- Mercredi 30 novembre 2021
- Proposition de loi visant à combattre le harcèlement scolaire - Échange de vues sur une éventuelle saisine pour avis et désignation d'un rapporteur pour avis
- Proposition de loi interdisant les pratiques visant à modifier l'orientation sexuelle ou l'identité de genre d'une personne - Examen du rapport et du texte de la commission
- Proposition de loi relative à la commémoration de la répression d'Algériens le 17 octobre 1961 et les jours suivants à Paris - Examen du rapport et du texte de la commission
- Proposition de loi pour un nouveau pacte de citoyenneté avec la jeunesse par le vote à 16 ans, l'enseignement et l'engagement - Examen du rapport et du texte de la commission
- Rapport sur la présomption d'innocence - Audition de Mme Élisabeth Guigou
Mercredi 30 novembre 2021
- Présidence de M. François-Noël Buffet, président -
La réunion est ouverte à 9 heures.
Proposition de loi visant à combattre le harcèlement scolaire - Échange de vues sur une éventuelle saisine pour avis et désignation d'un rapporteur pour avis
La commission demande à être saisie pour avis de la proposition de loi n° 4658 (A.N., XVe législature) visant à combattre le harcèlement scolaire (procédure accélérée) et désigne Mme Jacqueline Eustache-Brinio rapporteure pour avis.
Proposition de loi interdisant les pratiques visant à modifier l'orientation sexuelle ou l'identité de genre d'une personne - Examen du rapport et du texte de la commission
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Cette proposition de loi, adoptée à l'unanimité à l'Assemblée nationale, vise à interdire ce que l'on appelle les « thérapies de conversion ».
Qu'est-ce qu'une thérapie de conversion ? Certains pensent encore que l'homosexualité est une maladie ou un péché et donc que l'on peut en guérir ou arrêter. Du coup, puisque l'on peut en guérir, on prescrit une « thérapie ». On retrouve ce phénomène principalement dans certains mouvements religieux - évidemment, pas les plus ouverts ni les plus compréhensifs. Cela touche toutes les religions, catholique avec certaines communautés charismatiques, protestante du côté évangélique, juive du côté loubavitch ou musulmane.
L'ensemble des responsables religieux condamnent ces pratiques : le président du Culte français du culte musulman (CFCM), le Grand Rabbin de France, l'évêque qui préside le Conseil famille et société de la Conférence des évêques de France, le président de la Fédération protestante de France (FPF) sont tous favorables au texte et opposés aux « thérapies de conversion ».
Ces pratiques, qui vont du groupe de parole à la prière, peuvent aussi se transformer en séances violentes d'exorcisme, où la personne doit se présenter devant le groupe en avouant ses « péchés et mauvaises pensées », et peut même être frappée. J'ai regardé la vidéo d'un exorcisme musulman - maintenant retirée de YouTube, car non conforme aux standards contre la violence et la haine posés par cette entreprise - où la pratique pouvait s'apparenter à de la torture se finissant par des vomissements, l'idée étant de sortir du corps de l'homosexuel le « démon » qui le possédait.
Jean-Michel Dunand a témoigné devant nous et dans un livre des huit exorcismes qu'il a subis et qui ont atteint sa santé mentale, au sein d'une communauté catholique. Il en a réchappé grâce à sa volonté de vivre, qui lui a donné le courage de prendre la fuite alors qu'on allait l'interner.
Ces pratiques semblent encore peu nombreuses dans notre pays : le collectif « Rien à guérir » réunit une cinquantaine de victimes. Mais ces pratiques pourraient se développer à l'avenir, notamment sous l'influence des courants évangéliques venant principalement des États-Unis, où ces pratiques sont plus développées. Pour les musulmans, c'est souvent à travers un retour au pays que l'on règle le « problème », mais pas que... Pour les femmes par exemple, on « règle » parfois le problème par l'excision. Le responsable de l'association LGBT musulmane Shams nous a clairement dit - mais est-ce surprenant - que les femmes subissaient des violences bien plus importantes que les hommes.
Cette loi vise donc à interdire clairement ces pratiques en France, comme elles le sont déjà en Allemagne, en Espagne, dans plusieurs États américains et bientôt en Angleterre.
Cette loi était-elle utile ? Nous disposons déjà de tout un arsenal de lutte contre les violences, le harcèlement, l'exercice illégal de la médecine ou l'abus de faiblesse, qui permettrait d'attaquer ces pratiques... mais elles ne sont pas clairement nommées et la personne qui subit une « thérapie de conversion » sait qu'on cherche à lui faire modifier son orientation sexuelle ou son identité de genre, mais n'assimile pas forcément cela à ces infractions.
Même la Chancellerie, qui n'était pas au départ particulièrement favorable à ce texte, a admis que cela permettrait au juge comme à la victime de nommer le délit...
En ces temps où la victime prend toute sa place dans la démarche judiciaire, lui permettre de savoir que ce qu'on lui a fait subir est un délit est une bonne chose, car « mal nommer les choses, c'est ajouter un peu de malheur au monde » disait Camus. Nous pourrons ainsi mesurer le phénomène et son évolution au plan statistique. La réponse est donc oui, il faut légiférer.
Que contient ce texte ? L'article 1er dispose que « Les pratiques, les comportements ou les propos répétés visant à modifier ou à réprimer l'orientation sexuelle ou l'identité de genre, vraie ou supposée, d'une personne et ayant pour effet une altération de sa santé physique ou mentale sont punis de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende ». Ces peines sont aggravées si ces infractions sont commises sur des mineurs ou des personnes vulnérables.
Je présenterai deux amendements sur cet article : l'un vise à ce que ne soient pas incriminées les personnes tenant des propos répétés visant à inciter à la prudence avant d'engager un parcours médical de changement de sexe. Certes, le texte prévoit bien que ne seront poursuivies que les propos ayant altéré la santé mentale ou physique de la victime. Mais nous avons été alertés par de nombreuses associations qui étaient inquiètes. Il vaut mieux donc l'inscrire dans la loi.
Mon deuxième amendement vise, en cas de condamnation d'un parent, à prévoir que le juge se prononce sur l'autorité parentale. Dans le texte qui nous est transmis, ce retrait est possible mais le juge n'est pas tenu d'examiner la question.
L'article 2 aggrave la peine encourue en cas d'actes de violence visant à modifier une orientation sexuelle ou une identité de genre, en complément du délit autonome créé par l'article 1er. Puisque nous soutenons la création de ce délit autonome, je vous propose de supprimer l'aggravation de la peine prévue par l'article 2 pour que le juge n'ait plus à choisir entre une peine aggravée et ce délit autonome. Il en résulterait en effet un conflit de qualifications pouvant porter atteinte au principe d'égalité devant la loi pénale.
L'article 3 a le même objet que l'article 1er, mais il concerne les médecins. J'ai déposé un amendement pour protéger les médecins qui appellent à davantage de réflexion un mineur voulant effectuer une transition, procédure longue et douloureuse.
Un de mes amendements vise à rétablir l'article 4, qui avait été supprimé, pour prévoir une coordination concernant l'application outre-mer.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Merci de cette présentation sur ce sujet très attendu. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain (SER) se réjouit de l'inscription à l'ordre du jour de cette proposition de loi visant à interdire ces thérapies de conversion, parfois scabreuses et violentes. Elles prennent différentes formes : accompagnement thérapeutique ou spirituel, exorcisme, rassemblements de prière, stages, voire traitement par électrochocs ou injections d'hormones.
Certains considèrent l'homosexualité ou la transidentité comme une maladie. Ces thérapies provoquent des dommages profonds, et elles ne sont pas un fantasme. Cela fait plusieurs années que des instances internationales - ONU, Parlement européen... - demandent la suppression de ces thérapies de conversion. En France, nous avons progressé, puisque nous n'avons plus de législation spécifique condamnant l'homosexualité.
Nous avons rencontré de nombreuses associations très engagées. J'avais déposé, avec mon groupe, une proposition de loi quasiment analogue. Il a fallu la volonté puissante d'une députée LaREM pour que ce sujet soit inscrit à l'ordre du jour et adopté à l'unanimité par l'Assemblée nationale. C'est un texte transpartisan.
Sur le principe, ces thérapies sont interdites. Mais les incriminations pouvant être retenues pour les sanctionner ne couvrent pas l'ensemble du champ. Il est important de les viser spécifiquement.
Différents types d'amendements ont été déposés. Certains visent à supprimer les pratiques visant à modifier l'identité de genre du champ de la proposition de loi. On retomberait ainsi dans les débats secouant le Parlement lors de la loi sur le mariage pour tous. Ce serait un retour en arrière sur un sujet sur lequel les sénateurs ne sont pas toujours très bien informés. L'identité de genre est une notion déjà bien définie, qui figure à l'article 132-77 du code pénal. Le Conseil constitutionnel, saisi par certains sénateurs en 2017, avait estimé que l'expression était suffisamment claire et précise. Si l'amendement supprimant l'identité de genre était adopté, il exclurait les personnes transgenres du champ de cette proposition de loi, et constituerait une grave discrimination.
De même, nous sommes opposés à l'amendement visant à interdire et sanctionner la prescription aux mineurs de traitements en vue d'un changement de sexe. Oui, il faut être vigilant sur la détresse des jeunes, mais ne jugeons pas ceux pour qui l'identité de sexe ne correspond pas à leur identité de genre.
Nous sommes favorables à l'amendement de la rapporteure prévoyant que le juge statue sur le retrait de l'autorité parentale, et à celui prévoyant des circonstances aggravantes aux professionnels de santé qui commettent des infractions.
Nous nous interrogeons sur le fait d'exclure du champ de l'infraction des propos répétés invitant à la prudence et à la réflexion. Nous sommes aussi circonspects sur l'amendement COM-13 qui vide de son sens l'article 2 sur la circonstance aggravante.
Nous regrettons que ce texte n'aille pas plus loin sur les mutilations des enfants intersexes, qui ont des conséquences dramatiques.
Si le texte n'est pas dénaturé, le groupe SER le soutiendra.
Le Sénat est toujours soucieux de bien légiférer et de traduire la perception de la société. La proposition de loi a été adoptée à l'unanimité à l'Assemblée nationale, elle sera donc adoptée in fine. Quel positionnement spécifique le Sénat souhaite-t-il prendre ? Veut-il être en phase avec l'ensemble de la représentation nationale, ou se distinguer en relançant le débat du mariage pour tous qui était derrière nous et aurait dû être dépassé ?
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Bien évidemment, nous sommes conscients que la loi est nécessaire. Certaines influences religieuses remettent en cause le choix de vie et le bonheur de certains de nos concitoyens.
Ce texte ne suffira pas à bousculer les pratiques dans des groupes parfois très fermés. Nous avons reçu les représentants des différentes religions. Elles doivent avoir aussi un discours d'ouverture et de tolérance. Élus locaux, nous devons protéger des enfants de leur propre famille. Nous devons débattre ici pour protéger ceux qui ont choisi une vie différente. Nous n'y arriverons pas sans les communautés religieuses : elles doivent travailler sur ce sujet. Disons-le clairement et publiquement.
J'ai déposé des amendements sur l'identité de genre, car le titre de ce texte entraîne une confusion entre orientation sexuelle et identité de genre ; ce n'est pas la même chose. La société évolue. Quel est le rapport entre ce texte et le mariage pour tous ? Personnellement, j'y étais favorable. Ne mélangeons pas tout.
Les pays les plus avancés sur les bloqueurs de puberté, comme la Suède, stoppent ces pratiques en raison de l'augmentation exponentielle du nombre de demandes. Les conséquences sont mal connues. Il faut accompagner, être à l'écoute, et tolérant, mais aussi s'interroger sur l'influence de certains lobbies et des réseaux sociaux, poussant certains enfants vers une orientation qu'ils regretteront après. Tenons compte de l'expérience de ces pays qui reviennent en arrière.
Mme Éliane Assassi. - Je suis d'accord avec Marie-Pierre de La Gontrie. Il est nécessaire de créer un délit spécifique contre les « thérapies de conversion » et de quantifier le nombre de victimes. Certains craignent que cela n'empêche d'accompagner certaines personnes qui s'interrogent sur leur identité. En définissant les « thérapies de conversion », nous évitons toute confusion. L'article 1er est très précis à cet égard, et il le sera encore davantage grâce aux amendements de la rapporteure.
