Mardi 30 mars 2021
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président, de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques et de M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture -
Audition de M. Thierry Breton, Commissaire européen au marché intérieur
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Je partage avec les présidents Laurent Lafon et Jean-François Rapin le plaisir d'accueillir Monsieur Thierry Breton. Nous vous avions entendu, Monsieur le commissaire, il y a bientôt un an, alors que la coordination européenne face à la crise économique liée à la covid-19 en était encore à ses premiers pas. Depuis, un plan de relance d'une ampleur inédite, 750 milliards d'euros, financé par un emprunt mutuel, a été adopté, après plus de six mois de négociations difficiles entre États membres. Le tribunal constitutionnel allemand a suspendu vendredi le processus de ratification et par conséquent retardé son adoption définitive. Vous nous direz votre lecture de ce qui n'est pas tout à fait un veto, mais au moins un sérieux caillou dans la chaussure européenne.
En tant que commissaire chargé de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense et de l'espace, vous êtes sans aucun doute l'un des mieux placés pour mesurer l'urgence de l'autonomie stratégique, dont la dimension économique - et surtout industrielle - est plus évidente que jamais.
Ma première question porte sur la mise en oeuvre de la stratégie industrielle « verte, numérique et compétitive » présentée il y a un an. Où en est la réflexion sur l'articulation de cette stratégie avec les politiques commerciales et de concurrence ? Les mentalités vous semblent-elles avoir évolué avec la crise : la stratégie industrielle fait-elle désormais consensus ? Je souhaiterais aussi que vous nous présentiez vos actions concrètes dans les 14 secteurs stratégiques identifiés, au coeur de la crise, comme priorités pour l'Union.
Par ailleurs, vous rappeliez récemment que « nous sommes le continent qui a produit le plus de vaccins », et pourtant, force est de constater que la stratégie de vaccination connaît quelques retards. Peut-on mettre ces retards sur le compte d'une certaine « naïveté européenne » ? La cheffe économiste du FMI partageait en fin de semaine dernière, sur Twitter, un graphique édifiant : les États-Unis et le Royaume-Uni, jadis fers de lance de la mondialisation, n'ont pas exporté les vaccins produits sur leur sol, quand l'Union européenne exportait 42 % de sa production, à l'instar de la Chine ou de l'Inde. L'émergence d'une stratégie plus offensive de l'UE, vis-à-vis du Royaume-Uni ou des autres, est-elle à l'ordre du jour ?
Enfin, je souhaiterais vous interroger sur votre action en matière de numérique. La Commission européenne entend flécher 20 % du plan de relance, soit 150 milliards d'euros, vers l'économie numérique. Quels sont les principaux objectifs fixés d'ici 2030 et les secteurs prioritaires identifiés qui bénéficieront de ces investissements supplémentaires ?
Je ne saurais conclure sans vous interroger sur votre initiative pour constituer une constellation européenne de satellites capables de fournir un accès Internet haut débit au sein de l'UE. Quelles sont les premières orientations retenues par le consortium chargé de réaliser une étude de faisabilité ? Le cas échéant, l'industrie spatiale française sera-t-elle cheffe de file de ce nouveau défi industriel, au regard de son expertise en la matière ?
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication. - Je tiens tout d'abord à remercier sincèrement pour leur invitation Mme la Présidente Sophie Primas et M. le Président Jean-François Rapin. Monsieur le commissaire, comme vous le voyez, l'affluence à cette audition traduit non seulement l'estime que nous vous portons, mais également l'étendue et la richesse des thématiques que vous avez à traiter !
La commission de la culture se trouve presque sur chaque dossier confrontée à l'épineuse question de la révolution du numérique, un sujet que vous connaissez fort bien, dans le cadre de vos fonctions actuelles, mais également des précédentes.
En la matière, l'Europe est très certainement le seul échelon pertinent pour peser face à des grands acteurs du numérique, les fameux « Gafam », qui profitent de leur supériorité technologique, mais également d'une position de quasi-monopole, pour imposer leur vision des échanges.
C'est le sujet de ma première question : comme vous le savez, le Sénat, grâce à notre collègue David Assouline, a été à l'origine de la première transposition en Europe de la directive sur les droits voisins des agences de presse et des éditeurs de presse. Un an et demi après son adoption définitive, les médias ont toujours les plus grandes difficultés à faire valoir leurs droits face à Google et Facebook. Pensez-vous qu'une initiative complémentaire, par exemple dans le cadre de la discussion des futures directives Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA), soit nécessaire ?
Le Sénat a examiné, le 22 octobre dernier, une proposition de loi, que j'ai portée, visant à imposer une certification de cybersécurité des plateformes numériques destinées au grand public.
