Jeudi 8 avril 2021
- Présidence de M. Serge Babary, président -
Audition de M. Jean-Yves Kerbourc'h, professeur à l'Université de Nantes, Faculté de droit et des sciences politiques
M. Serge Babary, président. - Bonjour à tous, merci de votre présence. Nous poursuivons ce matin nos auditions sur les nouveaux modes de travail et de management, dont les rapporteurs sont nos collègues Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay.
Je rappelle tout d'abord aux sénateurs présents que tous les documents relatifs à nos réunions, notamment les biographies des intervenants, sont disponibles sur l'application Demeter.
Nous allons tout d'abord entendre Monsieur Jean-Yves Kerbourc'h, professeur à la Faculté de droit et des sciences politiques de l'Université de Nantes. Il a été par ailleurs conseiller scientifique au Commissariat général du Plan puis au Centre d'Analyse Stratégique et à France stratégie (jusqu'en 2019).
Monsieur le Professeur, vous avez publié de nombreuses études sur l'emploi, le chômage et les structures de partage de l'emploi. Vos travaux vous ont conduit à étudier les différents modes d'emploi et modes d'organisation du travail, en particulier les groupements d'employeurs et le portage salarial.
Pour commencer, nous aimerions connaître votre analyse des évolutions récentes des modes de travail et leurs perspectives pour l'après crise Covid.
Pourriez-vous, par ailleurs, présenter les différences, avantages et limites entre groupement d'employeurs et portage salarié ? Quels sont, selon vous, les principaux blocages au développement des groupements d'employeurs ? De même, quelles sont les dernières évolutions intervenues concernant le portage salarié ?
Comment prendre en compte ces modes de travail alternatifs dans notre ordre juridique, à commencer par la définition du temps de travail ?
Telles sont quelques-unes des questions que nous nous posons. Nous sommes heureux d'entendre ce matin vos analyses et vos propositions, qu'elles soient d'ordre législatif ou d'une autre nature.
Je vous propose dans un premier temps de livrer votre analyse pendant 15 à 20 minutes. Je donnerai ensuite la parole à nos rapporteurs ; puis les autres collègues membres de la Délégation pourront également vous poser des questions.
Je rappelle que notre réunion est mixte, avec certains des sénateurs membres de la Délégation aux entreprises présents à mes côtés au Sénat, et d'autres en visioconférence. Cette audition sera diffusée en direct sur notre site internet puis disponible en vidéo à la demande.
Je vous remercie et vous cède la parole.
Jean-Yves Kerbourc'h, professeur à l'Université de Nantes, Faculté de droit et des sciences politiques. - Merci, Monsieur le Président, de me recevoir dans le cadre de vos auditions. J'en suis d'autant plus flatté que le Sénat a été très en pointe dans ces questions relatives au travail intermédié, c'est-à-dire des formes de travail qui font intervenir un tiers dans une relation entre un utilisateur de travail, le plus souvent une entreprise, et un travailleur indépendant, autonome ou salarié. Nous le verrons plus loin, il me semble que les collectivités territoriales ont un rôle aujourd'hui un peu en retrait ; or, elles pourraient peut-être apporter une solution à certaines des difficultés que nous connaissons.
Nous partons de très loin. Au XIXe siècle, des abus ont conduit le législateur à interdire toute forme de travail intermédié. Ces abus prenaient deux formes :
- le marchandage : une sous-traitance en cascade de la main d'oeuvre conduisait le dernier maillon à travailler à vil prix. Dès 1848, le législateur l'a interdit, avec assez peu d'efficacité ;
- le placement à but lucratif : après avoir été interdit, il a été réservé aux syndicats. Ainsi sont nées les bourses du travail.
Cette législation a existé jusqu'en 1972. Le législateur a alors autorisé une première forme de travail intermédié, le travail temporaire, qui permet à une entreprise d'embaucher un travailleur pour le mettre à disposition d'une entreprise utilisatrice. Le législateur a autorisé que cette opération poursuive un but lucratif. Jusque-là, les mises à disposition sans but lucratif étaient à peine tolérées et comportaient des incertitudes quant à leur légalité.
L'année suivante, en 1973, la définition du délit de marchandage a été revue. Les évolutions ont alors accéléré. A partir du début des années 1980, où de graves difficultés d'emploi ont été rencontrées, l'État, le gouvernement et le Parlement, se sont demandé si le travail intermédié ne pourrait pas faciliter la mise en relation entre entreprises et travailleurs et s'il ne permettrait pas de réduire le chômage ou du moins sa durée.
Ainsi sont nées des structures qui permettent, le plus souvent à des associations, de procéder à des mises à disposition dans un but d'insertion professionnelle au bénéfice de travailleurs accédant difficilement à l'emploi. Les structures d'insertion par l'activité économique (SIAE) prennent la forme de différents groupements : entreprises d'insertion, entreprises d'intérim d'insertion, ateliers et chantiers d'insertion ou associations intermédiaires. Elles procèdent à des mises à disposition ou à des détachements à des fins d'insertion. Ces structures existent toujours et ont été développées. Leur efficacité est aujourd'hui reconnue et mesurée par la Délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP).
Parallèlement, des entreprises ont développé des formes de mise à disposition en vue de partager de la main-d'oeuvre. Elles faisaient face à des difficultés de recrutement ou ne pouvaient pas proposer à des personnels spécifiques des postes à temps plein. Ainsi sont nés les groupements d'employeurs, au milieu des années 1980, principalement en zone rurale, dans le secteur agricole. La pratique existait auparavant, sans reconnaissance légale : des agriculteurs créaient des associations employeuses de personnel partagé. Ce procédé constituait une infraction de marchandage. La première loi sur les groupements d'employeurs, en 1985, a permis de légaliser cette pratique.
Sous la pression, des parlementaires le plus souvent, le législateur qui avait d'abord posé des restrictions importantes pour éviter le développement du marchandage, a progressivement ouvert les groupements d'employeurs à des structures plus importantes. Certains d'entre eux emploient plusieurs centaines de salariés et comptent parmi leurs adhérents des entreprises du secteur des services ou de l'industrie.
D'autres types de groupements ont été créés ensuite, notamment les structures d'insertion de personnes handicapées qui jouent un rôle très important.
Au milieu des années 2000, de nouvelles structures ont eu pour objectif de permettre à des travailleurs très autonomes de prendre la qualité de salarié pour exercer leur mission. Ainsi est né le portage salarial suivi, en 2014, des coopératives d'activité et d'emploi.
En résumé, la différence entre groupement d'employeurs et portage salarial tient à la nature du lien qui les unit au travailleur. Le groupement d'employeurs établit un contrat de travail pour un marché interne : seuls ses membres peuvent bénéficier d'une mise à disposition du travailleur. Une entreprise de portage salarial est un prestataire de service qui porte juridiquement la mission d'un travailleur autonome. Elle décharge le travailleur porté de sa relation commerciale avec le client. Le code du travail prévoit la conclusion d'un contrat de travail entre elle et le travailleur. Ce contrat emporte l'application de la législation très protectrice du travail, du droit de la sécurité sociale et de l'assurance chômage.
Il existe au moins une vingtaine de formes juridiques de travail intermédié mentionnées dans le code du travail, celui de la sécurité sociale, celui de l'éducation ou celui de l'action sociale et des familles. Ces pratiques, qui ont émergé au début des années 1980, ont beaucoup évolué.
Trois grands types de travail intermédié coexistent :
- la mise à disposition, dans le cadre de laquelle la structure embauche un travailleur ;
- le rapprochement de l'utilisateur de main-d'oeuvre et de celle-ci par un groupement. Il s'agit d'une opération de courtage, à l'image d'une agence matrimoniale ;
- plus récemment, l'hébergement d'un travailleur indépendant afin de porter juridiquement sa mission (portage salarial et coopératives d'activité et d'emploi). Le droit du travail s'applique, ainsi que celui du régime général de la sécurité sociale et celui de l'assurance chômage.
Voilà, Monsieur le Président, rapidement brossé le tableau complexe des structures de l'intermédiation de l'emploi.
M. Serge Babary. - Merci, Monsieur le Professeur, de la clarté de vos propos et de la démonstration de la grande diversité de ce domaine. Je me tourne vers les rapporteurs. Martine Berthet posera la première question.
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Merci Monsieur le Président. Merci Professeur pour ce rappel chronologique de l'évolution des modes de travail. Comment voyez-vous leur évolution future ? Le portage salarial remplacera-t-il le salariat classique alors que le télétravail donne aux salariés une autonomie croissante ? Ma deuxième question portera sur la santé au travail dans ces types d'emploi. Merci.
