- Mercredi 23 juin 2021
- Projet de loi relatif à la régulation et à la protection de l'accès aux oeuvres culturelles à l'ère numérique - Désignation des candidats à l'éventuelle commission mixte paritaire
- Projet de loi organique modifiant la loi organique n° 2010-837 du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution - Désignation des candidats à l'éventuelle commission mixte paritaire
- Audition de MM. Sébastien Missoffe, vice-président, directeur général, Benoît Tabaka, directeur des relations institutionnelles et des politiques publiques de Google France, et Anton'Maria Battesti, responsable des affaires publiques, et Martin Signoux, chargé des affaires publiques de Facebook France
- Projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement - Communication
Mercredi 23 juin 2021
- Présidence de M. Laurent Lafon, président -
La réunion est ouverte à 9 h 35.
Projet de loi relatif à la régulation et à la protection de l'accès aux oeuvres culturelles à l'ère numérique - Désignation des candidats à l'éventuelle commission mixte paritaire
La commission soumet au Sénat la nomination de MM. Laurent Lafon, Jean-Raymond Hugonet, Max Brisson, Mme Toine Bourrat, M. David Assouline, Mme Sylvie Robert, M. Julien Bargeton, comme membres titulaires, et de Mmes Céline Boulay-Espéronnier, Béatrice Gosselin, Catherine Dumas, Catherine Morin-Desailly, Claudine Lepage, MM. Bernard Fialaire et Jérémy Bacchi, comme membres suppléants de l'éventuelle commission mixte paritaire.
Projet de loi organique modifiant la loi organique n° 2010-837 du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution - Désignation des candidats à l'éventuelle commission mixte paritaire
La commission soumet au Sénat la nomination de MM. Laurent Lafon, Jean-Raymond Hugonet, Max Brisson, Mme Toine Bourrat, M. David Assouline, Mme Sylvie Robert, M. Julien Bargeton, comme membres titulaires, et de Mmes Céline Boulay-Espéronnier, Béatrice Gosselin, Catherine Dumas, Catherine Morin-Desailly, Claudine Lepage, MM. Bernard Fialaire et Jérémy Bacchi, comme membres suppléants de l'éventuelle commission mixte paritaire.
Audition de MM. Sébastien Missoffe, vice-président, directeur général, Benoît Tabaka, directeur des relations institutionnelles et des politiques publiques de Google France, et Anton'Maria Battesti, responsable des affaires publiques, et Martin Signoux, chargé des affaires publiques de Facebook France
M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui MM. Sébastien Missoffe, vice-président, directeur général de Google France, et Benoît Tabaka, directeur des relations institutionnelles et politiques publiques, ainsi que M. Anton' Maria Battesti, responsable des affaires publiques de Facebook France, et M. Martin Signoux, chargé des affaires publiques.
Les entreprises que vous représentez - le G et le F de « GAFA » - sont bien souvent au coeur de nos débats. C'est pourquoi il était important que nous vous auditionnions ce matin.
C'est en effet un souhait de notre commission de vous entendre ensemble, non pas, comme à l'accoutumée, sur tel ou tel sujet précis, mais plutôt sur l'ensemble de vos actions et les différents points sur lesquels vous êtes régulièrement cités.
D'un côté, vous fournissez dans le monde entier des services très appréciés par des milliards d'usagers - dont un certain nombre d'entre nous. Vous contribuez aussi chacun au progrès, en facilitant l'accès à la connaissance et au savoir, et rendez plus aisées les relations sociales.
De l'autre côté, vous êtes régulièrement mis en accusation dans une diversité de domaines qui marque à eux seuls votre influence, voire votre domination : respect de la vie privée, protection de la propriété intellectuelle, assèchement du marché publicitaire au détriment des médias traditionnels, création de « bulles de filtre » par un ciblage toujours plus précis des centres d'intérêt par des algorithmes pas toujours transparents, comme l'avait très bien relevé Catherine Morin-Desailly.
En un mot, vous êtes présents dans de nombreux domaines qui concernent notre commission.
Vous comprendrez bien que votre succès, pratiquement sans équivalent dans l'histoire économique, pousse les autorités publiques de tous les pays à se pencher sur la question de la régulation. Nous avons également pris bonne note des déclarations des présidents de vos sociétés, qui ont affirmé être conscients des responsabilités qui pesaient sur eux, même si cette prise de conscience se fait à chaque fois en réaction à un certain nombre de demandes, voire d'actions judiciaires.
Pour reprendre une formule célèbre, que Spider-Man aurait empruntée à un décret de la Convention du 8 mai 1793, « avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités ».
Je propose donc que chacun d'entre vous, si vous en êtes d'accord, réalise une courte intervention liminaire pour nous préciser la manière dont vous réagissez face aux craintes et aux interrogations que suscite aujourd'hui votre place dans nos sociétés, encore renforcée par la pandémie.
Je passerai ensuite la parole aux sénatrices et sénateurs, en commençant par David Assouline, pour évoquer plus spécifiquement la question des droits voisins des éditeurs et des agences de presse.
Vous avez la parole.
M. Sébastien Missoffe, vice-président, directeur général de Google France. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, merci de nous recevoir. Nous savons combien votre commission et le Sénat sont engagés sur l'ensemble des questions touchant au numérique. Vous l'avez dit, cette liste est longue.
Il nous a semblé très important, avec Benoît Tabaka, de venir aujourd'hui répondre de vive voix à toutes vos interrogations.
Quelques mots avant d'entrer dans le vif du sujet concernant les questions touchant à la culture : je tenais à vous redire, au nom des 1 200 collaborateurs que compte Google en France, combien nous nous sommes mobilisés pour affronter la crise sanitaire en contribuant, dans tous les territoires, à l'information des Français et à leur appropriation des outils du numérique, dont on a vu combien ils étaient nécessaires durant ces mois difficiles.
En effet, nous sommes absolument convaincus, vous le rappeliez, que la réussite ne réside pas dans la technologie mais passe par les femmes et les hommes qui savent s'approprier cette technologie. Nous avons donc fait une priorité de la formation aux outils du numérique dans les territoires.
Depuis 2012, avec 300 partenaires locaux - les chambres de commerce, les agences pour l'emploi, les chambres de métiers et d'artisanat, les offices du tourisme et les universités -, nous avons formé plus de 600 000 personnes dans plus de 270 000 villes en France. C'est un engagement très important pour nous, et c'est vrai pour les utilisateurs au quotidien comme pour les PME et les entreprises.
Nous savons ce que nous devons à l'exception culturelle française. Nous sommes fiers de contribuer à son rayonnement. C'est vrai à l'international, puisque la moitié du temps de visionnage des créations françaises sur YouTube se fait aujourd'hui à l'étranger. C'est également vrai en France, où nous avons contribué à mettre en contact un certain nombre d'acteurs de la vie culturelle, entraînant de nouvelles audiences. Arte a ainsi pu conquérir de nouveaux publics, l'âge moyen du téléspectateur d'Arte sur YouTube étant de 35 ans, contre 50 ans sur le site ou 63 ans à l'antenne. La chaîne compte aujourd'hui près de 2 millions d'abonnés. On voit donc combien ces nouveaux moyens ont permis de continuer à garder le lien avec ces nouvelles audiences.
Nous savons aussi, vous le rappeliez, combien le numérique a bouleversé la culture. L'équilibre à trouver entre le secteur culturel et le secteur du numérique dépasse bien sûr notre seule entreprise, mais Google a toujours eu à coeur de comprendre les enjeux, d'écouter les inquiétudes et, à chaque fois, de se mobiliser pour trouver des solutions.
Google est aujourd'hui une entreprise internationale. C'est une entreprise « multilocale », qui est installée en France depuis dix-huit ans, et qui a su donner de plus en plus d'autonomie aux équipes de chaque pays afin de répondre à des enjeux locaux spécifiques. J'ai rejoint Google il y a quinze ans, et j'ai vraiment pu constater cette évolution, en particulier depuis quatre ans en France, où j'ai pris mes responsabilités.
Cela nous a permis de travailler en étroite collaboration avec les acteurs de la culture. Sans grande déclaration, nous avançons pas à pas. Cela prend du temps, nous en sommes pleinement conscients, et nécessite de multiplier des relations sereines, construites et pragmatiques, mais nous progressons et sommes fiers de nous différencier sur ce plan.
Je souhaiterais partager trois exemples qui illustrent cet engagement. Je parlerai brièvement de ce que nous avons fait en faveur de la valorisation du patrimoine, de la protection du droit d'auteur, et j'évoquerai bien sûr la question des éditeurs et des agences de presse dans le cadre des droits voisins.
Nous contribuons, en France, à la valorisation du patrimoine avec Google art and culture qui, depuis sa création en 2011, a installé une équipe d'une trentaine de personnes basées en France et développe des solutions qui permettent d'explorer en ligne l'art, l'histoire et les merveilles du monde. Vous pouvez aller admirer le plafond de Chagall à l'Opéra Garnier, en passant par la galerie des glaces du château de Versailles. Nous avons numérisé des kilomètres carrés de boiseries et d'espaces.
Vous pouvez également visiter la grotte Chauvet et je vous invite, par exemple, à vous immerger dans le travail de l'oeuvre de Kandinsky, avec une expérience entièrement numérique, que nous avons coproduite avec le Centre Pompidou quand les musées étaient fermés.
Ceci passe aussi par un engagement en faveur de la protection du droit d'auteur. Depuis plus de dix ans, nous avons su nouer des accords avec la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) pour l'usage de leurs oeuvres protégées. Il y a quelques semaines, nous avons conclu un partenariat très important avec la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP) et la Société des auteurs des arts visuels et de l'image fixe (SAIF) pour les dix prochaines années.
Ce programme inclut une licence pour l'utilisation en France des oeuvres de leur répertoire et va plus loin avec un fonds pour les artistes membres, destiné à soutenir et rémunérer les auteurs des arts graphiques, plastiques et photographiques. Le ministère de la culture nous en a félicités.
La protection du droit d'auteur, c'est aussi la lutte contre le piratage. YouTube a développé dès 2007 un outil nommé Content ID qui fait référence en matière de reconnaissance automatisée de contenus et de lutte contre le piratage. Nous avons investi à ce jour plus de 100 millions de dollars dans son développement. En pleine période de l'Euro, vous pouvez imaginer qu'à chaque fois qu'un but est marqué par telle ou telle équipe, certains sont tentés de prendre un extrait de cette vidéo et de le mettre sur YouTube en temps réel. Nous recevons le flux depuis les ayants droit et ces vidéos ne vont pas sur YouTube. Elles sont enlevées directement. Cela joue un rôle considérable dans la protection du droit d'auteur, et c'est un des outils dont nous sommes le plus fiers.
