Jeudi 18 novembre 2021
- Présidence de M. Bernard Jomier, président -
La réunion est ouverte à 10 h 35.
Situation dans les outre-mer à la suite de la quatrième vague épidémique - Examen des recommandations
M. Bernard Jomier, président. - Depuis la fin du mois de septembre, notre mission d'information s'est livrée à une analyse détaillée de la vague épidémique entraînée cet été par le variant delta dans les territoires ultramarins, à ses conséquences aux plans sanitaire et économique et aux enseignements qu'il convient d'en tirer.
Nous avons organisé une table ronde de personnalités qualifiées sur le sujet et procédé à l'audition de Sébastien Lecornu, ministre des outre-mer. Nos rapporteurs, Roger Karoutchi et Jean-Michel Arnaud, ont échangé par visioconférence avec des responsables de Guyane, de La Réunion, de Mayotte, de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française. Les membres de la délégation sénatoriale aux outre-mer ont été associés.
Enfin, une délégation composée de Jean-Michel Arnaud, Fabien Genet et moi-même s'est rendue en Martinique et en Guadeloupe du 17 au 21 octobre. Avec les sénateurs des départements concernés, elle a rencontré les représentants des services de l'État, des élus locaux, des représentants des professionnels de santé et des acteurs économiques.
C'est donc un nombre très important d'éléments d'information et de témoignages qui ont été recueillis en un peu plus d'un mois et demi.
Nos rapporteurs vont maintenant nous livrer la synthèse de ces travaux, ainsi que les conclusions et propositions qui en découlent.
M. Roger Karoutchi, rapporteur. - Nos travaux visaient à évaluer la situation tant au plan sanitaire qu'au plan économique. C'est donc sur ces deux volets que portent les constats et propositions des rapporteurs.
D'abord, le volet sanitaire. C'est bien entendu l'ampleur de la crise sanitaire survenue cet été qui justifiait de porter une attention particulière à la situation des territoires ultramarins, comme l'avait demandé le président Larcher.
Comme l'hexagone, mais avec un décalage dans le temps, de début juillet en Martinique et à La Réunion à début septembre en Nouvelle-Calédonie, l'outre-mer a connu une reprise épidémique liée au variant delta. Trois territoires seulement y ont échappé : Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis-et-Futuna.
Les conséquences ont été beaucoup plus graves qu'en métropole, car ce variant plus contagieux et plus virulent a atteint des populations : globalement moins touchées par les vagues précédentes, et donc moins immunisées ; beaucoup moins vaccinées, entre 20 et 35 points de moins que dans l'Hexagone selon les territoires ; plus exposées en raison de comorbidités plus fréquentes : surpoids et obésité, diabète, hypertension ...
Le bilan de cette quatrième vague est extrêmement lourd : les outre-mer représentent 4 % de la population française, mais plus de 30 % des décès liés à la covid et survenus en milieu hospitalier de début juillet à fin octobre. Le nombre des décès à domicile, qui n'est pas comptabilisé à ce stade, alourdit plus encore le bilan.
La Martinique et la Guadeloupe, avec plus de 1 200 décès dus à la covid à l'hôpital sur la période, ainsi que la Polynésie française - près de 500 décès - sont les territoires les plus gravement touchés. La mortalité a été élevée en Nouvelle-Calédonie et en Guyane, un peu moins à La Réunion.
Face à cette flambée épidémique, la tension sur le système de santé a été maximale. Les capacités de réanimation ont été multipliées par cinq en Martinique, par près de quatre en Guadeloupe, par trois en Guyane, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie, par deux à La Réunion.
Les hôpitaux ont reçu un nombre inédit de renforts de métropole : 4 600 soignants au total en trois mois, contre 4 000 de mars 2020 à juillet 2021.
Pour soulager les services de réanimation, des évacuations sanitaires sans précédent ont été effectuées vers l'hexagone. Il y en avait eu quatre seulement depuis le début de l'épidémie. Depuis août dernier, 153 patients intubés et ventilés ont été évacués vers la métropole.
L'ampleur des moyens déployés montre que cette crise dépassait, à des degrés variables que nous détaillons dans le rapport écrit, les capacités propres des territoires ultramarins en matière sanitaire.