M. Jean-Yves Kerbourc'h. - La loi relative à ces groupements est souvent modifiée, notamment pour répondre à leurs demandes. L'activité législative intense démontre que ces types d'emploi sont encore en phase expérimentale, même si celle-ci dure depuis 20 ans. A rebours de ces temporalités longues, les décideurs politiques sont sommés de résoudre des problèmes immédiats. L'activité législative est dès lors importante, montrant que ces groupements sont actifs et qu'ils produisent des effets.
Ces groupements ont-ils vocation à se développer et à se substituer au salariat ? Leur développement ne sera probablement pas quantitatif. L'estimation basse de leur activité s'établit à 30 000 emplois. En présence de millions de chômeurs, ce chiffre peut paraître décevant. Cependant, ces groupements jouent un rôle très important d'un point de vue qualitatif. Dans l'exemple des agriculteurs, quand vous ne trouvez pas un ouvrier agricole à temps partiel et que vous acceptez de le partager, le groupement d'employeurs trouve tout son intérêt. Ce constat explique pourquoi ces structures se sont autant développées dans le secteur de l'agriculture.
Le ministère des Sports promeut actuellement les groupements d'employeurs qui permettent de partager des éducateurs sportifs et des secrétaires entre petites structures associatives. Il les subventionne et une mission est en cours pour évaluer les effets de ce dispositif. Par ailleurs, des travaux de la DGEFP montrent que les groupements d'employeurs se développent davantage dans les moyennes ou petites villes et le secteur rural.
Le développement quantitatif n'est peut-être pas souhaitable, ce qui m'amène à votre deuxième question. Sous couvert de partage de l'emploi, qui représente un but légitime, il ne faudrait pas que se développent de nouvelles pratiques de marchandage. Des démarches d'externalisation de l'emploi permettraient aux entreprises d'échapper à leurs obligations d'employeur.
Les groupements d'employeurs n'ont pas vocation à se substituer au salariat, pas plus qu'au salariat direct entre un employeur et un salarié. Ce serait une mauvaise opération, y compris pour les entreprises elles-mêmes. Le chômage est important mais dans certaines zones, parfois rurales ou périurbaines, les tensions sur l'emploi sont importantes et les entreprises ne trouvent pas de travailleurs qualifiés.
Je pense qu'à l'inverse, notamment avec les entreprises de portage et les coopératives d'activité et d'emploi, ces structures visent à conférer la qualité de salarié à des travailleurs autonomes. Je renvoie là aux débats relatifs aux plateformes et à l'excellent rapport de Jean-Yves Frouin, ancien président de la Chambre sociale de la Cour de cassation.
La deuxième partie de votre questionnement porte sur la santé, un sujet essentiel. Chaque fois qu'un nouvel intermédiaire est créé par le législateur, ce dernier se préoccupe de la santé et de la sécurité des travailleurs. L'intérim, qui s'est structuré depuis 1972, représente actuellement le statut le plus abouti en la matière. Néanmoins, il existe toujours des problèmes récurrents quant au partage de responsabilité entre la structure intermédiaire et l'utilisateur. Le législateur a défini les grandes lignes mais les structures s'interrogent sur la visite médicale, le suivi ou la mise en place d'une politique de prévention. Il est important de penser à ces questions lors de la rédaction de la loi.
M. Serge Babary. - Merci, je passe la parole à Michel Canévet.
M. Michel Canévet, rapporteur. - Merci Monsieur le Président. Merci Monsieur le Professeur pour ces éclairages. Peut-être avez-vous oublié dans votre présentation une autre forme d'intermédiation, l'expérimentation Territoires zéro chômeur, étendue cette année par le législateur. Par ailleurs, un grand nombre d'initiatives ont été prises. Certaines visent à assurer un temps de travail conforme aux besoins de la population et des entreprises. Elles correspondent à l'intérim et aux groupements d'employeurs. D'autres visent l'insertion de personnes en difficultés sociales. En dépit de ces dispositifs, l'inadéquation entre l'offre et la demande d'emploi demeure. Environ six millions de personnes sont inscrites auprès de Pôle emploi alors que les employeurs font part, depuis plusieurs années, à la Délégation des entreprises, de leurs difficultés à recruter des collaborateurs. Cette situation s'accentue dans un monde où les métiers évoluent. La révolution digitale en est un révélateur. Il semblerait que nous n'ayons pas encore trouvé la formule pour réinsérer professionnellement certains demandeurs d`emploi et alléger les charges sociales que la collectivité endosse. Quelles solutions préconisez-vous ?
Actuellement 3,1 millions d'indépendants sont comptabilisés. Le régime des autoentrepreneurs est celui qui a le plus progressé ces dernières années. Beaucoup de jeunes aspirent à ne plus entrer dans le cadre très contraint du contrat de travail et préfèrent des formes de travail plus souples. Faut-il faire évoluer la législation du droit du travail pour encourager ces choix ? À l'inverse, des initiatives comme le portage salarial visent à replacer dans une relation contractuelle de travail des personnes qui avaient un statut d'indépendant. Quelle est votre vision de la situation ?
M. Jean-Yves Kerbourc'h. - Les différents groupements intermédiaires se sont ajoutés les uns aux autres, chacun d'entre eux ayant été créé pour répondre à un besoin particulier inscrit dans une époque particulière. Pouvons-nous, dès lors, imaginer un groupement capable de répondre à toutes les situations ? Je ne le pense pas et ne le crois pas souhaitable. Chaque structure correspond à des besoins identifiés que vous venez, Monsieur le Sénateur, d'exposer. Certains d'entre eux ont pour objectif l'insertion. Dans mes propos liminaires, j'ai oublié beaucoup de choses, notamment le dispositif Territoires zéro chômeur. J'ai également omis d'évoquer les missions locales qui jouent un rôle essentiel auprès des jeunes. D'autres structures ont pour objet de lutter contre la pénurie d'emploi, une problématique très différente de celle de l'insertion qui a appelé la création de structures intermédiaires dédiées. D'autres enfin ont pour but d'accélérer les mises en relation pour répondre aux besoins ponctuels des entreprises. L'intérim n'a pas pour objet prioritaire le courtage ou la conclusion de CDI, même s'il existe le CDI intérimaire. Son coeur de métier reste l'accélération d'une mise en relation en vue de satisfaire des besoins ponctuels en main-d'oeuvre.
Je rencontre des élus locaux parfois perdus face à cette complexité. Il faudrait faire un effort d'explicitation à leur égard et leur fournir des outils.
Quant à votre deuxième question, la distinction entre travailleurs indépendants et travailleurs salariés a été définie par la Cour de Cassation. Depuis la loi Madelin, en 1994, toutes les tentatives pour établir une définition ou mettre en place des présomptions de travail indépendant ont échoué.
Vous avez évoqué une piste prometteuse : au lieu de rechercher les critères de distinction, nous pourrions rapprocher les statuts. Hormis en matière de santé et sécurité qui doit rester un socle intangible, ce rapprochement s'effectuerait moins sur le terrain du droit du travail que sur celui du droit de la sécurité sociale et celui de l'assurance chômage. Si un travailleur indépendant avait les mêmes droits qu'un salarié en matière d'assurance chômage, de protection sociale (retraite, accidents du travail, maladies professionnelles), et de prévoyance, peut-être les jeunes dont vous avez parlé prendraient-ils plus volontiers le risque du travail indépendant. Le filet de protection sociale autorise à se tromper ou à échouer. Parmi les propositions du Président de la République figurait l'extension de l'assurance chômage aux travailleurs indépendants. Les efforts accomplis dans ce sens restent très modestes. Travaillons sur la protection sociale pour répondre aux aspirations des travailleurs jeunes et moins jeunes qui veulent devenir indépendants.
M. Serge Babary. - Merci. Notre collègue Fabien Gay souhaite poser une question.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous prie d'excuser mes quelques minutes de retard. J'ai cependant pu suivre votre intervention sur ma tablette. Je suis très intéressé par votre intervention. Pour plaisanter, quand j'ai vu figurer comme question l'abolition du salariat, j'ai pensé que nous allions parler de marxisme. En 1847, Marx a écrit dans l'ouvrage Travail salarié et capital qu`une société communiste impliquait l'abolition du salariat puisque celui-ci consiste en la vente de sa force de travail au capital. Marx préconisait de dépasser ce rapport de domination en mettant les richesses et les moyens de production en commun et, cela plaira à mon collègue Michel Canévet, en abolissant la propriété privée. Vous me situez ainsi dans mon courant de pensée. Nous n'en sommes plus là, malheureusement, et mon camp se retrouve à défendre le salariat. Il s'agit toujours de vendre sa force de travail mais le salaire soumis aux charges permet de bénéficier d'une protection sociale, indispensable dans le monde actuel.
