Jeudi 8 avril 2021

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Table ronde sur le bilan de l'application de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, à l'occasion du cinquième anniversaire de la loi

Mme Annick Billon, présidente. - Mesdames, Messieurs, chers collègues, je remercie tout d'abord nos invités de s'être rendus disponibles pour participer à cette table ronde, dans cette salle ou à distance. Je précise que nos travaux de ce matin font l'objet d'une diffusion vidéo en direct sur le site Internet et sur le compte Facebook du Sénat.

Cinq ans après l'adoption de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, il nous a paru indispensable qu'une réunion de notre délégation manifeste l'importance que nous attachons à cet anniversaire. L'organisation de cette réunion a d'ailleurs été décidée dès l'adoption de notre programme de travail en fin d'année dernière et nous avons notamment tenu à aborder, aujourd'hui, la question spécifique de la prostitution des mineurs. Ce sujet est revenu souvent durant nos séances de travail et est de plus en plus présent dans l'actualité. Laurence Cohen, ici présente, est fortement mobilisée sur cette question.

En avril 2018, nous avions marqué le deuxième anniversaire de l'adoption de cette loi par une table ronde sur le parcours de sortie de la prostitution, mesure phare du texte et de son volet social.

Aujourd'hui, avec cinq ans de recul, nous avons souhaité dresser un tableau complet de l'application de la loi dans son ensemble en mettant autour de la table les parlementaires ayant oeuvré à l'adoption de la loi et de nombreux acteurs concernés par son application : associations de terrain, ministère de l'intérieur, magistrats, mais aussi les auteurs du rapport d'évaluation inter-inspections de décembre 2019, qui ont réalisé le bilan d'étape de l'application du texte, prévu par la loi elle-même.

Nous nous intéresserons notamment aux chiffres : peut-on aujourd'hui évaluer le nombre de personnes prostituées en France, en distinguant celles qui se prostituent « dans la rue » et celles qui se prostituent sur Internet ? Quel est le bilan statistique du volet répressif de la loi concernant notamment la pénalisation du client ?

Nous nous pencherons également sur les évolutions récentes majeures de la prostitution en France que constituent par exemple la moindre visibilité des personnes prostituées (recrudescence de la prostitution sur Internet et les réseaux sociaux ; développement d'un « proxénétisme des cités »), mais aussi et surtout le développement préoccupant de la prostitution des mineurs.

Je souhaite donc la bienvenue au Sénat, pour nous éclairer sur les conditions d'application de la loi du 13 avril 2016, sur les moyens nécessaires à sa pleine application mais aussi, plus spécifiquement, sur le développement inquiétant de la prostitution des mineurs, à :

- notre collègue la sénatrice Michelle Meunier, qui fut rapporteure de la proposition de loi au nom de la commission spéciale du Sénat chargée d'examiner ce texte. Je précise que Michelle Meunier succéda, en tant que rapporteure, en avril 2014, à notre collègue Laurence Rossignol, membre de la délégation, lorsque cette dernière fut nommée secrétaire d'État chargée de la famille, des personnes âgées et de l'autonomie ;

- notre ancienne collègue députée, Maud Olivier, qui fut coauteure et rapporteure de la proposition de loi au nom de la commission spéciale de l'Assemblée nationale chargée d'examiner ce texte. Elle interviendra à distance ;

- pour représenter les trois inspections auteures du récent rapport d'évaluation de la loi du 13 avril 2016 : Amélie Puccinelli, au titre de l'Inspection générale de l'administration (IGA), Pierre Loulergue, au titre de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), et Catherine Gay, magistrate, au titre de l'Inspection générale de la justice (IGJ) ;

- pour représenter le ministère de l'intérieur, Elvire Arrighi, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) à la Direction centrale de la police judiciaire ;

- Claire Quidet et Stéphanie Caradec, respectivement présidente et directrice du Mouvement du Nid ;

- enfin, pour évoquer la question cruciale de la prostitution des mineurs :

- Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d'appel de Paris, présidente du groupe de travail sur la prostitution des mineurs mis en place par le Gouvernement fin septembre 2020 ;

- le « binôme » du Haut Conseil à l'égalité que notre délégation connaît très bien, et qui nous conseille souvent de manière pertinente, Ernestine Ronai et Édouard Durand, qui coprésident la commission Violences du HCE ;

- enfin, Arthur Melon, secrétaire général de l'association Agir contre la prostitution des enfants (ACPE).

Comme vous pouvez le constater, notre table ronde est particulièrement riche ce matin. C'est pourquoi j'invite l'ensemble de nos participants à la concision et au respect du temps de parole qui leur avait été indiqué en amont afin de permettre ensuite un temps d'échanges avec les membres de la délégation.

C'est donc avec beaucoup de plaisir que j'invite d'abord Michelle Meunier puis Maud Olivier à ouvrir ces échanges en évoquant devant nous la genèse de la loi du 13 avril 2016 ainsi que le contexte de son adoption.

Chère collègue Michelle Meunier, vous avez la parole.

Mme Michelle Meunier, sénatrice, rapporteure de la proposition de loi au nom de la commission spéciale du Sénat. - Merci, Madame la présidente.

L'examen de la proposition de loi au Parlement, entre octobre 2013 et avril 2016, a nécessité un temps très long, rythmé par quatre lectures à l'Assemblée nationale et trois au Sénat. Cet examen a été ponctué par des soubresauts, à l'image des débats en vigueur dans la société, centrés essentiellement sur la question de la pénalisation de l'acte d'achat sexuel par les clients, du délit de racolage passif et de l'admission au séjour des victimes de la prostitution. Les principales autres dispositions ont fait rapidement consensus. Maud Olivier interviendra après moi sur le contenu précis de la loi.

Ces soubresauts s'expliquent par un contexte mouvant, en France, depuis plusieurs décennies, entre deux approches de la prostitution. Après une approche réglementariste, la France assume une position abolitionniste depuis 1960, date à laquelle elle a ratifié la convention des Nations Unies de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation d'autrui. Dans le préambule de cette convention, on peut lire : « La prostitution, et le mal qui l'accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de prostitution, sont incompatibles avec la dignité humaine et la valeur de la personne humaine. » La France a alourdi les peines de prison et les amendes à l'encontre des gérants de réseaux de prostitution. Et, fait rare dans un pays ratificateur, elle a créé une structure centralisant les investigations, l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH).

La convention des Nations Unies de 1949 est le fruit de quatre-vingt années de luttes féministes abolitionnistes. Ces dernières ont toutefois fait émerger une conception particulière de la prostitution, au nom de la libération sexuelle, que certains ont pu revendiquer comme une libération de la femme, donnant plus tard naissance au concept d'autodétermination. La violence infligée au corps des femmes par son exploitation passe, à cette époque, à l'arrière-plan.

Au milieu des années 1980, l'épidémie du SIDA est prise comme motif pour la réouverture des maisons closes par Michèle Barzach, à des fins de contrôles sanitaires. Sa proposition sera rapidement écartée.

En 1994, à l'occasion de la saisine du Conseil constitutionnel sur les trois lois de bioéthique, la décision de conformité rappelle que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle. » Dans le même temps, la pénalisation du racolage passif est supprimée, comme l'est aussi celle de la cohabitation avec une personne prostituée. Mais la France peine à protéger réellement les personnes en situation de prostitution.

En 2001, une mission sur la prévention, l'accompagnement et la réinsertion des personnes prostituées est confiée à Dinah Derycke, sénatrice du Nord. Cette mission avait été précédée par des travaux de la délégation aux droits des femmes du Sénat qu'elle présidait.

Au début des années 2000, le profil des femmes prostituées a profondément changé : leur effectif global stable masquait en fait l'augmentation du nombre des femmes originaires d'Europe de l'Est, du Maghreb, d'Afrique noire et d'Asie. La multiplication et la diversification des réseaux apparaissaient, et Internet faisait déjà office de centrale d'achat et de vente. La prévention et la réinsertion étaient déjà pointées comme des points faibles de la réponse publique dans notre pays.

Les travaux de la délégation aux femmes du Sénat se concluaient ainsi : « Deux problèmes méritent une réflexion approfondie. Celui du client d'abord. Faut-il le responsabiliser par l'éducation ou la pénalisation ? Il ne saurait, en tout cas, être plus longtemps ignoré. Celui de la protection des victimes de la traite, ensuite. Faut-il leur accorder des titres de séjour provisoires ? Faut-il le faire sans condition, à titre humanitaire, ou doit-on le faire en échange d'une collaboration avec les services de police pour démanteler les réseaux ? Notre position abolitionniste nous commande en tout état de cause de prendre des mesures envers ces victimes, et les textes internationaux nous le recommandent désormais. »

Viennent ensuite les années Sarkozy, avec le durcissement de la réponse pénale à l'encontre des prostituées. Sous l'influence des thèmes politiques liés à l'insécurité et à l'immigration, s'opère un changement de la perception habituelle du « plus vieux métier du monde ». Je précise que, pour nous, il s'agit de la « plus vieille violence du monde ». En 2003, nouvelle incrimination : le délit de racolage passif, défini comme « le fait, par tous moyens, y compris par une attitude passive, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles en échange d'une rémunération », est puni par deux ans d'emprisonnement et 3 750 euros d'amende. Auparavant, seul le racolage actif était sanctionné d'une contravention. L'objectif affiché, en mettant la pression sur les personnes prostituées, était de les conduire à livrer des renseignements sur les proxénètes. Ce délit de racolage passif a été peu appliqué ; il a simplement eu pour effet de déplacer les lieux de prostitution, pour la plus grande satisfaction des riverains. Le rapport de 2012 de Médecins du Monde sur les femmes chinoises se prostituant à Paris évoque des violences physiques, des viols et le rajeunissement des personnes prostituées. Toutes les incriminations faites à l'époque à ce délit de racolage passif sont désormais celles qui pèsent sur la loi de 2016.

À l'aube de la présidentielle de 2012, des initiatives en faveur du renforcement de la législation pour lutter contre le système prostitutionnel fleurissent. Le rapport parlementaire des députés Danièle Bousquet et Guy Geoffroy, en conclusion d'une mission d'information d'avril 2011 sur la prostitution, pointe durement les effets contradictoires de la répression du racolage, son application restrictive et impressionniste. Il détaille le dispositif de répression du proxénétisme, jugé complet, mais critique l'usage variable de sa pénalisation selon les juridictions. Il établit surtout que les droits ouverts aux victimes ne sont pas mis en oeuvre et propose de changer l'approche en couplant la pénalisation du client d'actes sexuels - dans une logique d'abandon du système patriarcal, qui présuppose l'autodétermination de la personne prostituée et son utilité sociale - à une meilleure éducation et une prévention du recours à la prostitution, considérée comme une violence. Il soutient en outre l'accompagnement intégral des personnes prostituées par des droits, des revenus et des logements garantis.

Une proposition de loi est déposée en décembre 2011, mais non inscrite à l'ordre du jour, et une résolution adoptée à l'unanimité le 6 décembre 2011 à l'Assemblée nationale. Elle réaffirme la position abolitionniste de la France, qui implique la protection des personnes prostituées notamment par la répression de l'exploitation sexuelle d'autrui et du proxénétisme, la prévention de l'entrée dans la prostitution et l'aide à la réinsertion des personnes prostituées.

En parallèle, au Sénat, la proposition de loi d'Esther Benbassa visant l'abrogation du délit de racolage public, déposée au Sénat le 2 octobre 2012, est adoptée le 28 mars 2013. Cette proposition était soutenue par le mouvement associatif, notamment la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH). Son article unique abroge les dispositions de la loi de 2003 au motif de leur inefficacité contre les réseaux, de l'accroissement de la vulnérabilité des personnes prostituées et du maintien de l'arsenal de lutte contre la traite.

Quelques semaines plus tôt, la commission des affaires sociales du Sénat avait confié une mission sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées à Jean-Pierre Godefroy et Chantal Jouanno. Le besoin d'une nouvelle orientation législative est soutenu par l'ensemble de la société.

En juillet 2013, deux cents organisations signent l'appel de Bruxelles demandant aux États membres la fin des politiques répressives et l'accompagnement vers des programmes de sortie de la prostitution, tirant les leçons de dix ans d'expériences abolitionnistes en Suède et réglementaristes aux Pays-Bas. En septembre 2013, huit syndicats et associations de jeunesse appellent à améliorer la prévention par l'éducation sexuelle. En octobre 2013, 111 associations locales et nationales luttant contre les violences faites aux femmes appellent le Président de la République à agir contre l'impunité de l'achat d'actes sexuels. En novembre 2013, des magistrats, autour d'Yves Charpenel, appellent à agir avec plus d'efficacité.

La proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel est déposée le 10 octobre 2013 par Bruno Leroux, Maud Oliver, Catherine Coutelle et leurs collègues socialistes à l'Assemblée nationale. Chantal Jouanno et Jean-Pierre Godefroy remettent, au Sénat, leur rapport, qui pointe l'état de santé globalement préoccupant des personnes prostituées et leur difficile accès aux droits. Il propose la mise en oeuvre d'un accompagnement social global et une politique de réinsertion personnalisée, indépendante de la coopération de la victime de prostitution au démantèlement du trafic. Les questions du racolage et de la pénalisation des clients sont volontairement écartées du champ de cette mission. Durant l'examen de la proposition de loi, un quasi-consensus se forme sur la volonté de mieux accompagner vers la sortie de la prostitution et sur le renforcement du pilier éducatif.

Si ces dispositions restent en navette parlementaire - car adoptées en des termes différents - les objectifs restent communs entre les deux chambres : la lutte contre les réseaux, l'accompagnement vers la sortie et une meilleure information des jeunes. Le clivage est marqué sur la question de l'admission au séjour des victimes étrangères de la prostitution et sur l'abrogation du délit de racolage, jugé utile aux forces de l'ordre par certains et maintenu par le Sénat en première lecture. De très fortes divergences se sont exprimées sur la pénalisation des clients. Ce débat législatif clos ne résout pas tous les problèmes. Une approche libérale fondée sur la vision néerlandaise d'autodétermination a structuré l'opinion publique contre certaines dispositions de la loi. Ainsi, au motif d'une plus grande vulnérabilité des personnes prostituées, d'une précarisation accrue et de la crainte des représailles des clients, des mouvements, menés notamment par Médecins du Monde, ont fortement combattu la pénalisation du client, souvent dans des termes identiques à ceux utilisés pour attaquer le délit de racolage passif en 2003.

Cinq ans plus tard, ces mêmes arguments restent courants dans les associations et dans certains services des forces de l'ordre. Dans mon département de Loire-Atlantique, en 2020, une déléguée aux droits des femmes rappelait que la police continue de mettre en doute le bien-fondé de cette verbalisation.