C'est incontestablement en Martinique et en Guadeloupe que la situation a été la plus dramatique. Les interlocuteurs de la délégation de notre mission d'information ont décrit un véritable « tsunami » épidémique et une situation relevant de la médecine de catastrophe.
Tout d'abord, malgré l'augmentation des capacités, l'envoi des renforts et les évacuations sanitaires, les hôpitaux ont été débordés et les services de réanimation saturés. Une priorisation des patients a été nécessaire. Elle a connu aux Antilles une intensité sans équivalent sur le territoire national depuis le début de la pandémie.
En raison de l'engorgement des hôpitaux, plus d'un millier de patients ont été pris en charge à domicile. Les professionnels libéraux ont exprimé leur sentiment d'isolement et de solitude en l'absence de consignes précises sur la conduite à tenir ou face aux difficultés d'approvisionnement en oxygène.
Un retard considérable a été pris sur le diagnostic et le traitement des pathologies non-covid, avec un impact sur la surmortalité qui ne fait pas de doute, mais reste à évaluer.
Enfin, cette crise est intervenue dans un contexte social tendu, de contestation de la politique sanitaire. Des membres des équipes hospitalières ont été mis en cause ou pris à partie, alors qu'ils ont été très éprouvés par cette crise et fait preuve d'un engagement exemplaire qui mérite d'être salué. Au terme de cet épisode, les souhaits de départ vers l'hexagone s'accentuent.
Où en est-on aujourd'hui ? Les mesures de freinage, différenciées territoire par territoire, ont permis de revenir à une situation globalement sous contrôle.
Le taux d'incidence a baissé. Il se situe autour de 100 en Martinique, en Guyane et en Nouvelle-Calédonie. Il est inférieur partout ailleurs.
Une exception préoccupante toutefois : La Réunion. Le taux d'incidence remonte fortement depuis trois à quatre semaines et dépasse maintenant 150, même si le nombre d'hospitalisés et de patients en réanimation n'augmente que modérément.
Les mesures de restriction ont été progressivement assouplies. La Guyane et la Martinique demeurent cependant sous l'état d'urgence sanitaire jusqu'au 31 décembre.
Le taux de vaccination constitue le point clé. Il est partout inférieur à celui de l'hexagone, excepté à Saint-Pierre-et-Miquelon. Mais il faut distinguer deux groupes de territoires :
D'une part, ceux dans lesquels la majorité de la population est vaccinée, même si c'est en moindre proportion que dans l'hexagone. Dans les territoires de l'Océan indien et du Pacifique, la vague épidémique a suscité un sursaut de la vaccination. La protection de la population s'est notablement accrue, même si elle doit être améliorée.
D'autre part, les territoires dans lesquels une majorité de la population n'est pas vaccinée. Il s'agit de la Guyane et des Antilles, à l'exception de Saint-Barthélemy.
Dans ces territoires, la vague épidémique de l'été dernier - et pour la Martinique et la Guadeloupe il s'agissait d'un tsunami - n'a provoqué aucune accélération de la vaccination. Celle-ci progresse, mais à un rythme extrêmement lent.
Certes, une part de la population non-vaccinée a contracté le virus et acquis une immunité naturelle. Mais en Guyane comme aux Antilles, la part de la population vulnérable à l'égard d'une reprise épidémique est toujours très importante.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur. - Pourquoi un tel retard de la vaccination ? Cette question était au coeur des entretiens de notre délégation aux Antilles le mois dernier.
Les motivations exprimées pour justifier l'hostilité, les réticences ou les doutes vis-à-vis du vaccin ne diffèrent pas fondamentalement de celles constatées dans l'hexagone. Elles trouvent cependant aux Antilles un écho beaucoup plus important lié à de multiples facteurs.
Premièrement, un recours répandu à la pharmacopée traditionnelle et à des traitements alternatifs.
Deuxièmement, une propension à relativiser les effets de la pandémie au regard des risques propres à ces territoires - cyclones, séismes, éruptions volcaniques...
Troisièmement, la place démesurée des réseaux sociaux, vecteurs de fausses informations.
Quatrièmement, la défiance d'une partie de la population vis-à-vis de l'État et de la parole officielle, pour des raisons profondément ancrées tenant à l'histoire de ces territoires, mais aussi, de manière plus contemporaine, à l'occultation prolongée des conséquences de l'usage de la chlordécone.