En France, nous sommes allés plus loin sur ce sujet avec la signature, en 2017, d'un accord avec l'Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (ALPA), sous l'égide du Centre nationale du cinéma (CNC), afin de lutter plus efficacement contre le piratage en ligne, ce qui nous a permis d'avoir l'intégralité du catalogue de Gaumont et d'autres pour protéger encore mieux les différentes oeuvres.
Pour terminer, quelques mots sur notre engagement dans le soutien aux éditeurs et aux agences de presse dans le cadre fixé par la loi sur le droit voisin. Monsieur le président, vous rappeliez les changements que vit ce groupe : il est important pour nous de nous engager sur ce plan.
Il y a longtemps que ces échanges avec le secteur de la presse ont démarré. Il y a près de dix ans, en 2013, le fonds Google était le premier acteur du numérique, sur le plan mondial, à signer un accord avec le secteur de la presse. Au total, nous avons versé plus de 85 millions d'euros aux éditeurs à travers ces différents programmes. Nous sommes encore engagés aujourd'hui dans l'accompagnement de leur transformation numérique.
En juillet 2019, la France a été le premier pays à transposer la loi sur le droit voisin au profit des éditeurs et des agences de presse. Google a été la première entreprise engagée dans ces discussions, et nous sommes les premiers à avoir pu trouver un accord-cadre avec les 295 titres certifiés « information politique et générale » (IPG) par l'Alliance de la presse d'information générale (APIG). Cet accord a été réalisé avec une répartition transparente, objective et non discriminante vraiment unique.
Nous aurions sûrement pu faire mieux et différemment sur un certain nombre de points. Je ne referai pas le match aujourd'hui, mais je tenais à redire solennellement notre engagement devant vous : Google reconnaît les droits voisins, et je suis déterminé à trouver une solution. Nous avons eu plus de 200 réunions avec des éditeurs de presse et les agences de presse, et nous continuerons à travailler pour parvenir à des solutions.
C'est cet objectif qui nous a animés depuis mars 2020, et nous avons récemment annoncé étendre notre offre à davantage d'acteurs de presse, au-delà de la presse IPG. Nous avons aussi entendu les inquiétudes exprimées ici et là au sujet du rapport de confiance. Nous avons annoncé vouloir investir en rétablissant cette confiance et en partageant les données avec un tiers de confiance. Bref, nous prenons chacun de ces sujets très au sérieux, nous écoutons les inquiétudes et travaillons à des partenariats qui, nous en sommes convaincus, nous permettront d'avancer.
Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je tenais à nouveau personnellement à vous remercier de votre invitation. Aujourd'hui, nous avons très à coeur de prendre en compte l'exception culturelle française et de travailler main dans la main avec les acteurs de la culture.
Je vous remercie pour votre attention. Je suis à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.
M. Anton'Maria Battesti, responsable des affaires publiques de Facebook France. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je suis ravi d'être ici avec vous.
Étudiant, j'avais apprécié la décision du Conseil constitutionnel concernant la liberté d'association, que le Sénat, en 1971 avait portée et défendue. Cela montre la constance de l'engagement de cette chambre sur les sujets de société. C'est une approche des libertés publiques que j'ai toujours trouvée intéressante, qui se manifeste encore aujourd'hui à travers le numérique, ainsi que j'ai pu le constater lors de nos précédentes discussions.
Je suis également heureux de m'adresser indirectement aux Françaises et aux Français qui nous regardent. Nous pourrons répondre directement aux questions qui se posent à notre sujet concernant les utilisatrices et les utilisateurs de nos services.
Facebook, en France, n'est pas désincarné : nous y sommes présents depuis environ une décennie et notre laboratoire de recherche en intelligence artificielle est le plus important en dehors des États-Unis. Son leadership est d'ailleurs principalement français, ce qui marque l'excellence de notre pays dans ces domaines. Ces recherches sont fondamentales en matière de détection d'images, d'algorithmes, entre autres dans le domaine du handicap. Notre laboratoire compte aujourd'hui une centaine de chercheurs et a extraordinairement grandi.
Nous sommes également enracinés dans le tissu associatif. Nous disposons d'un fonds pour le civisme en ligne et travaillons avec beaucoup d'associations sur les questions de cyberharcèlement, d'usage responsable du numérique dans le domaine culturel, etc.
Nous sommes en discussion sur la mise en oeuvre de l'article 17 avec un certain nombre d'acteurs et avec les éditeurs de presse depuis l'entrée en vigueur de la loi. Cela prend un peu plus de temps que prévu, car les débats passionnés et les litiges divers font que nos interlocuteurs ne peuvent avancer sur deux fronts en même temps, mais le ciel se dégage. Des accords ont pu être trouvés, d'autres sont à venir. Il faut rester confiant dans ce domaine.
Pendant la crise sanitaire, nous avons travaillé en étroite collaboration avec le SIG, afin notamment de fournir aux populations des informations fiables en matière sanitaire ou, très récemment, en matière de vaccination ou de lutte contre les fake news, particulièrement agressives pour la sûreté de nos concitoyens.
Je n'aurais jamais cru qu'on puisse citer Spider-Man au Sénat - mais j'en suis ravi en tant que fan de Marvel. C'est une phrase qu'on a beaucoup entendue, mais qui a un sens. Nous l'entendons aussi dans nos entreprises, où tout le monde est également fan de Marvel étant donné la moyenne d'âge. Ce que l'oncle de Spider-Man veut dire à son neveu, c'est que lorsqu'on peut faire quelque chose de positif, on doit le faire. C'est un principe d'action impérative, comme dirait Kant.
On arrive à présent à un tournant et les entreprises doivent prendre des décisions en la matière : soit on emprunte un chemin qui passe par la régulation, mais pas seulement, soit on ne le fait pas et, faute de confiance, les gens se détourneront de nous. C'est pourquoi on peut soutenir le Digital Services Act (DSA), le Digital Market Act (DMA) ou autres dispositions nationales, car il faut de la responsabilité et de la transparence. De la même manière qu'il n'y a pas de compagnie aérienne sans passagers, il n'existe pas de réseau social sans utilisatrices et utilisateurs.
Nous en sommes là après plus de quinze ans d'existence. On peut avoir des désaccords sur la régulation, la façon dont elle se fait, mais c'est une voie dans laquelle nous sommes collectivement engagés. Nous allons donc y travailler ensemble.
M. Laurent Lafon, président. - La parole est à David Assouline, auteur et rapporteur de la proposition de loi sur les droits voisins, puis à Michel Laugier, rapporteur pour avis des crédits budgétaires de la presse.
M. David Assouline. - J'ai écouté nos invités avec attention. On doit d'abord noter que le ton a changé. J'ai été heureux d'entendre M. Missoffe dire qu'il reconnaissait le droit voisin pour les éditeurs de presse. Vous conviendrez que cela n'a pas toujours été le cas !
Au lendemain de l'adoption de la loi sur les droits voisins dont je suis à l'origine, et qui a fait l'unanimité des deux chambres, le président de Google News, qui était venu me rencontrer, avait signifié que ce n'était pas dans la culture de Google.
Vous souhaitiez jusqu'à présent jouer le rôle de mécènes afin d'aider la presse et garantir la liberté d'expression, sans reconnaître qu'il s'agit d'un droit des éditeurs ni vous assujettir à une loi.
Il s'agit donc d'un grand progrès sur le fond. Cela étant, depuis le début de la pandémie, et pour différentes raisons, vous avez réalisé des bénéfices colossaux alors que, durant une crise, la tendance du plus grand nombre est de s'appauvrir. Je ne connais pas la somme que représente l'accord secret que vous avez pu passer avec une petite partie de la presse française - ce qui constitue d'ailleurs le problème -, mais cette somme ne peut qu'être ridicule par rapport aux engagements mondiaux que vous avez pris il y a environ deux ans. Je rappelle qu'à l'époque, vous aviez laissé entendre que vous donneriez un milliard à la presse à travers le monde, ce qui n'est guère énorme au regard des bénéfices que vous avez accumulés.
Il existe une règle, et l'ensemble de la presse doit pouvoir bénéficier de la publicité qui a migré vers le Net. En France, c'était en effet la base de son financement. Vous exploitez des contenus d'information qui attirent la publicité vers votre plateforme sans que cette information ne vous coûte grand-chose. Or c'est grâce à la presse, aux journalistes, aux reporters de guerre, par exemple, que l'information remonte - et cela représente un coût important.
En second lieu, comment réagissez-vous à l'initiative - que je soutiens personnellement - qui a été prise par le Syndicat de la presse magazine (SEPM), la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée (FNPS) et le Syndicat de la presse d'information indépendante en ligne (SPIIL), de créer un organisme de gestion collective dédié, avec le soutien de la Sacem ? Ne pensez-vous qu'il vaut mieux, même pour vous, n'avoir qu'un interlocuteur qui connaît le métier pour négocier et redistribuer ces droits ?
Enfin, j'insiste sur l'ampleur de ce que l'on attend de votre part. En 2019, Google a été condamné à 500 millions d'euros d'amendes pour fraude fiscale aggravée et blanchiment en bande organisée de fraude fiscale et à 465 millions d'euros de rattrapage d'impôts. Fort heureusement, depuis le 1er janvier 2020, vous avez annoncé avoir cessé d'exploiter des mécanismes d'optimisation fiscale en Europe. Google va-t-il payer désormais ses impôts dans les pays où il exerce ses activités ?
Lors du dernier G7, le principe d'une taxe internationale a été acté, visant à ponctionner les multinationales qui réalisent des bénéfices sans les déclarer auprès des services fiscaux du pays étranger où se trouvent les clients et les consommateurs. Les sept plus grandes puissances mondiales se sont mises d'accord sur un taux d'impôt minimal mondial sur ces sociétés d'au moins 15 %. Qu'en pensez-vous ? Ma question s'adresse à l'ensemble de nos interlocuteurs.
