- Jeudi 23 septembre 2021
- Présentation du rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur l'évaluation des politiques publiques de santé environnementale (Elisabeth Toutut-Picard, présidente, Sandrine Josso, rapporteure, de la commission d'enquête)
- Audition de Mme Valérie Masson-Delmotte, co-présidente du groupe de travail n° 1 du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), sur le rapport Changement climatique 2021 : Base des sciences physiques (août 2021)
Jeudi 23 septembre 2021
- Présidence de Cédric Villani, député, président de l'Office -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Présentation du rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur l'évaluation des politiques publiques de santé environnementale (Elisabeth Toutut-Picard, présidente, Sandrine Josso, rapporteure, de la commission d'enquête)
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je vous souhaite la bienvenue à une réunion qui est assez particulière puisqu'elle va nous voir présenter, dans un premier temps, les travaux d'une commission d'enquête de l'Assemblée nationale ayant trait à un thème qui nous touche tout particulièrement, la santé environnementale.
Les députées Elisabeth Toutut-Picard, présidente de la commission d'enquête, et Sandrine Josso, sa rapporteure, sont nos invitées ce matin.
Autour du concept de santé environnementale, nous allons nous intéresser aux mécanismes sous-jacents, aux relations entre les acteurs, aux actions qui sont en cours, à ce que nous pouvons y apporter, avec toute la complexité que cela suppose, dans un contexte où les phénomènes combinatoires, la variété de l'ensemble des expositions à toutes les sources de perturbations sont une difficulté bien identifiée. De multiples disciplines sont d'ailleurs mobilisées, comme l'épidémiologie, la toxicologie, l'écologie, la génétique, l'éthologie, et bien sûr les sciences humaines et sociales.
L'Office a apporté sa contribution au travail de la commission d'enquête. En décembre dernier, je vous avais présenté une note scientifique sur l'exposome, qui avait vocation à éclairer les travaux de cette commission. Aujourd'hui, si je puis dire, c'est le match retour puisque la commission d'enquête vient nous faire part des conclusions de ces riches travaux.
Mme Elisabeth Toutut-Picard, députée, présidente de la commission d'enquête. - Merci de m'accueillir. Monsieur le Président, lorsque je vous avais sollicité pour parler d'un « retour » sur les travaux de la commission d'enquête, ceux-ci venaient de s'achever. Depuis, le Plan National Santé-Environnement 4 (PNSE 4) a été rendu public, en mai de cette année. Ma présentation va donc être un peu modifiée puisqu'il me semble que ce qui est surtout intéressant, c'est de savoir ce que la commission d'enquête a pu apporter au PNSE qui s'est enrichi des conclusions de nos travaux. Je vais devoir vous dire beaucoup de choses en peu de temps et je m'excuse donc si je survole beaucoup de données.
Je ne vais pas vous faire le déshonneur de vous présenter ce qu'est la santé environnementale, mais simplement rappeler que c'est un concept qui date d'une trentaine d'années, qui a été défini par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Sa définition est extrêmement large, ce qui rend son approche d'autant plus complexe. Sont projetés à l'écran quelques éléments sur les enjeux chiffrés, les enjeux sanitaires : les carences en santé environnementale représentent environ 14 % de la mortalité mondiale et donc nationale. C'est un énorme enjeu. La dégradation de l'environnement est ainsi l'une des premières causes de mortalité sur notre planète. Si l'on précise les conséquences de la pollution de l'air sur la santé en France, on évoque habituellement 48 000 décès prématurés par an ; en particulier, les cancers des enfants connaissent une augmentation assez inquiétante, certainement corrélée à la dégradation de l'environnement. L'impact économique est de 7,5 % du PIB. J'aurais pu ajouter que le coût de la non-action est lui aussi considérable.
La notion de santé environnementale s'est élargie avec le concept One Health. Je pense que la crise de la Covid-19 a confirmé l'importance de l'ouverture du champ de la recherche, non seulement aux interactions entre santé humaine et environnement, mais aussi entre santé humaine, santé animale et santé des écosystèmes. C'est le fameux concept One Health, une seule santé, qui nous amène à reconsidérer les politiques de santé publique sous un angle beaucoup plus préventif et beaucoup moins curatif. Ceci rend la démarche de santé environnementale encore plus compliquée puisque, par exemple, 70 % des maladies infectieuses émergentes chez l'humain sont d'origine animale.
Comment l'État répond-il à ces problématiques de santé environnementale ? À travers un Plan national santé environnement (PNSE) qui est un plan quinquennal programmatique ayant pour but d'actionner toutes les connaissances scientifiques pour tenter de parer aux risques les plus urgents. Le contenu du PNSE fait l'objet d'un travail important de la part des sous-groupes du Groupe Santé Environnement (GSE). Celui-ci est un comité interministériel de pilotage national des politiques de santé environnementale. Le GSE a ses avantages et ses inconvénients, le principal avantage étant qu'il réunit 150 parties prenantes issues du milieu de l'environnement, de la santé environnementale, avec un haut niveau d'expertise et une approche assez « grenellienne » des problématiques.
J'en arrive à la commission d'enquête.
Celle-ci résulte d'une proposition de résolution déposée par le groupe Liberté et Territoires et examinée à la mi-juin 2020. La commission a réellement commencé ses travaux en septembre 2020. En tant que présidente, j'ai voulu lui donner une dimension « grenellienne » en élargissant au maximum le panel de personnes à auditionner. C'est pour cela que sur douze semaines, nous avons auditionné 64 personnes qui représentaient les parties prenantes de la santé environnementale : ministres, députés, experts, administrations centrales, collectivités territoriales, société civile, organisations professionnelles. L'idée était que la commission tente de répondre à quelques questions sur des problèmes de gouvernance impliquant les ministères et les collectivités territoriales, ainsi que sur la problématique des données, les incertitudes de la science, la définition des seuils de toxicologie, les engagements de la société civile, puis une meilleure prise en compte du concept One Health.
À l'issue de ces auditions, un sentiment d'impuissance collective est apparu, face à des enjeux qui sont encore mal connus et sur lesquels la science tâtonne encore. Mais le point extrêmement positif est que la France est l'un des premiers, ou des seuls pays d'Europe à avoir une politique nationale affichée en santé environnementale, même si, souvent, cette politique reste de l'ordre de l'incantatoire et peine à être mise en oeuvre de façon efficace.
En tant que présidente, j'ai fait mon propre rapport, que vous trouverez en annexe au rapport officiel. J'ai présenté une soixantaine de propositions que j'ai regroupées en cinq thématiques structurantes sur les grands axes des problématiques que j'avais pu relever :
- un énorme problème de gouvernance. Il nous faut vraiment une colonne vertébrale solide, que ce soit à Paris ou dans les territoires ;
- un problème de gestion de données. Une base de données devrait être consolidée pour améliorer l'interopérabilité avec un observatoire des données ;
- un problème scientifique. Le XXIe siècle doit être celui de l'hygiène chimique, portée par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), dont les missions sont extrêmement exigeantes ;
- des problèmes de formation en santé environnementale. C'est le serpent de mer des cursus de formation, notamment des professions médicales. Nous allons voir que dans le PNSE 4, il y a une amorce de réflexion ;
- ce que j'ai appelé les risques les plus urgents pour y parer, notamment tout ce qui relève des 1 000 premiers jours de la vie, en renforçant les actions du site de santé publique « Agir pour bébé ».
Le PNSE 4 a répondu partiellement aux deux premiers sujets.
Il faut savoir que parallèlement à la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, il y a eu aussi une mission d'information au Sénat sur les mêmes thématiques. Les conclusions auxquelles les deux chambres sont arrivées sont assez concordantes, sauf une légère nuance, notamment sur la gouvernance territoriale. Vous voyez maintenant à l'écran les deux prises de position des deux ministres qui sont concernés par les questions de santé environnementale. J'avais négocié avec eux, en tant que présidente de la commission d'enquête, que le PNSE 4 ne soit rendu public qu'après la publication du rapport de la commission pour faire en sorte d'enrichir le contenu du PNSE 4 avec les conclusions du rapport.
Je rappelle que le PNSE 4 définit quatre objectifs pour cinq ans :
- régler les problèmes d'information et de formation ;
- continuer à travailler sur les expositions environnementales ;
- impliquer davantage les collectivités territoriales ;
- soutenir la recherche, avec l'éternel problème de l'exposome dont vous parliez, Monsieur le président.
Voici maintenant quelques exemples de recommandations essentielles du PNSE 4 avec trois outils numériques pour répondre aux interrogations de la population, notamment sur la qualité de l'environnement, avec des données immédiates : un outil permettra d'identifier la présence de substances chimiques dangereuses dans les produits du quotidien, la lisibilité de l'étiquetage du produit ménager sera améliorée, une surveillance des zoonoses sera établie en relation avec le monde des vétérinaires, ainsi qu'une information sur les risques liés à une surutilisation des biocides. Sont évoqués quelques problèmes ponctuels comme les phénomènes de mousse ou les interrogations sur les effets de lumière bleue, en vue de protéger les enfants. Il faut prendre bonne note d'une enveloppe de 90 millions d'euros destinée à financer la recherche sur l'exposome et sur tout ce qui est lié aux pathogènes émergents en lien avec le monde animal, ainsi que le partage des données.
Ce sont les grandes lignes du PNSE 4. Bien sûr, il n'y a pas que cela. Il y aurait beaucoup d'autres choses à dire.
Pour faire la connexion avec la commission d'enquête, je vois qu'un certain nombre des propositions que j'ai pu faire ont été reprises dans le PNSE 4, notamment sur la gouvernance territoriale :
- la création d'un comité d'animation des territoires, que je préside et que j'ai déjà commencé à animer ;
- la mise en place du Toxiscore, qui intègre les perturbateurs endocriniens pour une meilleure connaissance des consommateurs ;
- un investissement massif sur la recherche et la formation. Cela n'a pas été facile, mais nous avons décroché un accord sur le principe d'intégrer dans la formation des étudiants en médecine, dans leur premier cycle, une formation à la santé environnementale ;
- la création d'un Green Data Hub qui permettra de recueillir et d'analyser les données à la fois d'un côté sanitaire et d'un côté environnemental ;
- des plateformes numériques pour informer la population ;
- un groupe de travail sur Une seule santé ;
- une stratégie de sensibilisation sur la protection des mille premiers jours de la vie.
C'est ce qui a pu être repris de mes propres propositions dans le cadre du PNSE 4. Cependant, bien des choses n'ont pas été reprises, ce qui fait notamment que le problème de la gouvernance nationale n'est toujours pas résolu. Il faut absolument créer une instance de coordination nationale, et d'ailleurs, le PNSE 4 a été positionné comme le plan chapeau des 34 plans sectoriels qui, actuellement, de près ou de loin, touchent à la santé environnementale, sans coordination et sans harmonisation. Il devrait donc viser à introduire une cohérence dans toutes ces démarches.
En matière de gouvernance territoriale, une amorce de réponse est apportée avec la création du comité d'animation des territoires, mais elle doit impérativement être renforcée. Un autre problème fondamental n'a pas été résolu, celui de la révision des procédures d'autorisation de mise sur le marché des produits potentiellement nuisibles pour la santé. J'aurais aimé que l'on questionne la toxicologie réglementaire qui est devenue inadaptée aux connaissances scientifiques les plus récentes, notamment celles relatives aux perturbateurs endocriniens. J'aimerais aussi que l'on parle des registres de données sur les cancers et que l'on regarde d'un peu plus près les phénomènes de clusters.
En conclusion, j'ai beaucoup d'espoir sur la prochaine présidence française de l'Union européenne pour faire avancer des sujets qui ne trouvent pas encore de solution à l'échelle territoriale, mais qui pourraient en trouver à l'échelle européenne.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Merci beaucoup, Madame la présidente. Nous passerons aux questions après le second exposé, celui de Mme la rapporteure.
Mme Sandrine Josso, députée, rapporteure de la commission d'enquête. - Merci Monsieur le président, merci chers collègues parlementaires, pour cette invitation.
Je vais tout d'abord vous resituer l'origine de la commission d'enquête. Je suis députée de Loire-Atlantique et dans ce département, nous avons eu un cas concret à traiter concernant une situation de cas groupés de cancers pédiatriques. J'ai siégé dans le comité de suivi et après les 18 mois passés dans ce comité, j'ai appelé, par le dépôt d'une proposition de résolution, à la création d'une commission d'enquête. On est donc vraiment dans quelque chose de très concret. Il était important de le préciser afin que vous compreniez que c'est aussi depuis les territoires que l'on peut mesurer à quel point il y a des progrès à faire dans ce domaine.
Ce qui m'a profondément marquée dans ce comité de suivi, et cela va certainement trouver un écho chez certains, c'est qu'il n'y avait pas de chercheurs. En fait, le comité cherchait simplement à trouver, ou au moins à se pencher sur les causes de ce regroupement, de ce cluster de cancers pédiatriques. Je me suis interrogée. J'ai aussi constaté que le comité de suivi était très fermé, même s'il était piloté par l'Agence régionale de santé (ARS), et que si une crise similaire survenait sur un territoire, l'ARS n'avait ni les moyens humains ni les moyens financiers de piloter tout cela. Je me suis alors dit qu'il faudrait revoir certaines choses et proposer des axes d'amélioration, sachant qu'au-delà du cas de Sainte-Pazanne en Loire-Atlantique, on voit des phénomènes similaires en Charente, du côté de Saint-Rogatien, ou dans le Haut-Jura.
Une commission d'enquête est très intéressante car toutes les tendances politiques y sont représentées. En tant que rapporteure, j'aime beaucoup travailler de manière collective. J'ai demandé aux membres de la commission s'ils avaient des suggestions de personnes, d'organismes, d'associations, etc. à auditionner. 35 propositions m'ont été faites. Elles n'ont pas pu être toutes suivies d'effet, je vous dirai pourquoi tout à l'heure si vous le souhaitez. Ensuite, avec les membres de la commission d'enquête, j'ai souhaité définir ce qu'est la santé environnementale, car c'était quand même une vraie question. On connaît la définition de l'OMS, mais il fallait aussi que la commission d'enquête adopte une démarche très concrète. Alors nous sommes partis du fait que la santé environnementale est un concept relatif à l'impact de l'homme sur l'environnement, faune et flore incluses, ainsi que les conséquences sur sa santé et celle de tous les êtres vivants.
À l'issue des auditions, au mois de décembre, la commission d'enquête a voté à l'unanimité les 21 propositions de la rapporteure, en l'occurrence moi-même, que je détaillerai tout à l'heure. Vous aurez l'occasion de me poser des questions. Le rapport fait mention de certains éléments qui ont un peu gêné l'organisation des travaux. Je vous expliquerai pourquoi si vous me posez des questions à ce sujet.
En définitive, la commission d'enquête a été le début de quelque chose, parce que j'ai souhaité organiser un suivi des conclusions, non seulement avec les membres mais aussi avec d'autres collègues parlementaires. Nous avons déjà auditionné un avocat spécialiste de la question, maître Lafforgue, et nous auditionnerons très bientôt un membre de l'Académie de médecine. Cela a aussi été fondamental de s'appuyer sur ce qui a déjà été fait autour de la commission d'enquête. Des choses formidables ont notamment été faites par nos collègues sénateurs et j'ai souhaité que l'on s'appuie sur leur travail. D'autres travaux ont été réalisés à l'Assemblée nationale, par exemple sur les perturbateurs endocriniens, et nous avons auditionné la rapporteure et la présidente de la mission d'information ayant traité ce sujet. La commission d'enquête comptait parmi ses membres M. Fugit, qui a des responsabilités importantes en matière de qualité de l'air ; il vous détaillera les modalités de sa participation, parce qu'il a lui aussi apporté beaucoup de choses intéressantes au rapport.
Je suis ouverte à vos questions, je vous invite à être curieux et à continuer à investir cette question.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Merci beaucoup, Madame Josso. Je vois déjà que plusieurs collègues souhaitent poser des questions, ce qui permettra de lancer le débat.
Mme Florence Lassarade, sénatrice. - Je confirme que Bernard Jomier et moi-même, qui sommes médecins, avons réalisé un rapport sur la santé environnementale et j'ai effectivement échangé avec nos collègues sur ce sujet. La recommandation phare que nous avons formulée consistait à créer un délégué interministériel et je vois avec plaisir qu'elle a été retenue. Nous avions quelques divergences, en particulier sur la régionalisation de la santé environnementale ; il faut savoir qu'en Nouvelle-Aquitaine, un observatoire régional de santé environnementale, issu d'un institut de veille créé en Limousin, était assez avancé sur le sujet.
Je ne vais pas détailler la trentaine de recommandations contenues dans notre rapport. Je pense qu'il doit y avoir une convergence dans l'intérêt de tout le monde. Nos démarches partent souvent de cas concrets, comme celui des cellules pédiatriques dans le Sauternais, alors que des interrogations se font jour sur l'usage des pesticides dans les vignes. Il ne faut pas que sorte de tout ce travail un « machin » qui ne sert à rien. Nous avons vraiment besoin de structurer des registres de morbidité ou de mortalité liée au cancer. De nombreux clusters suscitent des questions, et je pense aussi aux enfants qui sont nés sans membres dans l'Ain. Il doit y avoir un intérêt à utiliser ces données, et des retombées.
Je note également les manques en matière d'enseignement. Certains jeunes médecins n'ont pas d'informations. Je vois avec plaisir que le champ de la santé environnementale sera désormais enseigné, mais peut-être dans les premières années. Nous préconisions un diplôme d'études spécialisées, de manière à ce que les autorités puissent avoir un référent local. Moi qui suis sénatrice et qui défend les territoires, il me semble que le volet territorial n'a pas été suffisamment pris en compte.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Il serait bon de clarifier quelques éléments essentiels de notre discussion. Il a été fait état jusqu'ici des 61 propositions élaborées par la présidente de la commission d'enquête, des 21 propositions de la rapporteure, adoptées par cette commission, et des trente propositions avancées par nos collègues sénateurs Florence Lassarade et Bernard Jomier. Il serait intéressant de bien comprendre où sont les convergences et les divergences entre ces différents ensembles.
M. Jean-Luc Fugit, député. - Je ne vais pas revenir sur les propositions de la commission d'enquête, puisque j'ai l'honneur d'en avoir été membre et que j'ai été moi-même auditionné en tant que président bénévole du Conseil national de l'air.
Au vu des différentes interventions, je me demande où nous en sommes maintenant. C`est évidemment la convergence qui compte. Madame la rapporteure, je me souviens très bien du rapport et du vote à l'unanimité des 21 propositions, ce qui était un signe fort. Je regrette que nous n'ayons pas examiné en commission les soixante propositions de Madame la présidente, mais c'est un fonctionnement différent. Je voudrais, Madame la rapporteure, que vous reveniez sur le comité de suivi. Je trouvais cette idée intéressante pour suivre l'avancée des mesures à prendre. Or, ici, à l'OPECST, les deux chambres travaillent très bien ensemble, main dans la main, donc je me dis : puisque le comité travaille avec le ministère, pourquoi ne pas l'élargir à nos collègues sénateurs, qui ont aussi travaillé sur cette question ?
Je voudrais revenir sur plusieurs autres sujets. Que pensez-vous des contrats locaux de santé ? Est-ce que les plans régionaux santé environnement, en écho au PNSE 4, avancent suffisamment et vont dans le bon sens ? Notre président, Cédric Villani, a rappelé les travaux de l'OPECST sur l'exposome ; je voudrais savoir si, à vos yeux, cette question est suffisamment prise en compte dans les politiques publiques. J'ai ma vision en tant que président du Conseil national de l'air, mais je voudrais avoir, de votre part, une vision plus globale.
Je reviens un instant sur le fameux comité de suivi. Vous avez dit vouloir vous appuyer sur des professeurs ou des grands chercheurs dans le domaine. Est-ce que l'idée est vraiment de travailler avec eux pour pouvoir peser sur les politiques publiques ? Comment voulez-vous les associer ?
Enfin, au-delà du nombre de propositions venues de tous côtés - vingt, trente, soixante, peu importe, je ne les ai pas toutes vues -, l'essentiel est que nous trouvions des points de convergence et n'oubliions pas que ce qui nous intéresse, c'est améliorer la santé de nos concitoyens et diminuer l'impact de l'environnement sur notre santé.
