- Mercredi 20 octobre 2021
- Jeudi 21 octobre 2021
- Justice et affaires intérieures - Articulation entre le droit de l'Union européenne et le droit national : communication de M. Philippe Bonnecarrère
- Institution européennes - Déplacement d'une délégation de la commission des affaires européennes en Roumanie du 29 septembre du 2 octobre 2021 - Communication
Mercredi 20 octobre 2021
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 13 h 45.
Questions sociales - Proposition de résolution européenne tendant à renforcer la lutte contre les violences faites aux femmes - Examen du rapport
M. Jean-François Rapin, président. - Nos collègues Nathalie Goulet et Annick Billon ont déposé le 22 septembre dernier une proposition de résolution européenne (PPRE), en application de l'article 73 quinquies du Règlement de notre assemblée, tendant à renforcer et à uniformiser la lutte contre les violences fondées sur le genre.
Notre commission a confié à Pascale Gruny et Laurence Harribey, rapporteures sur les questions sociales, le soin d'examiner cette PPRE. Le sujet des violences faites aux femmes figurait en effet dans la communication qu'elles avaient présentée à notre commission en avril dernier, au sujet du socle européen des droits sociaux. Elles nous avaient alors indiqué que la Commission européenne annonçait pour le quatrième trimestre 2021 une initiative législative visant à lutter contre les violences sexistes et sexuelles.
Ce sujet grave et préoccupant est en effet resté jusque-là du ressort des États membres : il ne fait aujourd'hui l'objet d'aucun encadrement réglementaire européen. Il est cependant traité par les Nations Unies. Le mouvement de défense des droits des femmes s'est en effet battu pendant plusieurs décennies pour persuader la communauté internationale de considérer la violence fondée sur le genre à l'égard des femmes comme un problème lié aux droits humains, et non pas seulement comme un sujet relevant de la sphère privée, dans lequel l'État ne doit pas s'immiscer.
En 1992, le Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes, dans sa recommandation générale n° 19, a affirmé que la violence à l'égard des femmes est une forme de discrimination, qui empêche les femmes de jouir des mêmes droits et libertés que les hommes. En 1993, la Déclaration sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes a reconnu que la violence à l'égard des femmes porte atteinte aux droits et libertés fondamentales de celles-ci. Elle oblige les États à une diligence raisonnable pour prendre des mesures positives de nature à prévenir et protéger les femmes contre la violence, punir les auteurs d'actes violents et indemniser les victimes de la violence.
La PPRE de Nathalie Goulet et Annick Billon - cette dernière préside la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes - appelle l'Union européenne à se saisir à son tour de cette question. Le texte annoncé par la Commission européenne n'est toujours pas publié, mais devrait l'être avant la fin de l'année ; le Parlement européen s'est mobilisé pour réclamer sa publication. Il a précisément adopté une résolution à cet effet il y a un mois.
Je laisse à Laurence Harribey le soin de nous présenter le fruit de son travail avec Pascale Gruny, qui ne peut malheureusement pas être des nôtres car le Président du Sénat lui a demandé de le représenter à la réunion des Présidents des Parlements des États membres du Conseil de l'Europe qui se tient à Athènes.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - L'objet de cette proposition est de demander l'élaboration d'une directive européenne sur la mise en place d'un cadre juridique commun pour lutter contre les violences fondées sur le genre. C'est un sujet essentiel et une demande légitime, à laquelle nous souscrivons.
Nous examinons cette demande dans un calendrier particulier puisque la Commission européenne devrait précisément publier une initiative législative, sur le sujet, le 8 décembre prochain. Le travail engagé pour cette PPRE devra probablement être complété, une fois le texte de la Commission publié. Nos auditions nous y ont encouragées. Nous aurons alors des éléments plus précis pour nous prononcer, éventuellement par le biais d'une nouvelle PPRE.
Lorsqu'on parle de violences de genre, on se réfère principalement, au vu des statistiques en la matière, aux violences faites aux femmes ; mais elles concernent également les personnes LGBTQ+ (lesbien, gay, bisexuel, transgenre, intersexe, « queer », et autres orientations) qui doivent être prises en compte.
La dernière étude de l'Agence européenne des droits fondamentaux, en 2015, menée auprès de 42 000 femmes des 28 pays de l'Union, montrait qu'environ une femme sur trois avait subi des violences physiques et/ou sexuelles depuis l'âge de quinze ans. Cette étude est relativement ancienne - et nous regrettons qu'il n'y en ait pas eu depuis, ce qui s'explique par l'insuffisance de données complètes et comparables, alors que nous assistons à une hausse des violences imputable à la crise sanitaire et au développement du cyber-harcèlement.
En France, la dernière étude disponible révélait que 102 femmes avaient été tuées en 2020 : une baisse par rapport aux années précédentes, mais qui ne signifie pas une diminution des violences conjugales ; pendant le premier confinement, par exemple, 45 000 appels ont été passés au 39 19 entre le 16 mars et le 10 mai 2020, avec un pic à 29 400 appels au mois d'avril, soit trois fois plus qu'en janvier et février de la même année.
Il faut reconnaitre les avancées permises par le « Grenelle sur la lutte contre les violences conjugales » qui a marqué une prise de conscience, avec le mouvement Me too. Il a conduit à des dispositifs législatifs nouveaux, notamment avec les lois du 28 décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille et du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, et à des mesures importantes.
Parmi les mesures encouragées à la suite du Grenelle, peuvent être cités le bracelet anti-rapprochement et le « téléphone grave danger » (TGD) - dont 341 (pour le premier) et 2 130 (pour le second) ont été déployés au 31 août 2021 - ou encore la mise en oeuvre 24h/24h, 7j/7 du numéro d'appel 39 19. Une mesure a également retenu notre attention : la possibilité pour les victimes de violences de signaler les faits à la justice, directement depuis l'hôpital où les violences ont été constatées. Ce dispositif est notamment mis en oeuvre au CHU d'Amiens.
Malgré ces avancées, des efforts du Gouvernement demeurent attendus par les acteurs de terrain, sur la mise en oeuvre des mesures promises, en matière d'hébergement notamment, et sur la montée en charge de ces dispositifs. Les bracelets anti-rapprochement ne sont pas assez distribués, par exemple.
Pour certaines de ces mesures, la France s'est inspirée des pays européens, comme l'Espagne pour le téléphone grave danger ou la Suède pour les mesures d'accompagnement protégé. Bien sûr aucun modèle n'est parfait, mais il ressort de nos entretiens que l'Espagne fait figure de pays avancé en la matière, avec une volonté politique forte et une approche systémique reconnue. Il nous apparait ainsi plus que nécessaire que la Commission européenne puisse favoriser l'échange de bonnes pratiques entre les pays de l'Union européenne sur le sujet.
Pour le moment, l'Union ne dispose pas d'un cadre juridique commun et contraignant consacré aux violences de genre : seuls des principes d'égalité et de non-discrimination sont énoncés, notamment dans la Charte des droits fondamentaux et certains articles des traités. Des instruments spécifiques sectoriels existent mais ils ne sont pas spécifiques à ces violences - c'est le cas des directives de 2011 relative à la décision de protection européenne et de 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité.
Le seul cadre global pertinent aujourd'hui, au niveau européen, est la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (dite « convention d'Istanbul »). Cette convention pose un cadre contraignant pour la prévention des violences, la protection des victimes et la poursuite pénale des agresseurs. Elle définit les notions de violence domestique, de violence sexiste ou de violence de genre mais c'est avant tout un outil pratique qui, pour la première fois, centre son approche sur les victimes. Adoptée en 2011 et entrée en vigueur en 2014, elle a été signée par tous les États membres et ratifiée par 21 d'entre eux. En juin 2017, elle a également été signée par l'Union européenne, mais sa ratification est aujourd'hui toujours en suspens.
Une difficulté juridique provient de ce que le champ de la convention d'Istanbul relève, pour partie, des compétences de l'Union européenne et, pour partie, de celles des États membres. Dès lors, cette convention est appelée à devenir un accord mixte. Par coutume, la ratification des traités internationaux fait l'objet d'un commun accord entre États membres au Conseil quand ils relèvent de compétences partagées - ce qui a peu de chances de se produire pour cette convention.
