irriguer d'autres ministères. De manière concrète, cette année, deux élèves de l'ENA ont choisi, parmi les postes offerts, d'aller en rectorat, ce qui est inédit. C'est un choix que je salue et qui montre bien l'envie des jeunes hauts fonctionnaires d'aller exercer des missions de terrain.
Cette audition est aussi l'occasion pour moi d'insister sur la promotion de l'égalité des chances, car cette réforme n'aurait aucun sens si l'on ne s'assurait pas que la fonction publique continue d'attirer les jeunes. Pour créer de l'attractivité, il faut d'abord remettre en marche le moteur de l'ascenseur social, sur le fondement de l'article VI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, à savoir que l'emploi public est ouvert à tous selon les seuls mérites et talents, sans monopole territorial, social ou géographique pour ceux qui voudraient servir leur pays.
C'est la finalité du programme « Talents du service public », qui permet d'insérer les écoles de service public dans les cordées de la réussite. Leurs élèves, tout comme ceux des écoles d'ingénieurs, des écoles de commerce ou des universités, vont dans les collèges et les lycées des quartiers prioritaires de la ville pour évoquer leur métier.
En outre, nous avons ouvert 74 classes préparatoires « Talents du service public », soit deux par région, partout en France, de Tarbes à Roubaix en passant par Évry, Cergy et Agen. Quelque 1 700 jeunes y sont inscrits depuis le mois de septembre dernier, dont la moitié sont des femmes, contre un tiers seulement dans les classes préparatoires classiques. Dans cette catégorie de la population, les mécanismes d'autocensure territoriaux sont particulièrement puissants. Se trouver dans une telle classe, c'est bénéficier de 4 000 euros de complément de bourse, c'est obtenir un diplôme, alors que ce n'est pas forcément le cas dans les classes préparatoires classiques, c'est être pris en charge par un tuteur et c'est aussi disposer d'un accès prioritaire au logement étudiant. Le programme a été monté en peu de temps, entre les annonces du Président de la République de février dernier et la rentrée de septembre. Les 1 700 places financées ont été pourvues. Le premier concours qui s'est tenu à l'ENA montre qu'il n'y a pas de différence de niveau académique, mais une autocensure importante de la part de jeunes qui s'étaient résignés à ne pas aller au bout de leurs ambitions. Cette nouvelle voie de concours ouvre l'accès à l'ENA, à l'Institut national des études territoriales (INET), à l'École des hautes études de santé publique (EHESP), à l'École nationale de la sécurité publique et à l'École nationale de l'administration pénitentiaire.
Nous avons également souhaité insérer pleinement la fonction publique dans le cadre du plan « un jeune, une solution ». L'année 2021 a été historique pour la voie de l'apprentissage, puisque le nombre d'apprentis a doublé dans toutes les fonctions publiques, on en compte 25 000, répartis dans les trois versants. L'État y a pris toute sa part, et je tiens à remercier votre collègue Catherine Di Folco, particulièrement engagée sur ces sujets. Je tiens également à remercier les employeurs territoriaux avec qui nous venons de signer un accord novateur pour régler les enjeux de financement et pour faciliter l'embauche des apprentis par les collectivités. Par ailleurs, les apprentis en situation de handicap bénéficient d'une avancée essentielle, puisqu'ils peuvent, s'ils le souhaitent, être titularisés dans la fonction publique à la fin de leur contrat d'apprentissage dans le secteur public, sans avoir à passer de concours.
Au-delà de l'apprentissage, nous offrirons aussi 49 000 stages dans la fonction publique en 2022 contre 43 000 en 2021. Les administrations ne sont plus des forteresses imprenables, mais des lieux ouverts aux jeunes pour se former.
Vous l'aurez compris, l'enjeu essentiel de cette réforme est de susciter des vocations, de recruter, de former tout au long de la carrière, de favoriser la mobilité avec le secteur privé ou associatif. C'est ainsi que nous construirons des carrières attractives pour des serviteurs de l'État pertinents, formés et au service des Français.
M. Max Brisson. - Au risque de faire passer le Sénat pour le gardien du temple, je défendrai l'ancien monde. Ouvrir la haute fonction publique, la décloisonner, diversifier les parcours et les origines sont autant d'objectifs qui peuvent nous rassembler, tout comme celui de limiter la durée d'exercice des fonctions pour favoriser la mobilité ou celui de rajeunir le corps. Cependant, les conséquences de certains choix opérés par le Gouvernement restent inquiétantes quant aux fondements mêmes de notre République.