Nous nous opposons à ce qui réfute la notion d'identité de genre et à ce qui relèverait uniquement d'une définition binaire ou biologique du sexe.
Je salue le travail de la rapporteure. Si le texte garde le sens qu'elle a voulu lui donner, le groupe CRCE le votera.
Mme Esther Benbassa. - Je suis d'accord avec Marie-Pierre de La Gontrie sur l'identité de genre. Si nous enlevons ce terme, nous créons de nouveau un problème avec les personnes transsexuelles. Or une personne née homme peut devenir femme sans subir d'opération. Elle peut déclarer l'identité qu'elle porte en elle. Si le mot est enlevé, cela pose problème. C'est une question d'identité sexuelle et non d'orientation sexuelle.
Madame Eustache-Brinio, ces pratiques pour modifier une orientation sexuelle ou une identité de genre de force n'ont rien à voir avec la religion, mais plutôt avec des milieux identitaires fermés, comme les évangéliques américains. Toutes les religions interdisent l'homosexualité, nous n'allons pas revenir sur cette question. Je veux conserver l'identité de genre dans le texte, afin de le voter : il est très attendu par les associations LGBTQI+.
Mme Valérie Boyer. - Nous sommes dans une position extrêmement délicate, avec de nombreux amalgames. Ne confondons pas tout. Certaines personnes n'acceptent pas l'homosexualité - ce qui est interdit par la loi - mais cela n'a rien à voir avec les transgenres. Certaines femmes souffrent de troubles de la différenciation sexuelle - le syndrome de Mayer-Rokitansky-Küster-Hauser (MRKH) notamment - et doivent prendre des traitements pour être réparées de cette anomalie de naissance. La Haute Autorité de santé a émis des recommandations sur ce sujet. Ces troubles sont heureusement pris en charge par des spécialistes. Ne confondons pas ces personnes avec les transgenres qui désirent changer de sexe.
Certains mineurs - et leurs parents - sont en prise avec des pressions sociales, et sont perdus au moment de l'enfance ou de l'adolescence. Ils s'interrogent souvent non pas sur leur orientation sexuelle, mais sur leur orientation tout court...
Aux États-Unis, il y a quelques années, il n'y avait que deux cliniques qui pratiquaient le changement de sexe - mais pas pour des troubles de la différenciation sexuelle - elles sont désormais cinquante. Auparavant, seule une dizaine d'enfants le demandait chaque année ; désormais, ils sont au minimum 1 500... Soyons extrêmement prudents, sans faire d'amalgames douteux. C'est dérangeant pour les médecins, les enfants et les familles.
Vous avez évoqué l'excision, mutilation sexuelle abominable, condamnée par le code pénal. J'ai déposé plusieurs propositions de loi sur le sujet. De plus en plus de femmes sont excisées en France, mais il n'y a plus de procès pour excision depuis longtemps !
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - C'est vrai !
Mme Valérie Boyer. - Penchons-nous sur ce phénomène, qui touche notamment les femmes d'origine étrangère qui accouchent en France. À l'hôpital de la Conception, à Marseille, que j'ai récemment visité, des médecins réparent les femmes mutilées. Il faut s'interroger sur le fait que de plus en plus de femmes sont mutilées, et que l'on garde le silence sur ces pratiques barbares.
Mme Muriel Jourda. - L'identité de genre est un terme de sociologie qui se retrouve intégré à cette proposition de loi. Je ne peux pas entendre que le seul emploi du terme permettrait de prendre en compte les personnes transgenres. La transsexualité est depuis longtemps étudiée et reconnue dans les facultés de médecine et de droit - j'ai moi-même travaillé sur ce sujet durant mes études de droit à la fin des années 1980, et ce n'était pas une notion nouvelle. Cela ne dépend pas du vocabulaire utilisé.
Il est dérangeant, pour moi et pour beaucoup d'autres, de voir utiliser ce terme d'identité de genre ; on laisserait croire que le genre est totalement déterminable à titre personnel. J'entends que la biologie n'est pas tout pour certains, mais elle est tout pour l'immense majorité de nos concitoyens et de nous-mêmes. À force de vouloir utiliser ce terme d'identité de genre, qui ne concerne qu'une minorité, on laisserait croire que tout serait contractuel et déterminable par soi-même. C'est faux. On l'a fait pour la filiation, on le fait désormais sur le genre. Les amendements de Jacqueline Eustache-Brinio sont bienvenus.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Je précise que cette proposition de loi est issue d'une mission flash de l'Assemblée nationale, et qu'elle a été travaillée avec la Chancellerie. Faut-il utiliser ce terme d'identité de genre ? J'entends les arguments de Muriel Jourda : une minorité de personnes est concernée.
Mais dans ce texte, nous n'avons pas à dire si c'est bien, mal, ou si c'est ou non à développer. Ce texte vise seulement à protéger des personnes menacées par des pratiques barbares. Homosexuels et transgenres ne sont pas menacés de la même façon. Autant l'homosexualité est couramment admise, autant la transidentité l'est moins, et les victimes sont plus touchées. Ne pas les nommer, ce serait les laisser rester des victimes. Il faut les nommer pour les identifier.
À aucun moment ce texte ne parle du parcours de transition, de la médication, de la chirurgie. Ce n'est pas son sujet. Est-ce à nous de décider à quel âge il faudrait donner des traitements ? Cela relèverait plutôt de la commission des affaires sociales - nous n'avons fait que deux auditions sur ce thème. Même si, en France, nous voyons une augmentation des demandes, aucun traitement n'est pratiqué sur un mineur sans l'accord des deux parents, et aucune chirurgie sexuelle n'intervient avant l'âge de dix-huit ans. Un médecin que nous avons interrogé nous indiquait qu'il prescrivait des bloqueurs de puberté à des enfants qui étaient très mal à l'approche de la puberté, ce qui leur permettait d'avancer sur leur choix, sans forcément aller ensuite vers un traitement plus lourd. Et ces médicaments ne bloquent la puberté que le temps de leur prescription. Il faut réfléchir davantage à ce phénomène, peut-être social, mais nous ne pouvons pas l'interdire au sein de cette proposition de loi.
M. François-Noël Buffet, président. - Nous pouvons en conclure que vous émettez un avis défavorable à ces amendements...
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Avant d'aborder l'examen des amendements, il me revient de préciser le périmètre du texte au regard de l'article 45 de la Constitution.
Ce périmètre inclut bien sûr les dispositions relatives à la lutte contre les pratiques visant à modifier l'orientation sexuelle ou l'identité de genre d'une personne. Il comprend aussi, même si le lien est plus indirect, les dispositions tendant à encadrer les parcours de transition des personnes transgenres.
Chapitre Ier : Création d'une infraction relative aux pratiques visant à modifier l'orientation sexuelle ou l'identité de genre
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - L'amendement COM-1 rectifié ter tend à supprimer la mention de l'identité de genre. J'y suis défavorable pour les raisons que je viens d'exposer.
L'amendement COM-1 rectifié ter? n'est pas adopté.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Avis défavorable à l'amendement COM-2 rectifié ter, qui a le même objet.
L'amendement COM-2 rectifié ter? n'est pas adopté.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - De même, avis défavorable aux amendements COM-3 rectifié ter et COM-4 rectifié ter.
L'amendement COM-3 rectifié ter n'est pas adopté.
L'amendement COM-4 rectifié ter n'est pas adopté.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - L'amendement COM-11? vise à élargir le champ de l'infraction définie à l'article 1er de la proposition de loi. Dans le texte transmis par l'Assemblée nationale, l'infraction est constituée lorsque des pratiques, comportements ou propos répétés visent à modifier l'orientation sexuelle ou l'identité de genre et ont pour effet une altération de la santé physique ou mentale. L'amendement propose qu'elle soit constituée si les pratiques, comportements ou propos répétés sont susceptibles de porter atteinte aux droits ou à la dignité de la personne ou d'altérer son état de santé. L'infraction deviendrait donc plus beaucoup plus facile à caractériser : il ne serait plus nécessaire de démontrer que la personne a subi un préjudice. Des pratiques seulement « susceptibles de porter atteinte à la dignité de la personne », ce qui est une notion assez subjective, pourraient être condamnées.
Il est raisonnable d'en rester à la rédaction retenue par l'Assemblée nationale, qui garantit que seules des pratiques imposées à la personne et qui nuisent à sa santé physique ou mentale seront sanctionnées et que les accompagnements spirituels que recherchent certaines personnes homosexuelles ou transgenres ne tomberont pas sous le coup de la loi. Elle procède donc à un équilibre satisfaisant entre répression des « thérapies de conversion » et respect des libertés individuelles. Avis défavorable.
L'amendement COM-11? n'est pas adopté.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - L'amendement COM-12? tend à prévoir que le juge pénal devra se prononcer, en cas de condamnation d'un titulaire de l'autorité parentale, sur le retrait total ou partiel de l'autorité parentale ou de l'exercice de cette autorité. Actuellement, le juge a la possibilité de prononcer ce retrait mais nous voulons qu'il s'interroge systématiquement en cas de condamnation faisant suite à l'altération de la santé mentale ou physique d'un enfant.
L'amendement COM-12? est adopté.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - L'amendement COM-14? répond à l'inquiétude de familles qui souhaitent accompagner leur enfant et l'appeler à plus de prudence et à la réflexion. Dans certains pays, des parents ont été attaqués alors qu'ils étaient bienveillants.
Je pense que ces parents sont déjà protégés par le texte, mais mieux vaut s'en assurer.
L'amendement COM-14? est adopté.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Avis défavorable à l'amendement COM-5 rectifié ter?.
L'amendement COM-5 rectifié ter ? n'est pas adopté.
L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - L'amendement COM-13? vise à éviter que deux infractions ne se fassent concurrence. Sans cet amendement, le juge aurait le choix d'appliquer soit la qualification de violence aggravée du fait de l'orientation sexuelle ou de l'identité de genre, soit le délit autonome, ce qui créerait un conflit de qualifications.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Le groupe SER s'abstiendra sur cet amendement. Nous souhaitons l'examiner plus en détail avant la séance publique.
L'amendement COM-13? est adopté.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Avis défavorable aux amendements COM-6 rectifié ter et COM-7 rectifié ter, qui visent à nouveau à supprimer des références à l'identité de genre.
L'amendement COM-6 rectifié ter? n'est pas adopté.
L'amendement COM-7 rectifié ter? n'est pas adopté.
L'article 2 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Chapitre II : Interdiction des pratiques
visant à modifier
l'orientation sexuelle ou l'identité de
genre dans le système de santé
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Avis défavorable à l'amendement COM-8 rectifié ter.
L'amendement COM-8 rectifié ter n'est pas adopté.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - L'amendement COM-10 rectifié ter? propose d'interdire les traitements bloqueurs de puberté, les hormonothérapies et les opérations chirurgicales avant 18 ans. Soyons prudents sur les mineurs qui s'interrogent sur leur identité de genre. Un adolescent peut éprouver un mal-être et l'attribuer, à tort, à un problème de transidentité. Il faut donc prendre le temps de la réflexion et s'assurer que la demande de l'adolescent persiste dans le temps avant d'envisager des actes médicaux.
Toutefois, il serait inapproprié d'interdire au détour de cet amendement toute intervention médicale avant l'âge de dix-huit ans. La proposition de loi vise à réprimer les « thérapies de conversion », et non à encadrer les parcours de transition - ce sont deux questions bien distinctes ; il serait peu opportun de modifier les règles qui encadrent les parcours de transition sans avoir procédé à un travail approfondi, qui relève davantage du champ de compétences de la commission des affaires sociales : c'est un sujet médical.
J'ai auditionné un psychiatre et un chirurgien spécialistes des parcours de transition, qui ont souligné à quel point les professionnels de santé étaient précautionneux face à la demande exprimée par un mineur. Le médecin s'assure qu'il est bien confronté à un cas de transidentité avant d'envisager un traitement. Ces spécialistes nous ont expliqué que les bloqueurs de puberté pouvaient être très utiles lorsqu'un adolescent n'est pas à l'aise dans son sexe de naissance. Les transformations physiques liées à la puberté peuvent être très mal vécues par les jeunes transgenres. Retarder la puberté permet ainsi à l'adolescent et à sa famille de réfléchir plus sereinement à la suite de son parcours, et d'éviter des tentatives de suicide. Parfois, une hormonothérapie débute à partir de seize ans.