Je vous remercie de vous être rendues disponibles pour cette audition, parce qu'il est important pour l'OPECST d'avoir ce type d'échanges, à la fois scientifiques et politiques.
Mme Michelle Meunier, sénatrice. - Madame la présidente, Madame la rapporteure, merci d'avoir présenté des travaux qui viennent compléter et enrichir ceux de nos collègues Florence Lassarade et Bernard Jomier, en s'en écartant parfois. C'est la preuve, s'il en fallait une, de la qualité des travaux conduits dans nos deux assemblées.
La santé environnementale est un sujet sérieux, important, urgent, qu'on ne peut pas contourner. Pourtant, au-delà de l'intérêt souvent affiché, il faut des preuves de l'intérêt réel qu'on lui porte. Dans le droit fil de ce que vient de dire Jean-Luc Fugit, je souhaite vous poser des questions précises et pragmatiques. Quels ont été l'attitude et l'accueil des ministres de ce Gouvernement sur ce que vous avez présenté, notamment des ministres chargés de la santé et de la transition écologique ? Puisqu'approche le temps de l'examen des projets de loi de finances et des projets de loi de financement de la Sécurité sociale, avez-vous vu l'impact de certaines de vos recommandations dans des articles de ces projets de loi ?
Je précise pour finir que j'ai en commun la Loire-Atlantique avec Mme Josso. Sénatrice de Loire Atlantique, je confirme tout l'intérêt de travailler sur ce sujet.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Avez-vous été conduites à identifier des éléments de l'environnement qui soient favorables à la santé ?
Mme Sonia de La Provôté, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Je souscris au fait qu'il faudrait une convergence, et en tout cas une étude analytique des diverses propositions pour mettre en commun ce qui peut être nécessaire pour faire avancer les choses.
Je vais porter un regard épidémiologique sur le sujet dont nous parlons. Dans ce domaine, on est confronté à un problème de qualité et d'exhaustivité des données. Ayant participé à la commission d'enquête sur la pollution des sols d'origine minière ou industrielle, j'ai constaté l'existence de multiples intervenants, une cartographie incomplète, un partage, voire un oubli des données anciennes. La constitution de bases de données d'exposition environnementale me paraît être un élément indispensable. Comment devrait-on s'y prendre pour constituer ce que l'on pourrait appeler un registre d'expositions, dont l'existence conditionne un suivi de qualité ?
Il en est de même pour les données de santé. Nous n'avons pas de registre national des cancers, pour ne parler que de cette pathologie. Le fait que les registres de cancer ne portent que sur 20 % de la population n'est-il pas un frein pour avoir une vision plus claire et pouvoir scientifiquement étayer les études ? Que pensez-vous de la suggestion consistant à les étendre, sachant que d'autres suivis épidémiologiques sont nécessaires ?
Ma dernière question porte sur la santé au travail. On y bénéficie d'un très grand nombre de données qui, certes, ne sont pas des données environnementales au sens de l'exposome, mais peuvent être des éléments d'alarme ou d'alerte sur des expositions, puisque le milieu professionnel se caractérise par une acutisation de l'exposition. Comment envisagez-vous d'intégrer les données de santé au travail dans la veille épidémiologique ?
Pour terminer, la santé environnementale renvoie en définitive à l'eau, à l'air et au sol. Est-ce que le comité de suivi s'engage dans une démarche à la fois large et la plus précise possible sur les pollutions multiples, sur les expositions inhabituelles que nous subissons ? Je pense par exemple aux ondes, qui affectent de façon majeure notre environnement depuis un certain nombre d'années. Or, on ne parvient pas à mettre en place des cohortes suffisamment pertinentes et larges pour permettre de valider ou invalider un lien avec certaines pathologies que l'on évoque de façon récurrente, mais pour lesquelles on n'a pas pu conclure jusqu'ici.
Une toute dernière question : on n'évoque pas l'Europe et la possibilité de créer un comité européen de suivi, alors que les expositions dont nous parlons aujourd'hui concernent nombre de pays européens. Or, créer de très grandes cohortes permettrait d'être plus efficace pour tirer des conclusions statistiques robustes en matière d'épidémiologie.
Mme Huguette Tiegna, députée. - Madame la présidente, je vous remercie pour la présentation des conclusions de cette commission d'enquête, qui porte sur un sujet du quotidien qui nous concerne tous. Il y a quelques jours, le congrès mondial de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) s'est tenu à Marseille. Votre travail a bien sûr été réalisé avant cet événement. Lors de ce congrès, des engagements ont été pris par plusieurs pays. Que pouvez-vous nous dire ce qui se passe à l'international sur la santé environnementale, au regard de toutes les difficultés que l'on peut constater ? Est-ce que vous avez des retours d'autres pays par rapport à l'état d'avancement de leurs travaux ?
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Merci, chers collègues. À mon tour d'apporter ma petite contribution à cet ensemble de questions.
D'abord, je remarque que l'Europe est indirectement présente dans les propositions de la commission d'enquête, à travers l'évocation du règlement REACH. Évidemment, nous sommes preneurs de commentaires sur la place de l'Europe dans la vision qui se dégage de cette commission d'enquête.
Nous avons pris connaissance de plusieurs ensembles de propositions et il serait bien de pouvoir comprendre s'ils sont cohérents, si l'un est un sous-ensemble de l'autre ou s'ils font apparaître des divergences. J'aimerais que l'on parle du bon échelon territorial d'action, sujet que Florence Lassarade a évoqué tout à l'heure. Je remarque que vos propositions parlent de l'échelon national - c'est la proposition n° 1 sur la Conférence nationale de santé -, mais aussi de l'échelon régional et de l'échelon des EPCI - dans la proposition n° 11, il est question de contrats locaux de santé avec les EPCI ; la proposition n° 13 évoque des observatoires régionaux de la santé environnementale. Quelle serait la répartition des tâches ? Est-ce que ce qui se dégage est bien l'idée que la santé environnementale doit être présente à tous les niveaux territoriaux ? Y a-t-il des nuances à apporter ou une répartition des rôles à préciser si l'on entre plus dans le détail ?
Tant la proposition n° 21 de la commission d'enquête que certaines propositions de la présidente traitent de l'information du consommateur sur la toxicité des produits. La proposition 21 évoque le Toxiscore pour évaluer les produits de consommation en fonction de leur contenu en produits reprotoxiques, cancérogènes et perturbateurs endocriniens. D'autres propositions faisaient référence aux avis de l'Anses. Question naïve : dans quelle mesure se satisfait-on d'avoir des produits reprotoxiques, cancérogènes ou perturbateurs endocriniens, certes plus ou moins déconseillés mais non interdits, présents dans les produits de consommation courante ? Est-ce que cela signifie que l'on accepte que certains produits soient toxiques et quand même commercialisés ? Une telle décision est-elle prise sur la base d'une analyse bénéfice-risque ? D'habitude, le rôle de l'Anses consiste à dire oui ou non, tel produit est interdit parce qu'il est dangereux, tel autre est autorisé parce qu'il n'est pas dangereux. Mais peut-être est-ce une vision trop naïve. Doit-on comprendre, avec la proposition 21, que l'on accepte d'être dans une « zone grise » sur un certain nombre de produits ?
Ma dernière question concerne la formation, en particulier celle des professionnels de santé. La proposition n° 14 appelle à « renforcer la place de la démarche Une seule santé dans la formation de santé environnementale pour les professionnels de santé ». J'ai pu voir dans d'autres occasions combien il est difficile de modifier les formations, combien ceci peut s'apparenter à de l'incantation tant que l'on n'a pas de lien direct avec les responsables de formation - ce peut être les responsables de master, les doyens des facultés dans les universités, etc. Quel est le plan d'action concret pour la mise en oeuvre de cette proposition relative à la formation ? On a l'habitude de penser que les leviers qui jouent sur la formation et l'éducation sont parmi ceux qui ont le plus d'impact, mais encore faut-il pouvoir les mettre en action réellement.
Je vous renouvelle mes remerciements pour l'exercice que vous accomplissez auprès de nous aujourd'hui, qui est très salutaire.
Mme Elisabeth Toutut-Picard. - Il y a beaucoup de questions et elles portent sur des thématiques extrêmement diverses. Pour tout ce qui est comité de suivi, je laisserai la rapporteure répondre.
La gouvernance territoriale est un sujet qui me semble absolument essentiel, nous l'avons vu avec la crise de la Covid-19. Des maires jusqu'aux présidents de conseils régionaux, tous les élus locaux ont été sollicités d'une manière différente, mais chacun a dû contribuer, parfois un peu de façon aléatoire. On a vu que ces problématiques de santé environnementale devaient être portées en relation avec le niveau national puis qu'il fallait absolument se réorganiser. La commission d'enquête a montré qu'il y avait un fort potentiel, une envie, beaucoup de démarches, beaucoup d'acteurs. Mais il manque une organisation et pour moi, c'est un point essentiel. On ne peut pas simplement faire de la politique de santé environnementale à Paris, dans les cabinets ministériels. Même avec les agences nationales, c'est insuffisant. C'est un point sur lequel je m'étais faite extrêmement insistante dans le cadre du GSE, mais également dans le cadre de la commission d'enquête.
La réponse est encore une réponse d'attente, puisque le comité d'animation des territoires que je préside, vient de commencer son activité. Il s'est réuni une fois déjà, le mois dernier, et sa mission consiste justement à faire le point sur l'état d'avancement des plans régionaux de santé environnementale (PRSE) ainsi que des contrats locaux de santé. Il s'agit de voir tout ce qui fonctionne bien, car il y a beaucoup d'initiatives extrêmement intéressantes dans les territoires dont le développement n'est pas suffisamment connu et partagé.
L'idée est non seulement de partager les idées mais aussi de se poser la question du partage des responsabilités. En effet, actuellement, les collectivités territoriales ne sont pas compétentes en matière de santé environnementale. La compétence santé est partagée entre la région, les EPCI et les communes, qui sont compétentes pour la salubrité et l'hygiène publiques, mais la santé environnementale n'est pas officialisée. C'est un premier handicap. J'espère fort qu'avec le travail engagé, il sera possible de formuler quelques propositions de modification du code rural ou du code des collectivités territoriales. Cependant, les positions sont jusqu'ici assez divergentes. Je m'en suis rendue compte dès la première réunion. Tout le monde a envie de faire de la santé environnementale, mais il faut trouver le bon échelon ou la bonne manière de partager la responsabilité. J'ai bon espoir que le comité d'animation des territoires pourra dessiner une répartition des tâches robuste en tenant compte des propositions des sénateurs qui sont au plus près des territoires, des députés ainsi que de tous les autres acteurs. Ce comité est très ouvert puisqu'il inclut même des mutuelles et des conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux, etc. qui ont aussi envie de donner leur avis sur la question.
Pour le moment, c'est la réponse qui a été apportée dans le cadre du PNSE 4 au problème de gouvernance territoriale, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas d'autres travaux en parallèle.
Gérard Longuet m'a posée une question personnalisée, à laquelle je vais essayer de répondre. Elle concerne les externalités positives : qu'apporte la nature à la santé ? Il est vrai qu'on aborde en général la santé environnementale sous l'angle nocif des interactions, des impacts pathogènes, mais il est clair que la nature nous apporte aussi beaucoup de bénéfices.
Une étude américaine montre que si l'on investit un dollar dans la santé environnementale, le retour sur investissement est de trois dollars. Donc investir dans tout ce qui est positif pour l'environnement a un impact favorable sur l'économie. Les interactions peuvent aller dans les deux sens, positif ou nuisible. De toute façon, sans environnement, il n'y a pas de vie pour les êtres humains : l'eau, l'air, la nourriture, d'emblée le fait que nous puissions respirer, manger et boire, est en soi une externalité positive peut-être insuffisamment soulignée. On oublie qu'en fait nous dépendons complètement de notre environnement et l'OMS est en train de nous le rappeler.
La dimension européenne et internationale me parle beaucoup. Il me paraît évident qu'un certain nombre de problèmes ne peuvent pas être résolus à l'échelle de notre pays, notamment tout ce qui relève de la réglementation. Malheureusement, la réglementation, notamment en toxicologie, ne suit pas le rythme d'évolution des connaissances scientifiques. On le voit avec les perturbateurs endocriniens. On sait maintenant que la dose ne fait plus le poison, surtout pour l'exposition aux perturbateurs endocriniens. On sait que si l'organisme humain est exposé à certains moments de la vie, une dose, même très limitée, peut être extrêmement nuisible au développement. Le principe classique selon lequel « la dose fait le poison » est remis en question et il faudrait donc que l'on travaille à l'échelle européenne et internationale à une réglementation de toxicologie fondée sur des bases scientifiques solides. Cependant l'Europe de la santé n'existe pas. La direction générale de la santé de la Commission européenne se consacre aux questions de santé en lien avec l'alimentation et l'agriculture. Si l'on veut aller plus loin, il faudra réfléchir à une Europe de la santé, et mieux encore à une Europe de la santé environnementale.
Je parlais tout à l'heure des seuils toxicologiques. Les doses journalières d'exposition admissibles (DJA) posent des problèmes de fond qui m'ont tout de suite heurtée, notamment car les limites officielles d'exposition sont variables d'un pays à l'autre. Or un facteur de risque devrait avoir le même impact sur l'organisme humain. Aux Etats-Unis, les limites sont beaucoup plus rigoureuses que sur le territoire européen. C'est extrêmement préoccupant.
Au niveau européen, il faut aussi s'intéresser à la gestion des déchets. Certains produits sont interdits sur notre territoire mais nous les vendons à l'étranger. Il en est de même pour les déchets, que nous jetons largement à l'extérieur.
Donc il y a des choses à construire à l'échelon européen. On pourrait déjà s'adosser à certaines démarches, comme le Green Deal qui a été lancé pour lutter contre le réchauffement climatique, la démarche « de la ferme à la fourchette », la politique de biodiversité, etc. J'en ai déjà parlé autour de moi, et l'on va voir si cela fera partie du programme européen.
À l'échelle internationale, une démarche tripartite entre l'OMS, l'Organisation internationale du travail (OIT) et l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) a été lancée par le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères pour travailler sur la santé environnementale, car la France est prête à agir.
Mme Sandrine Josso. - Je vais être à la fois concrète et pragmatique. Vous le voyez bien, la notion de santé environnementale couvre beaucoup de choses. La conclusion du rapport est que nous devons nous mettre une très mauvaise note si on évalue les politiques publiques concernant la santé environnementale en France. Pourquoi une mauvaise note ? Il faut être clair : parce que nous avons tout à la fois des problèmes d'organisation, des problèmes de coordination et des problèmes d'efficacité. Il ne faut pas se mentir.
Nous avons aussi des problèmes d'ordre financier. J'ai cherché, dans le rapport, à évaluer les budgets disponibles dans les diverses instances. C'est le flou le plus total, ce qui ouvre un axe de travail sur la santé environnementale d'un point de vue financier : comment ? dans quelles instances ? avec quels effectifs ?
Pour répondre à Jean-Luc Fugit, j'ai souhaité, dès le début, avec les membres de la commission d'enquête, pouvoir auditionner des instances pas toujours très bien entendues ou à tout le moins rarement invitées à s'exprimer devant une commission parlementaire. Cela n'a pas été accepté par la présidente, nous l'avons regretté. Nous étions également curieux des développements européens et nous n'avons pas non plus eu la possibilité d'auditionner quiconque sur ce sujet. C'était vraiment dommage. Le rapport en fait état. Nous avons aussi rencontré un obstacle déontologique dans le sens où, la présidente faisant partie du groupe Santé Environnement (GSE), nous n'avons pas pu auditionner certaines de ses instances et nous n'avons pas pu évaluer le travail réalisé au sein de ce groupe. Cela nous a posé quelques soucis.
En ce qui concerne la dimension territoriale, il faut bien comprendre que des plans santé environnement sont mis en place au niveau national depuis des années. Normalement, il devrait y en avoir une déclinaison territoriale, mais c'est très rare. D'après nos évaluations, cela ne se fait vraiment bien que dans trois régions : Provence-Alpes-Côte d'Azur, Nouvelle-Aquitaine et Bretagne. Les autres régions n'ont malheureusement pas pu nous présenter de choses très intéressantes et c'est regrettable. Il y a de grandes marges de progrès dans ce domaine.
Les calendriers des plans régionaux santé environnement ne sont pas calqués sur celui des plans nationaux. On peut même dire qu'ils sont en décalage total.
Sachez que les parlementaires peuvent siéger dans les organes directeurs des plans régionaux santé environnement. Malheureusement, trop nombreux sont ceux qui n'y siègent pas. Depuis 2017, je n'ai jamais été invitée à siéger. Cela interroge. C'est donc aussi à nous, parlementaires, de revendiquer notre place dans ces instances-là. Ceci permettra d'ailleurs de valoriser tous les travaux que chaque parlementaire mène sur le sujet. Nous avons aussi des choses à dire.
J'aborde maintenant le fameux sujet des contrats locaux de santé. Ce sont des dispositifs intéressants, mais malheureusement, soit ils ne sont pas connus, soit ils sont mal utilisés, c'est-à-dire qu'on va limiter la portée de leur action. Par exemple, on va parler, dans les contrats locaux de santé, de sujets très importants liés à la désertification médicale mais on ne va pas travailler sur la prévention alors que c'est ça qui est intéressant. Travailler sur la prévention peut vraiment être formidable, puisqu'on a les moyens de demander des données, de demander à ce que des registres soient à jour, etc. Les leviers sont là, aussi.
Il est absolument fondamental d'améliorer notre dispositif en matière d'exposome. La France a la chance de disposer de l'Institut régional de la santé environnementale au travail (IRSET), implanté à Rennes et que j'ai eu l'occasion de visiter. J'invite chacun à visiter cet établissement à la pointe des savoirs et à y rencontrer des chercheurs qui font des choses formidables, mais qui ont besoin d'un appui financier pour rester performants. Nous devons aussi mobiliser les fonds nécessaires pour que ce genre d'établissement puisse mieux fonctionner, avec plus d'efficacité et plus de moyens.
Le rapport traite la problématique des effets cocktails... en un certain sens puisqu'il constate qu'en fait, il n'y a que très peu, voire pas d'information là-dessus. C'est donc un axe de la recherche qui doit être appuyé.
Concernant l'accueil des ministres sur le sujet, une personne était expressément chargée de la santé environnementale au ministère de la santé lorsque la commission d'enquête a commencé ses travaux, mais elle a quitté le ministère avant que le rapport soit achevé et nous n'avons pas pu bien travailler avec elle, ce qui est regrettable. Nous n'avons pas été invités à remettre le rapport au ministre de la santé. La ministre de la transition écologique, Mme Pompili, nous a reçus, ce qui est une bonne chose. Cependant, je n'ai pas connaissance de suites très concrètes qui auraient été données sur le sujet.
Vous allez peut-être dire que je suis assez dure sur la façon dont les choses avancent, mais je ne suis pas dure, je suis juste réaliste. Nous sommes à l'âge de pierre sur le sujet de la santé environnementale. Il faut avoir conscience qu'à tous les niveaux, y compris dans les préfectures et les administrations déconcentrées, on est très en retard. J'ai présenté le rapport au préfet des Pays de la Loire qui m'a dit que dans sa préfecture, il n'y avait personne de formé sur ces sujets-là. C'est très inquiétant. J'ai discuté aussi avec des doyens d'université en leur demandant pourquoi il n'existait pas plus de formations, alors que de très nombreux étudiants sont intéressés par la question. Là aussi, il ne faut pas se voiler la face, c'est une histoire de notation : mettre en place des formations sur le sujet ne va rien apporter à l'université. Elle ne va pas être mieux notée parce qu'elle aura permis à des personnes de suivre des formations au service de cette cause. Il faudrait donc redonner un peu de galon à la santé environnementale dans toutes ces procédures.