Je sais que vous êtes particulièrement sensible à cette question de la cybersécurité, qui prend une importance grandissante dans un contexte géopolitique instable avec des acteurs « semi-étatiques » en mesure de mener des opérations de piratage à grande échelle. Que pensez-vous de cette démarche visant à responsabiliser les plateformes tout en attirant l'attention des usagers sur ce point ?
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - C'est avec grand plaisir que nos trois commissions vous auditionnent aujourd'hui. Il y a un an, mon prédécesseur Jean Bizet vous accueillait dans un contexte inédit puisque la France vivait son premier confinement pour freiner la pandémie de covid-19. Il était déjà évident que cette pandémie mettait à mal le marché intérieur, révélait nos dépendances industrielles et accélérait la numérisation de nos économies et de nos sociétés.
Vous nous aviez alors annoncé votre plan de bataille pour y répondre, tout en soulignant que les crises de cette ampleur sont des accélérateurs de tendances. Force est de reconnaître que vous avez depuis réalisé un travail important, mais il reste encore du pain sur la planche sur les trois volets de votre plan.
Le fonctionnement du marché intérieur d'abord : c'est toujours un défi important, à l'heure où la nouvelle flambée de la pandémie motive à nouveau des fermetures de frontières. Après avoir facilité la circulation des marchandises, l'Union européenne s'attelle maintenant à favoriser la circulation des personnes via le certificat vert. Ce passeport sanitaire doit permettre à un citoyen qui voudrait passer d'un État membre à un autre de prouver qu'il n'est pas contagieux. C'est un défi technologique majeur de rendre ce certificat interopérable : comment pouvez-vous assurer qu'il sera en service d'ici l'été ? Pour les travailleurs transfrontaliers qui doivent pouvoir circuler chaque jour, une autre solution doit être trouvée : qu'envisagez-vous ? Nous sommes par ailleurs soucieux des distorsions internes au sein du marché intérieur qui découlent de l'aménagement de crise apporté aux règles européennes en matière d'aides d'État : ce sont bien entendu les États les mieux dotés budgétairement qui en ont profité, au risque de creuser encore l'écart. Comment assurer une concurrence loyale entre les États membres dans ce contexte ?
Deuxième enjeu : nos dépendances industrielles. Vous vous employez à optimiser notre approvisionnement en vaccins et les capacités européennes de production : de quels leviers disposez-vous à cet effet ? Votre promesse d'immunité collective au 14 juillet peut-elle être tenue ? Au-delà, se pose la question de notre autonomie stratégique. Ma collègue Sophie Primas en a parlé. Le concept fait toujours débat entre les Vingt-Sept, mais les faits sont là. Nos dépendances stratégiques sont avérées : terres rares, batteries électriques, microprocesseurs... mais aussi ports, lanceurs et autres infrastructures logistiques d'importance stratégique. Nous avons le sentiment d'une prise de conscience nouvelle. À ce titre, le récent papier publié par les Pays-Bas et l'Espagne prouve leur ralliement à cette ambition, même si ces pays restent inquiets du protectionnisme déguisé qu'elle cacherait. Ils vont jusqu'à proposer d'étendre le vote à la majorité qualifiée dans certains domaines stratégiques pour avancer : est-ce indispensable à vos yeux ? Vous comptiez aussi recourir aux Projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC), qui dérogent doublement aux règles européennes de concurrence : cette opportunité sera-t-elle exploitée pour l'ordinateur quantique, les supercalculateurs, ou les constellations spatiales ?
Troisième défi : le numérique. Vous avez mis sur la table un bouquet de textes structurants pour l'économie de la donnée, les marchés organisés autour des plateformes et les services rendus en ligne. Ces textes témoignent d'une détermination nouvelle de la Commission qui vous doit beaucoup : ce virage qui s'amorce dans le champ numérique restera-t-il sectoriel ou peut-on espérer une révision plus générale des règles européennes de concurrence ? Mieux, la stratégie industrielle révisée, que la Commission annonce pour le mois prochain, sera-t-elle articulée avec une révision de la politique de concurrence et avec celle de la politique commerciale ?
M. Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur. - Merci pour votre invitation, je constate avec plaisir et avec envie que vous savez pratiquer la distanciation sociale tout en étant ensemble, c'est encourageant lorsque nous nous efforçons de revenir à une vie plus normale grâce à la vaccination, dont j'espère qu'elle sera accessible à tous les Européens dès la mi-juillet.
Mon propos liminaire portera sur les trois grands thèmes que j'entends dans vos questions : l'organisation de notre espace numérique, la stratégie industrielle sous tous ces aspects, la responsabilité nouvelle qui m'a été confiée pour que notre continent soit en mesure de fournir le nombre de vaccins nécessaires pour nous, Européens, et pour une bonne partie de la planète.