Nous devons laisser aux professionnels la liberté d'adapter leur traitement à la réalité de chaque cas. Si des signes de transidentité apparaissent chez un enfant et que le diagnostic est confirmé sans ambiguïté à l'adolescence, pourquoi attendre la majorité avant de commencer un traitement qui va l'aider à vivre mieux ? Aucune intervention médicale ne peut être décidée chez un mineur sans l'accord des titulaires de l'autorité parentale. En cas d'acte médical usuel, le consentement d'un seul parent suffit, le consentement de l'autre étant présumé. En cas d'acte non usuel, ce qui est le cas d'un parcours de transition, le consentement conjoint des deux parents est nécessaire. Un jeune en pleine « crise d'adolescence » ne pourrait donc s'engager dans un parcours de transition, même s'il trouvait un médecin très complaisant, sans l'accord de ses parents. Avis défavorable.
Mme Marie Mercier. - Nous avons peu parlé de la souffrance physique et psychique de toute une famille. Ce sont des cas extrêmement graves. Les professionnels de santé ne prennent pas leur décision seuls, mais à plusieurs, et souvent avec une analyse psychiatrique associée.
Les réseaux sociaux ont une forte influence sur le mal-être d'un enfant ou d'un jeune. Les décisions prises, si elles sont chirurgicales, sont faites avec un accompagnement. C'est terrifiant pour des jeunes gens ou des jeunes femmes d'engager leur vie entière, sans retour en arrière possible. Ce sujet n'a pas été étudié suffisamment sur le fond. Nous ne sommes pas à la commission des affaires sociales. Ne mélangeons pas le sexe biologique et une dangereuse construction sociale. Je suivrai l'avis de la rapporteure.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - L'amendement de Jacqueline Eustache-Brinio mérite réflexion. Les propos de Marie Mercier montrent la complexité du dossier. À ce stade, nous suivrons l'avis de la rapporteure.
L'amendement COM-10 rectifié ter n'est pas adopté.
L'amendement COM-9 rectifié ter n'est pas adopté.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - L'amendement COM-15 vise à mieux délimiter le champ d'application de l'article 3, en précisant que l'infraction ne pourrait évidemment concerner un professionnel de santé qui recevrait une personne s'interrogeant sur son identité de genre et qui l'inviterait à prendre le temps de la réflexion avant de s'engager dans un parcours de transition.
L'amendement COM-15 est adopté.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Par cohérence avec ce qui est prévu à l'article 1er, l'amendement COM-17 vise à introduire des circonstances aggravantes à l'article 3, afin de punir plus sévèrement les faits commis par un professionnel de santé à l'encontre d'un mineur ou d'une personne vulnérable.
L'amendement COM-17 est adopté.
L'article 3 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Mme Dominique Vérien, rapporteure. - L'amendement COM-16 a pour objet l'application du texte dans les collectivités d'outre-mer régies par le principe de spécialité législative.
L'amendement COM-16 est adopté.
L'article 4 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.
La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
Proposition de loi relative à la commémoration de la répression d'Algériens le 17 octobre 1961 et les jours suivants à Paris - Examen du rapport et du texte de la commission
M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons maintenant la proposition de loi relative à la commémoration de la répression d'Algériens le 17 octobre 1961 et les jours suivants à Paris.
Mme Valérie Boyer, rapporteure. - La proposition de loi déposée par Temal et plusieurs de ses collègues du groupe Socialiste Écologiste et Républicain a deux objectifs qui se traduisent dans ses deux articles. Le premier tend à reconnaître la responsabilité de la France dans la répression de la manifestation pacifique d'Algériens réclamant l'indépendance de leur pays à Paris le 17 octobre 1961 et les jours suivants. Le second article prévoit une commémoration annuelle en hommage aux victimes de cette répression.
Je ne reviendrai pas sur les faits et sur le déroulement de la journée du 17 octobre 1961 et des jours suivants. Je rappelle simplement que le texte qui nous est soumis à une vocation symbolique et mémorielle et non pas pénale puisque les faits survenus il y a plus de soixante ans sont soit couverts par l'amnistie décidée en 1962, soit prescrits.
Après une occultation des faits par l'ensemble des acteurs politiques, pour des raisons différentes, les historiens se sont rapidement saisis de cet événement pour en établir le déroulement et les causes. Dès 1985, un premier ouvrage historique paraissait sur la question, et en 1986 l'historien Michel Winock lui consacrait un article dans le journal Le Monde.
Selon l'estimation de deux historiens britanniques, Jim House et Neil MacMaster, plus d'une centaine de livres et d'articles consacrés spécifiquement à cet événement ont été publiés de 1985 à 2005. Ce chiffre a déjà été dépassé pour la période plus courte qui va de 2006 à 2021. Le travail historique est donc considérable et a abouti à de nombreux points de consensus entre les historiens.
Parallèlement à ce travail scientifique, un travail de mémoire s'est engagé porté par des associations et des historiens militants. Depuis 2001 une commémoration annuelle est organisée par la Ville de Paris, commémoration à laquelle le Président de la République s'est associé cette année.
En 2012, à l'initiative de notre ancienne collègue la présidente Nicole Borvo Cohen-Seat, le Sénat avait adopté une résolution tendant à ce que la France reconnaisse la répression de la manifestation du 17 octobre et qu'un lieu de souvenir à la mémoire des victimes soit créé.
Le président François Hollande a effectivement en 2012 déclaré : « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l'indépendance ont été tués lors d'une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. » Un communiqué de presse de la présidence de la République du 17 octobre dernier comporte pour sa part la déclaration suivante : « Les crimes commis cette nuit-là sous l'autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République. »
On ne peut donc que constater l'importance du travail historique et mémoriel déjà accompli, y compris par le Sénat.
La proposition de loi soumise à notre examen nous propose d'aller plus loin et de reconnaître par la loi la responsabilité de la France. Je tiens à souligner le caractère mesuré de la formulation retenue qui vise la répression sans la qualifier pénalement.
Cependant, reconnaître la responsabilité de la France ne peut recueillir le consensus.
D'une part, parmi les historiens et militants, le souhait de voir des responsabilités clairement attribuées persiste, au-delà de la responsabilité du préfet de police de l'époque. Ceux qui sont favorables à cette proposition de loi m'ont indiqué qu'elle constituait une « première étape » dans la reconnaissance de la responsabilité. Elle ne pourrait donc pas clore le débat.
D'autre part, la proposition de loi isole le 17 octobre 1961 du contexte des violences liées à la guerre d'Algérie en métropole. Or cette mise en contexte est l'un des enjeux majeurs du débat entre historiens aujourd'hui, entre ceux qui estiment que les violences sont liées à la vague d'attentats du Front de libération nationale (FLN) visant particulièrement les policiers - 22 tués et 79 blessés en 1961, pour un total de 47 morts et 140 blessés depuis 1957 en métropole -, et ceux qui estiment qu'elle résulte d'une « terreur d'État » mise en place par les opposants à l'indépendance de l'Algérie.
Il me paraît impossible d'envisager de reconnaître la responsabilité de la France sans prendre en compte les violences, et particulièrement les attaques contre les policiers. Le climat de tension était intense à l'époque, notamment en raison de la lutte sanglante entre mouvements indépendantistes, le FLN et le Mouvement national algérien (MNA), que décrit bien le livre de Jean-Paul Brunet, Police contre FLN : le drame d'octobre 1961.
Outre cette question importante, la formulation proposée par l'article 1er fait débat. N'est mentionnée en effet que la revendication de l'indépendance de l'Algérie. Or il m'a été indiqué avec force lors de mes auditions que c'est d'abord la protestation contre le couvre-feu de fait, qui avait été instauré par la préfecture de police et qui était ressenti comme discriminatoire, qui était l'objet de la manifestation. Mentionner la seule revendication indépendantiste ne reflète pas la volonté des porteurs de la mémoire de l'événement. Je note aussi que Benjamin Stora évoque, pour sa part, dans son rapport remis en janvier dernier au Président de la République, s'agissant du 17 octobre 1961, la répression de travailleurs algériens. Voilà qui est une troisième vision de l'événement.
Ainsi tant sur la responsabilité de la France que sur les motivations de l'événement, l'article 1er ne me semble pouvoir être l'objet d'un consensus et risque de susciter de nouveaux débats.
Je me suis également interrogée sur le choix de décrire les manifestants comme « Algériens », ce qui était juridiquement inexact au moment des faits. La nationalité algérienne, en effet, n'existait pas à l'époque. Tous les citoyens résidant en Algérie avaient la même nationalité et les mêmes droits civiques depuis les réformes de 1944 et 1956. La différence concernait le statut civil. Je rappelle que, depuis le décret Crémieux de 1870, les juifs d'Algérie étaient devenus Français à part entière, car ils avaient accepté le code civil, à la différence des musulmans d'Algérie qui ne l'ont pas accepté, notamment à cause de la législation sur le mariage ou l'héritage. J'ai cependant constaté que cette formule fait consensus parmi les historiens, qui se fondent notamment sur la perception que les manifestants pouvaient avoir d'eux-mêmes en tant qu'Algériens et non en tant que Français musulmans d'Algérie, alors que d'autres, notamment les supplétifs de l'armée et de la police française, se considéraient comme Français.
J'en viens maintenant à l'article 2 et à la mise en place d'une commémoration annuelle. La mise en place d'une telle commémoration par la loi me paraît inadaptée pour deux raisons. La première est que la loi du 6 décembre 2012, dans une volonté de réunir les différentes mémoires de la guerre a déjà reconnu le 19 mars comme journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des toutes les victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc. On peut discuter de la date choisie, mais la commémoration existe pour toutes les victimes.
Dès lors, reconnaître par la loi la nécessité de commémorer les victimes du 17 octobre et des jours suivants appellera nécessairement la reconnaissance par la loi d'autres dates pour les autres victimes. Je rappelle c'est par décret qu'a été mise en place en 2003 la journée nationale d'hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives, le 25 septembre.
Outre les difficultés qui s'attachent à toute loi mémorielle, cette proposition de loi risque de conduire à de nouvelles revendications et à une concurrence des mémoires que nous souhaitons tous éviter. D'autres épisodes sanglants ont eu lieu, comme ceux de la rue d'Isly en 1962 ou ceux du 5 juillet de la même année à Oran, qui ne sont pas prévus par la loi aujourd'hui.
La séance publique nous permettra de connaître la position du Gouvernement sur la question des mémoires de la guerre d'Algérie et peut-être de la clarifier. Hier, un groupe de jeunes descendants des acteurs de la guerre d'Algérie a remis ses préconisations pour une mémoire apaisée au Président de la République. Il me semble que cela constitue une piste intéressante. Je crois que nous devons éviter de « saucissonner » les commémorations et de créer un millefeuille mémoriel autour de la guerre d'Algérie ; la loi a déjà prévu deux dates - le 19 mars et le 5 décembre -, auxquelles s'ajoute la date du 25 septembre, prévue par décret. À titre personnel, j'aurais d'ailleurs préféré qu'il n'y ait qu'une seule date, celle de tous les Français et de ceux qui ont choisi la France.
Pour l'ensemble des raisons indiquées, je vous propose de ne pas adopter le texte de cette proposition de loi.
M. Jean-Pierre Sueur. - Je vous ai écoutée avec attention. Selon vous, si l'on décidait de commémorer le 17 octobre, il faudrait commémorer aussi bien d'autres événements. Pendant longtemps on a préféré parler des « événements » d'Algérie. La « guerre » n'a été reconnue que tardivement. Bien des atrocités ont eu lieu, de part et d'autre, c'est vrai. Toutefois, les faits qui se sont passés le 17 octobre 1961 sont particulièrement marquants : des corps ont été jetés dans la Seine ! Si on repousse à chaque fois ce genre de tentatives destinées à prendre en compte les souffrances, on ne fera rien et on ne parviendra pas à construire une mémoire apaisée, comme vous le souhaitez pourtant.