Lors d'une récente audition, un économiste nous indiquait que la richesse était mieux distribuée aujourd'hui. C'est faux, puisqu'en trente ans, les salaires ont baissé de dix points, lesquels ont été transférés au capital.
Je souhaite vous interroger sur les nouvelles formes de travail. Dans un contexte d'ubérisation de la société, les libéraux ne cherchent-ils pas à se défaire du statut du salarié et de la protection sociale en organisant le chômage de masse et la destruction du salariat par l'instauration de statuts différents ? Cette question rejoint celle de la multiplicité des contrats de travail qui a amené de la précarité. Une nouvelle étape, l'ubérisation, prive les travailleurs de protection sociale. Ces travailleurs dits indépendants dépendent de la plateforme et il existe un lien de subordination, qui est l'actuelle définition du contrat de travail. Cependant, leur revenu n`est pas soumis aux cotisations et n'offre pas de protection sociale. Ces situations sont, je pense, amenées à se développer et à dépasser le salariat, non pour ce que les marxistes souhaitaient mais pour précariser le monde du travail.
Le portage, même s'il répond à des besoins, ou les groupements d'employeurs, posent question. Après de nombreuses auditions, nous constatons l'absence de difficultés si le recours aux groupements d'employeurs reste encadré et cantonné à des branches spécialisées comme l'agriculture ou à des petites entreprises. En revanche, cela pose problème si de grandes entreprises utilisent ce système pour sous-traiter. Je voulais vous demander si les nouvelles formes de travail ne sont pas un moyen de précariser la situation des salariés.
M. Jean-Yves Kerbourc'h. - La question de la précarisation est centrale. De nouvelles formes de marchandage et de précarisation extrême émergent mais elles restent frauduleuses. Il n'est pas utile de modifier la loi. La Cour de Cassation a jugé que certaines formes d'ubérisation conduisent à de faux travailleurs indépendants, dont la relation doit être requalifiée en contrat de travail. Or, et c'est un paradoxe, certains travailleurs ne sont pas d'accord et nous devons les protéger contre leur propre imprévision, en cas d'accident du travail par exemple. Il faut simplement appliquer la loi : en présence d'une relation de subordination, la requalification en contrat de travail par les tribunaux s'impose, sous le contrôle de la Cour de Cassation.
Vous avez fait mention de Marx ; je citerai son gendre, Paul Lafargue, auteur du Droit à la paresse, en réaction au droit à l'emploi, inscrit dans le bloc de constitutionnalité. La relation de travail est protectrice mais contraignante aussi. L'employeur achète forfaitairement au salarié un temps de mise à disposition de sa force de travail. Face au développement des outils numériques et à la progression rapide des qualifications requises, il faut laisser des temps de respiration au contrat de travail à des fins de formation ou d'expérimentation d'autres formes de travail. Le rapport Boissonnat et le rapport Supiot avaient déjà suggéré ce type de respiration au cours du contrat.
Ces paradoxes sont inhérents à la relation et au droit du travail mais il est possible de reconnaître un droit non pas patrimonial, reposant sur l'échange du travail contre un salaire, mais un droit de la personne au travail. Certains intermédiaires le permettent. Nous avons peu parlé des coopératives d'activité et d'emploi. Dans le mouvement coopératif, les travailleurs sont actionnaires de la société avec laquelle ils sont liés par un contrat de travail. Le paradoxe entre capital et travail est ainsi résolu. Le Sénat, notamment la sénatrice Christiane Demontès, a été très actif, en 2014, pour la reconnaissance des coopératives d'activité et d'emploi dans la loi sur l'économie sociale et solidaire. Celles-ci donnent la possibilité à des travailleurs autonomes d'exercer leur activité en tant que salarié et actionnaire, d'où la dénomination de travailleur salarié dans le code du travail.
M. Serge Babary. - Merci Monsieur le Professeur. Vous avez travaillé pour le Commissariat au Plan et pour France Stratégie. Quel est le point de vue de l'Etat stratège ? Un travail de notre collègue députée Charlotte Parmentier-Lecocq pour renforcer la prévention en santé au travail est en cours à l'Assemblée nationale. En avez-vous connaissance et quelle est votre réflexion à ce sujet ?
M. Jean-Yves Kerbourc'h. - Les travaux que j'ai menés à France Stratégie portaient notamment sur le travail intermédié, dans le cadre de l'État stratège. Au sein de ces institutions, des échéances longues, un an par exemple, nous sont laissées. Nous ne sommes pas sommés de répondre à des préoccupations urgentes comme c'est le cas dans les cabinets ministériels. L'État est accaparé par l'urgence et dispose de peu de temps pour prendre du recul sur les politiques. Les structures comme France Stratégie laissent le temps de recueillir des données et de produire des notes à la fois prospectives et stratégiques. Nous y avons étudié de manière transversale et classé les intermédiaires de l'emploi afin de produire des outils d'aide à la décision si une nouvelle forme d'intermédiation devait être créée. Ce travail permet à l'Etat d'éviter des erreurs et de prendre des décisions créant des effets sociaux plus immédiats.
Quant à votre deuxième question, je n'ai pas connaissance des travaux de l'Assemblée nationale sur la santé au travail. Un accord national interprofessionnel a été conclu en décembre dernier dans lequel les partenaires sociaux, dont nous avons peu parlé, ont joué un rôle important. Quelle que soit la forme d'emploi, ces questions sont centrales. Dans les nouvelles formes d'emploi, nous constatons que l'accidentologie des travailleurs des plateformes est très importante.
M. Serge Babary. - Merci. Madame Berthet voudrait vous interroger.
Mme Martine Berthet. - Merci. Quel rôle devront jouer les collectivités locales lors de la sortie de crise face à la hausse prévisible du chômage ? Pourraient-elles être à l'initiative de groupements d'employeurs par secteur ? Dans certaines branches comme l'hôtellerie-restauration, des structures fermeront, d'autres auront besoin de recruter. Faut-il inciter les collectivités locales à intervenir ?
M. Jean-Yves Kerbourc'h. - Oui. L'expérience que montre que la réussite passe par l'initiative des collectivités territoriales. Elles ont joué un rôle moteur dans la création des groupements d'employeurs du sport amateur. Pour partager un moniteur de tennis entre une ville et une association, le groupement d'employeurs est une solution. Dans l'hôtellerie-restauration, de petits employeurs, qui ne sont pas des gestionnaires de ressources humaines, sont confrontés au problème du travail de nuit ou des jours fériés. Le groupement d'employeurs RESO, spécialisé dans ce secteur, emploie 600 salariés. C'est un succès. Les collectivités territoriales s'appuient sur ce groupement pour développer des activités touristiques et para-touristiques. Elles ont un rôle mais le groupement d'employeurs doit répondre à un besoin défini.
Les collectivités ont vocation à intervenir dans l'activité économique et sociale très locale des travailleurs des plateformes. Je lisais dans le journal municipal de Nantes que la Ville interdisait les scooters à moteur thermique dont la circulation s'est développée avec la crise sanitaire, induisant une pollution accrue. Les travailleurs qui les utilisent déplorent cette mesure tandis que les riverains s'en félicitent. La Ville de Nantes a alors pris l'initiative d'un dialogue avec les plateformes qui prenne en compte le statut social de ces travailleurs. Une collectivité territoriale peut jouer un rôle en conditionnant ses aides pour des véhicules plus propres par exemple, à la sécurisation du statut et de la santé des travailleurs. Nous pouvons imaginer de nouvelles formes d'accords entre les partenaires sociaux, les syndicats, les plateformes et les collectivités pour les besoins d'une politique territoriale de l'ubérisation. L'exemple que j'ai cité montre qu'il ne s'agit pas d'une utopie.
M. Serge Babary. - L'utopie est parfois nécessaire pour éclairer l'avenir. Il n'y a pas d'autres questions. Je vous remercie pour la clarté de vos réponses et nous reviendrons peut-être vers vous pour d'autres interrogations.
M. Jean-Yves Kerbourc'h. - Merci Monsieur le Président, merci Mesdames et Messieurs les sénateurs.
La séance est levée à 9 h 40.