Sur l'espace numérique, sujet essentiel, je me suis beaucoup impliqué, car nous avons estimé primordial de proposer une nouvelle organisation et une réglementation de ces plateformes, qui jouent un rôle structurant dans notre vie quotidienne. Effectivement, la crise sanitaire s'est confirmée être un accélérateur de tendance, nous l'avons vu avec l'usage de plus en plus important des plateformes numériques. Il faut s'organiser afin que les règles de la vie physique soient transposées dans l'espace virtuel, c'est-à-dire que ce qui est autorisé et interdit dans l'espace physique le soit pareillement dans l'espace numérique ; c'est simple à dire, mais complexe à mettre en oeuvre et c'est l'objet du DSA qui est à l'étude chez nos co-législateurs. Le DMA organise de son côté la vie économique de ces grandes plateformes sur le marché intérieur dont j'ai la charge, pour que la concurrence telle que nous l'entendons s'exerce dans de meilleures conditions, qu'il y ait moins de goulets d'étranglement et que tous les acteurs économiques puissent s'épanouir ; la crise sanitaire nous a montré combien il était important de développer les outils numériques pour toucher les clients des grandes mais aussi des petites entreprises. Le DSA donne des responsabilités très claires aux plateformes et prévoit des contrôles pour vérifier qu'elles mettent bien en oeuvre leurs obligations, ce qui suppose des moyens humains - c'est à cette condition que les législateurs que vous êtes auront la certitude que les règles établies seront effectivement appliquées avec célérité dans l'espace numérique, qu'il s'agisse de lutte contre le terrorisme ou la pédopornographie, les produits contrefaits ou encore de lutte contre les fake news. L'application effective de ces règles redonnera confiance dans l'espace numérique et responsabilisera les plateformes afin qu'elles réagissent rapidement, ceci dans l'intégralité de l'Union puisque la loi y sera partout la même. L'espace informationnel sera ainsi géré avec plus de rigueur ; il y aura ce que les Anglo-saxons appellent des gatekeepers, des contrôleurs d'accès qui répondront à des critères précis tels que le chiffre d'affaires, le nombre de clients connectés, ou encore, et c'est nouveau, la valorisation. Nous pourrons ainsi mieux contrôler ce que font ces grandes plateformes, y compris en matière d'acquisitions.
La nécessité que nous avons d'investir massivement dans les infrastructures numériques fait le lien avec la stratégie industrielle européenne, un point décisif lui aussi. Nous avons besoin d'investissements massifs dans les processeurs, le cloud, la 5G sécurisée, la connectivité par un réseau satellitaire qui nous donne une redondance en cas de défaillance des infrastructures terrestres. Nous passons en revue notre stratégie industrielle après un an de crise sanitaire qui a accéléré certaines tendances que nous avions identifiées ; nous la confortons autour des trois axes que sont la stratégie verte et le Pacte vert pour l'Europe, qui s'engage à zéro carbone en 2050 avec une étape importante en 2030, la stratégie numérique, avec la décennie numérique de l'Europe, qui a des objectifs très ambitieux pour 2030, enfin, avec tout ce qui concerne la résilience, dans l'objectif de renforcer notre autonomie stratégique - nous avons initié de nombreux travaux sur nos forces et nos vulnérabilités et de voir nos dépendances, en particulier pour savoir comment renforcer notre autonomie dans l'accès aux matériaux critiques et rares, par exemple le lithium pour les batteries.
La crise sanitaire nous rappelle combien il est nécessaire de maîtriser nos dépendances. Nous examinons cet impératif dans le cadre de quatorze écosystèmes, chacun ayant sa dynamique propre : l'automobile, les transports, la distribution, la défense, l'espace, etc. À chaque fois, les données, les dépendances, les priorités ne sont pas les mêmes ; pour chacun de ces écosystèmes, nous avons analysé les dépendances critiques, avec le jeu des règles du commerce et de la concurrence ; nous en sommes à la finalisation de ces analyses.