Je me rends aux cérémonies de commémoration le 19 mars. Cette cérémonie est organisée dans des milliers de communes ; les anciens combattants d'Algérie s'y retrouvent. Je ne comprends pas le fondement historique de la date du 5 décembre : il semblerait qu'elle ait été choisie, car elle correspondait au seul jour de libre dans l'agenda du Président de la République pour inaugurer un moment à Paris... Reconnaître la date du 17 octobre contribuerait, de manière non négligeable, à l'apaisement que nous recherchons tous. D'ailleurs, avec sa participation à une cérémonie le 17 octobre dernier, le Président de la République a engagé la République. J'espère que notre commission votera cette proposition de loi.
Mme Esther Benbassa. - En écoutant notre rapporteure, j'ai eu l'impression, par moments, qu'elle réécrivait l'histoire. Le couvre-feu était dû à la guerre d'Algérie ; des manifestations avaient lieu à Paris. On ne peut dissocier les deux. Les habitants de l'Algérie, dites-vous, étaient Français, c'est vrai, mais le décret Crémieux de 1870 ne visait pas les Arabes musulmans - c'est d'ailleurs toujours un point de friction entre juifs et musulmans en France. Il est difficile d'affirmer aussi que Maurice Papon était seul responsable de la répression : il n'a pas agi seul ! Il faut donc que la France assume cette répression envers les manifestants algériens. Il est temps, si l'on veut parvenir à la réconciliation et à l'apaisement, de reconnaître cette répression qui constitue un facteur d'identité des Algériens en France et donne lieu à différents rassemblements de leur part. Cela contribuerait aussi à la réconciliation avec l'Algérie.
M. Guy Benarroche. - Le dossier est complexe et sensible. Le conflit en Algérie était une véritable guerre, qui a laissé des cicatrices profondes. Je salue cette proposition de loi visant à créer un jour de commémoration officiel pour rendre hommage aux victimes d'une répression organisée. Le Président de la République l'a reconnu, en qualifiant les crimes commis cette nuit-là « sous l'autorité » de Maurice Papon, et non « par » Maurice Papon - j'insiste - d'« inexcusables pour la République». Maurice Papon était à l'époque préfet de police. Le Président de la République reconnaît ainsi l'existence d'un crime d'État qui a été préparé à l'avance. Les historiens ont montré, en effet, que plusieurs disparitions suspectes avaient eu lieu les jours précédents. Nous voterons ce texte et demandons que les archives soient totalement ouvertes aux historiens.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Merci à notre rapporteure d'avoir rappelé le contexte historique. Je suivrai son avis. Nous avons tous une volonté d'apaisement s'agissant de la guerre d'Algérie. Je ne suis pas sûr que ce genre de texte, qui nous installe dans une repentance permanente, y contribue. Il ne faut pas confondre le travail des historiens et celui du législateur. Il appartient aux historiens de rappeler ce que la France a fait de mal et de bien. Des atrocités ont été commises, il faut le reconnaître. Mais des Français vivant en Algérie ont aussi été meurtris, et on n'en parle guère. Ce n'est pas en remuant le passé et en se flagellant que l'on parviendra à apaiser les mémoires et à résorber les tensions avec l'Algérie.
M. Patrick Kanner. - Notre rapporteure préférerait que l'on parle de manifestants de nationalité française, plutôt que de manifestants algériens. Or, c'est lors d'un comité interministériel du 5 octobre 1961 que le préfet de police a décidé de mettre en place un couvre-feu « pour tous les travailleurs musulmans algériens » entre 20 h 30 et 5 h 50. Ceux qui se rendaient à leur travail pendant le couvre-feu devaient fournir un formulaire de leur employeur visé par le service d'assistance technique aux Français musulmans d'Algérie. Cette obligation a permis à la préfecture de police de ficher 14 000 Algériens. Si nous employons le terme de manifestants algériens dans cette proposition de loi, c'est à dessein. Il s'agissait peut-être de Français, mais alors de seconde zone.
Mme Brigitte Lherbier. - L'« apaisement » est un mot qui est revenu souvent. J'ai eu, parmi mes élèves, beaucoup d'étudiants d'origine algérienne. Ils veulent savoir ce qui s'est passé et se tournent vers les historiens. En revanche, dans les banlieues, les jeunes ne sont pas animés par un désir de recherche historique : ils sont en recherche d'identité ; tout est prétexte pour trouver, dans l'histoire, un exutoire à leur mal-être et des justifications à la violence. C'est compréhensible, car ces jeunes sont tiraillés entre deux cultures, mais cela relève plus de la sociologie que de l'histoire. Plus on parlera des violences qui ont eu lieu dans le passé contre leurs grands-parents, plus on risque de susciter chez eux un sentiment d'amalgame, et donc de créer des tensions. Ce n'est pas en ressassant le passé qu'on les incitera à aimer la France.
M. Philippe Bas. - Je suivrai l'avis de notre rapporteure. Lorsque le président Chirac a reconnu en 1995 la responsabilité de la France, non de l'État, dans la rafle du Vél' d'Hiv, il a pesé ses mots. Il s'appuyait sur une réalité historique : il a considéré que ce n'était pas simplement une administration qui avait commis le crime, mais bien la France. Sa déclaration a fait l'objet de contestations à l'époque. Elle est en effet très grave au sens où elle est empreinte de gravité. Mais on peut considérer que, dans la collaboration, il y a à l'oeuvre un antisémitisme qui exprime une certaine réalité française.
Puisque cette proposition de loi reprend les mêmes termes que ceux employés par Jacques Chirac, je me demande si l'on a affaire à des événements, quelle que soit leur gravité, de même nature et qui impliquent la Nation française. Je ne peux pas supporter l'idée que je doive assumer, en tant que Français, une part de responsabilité historique dans la répression sanglante d'une manifestation commise durant une guerre qui a donné lieu à des actes barbares de part et d'autre. Il me semble qu'il y a une forme de partialité à vouloir faire reconnaître la responsabilité de la France, et non simplement du préfet de police, voire de sa hiérarchie, pour des événements qui s'inscrivent dans un conflit qui a connu tant d'autres atrocités. Est-il justifié de reconnaître unilatéralement, comme les bourgeois de Calais, notre responsabilité, sans attendre de réciprocité de la part du gouvernement algérien, qui est l'héritier d'un mouvement qui a aussi commis des actes de barbarie ? Peut-être les Algériens considèrent-ils qu'ils avaient le droit pour eux, mais des atrocités ont bien eu lieu. Si je trouve ignoble la répression du 17 octobre 1961, je trouve excessif de reprendre les termes utilisés par Jacques Chirac en 1995 pour reconnaître la responsabilité de la France dans la rafle du Vél' d'Hiv.
Monsieur Sueur, la date du 5 décembre n'a pas été a été instaurée comme date de mémoire par le Président de la République en fonction de la disponibilité de son agenda, mais bien par le Parlement lorsqu'il a voté la loi du 23 février 2005. Il s'agissait de parvenir à une forme de consensus, qui n'a jamais existé en France, sur la célébration de la paix. Pour beaucoup de Français, on ne pouvait retenir la date du 19 mars, date anniversaire de la proclamation du cessez-le-feu en Algérie, car il y a eu des morts après cette date. Il n'est pas correct d'abaisser ainsi le choix de la date du 5 décembre en la réduisant à un motif de pure convenance personnelle.
M. Arnaud de Belenet. - Nous partageons l'avis de notre rapporteure et la remercions pour sa clarté et sa pondération. Comme l'a rappelé Philippe Bas, l'apaisement ne peut être unilatéral, pas plus que la construction de la mémoire.
Mme Éliane Assassi. - Je remercie notre rapporteure d'avoir fait référence à la proposition de résolution que nous avions déposée en 2012 et qui avait été, d'ailleurs, adoptée. Toutefois, je ne peux partager ses conclusions. Certains propos tenus à l'instant m'ont heurtée. Je ne peux accepter d'entendre que les jeunes d'origine algérienne seraient des abrutis qui recherchent un prétexte à la violence. Ce qu'ils veulent, c'est connaître la vérité. Il conviendrait de verser aux archives nationales les archives de la préfecture de police. Voilà qui constituerait un acte d'apaisement !
Mme Catherine Di Folco. - Je partage les propos de Philippe Bas. Une question technique : l'article 1er relève-t-il bien du domaine législatif ?
M. Éric Kerrouche. - Cette question est étonnante : le Parlement a déjà eu l'occasion de voter des lois mémorielles, comme celle reconnaissant le génocide arménien. Manifestement, l'exercice de la mémoire est différent selon les bancs !
Je ne suis pas sûr, à la différence de Philippe Bas, qu'il y ait une gradation dans l'horreur. Ce n'est pas parce que l'on désigne les choses avec le même mot qu'elles deviennent identiques. La gravité d'un acte ne saurait en excuser un autre. Vous évoquez la réciprocité. Mais ce n'est pas la question de ce texte ! Faire un devoir de mémoire, reconnaître la responsabilité de la France dans la répression du 17 octobre 1961, ce n'est pas se mettre en situation de faiblesse par rapport à l'Algérie. C'est simplement reconnaître la responsabilité de la France à l'égard des victimes. J'ai été heurté par les propos de Brigitte Lherbier. Évitons d'essentialiser les sujets, en accréditant l'idée que les populations immigrées d'origine algérienne seraient incapables de s'intégrer, qu'il s'agit de populations à problèmes...
Mme Brigitte Lherbier. - Ce n'est pas ce que j'ai dit !
M. Éric Kerrouche. - Il faut faire attention à ses propos. Chacun a sa mémoire, sa culture ; nous avons tous des origines variées et cela ne nous empêche pas de nous intégrer, d'appartenir à ce pays et de l'aimer.
M. François-Noël Buffet, président. - Je n'ai pas entendu de propos désobligeants dans cette discussion. C'est l'honneur de notre commission de parvenir à échanger de manière courtoise et respectueuse, quels que soient les sujets.
M. Jean-Yves Leconte. - Savoir assumer notre histoire dans sa complexité est une force, aussi bien en interne qu'à l'égard de l'extérieur. Il s'agit de regarder notre histoire en face. L'enjeu n'est donc pas la réciprocité, mais la lucidité. Cette démarche est source de force et nous permet aussi d'exprimer des exigences, le cas échéant, à l'égard d'autres pays.
Notre rapporteure a évoqué la différence entre le statut civil de droit local et le statut de droit commun : en tant que sénateur des Français de l'étranger, je reçois de nombreux dossiers de demande de nationalité. Je suis toujours très étonné. Notre République d'aujourd'hui n'est plus la République des années 1950. Il ne serait pas concevable à l'heure actuelle que des personnes de même nationalité aient des droits différents. Cette histoire continue de peser sur les générations suivantes. Je m'étonne que pour prouver la nationalité d'une personne, il faille parfois se référer, encore aujourd'hui, à des décrets qui datent de 1870.
M. François Bonhomme. - Notre débat confirme que l'apaisement n'est pas toujours au rendez-vous. Je rejoins Catherine Di Folco : toutes les lois mémorielles ne sont pas les bienvenues. Les historiens, dont c'est le domaine de compétence, sont d'ailleurs les premiers à les regretter. C'est pourquoi les initiatives visant à faire reconnaître tel ou tel fait historique dans la loi me rendent toujours un peu fébrile.
En l'occurrence, les faits historiques qui nous occupent aujourd'hui sont parfaitement connus et dénoncés. La France a fait un travail d'examen de conscience considérable. Je ne suis pas sûr que le même travail ait été fait de l'autre côté de la Méditerranée. Protégeons la discipline historique de toute interférence de cette nature.
Mme Valérie Boyer, rapporteure. - Je vous remercie de vos interventions. Elles montrent que, soixante ans après, les cicatrices ne sont toujours pas refermées. Elles montrent aussi que nous devons être prudents afin de ne pas tomber dans la concurrence des mémoires.
Je n'ai pas choisi d'être rapporteure de ce texte qui ravive des difficultés, y compris personnelles. Je vais néanmoins m'efforcer de répondre à chacun.