L'un des présupposés décrit par Guy Geoffroy et Danièle Bousquet concernait la prétendue « utilité sociale » de la prostitution, considérée comme un « service ». L'exemple de l'assistance sexuelle pour les personnes lourdement handicapées y était décrit, déjà, et les questions éthiques soulevées invitaient les rapporteurs à ne pas tolérer d'exceptions législatives au proxénétisme au profit de l'assistance sexuelle. Cette approche est désormais réexaminée par la secrétaire d'État aux personnes handicapées, Sophie Cluzel, qui s'est déclarée favorable à l'accompagnement de la vie sexuelle des personnes handicapées par des assistants. Cette approche doit nous alerter car elle risque de rouvrir des débats sous le prisme d'une approche misérabiliste qui n'est que la résultante de la place que nous accordons aux personnes en situation de handicap dans la société, d'une part, et de la conception de besoin vital du plaisir masculin qui sous-tend depuis bien longtemps la justification de la marchandisation du corps des femmes, d'autre part.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci. J'ai aimé le terme « quasi-consensus », assez élégant pour cacher les grandes difficultés à avancer sur ce sujet à l'époque. Il a fallu beaucoup de courage à la rapporteure pour faire avancer et voter ce texte. Je cède immédiatement la parole à notre ancienne collègue députée, Maud Olivier.

Mme Maud Olivier, députée, coauteure et rapporteure de la proposition de loi au nom de la commission spéciale de l'Assemblée nationale. - Il me semblait important de rappeler que plus de cinq ans de travail parlementaire ont été nécessaires pour que la loi soit promulguée.

Effectivement, en décembre 2011, une résolution avait été votée à l'unanimité des groupes politiques à l'Assemblée nationale à la suite du rapport de Danièle Bousquet et Guy Geoffroy. En 2012, la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale s'est saisie de cette question et, après un an d'auditions, a présenté en septembre 2013 un nouveau rapport comportant quarante recommandations. Une commission spéciale transpartisane a alors été constituée. À l'issue de son travail, une proposition de loi a été déposée et votée à l'Assemblée nationale en décembre 2013. C'est alors qu'ont commencé les vraies batailles, en interne au sein des assemblées, et en externe avec une presse et des lobbies proxénètes vent debout sur un aspect particulier du texte : la responsabilisation des clients. Jusqu'à présent, le sort des personnes prostituées ne les émouvait pas beaucoup, mais, tout à coup, il fallait défendre la liberté sexuelle - celle des clients, bien sûr.

Trois ans, neuf codes législatifs modifiés et de nombreux décrets d'application plus tard, les dispositions du texte sont effectives et les politiques publiques évoluent.

On dénombre 30 000 à 40 000 personnes prostituées en France, contre 400 000 en Allemagne, pays réglementariste. L'âge moyen d'entrée dans la prostitution est de 14 ans. On comptabilise environ 10 000 mineurs. 85 % des personnes prostituées sont des femmes, à 90 % des étrangères victimes de la traite. 99 % des clients sont des hommes.

Le 6 avril 2016, la loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel a été votée avec ses quatre piliers. Le premier concerne la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains. Nos lois contre le proxénétisme ont sans doute protégé notre pays contre l'installation des réseaux de traite, mais la prostitution de rue a laissé place à la mise en relation par Internet ou par téléphone. Installés à l'étranger dans des pays où ce type d'actes est légal, les proxénètes organisent les réseaux de prostitution sur notre sol. La loi prévoit désormais que les fournisseurs d'accès à Internet et les hébergeurs de sites participent à la lutte contre la diffusion de contenus proposant des services sexuels tarifés.

Le deuxième pilier concerne la dépénalisation, le renforcement des droits des personnes prostituées et l'accompagnement de celles souhaitant sortir de la prostitution. L'un des enjeux majeurs de ce texte est bien de leur donner des perspectives crédibles d'insertion car réduire la demande de prostitution allait de fait réduire leurs ressources. Dans le contexte actuel de pandémie, nous voyons à quel point la nécessité d'y répondre est criante. La loi a donc supprimé le délit de racolage, incohérent avec la position française abolitionniste qui considère les personnes prostituées comme victimes de violences, et a créé un parcours de sortie de la prostitution. Dans chaque département, une instance présidée par le préfet est chargée d'organiser et de coordonner l'action en faveur des victimes de la prostitution. L'engagement dans le parcours de sortie ouvre des droits : la perception d'une aide financière à l'insertion sociale et professionnelle, des places en centres d'hébergement et, pour les personnes étrangères, l'accès à une autorisation de séjour de six mois permettant de travailler, renouvelable pendant toute la durée du parcours. Exercer des violences à l'égard d'une personne se livrant à la prostitution est désormais un motif d'aggravation des peines.

Le troisième pilier de la loi consiste à renforcer l'éducation à la sexualité et la prévention. La loi inscrit la lutte contre la marchandisation des corps parmi les thématiques relevant de l'éducation à la sexualité, ainsi qu'une information et une éducation égalitaire à l'estime de soi et de l'autre et au respect du corps, pour que soit affirmé que la sexualité ne peut se concevoir que libre, gratuite et consentie.

Le quatrième pilier, qui a fait couler beaucoup d'encre, est de responsabiliser les clients et d'interdire l'achat d'actes sexuels. Depuis 2002, le recours à la prostitution de mineurs ou de personnes vulnérables était déjà un délit. Sanctionner l'acte de recours à la prostitution, c'est se placer dans la lignée des législations qui ont criminalisé le viol et fait du harcèlement sexuel une infraction correctionnelle. L'objectif est toujours de soustraire la sexualité à la violence et à la domination masculine. La loi du 13 avril 2016 crée donc une infraction de recours à la prostitution, punie d'une inscription au casier judiciaire et de 1 500 euros d'amende. En cas de récidive, l'infraction constitue un délit puni d'une peine d'amende de 3 750 euros. Nous avons également créé une peine complémentaire sous la forme d'un stage de sensibilisation contre l'achat d'actes sexuels. L'interdiction d'achat d'un acte sexuel est à ce jour la mesure la plus efficace pour réduire la prostitution et dissuader les réseaux de traite et de proxénétisme de s'implanter sur notre territoire. C'est aussi la solution la plus protectrice pour les personnes qui resteront dans la prostitution car, en inversant le rapport de force avec le client, elle leur permet de dénoncer les violences et les risques sanitaires qu'ils peuvent leur imposer.

Voici un florilège des objections que nous avons le plus souvent entendues :

- la prostitution serait une réponse à la misère sexuelle. Or deux tiers des clients vivent ou ont vécu en couple ;

- elle serait une réponse à un désir irrépressible. Nous avons très longtemps accepté l'idée que le corps des femmes appartenait aux hommes et que leur désir exigeait un assouvissement immédiat, voire le viol. Que seule la femme serait responsable du désir qu'elle suscite. Or la vie en société impose des règles. Nous sommes des êtres de raison et de contrôle ;

- la prostitution ferait diminuer le nombre de viols. Bien sûr, c'est faux, puisque les viols sont à 80 % commis par l'entourage de la victime, 34 % au sein du couple et 63 % des victimes de viol sont des mineurs. En réalité, la prostitution contribue à diffuser l'idée que le corps des femmes peut être à disposition à tout moment, en payant ou en violant ;

- « Elles le veulent bien ». Comment nous faire croire que subir des relations sexuelles tarifées sous la contrainte économique ou par la violence relève du libre choix ? Surtout lorsqu'on sait que l'âge moyen d'entrée dans la prostitution est de 14 ans. Nous savons que les femmes se prostituent pour des raisons économiques, jamais pour le plaisir ; elles le font pour survivre et souvent pour nourrir leurs enfants ;

- il existe un discours visant à camoufler la réalité de l'exploitation sexuelle, comme de parler de « travailleurs du sexe », et à faire accepter que le sexe des femmes soit un produit marchand. Ce subterfuge valorise la fonction sociale des prostituées tout en effaçant les violences inhérentes au système prostitutionnel. Ce terme de propagande a été inventé par les profiteurs de l'industrie du sexe, l'accepter entraînerait la légalisation du proxénétisme ;

- quant aux supposées violences supplémentaires que la loi permettrait, il n'y a pas d'autres violences que celles inhérentes à la prostitution elle-même. Ce sont des agressions sexuelles, physiques et psychologiques. La répétition fréquente d'actes sexuels non désirés porte atteinte à l'intégrité du corps. Certaines femmes disent cependant que c'est leur choix. Soit, mais elles ne sont pas représentatives des 90 % de victimes de la traite ou des proxénètes.

Je le disais, la presse a joué un rôle très négatif au début, jusqu'à ce que certains éditorialistes défendent la loi. L'un d'entre eux a dit : « Elle fait valoir une vision, un projet pour notre société. Une fois adoptée, il paraît inconcevable de revenir en arrière, tant elle est en adéquation avec son temps ». Des opposants ont fait beaucoup de lobbying en passant par des associations nationales dont la mission est de défendre les plus vulnérables. Leurs motivations restent floues. Ainsi, en 2018, le Conseil constitutionnel a été saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité par ces associations. Il a réaffirmé le bien-fondé de la loi pour lutter contre le profit des proxénètes, la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle et leur asservissement. Il l'a déclarée conforme à notre Constitution.

Nous avons beaucoup discuté, expliqué sans relâche. Nous avons été efficacement soutenus par un collectif d'associations réunies dans le cycle Abolition 2012, par des déclarations de médecins et de responsables politiques, et par le gouvernement de l'époque. Plusieurs ministres, surtout des femmes, ont oeuvré pour inscrire la loi à l'agenda politique. Elle a été votée sous le mandat de Laurence Rossignol.

Un sondage IPSOS de février 2019 montre que 78 % de nos concitoyens considèrent que cette loi est une bonne loi ; 79 % pensent qu'il ne devrait pas être possible d'accéder au corps d'autrui ; 85 % jugent important, voire urgent, d'agir. Je ne suis pas certaine que nous aurions obtenu les mêmes réponses il y a quelques années. La Norvège, l'Islande, le Canada, la Finlande, Israël ont eux aussi choisi le modèle abolitionniste. D'autres pays sont prêts à s'engager dans ce combat, mais ils attendent de voir comment évolue la société française, comment nos politiques publiques répondent à cette perspective. À nous, à vous, de les convaincre.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie toutes deux pour ce rappel très éclairant des circonstances de l'adoption de cette loi.

Pour inaugurer notre séquence de présentation du rapport de la mission inter-inspections de décembre 2019 sur l'évaluation de la loi du 13 avril 2016, j'invite sans plus tarder Amélie Puccinelli à nous présenter sa contribution au titre de l'Inspection générale de l'administration (IGA). Son intervention sera suivie par celle de Pierre Loulergue, représentant l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), puis celle de Catherine Gay, magistrate, représentant l'Inspection générale de la justice (IGJ).

Mme Amélie Puccinelli, sous-préfète chargée de mission sur la lutte contre l'habitat indigne. - Je vais vous présenter quelques constats tirés de notre rapport inter-inspections IGA, IGAS et IGJ, disponible en ligne. J'aborderai le premier pilier : la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains.

Un premier élément, nécessaire pour apprécier toutes les évolutions que nous allons décrire, est le fait que la prostitution a connu ces dernières années, en France, d'importantes évolutions de fond. La prostitution de rue a diminué pour se déplacer dans les zones périphériques ou en intérieur. La part des victimes opérant sur la voie publique est passée de 54 % en 2016 à 38 % en 2018. La mise en relation entre les clients et les personnes qui se prostituent s'effectue majoritairement sur Internet. Cette évolution précède la loi. Faute d'avoir mis en place des outils d'évaluation du phénomène, nous n'avons pas pu déterminer la part de ces évolutions imputables au changement législatif. Ces évolutions conditionnent l'application de certaines dispositions de la loi.

La loi du 13 avril 2016 a étendu au proxénétisme le dispositif de signalement des contenus illicites sur Internet. Ce dernier passe principalement par Pharos, Plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements. Il est encore trop peu utilisé. En 2018, Pharos a reçu moins de 200 signalements de contenus liés au proxénétisme, sur un total de 163 000 signalements. Le site ne mentionne toujours pas la possibilité de signaler les contenus ayant trait au proxénétisme ou à la traite des êtres humains. Il doit être actualisé pour en faire mention. Il est important que les services de police et de gendarmerie soient renforcés pour effectuer des maraudes en ligne, très chronophages mais essentielles pour repérer les annonces de ce type, qui sont légion.

La loi a également aboli le délit de racolage afin de reconnaître les personnes prostituées comme des victimes, et créé une infraction relative à l'achat d'actes sexuels. Certains services d'enquête craignaient de perdre un outil de lutte contre le proxénétisme, arguant que le placement en garde à vue pour racolage permettait d'interroger les prostitués sur leur réseau. La mission a constaté que cela n'a pas nui à la lutte contre le proxénétisme. Au contraire, les services se sont davantage mobilisés. Le nombre d'enquêtes pénales a augmenté de 54 % en quatre ans. Dans le même temps, nous avons constaté une convergence de la jurisprudence des tribunaux correctionnels vers davantage de sévérité dans la lutte contre le proxénétisme.

Toutefois, l'infraction relative à l'achat d'actes sexuels est peu constatée à ce jour. En 2018, moins de 2 000 personnes ont été mises en cause. Paris concentre la moitié des procédures. Ce nombre est toutefois supérieur à l'infraction de racolage dans les années précédant la loi. Il faut produire un effort pour constater cette infraction sur tout le territoire français. Une des peines possibles est le fait d'infliger un stage de sensibilisation. Seuls 6 % des tribunaux ont développé de tels stages, pour un total de 100 à 300 peines par an. La mission recommande de les développer et de les harmoniser sur tout l'ensemble du territoire.

Enfin, la loi prévoyait un dispositif de protection spécial pour les victimes de traite ou de proxénétisme mais il n'a pas encore été utilisé.

J'en viens maintenant au deuxième pilier de la loi sur l'amélioration de la prise en charge des personnes victimes de prostitution. La loi a créé un parcours de sortie de la prostitution et une commission départementale de lutte contre la prostitution chargée d'organiser et de coordonner l'action en faveur des victimes dans chaque département. Ces mesures ont été progressivement déployées sur le territoire, mais de façon hétérogène. En décembre 2019, un quart des départements étaient encore dépourvus de commission.

Dans les départements où elle existe, les préfets et associations portent un regard positif sur ce dispositif. Il permet de mettre en réseau les acteurs et d'élaborer des orientations stratégiques. Certaines commissions ont créé des groupes de travail sur la prostitution des mineurs tandis que d'autres sont beaucoup moins actives. Un tiers d'entre elles n'ont pas commencé à examiner les parcours de sortie de la prostitution. Nous avons émis des propositions pour assouplir ce dispositif.

Enfin, les parcours de sortie de la prostitution ne concernent qu'un nombre limité de personnes au regard du public potentiel. Fin juin 2019, 230 personnes en bénéficiaient. Il nous paraît important de renforcer l'aide disponible pour les personnes souhaitant sortir de la prostitution mais non concernées par les parcours de sortie. Nous conseillons la création d'un fonds d'action sociale. Ces parcours de sortie s'appliquent principalement aux personnes d'origine étrangère. Le taux de refus est important - environ 20 % -, souvent parce que ces personnes ne possèdent pas de documents d'identité ou parce qu'il existe un doute sur leur participation à des faits de proxénétisme. Les critères d'entrée dans ce parcours varient aussi selon les départements, notamment au regard du droit au séjour des bénéficiaires. Certaines préfectures n'accordent pas le parcours aux personnes frappées d'une obligation de quitter le territoire ou aux « Dublinés ». Il est essentiel que tous les critères soient harmonisés au niveau national.