Cinquièmement, l'instrumentalisation de la question vaccinale par des mouvances politiques y voyant des opportunités de déstabilisation.
L'obligation vaccinale des soignants, qui a fait l'objet d'un calendrier aménagé, avec un report au 31 décembre en Martinique, suscite une contestation vive, même si dans les établissements, plus de 80 % des personnels sont vaccinés. Ce climat - que nous avons pu aussi constater chez les pompiers - accentue le clivage entre vaccinés et non-vaccinés.
La force de l'activisme antivaccinal tout comme l'hostilité ou la réserve d'un part importante de la population ont été sous-estimées durant plusieurs mois.
La communication est demeurée institutionnelle, identique à celle mise en oeuvre en métropole, sans adaptations au contexte local et aux préoccupations propres de la population antillaise. Les centres de vaccination n'ont reçu la visite que des plus convaincus et les solutions de proximité, notamment itinérantes avec des « vaccibus », ont été mise en oeuvre avec retard, sans être toujours accompagnées d'une sensibilisation préalable dans les communes ou quartiers concernés, et parfois aussi avec des positions différenciées des maires.
M. Roger Karoutchi, rapporteur. - Face à ces constats, nous formulons quatre séries de recommandations pour rendre les capacités sanitaires des territoires ultra-marins plus robustes à court et à moyen termes.
Les premières concernent la vaccination, qui constitue une priorité absolue, notamment aux Antilles et en Guyane. Il s'agit de passer d'une méthode « standard », décalquée de la métropole, à du « sur-mesure ». La communication doit répondre aux inquiétudes d'une partie de la population, prendre des formes variées vers des publics ciblés - jeunes, personnes présentant des risques de forme sévère - et s'appuyer sur des relais proches du public : élus locaux, milieux professionnels, associatifs, culturels, sportifs. Pour la vaccination, les opérations de proximité doivent être privilégiées en y consacrant les moyens humains nécessaires à l'information préalable de la population et en y impliquant davantage les médecins et les pharmaciens.
Deuxième priorité : l'anticipation d'une nouvelle vague épidémique. Autant que possible, les renforts actuels doivent être maintenus tant que la situation demeure incertaine et que le retard dans les prises en charge non-covid n'est pas résorbé. Un appui technique doit être apporté aux instances locales pour effectuer un retour d'expérience et améliorer les plans de préparation aux crises, notamment la coordination avec les professionnels libéraux. Au vu de ces plans, les besoins doivent être anticipés et la réserve sanitaire mieux organisée et mobilisée, afin d'assurer une réponse plus réactive en cas de cinquième vague. L'autonomie des territoires ultra-marins doit être renforcée en termes d'équipement, de matériels, de production d'oxygène.
Troisième axe : rehausser les infrastructures hospitalières, notamment aux Antilles. La situation est contrastée selon les territoires. Des investissements sont en cours, comme le nouveau centre hospitalier universitaire (CHU) de Guadeloupe attendu fin 2023, et d'autres sont prévus par le Ségur de la santé : 1 milliard d'euros pour les outre-mer, dont 700 millions d'euros pour des projets et 300 millions d'euros pour restaurer la trésorerie des hôpitaux. Il est nécessaire d'engager rapidement les projets prévus et de maintenir une capacité en soins critiques supérieure à ce qu'elle était avant la crise, avec une prise en compte de la situation particulière de Saint-Martin, dépourvu de capacités alors que les évacuations n'étaient plus possibles vers un CHU de Guadeloupe saturé.
Enfin, il est indispensable d'élaborer une stratégie et des mesures spécifiques pour renforcer l'attractivité de l'exercice médical outre-mer, alors qu'aujourd'hui, les risques de départ vers l'hexagone sont réels. Dans l'immédiat, il faut assurer une transition adaptée pour mettre en oeuvre les nouvelles dispositions sur l'intérim médical et le statut unique de praticien contractuel afin de ne pas déstabiliser les équipes hospitalières.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur. - Venons-en, donc, aux impacts économiques et sociaux de cette crise sur les territoires ultra-marins. Leurs fragilités structurelles ont déjà été soulignées par nos collègues de la délégation aux outre-mer dans leur rapport de juillet 2020 sur l'urgence économique outre-mer à la suite de la première vague. Leur dépendance des échanges commerciaux extérieurs, notamment avec l'hexagone, qui les expose particulièrement aux difficultés rencontrées par les chaînes d'approvisionnement mondiales. Leur très forte proportion de très petites entreprises (TPE), plus vulnérables aux chocs économiques, a fortiori de cette ampleur, compte tenu de la fragilité de leur trésorerie, de leur moindre rentabilité et des réticences des banques à leur octroyer des prêts.
