Jeudi 21 octobre 2021
- Présidence de M. Mathieu Darnaud, président -
La réunion est ouverte à 8 h 45.
Examen de rapport d'information - L'avenir du télétravail
M. Mathieu Darnaud, président. - Chers collègues, après nous être penchés sur le sujet de la dette publique lors de notre dernière réunion, nous examinons aujourd'hui le rapport sur l'avenir du télétravail de nos trois collègues Céline Boulay-Espéronnier, Cécile Cukierman et Stéphane Sautarel, qui se sont interrogés sur l'avenir du travail à distance, que la crise sanitaire a considérablement développé.
Une très intéressante matinée d'auditions prospectives sur le télétravail, menée en commun avec la délégation aux entreprises le 1er avril dernier, nous avait permis de commencer à aborder le sujet. Depuis, vous avez poursuivi vos auditions et décidé de nous proposer un rapport tourné autour de huit questions. Cette formule témoigne de l'approche large et ouverte que vous avez retenue. Elle montre aussi la diversité des enjeux liés à cette modalité particulière qu'est le travail à distance. Je vous cède la parole pour la présentation de votre rapport.
Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure. - La crise sanitaire ouverte début 2020 a eu un impact considérable sur nos vies quotidiennes, avec des changements d'approches, de pratiques, d'état d'esprit qui peuvent être durables. En ce sens, on entend souvent qu'il y aura un « avant » et un « après ». C'est particulièrement vrai dans le domaine du travail, avec l'expérience massive faite par de très nombreux actifs d'un travail à la maison, d'abord par la contrainte du confinement, mais qui aujourd'hui pourrait se poursuivre, par choix individuel et collectif.
Il était naturel que notre délégation à la prospective se penche sur la question du télétravail, pour en analyser les ressorts et pour en imaginer le futur, les effets possibles, qu'ils soient d'ailleurs positifs ou négatifs. Nous l'avons fait d'abord à travers une table ronde organisée conjointement avec la délégation aux entreprises, le 1er avril dernier, puis à travers une revue de littérature et quelques auditions, afin de vous présenter aujourd'hui un rapport succinct qui pose huit questions sur l'avenir du télétravail.
Nos travaux sont complémentaires de ceux menés par la délégation aux entreprises du Sénat, qui a publié en juillet dernier un rapport de Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay consacré à l'évolution des modes de travail et nouveaux défis managériaux pour les entreprises et les travailleurs, et qui s'interrogeait également sur le télétravail. Notre approche, elle, est plus globale et plus prospective.
La première question que nous posons est celle de la diffusion du télétravail. Va-t-on assister à une véritable déferlante, faisant du télétravail une modalité de travail massive, adoptée par de très nombreux salariés, ou revenir peu ou prou à la situation d'avant la crise du Covid-19, avec une part finalement réduite de télétravailleurs ?
Selon la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du travail (DARES), avant la crise du Covid-19, on comptait en France 3 % de télétravailleurs réguliers et 4 % de télétravailleurs occasionnels soit un total de 7 %, en légère hausse depuis 20 ans. Sans surprise, le télétravail concernait essentiellement les cadres et professions intellectuelles.
En retenant une définition plus large du télétravail que celle de la DARES, l'Office statistique européen Eurostat estime qu'il y avait 15 % de télétravailleurs en 2018 en Europe, avec d'importantes disparités, les pays à l'économie fortement tertiarisée et à revenus élevés comptant presque 30 % de télétravailleurs. Au sein de l'Union européenne, la France, comme l'Allemagne, étaient dans une situation intermédiaire avec un recours modéré au télétravail.
Changement de décor au printemps 2020 : durant le confinement, on a compté dans notre pays jusqu'à un quart des actifs en télétravail exclusif. Depuis septembre 2021, le télétravail reflue mais beaucoup d'entreprises et d'administrations se sont désormais organisées pour proposer du télétravail en temps ordinaire, hors crise. L'expérience du télétravail pendant la crise a en effet prouvé que ce fonctionnement était possible voire souhaitable. Notre interrogation est simple : jusqu'où va-t-on aller avec le télétravail ? Serons-nous tous télétravailleurs en 2050 ? Nous sommes aujourd'hui sans certitudes absolues mais nous pouvons nous avancer néanmoins sur les trois points suivants.