Ces parcours et les commissions étant chronophages pour les délégations départementales aux droits de femmes, nous recommandons que celles-ci voient leurs moyens renforcés.

Je cède maintenant la parole à mon collègue Pierre Loulergue au sujet de l'accompagnement social et sanitaire des personnes sorties de la prostitution.

M. Pierre Lelouergue, inspecteur à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS). - La mise en place de ces parcours de sortie de la prostitution représente un travail considérable mais nous regrettons qu'elle ne soit pas plus rapide. Le taux de refus des parcours de sortie est tellement important que certaines associations nous ont confié ne présenter que les dossiers les plus susceptibles d'être acceptés, c'est-à-dire ceux des personnes déjà quasiment sorties de la prostitution. Les autres se retrouvent donc d'autant plus vulnérables. L'harmonisation des critères d'examen des dossiers est donc fondamentale. La sortie de la prostitution s'avère compliquée, pour des raisons évidentes. Obligées d'arrêter de se prostituer pour bénéficier du parcours, ces personnes se retrouvent rapidement sans ressources ni hébergement. Certaines parviennent à être relogées par des associations afin de pouvoir envisager un projet d'insertion.

L'aide octroyée pour permettre cette sortie de la prostitution nous semble vraiment insuffisante. Son montant de 330 euros pèse peu face aux gains générés par l'activité prostitutionnelle. Les personnes se trouvent démunies et tentées de reprendre leur activité, ou sont récupérées par les réseaux. Le soutien financier et l'hébergement sont donc indispensables, ainsi que le soutien aux associations oeuvrant sur le terrain.

Nous manquons aujourd'hui cruellement de données sanitaires, les dernières datant de 2011. Il est nécessaire de les actualiser, puisque la sociologie et les risques sanitaires ont évolué. Il faut assurer le suivi des données épidémiologiques. Nous pensons notamment aux risques de transmission des maladies sexuellement transmissibles. Les prostituées les connaissent généralement bien, mais les clients négocient de plus en plus pour ne pas porter de préservatif, arguant que ce sont eux qui prennent de plus en plus de risques. Le risque de contamination est donc relativement contrôlé, mais on peut légitimement s'inquiéter du relâchement des comportements de prévention chez les plus jeunes, et ce dans toute la société.

Il existe également des conséquences uro-gynécologiques et psychologiques. Les violences physiques ou psychologiques des clients, des autres personnes prostituées et des proxénètes sont nombreuses. Il est d'autant plus difficile d'envisager un parcours de sortie. Ces situations doivent être identifiées. Le système de santé est adapté à la prise en charge, mais encore faut-il que les personnes parviennent jusqu'à lui. Sur le terrain, nous constatons des coopérations fructueuses entre les associations gérant les parcours de sortie et celles s'occupant des risques sanitaires, alors qu'elles s'opposent souvent au sujet de cette loi. Il faut des personnels formés et sensibilisés, ainsi que du temps médical et paramédical dédié. Le soutien politique et financier aux associations me paraît indispensable, qu'elles soient favorables ou non à cette loi.

Mme Annick Billon, présidente. - Je passe la parole à la magistrate Catherine Gay pour la troisième partie de la présentation de ce rapport de mission.

Mme Catherine Gay, magistrate, inspectrice générale à l'Inspection générale de la justice (IGJ). - Merci. J'évoquerai les réseaux sociaux et la prostitution des mineurs.

Comme dit précédemment, nous nous sommes heurtés à une absence de statistiques quantitatives fiables sur le système prostitutionnel, malgré des rapports préconisant depuis 2011 l'évaluation de la prostitution : rapport Geoffroy, rapport de l'IGAS en 2012, déclarations et rapport du Défenseur des droits Jacques Toubon. Les statistiques judiciaires et policières dont nous disposons reflètent l'activité des services de police et de gendarmerie, mais non l'ampleur de la prostitution sur notre territoire. Les informations plus larges sont issues de sondages ou d'analyses, de rapports des associations spécialisées. Quelles que soient leurs qualités, ces données restent indicatives.

Selon l'étude Prostcost de 2015, le nombre de personnes prostituées était évalué à 37 000, une moyenne entre une fourchette basse de 30 000 et une fourchette haute de 44 000. Nous constatons un déclin de la prostitution sur la voie publique. Les victimes qui la pratiquent sont souvent d'origine étrangère et exploitées par des réseaux. Selon l'OCRTEH, la part des victimes identifiées sur la voie publique aurait fortement diminué en trois ans. Parallèlement, on note une nette progression du recours aux réseaux sociaux pour la pratique prostitutionnelle, qui passe de 34 à 49 % entre 2016 et 2018. Une étude Psytel de mai 2015 mentionnait déjà que 62 % de la prostitution passait par Internet. En 2018, sur les 69 réseaux démantelés par les services de police et de gendarmerie, 33 concernaient une prostitution « logée », c'est-à-dire en appartement.

Entre 2015 et 2018, les condamnations prononcées en France pour proxénétisme aggravé avec mise en contact par un réseau de communications étaient :

- s'agissant d'une victime majeure : 73 en 2015, 43 en 2016, 51 en 2017 et 72 en 2018 ;

- s'agissant d'une victime mineure : deux en 2015, trois en 2016 et 2017, une en 2018.

À eux seuls, ces chiffres attestent du décalage entre les poursuites engagées et l'ampleur du phénomène prostitutionnel. Ce constat doit impérativement contraindre les pouvoirs publics à renforcer les moyens des services de police et de gendarmerie pour lutter contre le proxénétisme et la traite, notamment via les réseaux sociaux et Internet. Toutes les investigations convergent en effet pour affirmer que l'utilisation des réseaux sociaux et des plateformes d'annonce en ligne, associée à la généralisation des nouvelles technologies, facilitent le phénomène prostitutionnel.

Le téléphone portable est un outil d'emprise puisqu'il assure une disponibilité ininterrompue des victimes et une relation à distance permanente avec leur recruteur, proxénète ou client. C'est particulièrement vrai pour les mineurs, qui ont souvent leur téléphone avec eux et se trouvent peu armés pour se prémunir des effets pervers de ce monde virtuel. Les réseaux sociaux favorisent le repérage et le recrutement d'adolescents en vue de leur exploitation via la publication d'annonces sur des plateformes d'échanges et des sites dédiés à l'escorting. Ils facilitent aussi la mise en relation avec des clients par des messageries instantanées en groupe ou la diffusion d'images et vidéos intimes. Or les textes incriminant le proxénétisme et la jurisprudence actuelle ne permettent pas d'assimiler ces comportements prostitutionnels virtuels à de la prostitution, en l'absence de relations physiques avec le client.

En effet, la loi ne donne pas de définition de la prostitution. Seule la Cour de cassation l'a définie, en 1996, comme le fait de « se prêter, moyennant une rémunération, à des contacts physiques de quelque nature qu'ils soient, afin de satisfaire les besoins sexuels d'autrui ». Cette définition n'apparaît plus adaptée à l'évolution des pratiques prostitutionnelles et au développement des nouvelles technologies. Une définition légale de la prostitution faisant apparaître toute forme de marchandisation du corps et d'exploitation sexuelle faciliterait l'information sur la réalité de la prostitution et limiterait la banalisation des attitudes prostitutionnelles par les adolescents.

Les dispositifs de signalement des sites facilitant le proxénétisme ou la traite des êtres humains sont, à ce jour, peu efficaces. La rédaction initiale de l'article premier de la loi du 13 avril 2016 permettait à l'autorité administrative de demander aux fournisseurs d'accès à Internet de bloquer directement l'accès à ces sites, mais sa rédaction finale se contente d'exiger qu'ils mettent en place un dispositif de signalement de ce type de contenu.

Il existe, en France, deux dispositifs principaux de signalement : la plateforme Pharos et la plateforme Point de contact. Ces dispositifs ne sont pas assez connus du public ni des associations, qui pourraient pourtant transmettre des informations exploitables. Ils sont prioritairement alimentés par les services d'enquête. La mission préconise donc le renforcement des partenariats des directions et services dédiés à la lutte contre le cyber-proxénétisme avec les sites de forums ou de petites annonces pour signaler des contenus illicites liés au proxénétisme et à la traite des êtres humains. Elle rappelle que, dans le cadre de la mise en oeuvre de la loi de 2016 et du comité de suivi du cinquième plan de lutte contre les violences faites aux femmes, un groupe de travail pluridisciplinaire chargé d'identifier les moyens de lutter contre le cyber-proxénétisme devait être créé. La mission préconise son installation et le lancement d'une mission dédiée à cette problématique.

La mission a souligné le rôle majeur joué par les associations dans la prévention et l'accompagnement des personnes qui se prostituent, notamment sur Internet. Certaines ont développé des maraudes virtuelles et une présence éducative sur le net. Il convient que les dotations qui leur sont allouées prennent en compte ce nouveau mode d'accompagnement des victimes, particulièrement chronophage.

L'évocation de cette prostitution sur les réseaux sociaux et Internet nous conduit naturellement à évoquer la prostitution des mineurs, la loi de 2016 ayant vocation à s'appliquer à toutes les victimes. Néanmoins, elle ne mentionne explicitement les mineurs que dans ses articles 18, 19 et 22. Les articles 18 et 19 sont relatifs aux actions d'information dans les établissements scolaires consacrées aux réalités de la prostitution, aux dangers d'une marchandisation du corps et à la promotion des relations égalitaires entre les femmes et les hommes. L'article 22 énumère, dans les bilans attendus de cette loi, celui de l'évolution de la situation et du repérage des mineurs et des étudiants se livrant à la prostitution.

La prostitution des mineurs en France n'est pas nouvelle. Une loi du 11 avril 1908 était venue l'encadrer, à une époque où elle était perçue comme grandissante. L'interdiction de la prostitution des mineurs est consacrée par la loi du 4 mars 2002 relative à l'autorité parentale, dont l'article 13 dispose que « la prostitution des mineurs est interdite sur tout le territoire de la République » et que « tout mineur qui se livre à la prostitution, même occasionnellement, est réputé en danger et relève de la protection au titre de l'assistance éducative ». Cette interdiction n'a pourtant pas éteint le phénomène. Ce principe est même parfois ignoré du grand public, voire de certains professionnels.

Il existe un écart très important entre les statistiques issues des services de police et des procédures judiciaires et les estimations des associations spécialisées, qui évaluent le nombre de mineurs prostitués entre 6 000 et 10 000 individus. La mission n'a pas été en mesure de confirmer ce chiffre.

Selon les statistiques recueillies par l'OCRTEH, 129 mineurs victimes d'exploitation sexuelle étaient dénombrés en 2017 et 147 en 2018. La proportion des victimes mineures augmente d'année en année : de 10,6 % en 2016, elle atteint 15 % du total des victimes en 2018. À la même époque, les magistrats des cours d'appel de Paris évaluaient entre 130 et 260 le nombre de mineurs victimes d'exploitation sexuelle sur leur territoire de ressort, et ceux de Marseille à 250. Le total de ces chiffres sur deux villes dépasse très largement, à lui seul, les chiffres de l'OCRTEH. En outre, ils ne prennent pas en compte les mineurs suivis dans le cadre de la protection administrative, ni ceux en situation d'errance et d'isolement, et encore moins ceux cachés par les réseaux sociaux et Internet.

L'augmentation inquiétante et non maîtrisée la prostitution des mineurs justifie d'en renforcer l'évaluation et de prioriser les actions destinées à la prévenir. Selon la mission, la nomination récente du secrétaire d'État à la protection de l'enfance pouvait permettre d'inscrire cette problématique dans le champ interministériel de la protection de l'enfance. La présence de Madame la procureure générale Catherine Champrenault à cette table ronde atteste du chemin parcouru.

La prostitution des mineurs est protéiforme. Elle s'exerce dans la rue ou aux abords des gares, via des sites d'annonces ou sur les réseaux sociaux, parfois aux alentours des établissements de protection de l'enfance, voire en leur sein. Leur activité s'exerce dans des lieux aussi différents qu'hôtels, bars, boîtes de nuit, appartements, voire au sein des établissements scolaires.

Les adolescents qui se prostituent sont majoritairement des filles de nationalité française. Si le proxénétisme « de cité » est en progression, cette notion est aujourd'hui dépassée. Les mineures ne sont plus toutes issues des quartiers défavorisés des grandes agglomérations.

Les victimes sont âgées majoritairement de 14 à 23 ans. Des attitudes prostitutionnelles précoces sont signalées dans les établissements scolaires dès la classe de cinquième, soit vers 12-13 ans. Les proxénètes ont entre 17 et 25 ans et sont souvent connus des services d'enquête, notamment pour des affaires de trafic de stupéfiants. Ils sont souvent issus du même territoire que leurs victimes. On observe une grande mobilité entre les réseaux, notamment des échanges de victimes, et une similitude avec les réseaux de trafic de stupéfiants.

Les mineurs victimes de prostitution sont pour la plupart très fragilisés psychologiquement par un parcours de vie émaillé de violences, en manque d'affection, de reconnaissance, de valorisation. Elles sont souvent déscolarisées, fugueuses et sans encadrement familial suffisant. Certaines recourent à une prostitution de subsistance, occasionnelle, échangeant des prestations sexuelles contre un logement, de la nourriture ou de la drogue. La précarité économique et la facilité apparente de se procurer très vite de l'argent pour satisfaire des besoins de consommation parfois dispendieux expliquent aussi ce glissement vers la prostitution.

Les phénomènes de lover-boys ou de « michetonnage », décrits depuis plusieurs années, sont aujourd'hui des stratégies de recrutement largement répandues. Les professionnels soulignent l'emprise psychologique ou affective sur ces victimes très vulnérables, facilement appâtées par l'intérêt qui leur est porté et les cadeaux, avant d'être soumises à des violences, voire des séquestrations.

De même, on a souvent entendu parler du consentement revendiqué par la victime elle-même ou de son attachement affiché pour son agresseur. Ces constats sont déplorés par les professionnels d'enquête ou de protection de l'enfance, qui se déclarent impuissants pour diligenter des procédures et aider les victimes. La question de leur formation se pose, de même que la prise en compte de la qualité de victime dans ces procédures.

Concernant la prise en charge des mineurs, le juge des enfants est généralement saisi lorsque la protection administrative s'avère insuffisante. Il convient de souligner l'importance des cellules de recueil des informations préoccupantes (CRIP), instances départementales créées par la loi de 2007. Leur fonctionnement en transversalité est essentiel dans le traitement de cette problématique. S'agissant du site Pharos, les items « prostitution » ou « risque de prostitution » ne figurent pas dans les fiches renseignées par les CRIP. Il en est de même sur le site 119 dédié aux mineurs victimes de violences. Nous avions recommandé d'harmoniser, entre les CRIP et le 119, les critères d'identification des situations de danger encouru par les mineurs.