La part de l'économie informelle, avec des entreprises qui ne sont donc pas éligibles aux aides et se concentrent surtout dans les activités les plus affectées par la crise, comme le commerce de détail ou la construction. Nous avons constaté également une diversification insuffisante, avec une part importante du tourisme : 30 % du PIB en Guadeloupe, par exemple.
Enfin, des délais de paiement anormalement longs des collectivités locales et des établissements hospitaliers, qui se répercutent sur la trésorerie des entreprises.
En revanche, d'autres spécificités ont permis d'atténuer l'impact économique de la crise, à tout le moins en 2020. Le poids plus important du secteur public a joué un rôle amortisseur certain, selon tous les acteurs entendus, dans le fait que le PIB n'ait reculé, selon les territoires, qu'entre 3 et 6 % l'an dernier, contre 8 % dans l'hexagone. Si une dynamique de reprise économique a pu être observée tout au long du premier semestre 2021, la vague épidémique de l'été y a mis un terme. Alors que le nombre de demandeurs d'emplois diminuait, que l'indicateur du climat des affaires repartait à la hausse et que les chefs d'entreprise anticipaient une hausse de leur chiffre d'affaires pour l'année en cours, les confinements, couvre-feu et autres mesures de freinage ont, comme en 2020, conduit à un arrêt brutal de l'activité économique, notamment celle liée au tourisme.
L'annulation des départs de croisières représente à cet égard un exemple marquant. À court terme, elle entraîne une baisse du chiffre d'affaires des acteurs du tourisme, notamment des agences de voyage ; à moyen terme, elle fait courir le risque que d'autres ports des Caraïbes s'imposent comme points de départ, au détriment des îles françaises, ce qui affaiblirait structurellement et durablement le dynamisme de ce secteur.
Tout cela conduit à un risque élevé qu'une vague de faillites et de chômage survienne dans les semaines et mois à venir : 28 % des chefs d'entreprise interrogés récemment par l'Institut d'émission des départements d'outre-mer (IEDOM) craignent de devoir cesser leur activité dans un délai de douze mois.
Aux Antilles comme en Guyane, la faiblesse de la couverture vaccinale expose à un rebond de l'épidémie qui nécessiterait de nouveau des mesures de freinage pesant sur l'activité.
Le climat social et le dynamisme économique étant étroitement liés, la prospérité de ces territoires risque également d'être fragilisée par le regain de tensions, parfois violentes, et par la déscolarisation d'un certain nombre d'élèves, pour ne citer que ces exemples.
Divers éléments exogènes sont susceptibles de dégrader encore la situation. Le coût du fret et l'inflation qui en résulte obligent les entreprises à sur-stocker afin de pallier toute rupture d'approvisionnement, ce qui entraîne des coûts logistiques supplémentaires.
Face à cette situation, l'État a répondu présent en matière de soutien économique, en 2021 comme en 2020, que ce soit via l'activité partielle, le fonds de solidarité ou les prêts garantis par l'État (PGE). Au total, 6 milliards d'euros environ ont été injectés dans l'économie de ces territoires, qui ont dans l'ensemble permis de sauvegarder à court terme le tissu économique, notamment en mettant les entreprises « sous perfusion ». Pour autant, nos travaux ont mis en exergue un manque d'adaptation de ces dispositifs aux réalités locales, ainsi qu'une réelle crainte qu'il y soit mis fin prématurément au motif que la situation s'améliore sur le plan sanitaire.
Parmi les difficultés signalées, l'exigence, pour l'octroi des aides, d'être à jour des obligations fiscales et sociales. Il nous paraîtrait souhaitable, pour les petites et moyennes entreprises (PME) de ces territoires, d'être plus souple et de s'en tenir à l'engagement dans une procédure de régularisation.