Premier point : l'hypothèse d'un reflux est peu probable : le télétravail correspond globalement à une demande des salariés : 80 % d'entre eux souhaitaient continuer à pouvoir télétravailler après la crise sanitaire. Ils y gagnent en temps de trajet, en meilleure conciliation de la vie privée et de la vie professionnelle. Les employeurs peuvent aussi y trouver leur compte, à travers la réduction des coûts immobiliers. Le télétravail va donc continuer à se développer.
Deuxième point : soyons conscients cependant que le télétravail ne pourra pas concerner tous les actifs. Au mieux 30 à 50 % d'entre eux pourraient télétravailler, même en retenant une approche de la faisabilité du télétravail par tâches et non par métiers, ce que recommandent les experts. Et même quand le télétravail est techniquement faisable, il n'aura peut-être pas la préférence de tous les salariés concernés.
Troisième point : gardons à l'esprit que le télétravail peut prendre des formes très diverses, du télétravail limité à un jour par semaine au télétravail quasi-complet, et que les formules mixtes seront privilégiées, combinant présentiel et distanciel. La vie de bureau a encore de l'avenir, même si elle ne résumera pas la vie professionnelle.
Pour finir sur cette première question, nous constatons que les statistiques sur le télétravail sont encore très disparates, avec des méthodes peu unifiées. Nous recommandons que des données plus standardisées soient établies et présentées au moins tous les ans, d'autant que le Parlement pourrait en avoir besoin demain si nous étions amenés à légiférer sur le télétravail.
La deuxième question que nous nous sommes posé conditionne elle aussi le succès futur du télétravail : va-t-il permettre d'améliorer nos résultats économiques ? C'est une question très sérieuse que se posent les économistes. Chacun connaît le paradoxe de Solow selon lequel on voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité. Le télétravail pourrait-il être, selon les mots de l'économiste Gilbert Cette : « l'une des mutations accompagnant la révolution numérique et permettant à cette dernière de se traduire par une productivité dynamique » ?
On peut noter tout d'abord que le télétravail a permis d'éviter des pertes de production durant la crise sanitaire : plus de 200 milliards d'euros selon l'Institut Sapiens, dont le directeur général Erwan Tison avait participé à notre table ronde du 1er avril dernier.
Mais le télétravail peut aussi avoir un impact positif sur la productivité à long terme, évalué de manière encore imprécise par les différentes études économiques disponibles, dans une fourchette de 5 à 30 %.
En réalité, les bénéfices économiques du télétravail semblent dépendre fortement de la manière dont il est mis en application.
Adopté brutalement et sans préparation, le télétravail conduit à désorganiser les entreprises et pèse négativement sur leur compétitivité.
L'impact du télétravail est certainement plus positif pour les tâches créatives que pour les tâches routinières. Il est également plus positif quand les salariés sont volontaires que quand ils subissent le télétravail.
Le télétravail s'analyse donc comme une opportunité économique à saisir pour améliorer le potentiel de croissance de l'économie, tout en assurant un meilleur bien-être au travail, dans une logique gagnant-gagnant.
Notre rapport souligne que les exemples de mise en oeuvre réussie du télétravail doivent pouvoir se diffuser pour que les bonnes pratiques de télétravail essaiment dans l'économie. C'est pourquoi nous recommandons qu'un observatoire du télétravail analyse ces bonnes pratiques, mais aussi les cas d'échecs, pour construire pas à pas un référentiel qui serait utile à tous.
Mme Cécile Cukierman, rapporteure. - Nous nous sommes ensuite posé une troisième question : le télétravail ne nous fait-il pas courir un risque d'une nouvelle délocalisation massive des emplois ? C'est une inquiétude légitime car, après les délocalisations d'usines et d'emplois de production que nous avons vécues, le télétravail pourrait faciliter la délocalisation des fonctions support et des emplois de service. Rappelons que les emplois de service représentent 76 % de l'emploi en France et que la « télémigration » pourrait toucher en priorité les travailleurs qualifiés effectuant des tâches à haute valeur ajoutée, qu'on a longtemps pensé davantage protégés des effets de la mondialisation. Cependant cette crainte est à tempérer.