Je centrerai mon propos sur les inspections générales, sujet qui préoccupe particulièrement la commission de la culture et de l'éducation. Certaines d'entre elles, par leur histoire et par leurs missions, sont davantage des inspections d'expertise et de pilotage que d'évaluation - notamment celles qui dépendent du ministère de l'éducation nationale et du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche.
L'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGESR) est l'héritière de l'inspection générale de l'éducation nationale (IGEN) qui portait haut sa mission d'expertise et de pilotage. Pour les professeurs de ce pays, l'IGEN, puis l'IGESR, est une sorte de conseil de l'ordre, garante d'une déontologie propre à une profession qui porte la liberté en bandoulière et qui défend les libertés académiques. La légitimité de cette inspection générale est largement due à son recrutement parmi les professeurs agrégés et de chaire supérieure, parmi les inspecteurs pédagogiques régionaux et les enseignants-chercheurs ; n'est-elle pas remise en cause par votre réforme ? Cette légitimité tient aussi au fait que ceux qui sont promus sont reconnus par le corps des professeurs de l'IGESR. La réforme que vous portez n'ébranle-t-elle pas cela ? Ne remet-elle pas en cause une sorte de cursus honorum dans lequel s'inscrivent certaines inspections générales, dont celle de l'éducation nationale, bien éloignée d'autres modèles d'inspection, comme celle des finances, qui semble avoir beaucoup inspiré la réforme du Gouvernement ?
Qui dit « conseil de l'ordre » dit aussi « indépendance ». Cette indépendance « régulée par le devoir », pour reprendre les mots de Ferdinand Buisson, trouve sa marque dans la possibilité de diffuser des rapports de mission, laissés à la seule décision du ministre concerné. Votre réforme n'affaiblit-elle pas cette indépendance ? Celle-ci renforce la légitimité de l'inspection auprès des professeurs ; elle est largement due à l'appartenance à un corps et à l'inamovibilité qui en découle. C'est un fondement essentiel sur lequel reposent les inspections générales actuelles. Or la réforme le remet en cause. Que sera, demain, l'indépendance d'un inspecteur général qui, dans la perspective de la fin de ses fonctions, aura, sinon le souci de plaire, du moins la prudence de ne pas déplaire ? Pour les inspections générales, l'appartenance à un corps, fût-il placé auprès d'un ministre, et l'inamovibilité sont la garantie d'une indépendance et d'une liberté de parole précieuses et utilisées, bien sûr, avec discernement, selon le principe de la liberté « régulée par le devoir ». Cette réforme à bas bruit est bien plus fondamentale que veut le laisser penser l'absence de débat public qui l'entoure.
Il en va de même du choix de ceux qui sont appelés à diriger les inspections. Si le primus inter pares des doyens d'une époque ancienne n'est plus de mise, au moins pouvait-on espérer que les chefs de service ne seraient pas étrangers à ceux qui exercent les missions d'inspection. Or le Gouvernement ne semble pas aller dans ce sens. Les soubassements de cette réforme des inspections générales, particulièrement pour celles qui oeuvrent dans le champ de l'expertise et du pilotage, ne me semblent pas équilibrés ; ses objectifs sont le rajeunissement et l'ouverture, mais au prix d'une perte d'indépendance, car un jeune inspecteur général réfléchira à deux fois avant de risquer de déplaire.
Votre réforme affaiblira aussi la légitimité qui donnait une protection particulière aux professeurs de notre pays. La République s'est construite sur les concours et vous donnez le sentiment de le regretter. Sans doute le parallélisme avec le système anglo-saxon n'est-il pas parfait, entre l'université, le doctorat et la haute fonction publique et je ne dis pas que des passerelles ne sont pas nécessaires. En la matière, je suis pourtant surpris de la faiblesse du débat public. Vous citiez le général de Gaulle et Michel Debré, mais il me semble que l'on s'éloigne sur la pointe des pieds d'une indépendance de la fonction publique, au profit de l'intégration d'une approche anglo-saxonne dans la conception même de notre haute fonction publique. Je ne suis pas certain que le général de Gaulle n'aurait pas parlé de « cheval de Troie » et constaté que nous changions de République sans le dire.