Autre exemple : la nécessité d'avoir déjà bénéficié du fonds de solidarité à une période donnée pour y être de nouveau éligible. Cette condition nous semble devoir être supprimée. Le caractère totalement dématérialisé des démarches a également constitué un obstacle pour beaucoup d'entreprises compte tenu du faible degré de numérisation dans ces territoires. Nous proposons qu'un référent, au sein des services de l'État, centralise les demandes d'aide et les transfère aux différents services compétents.
Nos propositions visent donc à assouplir et à adapter les critères d'éligibilité aux aides, à simplifier les modalités de demande, à ajuster la durée du soutien sur le caractère plus violent et plus récent de cette crise en outre-mer et à y préparer la reprise économique.
J'en ai déjà cité trois. Nous suggérons également d'étudier la possibilité d'un différé supplémentaire et d'un allongement de la durée de remboursement des prêts garantis par l'État pour les entreprises ultra-marines.
Par ailleurs, le montant de l'enveloppe du plan de relance dédiée à l'outre-mer avait été arrêté avant la résurgence de l'épidémie en 2021. Il nous paraît nécessaire de le rehausser et de concentrer ses financements sur la numérisation des entreprises, l'amélioration des transports en commun et le développement du tourisme durable. De même, les collectivités locales pourraient être plus impliquées dans la sélection des projets, les critères nationaux étant peu adaptés à la réalité économique des outre-mer.
Je vous renvoie au rapport pour le détail de ces propositions qui répondent à un besoin d'adaptation aux spécificités économiques de ces territoires comme à la singularité et à la temporalité de la crise qu'ils ont traversée et qu'ils continuent de traverser.
M. Roger Karoutchi, rapporteur. - Je n'ai pas effectué le déplacement aux Antilles, mais j'ai mené les visioconférences avec la Guyane, la Nouvelle-Calédonie, La Réunion et Mayotte. J'ai été frappé par le fait que dans certains territoires, il existait une véritable cohésion entre les élus, le corps médical, l'hôpital, le monde économique et la préfecture. Cette cohésion nous permet de penser que les choses peuvent s'améliorer. C'est le cas, par exemple, à Mayotte, ce qui n'allait pas de soi, mais aussi en Nouvelle-Calédonie. Je n'ai pas eu le même sentiment en Guyane, notamment dans les rapports entre la collectivité et l'État. Des élus exprimaient très clairement leurs réserves sur la vaccination. Dans ces conditions, comment sortir de cette crise ?
M. Bernard Jomier, président. - Je vous remercie pour votre rapport, à travers lequel nous sentons bien que certains territoires, notamment les Antilles et la Guyane, suscitent l'inquiétude, avec un risque sanitaire élevé et une cinquième vague qui provoquerait un nombre important de formes sévères, d'hospitalisations et de décès. Un risque qui pèse de la même manière sur la situation économique. Les acteurs sanitaires et économiques sont en quelque sorte dans le même bateau. C'est bien la permanence de la crise sanitaire dans ces territoires qui a freiné la reprise économique et qui induit des facteurs d'inquiétude supplémentaires.
S'ajoute un contexte politique marqué par une instrumentalisation du vaccin, comme nous pouvons le voir en métropole de la part de l'extrême droite. Aux Antilles et en Guyane, une certaine mouvance rejette l'État français, rejette l'appartenance de ces territoires à notre République et est très active pour contester de façon violente la politique sanitaire mise en place. L'équipe de Public Sénat qui a suivi notre délégation a réalisé un documentaire d'une très grande qualité qui montre bien les racines du phénomène.
Si nous avons choisi de nous rendre dans ces territoires, c'est parce que nous ne pouvons pas abandonner les populations auxquelles nous devons apporter des réponses.
Je vous remercie, messieurs les rapporteurs, pour vos préconisations.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur. - Nous avons aussi été très frappés par la grande souffrance des cadres hospitaliers locaux. Nous avons le sentiment que certains d'entre eux sont en situation d'isolement ou de décrochage psychologique, une situation dans laquelle on ne doit pas les laisser et qui requiert un soutien.
Mme Catherine Deroche. - Je nous félicite d'avoir créé cette mission destinée spécifiquement aux outre-mer. Ce rapport est un bon travail préparatoire pour la commission d'enquête qui va être ouverte sur la situation des hôpitaux.
Quelle différence avez-vous ressenti entre les Antilles et la Nouvelle-Calédonie ?