Dernière chose, très importante : comment se fait-il que les élus n'aient pas cette culture, cette formation pour prendre des décisions d'aménagement du territoire tenant compte de la santé environnementale ? C'est très regrettable. Il me revient, en tant que rapporteure, de mobiliser toutes les parties prenantes, y compris les élus, pour leur faire prendre conscience qu'ils gagneraient beaucoup à être plus curieux dans ce domaine, à être mieux formés et à exiger ainsi, lorsqu'ils travaillent sur des dossiers d'aménagement du territoire, que soient prises des mesures plus importantes pour assurer le bien-être et la santé des citoyens qu'ils représentent.
Les problématiques soulevées en matière de formation, de culture, de reconnaissance sont donc importantes.
Voilà ce que je peux dire de manière assez synthétique. Au moins, nous sommes là dans le concret. Nous sommes tous responsables de cet état de fait et de ce qu'il faut faire pour progresser. C'est à nous d'en parler et d'investir les plans régionaux du mieux possible.
Mme Elisabeth Toutut-Picard. - Je n'ai pas répondu à la question portant sur la formation des professionnels de santé. Cela m'a paru très gênant que d'un PNSE à l'autre, on parle sans cesse de formation, de formation et de formation, de façon absolument incantatoire, mais sans suite dans les actes. Grâce à la commission d'enquête, on a vraiment réussi à faire bouger les lignes, puisque les services de formation du ministère de la santé ont pris l'engagement de lancer une formation dans le premier cycle des études de médecine dès 2022. Je suivrai de très près la mise en oeuvre de cette décision.
Il y a maintenant plus d'une année, un travail a été réalisé sous l'égide du président de la conférence des doyens pour faire en sorte que les modules de formation à la santé environnementale soient harmonisés. Il existe déjà de nombreux modules d'enseignement sur la santé environnementale dans les universités de médecine et de pharmacie, mais ils ne sont pas obligatoires, leur qualité est très variable et leurs contenus ne sont pas harmonisés.
Dans le cadre du PNSE, il a été décidé d'avoir un corpus de formation commun à toutes les facultés, à partir de 2022.
Pour ce qui est de l'accueil par les ministres, j'ai dit tout à l'heure qu'ils étaient très allants, y compris le ministre de la santé. Tous les deux étaient d'accord sur le fait d'attendre les conclusions de la commission d'enquête pour enrichir le PNSE, qui a été effectivement publié en mai dernier. Les quatre groupes de travail constitués autour des quatre thématiques du PNSE 4 ont été installés dès le mois de septembre et l'on est donc en mesure d'avoir des retours tous les deux mois sur l'avancement de leurs travaux. Un cinquième groupe est le Comité d'animation des territoires, qui a déjà tenu une séance. Il faut aussi laisser le temps au temps, il faut que les instances se mettent en place. Une très bonne dynamique s'est installée, impulsée par de très bons présidents et coprésidents. Du sang neuf a été introduit. Je pense que les actes vont pouvoir suivre très rapidement. D'ailleurs, nous n'avons jamais « décroché » puisqu'un grand nombre de choses ont été faites dans le cadre des PNSE précédents, même si des critiques ont été formulées à leur égard, que je partage complètement.
Je ne vais pas revenir sur les sous-entendus et les polémiques... J'assume complètement mes choix de présidente. C'est moi qui ai signé les convocations. C'était ma responsabilité d'assurer une certaine équité dans la représentation des instances nationales et d'éviter une hyper représentation régionale. Avec 64 auditions réparties sur douze semaines, je crois qu'il y avait matière à entendre et matière à donner la parole. Quant à ma fonction de présidente du GSE, je précise qu'elle est entièrement gratuite et bénévole. J'ai déjà répondu à Mme la rapporteure, qui m'a posée la question le jour de l'adoption du rapport, que si l'on avait voulu m'entendre en tant que présidente du GSE, il n'y aurait pas eu de problème. De toute façon, cela ne changeait pas grand-chose au déroulement des travaux de la commission, puisque tout le monde de la santé environnementale a été auditionné, des gens qui appartenaient au GSE et des gens qui étaient extérieurs au GSE.
Sur la toxicité, je suis complètement d'accord avec vous. Les consignes données à l'Anses sont parfois des injonctions paradoxales, où on lui demande d'être à la fois juge et partie. Ceci place le directeur de l'Anses dans une situation assez inconfortable. On sait que sur les 800 molécules considérées comme potentiellement dangereuses, vingt ont fait l'objet d'une étude spécifique. Vingt, c'est peu. Il faut donc des moyens. Une partie des 90 millions d'euros alloués à la recherche va justement aller aux recherches ponctuelles de l'Anses sur des sujets précis. On n'arrête pas de charger la barque de l'Anses, et la France a bien de la chance de disposer de cette agence. Un organisme similaire devrait être créé aux niveaux européen et international, mais c'est très compliqué parce qu'il n'y a pas forcément de coordination.
Surtout, la santé environnementale et l'approche One Health soulèvent une difficulté, à savoir les nécessaires interdisciplinarité et transversalité. Nous avons déjà du mal à les assurer en France entre les ministères concernés. Le poste de délégué dont j'avais demandé la création est assuré, d'une certaine manière, par un comité des directeurs de service qui va suivre sur un plan interministériel l'évolution de la santé environnementale. En effet, la santé environnementale ne relève pas que du ministère de la santé ou du ministère de la transition écologique. Ceux de l'Agriculture, du Travail - pour la santé au travail -, de la Recherche, de l'Éducation nationale le sont aussi. Tout cela conduit à un système assez compliqué, sur lequel se greffe un problème culturel, notamment du fait du mode de fonctionnement classique de l'administration française et de la recherche.
Je participais il y a deux jours à une table ronde au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Le professeur Arnaud Fontanet y disait qu'il était ravi de voir qu'une dynamique s'était enclenchée à cause de la Covid-19, à l'échelle européenne, entre chercheurs et universitaires et qu'ils commençaient à collaborer d'une façon extrêmement efficace. On peut espérer que des mesures, notamment de protection vis-à-vis des pandémies futures, seront rapidement mises en place, malgré la difficulté de la tâche.
Mme Sandrine Josso. - Je n'ai pas encore répondu sur la question portant sur la biodiversité. Une question portait aussi sur le comité de suivi et la façon de le faire évoluer.
La commission d'enquête a auditionné des acteurs très intéressants en matière de biodiversité et, pour moi, c'étaient les auditions les plus inquiétantes. Ces personnes donnaient des exemples concrets et nous faisaient prendre conscience de l'urgence d'agir. J'accueillais à ce moment-là dans mon équipe une jeune stagiaire et elle était bouleversée, comme nombre de nos jeunes citoyens, d'entendre ce que nous expliquaient les experts dans ce domaine. Je vous remercie donc d'avoir posé cette question, parce qu'il y a certes de quoi angoisser, mais en même temps, c'est une invitation à se dire que cette angoisse doit être transformée en action. Il y a tant de choses à faire... Qu'en est-il de l'évolution du comité de suivi ? À l'issue d'une commission d'enquête, on se met d'accord, on fait un rapport, c'est joli, tout le monde est content. Très bien. Mais on ne doit pas en rester là. C'est pour cela que, à l'écoute des collègues membres de la commission d'enquête, j'ai voulu concrétiser la volonté de faire un suivi. Le comité de suivi inclut des députés mais il serait effectivement très intéressant d'y intégrer des sénateurs - en fait, j'attendais de voir ce que pouvaient être les retours sur ce sujet. Je suis ouverte à tout. L'important, c'est de continuer.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je suis un peu gêné par la définition même que vous donnez de la santé environnementale. En effet, si l'on prend en compte les aspects de la santé humaine et les maladies déterminés par des facteurs physiques, chimiques, biologiques, sociaux, psychosociaux et esthétiques de notre environnement, il ne reste pas grand-chose d'autre susceptible d'affecter la santé. Vous travaillez sur l'obésité, c'est un sujet majeur. Est-ce un sujet d'environnement ? Peut-être. Un sujet de société ? Certainement. Mais c'est aussi hélas une affaire simplement médicale, parce qu'il y a des situations où l'état de nos malades frappés d'obésité n'est pas la conséquence d'une mauvaise volonté de leur part, d'un comportement inadéquat ou d'un environnement hostile. Quant à la dimension esthétique de l'environnement, est-ce que l'on peut en arriver à établir un lien entre, par exemple, la prévalence de l'alcoolisme et un paysage dégradé ? À quoi tient le fait que l'alcoolisme est plus développé dans certaines régions de France que dans d'autres ? Je n'aurai pas la cruauté de donner les classements... Est-ce que l'on peut incriminer un environnement dont la luminosité plus faible entraîne une sorte de pessimisme, combattu par l'alcool ? Je trouve que votre définition aboutit à affaiblir l'impact de l'environnement. En effet, si vous prenez le métro de façon habituelle, vous avez beaucoup plus de chance d'être exposé à des particules de fer que dans la rue : le métro est l'endroit où il y en a le plus.
À plusieurs moments, vous avez évoqué la nécessité de faire converger les efforts de toutes les personnes qui réfléchissent sur le sujet. Je partage cet objectif. Vous avez parlé du CESER, qui est une institution sympathique où l'on échange beaucoup. Mais au moment de prendre des décisions, c'est le Conseil régional qui tranchera, pas le CESER. Au demeurant, comme vous le dites très justement, les régions n'ont pas la compétence santé.
Je retire de tout ceci le sentiment que « qui trop embrasse mal étreint ». On aimerait que ces considérations soient plus exigeantes et peut-être plus centrées sur des aspects vraiment environnementaux avant d'être sociétaux. L'environnement pèse évidemment sur la société - je ne vais pas reprendre ici la thèse d'André Siegfried sur l'influence supposée de la géologie sur le comportement des électeurs, caricaturée par la formule « le calcaire vote à gauche et le granit vote à droite ». Mais si l'on dit tout, on finit par ne rien maîtriser. C'est un peu mon inquiétude quant à la façon d'aborder le sujet.
Mme Michelle Meunier, sénatrice. - J'aurais voulu savoir si le projet de loi de finances pour 2022 contient des éléments qui vont dans le sens de vos recommandations.
Mme Sandrine Josso. - Pour l'instant, il n'y a rien de très clair ni de très enthousiasmant, mais je continue à regarder cela de près. C'est un vrai sujet et c'est pour cela que j'ai parlé du financement, qui est, comme on le dit souvent, le nerf de la guerre. En l'espèce, il n'y a pas de quoi être rassuré pour le moment.
Mme Elisabeth Toutut-Picard. - Le PNSE 4 affiche 90 millions d'euros de crédits alloués à la recherche sur l'exposome et à l'analyse préventive des signaux dans les territoires qui viendraient d'une mauvaise santé animale. On a donc enfin tiré quelques leçons de la crise de la Covid-19. Le manque de financement est l'une des faiblesses des PNSE précédents, mais ils pâtissaient aussi de problèmes méthodologiques. En effet, aucun critère d'évaluation des objectifs qualitatifs et quantitatifs n'avait été déterminé. J'ai été extrêmement insistante sur ce point pour l'élaboration du PNSE 4, qui est organisé autour de vingt actions. Nous devons être collectivement vigilants pour voir si cela va être effectif. Même si le PNSE 4 présente des lacunes, comme je l'ai bien signalé, il y a quand même des choses extrêmement intéressantes, et notamment la méthodologie des objectifs qualitatifs et quantitatifs. C'est le Haut Conseil de la santé publique qui a d'ailleurs éclairé les membres du GSE sur les améliorations à apporter en la matière.
La traduction de tout ceci se fait sur des lignes budgétaires. Le souci, c'est que ces lignes sont mêlées au budget de chacun des ministères, donc il faut les y chercher pour savoir ce qu'il en est. Comptez sur moi pour les pister, parce qu'effectivement, s'il n'y a pas d'argent, les actes ne peuvent pas suivre et l'on reste dans l'incantatoire.
Monsieur Longuet, je trouve votre interrogation extrêmement intéressante parce que cela renvoie à des problèmes existentiels. La question que vous avez formulée est en fait : « qu'est-ce qui rend un être humain heureux et, par conséquent, le rend malade ? » Quand l'OMS parle des éléments éthiques, esthétiques, psychosociaux, cela renvoie aussi au problème du bien-être psychologique. Qu'est-ce qui fait que l'on peut tomber malade parce qu'on n'est pas bien dans sa peau ? Vous parliez des problèmes de météo, de microclimat qui impactent sur les humeurs.
Pour l'obésité, c'est encore un autre problème, c'est certain.
Donc cela renvoie à un problème de prise en charge de l'adolescence, de l'état émotionnel, parce que cela intervient tout autant sur nos organismes, nos états émotionnels qu'une exposition à un facteur pathogène évident.
Mme Sandrine Josso. - Ce qu'a dit M. Longuet confirme que la santé environnementale touche aussi à l'épigénétique. C'est pourquoi la prochaine personne invitée par le comité de suivi est un professeur de l'Académie de médecine, Christian Giraud, qui nous parlera d'épigénétique.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Merci Mesdames pour cette présentation et cet échange. Vous avez l'une comme l'autre insisté sur l'importance du suivi de ce dossier. Parmi les recommandations que vous avez présentées, beaucoup ont un horizon de long terme, notamment pour ce qui concerne la gouvernance, la formation et le suivi. L'OPECST sera toujours prêt, toujours disponible pour suivre ces travaux et réaliser ainsi l'interface entre les questions scientifiques et les questions de politique, les questions de gouvernance, les questions de société que vous évoquiez si bien.
Audition de Mme Valérie Masson-Delmotte, co-présidente du groupe de travail n° 1 du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), sur le rapport Changement climatique 2021 : Base des sciences physiques (août 2021)
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Mes chers collègues, dans la deuxième partie de cette matinée, nous accueillons Madame Valérie Masson-Delmotte. Celle-ci est bien connue de l'Office puisqu'elle fait partie de notre Conseil scientifique, mais aujourd'hui, nous l'accueillons en sa qualité de coprésidente du groupe de travail n° 1 du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), qui consacre son activité aux bases des sciences physiques pour le climat.
Madame, vous avez présenté hier vos travaux, avec trois de vos collègues, devant la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale. C'est l'occasion de vous remercier une nouvelle fois pour le temps que vous consacrez à faire part des conclusions du GIEC à l'ensemble des responsables politiques. Votre groupe de travail a rendu public dans le courant du mois d'août ce qui sera sa contribution au sixième rapport global d'évaluation du GIEC. Les rapports des groupes de travail n° 2 et 3, qui compléteront celui du groupe n° 1, sont respectivement attendus pour février et mars 2022.
Le rapport dont nous allons discuter a été amplement commenté et il n'est pas ce que nous pourrions appeler un rapport rassurant. Il a fourni de nouvelles estimations de la possibilité que le réchauffement planétaire par rapport à l'âge préindustriel excède 1,5° C au cours des prochaines décennies. Il fait valoir qu'à moins de réductions immédiates, rapides et massives des émissions de gaz à effet de serre (GES), la limitation du réchauffement à 1,5° C ou même 2° C, à laquelle presque plus personne ne semble croire, sera hors de portée.
Cinq scénarios d'émissions de gaz à effet de serre ont été étudiés, des plus optimistes au plus pessimistes. Ils présentent des estimations de hausse de température d'ici à l'horizon 2100, de 1° C à 1,8° C pour le scénario optimiste, de 2,1° C à 3,5° C pour des scénarios intermédiaires, et de 3,3° C à 5,7° C pour des scénarios pessimistes. Les conséquences ne sont que trop connues depuis que vous les avez mises en évidence au sein du GIEC : aggravation et fréquence accrue d'événements climatiques extrêmes, perturbation du cycle de l'eau, moindre efficacité des puits de carbone, fonte des glaces, hausse du niveau de la mer, acidification des océans, etc. Certaines de ces modifications imputables aux émissions de CO2 sont irréversibles pour des siècles, voire des millénaires. Le réchauffement climatique est un sujet récurrent pour l'Office ; nous avons auditionné récemment le Haut Conseil pour le climat et nous avons aussi évoqué ces sujets lors d'une audition publique sur la recherche polaire.
Le message sous-jacent, la conclusion selon laquelle la limitation du réchauffement global requiert un arrêt drastique, rapide et durable de l'émission de dioxyde de carbone, de méthane ou d'autres gaz à effet de serre est une chose qui a été amplement discutée au sein du Parlement, donnant lieu à de nombreux débats, voire des polémiques, nous aurons l'occasion d'en reparler. Madame Masson-Delmotte, je vous donne maintenant la parole pour évoquer plus avant ces travaux très attendus du GIEC.
Mme Valérie Masson-Delmotte, coprésidente du groupe de travail n° 1 du GIEC. - Je souhaite d'abord rappeler les points clés des conclusions de ce rapport, en lien avec le « résumé à l'intention des décideurs ». Le rapport s'appuie sur l'évaluation des éléments de connaissance dans environ 14 000 publications scientifiques. Une analyse du CNRS montre une proportion importante de recherches françaises parmi ces publications.
Le rapport a été rédigé par 234 chercheurs originaires de 65 pays, dont une douzaine de chercheuses et de chercheurs français qui ont assuré différents rôles : auteurs principaux, éditeurs de la relecture ou coordinateurs de chapitre. La relecture est un point clé, car les rapports du GIEC ont vocation à faire le point sur l'état des connaissances de manière neutre, en faisant une évaluation rigoureuse, exhaustive, objective et transparente. La base, ce sont les publications scientifiques et les éléments scientifiques qu'elles contiennent. L'évaluation permet de distinguer ce qui est robuste, ce qui peut être émergent et ce pour quoi l'on peut voir, sur certains aspects, des limites à nos connaissances. Il faut alors cartographier ces limites. Par ce processus, les évaluations des rapports du GIEC contribuent à la maturation de l'état des connaissances. Les chapitres du rapport sont relus en deux étapes par les volontaires de la communauté scientifique, soit des milliers de personnes, et par les experts nommés par les gouvernements. Ceux-ci contribuent également à la relecture de la dernière version du résumé à l'intention des décideurs et participent à son approbation, ce qui permet de s'assurer que le résumé à l'intention des décideurs reflète de manière équilibrée les conclusions clés qui se dégagent de ce travail considérable et que celles-ci sont exprimées clairement. Tout ce long travail permet d'avoir un socle scientifique commun, reconnu par tous les pays et utilisé comme une référence, par exemple dans les négociations internationales sur le climat.
Premier constat : même si l'on sait depuis des décennies que le climat change, les changements climatiques en cours sont généralisés, du haut des montagnes, du sommet de l'atmosphère jusqu'au fond de l'océan, soit toutes les régions à la surface de la terre. Ils sont rapides par rapport à la variabilité naturelle du climat et ils s'intensifient. Dans leur ensemble, ces changements sont inédits au regard d'échelles de temps de quelques milliers d'années, tant en termes d'amplitude que de vitesse.
On observe dans l'atmosphère une augmentation de la température des basses couches, une augmentation de la quantité de vapeur d'eau et des changements dans sa circulation. Des modifications visibles affectent les zones enneigées et englacées : un recul de la glace de mer près de l'Arctique, un recul généralisé des glaciers, une baisse d'enneigement en moyenne montagne et autour de l'hémisphère nord, une fonte accrue des glaces du Groenland, un écoulement plus rapide de certains secteurs de l'Antarctique et un dégel des sols gelés, en montagne comme dans les régions polaires.
L'océan montre un réchauffement en surface et en profondeur, une acidification, une montée du niveau des mers et des déplacements d'espèces marines. Au-dessus des continents, on voit des changements dans la répartition des précipitations. On observe également un allongement de la saison de croissance des végétaux, un effet de verdissement, vu de l'espace, et dans certaines régions un brunissement et des déplacements d'espèces au-dessus des continents.