Les vaccins, enfin, sont un sujet essentiel pour notre autonomie de santé critique. En ce domaine, beaucoup a été dit, vécu, dans l'angoisse légitime de nos concitoyens européens, sentiment qui traduit des attentes en particulier des jeunes, qu'il faut savoir écouter de même que l'impatience de retrouver une vie normale. Derrière le contexte, il y a la réalité, les faits qui établissent où nous en sommes, et le devoir que nous avons de mieux coordonner notre action pour parvenir à l'immunité collective. Cette réalité est trop méconnue : l'Europe est le premier producteur mondial de vaccins puisqu'elle en a produit 180 millions de doses, un peu plus que les États-Unis ; nous avons 53 usines actives qui montent en puissance de manière très significative, ce qui nous place là encore au premier rang mondial. Vous connaissez mon goût pour le terrain, j'ai visité bien de ces usines, j'y ai rencontré des équipes très impliquées, qui résolvent des problèmes très complexes et très concrets en particulier de chaînes d'approvisionnement ; les usines fonctionnent en continu, 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, leurs personnels sont en première ligne : il faut les en remercier, car c'est aussi à travers leur travail que nous allons nous en sortir. Alors qu'il faut habituellement quatre à cinq ans entre la première formule d'un vaccin et son flaconnage disponible, deux ans si elles sont déjà certifiées et que les équipes ont les savoir-faire, les usines y sont parvenues cette fois en quelques mois, c'est inédit et cela relève d'une sorte d'économie de guerre.
Notre capacité de production devrait atteindre de 2 à 3 milliards de doses en fin d'année, ce qui nous mettra au premier rang mondial et cela me paraît nécessaire pour lutter contre la pandémie à l'échelle planétaire. Car l'Europe a ici une vision différente de celle des États-Unis, même si nous avons des contacts permanents : alors qu'outre-Atlantique, un décret présidentiel a interdit l'exportation de tout vaccin tant que les Américains n'auraient pas atteint l'immunité collective, nous avons décidé d'exporter 40 % de ceux que nous produisons, en particulier dans des pays voisins et amis, qui dépendent entièrement de l'Europe pour leur approvisionnement - je pense au Royaume-Uni, au Canada, au Mexique, à Israël et, de plus en plus, grâce à COVAX, les pays africains.
Notre approvisionnement en vaccins est en forte hausse. Nous avons commandé 360 millions de doses pour la fin juin, qui seront toutes produites en Europe : 200 millions de doses à Pfizer-BioNTech, un vaccin qui, soit dit en passant, a été développé en Europe et financé par des fonds européens, 70 millions de doses à AstraZeneca, toutes produites dans deux usines européennes, 35 millions de doses à Moderna, 55 millions de doses à Johnson&Johnson, et 10 millions de doses à CureVac dont on attend l'approbation fin mai-début juin. Au total, donc, nous attendons 360 millions de doses pour la fin juin, 420 millions de doses à la mi-juillet, ce qui permettrait d'atteindre l'objectif de 70 % d'immunité collective. Nous avons une vision précise, sachant qu'il faut entre 70 et 90 jours entre l'agrément et la mise en flaconnage proprement dite.
Cela dit, pour qu'il y ait immunité collective, une fois ces vaccins produits, il faut que les États membres augmentent très significativement leur capacité de vacciner. L'accélération de la livraison est très nette : sur les 12 millions de doses livrées par exemple à la France depuis janvier, 3 millions, donc le quart, l'ont été la semaine dernière. Les cadences augmentent : nous avons produit et livré en Europe 14 millions de doses en janvier, 28 millions en février, 60 millions en mars, nous devrions être à 80 à 100 millions de doses prochainement, pour monter à 150 millions de doses mensuelles à partir de septembre.
Mon rôle n'est pas d'être optimiste ou pessimiste, mais d'être le plus clair, le plus précis, le plus transparent possible. Ce matin, j'étais, comme tous les mardis, avec les parlementaires européens, pour leur communiquer les derniers chiffres : je suis là pour donner la plus grande transparence aux élus.
M. Cyril Pellevat. - La Commission a récemment rendu publique sa « boussole numérique ». Celle-ci apporte des solutions pour remédier au retard de l'Union européenne, mais certains points restent encore à approfondir. Une hausse des investissements est prévue dans plusieurs technologies clés - les microprocesseurs, les supercalculateurs ou encore les intelligences artificielles -, mais ces investissements ne mettent pas assez l'accent sur l'ensemble des chaînes de valeurs, scientifiques comme industrielles.
Prenons l'exemple du calcul à haute performance. Plusieurs projets ont été mis en place pour implanter des supercalculateurs en Europe. Toutefois, la majorité des appels d'offres sont remportés par des entreprises étrangères, faute de compétitivité suffisante des entreprises européennes.
Le même problème est observé pour l'intelligence artificielle. Les investissements actuels ne permettent pas d'atteindre un niveau d'excellence comparable à ceux des pays leader dans ce domaine. Le Sénat avait proposé, dès 2019, de faire de l'intelligence artificielle un projet important d'intérêt européen commun (PIIEC), afin de pouvoir déroger à certaines règles relatives à la concurrence. La législation européenne, en effet, empêche l'émergence d'une véritable politique industrielle du numérique et ne permet pas de rattraper le retard de l'Union. Il n'a pas été donné suite à cette proposition, alors que l'intelligence artificielle correspond aux critères nécessaires à la mise en oeuvre d'un PIIEC.