Saisie en juillet 2019 par le Parlement européen, la Cour de justice de l'Union européenne (CJJUE) vient de statuer, le 6 octobre dernier, que la recherche d'un commun accord ne saurait constituer un blocage et elle a réaffirmé le principe d'un vote à la majorité qualifiée en la matière. Le blocage institutionnel vient donc d'être levé, mais il reste probable que, si la convention d'Istanbul devait être inscrite prochainement à l'ordre du jour du Conseil de l'Union européenne, ce dont il n'est pas question pour le moment, le texte rencontrerait une minorité de blocage.
Face à cette impasse, la Commission a proposé, en mars 2020, une nouvelle stratégie pour l'égalité des genres et annoncé une initiative législative pour atteindre les mêmes objectifs que la convention d'Istanbul. Sa proposition devait ajouter la violence faite aux femmes dans les « eurocrimes ». Elle devait également reprendre les éléments essentiels de la convention d'Istanbul. Le 15 septembre dernier, dans son discours sur l'état de l'Union, la présidente Ursula von der Leyen a confirmé la publication de ce texte avant la fin de l'année : la date prévue est le 8 décembre prochain. L'objectif est clairement de le présenter avant la présidence française de l'Union européenne, laquelle pourra faire avancer les négociations.
Je comprends la volonté de Mmes Goulet et Billon de disposer d'un texte européen sur le sujet. Si le délai d'un an initialement annoncé n'a pas été respecté, c'est cependant parce que ce texte rencontre quelques difficultés juridiques : sa base légale est discutée.
L'article 83-1 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) autorise l'adoption de directives pénales dans les « domaines de criminalité particulièrement grave revêtant une dimension transfrontière ». Or, les féminicides et violences de genre ne remplissent pas les deux critères indispensables de cet article du traité : s'ils sont effectivement d'une particulière gravité, ils ne présentent pas de caractère transfrontalier. Ne relèverait donc de cette catégorie dans le futur texte que le harcèlement en ligne si l'on reste à base légale constante.
Le Parlement européen a, de son côté, adopté le 16 septembre dernier une résolution contenant des recommandations à la Commission pour modifier cet article 83 du TFUE et y intégrer la violence fondée sur le genre dans la liste des domaines de criminalité qu'il vise expressément. Cet article pourrait dès lors servir de base juridique pour une directive axée sur les victimes, visant à prévenir et à combattre toutes les formes de violence fondée sur le genre, en ligne et hors ligne.
Quant aux autres articles du traité auxquels une directive pourrait se rattacher, - les articles 78, 82, 84 et 386 selon la décision de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) du 6 octobre dernier -, ils ne permettent pas d'harmonisation globale, seulement la détermination de règles minimales, en particulier en matière pénale.
Tout ceci n'est que conjecture puisque le texte ne nous sera présenté que début décembre. Il est à craindre cependant que la directive annoncée soit avant tout un patchwork de mesures pour pallier ces difficultés. On comprend qu'une voie est recherchée pour aboutir.
Nous vous proposons d'amender la PPRE pour tenir compte de ces éléments, en particulier d'en modifier le titre, pour bien la centrer sur la lutte contre les violences faites aux femmes. Nous vous proposons ainsi de réaffirmer notre volonté de disposer d'un texte ambitieux, afin que l'Union européenne se dote enfin d'un instrument juridique solide sur les violences de genre.
M. André Reichardt. - Je félicite les auteures et rapporteures ; la mobilisation que nous constatons traduit l'intérêt pour ce sujet, c'est un progrès quand nous aspirons à une action forte à l'échelon européen. Une observation : en changeant le titre, pour mentionner seulement les violences faites aux femmes, on exclut les violences faites aux hommes, qui sont certes statistiquement très faibles, comparées aux violences faites aux femmes, mais qui existent cependant. Je crois que nous devrions en tenir compte, de même qu'il faut inclure les violences faites, en raison du genre, aux LGBTQ+.
M. Ludovic Haye. - Le harcèlement en ligne est transfrontalier, est-il de ce fait distinct du cyber-harcèlement ? Les deux doivent-ils être traités à part, ou intégrés ?
M. François Calvet. - Vous dites que l'Espagne est en avance, ce n'est pas ce que nous constatons dans les territoires qui lui sont frontaliers. À Perpignan, l'exploitation sexuelle des femmes bat son plein avec le trafic routier venu d'Espagne, rien ne change malgré l'action conduite depuis des années, nos voisins le savent bien - la Province de Catalogne a même proposé d'intervenir à nos côtés.
M. Jean-François Rapin, président. - Effectivement, mais il est possible qu'il y ait un décalage dans le temps entre l'adoption de normes nouvelles, et leur application effective. L'avance des Espagnols semble en tout cas reconnue en matière législative.
Mme Marta de Cidrac. - Je salue le travail de la Délégation aux droits des femmes sur ce sujet. Le changement de titre de la PPRE ne me choque pas, tant les chiffres des violences faites aux femmes sont alarmants ; il est important que le message porte loin et que nous pointions précisément ce que nous visons - d'autant que notre pays est directement concerné, beaucoup de femmes, en France aussi, subissent des violences.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Les auteures de cette PPRE nous ont demandé d'en changer le titre, j'ai respecté leur volonté. Cela dit, je m'étais également interrogée, d'autant que la question du genre est déjà effective dans le droit mais que, statistiquement, les violences s'exercent très majoritairement sur des femmes.
Nous ne distinguons pas le harcèlement en ligne et le cyber-harcèlement, les deux sont intégrés dans la PPRE.
Quant à l'avance normative espagnole, elle ne fait pas de doute et elle est le fruit d'une volonté politique effective, qui explique que nos voisins ont avancé plus vite que nous : je crois que c'est utile de le reconnaître. Lors de nos auditions, des écarts d'application entre régions espagnoles nous ont été rapportés, qui expliquent sans doute le constat dressé par notre collègue. En 2020, le Groupe d'experts du Conseil de l'Europe sur l'action contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (GREVIO) a publié son premier rapport sur l'Espagne, rapport qui déplorait effectivement d'importantes différences découlant de l'importante autonomie des régions espagnoles.
M. André Reichardt. - Je n'ai pas d'opposition effective au changement de titre de la PPRE, je le dis d'autant plus librement qu'il y a deux mois, j'ai assisté au colloque organisé par la Délégation aux droits des femmes, sur les violences faites aux femmes mannequins : il me semble que l'idée d'une PPRE est venue alors.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - C'est exact.
M. André Reichardt. - Cependant, je crois utile de mentionner, dans le texte de la PPRE, que les violences visées sont aussi celles qui sont faites en raison du genre.
M. Ludovic Haye. - Attention, aussi, à ne pas créer de doublons avec les mécanismes d'alerte qui existent déjà, comme la ligne d'urgence de l'Éducation nationale contre le cyber-harcèlement.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Effectivement, il faut y veiller. Les auditions nous ont donné des pistes de travail intéressantes qu'il nous faudra poursuivre.
La commission autorise la publication du rapport et adopte la proposition de résolution européenne ainsi modifiée.
La réunion est close à 14 h 25.
Jeudi 21 octobre 2021
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 8h30
Justice et affaires intérieures - Articulation entre le droit de l'Union européenne et le droit national : communication de M. Philippe Bonnecarrère
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui à notre réunion de commission les auditeurs de la cinquième promotion de l'Institut du Sénat. Cette promotion avait débuté son parcours en mars 2020, juste avant que notre pays entre en confinement en raison de la pandémie: dix-huit mois ont passé depuis cette première session, qui était consacrée à une introduction au bicamérisme et à la procédure législative. Nous sommes donc très heureux que le parcours de ces auditeurs puisse aujourd'hui reprendre au Sénat, dans des conditions presque normales. Les auditeurs viennent d'entamer une deuxième séquence dédiée au travail en commission. Après avoir assisté hier à une réunion de la commission de la culture, ils sont ce matin les hôtes de notre commission. Permettez-moi de leur souhaiter la bienvenue en votre nom.
Je souhaite leur préciser que la commission des affaires européennes a essentiellement une mission de contrôle de l'action européenne du Gouvernement. Mais elle adopte aussi des textes, destinés à devenir non pas des lois mais des résolutions européennes, c'est-à-dire des positions politiques indiquant les orientations que le Sénat souhaite voir défendues par notre Gouvernement à Bruxelles, dans les négociations à 27. Hier, notre commission a ainsi adopté une proposition de résolution européenne, plaidant pour que l'Union européenne s'engage dans la lutte contre les violences faites aux femmes.