Prenons l'un des indicateurs de l'état du climat, à savoir les changements de température moyenne à la surface des continents et de l'océan ; c'est un indicateur pertinent, en particulier pour les conséquences à la surface du globe. Par rapport à la fin du XIXe siècle, qui est une approximation du climat préindustriel, le réchauffement se poursuit - la plage d'incertitude est présentée dans le rapport. Chacune des dernières décennies a successivement été la plus chaude et sur les dix dernières années, le réchauffement atteint en moyenne 1,1° C par rapport à 1850-1900. Si l'on compare ce réchauffement observé à des simulations climatiques qui prennent en compte les facteurs naturels comme l'activité du soleil ou l'occurrence d'éruptions volcaniques, aucun de ces facteurs naturels n'entraînerait un réchauffement et une accumulation de chaleur dans le système climatique. Si l'on prend en compte aussi les facteurs humains qui agissent sur le climat et perturbent le bilan d'énergie de la Terre, les rejets de gaz à effet de serre, les rejets de particules de pollution créant un « effet parasol », les modifications dans l'utilisation des terres qui vont jouer sur la réflexion du rayonnement solaire à leur surface, etc., le réchauffement simulé est alors comparable à celui qui est observé.
Enfin, si l'on met le réchauffement observé en perspective avec une reconstitution des variations historiques de température à la surface de la Terre, le réchauffement actuel est une rupture par rapport à un léger refroidissement intervenu au cours des derniers siècles et il est inédit à l'échelle de plus de 2 000 ans. En fait, on est en train de sortir de la plage de températures la plus chaude de la période interglaciaire actuelle, qui prévalait il y a environ 6 000 ans. Je précise qu'à l'échelle de notre espèce homo sapiens, la période la plus chaude connue était la précédente période interglaciaire, il y a environ 125 000 ans. Dans nos estimations, la plage de réchauffement était de l'ordre de 0,5° C à 1,5° C de plus que le climat préindustriel.
L'ampleur des changements, que ce soit leur vitesse ou l'état de nombreux aspects du système climatique, est sans précédent à l'échelle de centaines ou milliers d'années. Par exemple, nous ajoutons des quantités colossales de dioxyde de carbone dans l'atmosphère, environ quarante milliards de tonnes chaque année. De cette quantité, environ 56 % sont repris par la végétation des sols et par l'océan, ce qui conduit à son acidification. Le reste s'accumule dans l'atmosphère, en plus des émissions précédentes, et va avoir un effet à très long terme. Le niveau actuel de CO2 dans l'atmosphère est le plus élevé depuis plus de 2 millions d'années.
L'une des conséquences d'un climat qui change est la montée du niveau des mers. Elle résulte du fait que l'océan se réchauffe, donc gonfle, et de la fonte des glaciers avec des contributions majeures du Groenland et de l'Antarctique. Le niveau des mers a monté d'à peu près 20 centimètres au XXe siècle. Le rythme actuel est de l'ordre de 3,7 millimètres par an. Il y a eu une accélération depuis les années 1990 du fait d'une perte de masse croissante du Groenland et de l'Antarctique, au-delà de celle des glaciers et de l'expansion de l'océan. Le rythme de montée du niveau des mers et son amplitude est inédit depuis plus de 3 000 ans. De la même manière, on observe un recul des glaciers dans la plupart des régions du monde qui est sans précédent depuis plus de 2 000 ans.
Notre analyse des causes du réchauffement observé dû aux activités humaines s'appuie sur deux sources d'information.
Les premières sont des études d'attribution qui, en combinant simulation et observation, permettent de conclure sur le rôle de chaque facteur, naturel ou anthropique, dans le réchauffement observé. Pour expliquer celui-ci, notre meilleure estimation est que l'intégralité du 1,1° C observé est la conséquence de l'influence humaine sur le climat depuis la révolution industrielle, avec l'effet réchauffant des gaz à effet de serre - qui a continué à augmenter depuis notre précédent rapport de 2013. L'effet dominant, réchauffant, des gaz à effet de serre est en partie compensé par l'effet refroidissant des particules de pollution. Celles-ci renvoient vers l'espace une partie du rayonnement solaire, directement ou en favorisant la formation de certains nuages. Elles sont émises notamment quand on brûle des combustibles fossiles. Les politiques publiques ciblant la qualité de l'air, ces dernières années, ont conduit à une réduction des émissions de ces particules et une atténuation de leur effet de masque. Les évolutions ont été contrastées selon les régions : une forte hausse des émissions en Europe et en Amérique du Nord dans les années 1950 à 1980, puis une baisse. Actuellement, c'est une hausse dans d'autres régions, par exemple en Asie du Sud. Je précise que les particules restent concentrées près des zones industrialisées et elles retombent lorsqu'elles sont lessivées par les précipitations ; elles ont donc une durée de vie courte.
Nous prenons bien sûr en compte l'activité du soleil et des volcans. Ceci peut jouer d'une année sur l'autre, d'une décennie sur l'autre, mais n'explique en rien la tendance au réchauffement à l'échelle de plusieurs décennies qui est observée. Le rapport détaille le rôle de l'activité volcanique, parce que c'est le principal facteur de variabilité du climat à l'échelle des derniers siècles et parce qu'il est probable qu'il y aura prochainement une éruption volcanique majeure. Nous fournissons des éléments en ce sens.
Nous prenons aussi en compte la variabilité interne du climat et les échanges entre l'océan et l'atmosphère, qui sont dominants sur les variations d'une année à l'autre. C'est pour cela que l'échelle de temps d'une analyse du climat est de l'ordre de dix ou vingt ans. La variabilité interne ne joue en rien sur le réchauffement observé à l'échelle planétaire. Par contre, il est extrêmement important de la prendre en compte pour ce qui est de l'évolution du climat à l'échelle de la prochaine décennie et à l'échelle régionale. C'est ce que nous faisons également.
La deuxième source d'information est la compréhension du bilan d'énergie de la Terre, avec des progrès considérables dans la compréhension du rôle de chaque facteur et des rétroactions qui façonnent la réponse du climat. Les huit dernières années ont connu des avancées dans toutes ces directions, en combinant des éléments de connaissance théorique, des observations, des contraintes issues des climats passés et des travaux de modélisation du climat.
Les deux approches convergent quant au rôle dominant de l'influence humaine sur le réchauffement observé. Ceci permet de montrer que le premier facteur est les émissions humaines de dioxyde de carbone, dont 80 % à 90 % sont dus à la combustion du charbon, du pétrole et du gaz, le reste étant dû à la déforestation ou la destruction de tourbières.
Les émissions et la concentration du méthane dans l'atmosphère ont fortement augmenté au cours de la dernière décennie. Le méthane est un gaz à effet de serre puissant, même avec des quantités très faibles, et sa durée de vie dans l'atmosphère est de l'ordre d'une dizaine d'années. Le méthane est le deuxième contributeur au réchauffement observé. Il a aussi une forte influence sur la chimie atmosphérique et provoque notamment une augmentation de la concentration d'ozone près de la surface. L'ozone est un composé dont l'accumulation en surface peut être néfaste pour la santé humaine, mais également pour les écosystèmes. On en entend parler lorsqu'il y a des pics de pollution liés à l'ozone.
Les émissions soufrées associées aux particules de pollution dont je parlais précédemment sont le principal facteur de refroidissement.
L'infographie présente à l'écran montre les conclusions de l'évaluation pour chaque aspect des changements observés autre que les déplacements d'espèces. Un aspect marqué d'un petit symbole rouge signale que l'influence humaine sur le climat est le facteur principal des changements observés, à plus de 50 % ou parfois pour leur intégralité. Pour chaque aspect marqué d'un petit symbole orange, l'influence humaine est un contributeur au changement. C'est par exemple le cas du verdissement des surfaces continentales que l'on détecte par satellite ; en effet, des actions de gestion des terres, de forestation, d'irrigation ont aussi contribué à ce verdissement, en particulier en Asie. Le changement observé n'est donc pas ici simplement le résultat de l'influence humaine sur le climat planétaire.
Il est incontestable que les activités humaines sont à l'origine du changement climatique, c'est maintenant un fait établi. La compréhension du rôle de l'influence humaine est une avancée majeure de nos connaissances, non seulement pour les tendances à l'échelle planétaire mais aussi pour les événements spécifiques extrêmes, notamment les vagues de chaleur, les fortes précipitations et les sécheresses qui deviennent plus fréquentes et plus sévères. Vous voyez maintenant une représentation cartographique symbolique des extrêmes chauds dans les différentes régions du monde. La France est intégrée au figuré représentant l'Europe de l'Ouest ; elle est aussi concernée par le figuré de la région méditerranéenne et par ceux des « petites îles - Caraïbes » et du Pacifique. Notre évaluation ne va pas à l'échelle des petites îles de l'océan Indien, hors Madagascar, et le figuré « Amérique du Sud » concerne également la Guyane. Un figuré de couleur rouge symbolise une intensification des extrêmes chauds et le nombre de petits points noirs qu'il contient représente le niveau de confiance dans l'attribution à l'influence humaine sur le climat. Ce niveau de confiance est globalement très élevé en Europe comme dans la plupart des régions.
Il y a également une intensification des vagues de chaleur marines avec une conclusion similaire, donc des vagues de chaleur marines plus intenses, qui touchent des régions plus larges, qui durent plus longtemps et qui ont des effets dommageables sur les écosystèmes qui y sont sensibles. Il s'agit par exemple des récifs de coraux tropicaux marqués par les phénomènes de blanchiment ou de certains déplacements d'espèces marines qui conduisent à une baisse du potentiel de prise de pêche dans les régions tropicales.
Pour ce qui concerne les épisodes de très fortes précipitations, vous voyez beaucoup de régions montrant un figuré rayé ; c'est là où les résultats sont contrastés à l'échelle de la région. Certaines apparaissent en gris ; ce sont celles pour lesquelles les données ne sont pas suffisamment fines à l'échelle de l'heure ou de la journée, pour permettre de faire les analyses nécessaires. Les figurés verts concernent les régions pour lesquelles nous concluons qu'il y a une intensification des épisodes de précipitations extrêmes dus à l'influence humaine sur le climat. Cette conclusion est particulièrement robuste dans le nord de l'Europe, mais elle est également valable en Europe de l'Ouest. Je précise que pour la « région Méditerranée », c'est aussi le cas des épisodes cévenols, comme l'ont montré plusieurs travaux français.
Si l'on s'intéresse aux sécheresses, les régions dont le figuré est jaune sont celles où est observée une intensification des sécheresses, attribuée à l'influence humaine sur le climat. C'est particulièrement le cas dans les régions de climat méditerranéen, mais aussi en Europe centrale et sur le pourtour de la Méditerranée.
Globalement, l'influence humaine sur le climat, ce sont des tendances et des extrêmes, des événements composites comme des conditions météorologiques très chaudes, très sèches, avec des vents importants qui sont propices aux incendies. Ces événements deviennent plus fréquents, touchent des surfaces plus larges, des régions nouvelles, ou se produisent à des saisons différentes, sur une période plus large de l'année.
L'océan se réchauffe. Il accumule plus de 90 % de l'excédent de chaleur qui ne part pas vers l'espace du fait de l'influence humaine sur le climat. Il absorbe environ 23 % de nos rejets de dioxyde de carbone. Un océan qui est plus chaud est un océan dont les eaux de surface stagnent davantage et se mélangent moins bien à cause de gradients de densité qui changent. Ceci réduit le transport d'oxygène dans les premières centaines de mètres de hauteur d'eau. C'est une conséquence assez méconnue de l'influence humaine sur le climat. Tous ces facteurs affectent déjà la vie marine et les activités humaines qui en dépendent.
Comme l'a dit le président Villani en introduction, nous évaluons bien sûr l'état des connaissances vis-à-vis des futurs possibles. Nous le faisons à partir d'une large gamme de scénarios qui couvre des situations de très fortes ou fortes baisses d'émissions de gaz à effet de serre dans les années à venir, un scénario intermédiaire de stagnation au niveau actuel durant quelques décennies et des scénarios de hausse ou très forte hausse d'émissions de gaz à effet de serre.
Le travail sur les scénarios s'est développé dans la communauté scientifique mondiale, et le cycle actuel de rapports du GIEC montre un effort particulier pour utiliser des scénarios socio-économiques qui reflètent des narratifs contrastés sur le type de développement dans le monde ainsi que leurs implications sur les émissions de gaz à effet de serre et de polluants, la pression sur les terres, l'urbanisation, etc. Ces scénarios vont permettre de développer une analyse plus cohérente de la réponse du climat ainsi que des vulnérabilités de nos sociétés, donc des impacts d'un climat qui change. C'est l'objet du rapport du groupe de travail n° 2 du GIEC.
Le groupe n° 3 traite de la maîtrise des émissions de gaz à effet de serre dans le cadre d'un développement soutenable. Son rapport évalue des centaines, voire des milliers de scénarios de trajectoire d'émissions de gaz à effet de serre. Nous n'évaluons pas nous-mêmes leur faisabilité. Nous les utilisons pour comprendre leurs implications sur la réponse du climat, sur la manière dont la température à la surface de la Terre réagit quand on perturbe le bilan d'énergie de la Terre. Nous utilisons l'ensemble des travaux de modélisation publiés dans le monde. Une avancée majeure a consisté à réduire l'incertitude sur la réponse du climat. La variable est appelée « sensibilité du climat ». C'est elle qui permet de mesurer le réchauffement sur plusieurs siècles, quand la teneur en CO2 dans l'atmosphère double.
La notion de sensibilité du climat a été introduite dans les années 1970 et la plage d'incertitude évaluée était restée quasiment inchangée depuis, malgré les progrès des connaissances. La communauté scientifique, en particulier en recherche fondamentale sur le climat, a mobilisé l'ensemble des sources d'information : les contraintes issues des climats passés - climat glaciaire, climat géologique très chaud -, les contraintes issues des observations, et la compréhension de chaque boucle de rétroaction, avec une avancée considérable sur l'effet net amplificateur des nuages, même si cela reste le facteur principal d'incertitude sur la réponse du climat. Ces informations et cette évaluation les combinant toutes sont utilisées pour contraindre le résultat des modèles de climat. On ne présente pas un résultat brut de modélisation comme cela était le cas dans le passé. On présente le résultat d'une évaluation qui combine l'ensemble des sources d'information et qui permet de réduire quasiment d'un facteur deux la plage d'incertitude de chaque scénario.
Les scénarios d'émissions très basses ou basses de gaz à effet de serre montrent qu'un réchauffement se poursuit sur quelques décennies et se stabilise dans la deuxième moitié de ce siècle. Si les émissions stagnent au niveau actuel, le réchauffement continue tout au long de ce siècle et du siècle suivant. Les scénarios où les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent à augmenter de manière forte ou très forte montrent une accélération du rythme du réchauffement.
Il est extrêmement important de comprendre que la réponse climatique ne montre aucune inertie en matière de réchauffement de surface. Un réchauffement supplémentaire ne viendra pas d'un effet différé des émissions passées mais uniquement des émissions à venir. L'inertie ne résulte pas du fonctionnement du climat mais des infrastructures humaines : la durée de vie d'une voiture est quinze à vingt ans, la durée de vie d'un chauffage est trente ans, la durée de vie d'une centrale thermique est plusieurs décennies. Même dans les scénarios d'action rapide, immédiate et forte, les émissions dues aux activités humaines ne peuvent diminuer que graduellement et tant que ces émissions, en particulier de CO2, ne sont pas nulles, le climat continue à dériver. À court terme, pour la période 2020-2040, on estime que l'on va dans tous les cas atteindre un niveau de réchauffement de 1,5 degré en moyenne par rapport au climat préindustriel ; autrement dit, l'écart de température serait supérieur à 1,5 degré une année sur deux. Dans les scénarios d'émissions très basses, on pourrait dépasser temporairement, de manière faible, ce niveau puis y revenir. Dans un scénario d'émissions basses, on le dépasserait, mais on resterait sous 2 degrés de réchauffement. Ces deux seuils correspondent à l'objectif de l'accord de Paris sur le climat.
Regardons maintenant un scénario où les émissions mondiales stagnent au niveau actuel. Je précise que c'est ce qu'impliquaient entre 2020 et 2030 les promesses faites en 2015 dans le cadre de l'accord de Paris sur le climat. Au titre de la convention-cadre des Nations Unies pour le climat, on dispose depuis la semaine dernière d'une évaluation des promesses faites en 2021, où il manque celles d'un ensemble de grands pays émergents. Pour autant, les engagements révisés conduiraient d'ici à 2030, si tout est mis en place, à des émissions un peu plus basses que prévu précédemment, mais à cet horizon, les émissions mondiales de gaz à effet de serre seraient toujours stagnantes. Si une telle situation persiste pendant quelques décennies, le réchauffement dépasserait 2 degrés autour de 2050 et à la fin du XXIe siècle, la plage de réchauffement serait de l'ordre de 2,1 à 3,5 degrés avec un intervalle de confiance de 90 % et une meilleure estimation autour de 2,7 degrés ; ce serait plus de 3°C au début du siècle suivant.
À quoi ressemblent ces trajectoires ? Ici, je mets l'accent sur les émissions de dioxyde de carbone, mais dans le résumé à l'intention des décideurs et le rapport, vous trouverez une description des cinq scénarios sous l'angle des autres gaz à effet de serre et sous l'angle des émissions de soufre en lien avec les particules de pollution.
Je précise également que les scénarios d'émissions très élevées sont maintenant moins plausibles du fait des politiques climatiques, du fait des ruptures technologiques qui permettent de produire de l'électricité autrement qu'avec du charbon ou qui permettent de se déplacer autrement qu'avec du pétrole. Le scénario qui permet de contenir le réchauffement largement au-dessous de 2°C est celui des « très basses » émissions. Il repose sur une baisse de l'ordre de 2 % à 4 % chaque année des émissions de dioxyde de carbone et, pour l'effet net des activités humaines, le fait d'aller à des émissions nulles autour de 2050. C'est le scénario qui permet de rester largement en dessous de 2°C, de rester très proche d'1,5°C, en y revenant vers 2070, avec deux chances sur trois d'y parvenir.
Notre rapport fournit un ensemble d'informations qui peuvent être pertinentes par rapport aux volontés politiques de limiter l'ampleur du réchauffement climatique. Mais il fournit aussi des informations pertinentes pour comprendre quelle est la réponse du climat à différents niveaux de réchauffement climatique, qui seront atteints à différents horizons temporels, à court ou moyen terme, ou peut-être jamais atteints ou peut-être atteints si la réponse du climat sort de notre plage estimée la plus probable ou si les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent à fortement augmenter.
Plus le réchauffement est élevé en moyenne au niveau planétaire (les graphiques montrent les estimations faites pour 1,5° C, 2° C ou 4° C), plus il est élevé dans chaque région. Je souligne que le réchauffement est toujours plus prononcé au-dessus des continents que la moyenne planétaire ; nous sommes d'ailleurs déjà à plus de 1,5° C en France. Il est particulièrement fort dans les régions arctiques à cause de phénomènes locaux amplificateurs.
En ce qui concerne la répartition des pluies, un climat qui se réchauffe provoque une intensification des précipitations dans les régions froides et une diminution dans les régions de climat méditerranéen du fait de modifications dans la circulation atmosphérique de grande échelle. Vous pouvez noter que dans certaines régions aujourd'hui désertiques, comme le Sahara, la variation en pourcentage donne l'impression de changements importants, mais en valeur absolue, l'accroissement des précipitations y sera très limité. Il faut faire attention à ne pas se laisser abuser.
En ce qui concerne l'humidité moyenne des sols, une diminution résulte, dans certaines régions, de la baisse des précipitations et dans d'autres régions, notamment tempérées, d'une évaporation et d'une transpiration des sols plus importantes du fait du réchauffement de l'air. C'est pourquoi les zones concernées par une baisse graduelle de l'humidité des sols sont plus étendues que les zones où l'on attend une baisse moyenne de la quantité de précipitations. Cela concerne en premier lieu le pourtour de la Méditerranée, avec un mécanisme d'aridification, de perte graduelle d'humidité des sols qui s'intensifie pour chaque fraction de réchauffement supplémentaire. C'est aussi le cas dans certaines régions d'Amérique du Sud.
Le degré de confiance associé à ces résultats est systématiquement plus important pour tout ce qui touche à la température et plus limité, en particulier sur des mailles fines, régionales, pour tout ce qui touche aux précipitations. La hausse du réchauffement intensifie le cycle global de l'eau, pas uniquement l'intensité des précipitations moyennes mais aussi la variabilité des précipitations, avec notamment un renforcement des saisons et des événements très humides ou très secs. Le rapport y consacre un chapitre entier.