Nous soulignons l'importance de la transmission par les départements de toutes les données anonymisées aux observatoires départementaux ou à l'office national de la protection de l'enfance afin de pouvoir ajuster la politique de protection de l'enfance. Nous notons l'efficacité du partenariat entre les représentants de l'Aide sociale à l'enfance et l'autorité judiciaire. Les protocoles initiés par le parquet général de Paris, celui d'Aix-en-Provence et certains tribunaux, destinés à harmoniser et faciliter la prise en charge des mineurs et majeurs en danger de prostitution, devraient être développés dans tous les départements confrontés à une problématique prostitutionnelle importante. Il faut souligner l'inexistence, en France, d'établissements spécialisés dans la prise en charge des mineurs en danger de prostitution, qui sont orientés vers des dispositifs de droit commun de la protection de l'enfance, alors que leurs limites sont unanimement soulignées : nombre de places insuffisant, absence de formation des personnels et de pluridisciplinarité dans les équipes éducatives, notamment dans la prise en charge de l'état psychique et physique de ces mineurs. Or la spécialisation de ces équipes conditionne la réussite d'une prise en charge qui s'avère extrêmement complexe. On note une insuffisance des structures d'accueil éloignées, qui devraient permettre de soustraire les victimes à l'emprise de leur réseau et leur assurer une protection.

Les dispositifs d'accueil coordonné expérimentés par la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) depuis 2016 pourraient être dupliqués pour les victimes mineures de toutes formes d'exploitation sexuelle, et non réservés aux situations de traite. De même, le pilotage d'un dispositif d'hébergement permettrait de diversifier les modes d'accueil et offrir des séjours de rupture.

Enfin, une attention particulière nous paraît devoir être portée à l'évaluation des situations de fugues, très fréquentes chez les mineurs en danger de prostitution. Les protocoles de gestion de fugue déployés dans certains territoires, entre les services de police, de protection de l'enfance et l'autorité judiciaire doivent être encouragés.

En outre, la prostitution étudiante est une réalité insuffisamment repérée et évaluée.

En 2019, le nombre d'étudiants inscrit dans l'enseignement supérieur était de 2,7 millions, dont environ 3 % reconnaissent avoir procédé à des actes sexuels en échange d'argent, de biens ou d'avantages divers. Une étude de 2016 de l'Observatoire de la vie étudiante évaluait à 1,9 % les étudiantes en situation prostitutionnelle, souvent pour sortir d'une situation financière difficile ou améliorer le quotidien. La période de crise sanitaire que nous connaissons et la précarisation des publics jeunes accroissent les risques pour eux. En 2019, un nouveau diagnostic, réalisé par l'université de Grenoble en relation avec l'Amicale du Nid et la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS), estimait la progression de la prostitution des mineurs de 4 à 7 % depuis 2015. Si, aujourd'hui, cette problématique n'apparaît pas prioritaire, on note toutefois une volonté de sensibilisation des professionnels et étudiants dans les universités, une mobilisation des CROUS, des services universitaires de santé et des associations étudiantes.

Nous préconisons une évaluation de la prostitution étudiante, pilotée par la Direction générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle (DGESIP), qui serait un préalable nécessaire pour prévenir ce phénomène et garantir aux étudiants des conditions de vie et de santé adaptées à la réussite de leurs études.

Pour conclure, j'aimerais rappeler que 50 % des personnes qui se prostituent auraient été victimes de violences sexuelles dans l'enfance. En 2017, 23 000 mineurs ont été victimes de violences sexuelles, dont 13 000 âgés de moins de 13 ans. Ce constat et les difficultés de prise en charge des mineurs en danger de prostitution doivent contraindre les pouvoirs publics à développer la prévention le plus tôt possible, voire l'aide à la parentalité. La formation des enseignants, des professionnels de la protection de l'enfance, des services d'enquête et des magistrats doit être renforcée et développée. Aujourd'hui, les associations spécialisées ne peuvent couvrir à elles seules tous les besoins de formation. La formation des personnels de l'Éducation nationale est un préalable nécessaire aux actions de prévention. L'article 18 de la loi de 2016 semble pour l'instant n'avoir eu qu'une portée limitée. Aucune circulaire n'a été diffusée, ce qui illustre l'absence de portage politique de cette loi, dont l'ambition première était pourtant d'élever la lutte contre le système prostitutionnel au rang d'une véritable politique interministérielle.

La dynamique enclenchée après l'adoption de la loi s'est rapidement essoufflée. Le comité de suivi de la mise en oeuvre de cette loi, instauré dès le 14 juin 2016, qui devait regrouper les ministères et le secteur associatif en vue de préparer décrets et circulaires, ne s'est ensuite réuni qu'une seule fois, le 29 juin 2017. Aucune communication gouvernementale n'a été diffusée auprès du grand public. Les femmes victimes de prostitution et les mineurs ont été oubliés, alors même que la lutte contre les violences faites aux femmes s'est renforcée.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour cette présentation, qui dresse un tableau éloquent de l'aggravation de la situation malgré la loi.

Je donne sans plus tarder la parole à Elvire Arrighi, commissaire de police, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains à la Direction centrale de la police judiciaire, pour nous présenter le bilan de l'application de la loi du point de vue du ministère de l'intérieur.

Mme Elvire Arrighi, commissaire de police, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) à la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). - Créé en 1958, l'OCRTEH appartient à la Direction centrale de la police judiciaire, dont le coeur de métier est la lutte contre la criminalité organisée et le grand banditisme. Mon service dispose d'une compétence nationale. Il se concentre sur la traite des êtres humains à vocation sexuelle. Sa mission est double. D'une part, une mission opérationnelle : mener des enquêtes complexes, d'ampleur nationale ou internationale, afin de démanteler des réseaux de traite des êtres humains de grande envergure, à l'aide de techniques spéciales d'enquête (géolocalisation, pose de balises, enquêtes sous pseudonyme, etc.). D'autre part, une mission stratégique : concentrer, pour le ministère de l'intérieur, l'intégralité des données relatives à la traite à vocation sexuelle et au proxénétisme. Cela donne à l'Office une vision globale du phénomène et de son évolution, nous permettant de détecter de nouvelles tendances et d'en aviser les services territoriaux afin que les techniques d'enquête s'adaptent à des changements parfois extrêmement rapides. D'après les données collectées par l'OCRTEH en 2020, les tendances que vous avez évoquées dans les interventions précédentes se confirment ou s'accélèrent.

Cette double mission me permet aujourd'hui de vous fournir un bilan documenté et chiffré, concret, nourri d'éléments issus du terrain, sur l'application de la loi d'avril 2016. Je ne reviendrai pas aujourd'hui sur la prostitution des mineurs, également très documentée. Si ce sujet me paraît essentiel, j'ai aussi une autre préoccupation : la persistance des réseaux étrangers, extrêmement structurés et organisés, qui plongent de nombreuses femmes dans une misère absolue. J'articulerai mon propos autour des quatre éléments principaux de la loi ayant eu un impact sur l'activité quotidienne des forces de l'ordre dans leur lutte contre le système prostitutionnel.

Premièrement, la pénalisation de l'achat d'actes sexuels ou pénalisation du client. Cette mission est accomplie par les services de police ou de gendarmerie du quotidien, travaillant principalement sur la voie publique. Elle dépend de la politique de sécurité publique locale, ce qui entraîne des chiffres très variés selon les régions.

Le nombre de verbalisations, en moyenne de 1 300 par an, est stable de 2017 à 2020. L'article 132-11 du code pénal prévoit une contravention de 1 500 euros, 3 750 euros en cas de récidive. Nous constatons une baisse de 45 % du nombre de personnes verbalisées en 2020 en raison de la pandémie. Elle n'est pas inquiétante en termes de mobilisation policière dans le domaine, puisqu'en 2021 les verbalisations sont reparties à la hausse, avec 178 verbalisations pour le seul mois de mars.

Au-delà de ces chiffres, il convient de souligner que cette pénalisation constitue un levier pour les enquêteurs. Il est en effet plus facile d'entrer en contact avec l'auteur de cette infraction, de recueillir son témoignage étayé, afin de mettre au jour des éléments d'enquête - numéro de téléphone du proxénète, tarifs, conditions de la prestation sexuelle - et de mieux confondre les auteurs du réseau de proxénétisme.

En revanche, cette pénalisation a pu avoir un effet négatif sur le mode opératoire des réseaux. Les consommateurs d'actes sexuels ne souhaitant pas être verbalisés, les malfaiteurs se sont adaptés à cette demande et leur proposent une mise en relation avec la victime prostituée soit en ligne, soit par téléphone. L'acte sexuel a ensuite lieu en hôtel ou en appartement - prostitution « logée » -, rendant la verbalisation plus difficile à mettre en oeuvre. Tant et si bien que l'objectif recherché par la loi, à savoir la baisse de la consommation d'actes sexuels tarifés, n'a sans doute pas été atteint. On assiste plutôt à un déplacement des victimes prostituées ou trafiquées de l'espace public vers l'espace privé. Bien entendu, la loi n'est pas la seule responsable de cette tendance.

Deuxièmement, la suppression du délit de racolage, prévue par l'article 15 de la loi. Elle est le corollaire de la pénalisation du client et vient consacrer le changement total de paradigme, en droit comme en fait, concernant la perception française du phénomène prostitutionnel. La prostituée est désormais une victime en toutes circonstances, et à double titre, de son proxénète comme du consommateur. Elle ne peut en aucun cas être mise en cause par un service de police. Il s'agit là, pour les services enquêteurs, d'une sorte de révolution copernicienne. Si le précédent système est encore ancré dans le discours de certains, le changement culturel s'intègre toutefois peu à peu en profondeur.

Il convient cependant de souligner que les policiers se voient privés, depuis 2016, de l'outil que constituait l'audition d'une prostituée dans le cadre de la garde à vue. Seule une audition sous la forme de témoignage est désormais possible, ne permettant pas à l'enquêteur de contraindre la victime à rester si elle souhaite partir. Il se trouve que ces auditions sont particulièrement précieuses pour fournir des éléments de preuve pour confondre les membres des réseaux de traite et de proxénétisme et garantir leur condamnation. Or les enquêteurs constatent que les victimes sont souvent sous l'emprise de leur proxénète, se disant ou se croyant consentantes à la prostitution, et acceptent peu de témoigner dans le cadre d'une simple audition de victime. Elles cherchent souvent à réduire au strict minimum le temps de l'audition afin de partir au plus vite.

Il convient toutefois de tempérer l'impact négatif de l'impossibilité de procéder à une garde à vue de prostituée par le troisième point que je souhaitais évoquer concernant la loi de 2016. En effet, les nouveaux droits accordés aux victimes, notamment le droit au séjour si elles portent plainte ou témoignent dans le cadre d'une enquête de proxénétisme ou de traite, constituent un levier important pour l'enquêteur. Ce dernier doit pouvoir s'en servir pour créer une relation de confiance avec la victime, lui permettant de la protéger tout en recueillant des éléments d'audition intéressants.

L'OCRTEH a créé un procès-verbal type d'audition de victimes de traite ou de proxénétisme prévoyant que l'enquêteur, avant d'entendre la victime sur le fond de l'affaire et de recueillir son témoignage, lui notifie l'ensemble de ses droits et l'invite à les exercer. Cela comprend notamment la possibilité d'obtenir une carte de séjour vie privée/vie familiale permettant d'exercer une activité professionnelle. Il est également proposé à la victime de rencontrer une association spécialisée, qui peut la mettre à l'abri à l'issue de l'audition et l'assister dans ses démarches de sortie du parcours prostitutionnel. Ce nouveau procès-verbal a été diffusé à tous les services territoriaux de la police judiciaire. Il est prévu de l'intégrer au logiciel de rédaction des procédures de la police nationale afin de le rendre accessible à tout policier de terrain.

Bien évidemment, l'exercice de ces droits suppose une articulation fine entre les associations et les services enquêteurs. Apprendre à agir de concert n'est pas forcément simple, nos cultures et nos approches étant nécessairement différentes, et pourtant complémentaires. Des partenariats de qualité se construisent. Ainsi, début mars 2021, à l'occasion du démantèlement d'un réseau international de traite et de l'interpellation simultanée d'une quinzaine d'individus dans quatre pays, mon office a pu mobiliser, grâce à l'association ALC (Accompagnement-Lieux d'accueil-Carrefour éducatif et social), le dispositif national d'accueil et de protection des victimes de traite. Une quarantaine de victimes libérées du joug de leurs proxénètes, réparties sur l'ensemble du territoire national, se sont ainsi vu offrir la possibilité d'être mises en relation avec une association spécialisée. Une dizaine ont saisi cette opportunité.

Ces partenariats de terrains, construits sur la base d'une confiance mutuelle, se renforcent et s'affinent au fil des retours d'expérience. Par exemple, à la suite de cette opération d'envergure, a été évoquée la plus-value que pourrait apporter une association intervenant en amont de l'audition plutôt qu'à l'issue de l'audition, afin de mettre la victime en confiance pour témoigner et accroître les chances qu'elle accepte l'aide d'une association pour sortir de la prostitution.

Toutefois, pour que ces droits puissent être effectivement notifiés et exercés, il convient avant toute chose de trouver les victimes. C'est actuellement le défi majeur. La prostitution s'effectue aujourd'hui à plus de 80 % dans des hôtels ou appartements. En 2016, 54 % encore de la prostitution s'effectuait sur la voie publique. Nous avons vu ce pourcentage diminuer au fil des années, pour atteindre aujourd'hui seulement 9 %. La crise du Covid a accéléré cette tendance. Cela rend l'accès aux victimes et leur protection bien plus complexes car leur activité est rendue invisible. La prostitution logée ne concerne pas uniquement les mineurs. Les réseaux d'Amérique du Sud fonctionnent presque exclusivement de cette façon.

Les associations et services sociaux sont en difficulté, leurs maraudes sur la voie publique ne s'adressant qu'à la partie émergée de l'iceberg de la prostitution, qui a une forte tendance à l'ubérisation. Toutes ses étapes sont dématérialisées et dissimulées. Les victimes sont recrutées sur les réseaux sociaux. La publication des annonces destinées aux clients est souvent effectuée par les proxénètes eux-mêmes, sur des sites spécialisés. La mise en relation avec le client et la prise de rendez-vous s'effectuent souvent par SMS, le client croyant à tort échanger avec la prostituée qu'il souhaite rencontrer alors que c'est le proxénète qui se charge du standard de la victime. La location de chambres d'hôtel ou d'appartement pour une courte durée s'effectue aussi par l'intermédiaire de plateformes sur Internet. Enfin, le contrôle de la victime s'effectue par échanges réguliers de messages avec le proxénète, qui assoit ainsi son emprise virtuelle. Tant et si bien que nos enquêtes changent totalement d'approche et doivent être doubles. Précédemment, nous pouvions nous contenter d'identifier les auteurs afin de les interpeller et accéder à leurs victimes. Aujourd'hui, il est essentiel pour les enquêteurs de procéder à des actes d'investigation poussés, tels que l'enquête sous pseudonyme sur Internet, afin d'identifier et de localiser les victimes, qui se cachent derrière des pseudonymes et ne répondent pas elles-mêmes au numéro de téléphone associé à leur annonce.