Aujourd'hui, nous allons d'abord entendre une communication d'un membre de la commission, Philippe Bonnecarrère, rapporteur sur les questions relatives à l'État de droit dans l'Union européenne, qui va faire un point d'actualité sur l'articulation entre le droit de l'Union européenne et le droit national des États membres, en raison du bras de fer engagé par la Pologne avec l'Union européenne depuis deux semaines. Le Tribunal constitutionnel polonais a en effet jugé contraires à la Constitution certains articles des traités fondateurs de l'Union, tels qu'interprétés par la Cour de Justice de l'Union européenne. Cette décision fait grand bruit.
Par ailleurs, alors que les chefs d'État ou de gouvernement des 27 États membres de l'Union européenne sont réunis aujourd'hui à Bruxelles pour siéger au Conseil européen, la chancelière allemande et le Président de la République tentent de convaincre le Premier ministre polonais de faire évoluer sa position afin de trouver un compromis.
Je rappelle que notre commission a déjà consacré une table ronde au mois de juin dernier, organisée en commun avec la commission des lois, à cette question délicate de l'articulation entre droit national et droit européen. Cette table ronde réunissait des professeurs de droit, des représentants de la Commission européenne, du Conseil d'État mais aussi du Parquet national antiterroriste et du ministère des armées, dont les missions sont toutes deux fragilisées par l'interprétation du droit européen que font les juges de Luxembourg.
C'est l'actualité à nouveau brûlante sur ce sujet qui justifie la communication que va nous faire maintenant Philippe Bonnecarrère, et je l'en remercie, en attendant qu'il puisse approfondir le sujet durant les prochains mois avec son co-rapporteur sur ces sujets, Jean-Yves Leconte, malheureusement empêché d'être parmi nous aujourd'hui.
M. Philippe Bonnecarrère, rapporteur. - Le Président de notre commission vient de le rappeler, le travail que nous engageons aura lieu en deux temps. Aujourd'hui, mon propos sera de faire une communication rapide sur la question d'actualité relative à l'articulation entre le droit de l'Union européenne et le droit national.
Puis, dans quelques mois, je vous présenterai un rapport plus fouillé avec mon co-rapporteur Jean-Yves Leconte. Nous essaierons d'examiner cette articulation, qui est comme un « système de poupées russes », déterminant dans l'organisation de notre système juridique, dans la création de la norme et pour la place respective des juridictions et du pouvoir politique.
Il s'agit d'un sujet extrêmement complexe mais aussi d'un sujet majeur pour l'avenir de l'Union européenne.
J'en profite pour remercier le Président de notre commission d'avoir organisé la table ronde du 10 juin dernier, qui avait été passionnante et qui traitait déjà de cette relation entre le droit national et le droit de l'Union européenne, vue du pouvoir régalien.
Je vous précise d'emblée, qu'après ma communication, je serai contraint de quitter immédiatement notre réunion pour participer, avec d'autres membres de notre commission des lois, à la commission mixte paritaire relative au projet de loi organique et au projet de loi « Confiance dans l'institution judiciaire » et je m'en m'excuse par avance.
Comme vous le savez, l'Union européenne est, depuis plusieurs mois, agitée par des tensions croissantes entre la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) et les autorités juridictionnelles de certains États membres, au sujet de l'interprétation des traités européens par la Cour dans les domaines liés à la souveraineté : on peut évoquer la sécurité et la justice mais aussi la coordination des politiques économiques au sein de la zone euro.
Ce sujet est central car l'Union européenne est souvent présentée comme une création juridique qui a été instituée pour garantir la paix et la prospérité par le droit. L'Union européenne, ce sont également un marché unique, une monnaie unique et une juridiction unique, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), conçue pour interpréter les traités européens.
Et si les 27 États membres ont fait le choix d'adhérer à l'Union européenne, ils l'ont fait dans une perspective, qui est celle mentionnée par l'article 1er du traité sur l'Union européenne (TUE), qui lui donne comme vocation de rechercher une relation « sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe ».
Les traités prévoient également un « principe de coopération loyale », selon lequel les États membres « facilitent l'accomplissement par l'Union de sa mission et s'abstiennent de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs de l'Union. »
En même temps - si l'on peut mettre en parallèle ces deux dimensions -, les traités européens disposent que l'Union européenne doit respecter « l'identité nationale » des États membres, ainsi que les « fonctions essentielles de l'État ». En outre, l'article 4 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui a été « sous les feux de la rampe » il y a peu de temps, affirme que « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. »
En pratique, le droit de l'Union européenne s'impose au législateur et au pouvoir réglementaire nationaux. En France, l'article 55 de la Constitution prévoit explicitement la primauté des traités internationaux sur la loi.
Notre Constitution comprend aussi des dispositions spécifiques à l'Union européenne : l'article 88-1 de la Constitution précise ainsi que « La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituée d'États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont institués, d'exercer en commun certaines de leurs compétences. ». Vous savez que le Conseil constitutionnel a interprété cet article comme ayant « consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne » mais - petite subtilité - qui est « distinct de l'ordre juridique international ». La primauté du droit européen sur les lois concerne donc non seulement les traités européens mais également le droit européen dit dérivé, à savoir les règlements européens et les directives et les principes généraux du droit dégagés par la CJUE.
Le Conseil Constitutionnel renvoie en principe au juge de l'Union européenne, le soin d'effectuer ce contrôle de conventionalité des lois. Il s'est interrogé à plusieurs reprises sur la possibilité d'aller vers un tel contrôle mais ne l'a jamais exercé à ce jour, se contentant de dire que la transposition des directives européennes en droit interne constituait « une exigence constitutionnelle ». En pratique, ce sont d'abord les juridictions administratives et judiciaires nationales, Conseil d'État et Cour de Cassation, qui interprètent les traités et assurent leur respect en droit interne. La CJUE peut alors intervenir en réponse à leurs questions préjudicielles.
Vous voyez immédiatement qu'il y a en fait un maillage, dans lequel la Cour de Cassation et le Conseil d'État jouent un rôle « franco-français » mais assument aussi des missions qui leur sont confiées par le niveau européen. Et la CJUE, dans ses décisions, préserve ces juridictions, dans la situation polonaise, comme dans la situation portugaise. Dans les deux cas, il y a eu des débats devant la CJUE sur les conditions de nomination, de rémunération et d'inamovibilité des magistrats. Et, dans les deux cas, ces conditions ont été préservées par la CJUE. En effet, il existe en permanence un dialogue et un jeu de renvois réciproques entre ces juridictions, qui « s'autoconfortent » et se citent mutuellement dans leurs décisions respectives.
En France, conformément à l'article 54 de la Constitution, ces juridictions nationales ont toujours maintenu le principe de la primauté de la norme constitutionnelle sur la norme européenne en droit interne. La ratification ou l'approbation d'un engagement international contraire à la Constitution nécessiterait sa révision. C'est la jurisprudence traditionnelle, illustrée par exemple par l'arrêt « Arcelor » du Conseil d'État, confirmant que la transposition d'une directive ou l'adoption du droit interne à un règlement européen ne sauraient aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France.
La portée et les modalités de ce principe d'identité constitutionnelle sont aujourd'hui source d'interrogations, alors que la CJUE est récemment intervenue sur les enjeux régaliens français. Je pense à deux sujets en particulier : en premier lieu, celui de la conciliation du respect du Règlement général européen sur la protection des données (RGPD) avec l'utilisation, par les services de renseignement français, de techniques comme le « chalutage » des données personnelles, c'est-à-dire leur collecte généralisée, afin de lutter contre le terrorisme. En second lieu, vous y avez fait référence, celui de l'application de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003, dite « temps de travail », aux militaires.
La question de cette identité constitutionnelle est aussi un sujet débattu dans notre pays. Le Conseil Constitutionnel avait souligné l'importance de ce principe dans une décision de 2006 et, je crois que cela n'est pas un hasard, a remis ce principe en exergue dans une décision rendue vendredi dernier, pour trancher une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soumise par la société Air France. La question était de savoir si Air France pouvait se voir imposer par l'État, au nom d'une compétence liée, la mission d'assurer des expulsions d'étrangers ayant fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF).