Pourriez-vous nous indiquer la stratégie de l'Union européenne pour arriver à s'imposer sur l'ensemble des chaînes de valeurs de nouvelles technologies ? Pourriez-vous également nous informer de la position de la Commission sur l'opportunité de faire de l'intelligence artificielle un PIIEC ? Y est-elle favorable ? Et, si tel n'est pas le cas, pour quelles raisons ?
Mme Sylvie Robert. - Le 8 septembre dernier, un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a posé le principe selon lequel les États membres ne peuvent exclure du droit à une rémunération équitable les artistes interprètes ou exécutants qui sont ressortissants d'États tiers à l'Espace économique européen ; ces fameux « irrépartissables » ne peuvent donc plus être utilisés par les États comme des aides à la création.
En France, ce sont entre 20 et 25 millions d'euros d'aide en moins pour les créateurs dans un contexte particulièrement difficile. Comment entendez-vous sécuriser le dispositif de rémunération équitable à l'échelle européenne et favoriser ainsi la création musicale ? Et que pensez-vous faire, d'un point de vue diplomatique, afin d'obtenir la réciprocité avec les États tiers - et singulièrement, bien sûr, les États-Unis ?
Mme Valérie Létard. - L'épidémie de covid et la crise économique qu'elle a entraînée ont propulsé sur le devant de la scène européenne la notion d'autonomie stratégique. Il semblerait que la Commission, auparavant réticente à évoquer les enjeux de souveraineté défendus notamment par la France, ait pris la pleine mesure de cet enjeu.
En mars 2020, vous présentez une stratégie industrielle européenne orientée sur 14 écosystèmes industriels prioritaires. Dans notre rapport de juin dernier, élaboré avec mes collègues M. Alain Chatillon et M. Martial Bourquin, nous appelions à une relance industrielle stratégique ciblée sur les actions à plus fort impact.
Comment, au niveau européen, avez-vous orienté les montants du plan de relance vers les 14 écosystèmes identifiés, pour lesquels vous chiffriez le besoin d'investissements entre 1 500 et 2 000 milliards d'euros ?
Pouvez-vous nous préciser les types d'actions que vous menez en la matière ? Vous concentrez-vous sur la relocalisation d'activités productives sur le territoire européen pour réduire les dépendances ? Privilégiez-vous l'intensification de l'innovation sur certaines technologies de rupture ? Comment encouragez-vous la modernisation et la numérisation de l'outil productif ? Pourriez-vous également nous indiquer les efforts spécifiques menés à l'égard des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) pour qu'elles ne soient pas les laissées pour compte de cette relance ?
Enfin, l'un des trois piliers de la stratégie industrielle 2020 était le verdissement de l'industrie européenne. Quel bilan tirez-vous de votre action ? La nouvelle stratégie industrielle 2021 augmentera-t-elle les incitations à opérer la transition environnementale ? Pouvez-vous nous présenter les avancées concernant la mise en oeuvre du mécanisme d'inclusion carbone aux frontières ?
M. André Gattolin. - Je souhaite également évoquer la question de l'autonomie stratégique de l'Union. Si cette question pouvait paraître presque iconoclaste il y a encore trois ans au niveau de l'Union européenne, nous pouvons observer, avec la crise de la covid, les tentatives de prédation visant certains de nos fleurons technologiques et la nécessité de doter l'Union d'un embryon de politique de défense, afin que les cartes commencent à être rebattues.
La Commission semble aujourd'hui s'accorder sur certains secteurs pour lesquels il devient urgent de remédier à nos dépendances : la santé, l'espace, le numérique, l'énergie et les matières premières. L'inscription d'autres domaines fait encore débat ; je pense, notamment, à la question de la cybersécurité - à laquelle, je le sais, vous êtes attaché. Le développement très rapide en Chine et aux États-Unis de l'intelligence artificielle et de l'informatique quantique appelle à la fois des investissements massifs, afin que notre continent ne soit pas relégué, la mise en place de nouvelles régulations et des choix technologiques préservant au mieux la protection de nos données personnelles, ainsi que celles de nos entreprises et de nos institutions. L'essor de l'informatique quantique constitue, en effet, un défi sans précédent pour la cryptographie.
Pourriez-vous nous indiquer l'état de la réflexion à ce sujet ? Et quels sont les chantiers engagés par la Commission en matière de soutien à l'informatique quantique, notamment en matière de sécurité post-quantique ?