Audition de Mme Meleyne Rabot, directrice générale de Just Eat France
La séance est ouverte à 9 heures 45.
M. Serge Babary, président. - Mesdames et Messieurs, mes chers collègues, dans le cadre de nos auditions sur les nouveaux modes de travail et de management, je suis heureux d'accueillir Madame Meleyne Rabot, directrice générale de Just Eat France.
Madame Rabot, vous êtes à la tête de cette entreprise depuis octobre 2020, mais dans l'entreprise depuis cinq ans. Just Eat France s'est tout d'abord lancée dans la mise en relation entre clients et restaurateurs ; puis elle a proposé un service de livraison assuré par Stuart - une filiale du groupe La Poste - composée de livreurs à vélo « indépendants ». Aujourd'hui, vous avez fait le choix de constituer votre propre flotte de livreurs et déclaré souhaiter professionnaliser le métier de livreur ainsi que le sécuriser. Pouvez-vous nous expliquer votre choix, ses modalités, son mode de financement, et en quoi il vous différencie d'autres entreprises de même nature ?
Pourriez-vous aussi nous préciser comment vous alliez salariat classique et flexibilité de la livraison ? Plus généralement, nous sommes intéressés par votre analyse et vos propositions sur l'évolution des travailleurs dits « des plateformes », en France et à l'étranger.
Je vous propose dans un premier temps de livrer votre analyse pendant 15 minutes environ. Je donnerai ensuite la parole aux rapporteurs de notre Délégation, Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay, puis à nos autres collègues.
Je rappelle que notre réunion est mixte, avec certains des sénateurs membres de la Délégation aux entreprises présents à mes côtés au Sénat, et d'autres en visioconférence.
Cette audition sera diffusée en direct sur notre site internet puis disponible en vidéo à la demande.
Je demanderai à chacun d'être bref pour que nous puissions tous nous exprimer. Madame, je vous remercie et vous cède la parole.
Mme Meleyne Rabot, directrice générale de Just Eat France. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, merci pour votre invitation. Je suis accompagnée de Laurence Crevel, notre DRH pour l'entité de livraison, et de Victor Ennouchi, notre directeur des opérations de livraison, qui compléteront mon analyse.
Just Eat France est un acteur historique de la livraison de nourriture. Il existe depuis 22 ans et s'appelait précédemment Allo Resto. Il a rejoint en 2012 le groupe anglais Just Eat qui a fusionné avec le groupe Takeaway.com en 2020. Celui-ci est aujourd'hui leader mondial de la livraison hors Chine, et présent dans 23 pays.
Just Eat repose sur un modèle hybride. Nous travaillions initialement sur une marketplace qui mettait en relation clients et restaurateurs effectuant eux-mêmes leurs livraisons. Nous avons débuté, il y a un an, une entreprise de livraison, d'abord avec Stuart, filiale de La Poste, reposant sur des livreurs indépendants. En novembre, nous avons lancé notre propre service de livraison dans lequel les livreurs sont 100 % salariés et tous en CDI. Ce modèle a d'abord été déployé à Paris, Lyon, Bordeaux, Toulouse et depuis hier, à Lille. Dans une trentaine de villes en France, notre modèle précédent sera progressivement remplacé par celui-ci.
Ce modèle vise à sécuriser et professionnaliser le métier de livreur. Nous souhaitons maîtriser toute la chaîne, de la commande jusqu'à sa remise, pour nous assurer de la qualité du service mais surtout de la sécurisation du travail de nos livreurs qui bénéficient de tous les avantages du salariat en France. Ce n'est pas un nouveau modèle dans le groupe, il existe depuis cinq ans et s'est d'abord déployé aux Pays-Bas. Il est présent aujourd'hui dans 12 pays, 140 villes, et emploie 22 000 livreurs en Europe. Nous souhaitons recruter 4 500 livreurs en France d'ici la fin de l'année, dont 1 400 sont déjà embauchés. Les bénéfices dégagés sur l'activité de marketplace permettent de financer la livraison par des collaborateurs salariés. Je laisse la parole à Victor Ennouchi quant à l'articulation entre salariat et flexibilité.
M. Victor Ennouchi. - Les personnes que nous recrutons actuellement demandent pour certains des contrats courts et pour d'autres des contrats longs. Nous proposons des contrats de 10, 15, 24 et 35 heures. Un peu plus de la moitié des profils sont étudiants et recherchent principalement des contrats courts. Des micro-entrepreneurs ou des personnes en formation souhaitent des contrats entre 15 et 20 heures, voire 24 heures. D'autres préfèrent des contrats à temps plein.
Notre activité connaît des pics durant les déjeuners et les soirées mais les livreurs eux-mêmes peuvent souhaiter de la flexibilité. Nous observons le bien-être des livreurs par la durée durant laquelle ils restent dans notre entreprise. La flexibilité réside dans la correspondance entre notre demande et leurs besoins. Nos livreurs nous indiquent une disponibilité un peu supérieure à la durée du contrat pour qu'elle coïncide avec nos besoins. Nous établissons le planning et le communiquons trois ou quatre jours à l'avance.
Mme Meleyne Rabot. - Nous travaillons avec des contrats de durées différentes mais toujours des CDI, ce qui rend possible cette flexibilité. Des algorithmes puissants gèrent la planification, en correspondance avec une demande prévue à l'avance. Nous ne pouvons pas nous adapter en temps réel à un pic de demande. La météo exerce un effet important sur la demande de livraison. Si, par exemple, nous n'avons pas anticipé une chute de neige, nous ne pouvons pas appeler en dernière minute un pool de livreurs, comme c'est le cas chez d'autres acteurs du marché. Nous planifions un peu plus que le besoin prévu mais il demeure cette contrainte supplémentaire par rapport à des acteurs qui ne salarient pas les livreurs. Nous éprouvons ce modèle au sein du groupe depuis plusieurs années. Laurence Crevel va intervenir sur des éléments spécifiques à l'adaptation de ce système en France.
Mme Laurence Crevel. - Bonjour. Nous avons mis en place en amont un accord d'entreprise d'annualisation du temps de travail en vue d'une flexibilité plus importante que celle prévue par le code du travail. Cette annualisation permet à nos livreurs d'effectuer des heures supplémentaires en cas de pic d'activité inattendu. Certaines contraintes n'ont pas pu être levées, comme la limite minimale de 24 heures pour tout contrat à temps partiel dont les exceptions ne sont pas toujours adaptées à notre situation.
Mme Meleyne Rabot. - Les contrats inférieurs à 24 heures sont réservés aux jeunes et aux étudiants. Beaucoup de Français en dehors de ces exceptions cherchent un complément de revenu et ne peuvent pas bénéficier du statut de salarié pour des contrats inférieurs à 24 heures car nous dépendons de la convention collective du transport. Négociée pour les acteurs historiques du transport, elle n'est pas adaptée à notre activité de livraison de nourriture à vélo.
M. Serge Babary. - Merci pour ces premières précisions. Je passe la parole aux rapporteurs de notre Délégation en commençant par Fabien Gay.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci, Monsieur Le Président, je serai concis. Il est judicieux de votre part d'aller à rebours du fonctionnement des autres plateformes numériques car vous anticipez la prévisible vague de requalifications en contrat de travail. Il y a un lien de subordination entre ces plateformes et ces travailleurs qui ne sont pas indépendants puisqu'ils ne choisissent ni leurs tarifs ni leurs courses et doivent répondre aux attentes de la plateforme. Les requalifications se multiplient cependant, en Espagne, en Angleterre, aux États-Unis et même en France.
Votre fonctionnement change le modèle économique. Ces travailleurs sont en effet habituellement payés à des tarifs très bas mais, en tant que salariés en CDI, ils reçoivent une rémunération au moins égale au SMIC. Pouvez-vous nous expliquer votre modèle économique ? Pouvez-vous également nous indiquer le nombre approximatif de personnes en CDI à temps plein ? Nous entendons les difficultés liées à la convention collective. Je rappelle cependant qu'elles sont là pour protéger les salariés et qu'il ne faut les modifier qu'avec précaution.
Mme Meleyne Rabot. - Nous ne souhaitons pas modifier la convention collective du transport qui, en effet, protège les salariés, mais avoir une convention spécifique aux nouveaux modes de travail. Quant à notre modèle économique, nos collaborateurs sont rémunérés au minimum à hauteur de 10,30 euros par heure, même s'ils ne reçoivent pas de commande. Cette situation reste rare puisque nous établissons les plannings en fonction de la demande des clients. Généralement, la rémunération s'établit au-delà de ce minimum, chaque commande générant un bonus de quelques centimes. Le salaire mensuel s'élève ordinairement à 1 400 euros, et jusqu'à 1 600 euros pour les niveaux de responsabilité supérieurs de nos « livreurs capitaines ».