M. Pierre Ouzoulias. - Comme nous sommes désormais tous gaullistes, je rappellerai le discours de Bayeux du 16 juin 1946. Le général y faisait le constat de la faillite des élites qui avait entraîné la haute administration dans la collaboration et le renoncement aux principes de la République. Fort de ce constat, il avait porté avec Maurice Thorez - à cette époque, on travaillait main dans la main - une réforme de la fonction publique qui se voulait un rempart pour défendre l'État de droit. Les fonctionnaires et hauts fonctionnaires devaient être loyaux envers l'exécutif, mais indépendants, car ressortant de l'État qui ne se confond pas avec l'exécutif. Ce principe est au coeur du projet républicain. J'entends bien que ce que vous nous proposez est une révolution, mais je partage le sentiment de Max Brisson : nous changeons de République, car vous remplacez l'intérêt général par la norme ISO 9001 sur le management de la qualité. On passe ainsi du système de l'État à celui de l'entreprise. Ce qui manquera, toutefois - je le sais par mon expérience de fonctionnaire au ministère de la culture -, c'est un corps indépendant qui s'organise de manière collégiale et paritaire, de sorte qu'il puisse répondre à la demande de l'État dans des conditions qu'il fixe lui-même. Vous nous proposez une chaîne d'autorité qui va du Président de la République jusqu'au niveau le plus bas de la fonction publique, avec une série d'emplois fonctionnels. On quitte ainsi tout à fait le mode d'organisation de la fonction publique. C'est effectivement une révolution, dont je regrette qu'elle se fasse sous ordonnance, à moins qu'il ne s'agisse d'un meurtre sous ordonnance. Pourquoi la représentation nationale n'a-t-elle pas été autorisée à en débattre ?
Je partage pourtant votre constat selon lequel les hauts fonctionnaires sont coupés du monde de la recherche. Nous avions proposé, dans le cadre de l'examen de la loi de programmation de la recherche, que le doctorat puisse être reconnu dans la haute fonction publique. Seulement 3 % des énarques sont docteurs. Nos amendements n'ont pas été adoptés. En Allemagne, on exige le titre de docteur pour exercer des fonctions jusqu'au plus haut sommet de l'État. Ce n'est pas le cas en France. Il ne serait pourtant pas anormal de demander aux hauts fonctionnaires d'être titulaires d'un doctorat.
M. Lucien Stanzione. - Vous disiez « révolution » ; je dirai plutôt « désorganisation ». Le statut de la fonction publique date d'octobre 1946. Il a été amélioré depuis. Tout en modernisant la haute fonction publique, pourquoi ne pas avoir fusionné les trois fonctions publiques existantes dans un grand corps d'État permettant ainsi toutes les passerelles que vous souhaitez ? Que vont devenir le statut de la fonction publique de 1983 ainsi que les trois statuts de la fonction publique territoriale, hospitalière et d'État de 1984 ?
Mme Céline Brulin. - Vous avez dit que cette petite révolution avait pour but de tourner l'administration vers les Français et de se libérer du primat de la norme. Qu'est-ce qui vous permet objectivement de penser que le nouveau mode de recrutement que vous proposez y contribuera ? Mes collègues ont rappelé un certain nombre de références historiques sur le statut de la fonction publique. Aujourd'hui, quelque 20 % des employés de l'État ne sont pas fonctionnaires. Cela ne semble pas nous avoir prémunis du primat de la norme. J'ai le sentiment que moins l'État joue son rôle, moins il est fort, moins ses leviers d'action sont opérants et plus il se réfugie dans la norme, dans son caractère tatillon et intrusif. Nous le savons bien, nous qui représentons les territoires : moins l'État est présent dans les territoires, plus ses services sont éloignés de l'intérêt général et plus ils deviennent technocrates. Ne risquons-nous pas de nous écarter encore un peu plus de la poursuite de l'intérêt général en privilégiant des objectifs autres, comme l'efficience et l'efficacité ?
M. Laurent Lafon, président. - Il existe une demande forte pour que les inspecteurs généraux de l'éducation nationale gardent leur caractère de spécialistes. Il faut, en effet, avoir une certaine légitimité pour inspecter des enseignants. L'appartenance au corps y contribue. Comment la réforme préserve-t-elle cette spécialité ? Y a-t-il un pourcentage prévu de profils spécialisés et généralistes ?