Il n'a par ailleurs échappé à aucun d'entre vous que les propositions faisaient aujourd'hui florès dans la vie politique française au sujet d'un « bouclier » ou d'un « socle » constitutionnels. Chacun a son idée à ce sujet. Mais derrière ces propositions, affleure toujours la notion juridique d'identité constitutionnelle d'un pays.
Permettez-moi de revenir brièvement sur les deux décisions récentes de la CJUE, auxquelles je viens de faire référence.
Au sujet du régime français de conservation des données, le 6 octobre 2020, la CJUE a affirmé que le droit de l'Union européenne interdisait toute réglementation nationale imposant à un fournisseur de services de communications électroniques, à des fins de lutte contre les infractions en général ou de sauvegarde de la sécurité nationale, la transmission ou la conservation généralisée et indifférenciée de données de connexion.
Ce sujet est considéré comme essentiel pour notre pays puisqu'une partie du travail de lutte contre le terrorisme, la plus importante semble-t-il, se fait aujourd'hui en allant chercher les données personnelles de manière indistincte, selon la technique appelée « chalutage ». Cette technique utilise plusieurs algorithmes homologués, qui permettent de rechercher, dans une myriade d'informations, si X parle à Y sur des sujets qui peuvent représenter un danger pour la sécurité nationale.
Cet arrêt a été considéré comme ayant des conséquences considérables et notre commission s'en était d'ailleurs saisie. Situation inhabituelle, le Gouvernement a donc demandé au Conseil d'État d'examiner dans quelles conditions notre pays pourrait ne pas appliquer ce jugement de la CJUE ou plutôt préserver l'essentiel du dispositif français. Le Conseil d'État s'y est attelé dans un arrêt d'assemblée du 21 avril 2021. Cet arrêt est très long, exceptionnel dans sa qualité rédactionnelle et d'une grande subtilité juridique. Grâce à sa rédaction en « dentelle », cette décision permet à la France de ne pas appliquer l'interprétation de la CJUE au nom de la primauté de sa Constitution sans pour autant déclencher de confrontation avec la Cour. Le raisonnement ayant abouti à cet arrêt repose sur la notion d'identité constitutionnelle de la France, que l'on retrouve également dans la décision du Conseil Constitutionnel du 15 octobre dernier relative à Air France, que je viens d'évoquer.
Cette dernière décision suscite une vraie difficulté d'interprétation. Dans le cas d'espèce, le Conseil Constitutionnel a en effet choisi de mettre en avant l'identité constitutionnelle de la France, dans un moment qui n'est pas neutre politiquement, avec des débats sur ce sujet. Et il le fait en disant : l'identité constitutionnelle s'applique à partir du moment où il n'y a pas de droit européen applicable de niveau équivalent. Il confirme cette identité constitutionnelle « en creux ». Il ne contredit pas la norme européenne, il dit : « faute, sur ce sujet, de norme européenne qui assure un niveau de protection suffisant, c'est l'identité constitutionnelle qui prime et donc, en l'occurrence, il confirme l'interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police générale inhérentes à l'exercice de la force publique nécessaire à la garantie des droits. »
C'est la différence majeure avec le dernier jugement du Tribunal constitutionnel polonais, qui, lui, applique le même mécanisme mais en « dur », en affirmant que l'identité constitutionnelle polonaise contredit les dispositions européennes. Mais en vérité, nous ne savons pas forcément quelle serait l'appréciation de notre Conseil Constitutionnel s'il était saisi « en dur » d'une contradiction entre les traités européens et la Constitution.
Et il y a une question fondamentale qui nous intéresse particulièrement en tant que parlementaires : qui définit cette identité constitutionnelle française ? Qui en a la maîtrise ? Est-ce le Parlement qui, à l'occasion de révisions constitutionnelles, pourrait dire que les articles 4, 8, 12 de la Constitution par exemple, font partie de cette identité ? Ou est-ce le Conseil Constitutionnel seul qui doit définir cette identité constitutionnelle ?
Le second arrêt de la CJUE qui « a fait du bruit » est celui rendu, le 15 juillet dernier, qui a remis en cause le statut militaire et le fameux principe de disponibilité de nos armées « en tous temps et en tous lieux ». La CJUE, sur ce dossier, a également « fait de la dentelle » pour dire que la directive européenne 2003/88/CE du 4 novembre 2003 sur le temps de travail s'appliquait aux militaires français. Elle ne raisonne pas par rapport aux intérêts de la France ou à l'organisation de l'armée française mais par rapport au fait de savoir si le « militaire Dupont » doit être considéré ou non comme un travailleur.
Objectivement, cette décision ne porte pas fondamentalement atteinte à notre armée. Car le régime spécifique prévu par la directive ne sera pas applicable à nos soldats quand ils seront en opérations, ou préparation d'opérations, ou dans le cadre d'événements exceptionnels notamment. La Cour a également renvoyé les questions de rémunérations à l'échelon national. On ne peut donc pas dire que le modèle de l'armée française est remis en cause par cette décision.
Par contre, cette décision a « sonné très durement aux oreilles », et suscité plusieurs réactions, dont celle de M. Édouard Philippe, s'étonnant d'une intervention de la Cour dans un domaine, la sécurité nationale, qui, selon l'article 4 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, demeure de la compétence des États membres.
Il y a sans doute eu une certaine ingénuité de la part des autorités française dans ce dossier puisqu'en réalité, c'est en 2000 que la CJUE avait décidé que le droit de l'Union européenne s'appliquait aussi aux militaires, dans un arrêt Tanja Kreil qui concernait un soldat allemand. À cette époque, notre pays était alors très favorable à l'adoption de la directive sur le temps de travail, en particulier pour « tordre le bras » des pays de l'Est sur les conditions de travail des chauffeurs routiers, et n'avait pas pris le soin de négocier une exception pour nos militaires, alors qu'il en avait demandé une par exemple, pour les gens de mer.
Ces difficultés soulignent le caractère essentiel du contrôle de subsidiarité exercé par les assemblées parlementaires.
J'en viens maintenant aux deux jugements récents de cours constitutionnelles qui ont remis en cause des décisions rendues par la CJUE. D'abord la décision du Tribunal constitutionnel polonais, rendue le 7 octobre dernier, qui s'inscrit dans le « bras de fer » en cours entre la Pologne et l'Union européenne. Dans cette décision, le Tribunal a jugé que l'article 1er du TUE (relatif à l'« union sans cesse plus étroite des peuples de l'Europe ») et son article 19 (relatif à la Cour de justice de l'Union européenne), tels qu'interprétés par la CJUE, étaient contraires à la Constitution polonaise parce qu'ils permettent aux juridictions nationales d'écarter les règles constitutionnelles polonaises au profit du droit de l'Union européenne. Le raisonnement sous-jacent est le suivant : l'Union européenne n'étant pas un État fédéral, elle ne peut imposer des dispositions contredisant la Constitution polonaise.
Tout le monde connaît les débats et les critiques qui résultent de cette décision mais peut-être faut-il en relativiser la portée, si elle est mise en perspective avec le jugement rendu, le 5 mai 2020 par le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe. Sans vouloir polémiquer, ce dernier jugement me semble sans doute plus grave de conséquences que la décision du Tribunal constitutionnel polonais.
Dans ce jugement du 5 mai 2020, qui concerne le programme d'achat de titres publics par la Banque centrale européenne (BCE), le Tribunal constitutionnel allemand a considéré que ce programme était allé au-delà des compétences de la BCE et de l'Union européenne, ultra vires pour reprendre la formule juridique pertinente.
Mais le plus important est de noter que cet arrêt intervenait après que le Tribunal constitutionnel eut interrogé la CJUE pour savoir si le programme d'achats de la BCE était conforme aux dispositions des traités et que la CJUE eut alors jugé que ce programme entrait bien dans le cadre du mandat de la BCE et était conforme aux traités.
Ainsi, quand le Tribunal constitutionnel a affirmé que la BCE avait outrepassé ses compétences et que son programme d'achat n'était pas applicable à l'Allemagne, il connaissait donc la position de la CJUE, qu'il avait lui-même sollicitée, mais l'a qualifiée d'« ultra vires » c'est-à-dire outrepassant ses compétences.
Tout ceci, cependant, s'est terminé « entre gens de bonne compagnie » : la BCE a été interrogée sur ses actions et l'ensemble des acteurs concernés a finalement constaté que ce programme était justifié.