Ce fonctionnement a un coût mais travailler avec Stuart en avait un également. C'est un coût différent. Ces charges sont absorbées par notre marketplace qui dégage des bénéfices. Les restaurateurs de la plateforme qui livrent eux-mêmes supportent aussi des coûts. Ceux-ci représentaient, il y a quelques années, 7,58 euros par livraison. Nous essayons d'atteindre ce montant, il est même inférieur dans certains pays, afin qu'à terme l'activité de livraison ne soit pas déficitaire.
M. Serge Babary. - Merci. Je passe la parole à Michel Canévet.
M. Michel Canévet, rapporteur. - Sur la marketplace, vous ne vendez que des produits alimentaires ?
Mme Meleyne Rabot. - Uniquement alimentaires, nous ne proposons que de la restauration livrée. Nous sommes des intermédiaires entre les restaurateurs et les clients.
M. Michel Canévet. - Comment parvenez-vous à organiser une journée de 8 heures de travail alors que les plages d'activité se situent aux heures des repas ? Vous avez évoqué les contraintes relatives aux contrats courts ; en rencontrez-vous d'autres qui freinent votre développement ?
Mme Meleyne Rabot. - Les contraintes liées à la convention collective ont été partiellement levées par un accord d'entreprise, même si nous souhaitons poursuivre la discussion sur l'accord collectif. Quant à votre deuxième question, l'émission de bruit et de pollution par les scooters thermiques a été évoquée lors de la précédente audition. La majorité des livreurs des plateformes ne disposent pas de la capacité professionnelle de transport pour un véhicule motorisé. Nos livraisons sont aujourd'hui entièrement réalisées à vélo, qu'il appartienne au collaborateur ou que nous le fournissions. Nous étudions la possibilité de travailler avec des scooters électriques, ce qui nécessite d'être titulaire d'une capacité de transport. Deux questions se posent : comment pourrions-nous obtenir la capacité de transport et comment pourrions-nous la déléguer à nos collaborateurs ? Victor Ennouchi et Laurence Crevel pourront nous en dire davantage.
M. Victor Ennouchi. - Nous nous trouvons en compétition avec les acteurs du marché qui utilisent des scooters. Nous avons longtemps repoussé cette possibilité mais nous souhaitons y travailler désormais.
Je précise par ailleurs que les contrats à 35 heures représentent 10 à 15 % de nos effectifs. En ce qui concerne l'organisation de nos journées de travail, nous anticipons l'activité et nous sommes obligés de prévoir 5 à 10 % de livreurs supplémentaires, ce qui représente un coût et ne nous permet pas d'optimiser notre modèle économique.
Mme Laurence Crevel. - Les plages horaires de repas peuvent être étendues. Nous livrons de 11 à 16 heures et de 18 à 23 heures ; il n'est donc pas difficile de planifier des temps de travail de 35 heures.
Mme Meleyne Rabot. - Nous proposons des plages de travail plus larges que la demande de clients. Il y a, bien sûr plus de commandes à 12 h 30 qu'à 16 heures. La rémunération horaire permet de préserver la motivation de nos collaborateurs. Dans le cadre du lancement de notre service dans certaines villes, il peut y avoir des missions supplémentaires comme la prise de contact avec les restaurateurs pour les informer de notre fonctionnement ou la distribution de prospectus auprès des clients, même si la livraison reste l'activité principale de nos collaborateurs.
M. Serge Babary. - Merci. Je passe la parole à Martine Berthet.
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Merci Monsieur le Président. Merci, Mesdames et Monsieur, pour vos explications. Vous nous indiquiez que la planification n'était pas compliquée pour des temps pleins mais, parmi les 5 000 emplois que vous envisagez de créer, la multitude de petits contrats implique une importante organisation des temps de travail ou de congé. Quel est votre mode de management ? Comment avez-vous organisé la santé au travail pour ces nombreux petits contrats ?
M. Victor Ennouchi. - Notre organisation sera présente sur 30 villes en 2021 et recrutera de 4 500 à 5 000 livreurs. Nous sommes organisés autour d'une équipe basée à Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux et Lille notamment, qui gère des managers. Ces derniers sont responsables de livreurs capitaines qui nous informent de ce qui se passe sur le terrain. Ils forment et accompagnent les livreurs. Nous mettons en oeuvre un management bienveillant. Comme toute entreprise, nous avons des prérogatives et des limites que nous partageons avec nos livreurs. Il s'agit de règles classiques de ponctualité ou de présence effective. La partie centrale, basée à Paris, répond aux interrogations relatives à l'organisation des temps de travail et de repos, ou aux questions administratives et de ressources humaines. Nous mettons l'accent sur la santé et la sécurité. Un équipement complet est fourni aux livreurs, vêtements et casque compris, et la maintenance des vélos que nous fournissons est effectuée tous les mois. Nous avons recruté une responsable de la santé et de la sécurité qui sera l'interlocutrice de notre équipe.
Mme Laurence Crevel. - Santé et sécurité sont au centre de nos préoccupations. Nous formons les livreurs aux questions de la sécurité routière et les livreurs capitaines présents sur le terrain relaient cette priorité. Nous rappelons à nos collaborateurs que leur rémunération horaire doit les dissuader de prendre des risques pour livrer plus rapidement.
M. Serge Babary. - Madame Rabot, avez-vous des éléments à ajouter ?
Mme Meleyne Rabot. - Non. L'équipe a complètement répondu.
M. Serge Babary. - Comment recrutez-vous ? Avez-vous un accord avec Pôle emploi et est-ce efficace ? Le recrutement de milliers de livreurs doit être complexe. Les contrats que vous passez avec vos livreurs sont-ils exclusifs ?
Meleyne Rabot. - Il n'y a pas d'exclusivité. Certains de nos livreurs, notamment ceux ayant un contrat court, exercent aussi en micro-entreprise. Nous leur demandons seulement, sur leur durée de travail avec nous, de ne livrer que nos clients. Pour nos recrutements, nous collaborons avec Pôle Emploi et le portail Un jeune, une solution. Les candidats peuvent postuler directement sur notre site, suivant des procédures sur lesquelles Victor Ennouchi a travaillé en Allemagne.
Mme Laurence Crevel. - Outre notre travail avec Pôle Emploi, nous développons localement des partenariats avec les missions locales et d'autres acteurs. Nous utilisons également les classiques petites annonces.
M. Victor Ennouchi. - Après avoir recruté en Allemagne et dans d'autres pays, j'ai été agréablement surpris par le nombre important de candidatures en France. Nous recherchons aussi des collaborations avec Pôle Emploi et des structures d'insertion.
Mme Meleyne Rabot. - Nous pourrions en reparler ultérieurement. Nous avons, pour le moment, concentré nos efforts sur de très grandes villes aux populations jeunes et estudiantines nombreuses. Quand nous déploierons notre activité dans de plus petites villes, dans quelques mois, nous aurons peut-être davantage besoin des acteurs locaux de l'emploi et de l'insertion. Aujourd'hui, de nombreuses personnes postulent pour nous rejoindre.
M. Serge Babary. - Merci. Avez-vous connaissance de dispositions plus adaptées à votre activité dans d'autres pays ?
Mme Meleyne Rabot. - Je n'ai pas la réponse. Nous observons les pratiques à l'étranger mais déterminer ce qui est transposable est difficile en raison des différences de réglementation du travail. Notre modèle a été déployé dans 12 pays. Il est en cours en Angleterre et en Italie. Chaque pays adapte son fonctionnement au droit local. Nous pourrons évoquer de nouveau ce point mais nous considérons que le droit français a ses spécificités et que nous n'essaierons pas de les modifier.
M. Serge Babary. - Merci pour cet intéressant témoignage sur votre choix du statut du salariat dans un secteur où il paraissait en recul, sinon abandonné. Je vous remercie ainsi que votre équipe.
La séance est levée à 10 h 25.
Audition du Syndicat National des Groupements d'employeurs (SNGE)
La séance est ouverte à 10 heures 30.