En conclusion, on peut faire fi du passé : si vous reconnaissez le droit voisin, reconnaissez-le jusqu'au bout et traiter l'ensemble de la presse française sans chercher à la diviser. Je sais qu'il est compliqué d'évaluer exactement les sommes, mais mettez-y de la bonne volonté. Il en va de votre image et surtout de la démocratie : il faut aujourd'hui aider la presse pluraliste, qui est en danger.
M. Michel Laugier. - Nos invités ont aujourd'hui un rôle primordial et prédominant dans la société. Vous avez dit qu'il y a eu des accords et des avancées, mais je regrette qu'il ait fallu que l'Autorité de la concurrence tape du poing sur la table pour qu'on puisse enfin entamer des négociations. Vous avez finalement profité de la division des éditeurs de presse et des agences pour ne prendre aucune décision.
Vous avez évoqué la création du fonds, mais c'est vous qui décidez des sommes et qui l'abondez. David Assouline a rappelé que nous souhaitions que les éditeurs puissent retrouver l'investissement qui était le leur.
J'ai eu la possibilité de rencontrer les représentants de Google dans le bureau du président, avec David Assouline, mais je n'ai pas encore entendu s'exprimer Facebook, qui est resté très discret jusqu'à présent. J'aimerais donc connaître sa position.
Il existe aussi un problème avec les agences de presse. Or la proposition de loi les concerne également. Où en êtes-vous des négociations, notamment avec l'Agence France-Presse ?
Par ailleurs, pourriez-vous nous détailler le contenu du compromis signé par Facebook en Australie, qui a mis fin à la crise qui a agité ce pays ?
Enfin, j'aimerais également savoir ce qui se passe dans les autres pays européens.
M. Sébastien Missoffe. - Tout d'abord, monsieur le sénateur, merci pour vos mots d'encouragement. C'est en effet une situation difficile. Nous avons débroussaillé le terrain lors de ces discussions. Vous évoquez le fait que Google est très associé aux droits voisins liés à Internet. Nous sommes sur le terrain et prenons ces discussions très au sérieux à travers notre engagement.
Je suis très attaché, en tant que représentant de Google et comme citoyen, au rôle de la presse, du journalisme et des agences de presse dans le débat démocratique. Vous évoquez des montants importants. J'aimerais revenir sur trois grandes étapes qui ont marqué notre engagement.
La première concerne les contrats de licence dans le cadre du droit voisin. Le fonds dont je parlais, qui représente 85 millions d'euros, a été créé sous le mandat de François Hollande, en 2013. La décision a été prise en France avec la transposition de la directive européenne. Ce n'est pas Google qui en a décidé ainsi. Les 295 titres de la presse générale reçoivent ce montant de façon transparente. Ce contrat de licence est construit sur la valeur que Google tire de ces contenus.
Les montants dont on parle sont importants. C'est pourquoi nous nous sommes engagés au sujet de la publicité. En 2018, ce sont 14 milliards de dollars qui ont été partagés en la matière. Une grande partie des revenus publicitaires qui sont attribués à Google sont redistribués aux éditeurs de presse. C'est également vrai pour YouTube.
Par ailleurs, de plus en plus, les abonnements permettent aujourd'hui à un certain nombre de journaux de devenir rentables. Nous avons travaillé sur des programmes pour éliminer les frictions et investir sur cette question, convaincus que nous sommes que ce pilier va devenir très important. Nous avons réalisé un premier pilote avec Le Monde. 40 % de ces nouveaux abonnements provenaient de ce programme. On a réussi à y ajouter 40 % d'abonnements numériques.
Nous prenons donc ce sujet au sérieux, dans le cadre du respect des droits voisins, mais aussi en allant plus loin avec les montants de la publicité et en investissant dans cet écosystème. Nous continuons à travailler sur d'autres fonds pour continuer à innover sur de nouvelles pistes. Un certain nombre de projets ont permis de mener des tests pour un certain nombre d'éditeurs de presse. Nous avons la conviction qu'il faut tester ces éléments.
Je passe la parole à Benoît Tabaka à propos de la question plus spécifique concernant la fiscalité.
M. Benoît Tabaka, directeur des relations institutionnelles et des politiques publiques de Google France. - Vous l'avez rappelé, nous avons eu énormément de débats et de discussions avec l'administration fiscale pendant des années. Des contentieux ont été perdus, d'autres ont été gagnés. Cela s'est soldé par un accord avec l'administration fiscale, qui a résolu la question du passé.
Pour ce qui est du présent, une taxe sur les services numériques est entrée en vigueur le 1er janvier 2019. Nous la payons tous les ans. Nous sommes totalement dans la logique du ministre de l'économie, pour qui cette taxe doit aboutir à une réforme fiscale, position confortée par les avancées opérées lors du G7. C'est quelque chose que nous soutenons et demandons régulièrement et publiquement depuis 2012. Nous participons aux discussions de l'OCDE pour faire avancer cette réforme fiscale, car nous avons conscience qu'aujourd'hui, un certain nombre de dispositifs fiscaux établis il y a vingt ou trente ans ne peuvent plus fonctionner de la même manière.
Nous partageons l'objectif d'une réforme fiscale des multinationales. Nous sommes d'accord avec l'idée qu'il faut savoir comment est redistribué l'impôt. 82 % de l'impôt que nous payons est versé aux États-Unis. La question se pose légitimement de savoir si ce montant doit être redistribué autrement. Nous sommes d'accord avec le fait qu'il est nécessaire d'aboutir rapidement sur ce sujet.
M. Sébastien Missoffe. - S'agissant des agences de presse, nous avons signé un accord avec Reuter. Nous prenons ce sujet au sérieux et travaillons avec les agences. En France, nous avons eu un certain nombre de discussions, en particulier avec l'une d'entre elles. Les discussions avancent et nous mobilisons toutes les équipes pour arriver, je l'espère, à trouver rapidement un terrain d'entente.
M. Laurent Lafon, président. - Vous n'avez pas répondu à la question concernant la création d'un organisme de gestion collective.
M. Sébastien Missoffe. - Si c'est le choix d'un certain nombre de groupes, qui pensent que c'est la meilleure solution, nous les rencontrerons et ferons en sorte d'avancer. Nous cherchons à trouver la solution le plus rapidement possible.
M. David Assouline. - Pouvez-vous confirmer que vous reconnaissez que les agences de presse entrent bien dans le champ du droit voisin, que vous acceptez ?
M. Sébastien Missoffe. - Nous reconnaissons les publications de presse et menons les discussions.
M. Anton'Maria Battesti. - S'agissant de la question de la négociation collective, il va sans dire que nous négocions avec toute entité ou groupement qui se présente à nous. Je comprends que, de l'autre côté du miroir, certains éditeurs souhaitent négocier collectivement, mais aussi individuellement avec les entreprises.
Essayons de conserver un cadre qui permette à chacun de négocier de la meilleure façon possible. Je n'ai rien à ajouter sur la création d'un nouvel organisme. C'est comme la fusion entre l'Hadopi et le CSA. Nous travaillons avec les deux. Tant mieux si cela débouche sur l'Arcom. Nous allons dans un sens historique qui, pour moi, ne suscite pas plus de commentaires.
Pour ce qui est de la presse, nous sommes navrés d'avoir paru discrets. Ce n'était pas volontaire. Avant l'entrée en vigueur du droit voisin, nous avons eu beaucoup de relations avec le secteur en matière d'acquisition de nouveaux abonnés, un programme d'accompagnement permettant aux éditeurs de toucher des cibles plus jeunes qui ont vocation à s'abonner aux journaux. Je pense que nous souhaitons tous ici que les jeunes bénéficient d'une information de qualité.
Nous avons annoncé, lorsque la loi est entrée en vigueur, que nous allions lancer un nouveau produit dédié aux news. Il s'agit d'une section de Facebook, produit qui existe déjà aux États-Unis, en Allemagne, et au Royaume-Uni, me semble-t-il. Cela vise à rémunérer le contenu des éditeurs qui se trouveront dans cette section, qui présente plusieurs intérêts pour l'utilisateur : elle permet un accès facile à une information de qualité. Les contenus à l'intérieur de ce produit seront rémunérés. Cela concerne bien sûr le droit voisin, mais pas seulement.
Le droit voisin est une réponse juridique à un problème particulier qui fait partie d'un dispositif visant à assurer les transferts, mais rien n'empêche d'avoir d'autres mécanismes. La question qui est posée, c'est de savoir comment migrer vers le numérique. La presse vit de la publicité en ligne et de l'abonnement. L'abonnement doit s'accroître, tout comme la publicité en ligne du côté des éditeurs. Objectivement, d'après ce que je comprends, c'est compliqué et assez inégal.
J'attire également l'attention du législateur sur un certain nombre de débats juridiques qui concernent les cookies et autres dispositifs de publicité en ligne au niveau européen et national, qui viennent quelque peu contrarier ces ambitions. Nous y sommes impliqués parce qu'on se tourne spontanément vers nous dès qu'on aborde ce sujet, mais cela concerne aussi tout autre secteur économique qui vit de la publicité en ligne ciblée. C'est une publicité qui a de la valeur et qui peut aussi en générer pour les éditeurs de presse.
Nos négociations se poursuivent. Nous n'avons pas eu de problèmes ou de litiges juridiques. Cela nous arrive d'en avoir à propos d'autres sujets, cela n'a échappé à personne mais, pour ce qui est de l'Autorité de la concurrence, cela ne nous concerne en rien. Les négociations continuent. Les ressources humaines étant parfois limitées, les processus peuvent avoir été ralentis. Nous allons y arriver cette année. Je suis très confiant.
Quant à l'Australie, il s'agit d'une situation particulière très différente de la France, dans laquelle l'entreprise de M. Murdoch a joué un rôle évidemment prépondérant. On parle d'une situation où il n'y avait rien. Il a fallu créer une sorte d'électrochoc juridique visant à provoquer ces rapprochements. Le désaccord de Facebook portait sur l'extraordinaire rigidité d'une loi qui ne tenait pas compte des accords existants avec le secteur. Cela a tendu la situation. On peut le regretter, car je n'ai pas mémoire d'un autre exemple et je n'aimerais personnellement pas vivre une telle situation.
L'important est qu'un accord ait été trouvé. Il vise à amender la loi dans un sens qui tienne compte des actions et des apports de valeurs déjà établis pour la presse australienne. Les choses ont avancé, mais il ne faut pas en arriver là. C'est forcément un constat d'échec.