D'abord, la délocalisation d'emplois de service existe déjà, dans la finance, la comptabilité, l'informatique, indépendamment du développement du télétravail, et elle n'a pas fait disparaître les emplois nationaux dans les mêmes domaines. Ensuite, les économistes indiquent qu'il existe une pénurie mondiale de travail qualifié, ce qui complique la délocalisation par le télétravail. Enfin, les économies réalisées à travers le télétravail « offshore » pourraient être limitées.
Finalement, le vrai risque est plutôt une délocalisation des télétravailleurs nationaux. En pouvant exercer leur métier depuis n'importe quel lieu dans le monde, ils seraient conduits à mettre en concurrence les systèmes sociaux et fiscaux.
Pour éviter ce risque, nous estimons qu'une politique de maintien voire de renforcement de l'attractivité résidentielle de la France est nécessaire, pour conserver nos télétravailleurs, et le cas échéant, faire de notre pays une terre d'accueil plutôt que d'exil des télétravailleurs.
La quatrième question, n'est pas simple à examiner. Le télétravail constitue-t-il réellement une avancée sociale ou porte-t-il en lui le risque d'une immense régression ? On a d'abord tendance à en voir les aspects positifs : il permet davantage d'autonomie dans le travail, d'éviter de se déplacer, de mieux concilier vie familiale et vie professionnelle, il pousse à la modernisation des pratiques managériales au sein des entreprises, les orientant vers un management par la confiance, il est également susceptible de favoriser l'inclusion des travailleurs handicapés, affranchis de l'obligation de se déplacer, enfin, il peut aussi faciliter le travail féminin, par le lissage des réductions d'activité qui accompagnent souvent l'arrivée d'enfants au sein du foyer.
Cependant, les aspects sociaux négatifs commencent aussi à apparaître et à cet égard une enquête de la Confédération générale du travail (CGT) parue en juin dernier est éclairante : le télétravail peut conduire à une augmentation du temps et de la charge de travail et brouille la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle. Il peut aussi nuire à la santé, tant physique que mentale. En ce qui concerne la santé physique, il encourage à la sédentarité. Les salariés ne disposent pas forcément d'équipements ergonomiques à domicile. Ensuite, le télétravail fait courir de nouveaux risques psychosociaux aux télétravailleurs : l'isolement est pointé comme le problème principal, fortement ressenti à mesure que le confinement a duré, avec pour corollaires le déficit de communication, la perte de motivation, le stress accru : un tiers des répondants à l'enquête de la CGT de juin 2021 signalaient une anxiété inhabituelle en situation de télétravail. Le travail à domicile peut également dégrader les conditions de travail lorsque les télétravailleurs ne bénéficient pas d'un environnement confortable à domicile. Les télétravailleurs peuvent aussi avoir à supporter des coûts supplémentaires. Inévitablement, le télétravail rend aussi plus difficile le dialogue social au sein de l'entreprise. La socialisation à travers le travail est ainsi remise en cause.
Nous pointons enfin le risque de création de nouvelles inégalités entre ceux qui peuvent télétravailler et ceux qui ne le peuvent pas. On ne peut pas conclure que le télétravail constitue une régression sociale ni un progrès social, car la balance dépend de nombreux paramètres. Mais il est certain que la mise en place du télétravail ne pourra constituer un progrès social que si l'on est capable de maîtriser l'ensemble des risques sociaux qui l'accompagnent. Aussi, pour encourager les pratiques vertueuses du télétravail, nous recommandons que celui-ci puisse être un critère d'appréciation de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE).
Le cinquième point de notre rapport est essentiel lui aussi : en modifiant les temps de vie, les déplacements, le télétravail peut-il aussi modifier les lieux de vie et constituer une opportunité de relocalisation et d'aménagement du territoire ? Si le télétravail est ponctuel ou relativement limité, par exemple s'il se matérialise seulement par une journée par semaine, les impacts en matière de déplacement et de relocalisation seront probablement limités eux aussi. Mais les aspirations des salariés vont vers un télétravail plus massif, de l'ordre de deux à trois jours de travail par semaine. Ce modèle pourrait avoir des conséquences importantes.