Je précise que nous nous heurtons à une difficulté importante avec les plateformes de location de logements de courte durée qui, se cachant derrière le droit du pays de leur siège, répondent peu ou pas à nos réquisitions, ce qui ne facilite pas la localisation des victimes.

Sans ce travail d'enquête, il devient difficile, voire impossible, de protéger ces victimes, qui passent sous tous les radars, sauf ceux d'une enquête fouillée et minutieuse. Le partenariat entre les associations et la police n'en est que plus indispensable, la police leur donnant accès aux victimes invisibles du système prostitutionnel.

Le quatrième impact de la loi est l'élargissement de la possibilité de saisir et confisquer les biens des proxénètes. Les saisies ne se limitent pas aux moyens ou produits de l'infraction, mais concernent l'ensemble des biens appartenant aux mis en cause. On parle de confiscation totale. Cet aspect est essentiel dans un contentieux où l'appât du gain est le moteur principal des malfaiteurs. Le proxénétisme et la traite des êtres humains sont des trafics extrêmement juteux qui nécessitent, contrairement à d'autres infractions, peu ou pas d'investissement initial. Les priver de leurs biens s'avère particulièrement dissuasif et efficace. La loi de 2016 a élargi la possibilité de confiscation aux biens dont le proxénète ne serait pas propriétaire en titre mais dont il disposerait librement. Les services enquêteurs ont pris l'habitude d'utiliser cette puissante arme juridique, notamment pour la saisie des immeubles.

Les chiffres des saisies des avoirs criminels dans le domaine de la traite et du proxénétisme sont éloquents. 100,9 millions d'euros ont été saisis en 2017, et plus de 10 millions en 2019 - les chiffres de 2020 ne sont pas encore disponibles. Une difficulté est à souligner toutefois : nos enquêtes financières et patrimoniales montrent que l'argent issu du marché de la prostitution est souvent réacheminé vers le pays d'origine des réseaux, où il est réinvesti. Pour être efficientes, les saisies d'avoirs criminels doivent donc s'effectuer dans ces pays, ce qui est possible lorsque la coopération judiciaire est efficace, par exemple en Roumanie, mais impossible avec la Chine ou le Nigéria. Face à la forte résurgence des réseaux d'Amérique latine, l'OCRTEH s'attache à développer des partenariats avec ces pays, notamment la Colombie, en espérant réussir à y faire saisir des biens immobiliers.

En conclusion, la loi de 2016 a changé en profondeur la manière de travailler des forces de l'ordre et des enquêteurs, replaçant les victimes au coeur des investigations, donnant ainsi un nouveau sens à la mission de la police dans la lutte contre le système prostitutionnel. Toutefois, les méthodes des malfaiteurs pour exploiter les victimes ont dramatiquement évolué depuis 2016. Il ne suffit plus d'accorder des droits aux victimes, il faut surtout les trouver.

Pour garantir l'efficacité de notre lutte dans ce nouveau contexte, je me permets de suggérer trois pistes d'évolution. Donner des moyens d'enquête humains et techniques supplémentaires dans le domaine de la traite des êtres humains est indispensable, et particulièrement des enquêteurs spécialisés dans le domaine de l'enquête sur internet. Ces moyens supplémentaires devront être sanctuarisés parce que tous les services d'enquête sont touchés par la pénurie d'effectifs, et les renforts attribués au domaine de la traite pourraient très rapidement être absorbés par d'autres thématiques plus urgentes politiquement. Une deuxième piste d'amélioration est d'associer la répression d'achat d'actes sexuels à une campagne de prévention de grande ampleur à l'attention des clients. On ne peut pas punir sans avoir expliqué et dissuadé. Nos collègues espagnols l'ont fait, ainsi que pour les violences faites aux femmes. Au-delà du stage, qui a été instauré comme une peine possible par la loi de 2016 pour les clients de la prostitution, il est possible d'agir en amont, avant même le passage à l'acte. Les clients sont nos amis, nos pères, nos frères, et ils ignorent souvent la dimension sordide du système qu'ils financent par leur consommation d'acte sexuel. Enfin, il faut contraindre par la loi les plateformes de location de logements de courte durée à répondre aux réquisitions de la police et de la gendarmerie s'ils veulent poursuivre leur activité commerciale sur notre territoire.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup, Madame la Commissaire. Je donne maintenant la parole à Claire Quidet, présidente, et Stéphanie Caradec, directrice du Mouvement du Nid. Elles nous présenteront l'analyse des associations de terrain et leurs recommandations publiées, au mois de février 2021, au sein d'un recueil collectif sur la situation de la prostitution en France.

Mme Claire Quidet, présidente du Mouvement du Nid. - Le Mouvement du Nid est heureux de vous présenter aujourd'hui son travail, réalisé avec d'autres associations de terrain, pour faire notre propre bilan des cinq ans de cette loi du 13 avril 2016, qui représentait un pas immense pour une plus grande égalité entre les femmes et les hommes et dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Nous avons suivi et participé à la mise en oeuvre de cette loi. Nous avons mis en commun nos chiffres et constats afin de les comparer, au sein de la Fédération des actrices et acteurs de terrain et des survivantes de la prostitution (FACT-S). Nous avons publié un rapport en début d'année.

Les quatre associations concernées sont l'Amicale du Nid, la Fondation Scelles, CAP International et le Mouvement du Nid. À elles quatre, elles rencontrent près de 8 000 personnes prostituées par an en France. Elles sont présentes sur 34 % des départements et sont agréées dans un tiers des commissions départementales. Elles accompagnent deux tiers des parcours de sortie de la prostitution mis en oeuvre depuis 2017 et un tiers des stages de sensibilisation.

Notre rapport est structuré autour des quatre piliers de la loi, à commencer par les victimes. En 2014, nous comptions encore 1 124 personnes interpellées pour racolage, et 780 en 2015. Le premier effet de la loi est de supprimer totalement ces interpellations, ce qui était extrêmement important pour nous. « Enfin, les choses sont remises à l'endroit », comme l'a dit une survivante le jour de l'adoption de la loi. La prostitution était la seule violence faite aux femmes pour laquelle les auteurs pouvaient bénéficier d'une forme d'impunité alors que les victimes étaient pénalisées. Toutefois, il existe encore dans certaines villes de France, par exemple à Toulouse, des arrêtés anti-prostitution qui permettent de verbaliser les prostituées.

De 2017 à avril 2020, nous avons accompagné 223 parcours de sortie sur les 395 mis en oeuvre à ce moment-là. Nous aurions aimé vous présenter des vidéos. Ce sont des histoires de personnes dont la vie a été radicalement changée, qui ont pu entrevoir un avenir alors qu'elles étaient plongées dans une violence extrême. Ce nombre reste très faible au regard des besoins. Dans certaines délégations du Mouvement du Nid, nous recevons cinq ou six demandes par semaine auxquelles nous ne pouvons pas répondre parce que le temps d'accompagnement de chaque parcours est extrêmement chronophage. Les associations ne reçoivent aucun financement supplémentaire pour cela, alors que nous aurions besoin de recruter des travailleurs sociaux.

Lorsque le parcours est mis en oeuvre de façon satisfaisante, il est accepté à 86,4 % par les commissions départementales. Les 13,6 % de refus ne sont pas toujours motivés et ne respectent pas toujours l'esprit de la loi. Nous constatons une hétérogénéité très importante entre les commissions, comme l'ont signalé les trois inspections. Les critères varient. Quand certaines commissions considèrent qu'une personne sortie depuis quelques mois de la prostitution n'a pas besoin du parcours, d'autres estiment au contraire que celles qui n'en sont pas encore sorties ne peuvent y prétendre. Certaines n'acceptent pas les personnes sans papiers, ce qui va à l'encontre de la loi, alors que d'autres considèrent que les Françaises n'ont pas besoin du parcours de sortie. Aucune consigne claire et verbalisée n'a été diffusée aux commissions départementales.

Sur la totalité des personnes que nous avons accompagnées, 27 % étaient âgées de 18 à 25 ans, 50 % de 26 à 35 ans, 17 % de 36 à 50 ans et 4,5 % de plus de 50 ans. Un quart des personnes en parcours de sortie à l'Amicale du Nid ont été prostituées avant leurs 18 ans. Le proxénétisme des mineurs est donc une préoccupation majeure.

Sur les 223 personnes accompagnées, 24 ont achevé leur parcours de sortie, dont 21 ont pu accéder à un emploi. La réinsertion socioprofessionnelle fonctionne donc. En revanche, il subsiste des incertitudes sur la situation de certaines personnes après les deux ans de parcours, notamment celles ayant bénéficié d'autorisations provisoires de séjour. Après deux ans d'efforts extrêmement exigeants, il ne faut pas les laisser dans une telle incertitude.

Les personnes étrangères qui suivent ces parcours sont, pour 90 % d'entre-elles, des sans-papiers ; 5 % sont des réfugiés, 5 % en situation régulière. Elles arrivent, pour 83 % d'entre-elles, d'Afrique subsaharienne. Une autorisation provisoire de séjour leur est délivrée pour six mois, renouvelable jusqu'à deux ans, ce qui soulève un problème. En effet, cette durée de six mois ne permet pas d'entrer dans une formation longue parce que les organismes de formation refusent d'accepter ces personnes sans garantie qu'elles pourront finir la formation. Elle constitue donc un frein pour accéder à des formations, logements ou permis de conduire.

Comme évoqué précédemment, les résultats dans la lutte contre le proxénétisme sont encourageants. Nous avons constaté, depuis 2016, une augmentation de 54 % des procédures contre les proxénètes et sept fois plus de compensations et réparations pour les victimes de la prostitution. Plus de deux millions d'euros d'avoirs confisqués ont été réinvestis dans la protection et la réinsertion des victimes, ce qui est positif mais ne représente qu'une faible part des biens confisqués.

Un sondage IPSOS réalisé en janvier 2019 a révélé que la loi avait contribué à l'évolution des mentalités. 78 % des répondants estiment que cette loi est « une bonne chose », 84 % des 18-24 ans sont favorables au maintien de la loi et 81 % des femmes considèrent la prostitution comme une violence à l'égard des femmes. En revanche, il devait y avoir un effort significatif de prévention en contexte scolaire, que nous n'avons pas constaté.

Concernant l'interdiction d'achat d'actes sexuels, le nombre d'infractions était de 799 en 2016, 2 072 en 2017 et 1 939 en 2018. Toutefois, cela ne concerne que quelques départements, principalement en région parisienne. Il reste de nombreux départements où la pénalisation d'achat d'actes sexuels n'est pas mise en oeuvre. 100 % des personnes concernées par les stages de sensibilisation sont des hommes ; 60 % sont en couple et 70 % sont pères de famille. Ces chiffres permettent de combattre l'idée reçue selon laquelle les clients seraient de pauvres hommes en détresse sexuelle. Il est intéressant de comparer les propos tenus par ces hommes avant et après ces stages afin de constater à quel point cela fait évoluer leur regard sur la prostitution.

La directrice du Mouvement du Nid va maintenant vous présenter nos préconisations.

Mme Stéphanie Caradec, directrice du Mouvement du Nid. - Nous vous présentons aujourd'hui une synthèse d'un rapport de 150 pages1(*).

Nous avons émis 64 recommandations. Nous constatons que la loi produit ses effets, mais qu'elle n'est pas appliquée partout ni suffisamment. Les dysfonctionnements que nous constatons relèvent souvent d'un manque de priorisation politique de ce sujet, bien que la lutte contre les violences faites aux femmes ait été érigée en « grande cause nationale ».

La FACT-S propose cinq grandes catégories de recommandations. La première concerne le fait de proposer une alternative à la prostitution pour toutes les victimes. Cela passe par la multiplication et l'amélioration des parcours de sortie. Depuis 2016, les montants alloués aux parcours de sortie ont diminué, suite au constat qu'ils concernaient peu de personnes. Nous souhaitons multiplier le nombre de parcours par dix, ce qui implique de les rendre plus attractifs. Le titre de séjour doit être d'un an, renouvelable une fois. L'aide financière à l'insertion sociale et professionnelle (AFIS) doit être revalorisée au niveau du RSA. Il faut rappeler aux commissions départementales que la seule condition d'accès au parcours est le souhait de sortir de la prostitution. Il convient aussi d'augmenter les moyens des associations chargées d'accompagner les personnes. Le temps de transition entre la demande de parcours et son acceptation pouvant être long, nous demandons qu'un hébergement et une allocation transitoire soient proposés dès la prise de décision.

Le préjudice économique de la prostitution est évalué à 1,6 milliard d'euros par an, selon l'étude Prostcost de 2015. Or nous estimons le coût annuel de la sortie de la prostitution à 60 000 euros par personne. Dépenser 240 millions d'euros par an aiderait 4 000 personnes, ce qui, en dix ans, permettrait à toutes les personnes qui le souhaitent de sortir de la prostitution. Ce chiffre, certes approximatif, permet d'avoir une estimation de ce que cela coûterait.

Deuxièmement, nous préconisons une grande campagne nationale pour un changement de regard de la société sur la prostitution. L'État doit s'assurer que les citoyens, les acteurs sociaux et les victimes elles-mêmes savent qu'elles ont des droits et qu'elles peuvent y avoir accès. Il faut sensibiliser l'ensemble de la société au fait qu'acheter un acte sexuel est interdit et contraire à l'égalité entre les femmes et les hommes. Il convient également d'intégrer la prostitution dans les communications sur les violences faites aux femmes, notamment en période de pandémie et de confinement. Le site arretonslesviolences.gouv.fr, qui constitue une source d'informations pour les victimes et les travailleurs sociaux, ne mentionne pas la prostitution. Cet oubli doit être réparé.

Troisièmement, ne pas tolérer d'impunité pour les prostitueurs, les clients et les proxénètes. Il faut poursuivre les « clients » prostitueurs sur tout le territoire et systématiser leur interpellation lors des enquêtes sur des affaires de proxénétisme impliquant des mineurs. En effet, il est possible de les trouver via les adresses IP et les numéros de téléphone, mais depuis 2016, le nombre de pénalisations concernant des acheteurs d'actes sexuels sur mineurs a diminué. Nous avons besoin d'une politique plus volontariste sur ce sujet. La lutte contre la prostitution des mineurs passe par la levée de l'impunité des pédocriminels. Il convient par ailleurs de renforcer les moyens humains et financiers des forces de l'ordre luttant contre le proxénétisme, notamment pour répondre aux défis actuels comme le cyber-proxénétisme et la prostitution filmée. Enfin, il faut renforcer la protection apportée aux victimes de la prostitution, du proxénétisme et de la traite, notamment dans le cadre d'un dépôt de plainte ou d'un témoignage.