Mme Véronique Guillotin. - Ma question porte sur la régulation du marché numérique. Depuis quelques années, notre pays se dote progressivement d'une législation sur la régulation des contenus en ligne. L'année dernière, nous avons adopté la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet, et nous examinerons sous peu, dans le projet de loi confortant le respect des principes de la République, des dispositions relatives à la lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne. La circulation de l'information, y compris la désinformation, n'ayant pas de frontières ni de limites, en particulier grâce ou à cause des réseaux sociaux, nous attendons avec impatience la concrétisation du projet de Bruxelles sur la question de la régulation du numérique : le Digital Services Act.
Au sein de cet ensemble, on devrait retrouver un volet sur la régulation des réseaux sociaux, notamment pour tout ce qui touche à la violence. Avec le drame de Conflans-Sainte-Honorine, la France, bien sûr, est en première ligne pour défendre une action rapide dans ce domaine.
Quel est l'état d'esprit ailleurs en Europe ? Quelles sont les attentes des autres pays membres à l'égard de cette régulation qui peut à certains égards poser des questions concernant la liberté d'expression ? Et comment notre législation nationale va-t-elle s'articuler avec les propositions de la Commission ?
Par ailleurs, il serait question de nommer une autorité dans chaque pays pour réguler ce que vous appelez « l'espace informationnel ». À quelle structure pensez-vous ? Une structure ad hoc ou une institution déjà existante comme, par exemple, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ?
M. Thierry Breton. - Monsieur Pellevat, la « boussole numérique », les chaînes de valeurs, les supercalculateurs, l'intelligence artificielle soulèvent des questions évidemment très importantes et qui m'ont très rapidement occupé. Je souhaite, avant tout, vous réconforter un peu. J'entends que nous serions en retard dans certains domaines, mais, concernant les supercalculateurs, nous avons mis en place un dispositif doté de 8 milliards d'euros - EuroHPC - qui permet de positionner l'Europe sur ce sujet. Les entreprises françaises, notamment, sont en situation de leadership en Europe dans ce secteur.
L'intelligence artificielle, ce sont d'abord des données. Pourquoi ai-je poussé pour avoir une vraie politique des données, qui a donné naissance au Data Act, puis au DSA, puis encore au Digital Markets Act ? Parce que je sais que, si l'on a des données, on les maîtrise et, ensuite, on peut travailler sur des machines apprenantes, avec des algorithmes, pour développer des applications d'intelligence artificielle.
Mais il convient de faire les choses dans l'ordre. Nous sommes le continent qui va produire le plus grand nombre de données industrielles au monde. La planète produit actuellement 40 000 milliards de milliards de données personnelles et industrielles. Tous les 18 mois, ce chiffre double - essentiellement avec l'arrivée des données industrielles, et surtout en Europe, premier continent industriel.
Nous avons été en retard sur la première vague des données personnelles parce que le marché américain, comme le marché chinois, était plus profond et unifié que le nôtre. Concernant la vague des données industrielles, qui va être quatre fois plus importante, il s'agit de nous mettre en position pour gagner la bataille.
Ce sera possible grâce au développement massif des réseaux 5G qui permettent à la fois le traitement, la connexion et une réaction en temps réel localement, « on the edge » comme on dit, et au déploiement d'une stratégie de cloud industriel ; celui-ci n'existe pas encore, aucun fournisseur de cloud - y compris aux États-Unis - n'est encore capable d'avoir cette spécificité, avec des temps de latence plus importants et des obligations de cybersécurité plus strictes. Et c'est pour cela que nous avons lancé une alliance, un PIIEC, sur ce sujet.
Derrière la puissance de calcul, il faut des processeurs. Dans ce domaine, il faut que l'Europe regagne du terrain après en avoir perdu. Dans le cadre de la « boussole numérique », nous avons prévu de doubler nos parts de marché dans les dix ans à venir. L'idée est de disposer de processeurs autonomes, maîtrisés, utiles pour les supercalculateurs et pour le edge computing supportant les applications en périphérie.
Cette chaîne de valeurs, encore à développer, aura des implications sur le numérique, mais aussi sur la politique industrielle. Il s'agit donc d'une stratégie à la fois transverse et sectorielle sur les trois sujets : les supercalculateurs, les données et l'intelligence artificielle - auxquels j'ajoute le sujet des processeurs.
Madame Robert, le secteur créatif est durement frappé par la crise de la covid. Nous faisons en sorte que l'ensemble des États membres puissent accompagner ce secteur durant cette période difficile. Nous avons mis en place des instruments de soutien, comme par exemple le programme SURE, qui permet à l'Union européenne de se substituer aux États n'ayant pas les instruments nécessaires pour continuer à financer et soutenir ce secteur. Nous sommes actuellement en train de voir si le programme SURE peut suffire, s'il faut le poursuivre, voire l'augmenter.