Vous avez raison, monsieur Sueur, les mémoires évoluent, l'interprétation des faits et des connaissances historiques aussi. J'estime que sur cette question, le meilleur ouvrage est celui de Jean-Paul Brunet, qui était un homme de gauche. Il ne me semble donc pas que je puisse être suspectée pour cette référence. Toutefois, ce n'est pas par la loi que nous pourrons apaiser cette question. Le travail mémoriel est important, mais à mon sens il ne sera pas facilité par ce texte.
Monsieur Kanner, je rappelle que la notion juridique employée à l'époque était effectivement celle de Français musulman d'Algérie. On employait alors le terme d'Algérien comme celui de Breton, de Provençal ou d'Alsacien. Toutefois, vous avez raison, les personnes issues des trois départements d'Algérie étaient alors considérées comme des citoyens de seconde zone, et ce, quelle que soit leur religion. Je vous rappelle les propos de Gaston Defferre sur les rapatriés. À l'époque, la violence des propos et des actes était extrême.
Chère Jacqueline Eustache-Brinio, je partage votre constat : cette proposition de loi n'apportera pas l'apaisement, c'est d'ailleurs pourquoi je vous inviterai à la rejeter.
Madame Benbassa, monsieur Benarroche, l'époque était effectivement très violente. On ne peut pas analyser ce texte sans cette mise en contexte. Il n'y a hélas pas eu que le 17 octobre 1961. Pour le Front de libération nationale (FLN), la France métropolitaine et Paris étaient divisés en wilayas. Même si les faits furent à l'époque qualifiés d'« événements », il s'agissait bien d'une guerre civile, dont Jean-Jacques Jordi estime le nombre de morts à 275 500. Des assassinats étaient perpétrés quotidiennement contre la police française, qui déplorait aussi de nombreux blessés. Jean-Paul Brunet décrit très bien la répression orchestrée contre les Français musulmans d'Algérie, et le racket organisé par le FLN pour lever l'impôt révolutionnaire.
La violence de la manifestation du 17 octobre 1961 contre le couvre-feu s'inscrit dans ce contexte très violent. Si des morts sont imputables à la police, d'autres le sont au MNA et au FLN. La notion de crime d'État est grave, elle fait débat, et j'estime qu'on ne peut pas en discuter au travers de ce texte.
Monsieur Bas, je vous remercie de votre analyse profonde, que je partage pleinement. On ne peut pas analyser isolément les événements du 17 octobre. Ce n'est pas parce que les Français ont perdu cette guerre que cette histoire doit toujours être racontée d'une façon qui les met en cause. Contrairement à la date du 19 mars qui fait toujours débat, le 5 décembre est une date d'apaisement. On peut rendre hommage au président Chirac de l'avoir choisie.
Je partage votre analyse, monsieur de Belenet : ce n'est pas par le biais d'une repentance unilatérale que nous parviendrons à l'apaisement.
Madame Assassi, la vérité peut effectivement apaiser. J'ai signalé le travail d'étudiants qui ont remis leurs conclusions hier au Président de la République. Cela montre que les historiens travaillent toujours et que les mémoires évoluent.
Madame Di Folco, il est exact que l'article 1er est dépourvu de portée normative. Il s'agit d'un texte symbolique et mémoriel.
Monsieur Kerrouche, je vous accorde qu'il n'y a pas de gradation dans l'horreur, mais mettre en cause la responsabilité de la France est grave, et j'estime qu'il n'appartient pas à la loi de trancher, en tout cas pas cette question précise.
Monsieur Leconte, les Français musulmans d'Algérie ont fait le choix de conserver le droit local musulman en matière civile. C'est parce que la France les a respectés dans leur choix qu'ils n'ont pas bénéficié d'un décret Crémieux qui leur soit adapté.
Le Parlement a reconnu le génocide arménien, mais il l'a fait parce que certains Français d'origine arménienne qui sont toujours menacés. Malheureusement, l'actualité récente a démontré l'utilité d'une telle reconnaissance. La démarche qui préside au texte qui nous est proposé est totalement différente, et c'est pourquoi je vous invite à le rejeter.
M. François-Noël Buffet, président. - Je vous propose de considérer qu'entrent dans le périmètre du texte les dispositions relatives aux événements liés à la manifestation du 17 octobre 1961 et aux jours suivants.
EXAMEN DES ARTICLES
Article 1er
L'article 1er n'est pas adopté.
Article 2
L'article 2 n'est pas adopté.
Après l'article 2
L'amendement COM-1 est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.
La proposition de loi n'est pas adoptée.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.
Le sort de l'amendement examiné par la commission est retracé dans le tableau suivant :
Proposition de loi pour un nouveau pacte de citoyenneté avec la jeunesse par le vote à 16 ans, l'enseignement et l'engagement - Examen du rapport et du texte de la commission
M. François-Noël Buffet, président. - Nous examinons à présent la proposition de loi pour un nouveau pacte de citoyenneté avec la jeunesse par le vote à 16 ans, l'enseignement et l'engagement, déposée par Martine Filleul et plusieurs de ses collègues du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Cette proposition de loi part d'un constat, malheureusement renouvelé élection après élection : celui de l'abstention massive des jeunes âgés de 18 à 34 ans aux élections politiques.
Constituée de cinq articles, la proposition de loi poursuit un objectif ambitieux : renforcer l'implication des jeunes dans la vie politique de notre pays.
Elle met en avant deux instruments : l'ouverture du droit de vote dès l'âge de 16 ans à l'article 1er, d'une part, et l'institution de conseils de jeunes dans toutes les communes de plus de 5 000 habitants ainsi que pour les conseils départementaux à l'article 4, d'autre part.
Les articles 2 et 3 visent quant à eux à accompagner l'abaissement de la majorité électorale en prévoyant un nouvel enseignement obligatoire de sciences politiques et d'histoire de la vie politique française et européenne pour les élèves du collège. La formation des enseignants serait également adaptée en conséquence.
Comme l'indique Martine Filleul, cette proposition de loi est donc conçue comme un tout solidaire, les articles 2 à 3 découlant de l'article 1er, et l'article 4 complétant ce dernier.
L'article 1er, qui constitue la mesure phare du texte, ne m'a pas convaincue. Nous ne pouvons évidemment que convenir de la nécessité de lutter contre l'abstention des jeunes ; pour mémoire, la participation aux élections régionales et départementales de 2021 s'est élevée à seulement 17 % chez les 18-24 ans, et à 19 % chez les 25-34 ans. Pour autant, la solution proposée ne semble pas opportune, pour des raisons à la fois juridiques et sociologiques.
Des raisons juridiques majeures s'opposent en effet à l'ouverture du droit de vote à 16 ans. Je rappelle que, conformément à l'alinéa 4 de l'article 3 de la Constitution, « sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques ». Ainsi, il est clair que la majorité électorale découle de la majorité civile et que les deux majorités ne peuvent être dissociées.
Par conséquent, si nous souhaitions abaisser la majorité électorale, l'alternative serait la suivante : ou bien réviser la Constitution, ou bien abaisser, de façon concomitante, la majorité civile.
Or l'abaissement de la majorité civile à 16 ans ne peut constituer une option, au regard des risques importants que cela comporterait pour la protection juridique et sociale des jeunes âgés de 16 à 17 ans. En outre, octroyer le droit de vote à des individus qui ne sont pas juridiquement considérés comme capables ni responsables reviendrait à créer une catégorie inédite de citoyens, dont les seuls droits politiques excéderaient les devoirs.
Sur le plan sociologique, l'ouverture du droit de vote aux jeunes de 16 ans ne paraît pas non plus opportune.
En effet, cette mesure apparaît tout d'abord en décalage avec les attentes actuelles de la jeunesse. L'époque où tous les jeunes militaient pour un abaissement de la majorité électorale, comme cela a été le cas au début des années 1970, est bien loin !
Au contraire, d'après certaines enquêtes, une large part des jeunes estime aujourd'hui que la politique ne peut rien faire pour eux ; bien plus, pour beaucoup, l'exercice de la citoyenneté passe davantage par la participation aux manifestations et la signature de pétitions que par le recours aux outils traditionnels de la démocratie représentative.
Du reste, il est tout sauf assuré que l'ouverture du droit de vote aux jeunes âgés de 16 et 17 ans permette d'améliorer la participation des jeunes à moyen terme. La thèse selon laquelle les électeurs participeraient d'autant plus aux scrutins tout au long de leur vie qu'ils auraient commencé à voter jeunes est défendue par certains sociologues, sans pour autant faire l'unanimité.
Les précédents étrangers ne permettent d'ailleurs pas de conclure au caractère incitatif de cette mesure : en Autriche, qui est l'un des trois seuls pays de l'Union européenne à avoir abaissé la majorité électorale en deçà de 18 ans, l'enthousiasme suscité par l'acquisition du droit de vote est vite retombé, puisque le taux de participation des jeunes de 16 et 17 ans ne dépasse pas celui des jeunes de 18 à 24 ans.
En tout état de cause, une modification aussi substantielle du corps électoral ne saurait intervenir à quelques mois seulement du premier tour du scrutin présidentiel. En prévoyant une entrée en vigueur au 1er janvier 2022, l'article 5 de la proposition de loi serait ainsi contraire au principe de stabilité du droit électoral, que cette commission et le Sénat ont entendu consacrer il y a moins de deux ans. Au demeurant, si nous étions prêts à consentir à une telle dérogation à ce principe, il serait impossible, de l'aveu même du ministère de l'intérieur, de procéder au recensement puis à l'inscription sur les listes électorales d'1,7 million de jeunes en l'espace de quelques mois.
Dans ces conditions, il me semble que la priorité est moins d'ouvrir le droit de vote à de nouvelles tranches d'âge que d'inciter les jeunes déjà dotés du droit de vote à en faire usage. Nous sommes en effet sensibles à l'urgence de ramener les jeunes aux urnes. Pour cela, il convient de les accompagner dans l'apprentissage de la citoyenneté, en amont et en parallèle de leur accession à la majorité.
Dans le cadre scolaire, il apparaît préférable de s'appuyer sur les enseignements existants afin de former les citoyens de demain, plutôt que de créer un nouvel enseignement obligatoire.
L'enseignement des sciences politiques et de l'histoire de la vie française et européenne, prévu par l'article 2 de la proposition de loi, recouvre largement les objectifs et le contenu de disciplines enseignées du primaire au lycée telles que l'histoire-géographie, mais aussi et surtout l'enseignement moral et civique.
Je souhaite souligner que ce dernier enseignement fait l'objet d'une évaluation au sein des épreuves du diplôme national du brevet, et depuis l'année scolaire 2019-2020, de celles du baccalauréat. Les programmes actuels permettent donc d'ores et déjà de former les élèves au fonctionnement des institutions et aux enjeux de la démocratie.
Par ailleurs, au sein de la société, de nombreuses formes de participation civique destinées aux jeunes âgés de moins de 18 ans sont à encourager, comme l'engagement associatif ou encore le service civique. Nous pouvons tous, en tant qu'élus, prendre notre part en la matière.
S'agissant enfin des dispositifs de participation à l'échelon local, il nous est proposé de rendre obligatoire la création d'un conseil de jeunes dans toutes les communes de plus de 5 000 habitants et les départements.
Je tiens à rappeler que les collectivités locales se sont déjà largement approprié ces dispositifs favorisant l'engagement citoyen des jeunes, puisque près de trois quarts des régions et deux tiers des départements ont déjà institué de tels conseils, et que de nombreuses communes s'engagent aussi dans cette démarche. J'estime qu'il est primordial de faire confiance à cette intelligence du terrain plutôt que d'imposer, d'en haut, des obligations trop uniformisées.
Martine Filleul présente ce texte comme un tout. Afin d'en préserver la philosophie générale, je vous propose donc de rejeter l'ensemble de cette proposition de loi.
M. Éric Kerrouche. - Je vous remercie pour votre travail, mais je ne suis pas en accord avec vos conclusions.
J'ai entendu quelques arguments, notamment de droit. Le problème constitutionnel a été tranché par le Conseil d'État en 1974 lors de l'abaissement de l'âge de la majorité de 21 à 18 ans. L'article 3 de la Constitution que vous avez cité signifie non pas que seuls les Français majeurs disposant du droit de vote sont électeurs, mais que tous les Français majeurs le sont. Vous vous abritez derrière un argument qui n'en est pas un pour rejeter ce texte.