À l'inverse, je trouve que l'Europe et particulièrement la France sont des précurseurs dans ce domaine comme dans d'autres. Je pense que notre entreprise s'inscrit dans une démarche de dialogue. Celui-ci n'est pas toujours facile, mais il est toujours franc et cordial et permet de progresser, et les choses se font. Je n'ai pas de doute que ce sera le cas dans ces domaines.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Ma première question concerne la propagation de fausses informations et les théories du complot, notamment à propos des « antivax », pour parler d'un sujet d'actualité.
Les réseaux sociaux ont pu contribuer à renforcer les biais cognitifs à l'origine de l'adhésion à différentes théories complotistes. Facebook a réalisé des progrès appréciables en renvoyant à des sites de fact-checking et en insérant des avertissements sous les publications les plus douteuses de manière générale. Face à la montée en puissance des « antivax », où faudrait-il situer la limite entre préservation de la liberté d'expression et politique de santé publique ?
Par ailleurs, sans revenir sur les différents épisodes de la séquence électorale de 2016-2017, les réseaux sociaux ont été accusés d'avoir influencé certaines campagnes électorales sur différents continents. Dans la perspective des scrutins à venir en Europe, notamment en France et en Allemagne, quelles sont les mesures actuellement prises en matière de contrôle des interférences, qu'elle soit nationales ou étrangères ?
Enfin, il est très difficile d'enrayer le cyberharcèlement, sur lequel travaille actuellement une mission d'information et d'évaluation. Les jeunes ouvrent de plus en plus tôt des comptes, notamment sur Facebook. Je pense que les conditions d'utilisation ne sont pas assez explicites. Quel est votre point de vue à ce sujet ?
Mme Sylvie Robert. - À mon initiative, avec le soutien de mes collègues, que je remercie encore, un article 2A a été introduit dans le projet de loi sur l'audiovisuel.
Cette démarche remonte à 2016. Avec mes collègues, j'avais travaillé sur ce sujet afin de créer un système de gestion collective étendue pour les auteurs d'oeuvres graphiques, photographiques et plastiques. Quelques semaines après le vote, je découvre avec bonheur qu'un accord va être signé avec l'ADAGP et la SAIF. La commission mixte paritaire a lieu la semaine prochaine. Pouvez-vous m'en dire plus sur cet accord ? Quelle est sa durée ?
M. Jérémy Bacchi. - Je ne reviendrai pas sur les questions relatives aux éditeurs et aux agences de presse, partageant les propos de mes collègues David Assouline et Michel Laugier, pas plus sur la question à laquelle vous avez en partie répondu concernant la fiscalité, suite aux déclarations du G7.
Cela étant dit, l'Europe a adopté avec le RGPD une réglementation extrêmement avancée en matière de consentement et de protection de la vie privée. Pour autant, vos deux sociétés continuent à susciter une forte méfiance quant aux données qu'elles recueillent et surtout à l'usage qu'elles peuvent en faire.
Quelles assurances pouvez-vous donner aujourd'hui que le traitement de ces données ne se fait ni au détriment du consommateur ni au détriment de la société dans son ensemble ?
M. Thomas Dossus. - Je voudrais revenir sur les fake news et la rapidité de leur diffusion. Votre pouvoir réside dans la façon dont vous obtenez des informations sur vos utilisateurs et dont vous organisez l'information qu'ils reçoivent à travers des algorithmes assez puissants : plus il y a d'engagements, plus l'information est diffusée, ce qui construit des bulles chez les utilisateurs et provoque la propagation ultrarapide de fausses informations.
Cette fois, c'est la santé publique qui a été mise en danger mais, parfois, cela peut toucher la démocratie, avec des attaques directes et fausses. Cela polarise le débat public. Les effets s'en sont fait sentir en 2016. Facebook avait réagi en modifiant son algorithme et en limitant parfois la portée organique de certaines publications, mais on a vu qu'en enfermant les gens dans des communautés, comme cela a été le parti pris à partir de 2016, on a aussi créé de nouvelles bulles, de nouveaux groupes de diffusion extrêmement rapide d'informations complètement erronées qui nous mettent en danger.
Il existe un problème dans l'organisation du débat public actuel lié à ces algorithmes. On a donc besoin d'un recours, d'une ouverture, d'un contrôle démocratique de ceux-ci. Cela concerne Facebook, mais également YouTube. On a bien vu que les groupes extrémistes savent comment fonctionnent ces algorithmes, ce qui permet la diffusion de vidéos extrêmement rapidement, avant même qu'elles soient retirées de plateformes.
Êtes-vous favorable à une ouverture démocratique ou, au moins à un débat sur la façon dont vous organisez l'information de vos utilisateurs ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous parlez les uns comme les autres d'avancées, de volonté de transparence, d'une responsabilité nécessaire pour conserver la confiance des utilisateurs, en évoquant un risque de disruption et d'abandon des plateformes, à terme, si les choses n'étaient pas corrigées.
Quelles garanties pouvez-vous donner, au-delà de ce qui va être imposé en termes de régulation à travers le DSA et le DMA, concernant le modèle économique inhérent à vos plateformes ? Celui-ci repose très largement aujourd'hui sur la captation et le profilage de données.
Malgré le RGPD, le Federal Intelligence Surveillance Act (FISA) enjoint aux sociétés de fournir les données des Européens sur requête du gouvernement fédéral ou de la National Security Agency (NSA). Cette législation fait que, de toute façon, nos données, en Europe, ne sont pas potentiellement sécurisées.
Quel comportement vos sociétés ont-elles adopté par rapport à ces injonctions liées à la loi américaine ? Je rappelle que la Cour de justice de l'Union européenne, l'été dernier, a invalidé l'accord de transfert de données des Européens vers les États-Unis, précisément à cause de la loi FISA. On voit bien la fragilité juridique sur laquelle repose l'exécution de votre modèle économique. Que pouvez-vous nous dire pour nous rassurer ?
Par ailleurs, votre modèle économique est basé sur des algorithmes qui restent opaques dans la façon dont les contenus peuvent être mis en avant. Je pense notamment à la presse en matière d'exercice démocratique. Que pouvez-vous nous en dire ?
Enfin, Thierry Breton, commissaire européen responsable de l'économie digitale, du marché unique et la cybersécurité, au moment où s'élaborait le texte sur le DSA, a dû exiger des excuses de Google suite à son travail mené en interne pour contrecarrer la législation qui était en train de se mettre en place. C'est un quotidien qui a révélé l'existence de ce document appelé DSA 60-Day Plan Update. Quelle confiance peut-on avoir si, d'emblée, alors que s'élabore cette législation européenne, il existe en interne chez Google des volontés de contrecarrer la législation ? Quelles dispositions ont été depuis mises en oeuvre chez Google ?
M. Anton'Maria Battesti. - Pour ce qui concerne les « antivax », nous menons une politique de retrait de contenus particulièrement agressive : tout contenu qui n'est pas scientifiquement établi par les agences de médecine et les sources autorisées est supprimé, tout comme n'importe quelle autre affirmation concernant des traitements qui n'auraient pas amené la preuve de leur efficacité et qui mettraient les gens en danger. Ces derniers mois, 18 millions de contenus dans le monde ont été retirés pour cette raison.
C'est un effort continu. Il faut à la fois promouvoir des sources crédibles - c'est le travail qu'on fait avec le service d'information du Gouvernement - et retirer les contenus nocifs pour la population. Certains débats ont parfois lieu sur des contenus « gris » et peuvent questionner l'efficacité d'un vaccin ou s'interroger sur la nécessité de se faire vacciner. Cela peut parfois nécessiter une analyse plus fine.
S'agissant du cyberharcèlement, une réunion a lieu cet après-midi avec un membre de notre équipe afin de vous apporter beaucoup plus de détails que je ne vais le faire. Certes, les adultes ne lisent pas les conditions d'utilisation, et les jeunes encore moins. Comment faire pour que ces conditions soient apparentes, comprises et rappelées ? C'est un vrai défi. On a travaillé sur des centres d'information adaptés à la fois aux jeunes et aux parents, qui jouent dans tout cela un rôle très important.
C'est le travail que nous menons avec un certain nombre d'associations, comme e-Enfance ou Génération numérique. On ne peut s'inscrire avant treize ans. Si on trouve un compte appartenant à un mineur de moins de treize ans, on le supprime. C'est rédhibitoire. On ne demande pas la carte d'identité à un jeune de 13 ans et demi pour savoir s'il peut s'inscrire. Cela soulèverait beaucoup de questions éthiques et légales dont on n'aura pas le temps de débattre aujourd'hui. Il est important que les parents qui nous écoutent le comprennent.
Concernant le RGPD, en vigueur depuis un certain nombre d'années, les régulateurs européens ne nous laissent en rien tranquilles sur le sujet, et ils ont bien raison étant donné la masse de données que nous traitons. Il est tout à fait normal que nous soyons en conformité - consentement, mise en place, en interne, de processus, avec accountability, data protection officer, documentation, privacy by design.
Après l'affaire Cambridge, nous avons dû signer des accords de l'autre côté de l'Atlantique, le régulateur américain nous obligeant à être extraordinairement transparents sur la fabrication des nouveaux produits.
Une montée en puissance de la régulation des données a eu lieu des deux côtés de l'Atlantique, et c'est très bien ainsi. Il faut rappeler que ne pas respecter le RGPD peut coûter 4 % du chiffre d'affaires. Aucune entreprise n'a intérêt à ne pas respecter le RGPD pour les raisons de confiance que je viens de mentionner. Par ailleurs, les enquêtes et les sanctions sont extrêmement désagréables. Cela ne suscite aujourd'hui aucun débat : il faut appliquer le RGPD !
On est parfois dans des domaines techniques assez subtils. Il faut donc avoir des négociations et des discussions avec les régulateurs, mais c'est la vie d'une entreprise régulée.
J'attire néanmoins votre attention sur un point, sans aucune malice : dans la loi sur le piratage qui va bientôt faire l'objet d'une CMP, une disposition concerne la capacité pour le Pôle d'expertise de la régulation numérique (PEReN), ce groupe d'experts du Gouvernement, d'effectuer, pour des raisons que l'on peut bien sûr discuter, une collecte de données à des fins d'études auprès des plateformes. C'est ce qu'on appelle en anglais du data scraping. Je remarque que cela n'a suscité aucun débat, aucun avis de la CNIL. Si c'est fondé et nécessaire, parlons-en, ayons un débat, demandons à la CNIL ce qu'elle en pense, mais la question des données dépasse de loin la seule question de nos plateformes. Ce n'est pas un sujet mineur. J'en appelle à la sensibilité du Sénat sur ces points : cela nécessite de savoir si ces dispositions fiscales sont légitimes, proportionnées, organisées, etc. C'est une question de méthode.