En conclusion, je veux vous indiquer que nous allons poursuivre les investigations avec mon collègue Jean-Yves Leconte en essayant de répondre à de nombreuses questions : comment essayer de régler ces divergences d'interprétation des traités ? Quels sont les mécanismes d'arbitrage existants ? Comment mener le dialogue entre les juges ? Mais aussi, comment mener le dialogue entre les juges et la société, en particulier le monde politique ?
Tout cela, dans un contexte de judiciarisation où la norme est largement produite par les juridictions, à l'exemple de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), qui intervient aujourd'hui bien au-delà de la protection des libertés, en construisant une jurisprudence couvrant l'ensemble de l'état de la société.
Par rapport à ces questions, il y a deux approches de principe avec, sans doute, des nuances à trouver entre les deux.
La première approche souligne que l'État de droit est fondateur de l'Union européenne et qu'il faut le préserver sans concession. Elle peut se résumer par la formule suivante : « l'État de droit, tout l'État de droit et rien que l'État de droit. »
Il existe en miroir, une seconde approche, qui constate que nos sociétés ont les moyens de se protéger aujourd'hui et que le niveau de tensions engendré par certaines décisions juridictionnelles, dont la légitimité n'apparaît pas évidente à nos concitoyens, risque en revanche de remettre en cause l'Union européenne et notre capacité de coexistence. Les partisans de cette seconde approche souhaitent en conséquence « lâcher du lest » sur l'État de droit.
Ce sont des sujets délicats. Cette réflexion doit se poursuivre et être menée avec sérieux. Votre avis, chers collègues, sera précieux pour la faire avancer.
M. Jean-François Rapin, président. - Je remercie notre collègue Philippe Bonnecarrère pour cette présentation très complète. Après notre table ronde du 10 juin dernier et avec cette communication, nous remettons « le chantier sur la table » grâce aux travaux à venir de nos rapporteurs. Ce sujet important sera, à l'évidence, à l'ordre du jour de la présidence française de l'Union européenne (PFUE). Nous aurons aussi très certainement l'occasion d'y réfléchir dans le cadre de la Conférence sur l'avenir de l'Europe. Je me rends d'ailleurs dans le cadre de cette Conférence, à Strasbourg, avec notre collègue Gisèle Jourda pour deux jours et demi de conférence. Ce dossier fera bien évidemment l'objet d'échanges dans les groupes de travail.
M. André Gattolin. - Je serais intéressé d'obtenir le texte de cette communication de notre collègues Philippe Bonnecarrère. Jean-Yves Leconte doit-il également s'exprimer ?
M. Jean-François Rapin, président. - Il faut distinguer le texte préparé pour la communication et son prononcé. Le projet écrit de communication - qui diffère de son prononcé - vous sera transmis sans délai, en attendant l'établissement du compte-rendu de notre réunion.
Le sénateur Jean-Yves Leconte ne pouvait être présent aujourd'hui mais je souhaitais néanmoins que les sénateurs de la commission puissent bénéficier d'une information sur cette question d'actualité importante. Après la table ronde du 10 juin dernier, puis la communication de ce jour, le travail de fond va pouvoir commencer, mené par nos deux rapporteurs.
M. André Gattolin. - Il y a une dimension majeure de ce sujet que l'on n'aborde pourtant jamais dans les réflexions sur l'articulation des droits, qui se concentrent le plus souvent sur les enjeux constitutionnels : c'est la tentation très fréquente de l'Union européenne et de la Commission européenne d'outrepasser leurs prérogatives.
Cela a été le cas, par exemple, dans le cadre de la négociation des traités commerciaux. Il a fallu attendre des années et le jugement de la CJUE sur le traité de libre-échange entre l'Union européenne et Singapour pour que l'on puisse comprendre ce qu'était un accord simple et ce qu'était un accord mixte, dont la ratification par les parlements nationaux est nécessaire.
Notre débat d'hier en réunion du groupe de travail subsidiarité a bien posé le problème : la commission transmet énormément de textes au Parlement qui risque d'avaliser « en creux » des réformes, puis de se rendre compte a posteriori que l'interprétation donnée par la Commission européenne du respect par ces textes du principe de subsidiarité est sujette à caution. Il y a toujours la possibilité a posteriori d'un recours devant la CJUE. Mais alors, la procédure peut durer quatre ou cinq ans. C'est un souci. La tendance naturelle de toute institution est de chercher toujours à s'affirmer par rapport aux autres institutions. L'Europe ayant du mal à avancer à 27 États membres, de temps en temps, les institutions européennes peuvent sembler parfois « tordre le bras » aux procédures en vigueur pour parvenir à des résultats.
Bien sûr, les difficultés tiennent à la répartition des compétences entre le niveau européen et le niveau national. Lorsque les compétences de l'Union européenne sont exclusives, ou lorsque les compétences demeurent aux seuls États membres, la situation est claire. Mais lorsque nous sommes dans une politique qui est de la compétence partagée entre les États membres et l'Union européenne, il y a matière à débats.
M. Jean-François Rapin, président. - Vous avez raison, mon cher collègue. Récemment, nous avions rencontré peu de difficultés dans les textes contrôlés au regard du principe de subsidiarité. Mais hier, nous nous sommes interrogés, notamment, sur le texte COM(2021) 554 final, à savoir la proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (UE) 2018/841 en ce qui concerne le champ d'application, la simplification des règles de conformité, la fixation des objectifs des États membres pour 2030 et l'engagement dans la réalisation collective de la neutralité climatique d'ici à 2035 dans le secteur de l'utilisation des terres, de la foresterie et de l'agriculture, et le règlement (UE) 2018/1999 en ce qui concerne l'amélioration de la surveillance, des rapports, du suivi des progrès et de la révision.
Ce travail de contrôle du respect du principe de subsidiarité est essentiel. Ce contrôle est la base de la relation entre les États membres et l'Union européenne, en particulier entre la France et l'Union européenne.
À ce stade, nous n'en sommes qu'au contrôle de subsidiarité. Le texte concerné par ce contrôle doit également être examiné au fond.
En l'espèce, je propose de confier à notre collègue Pierre Louault l'analyse de la conformité du texte COM (2021) 554 final au principe de subsidiarité. Il est probable qu'au terme de cette analyse, nous serons conduits à adopter un avis motivé considérant que le principe de subsidiarité n'est pas respecté. Notre commission dispose de deux semaines pour adopter cet avis motivé. Voyez-vous une objection à cette désignation ?
M. Pierre Louault est désigné.
M. André Gattolin. - Il faudrait informer de notre démarche les autres parlements nationaux de l'Union européenne pour les sensibiliser sur l'importance de ce dossier et leur permettre, le cas échéant, de s'associer à notre avis motivé. La procédure dite de « carton jaune » et de « carton rouge » est un peu compliquée à mettre en oeuvre mais « plus on est de fous... ». D'autant plus que d'autres parlements, comme le Parlement italien, se penchent sur ces questions.
M. Jean-François Rapin, président. - Au cours de notre déplacement à Strasbourg avec Gisèle Jourda, nous allons sensibiliser nos collègues à l'importance de ce dossier. Nous allons aussi diffuser l'information grâce à la plateforme numérique déployée pour faciliter ces échanges entre parlements.
Il existe une vraie difficulté avec notre procédure de contrôle du respect du principe de subsidiarité, puisque lorsque nous examinons un texte à ce titre, nous ne devons pas, nous exprimer sur le fond du texte. Nous ne pouvons le faire que dans un second temps, par l'adoption d'un avis politique, destiné à la Commission européenne, ou d'une proposition de résolution européenne, destinée au Gouvernement.
Une fois le texte adopté et publié, le Sénat pourrait ultérieurement encore envisager un éventuel recours devant la CJUE au titre de la subsidiarité. Ce dernier serait transmis à la Cour par le Gouvernement.
M. Pierre Laurent. - Les interrogations sur les modalités de l'articulation des droits peuvent conduire à des débats sur la nature de l'Union européenne que nous souhaitons. L'alerte d'aujourd'hui intervient après bien d'autres. Notre collègue Philippe Bonnecarrère a bien posé le problème et a évoqué les deux approches possibles. On peut se cacher derrière notre petit doigt et se cantonner à une approche juridique, mais l'on se rend bien compte que les problèmes sont politiques et qu'il faut les traiter.
La difficulté est que les parlements nationaux ne sont pas associés à l'élaboration des normes de l'Union européenne. Il en résulte des failles dans la construction des politiques de l'Union européenne et de son droit.