Par ailleurs, il existe déjà une pluralité de majorités. L'âge de la majorité civile, celui du droit de vote et celui de l'éligibilité ne coïncident que depuis 2011. Dès 16 ans, les jeunes peuvent participer à la création d'une association, être pompiers volontaires ou salariés. Pour certains, il paraît plus difficile d'accorder le droit de vote aux jeunes de 16 ans que d'abaisser la majorité pénale au même âge !
S'agissant de la socialisation, les avis sont certes partagés, mais la plupart des spécialistes s'accordent à dire qu'un « tunnel d'apprentissage électoral » qui commencerait à 16 ans permettrait une accommodation à la vie politique durablement bénéfique. Du reste, la question se pose avec d'autant plus d'acuité que les jeunes sont la tranche d'âge qui est la plus concernée par l'abstentionnisme. Cet apprentissage précoce permettrait ainsi de renouveler la cohorte des électeurs en favorisant des habitudes politiques plus précoces.
Les études qui ont été conduites sur le sujet montrent que l'abaissement de la majorité pourrait contribuer à augmenter la participation, car au-delà du phénomène de nouveauté, les jeunes répondraient positivement à la confiance qui leur est accordée.
Du reste, il n'est pas uniquement proposé de décréter un abaissement de l'âge électoral, mais de l'accompagner par des dispositifs renforcés ou nouveaux. S'il y a un domaine dans lequel notre décentralisation est défaillante, c'est bien la participation des citoyens.
Nous voterons ce texte et sommes en désaccord avec la manière dont il a été présenté par la rapporteure.
Mme Cécile Cukierman. - Notre groupe s'interroge sur la pertinence des mesures proposées pour améliorer la prise en compte des jeunes dans les politiques publiques et lutter contre l'abstention. La proposition, inscrite à l'article premier, d'abaisser le droit de vote à seize ans pose question. Cela reviendrait en effet à déterminer des majorités différentes selon les situations : pour pouvoir voter, se porter candidat ou être considéré comme majeur pénalement.
Cet abaissement de la majorité électorale de dix-huit à seize ans ne peut en outre être comparé à son abaissement de vingt et un à dix-huit ans en 1974. Si un jeune de seize ans d'aujourd'hui n'est pas comparable à un jeune du même âge d'il y a quarante ans, il n'en reste pas moins un mineur, sur lequel il faut veiller à ne pas faire peser trop de responsabilités - notamment celles impliquées par le droit de vote.
Par ailleurs, de nombreuses collectivités instaurent des conseils de jeunes, des conseils des seniors, etc. Si je suis réticente à l'idée de cloisonner ainsi les citoyens, j'ai toujours défendu la libre administration des collectivités territoriales. Pour cette raison, inscrire l'obligation de l'institution de tels conseils dans la loi ne me paraît pas judicieux. Sans volonté politique locale à l'oeuvre, ce ne serait qu'une mascarade. A contrario, de telles initiatives, portées localement, peuvent constituer de belles expériences pour les jeunes concernés.
Il est vrai néanmoins que les conseils des jeunes se montrent souvent assez suivistes par rapport aux décisions prises par les adultes. Mais cela tient au fait que l'adulte est, pour le meilleur et pour le pire, une figure tutélaire.
Les cours d'éducation civique existent, au collège et au lycée, et sont sanctionnés régulièrement par des évaluations. Une séquence spécifique est consacrée, dans les cours d'histoire de quatrième et de troisième, à la construction du système politique français et de ses institutions. De mon expérience d'enseignante, il résulte que les élèves qui obtenaient les meilleures notes aux contrôles d'éducation civique ne sont pas devenus les citoyens les plus assidus au cours des scrutins. Le problème est ailleurs.
Inscrire dans la loi le caractère obligatoire de l'enseignement de l'histoire de la vie politique française et européenne constituerait une marque de défiance terrible à l'égard des enseignants. De plus, la vie politique européenne et l'histoire européenne n'ont, à mon sens, pas leur place dans nos programmes, contrairement à l'histoire française.
De manière générale, la présence de cet article 2 me surprend, car elle tend à faire croire que rien ne serait à fait à l'école pour prodiguer cet enseignement et qu'il faudrait passer par la loi pour y remédier. La réalité est bien plus complexe.
M. Guy Benarroche. - La situation de la démocratie participative en France est telle que j'approuve la volonté de nos collègues de tenter d'y trouver des solutions, dont rien ne prouve qu'elles ne seront pas efficaces. Sans résoudre intégralement le problème, elles pourront en effet aider à y parvenir.
Nous voterons cette proposition de loi. Je souhaiterais toutefois améliorer l'inscription des jeunes sur les listes électorales. En effet, de nombreux jeunes gens ne votent pas parce qu'ils sont mal inscrits.
M. François Bonhomme. - Peut-on considérer qu'à seize ans on est entièrement constitué, alors même que l'apprentissage scolaire se termine à dix-huit ans ? Disposer d'une formation suffisante pour pouvoir influer sur le cours collectif de son pays nécessite de passer par un certain cursus.
En revanche, la question de l'abaissement de la responsabilité pénale à seize ans n'est pas du même ordre. En effet, si la violence des jeunes a évolué, leur intérêt pour la chose publique a peu changé.
L'introduction d'une telle mesure à quelques mois de l'élection présidentielle paraît en outre malvenue.
Par ailleurs, instaurer un conseil des jeunes de manière obligatoire et rigidifiée me semble contrevenir à la libre administration des collectivités locales. Les communes ont pris de nombreuses initiatives pour impliquer les jeunes dans la vie publique. Or cette implication peut prendre diverses formes - y compris parfois des formes contestables, comme le blocage de routes par le mouvement « Extinction Rébellion ».
L'âge auquel on obtient le droit de vote doit être calé sur un certain stade de maturité. À cet égard, l'âge de dix-huit ans me paraît un bon équilibre.
M. Marc-Philippe Daubresse. - Au cours de la très large concertation avec les associations représentatives des jeunes qui a présidé à l'élaboration des 47 propositions du Livre vert pour la jeunesse de Martin Hirsch, publié en 2009, l'idée d'abaisser le droit de vote à seize ans n'est apparue à aucun moment. Elle n'a été proposée que plus tard, par l'Union nationale lycéenne (UNL).
En 2009, nous étions loin d'avoir tiré toutes les conséquences de la majorité à dix-huit ans - en matière d'éligibilité, de responsabilité civile, etc. La revendication principale était de donner à de jeunes gens la possibilité d'être responsables d'associations dès seize ans. Nous l'avons fait, sous la présidence de Nicolas Sarkozy - pour un succès qui s'avère plutôt mitigé onze ans après.
L'éducation nationale, et singulièrement l'éducation civique, joue effectivement un rôle majeur dans la montée en puissance des jeunes dans la vie publique. Il faut donner plus de moyens à l'éducation nationale pour réaliser cette mission. Le service civique constitue par ailleurs une mesure efficace.
Ce n'est pas par le biais d'une proposition de loi votée juste avant l'élection présidentielle que nous arriverons à résoudre le problème de la participation des jeunes à la vie publique. Il existe d'autres moyens pour les encourager à prendre des responsabilités dans la vie démocratique.
Mme Nadine Bellurot, rapporteure. - Monsieur Kerrouche, en 1974, le Gouvernement ne voulait pas dissocier durablement les majorités, mais procéder par étape. La doctrine actuelle conteste l'avis du Conseil d'État rendu à cette époque.
Monsieur Daubresse, il faut effectivement favoriser l'apprentissage de la vie politique, mais ce dernier peut prendre différentes formes.
Madame Cukierman, tous les enseignants assurent en effet l'éducation civique des élèves.
Il me paraît également important de ne pas obliger à la constitution de conseils des jeunes et de laisser aux collectivités plus de liberté dans leur organisation.
Il convient enfin de tenir compte de la maturité des jeunes et surtout de les protéger. Nous connaissons l'influence des réseaux sociaux sur la jeunesse. Mais aider la jeunesse et la protéger ne passe pas forcément par l'abaissement du droit de vote à seize ans. Pour toutes ces raisons, je vous propose de rejeter cette proposition de loi.
En application du vademecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des Présidents, il nous revient d'arrêter le périmètre indicatif du projet de loi.
Je vous propose d'indiquer que ce périmètre comprend les dispositions relatives à la majorité électorale, aux enseignements obligatoires dans l'enseignement secondaire relatifs à la citoyenneté et à la formation afférente des enseignants du secondaire, et à l'institution et aux modalités de fonctionnement des conseils de jeunes.
EXAMEN DES ARTICLES
Article 1er
L'amendement COM-1 rectifié n'est pas adopté.
L'article 1er n'est pas adopté.
Article 2
L'article 2 n'est pas adopté.
Article 3
L'article 3 n'est pas adopté.
Article 4
L'amendement COM-2 rectifié n'est pas adopté.
L'article 4 n'est pas adopté.
La proposition de loi n'est pas adoptée.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.
Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :
La réunion, close à 11 h 25, est reprise à 11 h 30.
Rapport sur la présomption d'innocence - Audition de Mme Élisabeth Guigou
M. François-Noël Buffet, président. - Madame la ministre, vous venez de rendre un rapport sur la présomption d'innocence, à la suite d'une lettre de mission du garde des sceaux datée du 22 avril 2021, qui confiait à un groupe de travail dont vous avez assuré la présidence la tâche de « dresser un état des atteintes portées à la présomption d'innocence dans notre société contemporaine - origines et procédés, comparaisons internationales - et de faire toute proposition utile, législative ou pratique, permettant de garantir le respect de la présomption d'innocence ». Vous êtes accompagnée de Maître Basile Ader, membre du groupe de travail.
Mme Élisabeth Guigou, présidente du groupe de travail sur la présomption d'innocence. - Au-delà de l'état des lieux qu'il m'était demandé d'établir vingt ans après la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes, il m'a paru important d'étudier non seulement les évolutions juridiques survenues depuis lors, les difficultés d'application du principe de la présomption d'innocence et les multiples atteintes dont il faisait l'objet, mais aussi les évolutions sociétales qui ont conduit à la situation, très paradoxale, que nous vivons.
Depuis la loi du 15 juin 2000, qui faisait suite à la loi du 4 janvier 1993 portant réforme de la procédure pénale introduite par Michel Vauzelle, la protection juridique de ce principe cardinal de la procédure pénale n'a cessé d'être améliorée. Pourtant, les atteintes qui lui sont portées sont de plus en plus graves et de plus en plus nombreuses. Elles atteignent même une ampleur sans précédent depuis le milieu des années 2000 et l'émergence des réseaux sociaux.
La présomption d'innocence est un principe fondateur de notre État de droit. Avant même d'être inscrit à l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, il avait été évoqué par des juristes du droit canon aux XIe et XIVe siècles, et le roi Louis XVI avait prononcé des mots très forts en sa faveur en 1788. Ce concept ancien a en outre été constamment réaffirmé par tous les grands textes internationaux.
Or ses difficultés d'application sont multiples. S'il s'agit d'un principe cardinal, il n'est pas absolu. En effet, il doit être concilié avec d'autres principes de valeur normative équivalente comme la liberté d'expression ou les droits des victimes.
On oppose souvent présomption d'innocence et liberté d'expression. Or toute la difficulté est d'arriver à concilier ces principes avec d'autres - ce qui est l'office du juge. Il en résulte des interprétations du juge national ou du juge européen qui s'imposent ensuite à tous les acteurs de la société.
L'évolution jurisprudentielle, notamment celle survenue au niveau de la Cour de justice de l'Union européenne, tend à faire pencher la balance en faveur de la liberté d'expression. Je ne m'en plaindrai pas, car il s'agit d'un trésor ! Mais cette tendance s'impose à nous. La Cour de cassation et le Conseil constitutionnel, respectueux de la primauté du droit européen sur les droits nationaux, intègrent en effet l'esprit et la lettre des arrêts européens dans la jurisprudence nationale.