Concernant la question du transfert aux États-Unis, Internet et la mondialisation étant aujourd'hui ce qu'ils sont, il existe des transferts de biens et de services des deux côtés de l'Atlantique qui impliquent des transferts de données. Cela ne concerne pas seulement Facebook. On nous fait parfois le reproche d'être un État dans l'État. Dans cette affaire, la preuve est faite qu'il n'en est rien. Nous devons respecter des règles de souveraineté des deux côtés de l'Atlantique.
Nous souhaitons que ces transferts puissent continuer comme ils existaient dans le passé, avec des garanties supplémentaires. Cette distribution de biens et de services des deux côtés de l'Atlantique ne concerne pas seulement le secteur du numérique. Il n'est pas normal que la NSA ait trop de pouvoirs, ou que d'autres agences de renseignement européennes disposent de pouvoirs d'investigation, etc., mais c'est aux États de régler ces questions, comme ils le font en matière fiscale. C'est aux États de passer des accords internationaux, de voter les lois qui concernent le renseignement. Je ne crois pas que nous soyons en désaccord sur ces questions mais, du point de vue de l'entreprise, nous devons appliquer les lois et les « challenger » devant les tribunaux lorsque c'est nécessaire. Je crois que Microsoft l'avait fait, et que d'autres entreprises étaient venues soutenir Microsoft.
Pour ce qui est des fake news et des élections, des dispositifs de fact-checking existent, notamment avec l'Agence France Presse (AFP). Quand une information fait l'objet d'un fact-checking, sa viralité s'effondre de 90 %. La page qui a émis la fake news est également sanctionnée. Si une page essaye de gagner de l'argent avec ce sujet, elle sera aussi sanctionnée et ne pourra pas faire de publicité ou renvoyer vers des sites lui permettant de gagner de l'argent.
Par ailleurs, l'enjeu est aussi de mettre en avant des contenus de qualité. Toutes les fake news ne sont pas retirées, mais le dispositif de fact-checking, qui est apparu dès 2017 en France, fonctionne bien. Des études tendent à montrer que la viralité de ces fake news est en baisse. Il faut donc continuer les efforts. On aura aussi une vigilance particulière pour les élections pour ce qui concerne les interférences étrangères. Nous avons des échanges avec l'ambassadeur Verdier, qui pilote ces sujets, et avec d'autres institutions gouvernementales.
Nous sommes sur plusieurs fronts en même temps. Nous, nous n'influençons aucune élection. Le problème, c'est la capacité d'autres personnes à utiliser l'outil. Notre responsabilité est de veiller à ce que ces gens ne le fassent pas, mais Facebook, en tant que tel, n'influence pas directement une élection. Cela ne veut pas dire qu'il faut se défausser sur d'autres, mais il faut aborder le problème pour le résoudre.
M. Laurent Lafon, président. - Vous n'avez pas répondu à la question de Thomas Dossus sur le contrôle démocratique des algorithmes.
M. Anton'Maria Battesti. - C'est l'objet des discussions au sein du DSA. Il va de soi que la transparence va aujourd'hui de pair avec la régulation. C'était déjà au coeur de la mission de M. Loutrel qui concernait la régulation des réseaux sociaux, il y a de cela deux ans. Il conclut son rapport par un appel à la transparence, et on ne peut que soutenir cette démarche.
C'est quelque chose qui se fait dans beaucoup de secteurs de l'économie : le secteur bancaire est ainsi très audité. Beaucoup de choses vont se mettre en place et sont aujourd'hui nécessaires. On ne doit pas les refuser. La question est de savoir comment faire, mais sur le principe, il n'y a pas de difficulté.
M. Sébastien Missoffe. - Madame la sénatrice, vous évoquez le partenariat avec la DAGP et la SAIF. Celui-ci va courir sur les dix prochaines années. Il comporte deux éléments, une licence pour l'utilisation en France des oeuvres et un fonds pour les artistes membres.
Nous avons eu l'occasion de rencontrer la directrice générale la semaine dernière, et c'est le tout début du programme. Nous sommes particulièrement impatients, de notre côté, de travailler avec ces artistes et ces différents fonds. Je serai heureux, lorsque nous aurons plus de détails, dans les années qui viennent, de venir régulièrement faire un point devant vous sur ce sujet.
La deuxième question qui a été posée portait sur le modèle économique de Google. Quelques subtilités se cachent parfois derrière le terme « GAFA », qui comporte des modèles économiques un peu différents.
La majorité des revenus de Google vient aujourd'hui du moteur de recherche et de la façon dans la publicité apparaît sur celui-ci, non à partir d'un détail sur des individus, mais d'une requête spécifique. Par exemple si l'on cherche les mots « restaurants grecs à Montpellier », les restaurants grecs de Montpellier qui le souhaitent peuvent apparaître dans le moteur de recherche.
J'ai la conviction que la question des données est l'un des sujets les plus importants. Chaque citoyen souhaite contrôler ses données. N'importe quel utilisateur de Google a la possibilité, en allant sur la page « Mon compte », de définir quelles données vont être gardées, ce qu'il souhaite partager, et de savoir comment ceci va être utilisé. Ainsi, certains utilisateurs aiment conserver tout leur historique sur Google Maps. Vous pouvez voir depuis dix ans où vous êtes allé en vacances, dans quel restaurant, etc. D'autres préfèrent que cette information soit effacée immédiatement.
Cette notion de contrôle est une notion clé. Chaque jour, plus de 20 millions de personnes vont sur ces pages et choisissent de modifier ces différents critères pour avoir le contrôle spécifique de leurs données.
S'agissant du cloud, nous avons entendu les inquiétudes qui se sont exprimées. Nous avons annoncé avoir mis en place il y a quelques mois un partenariat avec OVH, qui permet aujourd'hui, dans le cadre de cet accord, de faire en sorte que toutes les données soient stockées en France par OVH afin d'apporter les garanties de sécurité qui ont été évoquées tout à l'heure.
Enfin, concernant le rétablissement de la confiance, je rappellerai les paroles de Martin Luther King : « Nous devons apprendre à vivre comme des frères ou nous mourrons comme des imbéciles ». Nous avons, sur ce sujet, vocation à continuer à nous engager avec vous pour trouver ces solutions.
M. Benoît Tabaka. - S'agissant de l'évolution des modèles, celui de la publicité est en train de profondément se modifier. Les cookies, ces petits fichiers qui s'installent sur votre ordinateur et qui permettent aux différents acteurs de la publicité de récupérer un certain nombre d'informations afin de mieux personnaliser la publicité, vont progressivement disparaître. Google a annoncé qu'il arrêterait de supporter le tracking publicitaire sur la base de cookies, ne ferait plus de tracking individuel et adopterait une autre logique.
La publicité personnalisée existera toujours, car elle permet de générer des revenus additionnels pour les éditeurs de presse et différents sites internet, mais aussi d'éviter aux utilisateurs d'être harcelés par la même publicité. Il ne faut plus que ce suivi s'exerce sur la personne. Le monde entier est en train d'imaginer, avec l'ensemble des acteurs de la publicité, les solutions que l'on peut adopter. Dans les 12 à 24 prochains mois, ce mécanisme disparaîtra progressivement d'Internet.
Le document que vous évoquiez, madame Morin-Desailly, date de septembre-octobre. Il remonte avant la publication par la Commission européenne de ses projets de réglementations sur la régulation du numérique - le DSA et le DMA. On ne savait pas comment ces régulations allaient se présenter. On avait vu apparaître énormément de propositions de la part de toutes les parties prenantes, poussant pour que ces régulations visent nominativement un petit nombre d'acteurs, dont Google.
Quand le texte a été publié, ainsi que Sundar Pichai l'a expliqué au commissaire européen Thierry Breton, nous avons été rassurés par le fait que la Commission européenne souhaitait des règles destinées à renforcer la lutte contre les contenus problématiques et s'appliquant transversalement à différentes entreprises, sans tenir compte de leurs origines, leur nationalité ou leur nom.
Depuis, nous nous sommes fortement engagés avec les régulateurs français qui travaillent sur la préparation de ces deux textes. Nous avons des réunions très régulières, nous partageons nos réflexions et nos propositions et avons des échanges collatéraux pour voir comment avancer.
Quant à la question de l'opacité et de la supervision des algorithmes, on oublie le rôle du CSA, qui tient ses pouvoirs de la loi en matière de lutte contre la désinformation. Nous remettons chaque année un rapport au CSA. Nous avons des réunions régulières avec ses membres. J'ai une pensée particulière pour Michèle Léridon qui, au sein du CSA, portait le sujet. Un travail à ce sujet a été fait et un rapport a été rédigé par le CSA sur les algorithmes de recommandations de YouTube par exemple, faisant écho à la question des fake news. Le PEReN est l'un des autres acteurs de cet univers avec lequel nous échangeons.
Pour ce qui est des fake news, l'approche de Google et YouTube est très claire : ces contenus n'ont pas vocation à être présents sur la plateforme. Nous agissons de trois façons. En premier lieu, nous retirons les contenus illégaux, qui n'ont pas vocation à être sur notre plateforme. Lorsqu'on les détecte, nous les supprimons.
En second lieu, les contenus qui posent problème sans être illégaux peuvent être également retirés. Certains contenus sont « gris », un peu « à la frontière ». On ne sait pas comment les traiter. Ils ne sont pas illégaux. On ne peut avoir d'action forte à leur encontre. On va donc les faire disparaître, en réduire la visibilité et la viralité.
Enfin, nous faisons remonter un certain nombre de contenus que l'on définit comme « faisant autorité ». Par exemple, si vous cherchez aujourd'hui des informations sur le Covid, les premiers résultats que vous trouverez dans YouTube seront des vidéos de France 24, du journal Le Monde, des informations du Gouvernement. Nous pensons que, sur un grand nombre de sujets, il faut d'abord privilégier ce type de sources.
M. Pierre-Antoine Levi. - Je voudrais revenir sur les contenus haineux et sur l'affaire « Mila », qui a subi sur Facebook et Twitter un déferlement de messages haineux - plus de 200 à la minute je crois -, d'insultes et de menaces de mort. Devant de tels phénomènes, les autorités sont souvent désemparées et ne peuvent agir efficacement sans la coopération pleine et entière des plateformes numériques.