En matière de déplacements, l'impact du télétravail est d'ores et déjà non négligeable : il a tendance à « aplatir » les heures de pointe et à atténuer l'utilisation des transports collectifs dans les grandes agglomérations. En Ile-de-France, nous ne serions aujourd'hui qu'à 75 % de la fréquentation de 2019. La diffusion du télétravail pourrait donc amener à réduire certains besoins d'investissements, et pousser à de nouvelles offres de transport collectif plus adaptées, ou encore à accélérer le passage de la propriété à l'usage pour les véhicules.
En matière de lieux de vie et de stratégies résidentielles, le télétravail pourrait aussi avoir un impact considérable, même s'il est un peu tôt pour l'affirmer avec certitude. Depuis plusieurs mois, la presse s'empare du sujet de l'exode urbain, le télétravail étant vu comme son élément déclencheur. A la recherche d'un meilleur environnement, fuyant les prix élevés du logement dans les grandes métropoles, les cadres urbains devenus télétravailleurs quitteraient les villes pour les campagnes.
Il reste difficile de pronostiquer l'ampleur d'un tel mouvement. La recherche d'un meilleur cadre de vie existait déjà avant la crise sanitaire, conduisant chaque année en moyenne 100 000 citadins à quitter les villes. Interrogés depuis de nombreuses années, plus de 80 % des franciliens indiquent qu'ils envisageraient volontiers de s'installer ailleurs. S'ils ne le font pas, c'est bien parce que le travail reste dans les grands centres urbains dont on ne peut pas s'éloigner. La possibilité de travailler à distance offre donc de nouvelles opportunités, en particulier pour les familles avec enfants. Nombreux sont les nouveaux télétravailleurs qui pourraient « sauter le pas ».
Nous formulons trois remarques. D'abord, ce mouvement pourrait profiter surtout aux espaces périurbains ou aux villes moyennes dotées d'un bon niveau de services, éducatifs, de santé, culturels, et disposant d'infrastructures de transports bien connectées, comme une gare TGV. Ensuite, le développement du télétravail pose très clairement la question de l'avenir des quartiers d'affaires, dont le modèle semble désormais obsolète, et qui devront être requalifiés, éventuellement en logements. Enfin, nous sommes convaincus que le télétravail constitue une opportunité pour les collectivités territoriales, qui pourraient et devraient encourager à la relocalisation d'activités et d'habitants par une stratégie ciblée d'investissements : dans la fibre optique en accélérant son déploiement, dans des tiers lieux, dans la relance de services de proximité, privés comme publics, ou dans la construction de nouveaux logements adaptés permettant de concilier les deux temps de vie.
M. Stéphane Sautarel, rapporteur. - Nous avons ensuite abordé une sixième question : le télétravail peut-il être une bonne affaire pour l'environnement ? À première vue, le télétravail va dans le bon sens d'un point de vue environnemental : en se déplaçant moins, on consomme moins de combustible fossile et on rejette moins de CO2. Le télétravail pourrait donc être l'allié objectif de la transition écologique. D'ailleurs, lors du confinement, on a constaté une amélioration sensible de la qualité de l'air, comme l'a mis en évidence une étude de mai dernier de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST).
Mais qu'en serait-il dans une situation moins critique que celle du confinement ? L'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) a étudié la question et apporte un début de réponse. En faisant l'hypothèse de 35 % de télétravailleurs réduisant leurs déplacements professionnels de 20 % (soit un jour par semaine), dont les deux tiers sont aujourd'hui effectués en voiture, on estime que les émissions de CO2 pourraient baisser de 1,3 %. Ce n'est pas énorme mais cela correspond à des formes réduites de télétravail. En réalité, cette baisse des émissions pourrait être encore plus forte, si l'on télétravaillait davantage de jours dans la semaine.
Un autre effet positif concerne les moindres besoins en mètres carrés de bureaux. L'ADEME a aussi calculé que si le télétravail s'accompagnait de la généralisation des bureaux partagés, qu'on appelle flex office, les gains environnementaux pourraient être doublés, du fait de la réduction des besoins en construction, entretien, éclairage, chauffage.