M. Roger Karoutchi, rapporteur. - En Nouvelle-Calédonie, la vaccination a commencé tard, mais s'est accélérée rapidement. Il y a moins de réticences, mais la vaccination aurait progressé davantage sans celles exprimées par certains responsables des communautés kanakes aux yeux desquels le vaccin et l'envoi des renforts hospitaliers sont des moyens pour l'État français d'influer sur le référendum, en défaveur de l'indépendance. Il y a donc pu avoir une utilisation politique de la vaccination, qui a néanmoins bien progressé, notamment grâce à la force de conviction de médecins très dévoués.
M. Olivier Paccaud. - Une forte solidarité nationale s'est manifestée avec de nombreux soignants de métropole qui sont partis dans les territoires d'outre-mer. Ont-ils été bien accueillis ? Car un certain nombre de soignants de mon département ont vécu des expériences qui les ont surpris, notamment concernant le fonctionnement des hôpitaux. Par exemple, ils allaient travailler à des horaires auxquels ils sont habitués en métropole, mais ils ne trouvaient pas grand monde pour travailler avec eux. Ils avaient l'impression que l'organisation manquait de rigueur. S'agissait-il d'un cas particulier ?
M. Bernard Jomier, président. - Nous n'avons pas eu, sur cette question des horaires de travail, de remontées particulières. En revanche, la Guadeloupe et la Martinique ont bénéficié d'énormément de renforts et ils étaient encore présents en Martinique au mois d'octobre. Ces renforts étaient indispensables. Je rappelle que le CHU de Fort-de-France est passé de 26 à plus de 130 lits de réanimation.
Les directions des hôpitaux concernés et les responsables des commissions médicales d'établissement (CME) étaient entièrement satisfaits d'avoir bénéficié de ces renforts. Ils n'ont certes pas tous été bien accueillis. Nous avons vu ces images en Martinique, à la descente d'un avion, et au CHU de Pointe-à-Pitre, un interne s'est fait molester sur le parking de l'hôpital. Ceux qui ne souhaitent pas que la réponse de l'État soit satisfaisante font tout pour la dégrader ; l'instrumentalisation va jusque-là.
M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur. - Je ne crois pas que la situation des soignants en renfort ait été plus difficile que celle des personnels permanents. L'hôpital a pu fonctionner grâce aux renforts et la greffe avec les équipes médicales locales s'est bien passée, tous étant confrontés à une même situation difficile.
M. Roger Karoutchi, rapporteur. - Il semble qu'en Guyane les renforts n'aient pas toujours très bien accueillis, mais les soignants de l'hôpital de Cayenne eux-mêmes se disaient mis en cause lorsqu'ils préconisent la vaccination.
Rien de tel ne paraît s'être produit à La Réunion ou à Mayotte. Le contexte diffère selon les territoires.
M. Bernard Jomier, président. - Le tableau des taux de vaccination par territoire est très éclairant, car il montre bien la fracture entre la zone Antilles-Guyane, exception faite de Saint-Barthélemy, et la zone Océan indien et Pacifique.
Par ailleurs, dans la zone Martinique, Guadeloupe, Guyane, la vaccination augmente à un rythme désespérément lent, alors qu'elle a progressé de façon beaucoup plus rapide dans les autres territoires et avec des courbes qui, dans certains d'entre eux, atteignent quasiment le niveau de l'hexagone, avec là aussi une frange de la population totalement rétive à la vaccination.
Nous avons peu d'inquiétude pour les territoires où le taux de vaccination est de 70 % ou au-delà, mais nous en avons beaucoup plus aux Antilles et en Guyane, où le taux de couverture, immunité naturelle comprise, est au-dessous de ce seuil.
En Martinique et en Guadeloupe, nous avons interrogé nos interlocuteurs sur le taux d'immunité naturelle. Des études ont été lancées mais les résultats ne sont pas encore disponibles.
Nous avons en revanche reçu les données concernant la Guyane. L'étude de séroprévalence montre la présence d'anticorps pour 63 % de la population, alors que le taux de vaccinés est de l'ordre de 30 %. Il y a donc une réelle immunité naturelle pour une part de la population, mais elle n'est pas suffisante pour se prémunir contre une vague de formes sévères et de décès.
M. Roger Karoutchi, rapporteur. - À quel niveau estime-t-on atteindre l'immunité collective ? On la situait entre 75 et 80 %, puis 85 à 90 %. Qu'en est-il aujourd'hui ?