Vous nous avez répondu, mais je n'ai pas été très satisfait par votre réponse : considérez-vous que le nécessaire est fait afin de lutter contre ces phénomènes ? On parlait tout à l'heure de l'âge limite pour ouvrir un compte sur Facebook. Il suffit de dire qu'on a 13 ans ou 14 ans alors qu'on en a moins pour ouvrir un compte sur Facebook. Beaucoup de parents nous ont alertés à ce sujet. Demander une pièce d'identité ou l'accord des parents pour les mineurs de 13 ans pourrait peut-être constituer une solution.
Par ailleurs, quel plan d'action envisagez-vous, au sein de Facebook France, pour développer davantage la modération de ces contenus haineux et ne plus assister à d'autres affaires comme l'affaire Mila ?
M. Jean-Raymond Hugonet. - Merci, messieurs, de vous soumettre à cet exercice et pour la franchise de vos réponses.
Nous vivons, comme souvent dans cette commission, une audition extrêmement intéressante.
Avant toute chose, je voudrais dire - vous l'avez vu depuis le début de l'audition - que nous sommes nous-mêmes des consommateurs effrénés des réseaux sociaux. Nous twittons en effet fiévreusement à propos de tout ce que nous faisons, il faut bien en avoir conscience.
Vos sociétés ont débarqué en Europe et ont même recruté. C'est un choc culturel dont on parle et c'est là qu'est le problème. Ce choc culturel se concrétise sous deux formes, pour le meilleur et pour le pire.
Le meilleur, c'est le droit d'auteur. Voir ces entreprises américaines se fracasser sur le droit d'auteur alors qu'elles le combattent assidûment et violemment depuis des années est très intéressant pour l'observateur et le pratiquant que je suis.
Le pire, c'est ce que nous dressons tous les jours de petites barricades : la RGPD, la CNIL ou autres, qui sont maintenant tellement ubuesques qu'elles nous mettent nous-mêmes dans un délire kafkaïen quotidien, que nous stigmatisons tous.
Vous parlez de Rupert Murdoch, je vous parle de Beaumarchais ! Vous l'avez parfaitement compris, étant vous-mêmes issus de cette culture, ce qui n'est pas le cas de vos patrons, j'en suis certain.
Comment pensez-vous pouvoir faire concrètement, indépendamment des discussions que nous avons ? Le droit d'auteur va au-delà de la négociation et du juridique. Il fait partie de nos gènes.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je voudrais revenir sur deux points. Je crois volontiers M. Battesti quand il répond à Mme Boulay-Espéronnier qu'il ne cherche aucunement à manipuler les opinions politiques pour influencer les scrutins électoraux.
Je ne pense pas non plus que la majorité des employés de Facebook soient dans cet état d'esprit. Néanmoins, je souligne que Mark Zuckerberg, auditionné par le Congrès américain, puis par le Parlement européen, n'a pas dit la vérité.
L'homologue de M. Lafon à la Chambre des communes britannique, Damian Collins, dans un rapport partagé par de nombreux parlementaires internationaux sur l'affaire de Cambridge Analytica et du Brexit, a démontré que le board de Facebook avait parfaitement connaissance de l'infiltration des Russes et de la fragilisation des réseaux à l'occasion de la campagne pour les élections américaines, en corrélation. Or le board n'a rien fait, d'où l'absence de confiance que l'on peut aujourd'hui ressentir par rapport à ces pratiques. Ce sont donc des engagements beaucoup plus forts que nous aimerions avoir.
Je précise qu'à l'époque, les données des 83 millions de facebookers et de shadow profiles, autrement dit d'amis de facebookers, ont également été piratées. Quid aujourd'hui de ces shadow profiles ?
Quant à la question du stockage des données, vous nous avez dit que celles des Européens, grâce au partenariat avec OVH, seraient stockées en Europe. C'est certes un élément de satisfaction, mais on sait que ce n'est pas tant le stockage qui compte que le retraitement par des sociétés que vous représentez. Or personne n'a répondu à ma question concernant l'application de la loi FISA.
Vous devez être loyaux vis-à-vis des sociétés que vous représentez mais, en tant qu'Européen, que pensez-vous du fait que la loi américaine enjoigne, sur requête du gouvernement fédéral et de services comme la NSA, que les données des Européens traitées par vos sociétés leur soient fournies si elles sont demandées ? Comment les choses s'organisent-elles par rapport aux directions concernées, qui peuvent se voir contacter directement sans que cela passe par les dirigeants de vos entreprises ?
Cette question est essentielle. J'aimerais que vous y répondiez. Elle est au coeur du débat avec la validation du Privacy Shield.
Mme Sonia de La Provôté. - Comment sont protégés nos réseaux relationnels, familiaux, nos goûts, nos appétences politiques, les questions sanitaires, les données de santé par rapport à la géolocalisation ?
Tout cela fait finalement l'objet d'un amalgame, et on imagine que les algorithmes ont pour mission de nous amener dans cette fameuse bulle qui a été évoquée tout à l'heure et dans cet environnement qui nous place dans ce qu'on aime et un peu moins dans ce qu'on n'aime pas. On crée ainsi des groupes dans la société, cernés par des domaines bien précis.
Je m'interroge sur la façon dont vos sociétés cherchent à se procurer les données. Qu'est-ce qui motive cette recherche ? Quel usage en est-il fait ? Comment est-on protégé ?
Cet usage de données personnelles ne nous amène-t-il pas au bout du compte à une exploitation personnelle par des entreprises dont le but n'est pas forcément altruiste ? Je pense en particulier aux données de santé. Il y a ainsi eu un questionnaire sur Facebook concernant le Covid. Je n'y ai pas répondu, mais j'imagine qu'un très grand nombre de personnes l'ont fait pour s'informer sur l'épidémie au plan international.
Qui a commandé le questionnaire ? Pourquoi a-t-il été mis en oeuvre ? Que sont devenues les données ? Qui en a fait l'exploitation ? Facebook, de son propre fait, ne s'est pas lancé dans une participation altruiste et bienveillante vis-à-vis de la population mondiale face à cette épidémie...
M. Anton'Maria Battesti. - Nous pouvons en reparler plus tard, madame la sénatrice mais, pour répondre à votre question concernant les données de santé, nous n'en traitons aucune. Nous produisons de l'information sur la santé, ce qu'on attend de nous en ce moment, je pense. On ne peut nous demander tout et son contraire. Doctolib a beaucoup plus de données de santé que Facebook.
Mme Sonia de La Provôté. - Nous y veillons aussi, je vous rassure !
M. Anton'Maria Battesti. - Bien sûr, mais si l'on met les choses en perspective, ce n'est vraiment pas notre affaire.
Concernant l'affaire Mila, depuis que cette crise est arrivée, nous sommes en relation avec elle, notamment grâce au partenariat avec e-Enfance et à un système d'alerte d'urgence.
Les contenus ont été retirés. Vous imaginez bien le défi. C'est quelque chose qui continue et par rapport auquel nous sommes extrêmement vigilants. Je suis moi-même en relation avec son avocat, qui peut m'appeler quand il veut pour me signaler tel ou tel problème.
C'est, vous l'avez dit, symptomatique de quelque chose de malheureusement enraciné dans la société. Le harcèlement existait avant les réseaux sociaux. J'ai moi-même été victime de quolibets à l'école parce que je travaillais trop bien en classe, mais il n'existait pas de réseaux sociaux qui faisaient que ce problème continuait à la maison.
On attend aujourd'hui que nous ayons des règles, des outils et des modérateurs pour retirer ces contenus et avoir des partenariats pour nous aider à le faire. C'est ce que nous faisons, mais il faut également tenir compte du rôle des parents, de l'éducation nationale, etc. C'est devenu un problème de société, exactement comme l'insécurité routière.
Il y a dix ans, on déplorait environ 10 000 morts par an sur les routes, et tout le monde affirmait qu'on ne pouvait rien y faire. Jacques Chirac en a fait une grande cause nationale, incitant tout le monde à se mettre autour de la table afin que chacun participe à la résolution du problème.
Aujourd'hui, on dénombre 4 000 morts par an. C'est encore trop, mais on a quand même diminué de moitié. Il n'y a donc pas de fatalité. Il faut que chacun assume sa part. Cela prendra du temps, car c'est malheureusement devenu un phénomène qui dépasse la seule question de l'usage d'un réseau social. Il nous faut lutter contre cet état de fait et collaborer avec la justice afin qu'elle passe. C'est ce qui est en train de se passer. Il faut y mettre les moyens. Il ne faut pas que vous doutiez de notre volonté, mais cela va prendre un certain temps.
S'agissant de la modération, environ 35 000 personnes travaillent sur ces sujets. Au dernier trimestre, on a retiré plusieurs millions de contenus en rapport avec des discours de haine ou le harcèlement. Il faut continuer.
Concernant la question des données et du droit d'auteur, j'ai bien sûr, en tant qu'Européen, ma propre sensibilité. Je suis allé à la fac de droit. Je suis bien sûr sensible à ces questions. Nous faisons en sorte que des entreprises internationales évoluent et comprennent mieux certains sujets. J'ai beaucoup travaillé sur la régulation des contenus : des choses ont été faites.
Je répète que ce sont les États qui font les lois sur le renseignement. Il faut donc régler la question du point de vue des États. On peut contribuer à ce débat, mais c'est l'État qui légifère. Il va falloir y travailler ensemble.
La question des groupes et des filtres revient souvent. Dominique Cardon explique très bien que vous importez en fait votre vie sociale sur un réseau social, vos amis, etc. Si la plupart sont de gauche, le contenu sera de gauche. S'ils sont de droite, le contenu sera de droite.
Vous allez ensuite être attiré par un certain nombre d'activités ou de sujets qui vous concernent : la chasse, les maquettes, telle ou telle cause. C'est une expérience intrinsèquement personnelle. Vous enferme-t-elle ? Je pense qu'il faut modérer ces propos. Quand vous regardez C News le matin, le midi et le soir, vous êtes orienté dans une certaine bulle. Si vous regardez BFM TV, vous êtes orienté vers autre chose. Il faut donc relativiser ces problèmes.