En ce qui concerne le rajeunissement des inspecteurs, n'y a-t-il pas un intérêt à maintenir un profil d'inspecteurs plus âgés, dans la mesure où, en fin de carrière, l'enjeu de plaire ou de déplaire est de moindre importance, ce qui garantit une certaine indépendance ?
Mme Sylvie Robert. - Ce débat, loin d'être technique, est surtout politique. Je regrette qu'il n'y ait pas eu de discussion publique sur le sujet. Cela entretient d'autant plus le doute et nourrit les interrogations, notamment sur la transformation des inspections générales.
Je sais que l'IGAC produit un certain nombre de rapports tout comme les autres inspections - parfois, il est vrai que ces rapports ne sortent pas... Cependant, je partage les propos de mon collègue Max Brisson sur l'indépendance des inspections générales. Les futurs inspecteurs qui seront à la disposition du ministère seront chargés d'une mission donnant lieu à un rapport pour un temps donné seulement. Ils devront être experts du sujet et le ministre aura le loisir de missionner telle ou telle personne pour réaliser tel ou tel rapport, si je comprends bien la réforme. Que prévoit ce nouveau système pour garantir l'indépendance des inspecteurs ? La question porte sur le statut, le positionnement et le rapport des inspections générales à l'exécutif.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Je suis très heureuse d'avoir l'occasion de répondre à vos questions. Toute réforme peut susciter des inquiétudes et c'est mon rôle de ministre que de clarifier celle que je propose. Je ne combats que le corporatisme.
Cette réforme s'inscrit pleinement dans le statut de la fonction publique. Tous les hommes et les femmes qu'elle concerne sont des fonctionnaires et ils conserveront leur statut. Si nous créons un nouveau corps d'inspecteurs, c'est bien que nous croyons au cadre des corps, contrairement à la conception qui prévaut dans les pays voisins. La réforme porte sur l'organisation : il s'agit de faire en sorte que ceux qui exercent dans la fonction publique puissent changer d'emploi plutôt que d'être attachés à un corps ministériel, ce qui contribue à créer de petits îlots, comme l'IGAC, par exemple, qui ne comprend que vingt-huit personnes. Le cadre reste celui des fonctionnaires, recrutés par concours et dont le statut est celui de la fonction publique. Nous avons travaillé à rendre le code de la fonction publique lisible en matière de droits et de devoirs pour chacune des fonctions publiques. Il ne s'agit donc pas de contractualiser la haute fonction publique.
Vous me demandez pourquoi le Parlement n'a pas été saisi. Je suis un peu étonnée, dans la mesure où l'article 59 de la loi de transformation de la fonction publique d'août 2019 habilite le Gouvernement à faire cette réforme. Cette loi a fait l'objet d'une commission mixte paritaire conclusive et c'est le Sénat qui a amendé l'article 59 en dernier ressort. De plus, il y a quelques mois, votre assemblée a déposé une proposition de loi cosignée par plusieurs groupes politiques, afin que je vienne échanger avec vous sur le contenu de l'ordonnance. Or vous n'avez déposé aucun amendement, vous n'avez pas abrogé l'ordonnance et vous avez voté contre votre propre proposition de loi. Le débat a donc eu lieu, même s'il n'a pas été productif. Soyons clairs, cette ordonnance a été écrite sur autorisation expresse du Parlement après une commission mixte paritaire et après un débat qui n'a conduit ni à son abrogation ni à aucun amendement. Cette réforme a donc bien été examinée démocratiquement.
Il faut aussi revenir sur la manière dont les inspecteurs généraux entreront dans les services, dérouleront leur carrière et assureront leur indépendance. Le périmètre de la réforme concerne 300 personnes qui ont intégré l'inspection générale en fin de carrière et qui n'ont plus, dès lors, exercé beaucoup de missions à l'extérieur. L'article 6 de l'ordonnance du 2 juin 2021 acte dans la loi des garanties d'indépendance en prévoyant les modalités de nomination des chefs de service, à savoir une durée fixe, renouvelable une fois. Il ne pourra pas être mis fin à leurs fonctions, sauf empêchement ou manquement déontologique. Ce n'est pas le Gouvernement qui aura la main, comme c'est actuellement le cas.
M. Max Brisson. - Non, les inspecteurs généraux sont nommés pour une durée déterminée.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Le Gouvernement ne pourra pas intervenir pour modifier cette durée avant le terme du mandat sauf empêchement ou manquement déontologique.