Mais plusieurs autres paramètres doivent être pris en compte, ce qui amène à nuancer l'appréciation positive des effets du travail sur l'environnement. D'abord, l'ADEME elle-même estime qu'il existe des effets rebonds du télétravail, avec un accroissement de certains déplacements pour d'autres besoins que le travail. Un jour de télétravail, on fait ainsi 70 % de déplacements en moins qu'un jour de travail ordinaire, et non 100 %. Par ailleurs, la possibilité de télétravailler pourrait générer de l'étalement urbain supplémentaire, ce qui conduit à augmenter globalement les kilomètres parcourus chaque année.
Ensuite, il convient de rester vigilant devant la hausse de l'empreinte numérique du travail en général, et du télétravail en particulier. Le rapport d'information de nos collègues Guillaume Chevrollier et Jean-Michel Houlgatte publié en 2020 chiffrait à 2 % les émissions de CO2 liées au numérique en France. Une partie de cette empreinte numérique provient de l'énergie consommée par l'utilisation quotidienne des équipements, notamment les serveurs ou data center, particulièrement gourmands et nécessitant d'être refroidis. Le passage en télétravail ne devrait rien changer à cet égard.
Une autre partie de l'empreinte numérique résulte des matériels et équipements, qui sont construits, puis deviennent en fin de cycle des déchets électroniques. Or, le télétravail pourrait se traduire par un suréquipement. On pourrait donc encourager dès maintenant la réutilisation et le partage des objets numériques pour éviter le suréquipement des entreprises et des ménages.
Là encore, l'effet global sur l'environnement du basculement vers le télétravail pourrait être fortement conditionné par les modalités d'accompagnement des nouvelles pratiques. En matière de mobilités notamment, il conviendra d'anticiper les nouveaux besoins de déplacement à travers une refonte de l'offre de transports collectifs et l'encouragement du passage de la propriété des véhicules à l'usage partagé de ceux-ci.
Nous avons ensuite voulu aborder une septième question, qui n'est pas seulement technique : celle de la dépendance aux outils informatiques des télétravailleurs. Bien évidemment, nous sommes déjà dépendants des outils informatiques, même sans le télétravail. L'informatique d'entreprise a pris une telle place qu'elle est incontournable dans le quotidien. C'est d'ailleurs sans doute le perfectionnement des outils qui a facilité le télétravail en situation de confinement. Si la crise sanitaire et le confinement étaient intervenus il y a vingt ans, nous n'aurions sans doute pas pu autant télétravailler. Le développement du télétravail fait cependant courir un double risque.
D'abord, il existe un risque accru au regard de la sécurité informatique, les systèmes devenant stratégiques et les télétravailleurs vulnérables aux cyberattaques. Le télétravail, oblige en effet à disposer de systèmes plus ouverts et donc plus exposés aux cyberattaques. Le renforcement de la cybersécurité devra donc accompagner les nouveaux télétravailleurs. Cela passe aussi par la localisation sur le territoire national d'infrastructures stratégiques comme les data center.
Il existe également un autre risque qui résulte de la réduction des possibilités d'initiatives et de créativité des télétravailleurs et leur soumission à une cybersurveillance étroite. Il serait paradoxal qu'au moment où le télétravail ouvre la voie à davantage d'autonomie des salariés, on réduise leurs marges de manoeuvre à travers des outils informatiques très contraignants.
Enfin, nous terminons notre rapport par une question plus globale, qui répond à la préoccupation exprimée par M. Monteil, philosophe, que nous avions invité à clôturer notre table ronde du 1er avril dernier : le télétravail est-il déshumanisant ? Ne risque-ton pas tout simplement d'y perdre notre âme ?
Nous ne saurions répondre de manière catégorique à une question aussi vaste. Mais il est certain que le développement du télétravail nous interroge sur la place des échanges directs dans le monde professionnel. Le lieu de travail est l'un des lieux privilégiés de socialisation et même de construction de notre identité. La déshumanisation des rapports sociaux dans l'entreprise qui résulterait de la généralisation du télétravail constitue une perspective redoutable et une rupture avec la nature profonde d'animal social de l'être humain, comme le rappelait le paléoanthropologue Pascal Picq dans son ouvrage récent : Les chimpanzés et le télétravail.