M. Bernard Jomier, président. - La définition d'une immunité collective est la suivante : il faut que l'importance de la protection de la population soit suffisamment forte pour que la circulation du virus s'arrête.
Au début, parce que la souche originelle nous faisait penser à d'autres virus du même ordre, on pensait qu'à 65 % de personnes vaccinées, la circulation du virus s'arrêterait. Mais avec le premier variant, qui était beaucoup plus transmissible, le chiffre est passé à 70 %, 75 %. Et aujourd'hui, avec le variant delta qui augmente la transmissibilité de 50 %, nous évaluons ce pourcentage à plus de 90 %.
Je rappelle qu'en métropole, 87 ou 88 % de la population éligible est vaccinée, mais en population totale, nous sommes en dessous. D'où la question qui va se poser prochainement de vacciner les enfants de 5 à 11 ans.
Mais nous pouvons aussi tenir un autre raisonnement : l'immunité collective étant très compliquée à atteindre, cherchons plutôt à réduire le virus à un bruit de fond afin qu'il n'occasionne que très peu de formes sévères et peu de sollicitations du système hospitalier. Pour cela, il n'y a pas de point de bascule. C'est une linéarité qui va avec la progression de la vaccination : à un taux de 85 % de personnes vaccinés, il y aura moins de formes hospitalières qu'à 82 %, 80 % ou 78 %, etc. C'est un continuum.
En métropole, les risques de sollicitation forte du système hospitalier sont faibles. De sorte que nous pouvons regarder arriver la nouvelle vague de façon différente.
Mais aux Antilles, avec un taux si faible de protection, le risque d'une cinquième vague qui entraînerait de nombreux décès est réel.
Mme Muriel Jourda. - Peut-on atteindre l'immunité collective alors que le vaccin n'empêche pas de contracter et de transmettre le virus ? De fait, nous aurons sans doute à nous accommoder d'un « bruit de fond », avec un virus qui certes se répand, mais peu de cas graves. Avec le recul que nous avons désormais, la capacité du système hospitalier à accueillir et soigner les malades est le juge de paix.
Si l'on regarde les chiffres de la mortalité, les personnes majoritairement touchées par ce virus ont plus de 70 ans. Le virus ne s'attaque pas à toute la population de manière grave. Avec ce vaccin qui ne protège pas de l'infection, ne sommes-nous pas contraints - et après tout, pourquoi pas ? - de nous satisfaire d'une protection qui empêche la gravité des cas et permet de ne pas encombrer notre système hospitalier ?
M. Bernard Jomier, président. - Vous avez absolument raison. La question est de savoir quelle stratégie nous souhaitons adopter. La quête de l'immunité collective me paraît vaine, car nous ignorons encore le pourcentage à atteindre - 90 %, 92 %, 95 %, 96 %, davantage encore ? Personne, dans notre pays, ne défend aujourd'hui cette stratégie de l'immunité ; on parle davantage de protection collective. Autrement dit, il s'agit de protéger notre société dans son ensemble, c'est-à-dire à la fois la population, notre système de santé et notre vie sociale et économique.
À l'heure actuelle, nous disposons des outils pour atteindre une bonne protection collective. La situation est notamment favorable en métropole. Si un variant résistant au vaccin apparaissait, ce serait davantage problématique ; mais nous n'en sommes pas là.
Le débat sur l'immunité collectivité relève de la discussion scientifique, voire théologique. Il appelle une réflexion sur la politique de gestion des risques. Faut-il chercher le risque zéro ? Ne peut-on pas accepter que le virus circule un peu et que l'on se protège par le vaccin et le port du masque en milieu clos ? Ce débat fait écho à celui que nous avons eu sur les contraintes, avec la question du passe sanitaire. Quel type de contrôle notre société est-elle capable d'accepter ?
Avant de clôturer cette réunion, j'informe les membres de la mission qu'il nous paraît utile d'organiser une table ronde avec trois experts différents - un infectiologue, un virologue et un épidémiologiste - qui pourront s'exprimer sur les perspectives de l'épidémie à moyen et long terme. Elle précèdera l'audition par la commission des affaires sociales, début décembre, de M. Jean-François Delfraissy.
La mission autorise la publication de la communication des rapporteurs sous la forme d'un rapport d'information.
La réunion est close à 11 h 20.