Dans ce contexte, le débat sur la décision du Tribunal constitutionnel polonais, tel qu'il s'engage, est dangereux. Bien sûr, cette décision est très politique. Et l'on peut effectivement avoir des doutes sur l'indépendance de la justice polonaise. Mais si la seule réaction des institutions européennes est simplement de « balayer » les questions sur la construction du droit européen et de dire, qu'il faut appliquer le droit de l'Union européenne, nous risquons de nouveau de passer à côté du vrai enjeu posé par ce débat : l'Union européenne est une union construite par les peuples européens qui doit rester librement consentie.
M. Jean-François Rapin, président. - Je suis plutôt de caractère optimiste et je suis certain que nos interrogations sont partagées au sein de l'exécutif des États membres. Les positions affirmant la primauté du droit de l'Union européenne en toutes circonstances sont, selon moi, aujourd'hui isolées. De son côté, le Premier ministre polonais a un caractère fort et ne semble pas prêt de vouloir céder. Il faut laisser toute sa place à la diplomatie en prenant cette situation au sérieux afin de faire baisser les tensions et de renouer le dialogue entre les différents acteurs institutionnels européens.
La construction des textes européens est également un enjeu de la Conférence sur l'avenir de l'Europe. Comment les parlements nationaux peuvent-ils influencer les actions des institutions européennes ?
M. Claude Kern. - La déclaration du Premier ministre polonais devant le Parlement européen, à Strasbourg, en début de semaine, ne laissait aucun doute sur sa fermeté.
M. André Gattolin. - Le Premier ministre slovène a également fait des déclarations tonitruantes sur l'action de l'Union européenne.
Pour permettre aux avis des parlements nationaux d'être mieux pris en compte en amont de l'élaboration des textes de l'Union européenne, il y a aussi un instrument dont je voulais souligner de nouveau l'importance : chaque projet de texte fait l'objet d'une consultation publique. À titre personnel, j'ai déposé plusieurs contributions lors de cette phase de consultation, encore récemment sur la stratégie Arctique de la Commission européenne et du Service européen pour l'action extérieure. Et je confirme que la Commission européenne est très attentive aux contributions déposées par un parlementaire ou par un groupe de parlementaires.
Lorsqu'il était question de l'adhésion de la Chine au statut d'économie de marché, j'ai « fait tomber le texte » par une contribution. J'avais rédigé une vingtaine de pages avec l'appui d'un groupe de juristes.
Bien sûr, on ne peut pas faire ce travail systématiquement. Il faudrait savoir notamment si la commission a mené des consultations sur le paquet énergie climat. Je n'en suis pas certain.
Nos amis allemands utilisent cette procédure. Ils ont une influence très importante sur le droit de l'Union européenne parce qu'ils se mobilisent en amont de l'élaboration des textes. Et ils mettent à contribution leurs « länder » et leurs collectivités territoriales. En général, dans le cadre d'une consultation sur un texte européen, on compte cinq contributions françaises, dont celle du ministère compétent, de deux ou trois agences et d'une association, pour 40 à 120 contributions allemandes.
Ce n'est pas une compétence dédiée aux parlementaires mais les contributions de ces derniers sont prises en compte.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous comptons utiliser cette procédure. Nous allons ainsi déposer une contribution sur la politique commerciale, à l'issue d'une communication que nous présenterons avec Didier Marie, la semaine prochaine.
M. Pierre Laurent. - Le problème posé est plus structurel. J'avais, sur ce point, attiré l'attention de notre président sur la nécessité d'examiner la communication récente de nos collègues députés Jean-Louis Bourlanges et André Chassaigne. Ils ont émis plusieurs recommandations pour améliorer l'association des parlements nationaux à l'élaboration des directives européennes. Il faut que la Conférence sur l'avenir de l'Union européenne se saisisse de ces propositions.
M. Jean-François Rapin, président. - La Conférence sur l'avenir de l'Union européenne a effectivement un groupe de travail sur les institutions.
Mme Gisèle Jourda. - La constitution des groupes de travail de la Conférence sur l'avenir de l'Union européenne est vraiment problématique. Il y a eu beaucoup d'inscriptions dans certains groupes et quasiment aucun dans d'autres. Je ne suis pas certaine que les thèmes retenus soient conformes aux attentes des élus et des citoyens.
M. Jean-François Rapin, président. - Les débuts de cette Conférence sur l'avenir de l'Union européenne ne sont pas brillants. Nous avons mis de longs mois pour établir la gouvernance de cette Conférence puis encore de longs mois pour nous accorder sur l'ordre du jour de sa première réunion. J'ai d'ailleurs effectué une mise au point auprès du ministre en charge des affaires européennes à ce sujet.
Cette conférence, je le rappelle, résulte d'une initiative française. Le Gouvernement nous demande de nous engager dans cette initiative mais nous n'en avons pas les moyens. J'y reviendrai dans les jours à venir, à Strasbourg.
Mme Patricia Schillinger. - De retour dans la commission, je voulais vous faire part de mon intérêt pour le suivi des enjeux liés aux perturbateurs endocriniens et aux glyphosates, sur lesquels j'avais travaillé dans le passé.
M. Jean-François Rapin, président. - Ma chère collègue, je vous confirme que le bureau de la commission a décidé de vous confier la responsabilité du suivi de ces secteurs.
Institution européennes - Déplacement d'une délégation de la commission des affaires européennes en Roumanie du 29 septembre du 2 octobre 2021 - Communication
M. Jean-François Rapin, président. - L'amélioration de la situation sanitaire rend à nouveau possible les déplacements au contact de nos partenaires européens. Je m'en félicite car la diplomatie parlementaire est irremplaçable et ne peut se passer d'échanges directs.
Je me propose aujourd'hui de vous rendre compte du déplacement que j'ai pu faire en Roumanie il y a trois semaines avec plusieurs de nos collègues : Gisèle Jourda, Marta de Cidrac, Didier Marie et François Calvet. Nous répondions ainsi à l'invitation de mon homologue, Angel Tilvar : vous vous en souvenez, notre commission et son homologue roumaine avaient tenu une réunion conjointe le 12 mai dernier. Nous en avions pris l'initiative sur l'encouragement du Président Larcher : l'hiver dernier, il s'était en effet entretenu en visioconférence avec son homologue roumaine, Mme Anca Dragu, première femme élue à la Présidence du Sénat roumain en décembre 2020, à la suite des dernières élections législatives roumaines. J'avais assisté à cet entretien, au cours duquel les deux présidents étaient convenus d'approfondir la relation entre nos Sénats par le biais de leurs commissions des affaires européennes respectives. À l'issue de la réunion commune que nos commissions ont donc tenue en mai, le président Tilvar s'est félicité de cette collaboration et nous a conviés à venir en Roumanie après l'été pour la développer. Nous avons jugé important de répondre positivement à cette invitation, pour entretenir le capital de sympathie dont la France bénéficie en Roumanie depuis que Napoléon III a soutenu la création de l'État roumain et que nous avons noué une fraternité d'armes durable lors de la Première guerre mondiale.
Nos liens culturels sont aussi étroits et anciens, le français s'étant diffusé dès le XVIIIe siècle au sein des élites roumaines et la France ayant accueilli de nombreux artistes et intellectuels roumains, en particulièrement au XXe siècle. Le français reste la deuxième langue étrangère apprise après l'anglais et la Roumanie, qui compte 20 millions d'habitants, est le premier pays en nombre d'accords Erasmus+ avec la France. Notre pays est aujourd'hui le 3e client mais seulement le 6e fournisseur de la Roumanie, derrière la Chine notamment. La France est toutefois le 3e investisseur étranger en Roumanie, 4 000 de nos entreprises y cumulant un chiffre d'affaires égal à 7,5 % du PIB, dans l'aéronautique, l'énergie, les télécoms, la grande distribution mais aussi l'industrie, notamment automobile avec Renault/Dacia qui emploie 18 000 personnes et représente 8 % des exportations roumaines.