Ce type d'information est extrêmement important, en particulier pour anticiper sur la gestion de l'eau, mais aussi sur des enjeux croisés qui touchent par exemple aux contraintes liées à l'eau en rapport avec les pratiques agricoles. Le message important est qu'un certain nombre de changements régionaux ou globaux s'amplifient en relation directe avec le niveau de réchauffement planétaire. C'est le cas de la fréquence et de l'intensité des extrêmes chauds, des extrêmes de précipitation, des sécheresses liées à l'humidité des sols dans certaines régions, de la proportion des cyclones tropicaux les plus intenses. On ne s'attend pas à une augmentation de la fréquence des cyclones tropicaux, mais plutôt à une diminution ; en revanche, on verrait une proportion plus élevée des cyclones les plus intenses en termes de vitesse de vent ou de quantité de pluie, et un déplacement de leurs rails affectant davantage de nouvelles régions, ainsi que des mécanismes d'intensification rapide qui peuvent être importants à anticiper pour les systèmes d'alerte précoce. On s'attend également à voir s'amplifier l'occurrence d'événements qui sont aujourd'hui extrêmement rares, avec des conditions propices aux incendies de forêt très sévères et des effets composites, par exemple en matière de submersion côtière. L'effet de la montée du niveau des mers augmente les records de hauts niveaux marins lorsqu'une tempête et une marée haute se conjuguent à des records de précipitation sur le continent voisin ; ceci peut donner lieu à des inondations duales, à la fois par submersion marine et par ruissellement fluvial.
Pour donner un exemple, les vagues de chaleur qui se produisaient sur les continents une fois en cinquante ans entre 1850 et 1900, sont aujourd'hui cinq fois plus fréquentes et celles qui se produisent aujourd'hui tous les cinquante ans sont plus intenses. Cela passe à 9 fois en cinquante ans pour un monde plus chaud de 1,5 degré et 14 fois en cinquante ans pour un monde plus chaud de 2 degrés. Quand on parle de changement climatique, la réponse du climat est quelque chose de graduel, mais quand on la perçoit là où l'on vit, il s'agit en fait des événements de ce type-là, soit totalement inédits par leur amplitude, soit de plus en plus fréquents.
D'autres facteurs réagissent aussi directement au réchauffement : le recul de la banquise dans l'Arctique, le manteau neigeux en moyenne montagne et le dégel des sols gelés en montagne et en Arctique. Du côté de l'Arctique, les sols gelés en surface sur trois mètres de profondeur perdront environ un quart de leur superficie par degré de réchauffement. C'est l'estimation que nous sommes capables de fournir et nous prenons en compte l'état des connaissances sur le dégel, vis-à-vis des flux de gaz à effet de serre, dans l'analyse des budgets carbone résiduels.
Le changement climatique affecte toutes les régions de la Terre de multiples façons. Ces changements s'accentuent avec la poursuite du réchauffement. Dans le rapport, nous avons cartographié les caractéristiques du climat, dont on sait qu'elles sont facteurs d'impact quand elles croisent une exposition, des vulnérabilités, des limites de tolérance ou d'adaptation. Ce sont des tendances, des extrêmes, des indices associés à des seuils de tolérance. Par exemple, il existe des seuils de tolérance par rapport à des extrêmes chauds et humides pour le travail physique en extérieur ou une activité physique intense en extérieur. En Europe, ce type d'extrême, qui dépasserait des seuils de tolérance pour certaines activités agricoles, pour les rendements et aussi pour le travail physique en extérieur, serait fréquemment atteint dans un monde qui se réchauffe d'environ 2 degrés. C'est déjà le cas dans certaines régions tropicales. Vous trouverez dans le rapport, pour chaque région, pour chaque sous-région, une analyse de ces facteurs climatiques générateurs d'impact, en fonction du niveau de réchauffement planétaire. Plus le curseur sera élevé au niveau planétaire, plus il y aura de multiples changements simultanés dans chaque région et ces changements seront plus généralisés ou plus prononcés avec des niveaux de réchauffement plus élevés.
Les spécialistes de biodiversité regardent non seulement l'ampleur des changements mais aussi leur vitesse, parce que la réponse des écosystèmes fait intervenir des questions de vitesse de déplacement. Cela fait partie des aspects que l'on a partiellement évalués dans notre rapport et qui seront couverts de manière beaucoup plus approfondie dans le rapport du groupe n° 2, sous les aspects croisés climat et biodiversité.
Le rapport fonde ses analyses sur un découpage du globe terrestre en grandes régions. Le GIEC a rendu public un atlas interactif qui permet de visualiser les données de ces facteurs d'impact, pour les caractéristiques climatiques dans chaque région, pour différentes saisons, etc. On peut visualiser ce que l'on souhaite en fonction de l'horizon temporel, du niveau de réchauffement ou du scénario. On peut aussi récupérer les données sur son ordinateur personnel. Nous pensons qu'il est extrêmement important de mettre à disposition les données qui sont évaluées dans notre rapport. Environ un tiers du rapport est consacré aux informations régionales parce que ce niveau est particulièrement critique pour l'analyse de risques et parce qu'elles peuvent être combinées à d'autres sources de données, d'informations et de réflexions pour la construction de stratégies d'adaptation.
Les spécialistes de l'analyse de risques nous ont demandé de ne pas regarder seulement les moyennes, mais aussi les queues de distribution, c'est-à-dire les événements à faible probabilité d'occurrence, mais potentiellement à très fort impact. C'était une attente très claire de leur part.
Certains phénomènes réagissent directement au niveau de réchauffement, mais d'autres montrent une irréversibilité très prononcée. Par exemple, les glaciers d'aujourd'hui ne sont pas ajustés au climat d'aujourd'hui. Ils vont donc continuer à reculer jusqu'à s'ajuster si la température ne change plus. Cela peut prendre plusieurs décennies. Pour l'océan profond, pour les calottes de glace, le Groenland et l'Antarctique, le temps d'ajustement est de l'ordre de plusieurs siècles à plusieurs milliers d'années. On s'attend à ce que la température dans les profondeurs de l'océan augmente d'un facteur 2 à 8. De plus, au cours de ce siècle, on s'attend à la poursuite de la fonte du Groenland, à la poursuite d'un écoulement plus rapide de certains secteurs de l'Antarctique, parce que l'océan plus chaud en dessous amincit les parties flottantes et facilite l'écoulement. Mais nous avons des incertitudes très grandes sur l'identification de seuils pouvant conduire à des accélérations et des changements irréversibles à l'échelle de plusieurs siècles et plusieurs millénaires.
Nous comprenons que ces seuils peuvent exister, mais il est très difficile de les identifier précisément. Nous analysons ce à quoi ces mécanismes, s'ils se déclenchaient, pourraient conduire en termes de rythme d'élévation du niveau des mers à l'échelle du prochain siècle. Il est certain que la montée du niveau des mers va se poursuivre à des échelles de temps de l'ordre du siècle et du millénaire. Par contre, le rythme et l'ampleur vont dépendre des émissions de gaz à effet de serre. Cette conclusion est une avancée majeure, cohérente avec notre estimation de la réponse du climat et en lien avec une bien meilleure compréhension des effets croisés entre le bilan d'énergie de la Terre et le bilan du niveau des mers.
Dans les scénarios d'émissions les plus bas, le niveau des mers en 2100 monte de 50 centimètres par rapport à 1900, avec une accélération ; dans la plage probable la plus haute du scénario le plus haut, on arrive à un mètre de hausse du niveau des mers à la fin de ce siècle. Et si des processus d'instabilité de calotte se déclenchent, nous évaluons l'ordre de grandeur de la contribution qui est physiquement plausible à l'échelle d'un siècle.
La plupart des régions du monde, en particulier en Europe, sauf la mer Baltique, verront une montée du niveau des mers dont le rythme sera à plus ou moins 20 % près celui de la montée au niveau planétaire. La NASA a croisé notre évaluation avec la base de données des stations de mesure du niveau marin, qu'on appelle des marégraphes, afin de projeter la hausse locale pour ces marégraphes. Celle-ci est cohérente avec l'évaluation de notre rapport. Là aussi, il s'agit d'un outil interactif qui s'appuie sur les jeux de données de ce rapport.
Si l'on regarde à l'horizon 2300, dans le scénario compatible avec une stabilisation du réchauffement au-dessous de 2 degrés, la plage d'incertitude s'étend jusqu'à une élévation de trois mètres ; dans le scénario de très fortes émissions de gaz à effet de serre, la plage d'incertitude s'étend de deux mètres à sept mètres et l'on ne peut pas exclure que la valeur maximale soit double.
Il est important de comprendre que, même s'il y a un effet irréversible du fait du temps de mélange de l'océan profond, des temps d'ajustement, de recul des glaciers et des calottes polaires, ces changements peuvent être ralentis et ceux qui sont directement liés au niveau de réchauffement peuvent être arrêtés si on limite le réchauffement à la surface de la Terre. Plus on tarde à le faire, plus on va devoir vivre avec des changements croisés et croissants.
Le rapport confirme qu'il y a une relation linéaire étroite entre le cumul des émissions mondiales humaines de CO2 - les émissions historiques et futures - et la hausse de la température. Cette relation quasi linéaire est le résultat de processus complexes mettant en jeu des mécanismes de compensation. Ceci établit un lien entre un niveau de réchauffement, assorti de la probabilité de contenir le réchauffement à ce niveau-là, et une plage de budget carbone résiduel. Une figure présentée dans nos « questions fréquentes » met en regard la quantité cumulée de CO2 émise du fait des activités humaines entre 1750 et 2019, la plage d'incertitude sur les facteurs hors CO2 et les budgets carbone résiduels qui permettraient de contenir le réchauffement à un niveau très proche de 1,5 degré ou de 2 degrés, avec respectivement une chance sur deux ou deux chances sur trois d'y parvenir. Je rappelle que les émissions annuelles de CO2 sont de l'ordre de quarante milliards de tonnes en moyenne ces dernières années.
Pour limiter le réchauffement de la planète d'un point de vue de la physique du climat, la première condition consiste à stabiliser la quantité cumulée du CO2 émis. C'est bien sûr viser le « net zéro CO2 » en 2050, mais pas seulement : c'est aussi réduire dès maintenant, année après année, les émissions de CO2, et pas simplement formuler de vagues promesses. La deuxième condition est de réduire fortement les émissions des autres gaz à effet de serre qui ont des caractéristiques différentes. Nous soulignons le rôle tout particulier du méthane, parce que les actions visant à réduire la pollution atmosphérique, qui est toxique pour la santé humaine, en réduisant les rejets de particules de pollution font que l'on perd leur effet d'écran, leur effet refroidissant. Comme le méthane a une durée de vie courte dans l'atmosphère, de l'ordre de dix ans, et qu'il contribue fortement au réchauffement, réduire maintenant, rapidement et de manière ambitieuse, les émissions de méthane permet de gagner sur les deux tableaux, sur la partie réchauffement et également sur la partie qualité de l'air. En effet, le méthane a un rôle important pour réduire la quantité d'ozone à la surface du sol, et donc limiter l'occurrence de pics d'ozone.
Dernière chose : à quelle vitesse discernera-t-on les bénéfices comparés des scénarios de forte baisse et des scénarios de forte hausse des émissions de GES ?
Vous le savez, les confinements, du fait de la pandémie, ont conduit à des baisses temporaires des rejets polluants, avec des effets immédiats sur la qualité de l'air, et des émissions de CO2. On est ensuite revenu à la situation antérieure, parfois même avec des effets rebonds, parce qu'il n'y a pas eu de changements structurels sur les infrastructures émettrices. Ce dont parle le rapport, ce n'est pas ça. Ce sont des baisses structurelles, plusieurs années de suite. On en verrait les bénéfices en quelques années, tant sur la concentration de gaz à effet de serre dans l'atmosphère que sur la qualité de l'air, du côté des aérosols et du méthane. En ce qui concerne la tendance au réchauffement global, on ne discernerait l'effet sur le climat qu'à l'échelle d'une vingtaine d'années, du fait de la variabilité annuelle de la température à la surface de la Terre.
Le rapport souligne à quel point le climat que nous allons connaître à l'avenir, à court, moyen et long terme, dépend des décisions que nous prenons tous maintenant. Il met à disposition le résultat de cette évaluation scientifique, avec un résumé à l'intention des décideurs qui a été approuvé par les représentants de l'ensemble des pays du monde et qui constitue un socle commun. Il propose un résumé technique, souvent très utilisé par les conseillers techniques, les ingénieurs dans différents secteurs d'activité et qui permet, en une centaine de pages, d'avoir un point sur le climat global, les processus et l'évolution du climat à l'échelle régionale. Le rapport inclut des chapitres détaillés. Pour l'instant, ce sont des brouillons qui ne sont pas mis en forme, mais qui sont accessibles en anglais dans leur version scientifique définitive. Il a été créé une classe interactive, des « questions fréquentes » avec des réponses pédagogiques et des fiches régionales sur lesquelles je veux mettre l'accent. Celles-ci permettent, soit par grande zone géographique, soit par zone thématique (montagnes, océan, régions polaires, zones urbaines, etc.) d'avoir en deux pages un point pertinent sur l'état des connaissances relatif à ces différentes zones. Nous sommes également en train de préparer des fiches de synthèse par secteur d'activité, parce que l'on nous a indiqué que ce serait extrêmement utile d'aider les acteurs et les décideurs intéressés à trouver très vite l'information pertinente pour eux.
Je souhaite enfin mentionner l'appui constant que m'a apporté le gouvernement français pour la préparation de ce rapport, pour mon équipe, hébergée à Paris-Saclay, qui m'a aidée dans toutes les étapes et pour le travail colossal des auteurs et des relecteurs du rapport, dans un contexte de pandémie. Pour vous en donner une idée, l'approbation du rapport s'est faite pour la première fois par visioconférence avec les représentants de tous les pays, donc des centaines de délégués nationaux d'un côté, et de l'autre des représentants des rédacteurs du rapport, des auteurs, plusieurs dizaines de personnes. Il a fallu 186 heures de visioconférence sur deux semaines pour parvenir à ce résumé pour les décideurs qui est très clair et fidèle en toute part à ce que les auteurs de ce rapport voulaient communiquer largement.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je vous remercie beaucoup pour cette présentation qui va servir de base à l'échange qui va s'ouvrir. Le député de l'Essonne que je suis ne peut qu'apprécier la mention de Paris-Saclay que vous avez faite en fin d'exposé. Je salue à cette occasion le Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement (LSCE) et votre collègue Sophie Szopa qui m'a accueilli récemment, avec ma collègue Delphine Batho.
M. Jean-Luc Fugit, député, vice-président de l'Office. - Merci Madame Masson-Delmotte pour votre présentation, que je qualifierai de riche, de complète, d'utile, je dirais même de stimulante et nécessaire. J'ai deux remarques et deux questions.
Je suis ravi que l'on puisse rappeler les enjeux croisés entre climat et pollution de l'air, comme vous l'avez fait, en voyant les éventuels effets antagonistes, puisque tout n'est pas linéaire, loin s'en faut, dans la chimie de l'atmosphère. C'est aussi en tant que chimiste et président du Conseil national de l'air que je m'exprime. Ces enjeux croisés apparaissent particulièrement complexes, comme j'avais pu l'étudier il y a plus d'une vingtaine d'années, pendant mon doctorat.
Je suis satisfait de voir que vous mettez en avant l'appui constant du Gouvernement à vos travaux. C'est bien de le savoir, c'est bien aussi de le dire dans un monde où la critique est toujours facile.
Tout ce que vous avez expliqué est remarquable et très intéressant. Je voudrais cependant revenir sur le volet agricole. Comme d'autres domaines, l'agriculture est à la fois responsable et victime des phénomènes de pollution de l'air ou d'évolution climatique. On a parfois tendance, je le vois notamment pour la pollution de l'air, à dire que l'agriculture pollue, que l'ammoniac participe à la formation des particules fines, etc. C'est vrai, mais l'agriculture peut aussi voir les rendements agricoles chuter de 20 à 30 % du fait de pics réguliers de pollution à l'ozone. Donc on est toujours dans la dualité responsable et victime, comme chacune et chacun d'entre nous, en fait.
Sur ce volet agricole y a-t-il des études ou des scénarios prospectifs assez précis pour éclairer ce qui pourra se passer dans les années qui viennent, en lien avec l'évolution de la population mondiale et la nécessité de nourrir correctement toute l'humanité ? On voit ici les questions sous-jacentes de la place de la viande et de la place de l'élevage, et donc le lien immédiat avec l'impact environnemental de l'agriculture.
Votre rapport me faisait penser à un petit échange que j'ai eu ce dimanche dans une commune de ma circonscription avec des acteurs impliqués sur les mobilités plus propres. Il y avait un stand de la Fresque du climat, que tout le monde connaît bien ici. Je me pose toujours la même question : comment fait-on pour mettre la science au-dessus des croyances ? Ce n'est pas que pour les vaccins que je dis cela. Je voudrais connaître votre vision de grande scientifique, qui pourrait nous donner des pistes. Comment fait-on pour embarquer les citoyens dans l'action, à partir d'une connaissance et non à partir de simples croyances ?
M. Bruno Sido, sénateur. - Je ne fais pas partie des climatosceptiques, parce que je suis agriculteur et que je vois comment les choses évoluent depuis une quarantaine d'années, mais je voulais vous poser une question assez simple. Vous dites que l'augmentation de la température a déjà dépassé 1,5 degré et qu'il faut agir vite. Vous avez parfaitement raison. Imaginez un instant tous les pays du monde - qui ont dit beaucoup de choses au moment de l'accord de Paris - nous dire : « c'est à vous, les Occidentaux, au sens large du terme, de faire des efforts, ce n'est pas à nous, puisque nous sommes encore en train de brûler du bois pour faire la cuisine. » Par conséquent, quelle est selon vous la faisabilité d'un effort mondial - il ne peut pas être que français ou même européen - pour tenir non plus ce 1,5 degré, si j'ai bien compris, mais ces 2 degrés ? Pensez-vous que cela est possible ? À quel coût ? Ce que vous nous avez annoncé, qui est vrai, est très probablement dramatique. Comment peut-on s'en sortir ? Très honnêtement, je ne vois pas très bien l'Afrique, l'Inde, la Chine et beaucoup d'autres pays faire les efforts nécessaires.
Mme Michelle Meunier, sénatrice. - Merci Madame pour vos propos très clairs, construits de manière pédagogique. J'ai une question pour l'étape suivante. Avez-vous une idée des indicateurs ou des secteurs sur lesquels vous allez développer vos analyses ? Est-ce que vous avez un domaine plus précis sur lequel vous allez vous pencher ? J'aurais voulu savoir comment vous allez continuer ce travail important et si vous pensez faire un lien avec le sujet, abordé dans la première partie de notre réunion, de la santé environnementale.
M. Pierre Ouzoulias, sénateur. - Merci beaucoup, Madame, pour la qualité de votre propos et sa pédagogie. J'ai lu plusieurs fois ce rapport, mais à vous écouter, il apparaît encore plus clair et plus inquiétant. Je ne suis pas tout à fait optimiste sur la capacité des sociétés humaines à mettre en place les recommandations les plus sévères que vous proposez. Donc j'aimerais savoir si l'on ne peut pas aller plus loin dans l'analyse géographique des conséquences du réchauffement, et notamment de la montée des eaux. Vous nous présentez des grandes régions, mais est-ce qu'on ne peut pas tenter le même travail à l'échelle de la France ? Je suis archéologue et j'ai travaillé sur les conséquences du petit optimum climatique du début du premier millénaire, aux premier et deuxième siècles après Jésus-Christ. Je prends juste un exemple, celui du Golfe des Pictons. C'est un vaste golfe qui fait qu'au premier siècle avant Jésus-Christ, la mer va jusqu'à Niort. D'après ce que vous nous montrez, je pense que l'on pourrait retrouver dans quelques années une configuration du trait de rivage comparable à celle que l'on a connue au premier siècle avant Jésus-Christ, c'est-à-dire que la totalité du parc naturel régional du Marais poitevin serait complètement sous les eaux.