M. Serge Babary, président. - Merci de votre présence. Mesdames et Messieurs, mes chers collègues, dans le cadre de notre mission sur les nouveaux modes de travail et de management, nous allons auditionner le Syndicat National des Groupements d'employeurs (SNGE), représenté par ses deux vice-présidents que sont Madame Maryse Le Maux et Monsieur Thierry Chevallereau.
Je rappelle que nous avions déjà entendu Madame Liberge, présidente de la Fédération nationale des groupements d'employeurs (FNGE).
Nous intéressant à ce mode de partage du travail, nous souhaitons d'une part connaître les positions et propositions du Syndicat national, d'autre part comprendre en quoi elles sont similaires, se conjuguent ou s'opposent avec celles exposées devant nous par la Fédération nationale.
Nous aimerions notamment que vous nous présentiez les évolutions marquantes depuis l'état des lieux effectué par le CESE dans son rapport de novembre 2018 sur les groupements d'entreprises.
Nous vous avons par ailleurs envoyé un certain nombre de questions relatives à la proposition de loi n°2679 du 11 février 2020 visant à favoriser le développement des groupements d'employeurs et déposée à l'Assemblée nationale. Merci pour vos réponses sur ces sujets précis, relatifs aux difficultés d'évaluation des effectifs des groupements, à l'application de la TVA, à la situation des groupements en cas de liquidation judiciaire d'un adhérent, ou encore à l'existence ou non d'une provision pour couvrir la responsabilité solidaire en cas de défaillance d'un adhérent.
Le rôle que jouent, ou pourraient jouer, les collectivités territoriales dans la création et le succès des groupements d'employeurs nous intéresse également, de même que toute proposition que vous souhaiteriez nous transmettre.
Je vous propose dans un premier temps de livrer votre analyse pendant 15 minutes environ. Je donnerai ensuite la parole aux rapporteurs qui sont Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay. Les autres collègues membres de la Délégation pourront également vous poser des questions.
Je rappelle que notre réunion est mixte, avec certains des sénateurs membres de la Délégation aux entreprises présents à mes côtés au Sénat, et d'autres en visioconférence.
Cette audition sera diffusée en direct sur notre site internet puis disponible en vidéo à la demande.
Je demanderai à chacun d'être bref pour que nous puissions tous nous exprimer, notre audition étant programmée pour une heure.
Madame, Monsieur, je vous remercie et vous cède la parole.
M. Thierry Chevallereau. - Merci. Je suis le directeur général de Solutions Compétences, groupement d'employeurs multisectoriel créé il y a 22 ans à Châtellerault et La Rochelle. Nous partageons plus 140 collaborateurs auprès de 135 entreprises, plus particulièrement dans l'industrie et le service à l'industrie.
Merci pour cette audition qui est une reconnaissance pour nous. Je laisse la vice-présidente du syndicat se présenter.
Mme Maryse Le Maux. - Je suis directrice générale d'un groupement d'employeurs existant depuis 21 ans dans le sud-Finistère, auquel adhèrent 235 entreprises et qui a généré plus de 700 emplois. Créé par des industriels, le groupement se développe auprès des TPE et PME du secteur. Notre effectif actuel s'établit à 150 salariés, de l'ouvrier au cadre supérieur.
M. Thierry Chevallereau. - Le SNGE est un syndicat de lobbying, composé de 30 groupements, représentant plus de 4 500 emplois et plus de 3 500 entreprises adhérentes. Il est financé exclusivement par les cotisations de ses adhérents. Il défend les intérêts des groupements, les fédère, communique et promeut le temps partagé. Parmi nos actions figure le recensement des bonnes pratiques. Grâce à l'intervention de la DGEFP, les groupements ont été pris en compte dans la réforme de la formation professionnelle et ont pu trouver un OPCO adapté à leur convention collective. Nous avons également signé une convention de partenariat avec Pôle emploi pour développer nos actions et les décliner dans les territoires. Certaines de nos propositions sont soutenues par les parlementaires, notamment sur le calcul d'effectifs. Créé en 2019, à la suite des conclusions du CESE, France GE est un collectif de fédérations de groupements et de notre syndicat. Il regroupe la Fédération nationale des groupements d'employeurs agricoles, la Fédération nationale des Professions sports et loisirs et nous-mêmes. Près de 90 % des groupements y sont représentés.
D'autres structures existent. Ainsi, les groupements d'employeurs pour l'insertion et la qualification (GEIQ), représentés par leur fédération, sont financés dans le cadre de l'insertion et les Centres de ressources pour les groupements d'employeurs (CRGE), généralement subventionnés par l'Etat et les régions, professionnalisent les groupements et promeuvent le temps partagé. La FNGE, fédération nationale des groupements d'employeurs est, quant à elle, une fédération, un syndicat, un CRGE, un prestataire... Nos finalités sont différentes. Je citerai également les deux fédérations qui constituent avec nous France GE.
M. Serge Babary. - Merci pour cette présentation. Je donne la parole aux rapporteurs. Michel Canévet commencera.
M. Michel Canévet, rapporteur. - Je salue Madame Le Maux. J'ai prévu de visiter Cornoualia dans une dizaine de jours. Cette structure est importante. Pourriez-vous nous dire si le groupement d'employeurs est une réponse pertinente aux problèmes de saisonnalité ? Menez-vous des actions de formation des salariés pour fournir aux entreprises des compétences rares dans leur secteur géographique, et quelle est votre stratégie en la matière ? La couverture territoriale des groupements est-elle suffisante et, plus généralement, quels sont les facteurs limitant leur développement ?
Mme Maryse Le Maux. - Merci Monsieur Canévet. Je serai ravie de vous accueillir.
Le groupement d'employeurs que je dirige a été créé en 2000 par la volonté d'entreprises industrielles de sécuriser des emplois saisonniers. D'autres, comme Thierry Chevallereau, ont la même démarche. Sur un territoire, en coordonnant des durées de travail saisonnières, nous pouvons proposer des CDI à temps partagé. Dans le groupement que je dirige, les salariés partagent leur travail sur l'année ou sur la semaine s'agissant des fonctions supports.
La formation représente un enjeu important pour les groupements. Lors de la réforme de la formation professionnelle, nous avons exercé une action ciblée auprès de la DGEFP en raison de l'importance de ce sujet. Notre rôle est d'accompagner les salariés afin qu'ils répondent aux besoins évolutifs des entreprises. Nous mobilisons toutes les actions de formation à notre portée, auxquelles s'ajoute un budget formation abondé à hauteur de2 à 3 % de la masse salariale.
Quant au maillage du territoire français, la situation s'avère hétérogène. Ainsi, la Bretagne ou la Vendée sont bien dotées mais d'autres régions sont presque dépourvues de groupements d'employeurs, qui constituent des outils de coopération. Par conséquent, les territoires où le mouvement coopératif est développé sont propices à l'émergence de groupements d'employeurs.
M. Serge Babary. - Voulez-vous intervenir sur ces points, Monsieur Chevallereau ?
M. Thierry Chevallereau. - Dans le groupement que je dirige, nous assurons la sécurisation des parcours professionnels en organisant le passage des salariés d'une entreprise, parfois après plusieurs années de travail, à une autre. Nous préparons également les entreprises à des recrutements directement en CDI. Nous perdons 30 % de nos compétences chaque année, lesquelles sont recrutées par nos adhérents. Madame Le Maux tire un constat similaire, ce phénomène s'accentue. Le groupement d'employeurs constitue un excellent outil de sécurisation du recrutement, en identifiant les compétences, en professionnalisant les salariés et en facilitant leur intégration. La convention avec Pôle emploi, premier opérateur de l'emploi, vise à détecter les potentiels et fonctionne bien sur les territoires.
La formation professionnelle est évidemment très importante car préparer nos salariés aux emplois de demain représente notre coeur de métier. Quant à la couverture territoriale, il existe des groupements dans les zones rurales mais aussi dans les métropoles. Le facteur déterminant pour la réussite d'un groupement tient avant tout à la volonté des entreprises de partager des compétences.