En outre, ce n'est pas le ministre, mais les chefs de service, nommés dans les conditions de très grande impartialité que je viens de vous décrire, qui décideront des comités d'audition, des ouvertures de postes et des appels à candidatures pour une durée de quatre à cinq ans, renouvelable une fois. Les personnes seront donc recrutées selon leurs compétences et le chef de service décidera de leur confier telle ou telle mission. Le système que nous proposons part du principe que l'on peut très bien exercer une mission d'inspection en toute indépendance, sans lier le métier et le corps. Le seuil d'entrée ne sera plus la nomination politique en Conseil des ministres, mais un recrutement selon les compétences par un chef de service qui aura des garanties d'indépendance. La commission de déontologie sera présidée par le vice-président du Conseil d'État et le Secrétaire général du Gouvernement y siégera. Les verrous sont donc stricts.
M. Max Brisson. - C'est déjà le cas...
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Les comités d'audition évalueront les compétences des candidats et il sera toujours possible de recruter des inspecteurs expérimentés. L'inspection générale des finances pourra, bien évidemment, définir ses besoins de manière différente de l'IGESR ou l'IGAC.
Vous dénoncez un enjeu de politisation dans ce mode de recrutement et une sorte de spoil system, mais c'est tout l'inverse. Aujourd'hui, ceux qui occupent des fonctions d'inspection et de contrôle sont nommés soit à l'issue d'un classement qui a été défini alors qu'ils avaient 25 ans, soit au gré d'enjeux politiques discutés en conseil des ministres, de sorte que dans certains cas, on peut parler de « recasage » sans aucune validation des compétences. Depuis François Ier, les ambassadeurs sont nommés en conseil des ministres, qu'ils soient diplomates ou pas ; idem pour les préfets depuis Napoléon, qu'ils soient formés ou pas aux réalités territoriales ; ou encore pour les directeurs d'administration centrale depuis le général de Gaulle. L'évaluation tous les trois à cinq ans que nous proposons met l'accent sur les compétences et favorise le recrutement en fonction des besoins. Nous évitons donc que la haute fonction publique devienne une voie de sortie pour les amis politiques ou les proches de tel ou tel. Plus on ira vers la transparence des postes, les comités d'audition et la sélection collégiale, mieux on évitera les effets de réseau. Loin de nous l'idée de vouloir politiser la haute fonction publique ; nous voulons des hommes et des femmes qui aient une vision opérationnelle des postes qu'ils occuperont.
Madame la sénatrice Brulin, je partage à 100 % ce que vous avez dit : éloigner l'administration des Français, c'est la rendre trop technocratique, bureaucratique, lourde et incompréhensible. Pas moins de 90 % des hauts fonctionnaires travaillent à Paris ou en petite couronne, mais 90 % des fonctionnaires exercent hors de Paris et de la petite couronne. Cela signifie que nos cadres sont très éloignés de ceux qui mettent en oeuvre les politiques publiques. En matière d'encadrement managérial, le système est déstabilisé, avec un État très grand par sa tête, mais avec de tout petits bras. C'est le fruit de la révision générale des politiques publiques (RGPP), qui a vidé les préfectures, les sous-préfectures et les opérateurs départementaux de plus de 35 % de leurs forces. C'est un échec. Depuis le discours de politique générale du Premier ministre, en juillet 2020, je ne cesse de mener le combat pour réarmer les territoires. Je suis la première ministre à renvoyer les hauts fonctionnaires dans les départements. Les sous-préfets à la relance ont été beaucoup moqués à Paris, mais ils sont désormais sur le terrain. Nous avons nommé trente experts de terrain, nous déployons 2 500 fonctionnaires dans les départements, alors que le mouvement naturel était à la régionalisation et à la concentration à Paris. Tous les élèves de l'INSP commenceront leur carrière dans des fonctions opérationnelles, de sorte que l'on valorisera ceux qui auront exercé dans les départements, au plus proche des Français.