D'un point de vue pédagogique, il serait important de montrer aux populations, concrètement, ce qui va se passer dans leur vie quotidienne dans un avenir très proche, parce qu'on le sait désormais. Cela permettrait par ailleurs aux pouvoirs publics d'anticiper des déplacements de population tel que notre pays n'en a pas connus depuis très longtemps pour faire face à quelque chose qu'aujourd'hui j'estime malheureusement complètement inexorable.
Pour forcer le trait, est-ce qu'on peut montrer aux populations le trait de côte sur une carte au 25 millième, en fonction des différentes hypothèses que vous nous avez présentées ?
Mme Huguette Tiegna, députée. - Je vous remercie pour la présentation de ce rapport qui est intéressant et qui, une fois de plus, alerte les pouvoirs publics. Ma question concerne les solutions fondées sur la nature, parce que le biomimétisme est un sujet sur lequel l'OPECST prépare une note scientifique. Quelle a été la place de cette démarche dans vos différents rapports et recherches ? Comme vous le savez, l'écologie engage tout le monde et chacun doit y contribuer. Au lieu de parler de décroissance, on peut s'inspirer des solutions que la nature nous a données depuis des siècles et des millénaires, pour faire en sorte que l'économie devienne vertueuse.
M. Gérard Longuet, sénateur, premier vice-président de l'Office. - Je vous ai écoutée avec un intérêt considérable parce que pour la première fois, le GIEC est pour moi incarné dans une personne physique engagée dans une réflexion, dans une carrière universitaire, dans un débat. Et cette humanisation du GIEC renforce sa crédibilité politique. Si je réagis en tant qu'homme politique, je trouve que votre chemin est extraordinairement étroit dans la communication. Pourquoi ? Parce que si vous n'alertez pas, il y aura un désintérêt pour le sujet, et si vous découragez, il y aura aussi un désintérêt. Les instances internationales doivent avoir l'habileté de montrer que tout ce dont vous avez parlé est réellement grave et qu'une issue est cependant possible.
Nous, hommes politiques, quelles que soient nos convictions, nous devons demander à notre « marché », c'est-à-dire à nos compatriotes électeurs, un certain nombre d'efforts si nous voulons faire changer les choses. Il y a deux obstacles à ces efforts. Le premier est le fatalisme, qui serait évidemment tragique. Le second est le renoncement, dire que de toute façon, ce n'est simplement pas possible. Cela renforce évidemment le fatalisme.
Bruno Sido a évoqué l'un des aspects politiques de la question. Je voudrais vous faire partager une observation. La France émet chaque année 400 millions de tonnes de CO2 anthropique, soit 1 % de la production mondiale. Nous sommes très désireux de faire notre part du chemin vers un avenir décarboné et un peu découragés à l'idée que nous ne faisons qu'1 % de la production mondiale.
Ce que je retiens de votre intervention, le plus positif, qui me permettra de susciter autour de moi l'adhésion à une action plus énergique, est qu'il n'y a pas d'inertie en matière de climat. Il y a des secteurs où le retour à une harmonie préexistante est plus long. Mais en vous écoutant, on sent bien que si l'on parvient à limiter significativement ou annuler les émissions de CO2 anthropique, il n'y a pas d'inertie climatique et nous pouvons espérer casser un mouvement à des échéances qui restent inscrites dans des temps politiques. Je veux dire par là que nous ne le ferons peut-être pas pour nous-mêmes, mais pour nos enfants et nos petits-enfants. C'est mobilisateur.
J'attire votre attention sur le fait que vous devez avoir un discours qui en même temps alerte et mobilise, et non un discours qui décourage. J'ai vraiment le sentiment que vous aviez à cet instant un discours mobilisateur parce que l'idée que les efforts à consentir puissent être utiles apparaît très nettement.
Ma question prolonge celle de Bruno Sido. La photosynthèse, qui en quelque sorte nourrit l'agriculture, peut-elle constituer un puits de carbone significatif, sachant que ce n'est pas une façon de faire disparaître le carbone, mais bien de le stocker ? De ce point de vue, j'ai d'ailleurs un vrai problème avec les pays du Tiers-Monde : ils ont envie, comme nous l'avons fait au Moyen-Âge, de défricher et de remplacer des arbres qui stockent le carbone par des plantations qui nourrissent et qui accessoirement, enrichissent. Je voudrais savoir quelle est votre vision de l'agriculture comme puits de carbone.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Mes premières questions vont porter sur la structure du rapport et de l'action du GIEC. Pouvez-vous nous rappeler brièvement comment sont nommés, sélectionnés, désignés les scientifiques qui écrivent ou coécrivent le rapport ? Par quel processus avez-vous été désignée co-présidente du groupe de travail ? Pouvez-vous préciser si une quantité significative de pays ou si tous les pays qui comptent ont approuvé le rapport ? Qui sont les représentants des pays ? Est-ce qu'il s'agit de représentants des chefs d'État ?
J'ai aussi quelques questions plus techniques sur les rapports du GIEC. Le sixième rapport est donc en train de s'annoncer. Que peut-on dire rétrospectivement des précédents rapports ? Dans quelle mesure les diagnostics se trouvent-ils changés ou confirmés ? Que peut-on dire aussi sur la façon dont les conclusions sont formulées ? Vous parlez du calibrated language, le « langage calibré » du GIEC, avec des expressions en italique qui parlent de probabilités. Certains récits des premières tentatives des scientifiques pour se mettre d'accord sur le message à délivrer aux politiques, notamment celui du livre de Nathaniel Rich Perdre la Terre, montrent la façon dont ils se déchirent sur le fait d'employer certains termes : certitude, probabilité, est-ce que quelque chose va arriver, etc. Ces récits montrent que, dans les années 1980, la communauté scientifique ne parvient pas à s'accorder sur le ton à employer vis-à-vis des politiques pour décrire le degré de fiabilité des connaissances. Est-ce qu'on peut dire que l'on a maintenant convergé vers une solution satisfaisante, vers un équilibre ?
Est-ce que vous identifiez des limites, technologiques ou scientifiques, par rapport à ce qui vous permet de poser votre diagnostic ? Est-ce que, au contraire, les questions liées au diagnostic sont désormais matures et est-ce que le facteur limitant de la lutte contre le réchauffement climatique est plutôt sur les mesures à prendre, la coopération ?
Pouvez-vous préciser ce que l'on entend exactement par température moyenne ? S'agit-il d'une estimation de la moyenne surfacique autour du globe ? d'une moyenne mathématique de certaines stations ? d'autre chose ?
Quelque chose semble particulièrement important, à savoir une démonstration irréfutable de l'effet humain du réchauffement. Vous dites qu'en faisant une simulation, une modélisation qui tient compte de tous les paramètres sauf des activités humaines, on n'arrive pas à reproduire ce qu'on observe tandis que si l'on fait la simulation en intégrant les activités humaines, elle correspond aux observations. Est-ce bien sur la base de techniques récentes ? Peut-on considérer qu'il s'agit d'une preuve irréfutable de l'effet anthropique ?
Malgré les conclusions toujours plus précises du GIEC, certaines personnes continuent de dénoncer ses conclusions. Je pense au courant dit climato-réaliste avec des figures comme Benoit Rittaud, Christian Gerondeau ou François Gervais, dont on trouve encore les ouvrages dans les librairies. Ces personnes insistent sur plusieurs éléments que je vous propose de commenter. Parmi les arguments qu'ils utilisent, l'un dit qu'il y a eu des variations de température dans le passé et qu'il y en aura dans le futur. Un autre affirme que les variations de la concentration en carbone dans l'atmosphère suivent les variations de température au lieu de les précéder ; il remet donc en cause la relation de causalité et la remplace par une simple corrélation. Les climato-réalistes disent également que le réchauffement climatique était plus faible dans les trois décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale qu'auparavant, alors que c'est justement à ce moment-là que les émissions de CO2 ont été les plus importantes. Ils contestent donc la relation directe que le rapport du GIEC affirme entre le CO2 et l'augmentation de température.
J'aimerais que l'on revienne sur l'inertie climatique. Vous avez dit que l'inertie ne vient pas des mécanismes climatiques mais des infrastructures, mettant l'accent sur le lien entre les émissions et nos systèmes de production. J'ai lu récemment un article de Christophe Cassou dans Carbon brief sur ce sujet, qui parle effectivement d'une certaine réactivité du climat en tant que tel. Cependant, j'ai eu aussi connaissance, l'an dernier, d'une conférence de Jean Jouzel qui semblait parler d'inertie climatique. Je le cite ici : « Ce qui va se passer dans les prochaines décennies, d'ici 2040-2050, ne dépend pas de ce que nous allons émettre comme gaz à effet de serre sur cette période. En fait, le climat d'ici 2050 est déjà joué, tout simplement parce qu'il dépend largement des gaz à effet de serre qui sont déjà dans l'atmosphère. » Cette prise de position de Jean Jouzel semble être en contradiction avec ce que je retiens de votre exposé. J'aimerais bien avoir des éléments de clarification là-dessus. C'est important pour le politique, car c'est un message tout à fait différent de dire que la limitation du réchauffement dépend directement de ce que l'on va émettre maintenant où de ce qui a déjà été émis il y a vingt ans. C'est complètement différent au vu de l'échelle de temps des mandats politiques et des projets de transformation.
Il y a eu toutes sortes de débats sur les puits de carbone. Récemment, on a dit que la forêt amazonienne était en train de perdre ou avait déjà perdu son rôle de puits de carbone. Que peut-on dire sur les puits de carbone naturels et sur la façon dont nous devons gérer ou dont nous gérons les forêts ? Tout récemment, des critiques se sont exprimées sur la tendance consistant à augmenter l'usage du bois dans le bâtiment. Elle se fonde sur des différences supposées entre les forêts anciennes et les forêts jeunes pour le stockage du carbone, le potentiel des jeunes forêts étant dit insuffisant. Selon ces critiques, si l'on augmentait fortement l'usage du bois dans le bâtiment, ce pourrait être contre-productif. Il y a eu aussi du buzz sur les nouvelles technologies de capture de carbone dans l'atmosphère et sur l'usine Orca, en Islande. C'est une très grosse installation qui donne un résultat relativement modeste, puisqu'elle absorbe l'équivalent des émissions carbone d'un village de 400 habitants. Certains prédisent cependant que c'est le premier pas vers des techniques d'absorption de carbone à grande échelle. Quel est le potentiel des techniques de captation du carbone ?
Pouvons-nous refaire le point sur la question de l'eau en Méditerranée, les précipitations et les sécheresses ?
Enfin, comment le GIEC évalue-t-il la politique de la France et celle de l'Europe en matière de réduction des émissions de gaz à effet ?
Mme Valérie Masson-Delmotte. - Si je repars des premières questions, le rapport aborde effectivement les enjeux croisés entre climat et pollution de l'air, dans un chapitre dédié dont l'une des coordinatrices a été Sophie Szopa, chercheuse française, qui est centré sur les composés à courte durée de vie. Dans ce domaine-là, il y a également des enjeux forts sur l'amélioration des inventaires et un groupe de travail du GIEC porte les méthodologies visant à définir les inventaires d'émissions. Chaque pays rapporte ensuite ses inventaires nationaux d'émissions de GES de manière cohérente avec ce cadre méthodologique. Ce groupe va également travailler sur les composés à courte durée de vie pour lesquels, dans de nombreuses régions du monde, on manque d'observations.
J'ai souligné l'appui du gouvernement français. Je suis mise à disposition du GIEC par mon employeur et je garde donc le même statut. J'ai été élue coprésidente du groupe n° 1 du GIEC et depuis, je ne fais quasiment plus que ça. Cela prend énormément de temps. L'équipe qui m'entoure a été prise en charge par le ministère des affaires étrangères, le ministère de la recherche et le ministère de l'environnement.
Vous avez tout à fait raison de souligner que le secteur agricole à la fois est affecté par les impacts d'un climat qui change et, comme tous les autres, contribue aux émissions de GES. Il peut aussi contribuer, dans certains cas, à augmenter le stockage de carbone dans les sols. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le GIEC avait rendu en 2019 un rapport spécifique sur le changement climatique et les terres, qui pour évaluer les interactions entre ces deux dimensions, avait retenu une approche de système alimentaire en analysant concomitamment les pratiques d'alimentation et les pratiques de production. Ce rapport ne fait pas que de la physique du climat, mais aussi de l'analyse de risques et d'impact, et l'analyse d'options permettant de réduire les émissions et les risques. Il a souligné à quel point la gestion du foncier est un levier critique. Il a intégré la gestion des terres, la pression sur les terres comme un aspect important des évaluations liées au climat, et bien sûr aussi liées à la biodiversité.
Ce rapport contient des analyses prospectives sur les risques d'insécurité alimentaire. Ils ne sont pas que le résultat de l'effet du climat sur la production, mais ils peuvent aussi être le résultat d'une extrême pauvreté ou d'une gestion non durable des terres. Je ne vais que très peu caricaturer en disant que le scénario qui permet de maintenir l'insécurité alimentaire à un niveau modéré, pour une plage de réchauffement qui irait jusqu'à 2 degrés, est un scénario qui met le curseur sur la soutenabilité. Il repose sur une forte baisse des émissions de gaz à effet de serre, une augmentation du niveau d'éducation, une maîtrise démographique, une gestion durable du foncier, une réduction des inégalités permettant de renforcer la capacité d'adaptation des acteurs du secteur agricole, et une maîtrise de la demande alimentaire, en particulier celle qui exerce une pression forte sur les terres, qui est associée aux protéines animales.
Le scénario le plus explosif, pour un même niveau de réchauffement, conjugue de fortes émissions de gaz à effet de serre et de fortes inégalités. D'un côté, une partie aisée de la population mondiale exercerait par sa demande une pression croissante conduisant à détruire des écosystèmes naturels et à produire davantage avec des systèmes de monoculture, ceux-ci pouvant montrer des rendements plus élevés, mais aussi être plus fragiles dans certains cas. D'un autre côté, des producteurs auraient des revenus très contraints et une très faible capacité d'adaptation. Ce scénario exacerbe l'effet du climat sur l'insécurité alimentaire.
Enfin, ce rapport souligne l'importance d'une réflexion sur l'interaction entre agriculture, climat, alimentation et santé. En effet, des pratiques alimentaires nutritives et saines permettent aussi de réduire les émissions de gaz à effet de serre en jouant sur des combinaisons de protéines animales et végétales, de noix, de légumineuses, qui ont des bénéfices sur plusieurs aspects.
Cette évaluation, qui avait été présentée à l'Assemblée nationale, avait mis l'accent sur les enjeux dans le secteur agricole, mais aussi certains scénarios prospectifs, avec un point plus précis sur la sécurité alimentaire.
Pour ce qui concerne le rapport à la science, il est exact que ce sujet a été « saisi » par les sciences du climat depuis quelque temps. Les connaissances se sont accumulées au cours des siècles précédents, avec une accélération à partir des années 1950, en particulier par le développement des outils de modélisation et la montée en puissance d'une approche physique qui complète l'approche d'observation et le travail de fond de multiples géographes dans le passé. Nous avons de plus en plus besoin de toutes ces communautés scientifiques sur les questions de climat. Dans les années 1980, la mise en place du GIEC a répondu au besoin de faire un tri et de dégager un socle commun dans un foisonnement de publications qui donnait un corpus pas toujours cohérent. On a besoin, à un moment donné, de prendre du recul et de fournir grâce à un esprit critique partagé, des connaissances scientifiques robustes qui soient les plus pertinentes pour aider à la prise de décision. Il me semble que c'était particulièrement frappant dans le contexte de la pandémie, où l'on vivait en temps réel les balbutiements de la recherche, les intuitions qui se révélaient fausses et une expression parfois mal maîtrisée de la parole des uns et des autres.
Comment embarquer les citoyens dans tout ceci ? Vous parliez de croyances, mais il n'y a pas que cela. Il y a aussi des défiances par rapport à tout ce qui incarne une expertise, un pouvoir, par rapport au monde politique ou au monde des médias. Comment crée-t-on la confiance ? Je pense que cela débute par l'enseignement de la démarche scientifique et de ses particularités, dès le plus jeune âge. En matière de climat, c'est le fait d'être transparent sur les méthodes et sur les données, et de les rendre disponibles le plus largement possible.
Vous n'êtes pas sans savoir que nous avons fait l'objet d'attaques très vives sur les connaissances en sciences du climat par des acteurs pas du tout bienveillants. Cependant, il me semble que ce regard critique a été très utile, d'abord pour nous forcer à faire des évaluations très robustes mais aussi pour les partager et rendre accessibles de manière transparente les outils, les codes des modèles, leurs résultats, etc.
À mon sens, ce qui pourrait être renforcé est la dimension « science citoyenne » ou « science participative », qui permet de décloisonner et de rendre plus facile pour le citoyen l'appropriation des connaissances, d'y contribuer et donc de se sentir partie prenante, sans se contenter d'un rôle parfois secondaire par rapport à ce qui est perçu comme une expertise hors sol. Toutes les initiatives qui vont dans ce sens sont extrêmement utiles. C'est un point important.
Monsieur Sido a évoqué son expérience d'agriculteur. Dans les démarches d'élaboration d'une information climatique utile à la prise de décision, les rapports du GIEC ne suffisent pas du tout. Nous montrons que pour construire une information utile - dans le cadre de la notion de service climatique -, il faut écouter les acteurs de terrain dans chaque secteur d'activité, prendre en compte leurs connaissances, leurs compétences, identifier avec eux les informations climatiques pertinentes. En effet, elles ne sont pas les mêmes si l'on est semencier et que l'on fait des sélections pour des espèces cultivées à long terme, ou si l'on a des questions sur le calendrier des pratiques quotidiennes ou des questions sur la gestion de l'eau.
C'est quelque chose qui monte en puissance, et le chapitre 10 du rapport reflète la manière dont on peut construire une information climatique mêlant ceux qui comprennent les outils, les méthodes et les limites des sciences du climat, et les acteurs de chaque secteur d'activité, de façon à leur fournir l'information qui leur sera la plus utile pour limiter les risques, réduire les expositions, les vulnérabilités, les pertes et les dommages liés à un climat qui change. Pour moi, c'est ce qui est sous-jacent au thème des stratégies d'adaptation.
Le sujet de la répartition des efforts entre les pays est une question de fond, que notre rapport n'évoque pas. Le rapport du groupe n° 3 le fera de manière très détaillée avec les responsabilités historiques, les émissions par personne aujourd'hui, les émissions liées au commerce international, etc. de façon à avoir une cartographie des tendances récentes. La réflexion doit aussi s'intéresser à la faisabilité des efforts, pas seulement au niveau mondial mais dans chaque secteur d'activité. Où sont les potentiels technologiques ? Où sont les potentiels par rapport à la maîtrise de la demande ? Où sont les potentiels sur les organisations sociales, sur le secteur de la finance, sur le cadre institutionnel à différents niveaux ? Ce n'est pas seulement le niveau international qui compte, cela peut être le niveau territorial également.
Chaque option d'action doit intégrer une analyse de sa faisabilité. Nous regardons cela du point de vue du climat et il y a des dimensions environnementales, technologiques, économiques, institutionnelles ; au-delà des coûts, il y a la dimension socioculturelle, importante en termes d'acceptation. Dans nos évaluations, on montre à quel point il est important de considérer l'action pour le climat, non pas à part, mais intégrée dans une réflexion d'ensemble et en prenant en compte les bénéfices annexes dans d'autres dimensions - nous en avons parlé pour la qualité de l'air, mais ce n'est pas l'unique cas de figure.
À mes yeux, ce n'est pas donner à ceux qui n'en ont pas l'accès à une énergie bas carbone pour leur permettre de vivre décemment qui va poser le moindre problème en termes d'émissions mondiales de gaz à effet de serre. Ce qui pèse le plus, ce sont les émissions de ceux qui sont les plus aisés, dont une partie peuvent être perçues comme largement superflues car liées à certains styles de vie qui ne consistent pas simplement à vivre décemment. Le dernier rapport du Haut Conseil pour le climat a mis l'accent sur l'importance de l'empreinte carbone de la France. Les émissions résultant des activités conduites sur le territoire national sont plutôt basses, assez proches de la moyenne mondiale. Mais si l'on prend en compte les importations nettes, l'empreinte carbone est quasiment double du fait de l'importation de nombreux biens manufacturés depuis des pays qui utilisent notamment du charbon. Le Haut Conseil pour le climat recense les nombreux leviers qui existent à l'échelle française et à l'échelle européenne pour agir sur le commerce international, sur les chaînes de valeur, sur le cadre réglementaire, pour enclencher des changements auprès des fournisseurs. L'échelle française est un peu réduite, mais l'échelle européenne compte, puisque l'Europe est le troisième émetteur mondial, je crois, à ce jour.