Nous avons été extrêmement bien reçus à Bucarest, d'abord par notre ambassadrice, Mme Laurence Auer, ensuite par nos collèges roumains qui ont pris le relais, en nous accueillant au Sénat roumain puis en nous emmenant dans le delta du Danube pour y évoquer les sujets de biodiversité et d'aménagement du littoral dans une perspective européenne. Nous revenons convaincus de la détermination de la Roumanie à progresser et à faire tous les efforts contribuant à renforcer son intégration à l'Union européenne. À titre anecdotique, je souligne que, dans la partie la plus orientale du pays qui est aussi le point le plus à l'Est de l'Union, nous avons traversé une ville dont les réverbères étaient tous pavoisés de deux drapeaux, l'un roumain et l'autre européen: c'est assez remarquable.
Notre ambassadrice à Bucarest nous a d'abord dressé un panorama d'ensemble de la situation roumaine, en présence d'acteurs économiques français. Nous arrivions en pleine crise politique, ce qui est fréquent dans ce pays qui a connu 7 gouvernements en 7 ans : les six ministres d'un des partis de la coalition au pouvoir en Roumanie, le parti réformiste USR-Plus affilié à Renew Europe, venaient de démissionner trois semaines plus tôt pour mettre la pression sur le Premier ministre libéral Florin Citu, dont ils demandaient la tête pour avoir limogé le ministre USR de la justice qui avait dénoncé la décision du Premier ministre de verser aux administrations locales 10 milliards d'euros destinés à la modernisation des infrastructures. Plusieurs désaccords avaient progressivement miné l'alliance mise en place à la suite des législatives de décembre : ces élections avaient vu la victoire du parti social-démocrate, devant le parti libéral du Président Iohannis. Le parti libéral a toutefois pu se maintenir au pouvoir en formant une coalition gouvernementale avec l'USR et avec le parti UDMR, représentant la minorité hongroise et membre du PPE.
La crise que traversait la coalition lors de notre présence à Bucarest a donné lieu, juste après notre départ, au vote d'une motion de censure et à la nomination, par le Président, il y a dix jours, de Dacian Ciolos, ancien commissaire européen, comme nouveau Premier Ministre, sous la bannière de l'USR-Plus. Or Dacian Ciolos n'a pas réussi hier à réunir derrière lui une majorité au Parlement : il s'est heurté notamment au refus des libéraux du PNL de reformer la coalition de centre droit mise en place après les législatives de décembre. Le président doit désormais reprendre les consultations, alors qu'il y a urgence.
Car la Roumanie est non seulement en pleine crise politique mais aussi en pleine crise sanitaire : la quatrième vague frappait violemment Bucarest quand nous y étions. La situation a empiré depuis : le pays a enregistré mardi les pires chiffres depuis le début de la pandémie de coronavirus, avec 561 morts et près de 19 000 nouveaux cas recensés en 24 heures. Les hôpitaux sont débordés, les lits de soins intensifs insuffisants et Bucarest a dû transférer en Hongrie des malades du Covid-19 - une trentaine à ce jour -. La campagne de vaccination reste poussive : moins d'un tiers des Roumains sont à ce jour complètement vaccinés, le taux le plus faible de l'Union européenne, après la Bulgarie, ce qui a d'ailleurs nourri la contestation contre le Gouvernement Citu.
Au plan économique, la Roumanie a fortement progressé depuis son entrée dans l'UE en 2007, le PIB/habitant étant passé de 39 % de la moyenne de l'UE à 69 % en 2019. De 2015 à 2019, le gouvernement social-démocrate a stimulé la consommation, en soutenant les salaires et en allégeant les impôts, ce qui a porté la croissance à 4,1 % en 2019 et creusé le déficit à 4,3 % du PIB la même année. La Roumanie était ainsi le seul pays européen en procédure de déficit excessif avant la pandémie.
L'économie roumaine repose sur une base productive diversifiée : industrie pour 20 %, construction 6,5 %, services informatiques 7 %, dépassant désormais l'agriculture (qui pèse 4 % du PIB même si elle emploie presque 20 % de la population active, partagés entre de très grandes fermes de 60 000 hectares et de petites exploitations). L'économie bénéficie aussi d'un système bancaire solide, très capitalisé et très liquide, surtout assis sur des banques étrangères. La crise sanitaire a provoqué une récession limitée de 3,9 % en 2020, le chômage n'atteignant que 5,2 % fin 2020, grâce au soutien budgétaire : le déficit atteint désormais 9,8 % du PIB. La croissance est revenue très tôt et très fort, à 6,5 % au premier trimestre 2021. L'évolution démographique, elle, est négative : natalité basse, mortalité élevée et exode des jeunes se conjuguent.
La Roumanie prépare déjà la sortie de crise puisque, deux jours avant notre arrivée, la Commission européenne avait approuvé le plan roumain de relance et de résilience : ce plan, qui doit encore être approuvé par le Conseil Ecofin, sera financé par plus de 14 milliards d'euros de subventions et autant de prêts. Ce sont ainsi 29 milliards d'euros que la Roumanie doit orienter vers des projets d'investissement et des réformes, à lancer d'ici fin 2023 pour être achevés fin 2026 : notre Ambassadrice nous a indiqué que c'était un défi pour le pays d'absorber ces fonds, qui s'ajoutent aux 45 milliards prévus par le cadre financier pluriannuel 2021-2027, car le pays pâtit de la volatilité des gouvernements et du manque de capacité technique de son administration. Il s'agit de transformer le pays en montant les 107 projets prévus et en engageant les 64 réformes prévues, d'ici deux ans, pour les achever trois ans plus tard !
41 % du plan seront consacrés aux objectifs climatiques - notamment aux infrastructures ferroviaires, qui manquent cruellement comme nous nous en sommes rendus compte puisque nous avons dû traverser le pays d'Ouest en Est par un long trajet routier -, à la rénovation énergétique des bâtiments, aux transports urbains verts, à la biodiversité et à la protection de l'environnement et à l'énergie propre, avec abandon progressif de la production de charbon et lignite ; et 21 % du plan iront à la transition numérique, notamment la numérisation de l'administration publique, de l'enseignement et de la santé. Des mesures sont aussi prévues pour assurer la résilience économique et sociale, à commencer par celle du système de santé, vétuste, et celle des hôpitaux. La Commission a prévu 507 jalons dans le calendrier de mise en oeuvre de ce plan : si l'on peut saluer le suivi rapproché que la Commission prévoit donc de faire des plans nationaux de relance, on peut aussi s'inquiéter d'une certaine dérive bureaucratique...
Nous avons aussi évoqué avec notre ambassadrice d'autres enjeux européens : la transition énergétique, puisque le mix roumain se compose d'hydroélectricité, de nucléaire (la France ayant récupéré le projet de rénovation de la seule centrale nucléaire) mais aussi de charbon, la Roumanie ayant besoin de financement pour le remplacer par du gaz ; l'élargissement, que la Roumanie voudrait poursuivre, comptant sur la France pour amener la Bulgarie à lever son veto contre l'entrée de la Macédoine du Nord dans l'Union ; le Partenariat oriental, auquel la Roumanie est très attachée, avec une attention particulière pour la Moldavie dont elle partage la langue et la culture et à laquelle elle apporte un appui important; la coopération UE/OTAN en matière de défense, qui reste cruciale pour des pays, comme la Roumanie, obnubilés par la menace russe, surtout en cette période où la Russie multiplie les provocations... Sur l'ensemble des sujets, néanmoins, la Roumanie, bonne élève depuis son entrée dans l'Union en 2007, fait rarement entendre sa voix au Conseil. Consciente de tout ce que l'Union lui apporte, au titre de la politique de cohésion et de la politique agricole commune notamment, elle adopte une attitude généralement constructive, au service de ses priorités : intégrer l'espace Schengen et rejoindre la zone euro, même si ce dernier objectif semble glissant, la Roumanie se gardant ainsi la possibilité d'user de l'arme de la dévaluation.
Après cet échange instructif à l'ambassade, nous nous sommes rendus au Sénat roumain, très impressionnant par ses dimensions. Nous avons pu y rencontrer nos collègues sénateurs et échanger sur les sujets de la santé, de la relance, mais aussi du numérique et de la cybersécurité, et notamment du nouveau centre européen de compétences et de recherche en ce domaine dont le Conseil vient de décider d'installer le futur siège en Roumanie. Le sénateur Nazare nous a d'ailleurs demandé de soutenir la candidature roumaine à la présidence du Conseil de ce centre pour accélérer sa mise en place. La Présidente du Sénat roumain, Anca Dragu, nous a également reçus dans son bureau qu'elle nous a présenté, sans doute à raison, comme le plus grand d'Europe.