Je suis donc bien d'accord avec vous : un État qui s'éloigne se contente d'écrire de la norme, et laisse à d'autres la mise en oeuvre, cela ne fonctionne pas ; avec le Président de la République, nous entendons sortir de cette vision, les fonctionnaires le demandent. Si un jeune de 25 ans s'engage aujourd'hui au service de l'intérêt général, c'est parce qu'il ne veut pas se contenter d'écrire des circulaires, mais qu'il souhaite changer les choses, donc se confronter au terrain. Nous avons ainsi créé une obligation de mobilité pour les passages de grades des administrateurs de l'État, notamment vers l'État territorial, déconcentré, vers les opérateurs, là où vivent les Français. En mettant fin à l'intégration directe dans les grands corps à la sortie de l'INSP, nous affirmons que les fonctions les plus prestigieuses de l'État ne sont plus l'Inspection générale des finances, le Conseil d'État ou la Cour des comptes. Inspecter, juger, contrôler, c'est utile, mais ce ne sont pas les fonctions que nous plaçons au pinacle ; travailler dans un rectorat, dans une agence régionale de santé, chez Pôle emploi, dans une préfecture, c'est au moins aussi important. Nous devons rééquilibrer nos forces pour mettre en oeuvre les politiques et, pour cela, il faut que ces postes ne soient plus perçus comme des pas de côté dans une carrière. Nous y parviendrons par la gestion des carrières.
S'agissant du doctorat, la loi de 2019 de transformation de la fonction publique dispose qu'un docteur ayant exercé pendant six ans des fonctions correspondant à ce titre est éligible à candidater aux postes de direction de l'État. Cela ne pourra fonctionner que si les postes sont publiés de manière transparente, que l'on peut s'y porter candidat et être auditionné. Depuis 2020, donc, tout docteur ayant exercé durant six ans - les années de recherche comptent - peut donc candidater à tous les emplois de direction de l'État. Auparavant, il existait seulement des concours supplémentaires.
Ensuite, nous avons ouvert un concours « docteurs » à l'ENA, maintenant à l'INSP. Quatre postes sont ouverts, j'ai dit que j'étais d'accord pour augmenter ce nombre, sachant que quatre-vingts places sont disponibles. Aujourd'hui, nous avons des concours par types de sujet en fonction des années. Je souhaite, en outre, que des étudiants de l'INSP fassent des doctorats, car c'est nécessaire pour que la France pèse dans les institutions internationales.
Enfin, nous entendons valoriser les profils bénéficiant de ce type d'expertise grâce à une gestion des carrières individualisée ; la Diese jouera un rôle important en ce sens. Nous ne pourrons pas relever les défis du XXIe siècle si nous en restons à des profils généralistes de juristes et d'économistes.
Tout cela concourt donc à la demande des parlementaires d'évaluer les politiques publiques et de rencontrer des acteurs de la mise en oeuvre et pas seulement de tenir des discussions juridiques. Cela sert une action publique plus proche, plus incarnée, avec des jeunes qui veulent comprendre le déroulé de leur carrière, sans dépendre d'un classement ou d'un système enfermant dans lesquels le conformisme apparaîtrait comme la meilleure garantie de progression.
M. Max Brisson. - Je partage vos propos au sujet de la RGPP, de la trop forte régionalisation et de la nécessité de renforcer l'État dans les départements, nous l'avons d'ailleurs constaté durant la crise sanitaire. Nos questions étaient toutefois plus cernées : l'Inspection générale de l'enseignement, du sport et de la recherche provient, pour l'essentiel, de l'ancienne Inspection de l'éducation nationale, dont l'histoire était profondément singulière. J'ai eu l'honneur d'appartenir à ce corps qui va s'éteindre. Il s'agissait d'une sorte de conseil de l'ordre dans lequel les professeurs disposaient d'un recours, parce que ses membres, primus inter pares, étaient issus des professeurs agrégés. Cette inspection pilotait les réformes en faisant prévaloir la liberté pédagogique, de pair avec la loyauté envers le ministre dans l'application. C'était l'honneur de ce corps. Le président Lafon est revenu sur l'indépendance de ses membres, qui était garantie parce que l'accès à l'inspection était une fin de carrière, associée à la sagesse de ceux qui n'ont plus rien à demander pour la suite. Nous craignons que cette richesse protectrice disparaisse.