La quatrième catégorie concerne la généralisation de la prévention pour assurer aux jeunes la non-marchandisation de leur corps. L'idée est de mettre en place ce que prévoit la loi en matière d'éducation à la sexualité, sur le plan général. En effet, apprendre que les filles et garçons sont égaux, que le corps est à soi et qu'on a le droit dire non, permet de prévenir la prostitution. Par ailleurs, la loi de 2016 stipule qu'une information doit obligatoirement être dispensée dans les établissements scolaires du secondaire, ce qui n'est pas encore mis en place.

Enfin, la cinquième partie concerne l'effort financier à produire, à hauteur de 2,4 milliards d'euros sur dix ans. Nous avons aussi parlé des biens mal acquis confisqués aux proxénètes, dont une part congrue est reversée pour l'accompagnement des victimes. 14 millions d'euros ont été confisqués de 2017 à 2018. Cet argent doit aussi permettre de structurer la politique publique en matière de lutte contre la prostitution. Les délégués départementaux aux droits des femmes n'ont pas forcément le temps d'effectuer toutes les missions qui leur incombent. À Paris, la commission départementale de lutte contre la prostitution ne dispose que d'un ETP. Nous demandons plus de transparence sur le montant des avoirs saisis par l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC) et que de l'argent soit injecté sur cette politique publique, y compris dans les services de l'État. Nous avons également parlé du financement des associations.

Mme Annick Billon, présidente. - J'invite maintenant Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d'appel de Paris, à nous présenter les principales réflexions du groupe de travail sur la prostitution des mineurs qu'elle préside, mis en place par le Gouvernement fin septembre 2020.

Mme Catherine Champrenault, procureure générale près la cour d'appel de Paris, présidente du groupe de travail sur la prostitution des mineurs. - J'adhère profondément à ce qui a été dit, et notamment aux constats posés par les inspections et celui de Mme la Commissaire Arrighi.

En 2017, les parquets de mon ressort, spécialement ceux de Paris, Bobigny, Créteil, Meaux et Évry, m'ont signalé une augmentation significative des affaires de proxénétisme impliquant des mineurs. Mon premier travail a consisté à organiser, avec le préfet de police, la répartition des enquêtes entre les services régionaux et locaux. En 2018, nous comptions 150 procédures judiciaires concernant le proxénétisme sur des mineurs. Je rappelle qu'il s'agit d'un délit aggravé puni de dix ans d'emprisonnement s'il concerne des mineurs de plus de 15 ans, et d'un crime s'il concerne les moins de 15 ans.

Ce constat nous a conduits à instaurer une politique volontariste sur le plan judiciaire, et notamment à privilégier la voie de la comparution immédiate lorsque cela était possible, c'est-à-dire quand les auteurs étaient majeurs et pouvaient être traduits rapidement devant les juridictions. En effet, nous sentions la nécessité de protéger au plus vite la victime mineure. Une façon de la protéger est de saisir le juge des enfants et d'arrêter son proxénète.

Comment se fait-il que, depuis trois ans, le phénomène de la prostitution des mineurs augmente considérablement alors que les femmes se sont massivement mobilisées pour dénoncer les violences sexuelles qu'elles avaient subies ? Ce paradoxe n'est qu'apparent. Les femmes qui se mobilisent aujourd'hui sont des adultes, parfois mûres, tandis que les mineures prostituées sont de très jeunes filles, l'entrée en prostitution pouvant commencer dès l'âge de 12 ans. La tranche d'âge de la sixième à la troisième est donc particulièrement exposée.

Nous avons mené une politique déterminée. Les parquets ont réagi avec mobilisation, motivation, initiative et imagination. Certes, le phénomène est extrêmement inquiétant, mais nous ne partons pas de rien. Le 30 septembre 2020, j'ai été chargée par Adrien Taquet, ministre de l'enfance et des familles, de piloter un groupe de travail pour dégager des pistes d'action, de prévention de la prostitution des mineurs. Ce groupe de travail est à la fois interministériel et interdisciplinaire. Composé à ses débuts de quarante-cinq personnes, il rassemble désormais, le succès aidant, une soixantaine de personnes. Les institutionnels y sont représentés, ainsi que les acteurs de terrain et les associations. Le groupe de travail a organisé ses travaux en une douzaine de sessions thématiques. La semaine prochaine, nous tiendrons notre dixième réunion.

Nous avons conçu la prévention tous azimuts. La prévention primaire consiste à permettre aux parents de penser le risque prostitutionnel de leur enfant. Qui dit prostitution dit forcément changement d'attitude et, souvent, risque de rupture familiale. Les constats sont croisés et consensuels, quel que soit l'acteur qui intervient et partage son expérience. Je précise que nous avons voulu que ce groupe de travail ne soit pas uniquement parisien. Certains intervenants viennent du Nord, de Rouen, Nantes, Toulouse...

La prévention secondaire réside dans le rôle essentiel de l'Éducation nationale, qui en réalité agit beaucoup moins qu'elle ne le dit. L'éducation à la sexualité doit faire l'objet de trois séances par an, mais je doute que ce soit respecté sur tout le territoire. En tout cas, le contenu est certainement à améliorer : il est pauvre sur le risque prostitutionnel. Nous constatons une difficulté, pour les enseignants et personnels administratifs de l'Éducation nationale, à penser la prostitution des mineurs.

La prévention tertiaire incombe à la police, la gendarmerie et la justice. L'interdiction de la prostitution des mineurs doit être visible et perçue. Le rôle du ministère public est non seulement de poursuivre les infractions, mais aussi de protéger les mineurs. C'est pourquoi, me semble-t-il, un magistrat du parquet a été désigné pour animer ce groupe de travail. La répression des auteurs est essentielle. Le rappel à la loi est un repère devant irriguer le discours de tous les intervenants. Nous constatons une insuffisante mobilisation des enquêteurs sur ce sujet parce qu'ils n'ont pas les effectifs suffisants. Si nous avions les mêmes moyens dans la lutte contre le proxénétisme que dans la lutte contre le trafic de stupéfiants, nous ferions d'incontestables progrès.

Nous devons aussi prendre en compte le rôle et la responsabilité des réseaux sociaux. La semaine prochaine, nous entendrons Google, Snapchat, TikTok, etc., et nous leur demanderons comment ils peuvent nous aider dans cette prévention.

Notre dernière séance sera consacrée aux campagnes de prévention car nous considérons qu'il faut une mobilisation nationale afin de toucher tous les publics : parents, enfants, clients potentiels, communautés des adultes.

Voilà ce que je peux dire de ce groupe de travail. Nous en sortons toujours ébranlés et avec la volonté d'agir à la hauteur des difficultés. Je ne peux pas vous révéler nos préconisations, encore en cours d'élaboration, dont la primeur est réservée au ministre, mais je peux vous indiquer le sens des problématiques qui font d'ores et déjà consensus.

Les victimes sont d'autant plus vulnérabilisées que la violence qu'elles ont subie directement ou indirectement n'a pas été sanctionnée ni révélée à la justice. Les jeunes prostitués sont en majorité des filles. La difficulté est qu'elles ne se considèrent pas comme des victimes : elles ne coopèrent pas à l'enquête, ne révèlent pas les faits spontanément, ne se constituent pas partie civile. Alors que les adultes perçoivent le proxénétisme comme de l'exploitation, les jeunes filles le perçoivent parfois comme la revendication d'une liberté et d'un pouvoir. Elles ont le sentiment - c'est une illusion - d'un choix personnel, qui se concrétise, du moins au début, par la mise à disposition massive d'argent. Nous parlons d'une aide de 330 euros par mois pour sortir de la prostitution, mais même une mineure gagne beaucoup plus par jour !

Elles ont également peur de déplaire au lover-boy ou proxénète, ou ressentent de la honte. Très souvent, les mineures ne tombent pas sous le coup de la prostitution par la violence physique, mais parce qu'elles sont séduites par un individu qui leur propose une activité lucrative et valorisante. La prostitution est banalisée et qualifiée positivement. Elle est vécue comme une activité "glamour», une forme de réussite sociale, un métier comme un autre. Tout cela complique les enquêtes, puisque les prostituées ont des difficultés à coopérer, et leur prise en charge, puisqu'elles ne s'estiment pas victimes.

Tous les acteurs de cette prise en charge reconnaissent sa complexité. Les adultes sont d'abord sidérés par la provocation de ces jeunes qui affichent une logique économique, une affirmation de liberté, alors que nous savons qu'il s'agit d'une exploitation. Ils expriment leur isolement et leur besoin d'échanger pour adapter leur action préventive. Il faut à la fois instaurer un lien de confiance fort avec les adolescentes et parvenir à déconstruire leur langage qui promeut ces activités. Nous proposerons donc la création d'une structure départementale, à la fois un centre de ressources pour identifier tous les professionnels aidant à cette prévention et un lieu d'échange sur les situations, sachant que plusieurs approches peuvent être intéressantes. Je pense que les commissions départementales prévues par la loi sont de bonnes structures, mais elles ne sont pas spécialisées dans la prise en charge des mineures. Nous pourrions donc leur adosser une structure conjointe, puisque nous savons que nombre de prostituées mineures le resteront lorsqu'elles seront majeures. Il ne faut pas se priver de cet outil mais y adjoindre une structure annexe.

L'important, et le plus difficile, est de conserver le lien de confiance, et donc le langage adolescent, sans transiger sur la loi. Il faut leur rappeler que le client qui profite de leur corps est en infraction, ainsi que ceux qui les aident et organisent la prostitution. L'enfant victime doit être protégé. Les éducateurs et adultes responsables de cette prévention doivent rester sur cette ligne de crête. La loi protège.

Le phénomène est très inquiétant, mais sachez qu'il mobilise déjà beaucoup d'énergies sur le terrain. Il existe plusieurs expériences très intéressantes, notamment en Seine-et-Marne ou en Seine-Saint-Denis. Nous ne partons pas de rien, mais il reste urgent d'agir davantage encore. C'est pourquoi nous ferons des préconisations tous azimuts, dans lesquelles nous demanderons le renforcement de l'éducation à la sexualité, dont le contenu doit être beaucoup plus concret, une augmentation des effectifs dédiés à la lutte contre le proxénétisme, et la formation des professionnels. Encore aujourd'hui, il peut arriver dans certaines gendarmeries ou commissariats que des parents venant signaler la fugue de leur enfant en supposant qu'elle se prostitue s'entendent répondre que « c'est sa liberté ». Non ! Il n'y a pas de liberté à s'exposer, à se mettre en danger et à se perdre.

C'est la richesse de ce groupe de travail de pouvoir examiner toutes les pistes, de la prévention primaire à la prévention tertiaire, et le rôle de la loi civile et pénale. Il faut avant tout nommer les choses, surtout vis-à-vis de victimes qui considèrent qu'il s'agit d'une activité comme une autre ou de proxénètes qui prétendent que la victime est d'accord et qu'on aurait tort de ne pas en profiter.

Mme Annick Billon, présidente. - Je donne sans plus tarder la parole à notre binôme du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, Ernestine Ronai et Édouard Durand, qui coprésident la commission Violences du HCE. Ernestine Ronai est présidente de l'Observatoire des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis et Édouard Durand est juge pour enfants.

Mme Ernestine Ronai, coprésidente de la commission Violences du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE). - Je tiens à vous remercier pour cette table ronde, parce que ce que j'entends me paraît fondamental. Il s'agit là d'un exposé global de la situation avec des personnes impliquées qui souhaitent que les choses avancent. Les préconisations que nous avons entendues rejoignent celles du HCE. Je salue Michelle Meunier, Maud Oliver et Laurence Rossignol et je les remercie pour leur combat. Cette loi est à la fois le fruit de parlementaires impliqués et d'un mouvement social et associatif. Madame Champrenault, vous avez indiqué un certain nombre d'éléments que j'avais pensé exposer. L'enquête que nous avons menée en Seine-Saint-Denis sur la prostitution des mineurs est très importante pour nous, et le fait qu'elle soit reprise par votre commission m'honore.

Je reprendrai quelques éléments plus précis de cette enquête, menée à partir de dossiers des juges des enfants, de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et de la Cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP). La première chose à dire est que le parcours de vie de ces jeunes filles a été marqué, pour 70 % d'entre elles, par des violences physiques et/ou sexuelles antérieures à l'entrée dans la prostitution. Les violences sexuelles, dans un cas sur deux, sont des viols, donc des cas extrêmement graves. Dans 72 % des cas, ces violences avaient été dénoncées aux autorités compétentes mais il n'y avait pas eu de suites judiciaires. Vous me permettrez de citer une mineure dont les propos m'ont beaucoup marquée : « Je ne comprends pas pourquoi il y a tout ce tralala quand je décide de vendre mon cul et qu'il ne s'est rien passé quand il me crachait dans la chatte. »

Cette parole est très forte parce qu'elle dit très clairement que cette enfant a été victime, qu'elle n'a pas été entendue lorsqu'elle a révélé les violences et qu'aujourd'hui, elle continue sur cette pente et ne comprend pas la réaction des adultes. Cela me conduit immédiatement à une première préconisation : permettre aux jeunes de révéler les violences subies. C'est la première et la meilleure des préventions.

Deuxièmement, dans cette étude, nous avons aussi constaté que ces mineures sont victimes des violences conjugales subies par leur mère, infligées par leur père ou leur beau-père. Cela concerne six mineures sur dix. Si nous voulons que les jeunes soient protégés de toutes sortes de violences, nous devons beaucoup mieux entendre et traiter la violence conjugale. Les premiers agresseurs, dans un cas sur deux, sont les parents ou beaux-parents de ces enfants. Voici un autre verbatim : « Je n'ai pas d'intimité. Je partage la chambre avec mon frère de 14 ans. Je peux acheter des vêtements neufs, sauf mes sous-vêtements. C'est mon père qui me les achète, et il tient à ce que je me change devant lui. Quand je n'obéis pas, il tient des propos blessants : «Tu ne sers à rien. Tu es une pute. Tu te feras tourner dans la cité. Tu nous empêches de vivre. Tu fais tomber notre image. La vie serait mieux sans toi.» Mon père est violent avec ma mère, et il m'arrive de détourner l'attention de mon père en l'énervant pour protéger ma mère des coups. »

Je donne ces verbatim parce qu'il est important que chacun se représente bien ce dont nous parlons.

Par ailleurs, la plupart de ces mineures ne reçoivent pas de soins en psychologie ou psycho-traumatologie. Je cite une autre jeune femme, qui décrit son quatrième viol : « Y. m'a dit : «Laisse-toi faire. Personne ne saura.» Là, mon cerveau s'est mis en veille. Je savais plus. Je me disais : «un viol de plus ou de moins, ça va pas changer ma vie». Mon corps est présent, mais mon cerveau ailleurs. Je suis tellement tétanisée. Je sais seulement dire non, je sais pas me défendre. »

Ces propos décrivent parfaitement le phénomène de dissociation que nous connaissons dans le psycho-traumatisme. C'est pourquoi nous sommes en train de mettre en place, avec le Conseil départemental de Seine-Saint-Denis, une prise en charge spécifique pour les jeunes de l'Aide sociale à l'enfance (ASE). Nous pouvons largement progresser sur ce plan.