Une question portait sur les prochaines étapes. Mon mandat expirera six mois après le rapport de synthèse dont la publication est prévue en septembre 2022. Il fera la synthèse des rapports de chaque groupe de travail et des trois rapports spéciaux sur les terres, l'océan et les glaces, et le 1,5°C que nous avons rendus les années précédentes. Pour le prochain cycle d'évaluation, le septième cycle, il y a encore des questions ouvertes. Au regard des progrès des sciences du climat, le pas de temps de huit ans était plus large que le précédent, ce qui a permis de refléter les progrès considérables de nos connaissances et d'en dégager les limites, ce qui est important pour les recherches à venir. Les représentants des États font pression pour raccourcir les cycles et les aligner avec l'inventaire global de l'accord de Paris sur le climat, donc tous les cinq ans. Je comprends le besoin de disposer d'un point des connaissances qui viendrait en appui du suivi des mécanismes de l'accord de Paris sur le climat. Mais je soulève un point de vigilance ou de préoccupation, à titre personnel, quant à la motivation de chercheurs de haut vol pour faire des travaux dans un cadre très contraint, alors que nous avons actuellement quelque chose de très ouvert. Enfin, il a déjà été décidé que le prochain rapport spécial portera sur les enjeux croisés entre changement climatique et ville, compte tenu des multiples interactions qu'on y discerne.
Pour ce qui concerne la physique du climat, des réflexions et des consultations avec le programme mondial de recherche sur le climat vont être lancées afin de dégager les thématiques, les pistes à creuser pour produire les connaissances nouvelles qui permettront d'alimenter les prochaines évaluations qui en dépendent.
En matière de montée des eaux, les informations évaluées par le GIEC, qui mobilisent des outils à grande échelle, ne suffisent pas. En France, certains acteurs développent des recherches complémentaires tant dans les organismes de recherche (je souligne en particulier le rôle du BRGM) que dans les universités, en particulier sur le littoral, par exemple à La Rochelle. Ces recherches vont compléter les estimations à grande échelle par un travail sur la géomorphologie locale côtière, qui est importante pour évaluer les implications de la montée du niveau des mers sur les littoraux.
Notre rapport conclut qu'il y aura un recul important des côtes sableuses du fait de la montée graduelle du niveau des mers. Il souligne que les extrêmes de haut niveau marin, quand se conjuguent une marée haute et une forte tempête, qui se produisaient dans le passé une fois par siècle, se produiront vingt à trente fois plus fréquemment à l'horizon 2050, et tous les ans à l'horizon 2100, dans 60 à 80 % des sites de marégraphes. L'information que nous fournissons est pertinente pour conduire une analyse cohérente des conséquences propres à chaque morphologie côtière. Cependant, il ne faut pas s'appuyer uniquement sur les rapports du GIEC, qui font le point des connaissances passées, mais de renforcer les méthodes et les observations pour construire les connaissances les plus fines, en appui à la gestion locale du trait de côte. C'est un enjeu majeur. Je suis étonnée par la faiblesse de l'action publique, en France, en matière d'adaptation à un climat qui change, et tout particulièrement pour le littoral. Or les options de réponse sont multiples. Dans certains endroits où le foncier a une valeur très élevée, certains essaient de gagner sur la mer, mais cela pose la question de la préservation des écosystèmes côtiers. Certains ne peuvent que surélever un peu ce qui est stratégique en renforçant les systèmes d'alerte, pour être plus résilients en cas de submersion côtière. Ailleurs, il peut y avoir des ouvrages en dur. Dans d'autres cas, on peut jouer avec la nature en protégeant, en restaurant ou en renforçant les écosystèmes côtiers - cela ne fonctionne pas si le rythme de montée du niveau des mers est très élevé. Il y a également la possibilité d'un repli planifié stratégique, assorti de processus de délibération démocratique. Ceci pose de nombreuses questions, très complexes, de justice sociale. Dans d'autres pays, on observe déjà des mouvements qui conduisent à ce que les catégories aisées se replient à l'intérieur des terres. Ne restent au ras de la mer, sur le littoral, que les plus démunis, qui ont une capacité de résilience ou d'adaptation très limitée. Cela ne peut qu'exacerber les risques et les inégalités. C'est un point majeur d'analyse des impacts et des risques d'un climat qui change.
J'ai évoqué brièvement les solutions fondées sur la nature. En premier lieu, le GIEC et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), son alter ego en matière de biodiversité, ont organisé un atelier de réflexion dont les conclusions ont été publiées en juin dernier. Il portait sur les interactions entre climat et biodiversité et sur la nécessité de porter une attention particulière à ne pas nuire à la biodiversité quand on essaie d'agir au bénéfice du climat. Il faut pour cela intégrer ces deux objectifs dans l'analyse d'impact des différents projets et dans la prise de décision.
Sous l'angle du climat à proprement parler, la première dimension est bien sûr le stockage du carbone par des phénomènes naturels. À l'échelle mondiale, la végétation absorbe chaque année environ 31 % des émissions de CO2. La capacité à stocker du carbone est contrainte : elle dépend de la disponibilité en eau et en nutriments. Le puits de carbone terrestre « sol-végétation » est celui qui, dans nos évaluations actuelles et futures, est associé à l'incertitude la plus large. Le puits de carbone océanique absorbe à peu près 23 % des émissions. Au total, la végétation, l'océan et les sols absorbent autour de 54 % des émissions annuelles de CO2. Cette proportion est à peu près stable depuis six décennies, mais le chapitre sur l'océan fait état de certains signes de processus internes à l'océan qui pourraient commencer à limiter sa capacité de stockage. Les modèles disponibles aujourd'hui montrent que si l'on émet plus de CO2 dans l'atmosphère, ces puits de carbone augmentent, mais si l'on continue à émettre toujours plus de gaz à effet de serre, leur efficacité relative diminue, réduisant de ce fait leur part dans les quantités absorbées. Je précise que ce résultat intègre le fait que les sols gelés de la zone arctique vont dégeler, le fait qu'il y aura des sécheresses, donc un stress hydrique plus important, dans certaines régions, le fait qu'il existe des aléas liés aux incendies de forêt, qui ne dépendent pas que du climat mais aussi de la gestion locale du risque d'incendie, de la biomasse, de la gestion locale des terres, etc. Il est très important de souligner que la capacité des puits de carbone n'est pas infinie. Par exemple, dans un climat qui se réchauffe, il se produit dans les sols une respiration microbienne plus forte, qui dégrade la matière organique présente dans les sols.
De tout ceci il faut retenir l'importance des puits de carbone terrestres et océaniques, sans oublier celle des écosystèmes côtiers, l'enjeu qui s'attache à la préservation de leur fonctionnalité, mais les limites de leur capacité à absorber le CO2.
Le couvert végétal et le mode d'utilisation des terres peuvent aussi avoir un effet sur le climat local ou régional. Puisque l'on va vers des extrêmes chauds plus fréquents, plus intenses, il est intéressant de favoriser un couvert végétal qui contribue à limiter l'absorption du rayonnement solaire et qui aide à l'évapotranspiration. Ceci permet de limiter l'échauffement des sols et pourrait être vu comme une stratégie d'adaptation qui pourrait être utilisée autour de certaines villes ou pour certaines cultures.
Monsieur Longuet a mentionné le côté humain du GIEC. On essaye de valoriser le rôle des différents auteurs. Jean Jouzel, qui était vice-président du groupe n° 1, a consacré beaucoup de temps par le passé à communiquer sur les rapports du GIEC. Je note aussi votre analyse des défis en matière de communication, sachant que quand on essaie de transmettre des éléments scientifiques, on entend divers discours en réponse. Dans le passé, il y avait parfois des discours de déni. On les entend moins aujourd'hui parce que les faits sont là, ils sont clairement établis, et chacun peut les observer dans son quotidien. On voit émerger des discours d'inaction plus insidieux : ils voudraient trouver des politiques « parfaites », ils pointent du doigt d'autres secteurs ou d'autres pays, ils appellent à baisser les bras parce que le défi serait trop grand, etc. Cela a été cartographié, et une revue scientifique britannique a d'ailleurs publié une analyse très intéressante sur les douze grands discours de l'inaction. Il est intéressant pour vous de les connaître et de les comprendre, pour mieux saisir quels sont les discours tenus autour de vous. Parce que le potentiel d'action est là - c'est en fait le point que je voulais souligner.
Si l'on regarde où l'on en était en 1990, nous avions des connaissances imparfaites, des conclusions prudentes, des modèles dont on savait qu'ils étaient rudimentaires. Si l'on regarde où l'on en est maintenant, si l'on se fonde sur le forçage radiatif tel qu'il a eu lieu, le réchauffement observé et l'ensemble de ses conséquences ont été correctement anticipés dès les années 1990. Ce n'est pas une surprise pour la communauté scientifique. Le rapport du GIEC de 2012 qui portait sur les événements extrêmes avait pointé du doigt les liens directs entre certains événements extrêmes et le niveau de réchauffement. Il a motivé de très nombreux travaux et le développement de méthodes variées, qui ont nourri notre évaluation actuelle.
Ce qui a changé, c'est le fait qu'en 1990 le réchauffement était perçu comme quelque chose qui pouvait concerner les générations futures et des régions lointaines. On voit bien aujourd'hui que nous sommes tous concernés, partout, et que même les régions du monde les plus aisées ne sont pas prêtes à faire face à la variabilité du climat. C'était flagrant cet été. Cela pose aussi la question de notre capacité à faire en sorte que l'information scientifique soit utilisée en appui de la prise de décision. Dans de nombreuses analyses de risques, par exemple pour le dimensionnement d'ouvrages hydrauliques, encore aujourd'hui, on regarde dans le rétroviseur, c'est-à-dire qu'on regarde le record de pluie d'il y a trente ou cent ans, on réfléchit à climat constant et on n'intègre pas les connaissances actuelles, on ne sollicite pas la communauté scientifique française qui est pourtant très performante dans ce domaine. Je pense qu'il y a une certaine prise de conscience, mais que l'on n'est pas encore arrivé au point où ces connaissances sont utilisées comme elles pourraient l'être pour maîtriser les risques liés au climat.
Certaines questions portaient sur les cultures, sur la photosynthèse. Je pense y avoir en partie répondu. La question de fond, c'est la durabilité des puits terrestres. Un arbre pousse, il stocke du carbone dont une partie va entrer dans les sols. Certaines forêts primaires ont une capacité spéciale à stocker du carbone et à le fixer dans leurs sols très particulière. Si l'on coupe l'arbre et qu'on le brûle, le carbone stocké dans l'arbre repart dans l'atmosphère dans le meilleur des cas, mais si le sol est érodé, on va perdre cette capacité - dans certains cas, une partie de ce qui est stocké dans le sol va également rejoindre l'atmosphère. Les pratiques agricoles visant à stocker du carbone dans les sols montrent un potentiel. On manque d'observations suivies dans la durée mais c'est quelque chose qui mérite l'attention. La question du caractère éphémère ou durable se pose cependant. Comment s'engager, par exemple au-delà d'une vie professionnelle, sur un usage pérenne de ces sols pour stocker du carbone ? C'est un point de vigilance particulier.
Dans certaines régions du monde, une partie du défrichage n'est pas liée aux besoins des populations locales, mais à une pression des marchés mondiaux pour des exportations tirées par les besoins d'autres secteurs d'activité. Par exemple, en France, l'approvisionnement de certains types d'élevage en protéines végétales provient notamment du Brésil, suite à des accords internationaux conclus dans les années 1970. Lorsqu'on ajoute à ce type de demande pour l'élevage celle de pays émergents où la consommation de viande augmente, par exemple quand une politique délibérée vise à motiver les gens à manger davantage de viande, comme cela a été fait dans l'après-guerre en France, cela exerce une pression croissante au défrichement, souvent au détriment des populations locales.
Le rapport sur les terres souligne les enjeux de la gestion durable des terres. On pense au développement de l'agroforesterie, à l'intensification soutenable. Ce sont de vrais défis, qui peuvent présenter des bénéfices importants pour le climat, pour l'agriculture et pour la conservation des sols.
Monsieur le président, vous aviez beaucoup de questions... Le bureau du GIEC compte 34 membres. Les candidatures sont proposées par les États et font l'objet d'un vote avec des quotas par grande région du monde. Le président du GIEC est actuellement Hoesung Lee, économiste sud-coréen. Il est entouré de trois vice-présidents. Pour chaque groupe de travail, il y a deux coprésidents et sept vice-présidents. J'ai donc travaillé en duo avec mon collègue de l'organisation météorologique chinoise Panmao Zhai. Enfin, j'ai mentionné le groupe qui travaille sur les inventaires d'émissions.
Chaque rapport est le résultat d'un processus de co-construction. On écoute les suggestions, les attentes des représentants des États membres du GIEC et des organisations ayant le statut d'observateur, qui sont des organisations professionnelles internationales, des programmes de recherche internationaux, etc. C'est le volet « quels sont les besoins d'information ? ». Nous faisons aussi une veille sur les évolutions des connaissances qu'on souhaite refléter dans les rapports. Pendant une semaine, une centaine de participants font un brainstorming pour définir la structure de chaque rapport. Celle du dernier rapport du groupe n° 1 a changé complètement par rapport au précédent. Elle est approuvée par les représentants des États. Cette structure contient des titres et des mots-clés, qui nous permettent d'identifier l'expertise nécessaire.
Un appel à auteurs est ensuite lancé. Les organisations observatrices, les programmes internationaux de recherche, les représentants des États et le bureau du GIEC, dont je fais partie, peuvent faire des propositions. La sélection des auteurs est un travail de dentelle. Pour ce rapport, il y a eu 1 000 candidatures d'excellente qualité. Il faut trouver l'expertise dont nous avons besoin. J'ai été particulièrement attentive à ce que deux tiers des auteurs choisis n'aient pas participé à une précédente évaluation des rapports du GIEC. J'ai également été particulièrement attentive à mêler des chercheurs seniors, qui ont une vision assez large, et des jeunes chercheurs en pointe sur le progrès des connaissances dans des thématiques jugées critiques pour l'évaluation.
Nous veillons également à la diversité de compétences, en termes d'expertise mais aussi en termes d'auteurs. L'évolution de la communauté des sciences du climat se reflète dans le rapport. Le panel d'auteurs comporte maintenant environ 30 % de femmes. En termes géographiques, les pays riches, occidentaux, avaient initialement une place prédominante, essentiellement parce qu'ils avaient beaucoup investi dans les réseaux d'observation, l'observation depuis l'espace, le travail sur les climats passés, le travail de modélisation, le travail théorique, etc. Mais dans les années 1990, des communautés scientifiques extrêmement solides ont émergé de façon spectaculaire dans tous les pays d'Asie et en Amérique du Sud. Cela commence aussi à avancer très fortement en Afrique, même s'il y a un besoin très net de moyens et de centres d'excellence. C'est quelque chose qui fait défaut aux chercheurs en sciences fondamentales du climat en Afrique.
Par échanges successifs sur des fichiers informatiques puis lors de deux jours de réunion, les sept vice-présidents du groupe, le coprésident et moi avons défini les auteurs du groupe n° 1 par consensus.
J'ai été très attentive à l'éthique de publication. Lorsque certaines personnes, pour des raisons diverses, ne contribuaient pas, nous faisions un suivi régulier et nous les invitions à identifier des remplaçants, si nécessaire. L'objectif était que les gens qui signent le rapport aient réellement contribué à l'évaluation de ce rapport. La procédure manque un peu de clarté sur ce point-là, mais je pense que nous avons fait les choses très sérieusement.
Rétrospectivement, quoi de neuf ? Le résumé technique fait état, sur deux pages, des avancées majeures vis-à-vis du rapport de 2013 et des rapports spéciaux de 2018-2019. C'est un choix délibéré de mettre certains points en avant. Si je dois en souligner quelques-uns :
- un bouclage du bilan de montée du niveau des mers et du bilan d'énergie de la Terre, et leur lien ;
- une réduction de la plage d'incertitude sur la sensibilité du climat, avec des avancées majeures sur les rétroactions nuageuses ;
- des avancées spectaculaires sur la compréhension des limites des modèles de climat à grande échelle par rapport à des analyses à plus haute résolution sur certains processus océaniques ;
- des progrès considérables sur la compréhension de la manière dont on construit une information climatique fiable à l'échelle régionale.
Je dois souligner aussi le fait d'aborder d'une manière formalisée les événements à faible probabilité d'occurrence, mais potentiellement à très fort impact. On voit une attente très forte de la société, exprimée à de nombreuses reprises dans les relectures de nos rapports, sur des notions comme le « point de bascule ». Sur ces sujets-là, nos connaissances restent en fait limitées. On ne connaît pas la fiabilité de nos modèles dans ces cas de figure et l'on ne peut pas extrapoler des variations passées dans des conditions différentes. Nous avons donc développé une méthode pour refléter clairement l'état des connaissances, y compris les incertitudes profondes. J'en ai souligné certaines, mais il faut mettre l'accent sur le rôle de l'océan Austral près de l'Antarctique, l'évolution de la banquise près de l'Antarctique, l'évolution de certains secteurs de l'Antarctique. La compréhension des processus est très limitée par le manque d'observations sur le long terme et c'est un sujet qui va demander des efforts. C'est important au niveau planétaire, car l'océan Austral absorbe 45 % de la chaleur qui entre dans l'océan.
Un cadre sémantique a été formalisé pour aborder l'incertitude, le degré de confiance, l'approche probabiliste. Il fonctionne bien, mais il suppose des auteurs un réel apprentissage. Ce n'est pas quelque chose que l'on fait couramment dans le travail de recherche scientifique. Il faut prendre de la distance et cela marque vraiment la différence entre faire une revue et faire une évaluation de l'état des connaissances.
Nous avons développé des méthodes inclusives et participatives pour que, dans un groupe de chercheurs divers, venant de toutes les régions du monde, tous puissent s'écouter, se respecter, discuter des éléments de fond et converger vers leur évaluation collective. Nous nous sommes appuyés sur des consultantes canadiennes. On a beau mettre des chercheurs brillants autour de la table, ceux qui parlent avec une voix aiguë, une jeune femme, ceux qui ont un accent un peu fort en anglais, etc. seront peut-être moins entendus que ceux qui ont beaucoup d'aplomb et l'habitude des brainstormings anglo-saxons. Le fait de mettre en place ces pratiques, de creuser ensemble, de trouver les méthodes pour délibérer sur les éléments de connaissance et parvenir à un consensus scientifique, tout ceci donne de la valeur ajoutée aux travaux du GIEC et motive les chercheurs à y participer. Cela permet de prendre du recul sur l'état des connaissances au-delà de son propre domaine de recherche. Par ailleurs, avoir fait cet effort sur les pratiques participatives et inclusives nous a permis de tenir le cap malgré la pandémie. Nous sommes passés entièrement au travail à distance. C'est beaucoup plus long, cela demande de travailler en dehors des heures habituelles, mais cela a fonctionné.
Les facteurs limitants de la recherche sur le climat ne sont pas seulement les observations, mais aussi la disponibilité en accès libre des données d'observation ou la digitalisation d'observations existantes, en particulier pour les mesures les plus détaillées, les mesures horaires, les phénomènes extrêmes. Ce sont des choses qui peuvent être importantes. La pérennité des réseaux d'observation est également un facteur sensible. Un satellite ne reste pas indéfiniment dans l'espace, et si l'on attend qu'il soit retombé avant de lancer le suivant, on perd la continuité des mesures. Dans la communauté scientifique, il y a en permanence de vives inquiétudes sur la pérennité du réseau d'observation de l'océan profond depuis l'espace, qui a été une source de progrès considérable. Cela fait partie des points de vigilance.