Ce qui est important, c'est d'ouvrir nos données à la recherche. De plus en plus d'initiatives visent à permettre à la recherche - même française, je le précise - d'accéder aux interfaces de programmation d'applications (API) afin de voir de quoi il s'agit, qui cela touche et comment. C'est un travail qu'il convient de mener en plus de la régulation des éléments stricto sensu.
Pour ce qui est du droit d'auteur, on ne peut en dire plus : il faut le respecter. C'est le droit, et il doit s'appliquer. Il existe des outils pour ce faire, soit des outils technologiques, soit des outils financiers. Aujourd'hui, il n'y a pas à tergiverser sur le respect du droit d'auteur. C'est un droit fondamental. Soyez donc rassurés sur ce point.
M. Martin Signoux, chargé des affaires publiques de Facebook France. - Mme Morin-Desailly a évoqué le problème de l'ingérence. Concernant l'influence de l'affaire Cambridge Analytica sur le Brexit, une enquête publiée en octobre 2021 par l'Information Commissioner's Office, autorité indépendante du gouvernement britannique, démontre clairement que l'affaire Cambridge Analytica n'a eu aucune influence sur le vote du Brexit.
Nous travaillons sur ces questions avec l'ambassadeur du numérique, M. Verdier. Facebook compte par ailleurs des équipes dédiées aux enquêtes qui, chaque mois, produisent des rapports sur ce que nous constatons sur notre plateforme, notamment sur ce que nous appelons les « comportements inauthentiques coordonnés », qui sont en fait des tentatives de création de faux comptes destinés à influencer le débat public.
Quand nous identifions de tels réseaux, nous les fermons. Plus d'une centaine a été fermée depuis 2017. Nous avons supprimé 1,5 milliard de faux comptes durant le premier trimestre pour lutter contre ce phénomène.
Ces mesures visent à garantir et à limiter autant que possible l'influence des puissances étrangères sur les élections, en collaboration avec les autorités.
M. Laurent Lafon, président. - Vous avez parlé de 35 000 modérateurs. J'imagine qu'il s'agit d'un chiffre mondial. Combien y en a-t-il en France ?
M. Anton'Maria Battesti. - Ce chiffre n'est actuellement pas public, mais cela fait l'objet de discussions avec le CSA. Rassurez-vous : les moyens sont mis en oeuvre sur le marché français pour que cela fonctionne. Il s'agit de modérateurs français, je le précise.
M. Sébastien Missoffe. - Sur le droit d'auteur, on peut parler en effet d'une différence d'interprétation entre la culture américaine et la culture française, je vous l'accorde.
Néanmoins, en France, ainsi que je l'ai évoqué dans mon propos liminaire, nos accords avec la Sacem, la SACD, la SCAM, la DAGP et la SAIF démontrent que nous prenons ce sujet au sérieux.
Une entreprise comme Google a su s'adapter aux règles locales des différents pays. Nous signions ces accords sur les droits d'auteur depuis des années. Cela fait partie de notre mandat. Tous mes collègues disposent de cette flexibilité, pays par pays.
M. Benoît Tabaka. - Quant à la question du cloud et du stockage des données, notre vision de la souveraineté repose sur trois niveaux.
Le premier niveau concerne la souveraineté et la capacité pour une entreprise de décider du lieu de stockage de ses données, en Europe ou ailleurs. On offre également à n'importe quel utilisateur la possibilité de chiffrer les données et de les rendre matériellement impossibles à pénétrer par nos équipes. Ce chiffrement est géré par des tiers extérieurs, comme Thales.
Le deuxième niveau est celui de la souveraineté opérationnelle. On peut décider de la nationalité des administrateurs du système. Mme Morin-Desailly l'a rappelé : des Américains peuvent être tentés d'avoir des échanges avec telle ou telle autorité. On a la possibilité, à travers la souveraineté opérationnelle, de gérer ce point-là.
Enfin, la souveraineté logicielle constitue le coeur de l'accord avec OVH. Elle consiste à déconnecter un certain nombre d'outils logiciels du réseau Google pour permettre à OVH d'opérer.
Nous y croyons beaucoup et nous pensons que c'est l'approche qu'il convient d'adopter.
Mme Morin-Desailly rappelait les demandes du FISA. Google a été l'une des premières entreprises, il y a quasiment dix ans, à se battre et à obtenir en justice la capacité de pouvoir divulguer le nombre de demandes FISA reçues de la part des autorités américaines, afin d'apparaître transparent.
Anton'Maria Battesti a employé le terme d'accountability, cette logique qui permet à n'importe quelle entreprise de savoir combien de demandes sont émises par les autorités la concernant ou concernant plus généralement nos produits.
M. Laurent Lafon, président. - Je pense que nous aurons d'autres occasions de continuer ce dialogue, devant cette commission ou d'autres instances du Sénat.
Nous sommes bien conscients que les sujets sur lesquels vous travaillez et sur lesquels nous devons légiférer sont des questions complexes, qui renvoient à la fois des évolutions technologiques, mais aussi à des questions de société. C'est une responsabilité partagée.
La confiance est importante pour mener à bien un travail utile pour tous. Elle repose beaucoup sur la transparence. La précision de vos réponses est un moyen pour nous de l'apprécier.
Je reste quelque peu frustré de ne pas avoir eu communication du nombre de modérateurs qui interviennent en France sur votre réseau. Il ne me semble pas que cela relève de la confidentialité. Ceci nous aurait donné une indication un peu plus précise sur la réalité de la modération qu'exerce votre réseau social.
Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement - Communication
M. Laurent Lafon, président. - Je cède la parole à Pierre Ouzoulias, rapporteur pour avis sur le projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement, afin qu'il nous fasse part des éléments nouveaux intervenus au cours de la semaine passée en ce qui concerne l'article 19.
M. Pierre Ouzoulias, rapporteur pour avis. - L'amendement que notre commission avait déposé au stade de l'élaboration du texte de la commission n'a pas été adopté par la commission des lois mercredi dernier. Vous m'aviez néanmoins confié, la semaine dernière, un mandat pour tenter de négocier au mieux les intérêts de la commission de la culture. L'article 19 de ce projet de loi change de façon importante les principes généraux de la loi de 2008 sur la communication des archives. Je me suis donc mis en relation avec le rapporteur de la commission des lois, Agnès Canayer, et le rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Olivier Cigolotti.
La commission des lois devrait déposer un amendement en séance publique, auquel le rapporteur de la commission des affaires étrangères s'est dit favorable, qui répond partiellement aux préoccupations exprimées par notre commission, mais aussi par les historiens et archivistes. Il a pour but d'obliger les autorités émettrices des documents à procéder à un inventaire dans l'année qui précède l'expiration du délai de cinquante ans afin de déterminer si leurs archives se rattachent à une des nouvelles catégories dérogatoires fixées par l'article 19.
Il s'agirait d'une avancée importante, dans la mesure où cela permettrait aux services d'archives et aux chercheurs de savoir précisément quels documents resteraient incommunicables. Vous vous rappelez que nous avions exprimé la crainte que les services d'archives ne parviennent pas à obtenir ces informations - plus par difficultés de mettre en place un travail de récolement lourd que par volonté de retenir les documents -, au risque de voir les délais de consultation allongés et le nombre de documents accessibles considérablement réduits.
J'ai tenté de négocier quelques évolutions supplémentaires avec les deux autres commissions, sans succès. J'ai notamment proposé que le texte donne davantage de latitude aux services émetteurs pour libérer des documents classifiés entrant dans les nouvelles catégories en rendant facultative la prolongation du délai. J'ai également demandé que les dérogations ne soient applicables qu'en cas d'atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, en lien avec les préoccupations exprimées par les historiens pour que celles-ci soient limitées au cas où la sécurité nationale serait gravement menacée. J'ai enfin proposé que soit clarifié le statut des documents qui avaient été rendus communicables par le passé, mais qui ne pourrait plus l'être à l'avenir en application de ce nouveau système dérogatoire. Je crois en effet qu'il serait injuste qu'un historien qui a pu accéder à des documents avant cette réforme ne puisse plus les utiliser ou publier à leur sujet à la suite de cette réforme. Sinon, il n'est pas utile qu'il ait pu y avoir accès.
D'un commun accord avec le président Laurent Lafon, nous avons estimé que la commission de la culture ne pouvait pas elle-même déposer l'amendement proposé par le rapporteur de la commission des lois. En revanche, nous pensons qu'il serait regrettable que nous nous opposions à cet amendement en déposant un amendement concurrent. Nous aurons le débat en séance. J'y défendrai la position que je viens de vous exprimer, sans entrer dans un conflit entre nos trois commissions. Il est important qu'il puisse y avoir une position forte du Sénat sur ce point, à la fois en séance publique et en commission mixte paritaire. C'est le seul moyen pour que cet apport, qui apporte des garanties en termes de transparence et de communicabilité des documents, soit conservé dans la loi qui sera, in fine, promulguée.
Mme Sylvie Robert. - Deux questions se posent. La première : doit-on se satisfaire de ce compromis ? C'est le sens du pacte de non-agression entre les trois commissions que vous nous proposez. Le Sénat a beaucoup oeuvré pour la législation sur les archives, telle que fixée par la loi de 2008. Dans quelle mesure ce compromis permet-il d'en conserver la philosophie ? N'y a-t-il pas un risque à accepter ce compromis, alors qu'on ignore s'il sera effectivement adopté par le Sénat et conservé en commission mixte paritaire ?
La seconde question à laquelle il nous faut répondre, c'est de savoir si notre commission ne devrait pas plutôt déposer un autre amendement. L'amendement envisagé par la commission des lois mettrait-il fin au nouveau régime dérogatoire ? Si ce régime dérogatoire, accompagné de ses délais glissants, persiste, j'y suis opposée. Je crois que notre commission devrait manifester clairement, d'un point de vue symbolique et politique, sa volonté d'aller plus loin. Bien sûr, si la commission fait le choix du statu quo, les groupes politiques pourront se mobiliser. Mais, je crois que si nous sommes tous mobilisés, nous avons une chance d'arriver à l'emporter. Quoi qu'il en soit, je montrerai, avec Jean-Pierre Sueur - avec qui nous travaillons aussi au sein de la commission des lois - que l'on peut quand même mener bataille.
M. Stéphane Piednoir. - Je partage ce que vient de dire Sylvie Robert et j'ajouterai que l'article 19 se traduit par une complexification du système. Au-delà des nouvelles dérogations fixées par le projet de loi qui restreignent l'accès aux archives, nous allons demander aux services d'archives et aux services émetteurs un travail quasi insurmontable.