Comment peut-on s'investir scolairement lorsqu'on a vécu autant de violence ? Le désinvestissement scolaire est un signal d'alerte très fort, qu'il faut absolument prendre en compte, comme la fugue d'ailleurs. Ils indiquent un mal-être, même si tout ne relève pas de la violence sexuelle. Toutes les violences subies doivent être reconnues comme telles.

Nous avons repris le « système agresseur », que nous connaissons bien dans le cadre des violences conjugales, et l'avons adapté aux jeunes victimes de prostitution. Le premier élément est l'isolement de la victime par rapport à sa famille, ses amis, les institutions - dont l'école -, ce qui l'empêche de trouver de l'aide. Vient ensuite la mise en place de l'emprise. L'agresseur capte la confiance de la victime, la place sous dépendance affective tout en la dévalorisant et en l'humiliant. Le lover-boy dont nous parlons est un type de proxénète qui installe son emprise sur la victime en lui faisant croire qu'ils partagent une relation amoureuse afin de lui imposer des actes sexuels. Nous avons ensuite une inversion de la culpabilité, il fait croire à la victime que c'est elle qui souhaite cette situation. Elle a l'impression d'en être à l'initiative alors qu'elle est mise sous emprise, ce qui est différent. Le concept de « michetonnage » met l'accent sur la responsabilité de la jeune fille dans le processus et contribue à cette inversion de la culpabilité. Les jeunes utilisent ce terme. Nous devons réussir à déconstruire cette stratégie de l'agresseur de mise sous emprise de la victime. Le lover-boy ou le proxénète font taire leur victime en lui faisant croire qu'elle désire et qu'elle est responsable de ce qui lui arrive. Je reprendrai ici la comparaison avec la grenouille : si vous la plongez d'un coup dans l'eau bouillante, elle en sort immédiatement, alors que si vous la plongez dans l'eau tiède et augmentez doucement la température, elle y reste. Cela illustre bien le phénomène d'emprise. Les jeunes restent non pas parce qu'elles le souhaitent, mais parce qu'elles n'ont pas repéré dès le départ de quoi il est question. Plus elles sont enkystées dans la situation, plus il est difficile d'en sortir.

Face à cette situation, nous avons créé fin 2019, à Bagnolet, un lieu d'accueil et d'orientation pour les jeunes de 15 à 25 ans victimes de toutes violences, pas seulement de prostitution. Nous savions que notre intuition était bonne, mais le fort développement de ce lieu nous surprend. 81 % des filles qui le fréquentent ont été victimes de violences intrafamiliales, 44 % de viols ou agressions sexuelles, 32 % de violences conjugales et 9 % de prostitution. Les violences subies par les jeunes sont donc extrêmement importantes et nous interrogent. Parmi les violences subies, nous comptons 94 % de violences psychologiques, 75 % de violences physiques et 58 % de violences sexuelles, ce qui est énorme. Ces filles cherchent de l'aide et il faut qu'elles en trouvent.

J'en reviens à ma première préconisation. Lorsque des violences sont révélées, il faut véritablement croire les victimes et appliquer le principe de précaution, c'est-à-dire les protéger. La meilleure prévention consiste à permettre de dénoncer les violences. La formation des professionnels a été évoquée. J'ajouterai qu'il faut questionner les jeunes sur les violences qu'elles ont subies. Elles nieront peut-être, mais elles sauront que nous sommes capables de les entendre et elles en parleront lorsqu'elles seront prêtes à les révéler. Le questionnement systématique, préconisé par la Haute autorité de santé (HAS), me paraît fondamental.

Enfin, il est absolument indispensable de disposer de lieux où mettre à l'abri ces jeunes femmes. Il faut créer, au niveau national, des structures d'accueil et d'orientation sur le modèle de celle que nous avons créée en Seine-Saint-Denis, puisqu'elle fonctionne.

La société commence à mieux comprendre le phénomène de prostitution des mineurs. Les affaires de violences sexuelles sont classées sept fois sur dix, ce qui ne peut que nous inquiéter. Nous devons prendre appui sur cette prise de conscience sociale et institutionnelle pour avancer.

Je laisse la parole à mon collègue Édouard Durand.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci à vous deux d'être présents. La délégation apprécie de vous entendre régulièrement.

M. Édouard Durand, coprésident de la commission Violences du HCE. - Je ne sais pas si l'on peut dire que la prostitution des mineurs est un phénomène nouveau. Madame Meunier, vous avez évoqué « le plus vieux métier du monde » pour déconstruire la stratégie des agresseurs. Ce qui est nouveau, c'est la conscience collective de ce phénomène et la conscience de devoir s'interposer entre les enfants et les prédateurs qui commercialisent leur sexe. C'est aussi ce qui nous laisse profondément démunis.

J'étais juge des enfants à Marseille lorsque j'ai compris ce qu'était la prostitution des enfants. J'ai vu une petite fille de 14 ans, dont j'étais le juge, se prostituer au pied de mon domicile. J'étais complètement démuni. Pourtant, environ un an auparavant, le directeur de la maison d'enfants m'avait fait part de son inquiétude, disant : « Dès que quelqu'un lui sourit, elle le suivrait au bout du monde. » Il me faisait comprendre que c'était une proie vulnérable parce qu'elle avait un système d'attachement insécure, ce qui rejoint l'expérience de la violence.

Ernestine Ronai a cité une jeune fille dont je me suis occupé à Bobigny, qui a été victime d'un viol collectif dans une cave. Ce qui la révoltait le plus, c'est qu'elle croisait ses violeurs tous les jours devant chez elle. Ils n'ont pas été inquiétés alors qu'elle a été entendue à plusieurs reprises par la police dans le cadre d'une enquête. Eux aussi, peut-être. J'ai aussi eu à juger une jeune fille poursuivie pour des faits de vol parce qu'une prétendue amie l'avait conduite chez un homme - plutôt âgé - et qu'elle avait volé ses affaires. Dans l'intervalle, cet homme l'avait violée et avait donné un billet de 50 euros à cette « amie ». Elle était poursuivie pour vol alors qu'elle était victime de viol.

Je suis absolument d'accord avec Madame la procureure générale près la cour d'appel de Paris. Bien sûr, nous sommes démunis. Je le suis moi-même. Si je dois parler, comme juge des enfants, de la prostitution des enfants, je parlerai essentiellement de mes échecs et de la difficulté à réussir à protéger. Je vois toutefois quelques possibilités de protéger. Le risque est d'inverser la culpabilité. Il est plus facile de dire que les jeunes filles victimes de prostitution souhaitent de l'argent facile.

Pour relever quelques bonnes pratiques, il existe tout d'abord ce que j'appelle les pratiques de « bas seuil ». Je me souviens d'une éducatrice de l'ASE de Seine-Saint-Denis qui donnait rendez-vous dans les stations de métro à la jeune fille dont parlait Ernestine Ronai. Pendant plusieurs mois, elle adoptait une pratique professionnelle éloignée de ses standards habituels pour parvenir à créer un lien de confiance avec une jeune fille qui ne pouvait plus faire confiance à l'adulte de façon générale parce que personne ne l'avait protégée du viol qu'elle avait subi dans une cave.

L'autre bonne pratique est celle du protocole instauré en Seine-Saint-Denis par le conseil départemental, le tribunal, les services associatifs habilités pour les mesures d'Action éducative en milieu ouvert (AEMO) et l'Amicale du Nid. Au bout du compte, peut-être que tout est une question de moyens. Madame la présidente, recommandez que des moyens soient donnés à tous les départements pour que de tels protocoles existent ! Les professionnels de protection de l'enfance classiques étant démunis, l'idée a été d'augmenter la compétence en faisant intervenir une référente de l'Amicale du Nid afin de repérer les victimes, d'adapter les pratiques et d'ajuster le suivi en milieu ouvert.

La question des placements se pose, parce qu'ils sont pensés comme des lieux de protection mais sont aussi des lieux de dangers, voire de recrutement ou d'exercice de la violence prostitutionnelle. Cela conduit parfois les professionnels de la protection de l'enfance à dire qu'il vaut mieux laisser l'enfant victime de prostitution dans sa famille, où il est pourtant victime de violences dans 80 % des cas. Peut-être pourrions-nous imaginer des lieux de mise à l'abri immédiate, hors des standards de la protection de l'enfance. Il peut arriver que la jeune fille que l'éducatrice a rencontrée pendant des mois dans des stations de métro pour gagner sa confiance dise, un jour, qu'elle est épuisée et qu'elle souhaite que ça s'arrête. Cette volonté peut ne durer qu'une heure avant que l'agresseur renoue son emprise. C'est le temps dont nous disposons pour l'accompagner à plusieurs kilomètres de là, dans une famille d'accueil ou dans un lieu de vie spécialisé dans l'accueil d'enfants victimes de prostitution.

Je vois la prostitution des enfants comme une vulnérabilité, compte tenu des violences subies, et aussi comme une conduite dissociante. Ce n'est pas qu'elles aiment l'argent, mais elles ne pensent plus, pendant quelques instants, à toutes les violences traumatiques qu'elles ont subies. Comment voulez-vous qu'un enfant cesse une conduite dissociante si l'on ne traite pas le trauma ? C'est une question de volonté et d'argent. Il faudra former les médecins, vérifier leur spécialisation, et permettre qu'ils rencontrent les victimes sans les délais actuels d'attente des centres médico-psychologiques (CMP).

Pour conclure, je souhaite revenir sur le contexte dans lequel vous intervenez et sur le rôle éminent qui est le vôtre, Mesdames et Messieurs les parlementaires. Vous évoquez la protection des enfants et les enfants victimes de prostitution, un phénomène qui n'est pas nouveau mais qui s'inscrit dans un impressionnant contexte de déconstruction de la société. Des poussées libérales extrêmement déroutantes déconstruisent les fondamentaux qui structurent la société. Elles passent toujours par le compassionnel. Je crois que vous représentez le point de résistance, alors que vous êtes écrasés par des lobbies qui vous culpabilisent et qui détournent des valeurs, principalement la liberté et la dignité.

Face à cela, je rappelle la loi de 2016 qui nous réunit. J'en profite pour saluer Mme Meunier et Mme Rossignol, qui ont soutenu une autre loi en 2016, celle de la protection de l'enfant, qui a rappelé les besoins fondamentaux des enfants et notamment le méta besoin de sécurité. Je rappelle aussi, Madame la présidente, que vous honorez une proposition de loi portant votre nom, actuellement en cours de débat, qui fixe un seuil d'âge en dessous duquel toute perpétuation d'un acte sexuel d'une personne majeure sur un enfant est considéré comme un viol. Même si l'on peut réduire la fameuse clause Roméo et Juliette de cinq à quatre ans, il importe qu'elle soit toujours écartée lorsqu'il s'agit de prostitution. Je m'en réjouis.

Vous avez beaucoup parlé d'éducation à la sexualité. Il est bon d'en parler, mais à condition de vérifier son contenu parce que c'est un sujet politique, comme tout dialogue avec les enfants. Toute école vous dit qu'elle agit, mais nous ne vérifions jamais le contenu. Or l'éducation à la sexualité, si elle est mal conduite, peut entraver le développement des enfants ou le fragiliser. Bien que nous adressant à des enfants, nous devons parler un langage d'adulte structuré par rapport à la loi, et ne pas nous immiscer dans l'intimité de l'enfant et dans son développement en parlant de manière impropre des pratiques sexuelles.

Je me souviens de ce que disait Laurence Rossignol, à savoir que les « grandes entreprises Internet » disposent de moyens financiers considérables et de moyens technologiques illimités, mais que nous n'avons jamais assez de compétences techniques et de moyens financiers pour limiter les risques qu'elles génèrent dans les rapports humains. Il me paraît essentiel de le rappeler dans le contexte de la prostitution des enfants.

Vous ne pouvez ignorer que, dans ce mouvement de déconstruction, nous assistons à une puissante volonté de démembrement de la minorité. Un enfant reste un enfant jusqu'à 18 ans. À chaque fois que nous invoquons un seuil de majorité en deçà de 18 ans, c'est tout le dispositif de protection des enfants que l'on fragilise. Il n'y a pas de majorité sexuelle à 15 ans. Il ne doit pas y avoir de majorité pénale avant 18 ans. Une société s'honore à juger spécifiquement ses enfants. Il n'existe pas de majorité civile avant 18 ans, de pré-majorité ou de majorité négative. Ces notions déconstruisent le regard que nous portons sur les enfants, qui relève d'un ordre public de protection.

J'aimerais enfin revenir sur le problème des assistants sexuels, parce que c'est par ce biais que l'on va chercher à vous culpabiliser, Mesdames et Messieurs les parlementaires, pour faire revenir la prostitution par la fenêtre après que vous l'avez chassée par la porte. Vous savez ce que dit Péguy dans la Note conjointe : « Chaque monde sera jugé sur ce qu'il aura considéré comme négociable ou non négociable. »

Mme Annick Billon, présidente. - Merci à vous deux pour ces propos très éclairants. Il était important de mettre des mots sur ce dont on parle.

Pour terminer, j'invite Arthur Melon, secrétaire général de l'association Agir contre la prostitution des enfants (ACPE), à clore ce tour de table.

M. Arthur Melon, secrétaire général de l'association Agir contre la prostitution des enfants (ACPE). - Beaucoup de choses ont été dites ce matin, que nous n'aurions pas entendues il y a cinq ans. Il était alors impensable, pour notre association, de voir tant de personnes réunies, représentant tant de différentes institutions et partageant un constat unanime sur cette question qui n'était à l'ordre du jour d'aucune politique publique, hormis la loi de 2002. Pour vous donner une idée, en novembre 2016, à l'occasion des trente ans de la création de l'association, nous avions organisé, avec le parrainage de Maud Olivier et l'aide de Stéphanie Caradec, un colloque réunissant 250 personnes à l'Assemblée nationale. Le titre de ce colloque était Stop à la prostitution des mineurs en France. Sur ces 250 personnes, nous ne comptions qu'un seul élu, un conseiller régional. Nous n'avons, par la suite, eu que très peu de contacts avec d'autres élus, parlementaires ou représentants d'institutions politiques. Nous avions des moments de célébration lorsque nous parvenions à obtenir un rendez-vous avec une administration ou un cabinet, puisqu'il fallait que nous convainquions qu'il s'agissait d'un vrai sujet de politique publique, et non de simples faits divers, et qu'il y avait matière à organiser des réunions à ce sujet. Je mesure donc le chemin parcouru en cinq ans, même s'il reste modeste.

Les chiffres souvent repris dans la presse, évoquant 5 000 à 8 000 mineurs, datent de 2013 et proviennent de l'ACPE. Ce sont des estimations non scientifiques et très approximatives, mais nous l'assumons parce qu'il était indispensable de poser un chiffre pour faire réagir la presse et les politiques. Nous sommes certains qu'ils sont proches de la réalité, voire en deçà.