M. Serge Babary. - Nous poursuivons avec une question de Fabien Gay.
M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci Monsieur le Président. Bonjour à nos deux invités. J'avais une question sur le nombre de salariés qui retrouvent par la suite un emploi à temps plein. Le passage par un groupement d'employeurs est vécu comme une étape pour retrouver un emploi pérenne. Vous m'avez répondu, ils représentent 30 %. Cependant, la question politique demeure : alors que nous comptons 6 millions de chômeurs, les entreprises que nous rencontrons nous indiquent systématiquement qu'elles recherchent des salariés formés et compétents, en particulier dans un certain nombre de secteurs qui recrutent. Nous en sommes maintenant à la deuxième ou troisième audition d'acteurs des groupements d'employeurs, structures que je connaissais très mal. Il me semble qu'ils sont bénéfiques pour certains territoires tant qu'ils restent dans certains secteurs comme l'agriculture ou le tourisme. Leur développement plus large risquerait de précariser le travail. Des entreprises, au lieu d'intégrer des compétences, les délègueraient. Votre activité est-elle aujourd'hui concentrée sur les TPE et PME et voyez-vous un risque d'arrivée de grands groupes parmi vos adhérents ? Ma dernière question porte sur la durée de travail des salariés dans les groupements d'employeurs et leur rémunération moyenne.
Mme Maryse Le Maux. - Nous avons aujourd'hui un nombre grandissant de collaborateurs démissionnaires de leur précédent emploi pour travailler à temps partagé chez nous. Ils mettent en avant la diversité des missions confiées qui valorise leur employabilité et réduit la routine. Nos salariés n'étaient pas forcément demandeurs d'emploi à leur arrivée.
Il est difficile de répondre à votre question sur la rémunération moyenne. Nos collaborateurs sont soumis au principe d'équité de traitement avec les salariés de l'entreprise auprès de laquelle ils sont mis à disposition. Leur rémunération tient donc compte du poste de travail occupé. La durée de parcours moyen, pour ce qui concerne mon groupement, est de 4 années et trois mois. Il s'agit d'une durée moyenne puisque tous les ans, nous avons le plaisir de fêter le départ à la retraite de collaborateurs.
Il est vrai que pour les TPE et PME, passer par un groupement d'employeurs permet d'accéder à une compétence, un responsable de ressources humaines ou un responsable qualité par exemple, qu'elles ne pourraient pas employer seules, faute de moyens et de besoin. Partager la compétence permet de créer un CDI et aura un effet de « levier » car le collaborateur fait bénéficier chaque entreprise des expérimentations mises en place dans les autres.
M. Thierry Chevallereau. - Pour certains, le groupement d'employeurs est une étape mais pour d'autres, il s'agit d'un choix. Je me souviens d'un salarié qui évoquait la liberté qu'il avait au sein du groupement d'employeurs et qu'il n'avait pas dans l'entreprise. Il dissociait la relation de travail de la relation d'activité. Or notre activité est de travailler sur la relation humaine.
En ce qui concerne les types d'entreprises et les tailles de structures, un groupement d'employeurs travaille avec tous les employeurs de son territoire, privés, publics, associatifs et de toute taille. La diversité des entreprises, s'agissant tant du secteur que de la taille, est pour nous une garantie importante contre le risque de baisse d'activité. Pour le salarié, elle représente la possibilité d'accéder à certaines entreprises où il n'aurait pas été recruté.
Au début, nous gérions des stocks de compétences, nous recrutions pour longtemps et construisions des parcours au sein de plusieurs entreprises. Nous avons connu jusqu'à 15 ans d'ancienneté au sein de mon groupement. Depuis la dernière crise financière, nous gérons davantage des flux. En effet, les recrutements sont nombreux et nous devons approvisionner en compétences nos équipes. Le travail en amont a augmenté. Nous identifions notamment les compétences, soit directement soit avec nos partenaires tels que Pôle emploi, les missions locales ou Cap emploi.
M. Serge Babary. - Je passe la parole à Martine Berthet.
Mme Martine Berthet, rapporteure. - Merci Monsieur le Président. Madame Le Maux, Monsieur Chevallereau, vous nous indiquiez que certaines régions étaient plus propices que d'autres. Constatez-vous une impulsion pour la création des groupements d'employeurs et que pensez-vous du rôle que peuvent y tenir les collectivités territoriales ? Quels freins et quelles évolutions relevez-vous au regard des conclusions du CESE dans son rapport de 2018 ? Comment traitez-vous la question de la santé au travail ?
Mme Maryse Le Maux. - Avec le recul, nous avons identifié les facteurs clés de succès. Le premier réside dans la création du groupement d'employeurs par et pour les entreprises. Un groupement d'employeurs est constitué d'entreprises qui s'engagent durablement dans une démarche de partage de compétences et s'impliquent dans la gouvernance. Les collectivités territoriales ont avant tout un rôle de communication quant aux ressources présentes sur le territoire. Il nous paraît plus compliqué qu'elles créent des groupements et les proposent ensuite aux entreprises.
La santé et la sécurité sont une préoccupation constante pour des entreprises comme la mienne ou celle de Thierry Chevallereau, qui comptent plus de 150 salariés. Cet aspect est systématiquement évoqué au sein des instances représentatives du personnel. Parmi nos adhérents figurent des TPE et PME, généralement de moins de 20 salariés. Nous mettons à leur disposition des compétences auxquelles ces petites entreprises n'auraient pas pu accéder seules : psychologues, assistantes sociales, infirmières de santé au travail, animateurs sécurité, ergonomes... En la partageant, elles font entrer dans leurs équipes une compétence pour mieux accompagner la santé et la sécurité des salariés.
Vous évoquiez, Monsieur Canévet, le maillage des emplois saisonniers. Notre constat montre qu'un conducteur de ligne occupant un poste durant six mois dans l'industrie chimique et six mois dans l'industrie agroalimentaire verra le risque de maladie professionnelle se réduire, en raison d'une ergonomie différente.
M. Thierry Chevallereau. - Au sein de mon groupement, nous mettons aussi à disposition les compétences évoquées par Madame Le Maux. Pendant la crise, nous avons mis en place une cellule d'assistance psychologique, très utile et bien accueillie par les salariés. En outre, compte tenu des défaillances de la médecine du travail, nous nous interrogeons sur la possibilité de recruter des médecins du travail, pour lesquels il y a une demande. De manière générale, les groupements d'employeurs peuvent être une piste sur les questions de santé et sécurité au travail grâce aux compétences partagées.
Je partage l'avis de Madame Le Maux sur l'engagement des entreprises. Les collectivités territoriales et les élus gardent un rôle important de relais d'information sur le territoire, auprès des acteurs économiques comme des salariés.
Mme Martine Berthet. - Je vous remercie. Sur le plan pratique, organisez-vous les visites d'embauche et les visites tous les deux ans ? Avez-vous des services spécifiques et comment répartissez-vous les coûts ?
M. Thierry Chevallereau. - Cela fait partie de la gestion administrative du personnel. Nous organisons les rendez-vous que nous aimerions plus rapides, la médecine du travail accusant un retard important sur notre territoire. Nous possédons en interne les outils de suivi individuel du salarié.
Mme Maryse Le Maux. - Nous employons une personne à temps plein pour 25 salariés mis à disposition. Le suivi des salariés et de la santé au travail fait partie des compétences prioritaires. Chaque groupement d'employeurs est une entité indépendante dont le modèle économique est choisi par les entreprises au sein des instances de gouvernance. Ce modèle prend en compte les charges induites par le suivi des salariés, dont le suivi par la médecine du travail. D'ailleurs, dans le sud-Finistère, les services de santé au travail sont adhérents de notre groupement et partagent des compétences.
M. Thierry Chevallereau. - Nous sommes soumis aux mêmes règles que n'importe quelle entreprise concernant toutes les visites que la loi impose.
M. Michel Canévet. - Madame Le Maux, vous avez évoqué la création de 700 emplois depuis la naissance de votre groupement d'employeurs. S'agit-il de salariés embauchés directement par les entreprises ? Quelles sont les limites au recours au groupement d'employeurs ? Les parcours professionnels se diversifient. Certains hésitent face au changement, même s'ils souhaitent changer d'emploi. Le groupement d'employeurs peut-il faciliter les évolutions professionnelles pour retrouver du bien-être au travail ?
Mme Maryse Le Maux. - La différence entre ces 700 emplois et les 150 que nous comptons aujourd'hui s'explique par un « turn-over positif ». Le groupement d'employeurs est un outil d'accompagnement au développement des entreprises. Un besoin, à l'origine à temps partiel, peut évoluer vers un temps plein et l'entreprise proposera naturellement au collaborateur de la rejoindre. Notons que certains salariés ne le souhaitent pas. Un emploi à temps plein ne justifie plus l'utilisation du groupement d'employeurs et le collaborateur peut alors démissionner. D'autres salariés nous quittent à la suite d'un déménagement ou partent à la retraite. Notre turn-over est plus important que dans une entreprise classique en raison des opportunités offertes aux salariés d'intégrer une des structures dans lesquelles ils travaillent.