Puis, avec une délégation du Sénat roumain comptant trois sénateurs en plus du Président Tilvar, nous avons traversé le pays, suivant vers l'Est la route de Bucarest jusqu'à la mer Noire. Au terme de ce long trajet, nous avons découvert le delta du Danube : le Danube s'y divise en trois bras principaux, entre lesquels on trouve des canaux de tailles diverses et de nombreuses îles, puisque le golfe s'est progressivement transformé en lagune puis en delta. C'est un espace préservé et gigantesque, qui couvre presque 600 000 hectares ; il est inscrit depuis trente ans au patrimoine mondial culturel et naturel et fait partie des sites Natura 2000. Très peu peuplé d'hommes mais richement peuplé d'une flore et d'une faune sauvages abondantes, c'est la troisième réserve mondiale de biosphère, après la grande barrière de corail australienne et l'archipel des Galapagos. On y trouve plus de 9 500 espèces, les poissons et les oiseaux occupant la première place: même si nous avons vu un peu de bétail et quelques chevaux sauvages, ce sont surtout les colonies de cormorans et de pélicans qui y sont remarquables, ainsi que les divers oiseaux aquatiques s'arrêtant dans le delta pour la nidification et l'hivernage. De même, certains poissons, comme l'esturgeon ou le maquereau du Danube, pénètrent dans le delta pendant la saison de la reproduction. Nous avons été proprement éblouis par ce lieu qui présente un intérêt environnemental évident, mais constitue aussi une banque de gènes de grand prix scientifique et offre un potentiel touristique certain.
Nous avons également visité le Centre de présentation du delta du Danube, avant de nous rendre à Sulina, ville fantôme qui se situe au point le plus oriental de l'Union européenne. De son rivage, on peut voir l'Ukraine, toute proche, le delta du Danube étant roumain à 80 %, le reste étant ukrainien. Nous y avons rencontré :
- le président du Conseil départemental de Tulcea,
- le gouverneur de l'administration chargée de la réserve de biosphère du delta du Danube, qui vise à protéger le patrimoine naturel, promouvoir l'utilisation durable des ressources et reconstruire les zones dégradées par l'activité humaine et qui se trouve dans l'insécurité budgétaire en raison de la progressive substitution de subventions accordées projet par projet au soutien budgétaire régulier de l'État,
- ainsi que le Président de l'Association chargée du tourisme dans le delta. Ce dernier a affiché son objectif de développer le tourisme, tout en préservant l'environnement et la biodiversité mais aussi les traditions locales et les habitants, ce qui implique de limiter à 200 000 le nombre de touristes par an dans le Delta, soit pas plus du double du nombre de touristes actuel. L'habitat est peu dense, puisqu'on compte 3,5 habitants au kilomètre carré soit en tout 11 000 personnes, mais appartenant à 14 groupes ethniques différents: les localités sont concentrées le long des bras du Danube, la plupart des terrains étant inondables. Le nombre d'habitants a progressivement décru, au fur et à mesure que Sulina a perdu son rôle de port. Le cimetière de Sulina, où sont enterrés des marins et des personnes d'une douzaine de nationalités perdues en mer, témoigne encore de cette période glorieuse, qui a aussi été immortalisée dans la littérature roumaine par un écrivain resté renommé, qui avait pris pour pseudonyme le nom de Jean Bart.
Le président de l'association chargée du tourisme dans le delta a aussi présenté le projet de création de plateforme de données partagées entre les institutions du delta pour lequel un prochain accord doit être conclu et devrait permettre l'accès à des fonds européens, notamment au titre du programme INTERREG, programme de coopération territoriale européenne. Il a demandé notre soutien aux conclusions du rapport d'expertise qui a été présenté en décembre dernier au Conseil de l'Europe, dans le cadre de la convention de Berne de 1979 sur la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel en Europe. En effet, l'inquiétude porte sur la dégradation de la qualité des eaux du Danube et donc du delta : la quantité de microplastiques et de produits chimiques augmente, et la Roumanie ne peut traiter seule cette question qui implique tous les pays riverains du Danube, en amont du delta. Il convient donc de prévenir les pollutions tout au long du fleuve, provenant à la fois du transport fluvial et des activités économiques bordant le fleuve depuis sa source en forêt Noire. De ce point de vue, l'usage que fait l'Ukraine du canal de navigation qu'elle a construit entre le Danube et la mer Noire semble préoccupant. Le trafic routier et fluvial devrait donc être mieux encadré, et les plans de fermes d'éoliennes implantées dans le souci de ne pas affecter la vie des oiseaux dans le delta.
J'espère vous avoir convaincus de l'importance pour nous de soutenir la Roumanie, particulièrement dans la préservation du delta du Danube, qui présente un intérêt pour l'Europe entière. J'envisage d'ailleurs de proposer la constitution d'une association européenne du littoral. J'invite maintenant les collègues qui m'ont accompagné dans cette découverte à compléter mes propos.
Mme Marta de Cidrac. - J'ai pour ma part été particulièrement sensible à l'inquiétude des élus roumains que nous avons rencontrés concernant le risque de pollution de la réserve de la biosphère que constitue le delta du Danube. Nous devons les soutenir dans l'alerte qu'ils lancent envers tous les États riverains du fleuve afin de préserver la qualité de l'eau dans ce lieu si singulier et même émouvant, caractérisé par une forêt abondante de roseaux et une biodiversité exceptionnelle.
Mme Gisèle Jourda. - Ce déplacement en Roumanie montre que nous avons ensemble la capacité de partager une même vision européenne. J'ai relevé une certaine réserve roumaine à l'égard de l'euro, puisque le pays affiche sa volonté de rejoindre la zone euro mais ne souhaite pas se priver de la possibilité d'un certain protectionnisme. Comme mes collègues, je suis préoccupée par l'avenir du delta, dont les canaux sont déjà menacés d'ensablement par l'accumulation d'alluvions drainées par le Danube. Ce delta, qui est unique et d'une ampleur inimaginable, est aussi le nôtre.
M. Pierre Cuypers. - Quelle est la présence française d'entreprises en Roumanie, notamment agricoles ? La Roumanie dispose-t-elle d'une production agricole présentant des similitudes avec notre pays ?
M. Jean-François Rapin, président. - La production agricole roumaine ne pèse pas beaucoup dans l'économie du pays ; la France y participe peu, elle est plutôt présente dans la grande distribution. Toutefois, les Roumains développent la viticulture.
M. André Gattolin. - On rapporte que des Belges détiendraient de larges parcelles du foncier roumain.
M. Jean-François Rapin, président. - C'est possible; en tout cas, l'exploitation de ces parcelles reste assurée par les Roumains.
M. Claude Kern. - Je confirme l'investissement européen de la Roumanie. Mes activités à l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe m'ont permis de travailler en binôme comme rapporteur avec M. Titus Corlatean, ancien ministre, ancien Président du Sénat, qui est très actif et particulièrement remarquable.
M. Jean-François Rapin, président. - On note généralement une grande discrétion des Roumains au sein des institutions européennes.
M. André Gattolin. - Vous n'avez pas évoqué le sujet de la corruption, alors que leur système politique a secrété un pacte de corruption entre partis. On entend parler de la part des entreprises souhaitant s'installer en Roumanie d'un véritable « racket » de documents administratifs.
M. Jean-François Rapin, président. - Ce que nous avons perçu, c'est la longueur et la lourdeur des procédures administratives dans ce pays doté d'un grand nombre de fonctionnaires, particulièrement bien rémunérés. Une grande partie de la dette roumaine tient à ces charges de fonctionnement considérables. Concernant la lutte contre la corruption, notre Ambassadrice nous a indiqué que la France tenait à éviter la posture de donneur de leçons et proposait son assistance à la Roumanie.
Je conclurai par une anecdote qui a fini de nous faire sentir que nous nous trouvions au coeur de l'Europe : au pied du phare de Sulina, se trouve une plaque commémorant la Commission européenne du Danube, organisation intergouvernementale instituée en 1856 pour améliorer la navigabilité dans les bouches du Danube. Cette première Commission européenne réunissait sept États : Grande-Bretagne, France, Royaume de Prusse, Empire d'Autriche, Empire russe, Royaume de Sardaigne et Empire ottoman. Nos hôtes roumains se plaisent à y voir l'ancêtre de l'actuelle Commission européenne.
La réunion est close à 10 heures.