Je tiens aussi à rendre hommage aux parents et aux familles, qu'on oublie trop souvent. On oublie que la prostitution est dévastatrice pour les victimes autant que pour leur famille, qui souvent implose sous l'effet de ce phénomène. Je pense à tous les parents qui nous ont accompagnés et que nous avons accompagnés, et je remercie particulièrement la famille Delcroix et leur adolescente Nina. Nous avons aujourd'hui des messages d'espoir à transmettre à ces parents, notamment le fait que Madame la présidente Billon est à l'origine d'une proposition de loi qui a toutes les chances d'aboutir, qui instaure un seuil de non-consentement à 15 ans, à 18 ans en cas d'inceste.

Malgré la prise de conscience que nous venons tous d'exprimer, l'ACPE a dû porter à la connaissance des députés et sénateurs la question de la prostitution puisque, sans l'amendement que nous avons proposé, les mineurs en situation de prostitution n'auraient pas été pris en compte dans cet âge de non-consentement. Nous avons franchi une étape décisive avec l'inscription de la prostitution des mineurs dans le plan de lutte contre les violences faites aux enfants, dévoilé par Adrien Taquet, et avec le groupe de travail qui a été créé. Je tiens à remercier tout particulièrement Mme la Procureure Catherine Champrenault et M. Gilles Charbonnier, avocat général, pour ce travail inédit et extrêmement riche. Je confesse que, lors du lancement de ce groupe, nous sommes restés prudents parce que nous redoutions que ce ne soit qu'un moyen de temporiser et de proroger toute prise d'actions, mais nous sommes aujourd'hui rassurés sur la qualité de ce travail. Je ne doute pas qu'il aboutira à un rapport comportant des recommandations très concrètes et utiles aux pouvoirs publics.

Pour finir, je souhaite replacer la prostitution dans un contexte plus large, puisque la difficulté de cette problématique est qu'elle s'inscrit au croisement de plusieurs politiques publiques :

- la lutte contre la criminalité, notamment la cybercriminalité ;

- les politiques générales de protection de l'enfance ;

- la promotion de l'égalité entre les sexes et la lutte contre le sexisme ;

- la promotion de la santé, qu'elle soit physique, psychologique ou sexuelle ;

- la réduction des risques ;

- la lutte contre les trafics de stupéfiants et les addictions ;

- la lutte contre les violences.

Pour l'instant, nous avons seulement évoqué les violences sous la forme des atteintes aux personnes - physique, psychique, sexuelle. Je tiens donc à rappeler les autres types de violences qui ont un impact sur la prostitution :

- les violences sociales : la précarité, le chômage et toutes les disqualifications sociales qui se sont aggravées en 2020 et qui auront un impact sur la prostitution des majeurs et des mineurs ;

- les violences sociétales : LGBTphobie, xénophobie, racisme, politiques anti-migrantes qui, en ayant un impact sur le parcours des individus, peuvent le conduire à être exploité sexuellement ;

- les violences symboliques : le culte de l'avoir, le culte de la réussite financière et la manière dont l'imaginaire véhiculé par certains médias et la téléréalité a aussi une part de responsabilité dans la marchandisation du corps.

La prostitution, au-delà d'être un système, est aussi un symptôme permettant de mesurer le degré de violence dans notre société. Nous ne pourrons pas faire l'économie de lutter contre toutes ces formes de violences pour avancer sur le front de la prostitution. Lorsque nous constaterons une véritable baisse du nombre de personnes exploitées sexuellement, nous pourrons nous dire que notre société sera globalement moins violente. Tout cela nous amène à penser que le travail est considérable et que, surtout, tout le monde est concerné.

Pour mener ce combat, nous avons besoin de deux choses. D'une part, un véritable examen de notre société. Je suis toujours étonné que, lorsque des professionnels ou des particuliers découvrent le phénomène de la prostitution des mineurs, ils poussent des cris d'orfraie comme si les mineurs étaient en perte de repères, alors que nous devrions nous remettre en cause nous-mêmes. En effet, les mineurs sont à l'image de la société dans laquelle ils grandissent. Lorsqu'un mineur est prêt à acheter ou à vendre un acte sexuel, nous devrions nous demander ce que nous leur avons inculqué, quels modèles et repères nous leur avons donnés pour qu'ils considèrent cela comme normal. Ce n'est pas de leur faute, mais de la nôtre, de celle de la société si ces idées ont germé dans leur esprit.

D'autre part, dans ce domaine comme dans d'autres, nous ne pouvons pas nous contenter de politiques incantatoires. Il faut des moyens financiers concrets pour la prévention, la sensibilisation, la formation, la création de structures sociales, etc. On ne peut concilier la lutte contre les violences, quelles qu'elles soient, avec une diminution constante des dépenses publiques et des moyens alloués aux services publics. Le chemin est long, mais la réunion d'aujourd'hui est une nouvelle preuve, s'il en fallait, pour nous convaincre que nous sommes sur la bonne voie. Je vous remercie.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci à vous. Je passe la parole à notre collègue Laurence Rossignol.

Mme Laurence Rossignol. - Merci, Madame la présidente, pour l'organisation de cette table ronde. Merci à tous les intervenants que nous avons réunis ce matin, qui sont probablement les personnalités les plus motivées dans la lutte contre le système prostitutionnel. Effectivement, cette table ronde est intéressante, parce qu'elle permet un débat avec des représentants d'institutions impliquées plus fortement qu'elles ne l'étaient auparavant. Mais à quel prix pour maintenir une mobilisation, une sensibilisation et une interpellation constantes des pouvoirs publics pour l'application de la loi de 2016 !

Nous avons peu parlé de la loi suédoise, qui a joué un rôle précurseur. Je rappelle qu'en Suède, il a fallu au moins dix ans d'implication totale des pouvoirs publics pour que la loi soit réellement utile et trouve toute son application. Nous nous heurtons à un problème incontestable d'absence de volonté politique en la matière. Les volontés politiques ne sont que sporadiques et les fonctionnaires appliquent cette loi comme ils le peuvent, avec peu de moyens et en essayant de bénéficier de l'exposition médiatique de faits divers. Notre premier problème est celui-là.

Par ailleurs, nous pouvons bien lutter contre la prostitution, la traite des êtres humains, le proxénétisme et les réseaux, mais la question des clients ne me paraît toujours pas totalement intégrée dans nos politiques publiques. Il subsiste toujours à leur égard une forme d'indulgence, de complaisance et de tolérance alors qu'ils sont les auteurs de violences prostitutionnelles. Nous n'utilisons pas suffisamment la pénalisation des clients. Je pense que la responsabilisation passe par la sanction pénale, par le fait de dire ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas. L'interdit de l'achat de services sexuels n'est pas suffisamment posé dans l'expression collective. Je le regrette. Je pense que nous pouvons faire mieux. La prostitution des mineurs mobilise beaucoup plus que la prostitution en général, mais nous ne pourrons pas lutter contre la prostitution des mineurs si nous ne luttons pas efficacement contre l'achat de services sexuels. Nous ne pourrons pas faire le tri entre les clients criminels et ceux qui sont simplement contraventionnels. Il faut « pêcher les clients au filet » et trouver ainsi les clients des mineurs. Les comptes rendus de procès ou les informations sur les interpellations évoquent les proxénètes et les victimes prostituées, mais les clients sont encore beaucoup trop absents de notre réflexion collective. Nous avons besoin d'un portage politique, dont le Sénat pourrait se charger. Je rappelle qu'en 2016, le Sénat s'était opposé à la loi. Je serai curieuse de savoir si nous avons collectivement évolué sur le sujet. Ce serait une bonne chose.

Mme Annick Billon, présidente. - Je ne suis pas persuadée que le Sénat ait beaucoup évolué sur ces sujets, au vu des derniers débats. Il s'agit de sujets de société importants, qui sont toujours assez clivants dans l'hémicycle. Le juge Édouard Durand a rappelé la proposition de loi que j'ai déposée, à la genèse compliquée, et contestée sur certaines de ses dispositions. Toutefois, les membres de la délégation aux droits des femmes du Sénat se souviennent qu'il y a à peine trois ans, il était impossible de faire voter un seuil d'âge au Sénat. Le seuil d'âge qui vient d'être instauré représente donc une avancée considérable qu'il convient de saluer.

Je passe la parole à notre collègue Laurence Cohen, qui a beaucoup travaillé sur la prostitution des mineurs dans son département. Elle souhaitait donc que nous nous emparions du sujet. Cette table ronde ne suffira évidemment pas à embrasser toutes les problématiques, mais tous les acteurs présents ce matin sont extrêmement mobilisés.

Mme Laurence Cohen. - J'ai trouvé cette table ronde passionnante. Nous avons entendu de nombreux éléments qui continueront à nourrir notre réflexion et notre action de parlementaires.

La prostitution des mineurs est un sujet qui me préoccupe énormément. Élue du Val-de-Marne, je m'entretiens régulièrement avec la procureure de mon département, une femme remarquable qui ne lâche rien sur ces questions. Nous avons aussi mené un important travail avec le préfet ; il vient d'être remplacé, mais je ne doute pas que nous pourrons continuer ce travail avec son successeur. Il ne faut pas que ce sujet, même s'il nous touche particulièrement, nous exonère de prendre en compte la prostitution à tous les âges.

Il est vrai que je trouve parfois décourageants les débats au sein du Sénat. Dans la société, nous constatons à la fois une prise de conscience et la montée d'un certain nombre de conservatismes.

Au départ, la question du seuil de consentement était impossible à aborder en dehors de la délégation. Lorsque cette dernière a proposé de fixer un seuil à 13 ans, ça a été très compliqué. Nous ne sommes pas tous d'accord sur ce seuil. Pour ma part, je considère qu'il ne faut pas tout vouloir tout de suite mais qu'il est préférable de mettre un pied dans la porte. Lorsque cette loi a été discutée au Sénat, le Gouvernement écoutait mais ne faisait pas pour autant passer les amendements pouvant améliorer la loi. Elle est ensuite passée à l'Assemblée nationale puis est revenue au Sénat. Et finalement, en l'espace de quelques mois, nous sommes passés d'un seuil de 13 ans au seuil de 15 ans. C'est extraordinaire alors que toutes nos propositions étaient rejetées. Quelle évolution !

Après, des polémiques naissent sur les réseaux sociaux parce que certains considèrent la loi insuffisante ou critiquable. Bien sûr, la loi peut encore être améliorée, mais il s'agit néanmoins d'un outil qui aidera les professionnels et permettra de faire évoluer les mentalités ! Nous ne parviendrons jamais à faire avancer les choses sans la conjugaison des lois et d'un mouvement social. Je refuse de bouder les acquis que nous parvenons douloureusement à obtenir parce qu'ils sont tout de même utiles. Ils devront être améliorés, et les propos que nous avons entendus nous poussent à solliciter de nouveaux moyens financiers et humains.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour la clarté et la vérité de ces propos. Il est vrai que la question du seuil de consentement a représenté un parcours du combattant.

Mme Claudine Lepage. - J'ai entendu aujourd'hui beaucoup d'éléments prouvant que la situation a évolué positivement, mais en même temps qu'il reste beaucoup de travail à réaliser. Je me souviens avec émotion du combat qu'a représenté l'adoption de la loi de 2016.

M. Marc Laménie. - Merci à tous les intervenants, aux services institutionnels comme aux associations, qui nous ont fait partager beaucoup de compétences et de passion. Je suis sensible à ce sujet bien que je ne représente pas un département urbain. Je suis originaire d'un département rural, les Ardennes, où nous sommes aussi confrontés à ces problématiques. Le secteur rural n'est malheureusement pas épargné. Nous ne savons jamais ce qui se passe dans les maisons. Beaucoup de problèmes sont liés aux violences intrafamiliales, comme vous l'avez dit. Nous sommes surpris par l'âge de plus en plus jeune des victimes. Cela implique d'agir en prévention chez les plus jeunes. Nous nous sentons souvent très démunis. La tâche est immense. Malheureusement, les élus de proximité abordent trop peu ces sujets. Je soulignerai moi aussi le rôle essentiel de l'Éducation nationale et des forces de sécurité. Merci à tous pour vos actions.

Mme Annick Billon, présidente. - Je remercie tous les intervenants qui, par leur témoignage et leur analyse, ont mis en lumière les progrès qu'il reste encore à réaliser pour appliquer pleinement toutes les dispositions de la loi du 13 avril 2016 et faire en sorte qu'elle remplisse pleinement les objectifs de protection et d'accompagnement des personnes prostituées qui lui étaient assignés.

Je remercie aussi mes collègues de la délégation, qui ont insisté pour que nous parlions de la prostitution des majeurs comme de celle des mineurs. Nous avons vraiment perçu dans vos propos que la réponse est différente, à la fois dans le recueil de la parole, l'accompagnement, l'hébergement, les solutions apportées par la Justice. Bien entendu, ce n'est pas parce que nous nous occuperons de la prostitution des mineurs que nous délaisserons celle des adultes. Nous avons entendu des intervenants extrêmement mobilisés.

La loi de 2016 a représenté une avancée considérable, un changement de paradigme dans la manière d'appréhender la prostitution, mais son application n'est pas forcément à la hauteur de nos espérances. Il faudra sans doute plus de cinq ans pour réussir l'application de cette loi, à géométrie variable en fonction des départements.

Marie-Pierre Monier, membre de la délégation qui était présente par visioconférence, a souhaité rappeler qu'un quart des départements ne sont pas dotés de la commission départementale de lutte contre la prostitution. Par conséquent, le travail qui incombe à cette commission n'est pas réalisé. Lorsque nous, sénateurs, allons à la rencontre des délégués dans les départements, ils évoquent prioritairement le manque de moyens. Nous aurons beau rassembler toutes les énergies autour de la table - associations, justice, gendarmerie, police -, nous ne parviendrons pas à agir correctement sans ces moyens.

L'Espagne est souvent citée en exemple. Elle a su combiner une loi-cadre, et non une succession de propositions de loi, et un budget permettant de la mettre en application. La question, aujourd'hui, est de nous donner les moyens de lutter. Il serait beaucoup plus économique de traiter les difficultés en amont qu'a posteriori, car nous en connaissons les séquelles.

Je vous remercie tous chaleureusement d'avoir participé à cette réunion. Nous organiserons un temps d'échange sur tout ce qui a été dit. En tant que législateurs, nous devons travailler pour dresser la synthèse de toutes les informations riches et techniques que vous avez partagées. Tout ne relèvera pas de la loi, mais, lorsqu'on vote une loi, il faut aussi s'assurer de son application.

Merci à chacun d'entre vous, ainsi qu'aux sénateurs qui sont mobilisés depuis de nombreuses années. Merci, Mesdames la coauteure et la rapporteure, pour le travail que vous avez mené. Il a fallu livrer un combat de plusieurs années face à des hémicycles un peu moins féminisés qu'aujourd'hui, et donc moins préoccupés par la situation des femmes et par un sujet comme celui de la prostitution. Notre regard a changé sur la prostitution, c'est une bonne chose.


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