Par ailleurs, le combat que je mène avec mes équipes pour atteindre le plus rapidement possible une capacité vaccinale permettant l'immunité collective s'inscrit dans la perspective - dès cet été, je l'espère - d'un retour des spectacles, notamment vivants, selon des modalités sanitaires qui seront arrêtées par chacun des États membres. Le tourisme est également un secteur très important et il ne faut pas rater la saison touristique.
J'ai présenté, en novembre dernier, un plan d'action pour les médias et l'audiovisuel. Une bonne nouvelle également à partager avec vous : le programme Europe créative a été renforcé.
Madame Létard, vous avez raison, on parle maintenant plus volontiers d'autonomie stratégique. Peut-être que, avec certains de mes collègues commissaires, nous y sommes un peu pour quelque chose... Je ne perds pas une occasion d'en rappeler l'importance.
Avec mon collègue Paolo Gentiloni, il y a un an, nous avons signé une tribune qui, visiblement, n'a pas été oubliée, dans laquelle nous indiquions qu'il faudrait 1 500 ou 1 600 milliards d'euros pour que l'Europe puisse répondre à tous ces défis. Nous avons déjà mis en place un plan de 750 milliards d'euros, auquel s'ajoutent 540 milliards d'euros liés à d'autres mécanismes comme le Mécanisme européen de stabilité (MES). Nous verrons s'il convient de poursuivre en ce sens ; le Président de la République a commencé à évoquer le sujet. Mais il faut d'abord s'assurer que les 750 milliards d'euros abondent le plus rapidement possible les secteurs qui en ont besoin.
Le soutien des États membres aux secteurs industriels ne doit souffrir aucun retard. Les plans de relance vont abonder directement les États, y compris ceux qui - comme nous les y avions incités - ont déjà engagé des actions auprès des secteurs les plus touchés.
Nous travaillons de la façon suivante : les États nous présentent des plans ; nous avons insisté sur le fait que, dans ces plans, 37 % du montant soient consacrés à la politique verte, 20 % à la politique numérique et le reste à la résilience. Nous regardons ensuite, plan par plan, si les enveloppes sont respectées et distribuées en fonction des écosystèmes. En raisonnant par écosystème, nous veillons ainsi à ce que toutes les PME soient associées. Nous avons, je crois, une gestion assez fine, de manière à pouvoir accompagner l'ensemble des écosystèmes et leurs acteurs avec cette triple stratégie : verte, numérique et résiliente.
Monsieur Gattolin, vous m'interrogez sur la cybersécurité et le quantique, deux sujets absolument essentiels, au coeur de nos réflexions. Concernant la cybersécurité, nous avons présenté une stratégie au niveau du continent européen. Cela me permet de rappeler que nous favorisons beaucoup de projets transeuropéens ; nous parlions tout à l'heure de la constellation de satellites ; on peut également évoquer la dizaine de Security Operations Centers (SOC) - à savoir des centres de cybersécurité - qui couvrent l'ensemble du continent européen et le protègent, comme une sorte de bulle cyber.
Sur le sujet du quantique, comme vous le savez, nous sommes associés au programme Quantum Manifesto. Le sujet me tient particulièrement à coeur, notamment avec le développement des calculateurs, pour lequel nous avons beaucoup de compétences en Europe.
Plutôt que des ordinateurs purement quantiques dont on ignore la date à laquelle ils seront opérationnels - dans 10 ou 15 ans peut-être -, on peut envisager, à plus court terme, la création du premier accélérateur quantique - à savoir une carte que l'on pourrait plugger sur les supercalculateurs et qui donnerait une puissance de calcul considérable, nous permettant d'atteindre le post-quantique évoqué par M. Gattolin.
La protection de notre réseau Internet fonctionne aujourd'hui grâce à la factorisation des polynômes, le fameux algorithme RSA. Un calculateur quantique pourrait « casser » cette protection et rendre vulnérable notre système ; c'est la raison pour laquelle je « pousse » le projet de constellation satellitaire. En effet, cette constellation en orbite basse permettrait : une couverture intégrale du continent européen ; une duplication des infrastructures informationnelles, si jamais les réseaux terrestres venaient à être vulnérabilisés, notamment par des cyberattaques ; une capacité de cryptologie quantique, notamment pour les communications gouvernementales ou intergouvernementales par satellites.