S'agissant de la conciliation entre la protection de la présomption d'innocence et la liberté d'expression, la presse traditionnelle se montre vigilante depuis une vingtaine d'années. Des dérapages peuvent se produire, mais on ne voit plus de scandales aussi retentissants que ceux qui sont analysés dans le rapport - comme le traitement par la presse de l'effondrement du stade de Furiani ou de l'explosion de l'usine AZF à Toulouse. Dans ces grandes catastrophes collectives où l'émotion est à son comble et où les investigations sont souvent très longues, car elles nécessitent de nombreuses expertises, le contexte se prête à des mises en cause hâtives de personnes morales ou physiques. Or ces dernières se sont révélées, en l'espèce, infondées.
Nous avons analysé également l'affaire Alègre/Baudis. J'ai souhaité que l'un des fils de Dominique Baudis soit membre de notre groupe de travail, pour l'éclairer sur ce que vit une famille lorsque se déploie une affaire de ce genre. Dominique Baudis, mis en cause par le tueur en série Patrice Alègre et plusieurs prostituées, a fait l'objet d'un lynchage médiatique pendant quatre mois, jusqu'à ce qu'une des prostituées revienne sur ses accusations. Il en a subi naturellement de graves conséquences personnelles.
Aujourd'hui, la plupart des grands médias se sont dotés de chartes de déontologie - celle de Ouest-France faisant référence. Dans la plupart des rédactions, des journalistes spécialisés alertent leurs consoeurs et confrères sur les termes à employer ou à ne pas employer. Une vigilance est donc bien à l'oeuvre.
Pourtant, les évolutions sociétales, notamment l'apparition des réseaux sociaux, font que le principe de la présomption d'innocence est mis à mal. Même la presse classique est concernée par ce phénomène, son modèle économique étant menacé par l'émergence de ces réseaux et par le fait que les jeunes générations s'informent par ce biais. Ainsi, un grand quotidien national a annoncé sur sa page Facebook « M. X condamné », à propos d'une affaire en cours, alors que dans son édition papier de la veille il se contentait de commenter les réquisitions du procureur demandant que l'accusé soit puni d'une peine de prison.
Même dans de grandes rédactions attachées au respect des grands principes, nous n'arrivons pas à contrôler ce phénomène. C'est souvent aussi une affaire de génération. Cette tendance s'aggrave par le fait que ce genre de publication est monétisé et fait l'objet de recettes publicitaires.
Face à cette situation, nous avons formulé 40 propositions.
Des progrès peuvent être effectués pour améliorer la protection juridique et favoriser les sanctions civiles comme pénales. Quelques propositions vont dans ce sens.
Toutefois, l'essentiel est d'éduquer, d'expliquer, et de former. Il faut éduquer chaque citoyen au respect des grands principes du droit, dont la présomption d'innocence. Nous avons auditionné à ce titre le directeur général de l'enseignement scolaire (Dgesco). L'éducation nationale agit beaucoup, notamment pour lutter contre le harcèlement à l'école. Cependant, il existe très peu d'enseignements spécifiques relatifs à la présomption d'innocence, y compris dans l'enseignement supérieur, car les disciplines du droit sont assez cloisonnées - droit civil, droit pénal, droit constitutionnel, etc. Nous avons trouvé très peu de masters 2 consacrés à ce thème.
Tout se passe comme si le respect de ces grands principes était considéré comme acquis pour toujours. Or l'éducation est fondamentale, tout comme l'explication, par l'institution judiciaire, de la façon dont elle travaille.
Cette institution est craintive par rapport à la communication extérieure. Depuis la loi du 15 juin 2000, les procureurs communiquent néanmoins de plus en plus sur l'état des affaires en cours - sans se prononcer, bien sûr, sur le fond. Ce faisant, ils prennent des risques. Certains magistrats du siège le font également, notamment à Paris, pour expliquer les tenants et aboutissants de telle ou telle décision de justice. Ce dernier point est toutefois plus contesté. Le procureur général de Bourges, membre de notre groupe de travail, nous a par ailleurs indiqué que, dans les petites juridictions, les procureurs n'avaient pas le temps de communiquer et n'étaient pas formés pour le faire.
Le ministère de la justice a donc un important travail à mener pour mieux expliquer le travail de la justice, en nouant des partenariats avec l'éducation nationale mais aussi avec les acteurs du monde judiciaire, notamment les avocats. Ils sont environ 30 000, à Paris, à proposer bénévolement des séances d'initiation au droit, dans le cadre de l'association InitiaDROIT. Cette initiative bienvenue reste toutefois marginale par rapport au nombre d'élèves scolarisés en France. Le ministère de la justice, qui a créé une direction de la communication, doit aller plus loin dans ce domaine.
La formation de tous les acteurs liés au système judiciaire est également importante. Nous proposons ainsi de constituer dans chaque cour d'appel et dans chaque grand tribunal une équipe de magistrats spécialisée dans la communication. Cette suggestion soulève néanmoins la question lancinante des moyens de la justice. Malgré les efforts réalisés ces dernières années, le retard pris dans ce domaine par la France par rapport à ses voisins européens n'a pas pu être rattrapé.
Il faut mieux expliquer, éduquer et former les acteurs, y compris dans les écoles de formation des journalistes, les écoles de police et les écoles de gendarmerie.
Nous nous sommes penchés par ailleurs sur la question de la réparation induite par l'article 9-1 du code civil depuis la loi du 4 janvier 1993, qui a donné lieu à un débat très vif dans notre groupe, entre ceux qui considéraient que les plaintes pour diffamation ou dénonciation calomnieuse permises par cet article ne devaient l'être que lorsqu'une procédure était engagée et ceux qui jugeaient opportun de faciliter l'accès au juge, voire d'étendre l'application de cet article en dehors de l'existence d'une procédure pénale. En effet, la plupart des recours déposés devant la Cour de cassation n'aboutissent pas pour des raisons procédurales, et faute d'une meilleure formation des avocats dans ce domaine. Nous n'avons pas conclu, car nous étions tous très partagés sur ce sujet.
Nous proposons néanmoins de permettre au procureur, lorsqu'il estime que la présomption d'innocence est gravement atteinte, de saisir lui-même le juge pour méconnaissance de la présomption d'innocence.
Nous avons également beaucoup réfléchi aux réseaux sociaux. Une certaine régulation est en place depuis la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique. La loi Avia, censurée par le Conseil constitutionnel mais réapparue dans la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, a apporté quelques progrès dans ce domaine.
Toutefois, ma conviction, que je crois partagée par l'ensemble du groupe de travail, est que la solution ne se trouvera qu'à l'échelle européenne. Sont d'ailleurs en discussion actuellement deux textes : le Digital Markets Act, qui vise à réguler la concurrence entre les grandes plateformes, et le Digital Services Act qui vise à mieux lutter contre les contenus illicites. Ce qui est illicite dans l'expression classique doit l'être aussi en ligne. Or ce n'est pas le cas. Il n'existe aucune régulation sur les réseaux sociaux. L'autorégulation qu'ils prétendent effectuer n'aboutit pas. Malgré toute la bonne volonté manifestée par le représentant de Facebook en France, que nous avons auditionné, ces réseaux sont des machines qui n'arrivent même plus à contrôler ce qu'elles sont censées contrôler.
La présidence française de l'Union européenne espère voir ces deux textes aboutir. La position de la Commission européenne, connue depuis un an, consiste à dire qu'il faut apprécier les atteintes, non pas en fonction du pays d'où elles proviennent, mais en fonction de celui où elles se sont produites. Les pays d'origine sont en effet ceux qui abritent les sièges des grandes plateformes - soit en Europe, l'Irlande et le Luxembourg. La France se bat pour ce changement, qui n'est pas admis par tous les États membres de l'Union européenne.
La Commission a proposé de nommer un régulateur national dans chaque État membre, susceptible, une fois saisi des atteintes à la présomption d'innocence, de prononcer des décisions de retrait de contenu, voire de sanction. De nombreux pays s'opposant à cette idée, il semble avoir été décidé sous la présidence slovène qu'il revenait à la Commission européenne elle-même de prononcer d'éventuelles sanctions. Un trilogue suivra avec le Parlement européen.
Il s'agira d'une grande bataille. J'espère que vous, en tant que responsables politiques, vous intéresserez au sujet, car il fera l'objet d'un lobbying jamais vu jusqu'alors à Bruxelles, notamment auprès des parlementaires.
Or la solution ne peut être qu'européenne. Les présidents des États-Unis dépendent tous des grandes plateformes pour le financement de leurs campagnes. Nous les voyons difficilement prendre des mesures dans ces circonstances.
La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ayant la même valeur contraignante que les traités depuis le traité de Lisbonne, nous proposons dans le rapport que les juges européens et nationaux se fondent sur son article 48, relatif à la présomption d'innocence, sur lequel j'ai travaillé avec Guy Braibant, pour faire respecter ce principe. La réflexion peut également être étendue au respect de l'ensemble des grands principes fondateurs de notre État de droit.
Il y a là une bataille juridique et politique fondamentale à mener, car ces grands principes sont systématiquement sapés dans le débat public en France, où l'on en vient à contester non seulement l'autorité des décisions des cours européennes, dont la primauté est admise par tous les gouvernements successifs de la Ve République, mais également les décisions du Conseil constitutionnel. On peut toujours discuter une décision, et changer le droit. Cependant, si l'état du droit peut être modifié, il n'en va pas de même pour l'État de droit. Il s'agit d'un ensemble de principes et de valeurs consacré dans notre pays.
Or cette question fait l'objet ces temps-ci d'expressions publiques malheureuses, venant même parfois de personnalités ayant manifesté jusqu'alors un engagement européen sans faille. Ce phénomène me paraît tout à fait alarmant. La présomption d'innocence n'est évidemment pas le seul principe menacé dans ce contexte. Il s'agit donc d'un enjeu sociétal et politique majeur. Nous devons tous et toutes faire ce qui est en notre pouvoir pour tirer la sonnette d'alarme et tâcher d'y remédier.
M. Basile Ader, avocat au barreau de Paris. - Une atteinte à la présomption d'innocence consiste à ne pas traiter quelqu'un comme innocent alors qu'il n'a pas encore été jugé définitivement coupable. Sur ce point, nous proposons notamment d'effectuer un « toilettage » sémantique dans le code de procédure pénale, pour remplacer par exemple le mot « victime » par « plaignant » ou « partie civile ».
Une réflexion mériterait par ailleurs d'être engagée sur la détention provisoire, qui semble un peu trop rapidement appliquée. Nous connaissons toutefois les contraintes qui s'imposent aux juges des libertés et de la détention (JLD). D'importants progrès ont été réalisés en outre depuis la loi du 15 juin 2000.
La question principale porte sur les atteintes à la présomption d'innocence qui consistent à présenter publiquement quelqu'un comme coupable alors qu'il n'a pas encore été définitivement jugé tel.
Il s'agit tout d'abord d'une atteinte au procès équitable, le juge étant nécessairement amené, à son corps défendant, sous l'influence de l'opinion publique, à avoir un traitement un peu différent pour cette personne. Il s'agit ensuite d'une atteinte à la réputation des personnes concernées, compte tenu de l'instrumentalisation effectuée sur les réseaux sociaux, laquelle peut prendre une ampleur considérable. Le scandale y rencontre en effet un écho public. Si l'on présente quelqu'un comme coupable, cette présentation rencontrera toujours un écho plus important que la rectification, y compris judiciaire, qui pourrait y être apportée.
Nous suggérons que les réseaux sociaux mobilisent leurs moyens en intelligence artificielle pour amener les internautes qui se sont intéressés à un moment ou à un autre à une affaire donnée - par un partage, un like, etc. - à consulter également les messages venus réparer l'atteinte effectuée à la présomption d'innocence.
Se pose également la question de la méconnaissance de l'institution judiciaire, qui tient à un manque d'éducation sur le sujet, mais aussi à un déficit de communication de la part de l'institution elle-même, qui n'est pas formée pour cela.
De plus, la justice étant par nature secrète sous l'Ancien régime, les juges ont conservé le réflexe de ne pas parler, pour éviter de s'exposer. Le système instauré par la loi Guigou, où le procureur de la République sert d'informateur officiel sur les dossiers au moment où l'émotion publique est à son comble et où les fausses informations circulent, apparaît comme le moins mauvais.