Aujourd'hui, le principe en matière d'accès aux archives est clair : c'est celui de la communicabilité, moyennant des dérogations qui font l'objet de délais précis. Si demain, il faut une intervention de l'administration pour déterminer si les documents sont ou non communicables, on sait que cela va considérablement alourdir les délais. Un travail de recherche ne doit pas être entravé par des protocoles administratifs de cet ordre-là.
Je m'interroge sur ce compromis. Il ne recevra pas d'opposition en séance, mais il ne suscite pas non plus l'enthousiasme. Il ne satisfait pas véritablement les préoccupations que nous avions pourtant exprimées à l'unanimité la semaine dernière. Je suis très réservé sur ce nouveau régime qui créera de sérieuses embûches dans le travail des chercheurs.
Mme Catherine Morin-Desailly. - En tant que rapporteure pour avis de la loi de 2008 sur les archives, je suis très sensible aux propos de Sylvie Robert et Stéphane Piednoir. Nous pouvons, en séance publique, aller plus loin en réclamant le rétablissement du point d'équilibre de la loi de 2008. Je rappelle qu'il s'agissait d'un texte d'origine gouvernementale, voté à l'unanimité des deux Chambres, avec une vraie navette. Il avait fait l'objet d'une longue préparation avec les historiens, les chercheurs et les archivistes, qui ont bien conscience que certains documents relèvent de la sécurité nationale. Il n'y a pas d'ambiguïté, c'est aussi une préoccupation qu'ils évoquent.
En clair, les uns et les autres expriment peut-être le point de vue de leurs groupes politiques. Deux options sont sur la table : soit aller plus loin comme nous l'avions fait au stade de l'élaboration du texte de la commission, soit sécuriser un certain nombre d'avancées dans la perspective de la commission mixte paritaire, comme le suggère Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias, rapporteur pour avis. - Les conclusions du rapporteur public du Conseil d'État au sujet du recours porté par les associations d'archivistes et d'historiens à l'encontre de l'instruction générale interministérielle n° 1300 sont intéressantes. Elles disent deux choses : premièrement, cette instruction, qui entrave les travaux des chercheurs depuis plusieurs années, est illégale. Il n'y a pas de primauté du code pénal sur le code du patrimoine, tel qu'il résulte de la loi de 2008 - ce qui est un point très positif et qui signifie aussi que le Gouvernement a demandé un travail surhumain aux services d'archives pour déclassifier des documents en application de cette instruction illégale. On a perdu énormément de temps et de moyens. C'est le premier point.
Le deuxième point est le suivant : le rapporteur public dit que le respect du secret de la défense nationale est une exigence constitutionnelle. Les services qui détiennent des pièces soumises à ce secret peuvent légitimement faire valoir ce droit pour retenir la communication des documents. Cela veut dire qu'aujourd'hui, quand bien même l'instruction serait annulée, les services des armées et du ministère de l'intérieur auraient la faculté de retenir des pièces au motif qu'elles mettraient en danger la sécurité nationale.
Est-ce au législateur d'encadrer ces droits constitutionnels ? La semaine dernière, nous avons considéré que c'était au législateur de définir le régime dérogatoire. Nous avions accepté les quatre catégories qui composent cet article 19 relatifs aux infrastructures, aux systèmes d'armes, et aux moyens du renseignement. Mais nous avions voulu mieux encadrer ce régime dérogatoire. C'est là où nous n'avons pas été suivis par les deux autres commissions des lois et des finances, et c'est ce qui explique qu'il n'y ait pas d'accord entre nous sur l'amendement que devrait proposer la commission des lois en séance. Là-dessus je serai clair en séance publique : il ne peut pas y avoir d'accord de la commission de la culture.
Néanmoins, vous l'avez compris, il vous est proposé de ne pas déposer d'amendement contre l'amendement de la commission des lois. Le risque serait de tout perdre et de revenir au texte tel que voté par l'Assemblée nationale qui n'offre pas beaucoup de garanties pour les historiens. La discussion comme toujours est tactique : vaut-il mieux s'appuyer sur une position unanime du Sénat pour défendre un régime, certes pas idéal, mais qui offre un certain nombre de garanties aux historiens, ou au contraire en revenir à une position plus dure, celle de la commission de la culture, quitte à ce que si cet amendement était voté en séance, il soit balayé en CMP ? C'est toujours une question extrêmement délicate car nous ne connaissons pas a priori les conditions de négociations du texte en CMP sur lequel on pourrait aboutir à un accord des deux Chambres.
Pour la qualité du débat en séance publique, il est important que chaque groupe ainsi que chaque collègue s'exprime sur la base des amendements qu'il choisira de déposer. Il faudra que nous fassions entendre un certain nombre d'arguments en séance publique.
M. Laurent Lafon, président. - La situation est compliquée par le fait que nous n'intervenons dans ce débat qu'en qualité de commission pour avis. La commission des lois, saisie au fond, n'a pas notre sensibilité ni même notre antériorité sur une question aussi spécifique que celle des archives.
Nous avons perçu, lorsque le rapporteur de la commission des lois s'est exprimé devant nous la semaine dernière, qu'il restait du chemin à parcourir. Grâce à l'amendement que nous avons voté mardi dernier et au travail très méthodique de notre rapporteur ensuite, nous sommes parvenus peu à peu à infléchir la position de la commission des lois.
Un élément me semble important : celui de replacer cet article 19 par rapport à la loi de 2008. Vous aviez tous insisté sur ce point la semaine dernière. Si l'examen de cet article avait intégralement relevé de la commission de la culture, nous aurions pu lever un certain nombre d'imprécisions, ce qui n'est pas possible aujourd'hui comme l'a rappelé Pierre Ouzoulias. Il y a une forme d'insatisfaction mais on ne peut pas dire non plus qu'il n'y a pas eu de dialogue, et même une certaine écoute de la part des deux autres commissions. Nous étions trois et chacun avait son point de vue à faire valoir. Au début, la commission des affaires étrangères avançait avec nous, avant finalement de se rallier à la position de la commission des lois, ce qui a légèrement affaibli notre capacité à obtenir davantage de modifications de l'article.
Il faut arriver à distinguer entre la position des commissions et la position des groupes. Le travail de la commission est allé aussi loin que possible sur cet article, ce qui n'empêche pas que chacun d'entre nous continue, à travers nos groupes, à donner encore de l'écho aux différents points que nous défendons et qui ne figurent pas dans la loi.
Je voulais faire une dernière remarque : nous savons que la rédaction finale sera peut-être celle de la CMP. N'oublions pas que la commission de la culture de l'Assemblée nationale ne s'est pas saisie de l'article 19 et ne sera donc pas une alliée sur laquelle s'appuyer. D'où la proposition que notre commission n'aille pas plus loin, compte tenu des avancées que nous sommes déjà parvenus à obtenir.
Mme Sylvie Robert. - Je pense que la commission des lois a aussi revu sa position parce que l'explication de texte du rapporteur public du Conseil d'État était sévère. L'article ne pouvait pas rester en l'état après la lecture de ces conclusions. Il n'empêche que c'est un travail colossal qui sera demandé aux services d'archives. Auront-ils des moyens supplémentaires ? Ont-ils été consultés ? Même en termes de ressources humaines, je ne vois pas comment cette tâche pourra être réalisée. Je crains que ce compromis ne soit qu'une forme d'incantation destinée à nous donner bonne conscience, mais que dans les faits, il soit inapplicable, car un an n'y suffira pas.
M. Pierre Ouzoulias, rapporteur pour avis. - C'est en effet un point très important. La charge de ce travail de récolement n'incombe pas aux services des archives mais va être réalisée par les services détenteurs et les services dont émanent les documents. Il y a plusieurs cas de figures : celui du ministère des armées et celui du service historique de la Défense à Vincennes. Aujourd'hui ils savent combien de pièces pourraient être soumises à ce nouveau régime. Sur les 600 000 pièces qui ont plus de 50 ans et qui sont classées, ils estiment qu'environ 60 000 entreraient dans ce nouveau régime. Définir parmi ces 60 000 pièces celles qui pourraient continuer à être incommunicables, dans un délai d'un an, ne leur pose pas de problème car le travail est quasiment fait. En revanche, pour les autres services je suis plus réservé mais j'ai le sentiment que le ministère des armées se porte garant de la capacité à mener à son terme ce travail, y compris pour les autres ministères - intérieur, etc. Cette condition de récolement des archives en un an satisfait pleinement les historiens qui ont besoin de cette clarification. Il y a là une avancée considérable. C'est un point tout à fait important.
Ce que nous ne souhaitions pas avec l'ancien système, et qui n'était pas complètement résolu par l'amendement de la commission de la culture, c'est qu'un certain nombre de services, pas ceux de l'armée mais plutôt ceux du ministère de l'intérieur, parce qu'ils n'avaient pas les moyens de réaliser l'inventaire, ne répondent pas aux demandes des services des archives. Il y a là une injonction législative qui est forte. Elle sera respectée ou pas, mais je pense que notre commission de la culture devra continuer à suivre l'application de ce texte et regarder précisément ce qui va se passer dans le champ des archives après cette modification forte de la loi de 2008.
Mme Sylvie Robert. - Si ce sont les services concernés qui réalisent cette opération d'inventaire, ils sélectionneront les documents qui les intéressent. Je ne vois pas quelle garantie cela apporte par rapport à la rédaction actuelle du projet de loi en termes de communicabilité.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Le vrai sujet est de savoir ce que l'on veut sécuriser. Comme l'a rappelé le Président Lafon, la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale ne s'est pas saisie du texte - ce qui est malheureux. Nous aurions pu nous allier pour faire valoir notre point de vue. En l'état, ma plus grande préoccupation est de savoir si, a minima, nous pouvons sanctuariser quelques avancées.
Je regrette que nous n'ayons pas auditionné Roselyne Bachelot qui est étrangement silencieuse sur le sujet alors que les questions d'archives, des historiens dépendent de son ministère... Il faudrait qu'elle se positionne. Comment faut-il procéder ?
M. Laurent Lafon, président. - Il sera très compliqué de la remettre dans l'arbitrage alors qu'elle n'a pas participé depuis le début. Son audition est impossible pour des raisons de calendrier. L'examen du texte débute mardi prochain.
La réunion est close à 11 h 45.