Trouver la « bonne place » du télétravail ne peut passer que par une appropriation culturelle négociée entre employeurs et salariés, accompagnée d'un changement de modèle managérial, afin de tirer profit de l'émergence de la noosphère, qui se définit comme la couche pensante de l'humanité, qui s'enrichit par la mise en réseau des connaissances et l'ensemble des interactions dans le domaine des idées.
Il sera d'ailleurs certainement nécessaire d'accompagner les managers et les salariés par des efforts renforcés de formation, pour réussir la révolution du télétravail. Il conviendra aussi de renforcer notre système éducatif pour préparer les nouvelles générations au travail nomade, au travail à distance.
Nous serons probablement amenés en tant que législateurs à revenir sur le sujet car l'histoire du télétravail ne fait que commencer.
M. Mathieu Darnaud, président. - Merci pour la présentation de ce rapport. En effet, le télétravail est un sujet encore à explorer, tant du point de vue législatif que concrètement, à travers, par exemple, les modifications des modes de management. Vous avez montré les avantages, mais aussi les écueils du télétravail. Sa généralisation paraît aujourd'hui inenvisageable. Votre rapport, très complet, constitue pour le Sénat une base de travail éclairante.
M. René-Paul Savary. - Merci pour cet excellent travail, qu'il serait intéressant de mettre en perspective avec le rapport que j'avais fait en 2019 avec Marie Mercier sur la robotisation des emplois de services.
Vous avez bien évoqué les avantages et inconvénients du télétravail du point de vue des travailleurs eux-mêmes. Peut-être pourrait-on compléter cela par une analyse du service rendu du point de vue du « client ». Par exemple, pour un petit incident de voiture, on peut être mis en relation avec un grand nombre d'interlocuteurs successifs et l'ensemble est d'une grande complexité : le télétravail pourrait-il être l'occasion d'améliorer les choses ?
Vous évoquez aussi une productivité améliorée en télétravail : c'est loin d'être neutre pour le financement de notre protection sociale. La productivité compte par exemple parmi les critères utilisés pour calculer l'équilibre de nos régimes de retraite, dont je suis le rapporteur au sein de la commission des affaires sociales.
Enfin, s'agissant de la sédentarité, permettez au médecin que je suis de nuancer quelque peu votre propos : ceux qui prennent leur voiture pour aller travailler, puis restent toute la journée assis à leur bureau, ne sont pas beaucoup moins sédentaires que les télétravailleurs... C'est avant tout une question de comportement individuel.
M. Julien Bargeton. - Je rejoins René-Paul Savary sur ce dernier point. Sans trop m'étendre sur un sujet déjà abordé par la délégation aux entreprises, je souhaiterais pour ma part évoquer les tiers lieux. J'ai déposé en février dernier une proposition de loi tendant à faciliter le développement des « bureaux de proximité », qui permettent aux entreprises d'essaimer sur tout le territoire sans pour autant rompre le lien social entre leurs collaborateurs - ce lien qu'on forme autour de la machine à café -, et qui permettent le cas échéant d'accéder à un poste de travail « solide », par exemple pour les métiers du design ou du jeu vidéo qui ont besoin de machines puissantes.
Pour surmonter les obstacles au développement de ces nouveaux espaces, nous proposons plusieurs mesures : une réduction de l'impôt sur les sociétés pour compenser les surcoûts liés à la migration d'une partie des salariés alors que demeurent les charges fixes des locaux initiaux ; un « ticket-bureau » pour les salariés, sur le modèle du ticket-restaurant ; la possibilité pour les collectivités locales de mettre en place des incitations fiscales dans une logique d'aménagement du territoire. Malgré les obstacles, le modèle du tiers-lieu vous semble-t-il intéressant ?
Mme Véronique Guillotin. - Je salue la qualité de votre rapport, dont le caractère synthétique n'enlève rien à l'exhaustivité des sujets couverts. Je souscris aux remarques précédentes sur la sédentarité et sur l'aménagement du territoire. Le télétravail, à mon sens, peut avoir un impact fort sur les territoires.