Par ailleurs, les inspecteurs généraux étaient nommés par des commissions et le ministre choisissait entre quelques noms, sur la base de l'expertise ; à vous écouter, nous passerions de l'ombre à la lumière ! Quant aux doyens devenus chefs de service, les mandats étaient définis par le temps et l'exécutif n'avait pas de prise dessus. Bien entendu, toutefois, quand le cabinet ne voulait plus discuter avec un doyen, celui-ci démissionnait, par sens de l'État. Cela ne changera pas. Je ne peux vous laisser dire que l'on passerait à un système plus protecteur. De même, vous n'avez pas répondu sur la désignation du chef de service : celui-ci sera-t-il choisi parmi les inspecteurs généraux ? L'arrivée d'un administrateur civil ne venant pas du monde de l'éducation nationale participerait à l'affaiblissement de l'Inspection générale, et donc du corps des professeurs.
M. Pierre Ouzoulias. - J'ai essayé d'aborder le problème de la distinction entre État et exécutif. C'est essentiel, car les conséquences sont très pratiques pour nous : ici, nous auditionnons le ministre et ses conseillers d'un côté, le directeur de l'administration centrale de l'autre, et nous n'entendons pas le même discours. Si demain nous avons le sentiment que les deux instances ont fusionné, il manquera un éclairage à notre travail. Je ne partage pas sur ce point la critique anglo-saxonne de l'État profond ; à mon sens, l'État est le meilleur rempart de l'État de droit.
Mme Amélie de Montchalin, ministre. - Bien évidemment, nous ne changeons pas de République, nous maintenons le statut de la fonction publique. L'exécutif est élu pour mettre en action un programme, avec la confiance du Parlement ; l'administration sera présente, avec des règles de transparence et de collégialité pour organiser les nominations, mais aussi avec des règles de redevabilité : un conseil de ministres pourra changer de directeur pour des raisons objectives. Je crois évidemment à cette séparation : nous ne sommes pas en train de changer de République par ordonnance, cela se serait vu ! Il est tout à fait sain que vous auditionniez mes directeurs, qui portent une parole libre et non un discours que nous aurions préparé.
Monsieur le sénateur Brisson, vous dites « cela ne changera pas », pourtant, des choses vont changer. Vous avancez que le ministre choisit son inspecteur général, avec l'idée qu'une forme d'alignement serait nécessaire. Demain, il n'y aura que deux motifs pour mettre un terme aux fonctions des chefs de ces services : l'empêchement ou un problème déontologique qui passera devant une commission rassemblant le Conseil d'État, la Cour des comptes, le Secrétariat général du Gouvernement. Cela n'existait pas. On a beaucoup dit que le corps faisait l'indépendance, nous sommes en train de construire un modèle qui sera plus indépendant qu'aujourd'hui, parce que nous avons besoin de répondant, de critique ; à défaut, nous serions moins bons.
Bien sûr, les enjeux de loyauté et de légitimité sont importants ; demain, quand le chef de service de l'IGESR ouvrira des postes, ceux-ci viseront des compétences liées à l'exercice des missions. Techniquement, le ministre pourrait nommer un administrateur civil venu d'ailleurs - c'est déjà le cas ! -, mais celui qui ferait cela affaiblirait ses services pour quatre à cinq ans. Or notre réforme ne vise pas à faire le pire et le plus inefficace. Aujourd'hui, on a le sentiment que les postes sont réservés, mais cela découle seulement de la pratique, ce n'est écrit nulle part. Je suis sereine : il ne s'agit pas d'un changement de République, l'État a une permanence et une continuité qui n'est pas celle du Gouvernement, nous croyons au statut qui crée des droits et des devoirs, il faut le conserver parce que cela ne peut être inscrit dans un contrat de droit privé. Demain, les recrutements se feront plus sur les compétences que grâce à des effets de réseau, de classement ou de reconnaissance implicite de la part du politique. Nous entendons donner à ces chefs de service d'inspection plus de latitude pour organiser les recrutements à travers des commissions d'audition, sur la base des compétences. Cette réforme doit mettre en valeur les fonctions opérationnelles et de terrain, qui nous feront sortir du primas de la norme, de la bureaucratie et de l'éloignement, pour disposer d'agents au contact des Français, susceptibles de faire évoluer notre pays sur le numérique, l'écologie, la lutte contre les inégalités, la science, nos valeurs collectives. La jeunesse de France a envie de ces métiers ; si nous n'écoutons pas ses aspirations, l'État s'effondrerait sur lui-même, car il n'aurait plus la capacité d'attirer les meilleurs pour servir l'intérêt général.
M. Laurent Lafon, président. - Merci, madame la ministre, de vous être prêtée au jeu des questions-réponses.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 45.