Un nombre croissant de salariés l'ont compris et démissionnent d'un emploi à temps plein pour intégrer nos effectifs. L'employabilité s'accroît car les postes occupés sont différents et des opportunités naissent de la demande de nouvelles entreprises. Un de nos collaborateurs était comptable à temps plein. Parallèlement, un nouvel adhérent demandait un assistant paie et ressources humaines à mi-temps. Cette compétence s'est révélée difficile à trouver et nous avons proposé une formation à ce collaborateur qui partage aujourd'hui son temps de travail entre deux missions. Son employabilité a fortement progressé. Nous accompagnons la performance des entreprises mais aussi celle de nos salariés.
M. Thierry Chevallereau. - Au sein du groupement que je dirige, depuis 2016 notre dispositif de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences territoriale (GPECT) « Compétences Plus » permet, à l'initiative d'un groupe d'entreprises, de recenser les besoins en compétences prévisibles dans un délai de 3 à 5 ans. Notre méthodologie basée sur l'échange avec les chefs d'entreprises qui nous communiquent leurs projets identifie les futurs critères de recrutement. Nous avons mené une enquête dans trois territoires pour repérer les métiers en tension, Châtellerault, La Rochelle et Poitiers. Il apparaît une atomisation des métiers qui deviennent de plus en plus spécifiques et il est de plus en plus difficile d'y répondre. Le groupement d'employeurs permet justement de préparer les salariés aux emplois de demain. Il rend possible une grande diversité des actions de formation : nous pouvons, en alternance, proposer des parcours particuliers. Nous avons des exemples de formation de technicien de maintenance en spécificité robotique, programmation et vision. Il faut coordonner un parcours en alternance en BTS avec un certificat de qualification paritaire de la métallurgie (CQPM) en robotique-automatisation. Ce n'était pas possible dans un cursus classique. Nous avons travaillé avec les entreprises, retenu un organisme de formation puis identifié des candidats. Le groupement ou les entreprises s'engagent à recruter en CDI les personnes retenues, après l'obtention de leur diplôme.
M. Serge Babary. - Pour conclure, revenons sur les points de difficultés évoqués dans la proposition de loi de février 2020. Pouvez-vous nous dire votre position sur la difficulté d'évaluation des effectifs des groupements et d'application de la TVA, sur la situation en cas de liquidation d'un adhérent et sur l'absence de provision pour couvrir la responsabilité solidaire en cas défaillance d'un membre. Voudriez-vous porter d'autres difficultés à notre connaissance ? Depuis l'état des lieux du CESE en 2018, quelle évolution avez-vous notée ?
Je donne la parole à Michel Canévet pour une question complémentaire.
M. Michel Canévet. - L'OPCO que vous évoquiez précédemment permet-il de couvrir vos besoins sur l'ensemble des secteurs où vous employez des salariés ?
M. Thierry Chevallereau. - Madame Le Maux et moi pourrons répondre car nous adhérons à des OPCO différents, 2i et Ocapiat. La réforme de la formation professionnelle permet d'obtenir le financement de formation, quel que soit le secteur d'activité.
Mme Maryse Le Maux. - Le syndicat a joué un rôle important en attirant l'attention sur l'oubli des groupements d'employeurs dans la réforme de la formation professionnelle. Aujourd'hui, ce problème me paraît réglé.
M. Serge Babary. - Pouvez-vous nous apporter des précisions sur les difficultés de calcul des effectifs et de TVA ?
Mme Maryse Le Maux. - Vous avez raison de le souligner. Peu à peu, le cadre juridique des groupements d'employeurs se précise. Il y a 21 ans, quand nous avons créé nos groupements, les interrogations juridiques ont été source de difficultés. Notre syndicat a exercé un lobbying sur le décompte des effectifs. Jusqu'à la loi travail, en août 2016, les salariés des groupements d'employeurs étaient comptés deux fois, dans le groupement et dans l'entreprise où ils étaient mis à disposition. La loi travail a clarifié la situation : les salariés sont comptés dans les entreprises, au prorata du temps de mise à disposition, ce qui répondait à nos attentes. En ce qui concerne les conditions de travail et les représentations du personnel, les salariés demeuraient dans l'effectif du groupement d'employeurs.
En mai 2017, le décret sur le calcul des effectifs en matière de charges sociales a créé une confusion. En effet, dès lors que les salariés sont mis à disposition depuis plus d'un an, ils ne devraient plus être décomptés dans les effectifs des entreprises. Les Urssaf ont des interprétations différentes qui peuvent mettre en danger les groupements d'employeurs. Notre syndicat demande une clarification de la détermination des effectifs dans le sens d'un décompte au sein des entreprises où ils sont mis à disposition, au prorata du temps de travail.
M. Thierry Chevallereau. - Nous demandons en outre que la règle soit étendue à tous les codes afin de donner un message clair et sans interprétation possible.
Mme Maryse Le Maux. - En ce qui concerne la TVA, les groupements d'employeurs sont assujettis à celle-ci et à l'impôt sur les sociétés, sauf pour ceux composés uniquement d'adhérents non fiscalisés. Dès l'entrée d'un adhérent fiscalisé, le groupement d'employeurs le devient également. Par conséquent, nous facturons de la TVA à des employeurs non assujettis, dans le secteur du médico-social ou de l'associatif par exemple. Le surcoût n'est pas négligeable pour les employeurs et représente un frein pour créer des emplois à temps partagé entre des entreprises de statut fiscal différent. Nous demandons la possibilité de ne pas facturer de TVA à un employeur non assujetti. C'est, à notre avis, une piste pour développer l'emploi partagé.
Notre syndicat réclame en outre que le groupement d'employeurs devienne un créancier super privilégié en cas de liquidation d'une entreprise adhérente. Actuellement, nous disposons de faibles possibilités dans le recouvrement de nos créances en raison de notre rang de créancier simple. Cette situation n'est pas normale. En effet, nous embauchons le salarié, le payons, ainsi que les charges sociales, et réalisons une avance de créance de l'ordre de 60 jours. Une défaillance peut mener à sa perte un groupement d'employeurs qui ne disposerait pas d'un fonds de roulement suffisant, lorsqu'il a été nouvellement créé par exemple.
M. Serge Babary. - Merci Madame Le Maux et Monsieur Chevallereau pour la précision de vos réponses. Nous avons bien noté vos remarques et reviendrons vers vous. Notre collègue Pascale Gruny souhaite vous poser une dernière question.
Mme Pascale Gruny. - Merci Monsieur le Président. Dans le texte sur la médecine du travail qui nous est soumis, une partie est consacrée aux sous-traitants auxquels nous pourrions vous assimiler. La visite médicale, qui prend en compte l'environnement de travail, serait effectuée dans l'entreprise à la disposition de laquelle est mis votre salarié. Qu'en pensez-vous ? J'ai également eu connaissance d'un groupement d'employeurs recherchant des solutions pour des salariés dans l'incapacité de travailler dans leur entreprise. Quelle est votre position sur ces démarches de reclassement ? Merci beaucoup et merci à Monsieur le Président de m'avoir permis cette dernière question.
Mme Maryse Le Maux. - Merci Madame, d'évoquer ce point fondamental dans notre réseau dont les entreprises possèdent un caractère éthique affirmé. Elles s'engagent à partager durablement des compétences. Il arrive que des changements de stratégie suppriment le besoin. Dans ce cas, l'entreprise a un délai de préavis de six mois, délai que nous employons à reclasser le salarié. Ce peut être aussi à la demande du salarié de quitter une entreprise, exprimée lors de l'entretien annuel ou d'un entretien professionnel. Nous mettons alors tout en oeuvre en vue d'un reclassement au sein du groupement.
Il me paraît primordial de cultiver une relation de bonne intelligence avec les services de santé au travail. En ce qui nous concerne, nous avons un médecin du travail dédié aux salariés à compétences support à temps partagé. Quant aux compétences industrielles à temps partagé, un choix concerté avec le directeur de la santé au travail privilégie les visites sur site, car le médecin du travail possède une bonne connaissance de l'ergonomie des postes. Je ne sais pas si je réponds à votre question.
Mme Pascale Gruny. - Tout à fait et vous nous donnez un exemple utile à l'examen prochain du texte.
M. Serge Babary. - Merci chère collègue pour cette question d'actualité sur notre travail parlementaire. Merci à nos interlocuteurs d'avoir répondu à des questions nombreuses. Nous reviendrons vers vous dans le cadre de nos propositions.
La séance est levée à 11 heures 30.