Je souhaiterais évoquer le cas des travailleurs frontaliers : comme vous le savez, le droit actuel ne permet pas, en cas de télétravail, de bénéficier des mêmes avantages fiscaux qu'avec des déplacements quotidiens - je le vois dans mon département, frontalier du Luxembourg. Des travaux sont en cours pour faire évoluer les choses.
Mme Sylvie Vermeillet. - En tant que membre de la commission des finances, je suis particulièrement intéressée par le levier que constituent les incitations fiscales, pour favoriser l'aménagement du territoire dans le contexte du développement du télétravail : dans ce domaine, le statu quo vous semble-t-il préférable et suffisant aujourd'hui ?
M. Philippe Dominati. - Pour illustrer le propos de Julien Bargeton sur les bureaux de proximité, j'ai l'exemple d'une entreprise dont les locaux initiaux sont en voie de devenir une sorte de hub, aux multiples satellites dans la région Île-de-France. Ceci pose très directement la question de la fiscalité : au sein de la région dont nous sommes tous deux élus, est-il normal que les entreprises continuent à payer le versement transport dans les mêmes proportions si, dans le même temps, le télétravail soit à domicile, soit dans des satellites ou d'autres locaux mis à disposition se développe, et avec lui des modes de transport individuels ?
M. Jean-Pierre Sueur. - Vous concluez vos travaux par une considération forte : « Télétravailler va dans le sens de l'histoire. Pour autant, l'être humain est un animal social qui a besoin d'échanges directs ». Je ne peux que souscrire à votre propos, qui me rappelle La vie moderne, cette chanson de Léo Ferré où, à l'usine, les boulons se vissent tout seuls, et les machines ne se syndiquent pas.
Permettez-moi d'éclairer nos débats d'aujourd'hui avec un exemple concret : celui du Sénat. Comme vous le savez, nous avons avec mes collègues questeurs fait le choix d'un régime de télétravail limité à un jour par semaine. Nous l'avons fait à l'issue d'une vaste concertation avec les syndicats et associations professionnelles, et d'une longue réflexion nourrie par l'expertise de l'administration. Certains nous disent que c'est trop peu ; d'autres auraient préféré un régime différencié selon les catégories de personnels - de fait, les informaticiens, très demandeurs en la matière, et du reste difficiles à recruter, ne sont pas dans la même situation que les jardiniers ou les cuisiniers, par exemple. Mais nous avons fait le choix de privilégier une cohérence de traitement de tous les personnels du Sénat. Peut-être avons-nous eu tort, l'avenir le dira - sachant que tout ceci pourra bien sûr évoluer, et que des souplesses sont d'ores et déjà prévues. Il ne faudrait en effet pas que le Sénat devienne une maison des courants d'air, où chacun va et vient à son gré, sans moments fixes pour travailler ensemble, sénateurs et fonctionnaires.
Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure. - Avec ce rapport, nous avons essayé de couvrir le plus grand nombre de sujets possibles, mais il est toujours possible de creuser davantage - je pense par exemple à la santé des télétravailleurs ou au rôle de l'intelligence artificielle. Nous avons, je crois, été fidèles à l'ADN de notre délégation, en partant d'un phénomène nouveau - du fait de son ampleur inédite - pour tracer ensuite des perspectives à horizon 20 ou 30 ans. Avant la crise sanitaire, on avait 7 % de télétravailleurs, maintenant 18 % et peut être 30 à 50 % à l'horizon 2050. L'explosion récente du télétravail s'apparente à certains égards à une « révolution ». Mais la réflexion à long terme doit conduire à une analyse mesurée. Les études en France et en Europe ne convergent pas toutes vers les mêmes chiffres. A l'évidence le télétravail est un enjeu d'avenir, auquel nous devons aussi préparer notre jeunesse. La question de l'adaptation des modes de management sera importante. La question des tiers-lieux l'est aussi. Comment le télétravail va s'inscrire dans la durée ? Tout reste à écrire.
Mme Cécile Cukierman, rapporteure. - Le développement des tiers lieux pourrait être facilité par le télétravail. Il faut à cet égard se garder d'une vision trop exclusivement métropolitaine, car notre pays ne se résume pas aux métropoles.