Nous avons par ailleurs beaucoup débattu du secret de l'instruction. À mon sens, à partir du moment où un procès a commencé, il n'y a plus de raisons d'imposer un quelconque secret - comme c'est le cas dans le système anglo-saxon. Pour des raisons techniques, liées à la nécessité de ne pas perturber les enquêtes en cours, il n'est pas possible d'aller dans ce sens. Nous proposons néanmoins une avancée par rapport à la loi du 15 juin 2000. Après un certain délai, lorsque le prévenu l'estimerait utile, il pourrait imposer une fenêtre de publicité à la juridiction. Cela ne se ferait donc plus seulement au bon vouloir des chefs de juridiction.
Nous avons pu constater en effet, notamment pendant l'affaire d'Outreau, que les personnes considérées publiquement comme coupables n'apparaissaient plus comme telles aux yeux de la presse à partir du moment où elle pouvait accéder à des informations contradictoires.
Le juge doit avoir en outre les moyens de s'imposer, car c'est aussi le déficit du juge qui crée le tribunal médiatique. Il faut réduire notamment le temps nécessaire pour statuer sur une plainte en diffamation - aujourd'hui de deux ans et demi. La loi sur la presse avait prévu un délai de trente jours à compter de l'engagement de l'action. Or il s'agit du seul délai que la jurisprudence de la Cour de cassation n'a jamais estimé d'ordre public - faute d'avoir les moyens de le respecter. De manière générale, il faut que le juge ait davantage de moyens pour rendre la justice.
Nous souhaitons également appliquer l'article 9-1 du code civil aux plateformes, qui tentent de nous imposer leur propre justice privée. Il y a là un enjeu fondamental pour notre État de droit ; va-t-on déserter cette obligation première de l'État, qui est de rendre la justice ?
Le sentiment d'impunité qui est souvent à l'origine des mises en cause sur les réseaux sociaux, où les internautes pensent ne jamais être trouvés du fait de leur anonymat, doit être mis à néant. De premiers efforts ont été effectués en ce sens, via la disposition de la loi Avia réintégrée dans la loi du 24 août 2021, mais ils ne portent que sur les messages haineux et discriminatoires. Nous recommandons que les atteintes à la présomption d'innocence flagrantes procèdent du même régime, et que les plateformes ne puissent pas s'abriter derrière le premier amendement de la Constitution américaine pour refuser de fournir les données de connexion de leurs utilisateurs à la justice ou d'exécuter les décisions judiciaires.
En vertu de l'article 9-1 du code civil, il serait alors possible de les assigner en référé devant un juge civil pour les sommer de fournir les données permettant d'identifier les auteurs des messages et, sinon, d'en porter la responsabilité, au travers d'un responsable local servant de correspondant pour les autorités judiciaires et administratives, ce sous le contrôle du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) qui pourra les « frapper au portefeuille » en cas de refus d'exécuter les décisions.
Il appartient à la représentation nationale de se ressaisir de cette question, fondamentale pour notre État de droit comme pour la réputation mise à mal de nombreuses personnes. Si certaines dénonciations publiques sont légitimes, il se produit également des mises en causes organisées à partir de faits totalement faux, qui ruinent la réputation de personnes ou d'entreprises. Or ces mises en cause profitent de l'impossibilité de saisir efficacement un juge en urgence pour rétablir la vérité.
M. Dany Wattebled. - Je voudrais insister sur le secret de l'instruction.
Bien souvent, à la minute même où la personne mise en examen est entendue par la justice, des informations fuitent dans la presse. Cette personne est alors condamnée moralement avant même d'avoir été jugée, ce qui est destructeur pour elle-même et sa famille.
Par ailleurs, le juge d'instruction se contente bien souvent d'une enquête à charge, déséquilibrée. N'est-il donc pas capable de peser le pour et le contre ? Ne faudrait-il pas redéfinir son rôle ?
M. Alain Marc. - L'opposition entre la liberté d'expression et la présomption d'innocence est un sujet difficile. Dans le Sud-Ouest, l'affaire Dominique Baudis nous a tous bouleversés.
Le français est une langue très riche, qui permet assez facilement aux journalistes d'échapper à des condamnations pour diffamation. En l'occurrence, les nombreux témoignages anonymes de prostituées qui avaient été diffusés par la presse ne comportaient pas d'accusations précises, mais ils ont permis de convertir l'opinion à l'idée de la culpabilité de M. Baudis.
En revanche, les mêmes médias ont ensuite très brièvement rendu compte du jugement qui l'innocentait, et c'est lui qui a été condamné pour diffamation. Je ne vois pas comment on pourra résoudre ce problème extrêmement difficile. La liberté d'expression est un trésor : il faut en user, mais éviter d'en abuser.
Mme Muriel Jourda. - Si la presse peut trahir la présomption d'innocence, c'est bien souvent parce que des informations lui ont été transmises par l'institution judiciaire elle-même.
Il n'y a pas si longtemps, la Cour de justice de la République a condamné un ancien garde des sceaux pour avoir transmis des informations couvertes par le secret de l'instruction. Personne n'avait de mots assez durs à son encontre.
Mais, dans ce même dossier, quand il est apparu que des informations divulguées dans la presse avaient été communiquées par l'institution judiciaire, on a parlé de simples « indélicatesses ».
Ne faut-il pas rappeler à l'institution judiciaire ses obligations en matière de présomption d'innocence et de secret de l'instruction, et employer des moyens disciplinaires pour faire respecter les règles ?
En effet, au motif que les sources de la presse ne doivent pas être dévoilées, aucune recherche n'est généralement diligentée sur les fuites émanant de l'institution judiciaire.
M. Jean-Pierre Sueur. - D'un côté, les sept petites lettres du mot « présumé » innocent ; de l'autre, le poids des photos et des images : la disproportion est énorme. Les mis en cause sont immédiatement considérés comme coupables, avec une violence inouïe.
Les mesures d'éducation, de formation et de sensibilisation que vous préconisez sont certes judicieuses, mais je ne vois pas comment nous pourrions nous en sortir sans davantage de répression. Quand les fuites viennent de la justice, comment y mettre un terme si l'on ne se donne pas les moyens de sanctionner ces manquements ?
De même, lorsque la présomption d'innocence est attaquée sur les réseaux sociaux, de lourdes sanctions s'imposent. On ne pourra pas continuer de vivre dans un système où tout ce qui est publié sur internet échappe en grande partie au droit.
Ce n'est pas simple, évidemment : le phénomène est mondial et l'on se heurte parfois, lorsque la justice française veut sanctionner des faits commis à l'étranger, à une absence d'incrimination commune avec certains États, comme l'a montré une affaire judiciaire récente entre la France et la Syrie.
Il est donc fondamental de reprendre la main au niveau européen et national, car il sera très difficile de parvenir à une justice mondiale.
M. Alain Richard. - J'adhère aux recommandations que vous formulez.
Il est vital de poursuivre les efforts au niveau européen pour aller vers une régulation plus efficace des réseaux sociaux. Ne nous faisons pas d'illusions toutefois : la volonté de limiter la liberté du marché en se fondant sur des concepts juridiques abstraits donne toujours lieu à des négociations difficiles.
On pourrait aussi améliorer le système judiciaire français sur deux points.
Premièrement, la durée des litiges en matière de diffamation et de dénonciations calomnieuses pourrait être réduite. Disons qu'il existe une forme de complaisance réciproque, et que les magistrats pourraient plus souvent faire obstacle aux manoeuvres dilatoires de ceux qui décident de jouer la montre.
Deuxièmement, l'autorité judiciaire peut toujours vérifier ce qui s'est passé en son sein, même si le secret des sources de la presse est en jeu. Il conviendrait en l'occurrence de modifier les habitudes professionnelles.
Mme Valérie Boyer. - Les réseaux sociaux ne doivent pas se soustraire au droit, mais ils ne sont généralement pas à la source de ces difficultés.
La présomption d'innocence et le secret de l'instruction, deux principes intimement liés, sont souvent bafoués par des fuites organisées par la justice elle-même.
Dans l'affaire Fillon, ces principes ont été totalement bafoués, de même que la séparation des pouvoirs. Je rejoins les avis précédents : la protection des sources est une chose, mais il n'est pas possible de ne pas pouvoir enquêter sur la manière dont les informations sont sciemment divulguées à la presse.
Y compris dans la révélation de certaines « petites affaires du quotidien », on sait parfaitement que les photocopies sont parties du greffe du tribunal.
Quand il y a une information précise sur des fuites organisées par la justice, il faut une enquête et, le cas échéant, des sanctions, car la présomption d'innocence et le secret de l'instruction sont des piliers de notre démocratie.
Mme Marie Mercier. - En matière d'agressions sexuelles, avez-vous réfléchi au principe de véracité de la parole des victimes, qui viendrait contrebalancer la présomption d'innocence du mis en cause ? Cela pourrait-il déséquilibrer le procès pénal ?
Mme Élisabeth Guigou. - Je comprends l'émotion suscitée par ces fuites qui nuisent gravement à la réputation des gens - le plus souvent, ces derniers ne s'en remettent pas.
Notre conviction, c'est que ces fuites proviennent de toutes les catégories d'acteurs de la société, qu'ils soient politiques, avocats, magistrats ou journalistes.
La répression se heurte au secret des sources et au fait que les corporations se protègent mutuellement. Nous n'avons pas trouvé de remède miracle, mais je crois que le débat public, en particulier le name and shame, peut provoquer des révolutions. Il n'y a pas de solution strictement juridique, c'est pourquoi nous insistons dans le rapport sur l'importance de la prévention et de l'alerte.
J'en viens à la question du juge d'instruction. Nous avons eu le souci de faire des comparaisons européennes. L'ensemble des magistrats de liaison nous ont fourni des notes, et nous avons notamment auditionné l'ancien procureur général Dominic Grieve, qui a beaucoup oeuvré au Royaume-Uni pour la protection de la présomption d'innocence. Dans ce pays, la justice repose sur un système accusatoire : si la mise en cause d'un prévenu est réprimée sévèrement par la loi pendant la durée des investigations, la presse se déchaîne avant et après.
Chaque système comporte des failles, mais pour ma part je reste attachée à notre système reposant sur le juge d'instruction. En effet, si tous n'instruisent pas à charge et à décharge, les juges d'instruction fournissent un service public, alors qu'au Royaume-Uni et aux États-Unis, les justiciables doivent payer des avocats, voire des enquêteurs pour effectuer une contre-enquête.
J'indique en passant que si les médias relaient les cas de personnalités connues, le non-respect de la présomption d'innocence peut faire des dégâts considérables pour l'ensemble des justiciables - la procureure générale de Bourges nous citait l'exemple d'un instituteur qui, bien qu'innocenté, avait dû renoncer à exercer son métier.
Nous avons tous une responsabilité de citoyen en la matière. Vous avez raison d'indiquer qu'on ne s'en sortira pas sans répression, monsieur Sueur, mais il me semble qu'on ne pourra pas s'en sortir uniquement par la loi. Il faudra certainement augmenter les moyens de la justice, mais au final, c'est aussi une question de société.
Si M. Richard a raison de souligner qu'il est très difficile de réguler le marché, je rappelle que c'est la menace de fermeture de l'accès au marché unique européen qui a permis d'imposer le règlement général sur la protection des données (RGPD). Il faut que l'Union européenne soit davantage consciente de sa force.
M. Alain Richard. - On est plus efficaces pour défendre les intérêts privés que pour défendre les intérêts publics !
Mme Élisabeth Guigou. - Il faut parvenir à responsabiliser les acteurs. Il y a certes des limites à ce que l'on peut faire par le droit, mais il me semble que si nous alertions beaucoup plus vigoureusement sur les mises en cause de certains grands principes, nous nous porterions mieux. C'est la confiance dans l'institution judiciaire, mais aussi dans les institutions en général qui est en jeu.
M. François-Noël Buffet. - Nous avons organisé une agora de la justice au Sénat fin septembre. Dans un sondage demandé par la commission des lois et réalisé sur un échantillon d'environ 1 000 personnes, 53 % des Français indiquaient leur défiance vis-à-vis de la justice, mais paradoxalement, leur confiance en leurs juges.
Je vous remercie, madame Guigou, monsieur Ader.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 40.