On voit les bénéfices de la recherche de base sur le climat à long terme pour la compréhension des processus. Le progrès ne vient pas d'une personne dans un labo avec une idée géniale à un moment donné, il vient d'un travail de fond effectué dans une communauté structurante. En France, dans les années 1980, la création de l'Institut national des sciences de l'Univers du CNRS a permis d'obtenir une masse critique pour la communauté de recherche française en sciences du climat. D'autres pays ont fait un choix similaire, mais certains pays en développement ont de vraies difficultés à soutenir suffisamment la recherche fondamentale.
Enfin, il faut réfléchir au travail que représentent les programmes d'intercomparaison de modèles de climat. Toutes les équipes qui développent des modèles de climat - il y en a deux en France - participent à des exercices mondiaux d'intercomparaison qui permettent de montrer et de comprendre les limites de chaque modèle et de dégager des conclusions robustes. Ce travail est considérable. Il génère des quantités colossales de données qui ouvrent des potentiels d'application très vastes. Cependant il faut s'interroger sur le poids que cela exerce sur la communauté scientifique, au détriment d'une recherche libre, créatrice qui pourrait repousser d'une autre manière les frontières des connaissances. Je pense que cela mériterait d'être creusé.
Je vais décrire plus précisément la façon de déterminer une température moyenne à la surface de la Terre. Tout part d'un réseau d'observation, avec des stations dont certaines changent. On commence par s'affranchir des effets d'îlot de chaleur urbain et l'on mesure de manière standardisée à l'extérieur des villes. On sait le faire depuis très longtemps. Dans chaque station, on va travailler en anomalie par rapport à une période de référence, pour ne pas être biaisé par l'évolution de la distribution géographique du réseau d'observation. On harmonise les observations quand il y a des changements de pratiques. C'est par exemple le cas pour la mesure de la température de surface des mers, pour laquelle on dispose aujourd'hui d'une nouvelle méthode bien meilleure que les précédentes. Pour un mois donné, on va donc obtenir une évaluation de l'anomalie de température à la surface de la Terre. On va ensuite mailler les observations disponibles avec des questions qui sont liées aux endroits où l'on manque d'observations.
À cet égard, des progrès ont été faits récemment sur la base de ce qu'on appelle des ré-analyses atmosphériques. Cela consiste à mobiliser un modèle atmosphérique de prévision du temps et à rejouer rétrospectivement la prévision en y intégrant toutes les données d'observation disponibles au sol et par satellite. Cela donne à chaque moment le meilleur état de l'atmosphère compatible avec toutes les observations. Ces ré-analyses jouent un rôle clé pour comprendre les biais des estimations de la température moyenne planétaire ; par exemple, il y a peu de stations de mesure dans l'Arctique, qui est l'une des zones qui se réchauffe le plus. On peut ré-échantillonner les lieux d'observation et comprendre, en fonction des distributions de stations, les éventuels biais et les quantifier.
Je ne sais pas si j'ai répondu à la question, mais j'ai essayé de décrire ce qu'est une évaluation de la température moyenne à la surface de la Terre.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - On comprend bien que le processus est extrêmement complexe pour éviter tous les biais. Le résultat final est-il une approximation de ce qui serait une moyenne surfacique ou un autre type de moyenne ?
Mme Valérie Masson-Delmotte. - Ce n'est pas biaisé par certaines régions du monde. À partir des données distribuées, maillées, on estime la température moyenne à la surface de la Terre. Il existe plusieurs jeux de travaux qui permettent de le faire, un au Japon, un au Royaume-Uni, deux ou trois aux États-Unis. Un travail est également fait par le service d'observation de la Terre de l'Union européenne, Copernicus. C'est en confrontant l'ensemble de ces approches que nous fournissons la meilleure estimation et une évaluation de la dispersion des résultats.
Il y a une différence entre ce qui est observé et les modèles de climat. Les observations concernent, pour les océans, la température de l'air à la surface de l'eau et pour les continents, la température de l'air standardisée météorologique, c'est-à-dire mesurée à deux mètres de hauteur. Dans les modèles de climat, ce n'est pas forcément la même chose : la « température à la surface de la Terre » est parfois la température de l'air partout, au-dessus de l'océan et au-dessus des continents. Nous en avons tenu compte dans le rapport, ce qui nous a conduits à harmoniser l'approche entre les observations et les simulations, en tenant compte de la différence physique de ces différentes métriques. Le chapitre 2 du rapport présente un encadré détaillé sur les métriques de température à la surface de la Terre.
Pour ce qui concerne les puits de carbone terrestres, on parle pour l'Amazonie d'une dégradation de la forêt due à l'exploitation humaine, qui a conduit une publication récente, qui n'a pas été évaluée dans le rapport, à estimer que dans une partie de l'Amazonie, il n'y a plus d'effet net sur l'absorption de carbone. L'évaluation de l'impact des puits de carbone mérite d'être regardée dans la durée. Ceci repose sur des grands réseaux d'observation : il y a au sol des tours à flux, mais en quantité limitée, et des moyens spatiaux qu'il faut aussi renforcer pour suivre les flux de carbone et de méthane. Les grands réseaux d'observation, comme Icos (Integrated Carbon Observation System) en Europe, ont un rôle extrêmement important pour suivre l'évolution des puits de carbone terrestres, année après année et donc fournir l'information précise dont nous avons besoin.
Vous avez posé des questions sur le stockage de carbone dans le bois au regard des différents usages du bois. Je pense qu'il y aura des éléments dans le rapport du groupe n° 3, dont un chapitre évoquera la foresterie, l'agriculture et les autres utilisations des terres et analysera en profondeur ce qui peut être fait dans l'usage des terres pour contribuer à réduire les émissions de gaz à effet de serre : les matériaux biosourcés issus de la filière forêt, le stockage de carbone par les écosystèmes eux-mêmes, primaires ou gérés. Je ne peux pas aller plus loin en l'état.
J'attire l'attention sur le fait que le rapport évalue, du point de vue de la géophysique du climat, la façon dont celui-ci réagit si l'on enlève du CO2 de l'atmosphère pour l'éliminer ou le stocker durablement. Quand on émet du CO2 dans l'atmosphère, une partie est reprise par les sols et la végétation. Si au contraire on enlève du CO2, les puits vont générer des flux de carbone dans l'autre sens. Donc, une tonne de CO2 enlevée ne se traduit pas par une tonne de CO2 en moins dans l'atmosphère. En fait, on interagit aussi avec l'ensemble des puits de carbone. Une évaluation globale prend en compte des options qui touchent à l'utilisation des terres à grande échelle et reflètent les importants enjeux croisés eau-biodiversité-carbone.
La « région Méditerranée » identifiée pour les besoins du rapport est l'un des endroits qui seront confrontés à de multiples défis. C'est l'une des régions où l'aridification augmentera et où les sécheresses deviendront récurrentes. L'intensité et la fréquence des vagues de chaleur seront particulièrement exacerbées. La fiche sur l'Europe fait un petit focus sur la région Méditerranée. Un groupe régional d'experts Méditerranée a rendu en 2020 un rapport d'évaluation climat et biodiversité qui est très complet. Ce type d'effort coordonné entre les pays riverains de la Méditerranée, qui font et feront face à des défis similaires, apporte des éléments régionaux beaucoup plus fins que ceux des évaluations à grande échelle du GIEC et les complète opportunément.
Le GIEC ne fait pas l'évaluation des politiques climatiques française et européenne. Le Haut Conseil pour le climat, dont je fais partie, fournit régulièrement des recommandations très précises, par exemple en lien avec la mise en oeuvre de la stratégie nationale bas carbone et il va s'intéresser d'encore plus près à l'adaptation au changement climatique. Le rapport en préparation portera sur les enjeux dans le secteur de l'agriculture. Par ailleurs, les groupes 2 et 3 du GIEC regarderont à grande échelle l'évolution des émissions de gaz à effet de serre et des actions d'atténuation, pour les grandes régions du monde, dont l'Europe, et le feront également pour ce qui concerne l'adaptation à un climat qui change.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je vous remercie. J'aimerais que l'on revienne sur la démonstration de l'influence anthropique, ainsi que sur le groupe qui se dit « climato-réaliste ». Reste également en suspens la question sur la nuance qui sépare votre déclaration sur la réactivité du climat et l'appréciation de Jean Jouzel.
Mme Valérie Masson-Delmotte. - L'élément premier de l'influence humaine sur le climat est le déséquilibre du bilan d'énergie de la Terre, dont il faut bien comprendre les implications. Du point de vue de la composition de l'atmosphère, il n'y a aucun doute sur le fait que la hausse de la concentration en gaz à effet de serre est due aux activités humaines. Du point de vue de la physique des transferts de rayonnement, il n'y a aucun doute sur le fait que cela piège de la chaleur. Du point de vue de l'observation de la Terre, l'accumulation de chaleur dans la machine climatique en lien direct avec ce déséquilibre ne fait donc aucun doute. Ce sont des choses très clairement établies.
À l'échelle géologique, il y a eu bien sûr des variations du climat, du fait de la tectonique des plaques et de phénomènes comme le volcanisme et l'érosion qui ont joué sur la teneur en CO2 de l'atmosphère à très long terme. À l'échelle des derniers 800 000 ans, le principal facteur était les variations de l'orbite de la Terre autour du Soleil. À l'échelle des derniers milliers d'années, ce qui joue est les petites variations de l'activité du Soleil, mais c'est vraiment très faible. On comprend désormais de mieux en mieux le lien entre les éruptions volcaniques majeures et l'apparition d'épisodes un peu plus frais. C'est ce qui domine à l'échelle des derniers siècles, en plus de la variabilité spontanée du climat qui joue à l'échelle régionale. Aucun de ces facteurs naturels, activité du Soleil ou des volcans, ne peut expliquer le déséquilibre du bilan de l'énergie de la Terre ou l'accumulation de chaleur dans l'océan.
En ce qui concerne l'absence de déphasage entre variation du climat et variation de la concentration en carbone dans l'atmosphère, je précise qu'à partir du moment où l'on a mesuré le CO2 dans l'atmosphère, dans les années 1950-60, les réseaux d'observation de l'océan montrent très nettement l'entrée graduelle de CO2 dans l'océan, en surface et en profondeur, ce qui permet de suivre très nettement le devenir de cette perturbation due aux activités humaines.
Parmi les arguments très faux que j'entends, il y a cette idée que l'océan dégagerait du CO2, alors qu'en fait le flux est inverse, directement lié à ce qui a été émis dans l'atmosphère. Par ailleurs, les processus de dissolution du CO2 gazeux dans l'eau de mer, l'équilibre des ions carbonates et les processus de mélange physique sont vraiment très bien compris.
Divers groupes d'intérêt prennent parfois une forme pseudo-scientifique et travaillent activement à semer le doute sur la réalité du réchauffement et sur l'ampleur de l'influence humaine sur le climat. On voit depuis quelque temps d'autres manières de semer le doute, par exemple quant à la sévérité des impacts d'un climat qui change, ou bien quant aux enjeux pour certains secteurs d'activité ou pour certaines populations particulièrement vulnérables. Cette désinformation est très présente dans les pays anglo-saxons mais aussi en France et je pense qu'il est vraiment important que chaque citoyen, en particulier les plus jeunes, soit amené à exercer sa citoyenneté de manière critique, en s'interrogeant sur les sources d'information, en s'interrogeant sur les personnes - parfois anonymes - qui sont derrière ces sites, en s'interrogeant sur la manière de trouver des connaissances scientifiques traçables, transparentes, etc. Cela pose aussi la question des moyens consacrés au partage des connaissances dans le monde scientifique. La plupart des chercheurs sont payés pour faire de la recherche, ils travaillent dur, ils produisent des connaissances. Certains s'impliquent aussi dans une activité de partage de connaissances, mais nous n'avons pas forcément les moyens de faire vivre des sites Internet bien faits, qui reflètent l'état des connaissances et permettent d'accéder aux données. Dans les laboratoires, dans les centres de recherche, nous essayons tous de partager les connaissances mais pas de cette manière-là, pas avec ces moyens-là. Cela pose de vraies questions. Quand on produit une information scientifique, comment parvient-on à communiquer sur le travail de recherche sérieux, vérifié, etc. dans un contexte où une action coordonnée vise à propager de la désinformation ?
À titre personnel, je pense qu'il est toujours bon de prendre les arguments présentés, qui semblent parfois de bon sens, et d'y répondre de manière détaillée en fournissant les sources, de sorte qu'une personne de bonne foi, curieuse, soit à même de comprendre que ces arguments qui semblaient simples sont faux.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Je suis tout à fait d'accord avec vous.
Que faut-il penser de l'argument parfois entendu selon lequel certes, il y a du réchauffement, mais sur la période 1945-1975 il a été relativement plus faible qu'avant, alors que c'est à cette période que les émissions de carbone ont été très importantes ?
Mme Valérie Masson-Delmotte. - C'est une vision très partielle qui repose sur l'idée que le climat devrait réagir sans délai à l'augmentation du niveau de CO2 dans l'atmosphère. Les activités humaines ont émis dans l'atmosphère du dioxyde de carbone, d'autres gaz à effet de serre, des particules de pollution - beaucoup d'ailleurs dans l'après-guerre, c'est entre les années 1950 et les années 1980 que l'on en a émis le plus, essentiellement en Europe du Nord et en Amérique du Nord. Cependant l'effet du CO2 sur le climat ne dépend pas de façon linéaire de la concentration, il est plutôt proportionnel au logarithme de cette concentration en CO2. C'est pour cette raison que, quand on travaille sur le lien entre l'influence humaine et le climat, on ne regarde pas des corrélations de courbes mais on traduit chaque facteur en ce qu'on appelle un forçage radiatif, c'est-à-dire une perturbation du bilan de l'énergie de la Terre au sommet de l'atmosphère. Cette méthode montre que le forçage radiatif a connu un palier dans les décennies qui ont suivi l'après-guerre, notamment du fait des émissions de particules de pollution qui ont masqué l'effet réchauffant lié à l'accumulation de gaz à effet de serre. Le rapport souligne que les émissions de particules de pollution dans les années 1950 à 1980 ont contribué à réduire l'intensité des pluies de mousson au Sahel. Il y a donc des effets contrastés entre les particules de pollution et les gaz à effet de serre : les premières ont tendance à affaiblir localement les systèmes de mousson, les seconds à les intensifier. Notre compréhension du rôle de chaque facteur dans l'évolution du climat s'est affinée, en particulier pour les particules de pollution.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Les CFC n'ont-ils pas joué aussi un rôle à une époque ?
Mme Valérie Masson-Delmotte. - Les composés de type CFC ont contribué à la destruction de la couche d'ozone stratosphérique, qui montre des signes de récupération. Ils sont, ainsi que leurs substituts, des gaz à effet de serre très puissants, mais ils ont un impact plus faible sur le climat que le dioxyde de carbone, le méthane, ou l'oxyde nitreux actuellement. Les engagements qui ont été pris vis-à-vis de la couche d'ozone dans le cadre du protocole de Montréal puis du protocole de Kigali ont des répercussions en matière de lutte contre le réchauffement du climat puisqu'ils visent à faire diminuer très fortement les émissions des produits de substitution, donc des composés halogénés, qui ont un effet de serre très puissant et dont la concentration dans l'atmosphère continue à augmenter.
Le rapport fait le point sur un ensemble de simulations réalisées à l'aide de modèles complexes de climat dans lesquels, de manière idéalisée, on ramène à zéro du jour au lendemain l'ensemble des émissions. On peut le faire pour le CO2, pour le CO2 et les particules, ou pour toute autre combinaison. Quelques premiers travaux sur le sujet avaient été mis à profit dans le premier chapitre du rapport du GIEC de 2018 sur 1,5°C de réchauffement. Davantage de travaux sont disponibles aujourd'hui, ils ont été passés en revue dans le chapitre 4 de notre rapport, qui porte sur les projections climatiques. Il montre que si l'on ramène à zéro les seules émissions de CO2, il n'y a quasiment pas de réchauffement à l'échelle de quelques décennies, parce que si l'on supprime les émissions anthropiques, le cycle du carbone va réagir et entraîner une baisse de la concentration de CO2 dans l'atmosphère ; l'océan profond va continuer à se réchauffer mais le stockage de chaleur dans l'océan va s'ajuster lui aussi. En revanche, à la surface de la Terre, en quelques décennies, il n'y a quasiment plus d'augmentation de la température.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - D'accord. Je comprends qu'il s'agit là de résultats relativement récents.
Mme Valérie Masson-Delmotte. - Le premier chapitre du rapport de 2018 en fait état, ainsi que notre récent rapport. C'est d'ailleurs intégré explicitement dans l'évaluation des budgets carbone résiduels puisque l'on doit prendre en compte le caractère éventuellement inéluctable d'une réponse aux émissions passées. C'est pour cela que nous avons refait une évaluation très approfondie de l'état des connaissances sur la base de ces travaux plus complets. Je précise qu'une baisse des émissions de méthane aura assez rapidement un effet de refroidissement puisque la durée de vie du méthane dans l'atmosphère est courte. Assez vite, la concentration de méthane baisse et le climat s'ajuste en se refroidissant en surface. Si l'on enlève les particules de pollution, qui ont un effet refroidissant, cela a un effet réchauffant en quelques années, quelques mois. Le cas du dioxyde de carbone est assez particulier du fait de couplages étroits entre le cycle du carbone et le bilan d'énergie de la Terre, y compris le rôle de l'océan pour stocker de la chaleur.
M. Cédric Villani, député, président de l'Office. - Merci beaucoup pour ces précisions. Je vous remercie pour votre patience et votre soin à répondre dans le détail sans esquiver aucune question. Je vous remercie également pour cet exercice d'analyse et d'évaluation extrêmement important, ainsi que pour la vision que vous nous avez donnée de l'entreprise en elle-même, du GIEC, qui est remarquable. Nous en avons découvert les coulisses et l'on ne peut qu'être impressionné de la façon dont l'ensemble organise sa vie. C'est extrêmement international et marqué par l'obsession du regard des pairs et de la cooptation des meilleurs. Néanmoins, vous parvenez à obtenir des rapports précis et relativement incisifs là où d'habitude, les grandes organisations internationales élaborent bien souvent des conclusions lessivées, consensuelles, qui ne mènent pas bien loin.
Nous avons noté qu'il y a un nombre croissant de femmes dans les contributeurs du GIEC, c'est quelque chose à quoi nous devons être sensibles et dont nous devons nous réjouir.
J'ai apprécié aussi la mention des efforts que vous déployez, et dont nous devons nous inspirer, pour faire émerger toutes les voix dans vos débats internes, y compris celles qui, sur la base de préjugés tenaces, pourraient de prime abord être jugées moins pertinentes que d'autres. C'est un phénomène qui est décrit dans Le Petit Prince : au début, l'astronome qui a découvert un astéroïde fait une communication en habit traditionnel turc, et personne ne le croit ; plus tard, quand on l'oblige à mettre des habits occidentaux, il refait la même communication et tout le monde dit que c'est une découverte extraordinaire. Évidemment, c'était passé à la moulinette humoristique et sarcastique d'Antoine de Saint-Exupéry. Cependant, de tels processus mentaux subsistent, y compris chez des scientifiques, et il est important de les combattre activement.
Hier, lors de votre audition par la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale, vous avez suggéré qu'à l'avenir, l'interface entre le GIEC et le Parlement pourrait être renforcée, de la même façon que le GIEC a des interfaces avec tous les pays. Comme je l'ai dit à la présidente de la commission, si le Parlement le souhaite, l'OPECST sera tout à fait disposé à oeuvrer à un tel renforcement, qui pourra être vu comme contribuant au lien entre scientifiques et décideurs que le GIEC incarne aujourd'hui d'une façon inégalée.
Nous aurons certainement le plaisir de vous revoir, soit avant la fin de votre mandat au sein du GIEC, quelque part dans le courant de l'année 2023, soit en votre qualité de membre de notre Conseil scientifique. Ce sera toujours avec le même plaisir que nous pourrons échanger avec vous. Je vous remercie encore une fois pour ce travail considérable.
La réunion est close à 13 h 20.