L'enjeu du télétravail peut être posé en ces termes : comment faciliter la vie des individus sans les désocialiser ?
Vous avez évoqué la fiscalité, et plus précisément le versement transport : je souhaiterais rappeler que ni le télétravail, ni les tiers lieux ne feront disparaître le besoin de se déplacer pour les individus, ne serait-ce que pour aller se former par exemple. La question du financement des transports collectifs reste donc posée - et, pour le dire simplement, tout le monde ne se déplacera pas demain en trottinette.
Plus fondamentalement, l'évolution de l'organisation du travail, les nouveaux rapports hiérarchiques ou encore la réponse aux attentes des « clients », pour reprendre les termes de René-Paul Savary, tout cela pose une question qui n'est pas sans rappeler les débats que nous avons régulièrement en matière de bioéthique : tout ce qui est possible est-il forcément souhaitable ? C'est un débat politique et philosophique que nous devons avoir : oui, il est techniquement possible de vivre sans voir l'autre, mais est-ce ce que nous voulons ? Il nous appartient de décider collectivement, en tant que société, de ce que nous voulons faire de ces nouvelles possibilités.
M. Stéphane Sautarel, rapporteur. - Je partage naturellement vos remarques sur la sédentarité ; c'est une question de santé publique qui, du reste, dépasse celle du télétravail.
Nous n'avons pas abordé la question de la fiscalité dans le rapport, mais il me semble, à titre personnel, que nous pourrions utilement réfléchir à la mobilisation de ce levier - après tout, on parle bien de « zones franches » pour d'autres objectifs, et ce n'est pas un gros mot. S'agissant du financement des transports collectifs, je note que la SNCF a récemment adapté ses cartes d'abonnement à la nouvelle donne du télétravail. S'agissant de la fiscalité applicable aux télétravailleurs frontaliers, c'est un sujet qu'il faudra examiner.
D'une manière plus générale, faire du télétravail un pari gagnant-gagnant ne pourra passer que par des négociations constructives et pragmatiques entre toutes les parties prenantes. Vous avez cité l'exemple du Sénat, on pourrait en citer d'autres : partout, c'est un nouvel équilibre entre liberté et égalité qu'il faut construire.
Le télétravail pose la question du lien à l'autre, mais aussi du partage - du lieu de travail avec les tiers-lieux, des équipements, des mobilités, mais aussi d'une certaine vision de l'avenir : quel modèle veut-on pour faire société ?
À cet égard, il faut rappeler que la séparation entre les lieux de vie et les lieux de travail, avec le regroupement en grand nombre dans les seconds, est en réalité un phénomène historique très récent, comme l'a montré Pascal Picq dans son dernier ouvrage, Les chimpanzés et le télétravail.
Mme Céline Boulay-Espéronnier, rapporteure. - Le législateur a tout son rôle à jouer face à ces évolutions. Il nous appartient par exemple de réfléchir au phénomène d'exode urbain qui semble se dessiner : les entreprises doivent-elles le contrer ou l'accompagner ? Quels outils leur donner ? Comment répondre à la nouvelle donne managériale, ou encore au défi de la dépendance et de la sécurité informatiques ? C'est aussi à des questions d'ordre philosophique que nous devons répondre : comment, en particulier, répondre à la demande croissante d'individualisation sans risquer la déshumanisation ?
M. Mathieu Darnaud, président. - Merci pour ces échanges. Je souscris à la nécessité, rappelée par Cécile Cukierman, de penser le télétravail en ne pensant pas qu'aux métropoles. L'Ardéchois que je suis ne peut que souhaiter l'accélération des plans de déploiement de la fibre optique. Les campagnes ont toute leur place dans la réflexion sur le télétravail. J'avais ainsi visité un tiers-lieu dans le Cantal, à Murat, qui en était un bel exemple.
Notre délégation à la prospective autorise-t-elle la publication du rapport sur l'avenir du télétravail, intitulé : « 8 questions sur le télétravail, vers une révolution du travail à distance ? ».
Je ne vois pas d'opposition.
La publication du rapport est autorisée à l'unanimité.
La réunion est close à 9 h 45.