Madame Guillotin, le DSA et le DMA marquent un changement historique de la réglementation de notre espace informationnel. On peut désormais avoir des réglementations sectorielles, par exemple pour tout ce qui concerne les incitations à la violence, les contenus haineux, les actes terroristes, la pédopornographie. Tous ces actes sectoriels sont liés à des dynamiques et des législations différentes. Nous serons en mesure d'apporter aux législateurs des réponses adaptées et en temps réel.
Un point important : ce combat est mené à 27 ; aucun État ne peut être autonome dans l'espace informationnel. Nous proposons un règlement. J'incite les pays travaillant à une loi nationale à collaborer en bonne intelligence avec nous, puisque, in fine, le règlement s'appliquera à tous.
Madame Guillotin, vous avez soulevé un point concernant les structures susceptibles, au niveau des États membres, de jouer ce rôle de relais. Nous laissons à chaque État membre le choix de désigner l'autorité indépendante compétente. Vous avez évoqué le CSA ; cela peut être, en effet, un candidat tout à fait valable. D'autres ont également proposé l'Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes (Arcep) ou encore la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).
Ce choix, en tout cas, incombe aux États membres. Nous ferons en sorte que toutes ces structures soient organisées en réseau, au sein d'un conseil opérationnel, et fonctionnent 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Cela permettra, si une infraction est identifiée sur telle plateforme dans tel pays, de lancer une sorte de mandat européen digital.
J'ajoute que, si une plateforme non européenne souhaite opérer en Europe, elle aura l'obligation d'avoir un représentant légal dans au moins un pays. Et le régime s'appliquera de la même façon quel que soit le pays.
Mme Colette Mélot. - Monsieur le commissaire, je souhaite saluer votre engagement constant depuis votre prise de fonction. L'Europe a besoin de voix fortes en ce moment, et vous incarnez bien cela.
Vous avez déjà évoqué la santé, les vaccins et les usines qui montent en puissance. Ces usines poursuivent-elles la fabrication d'autres vaccins qui restent nécessaires, comme celui contre la grippe ?
Les attentes sont nombreuses sur la question du numérique, notamment avec le DSA. Engagée depuis longtemps sur les questions d'éducation, je n'ai pu que constater l'évolution du harcèlement scolaire et, plus particulièrement, du cyber-harcèlement. Encore récemment, nous avons connu en France des situations tragiques, et les plateformes ne se sont pas montrées à la hauteur. La lutte contre le harcèlement scolaire est essentielle pour la jeunesse européenne.
Vous avez expliqué, en fin d'année dernière, que tout ce qui était interdit dans l'espace physique serait aussi interdit dans l'espace online. Quels problèmes constatez-vous à ce sujet dans les discussions sur le DSA ? Et comment y remédier ?
Enfin, notre stratégie industrielle dans le numérique doit mieux s'exprimer. Quelles sont les avancées législatives nécessaires identifiées afin de permettre l'émergence de nos propres plateformes, de nos propres outils numériques européens ?
M. Jacques Fernique. - Je souhaite vous interroger sur l'enjeu de la transition verte pour la stratégie industrielle de l'Union. Cette transition vers la neutralité carbone d'ici 2050 nécessite de la résolution, un cadre réglementaire adapté, des investissements massifs. Elle implique de cesser les subventions européennes aux « projets fossiles », de décarboner les processus industriels, de développer l'hydrogène 100 % renouvelable et de s'engager résolument dans l'économie circulaire ; autant d'axes de cette stratégie industrielle pour lesquels il faudra de robustes dispositifs d'accompagnement, notamment pour nos PME.
Afin que ces solutions soient viables économiquement, elles devront être « protégées » par un juste prix du carbone. Un débat récent au Parlement européen sur le futur ajustement carbone aux frontières a montré que deux lignes s'affrontaient. Les plus conservateurs au Parlement viennent d'emporter - de très peu - un vote sur le maintien des droits à polluer octroyés gratuitement aux industries hautement polluantes. Ce traitement spécial, conçu pour être temporaire, ne peut pas se perpétuer avec l'instauration du mécanisme d'ajustement carbone et, en outre, ne serait pas conforme au droit de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Monsieur le commissaire, quelle est votre résolution sur ce sujet ?
Mme Dominique Estrosi Sassone. - Je souhaite vous interroger sur le passeport sanitaire européen, appelé également « certificat vert numérique », avec des questions très pratiques. Aujourd'hui, le test PCR est gratuit en France ; demain, il pourrait devenir payant avec la généralisation de la vaccination ou, en tout cas, assorti d'un reste à charge.
On sait également que ce test PCR coûte cher dans un certain nombre de pays européens ; je pense, par exemple, à l'Allemagne - entre 50 et 150 euros - et à l'Espagne - entre 130 et 250 euros. Comment conserver des échanges internationaux fluides, notamment dans le cas des activités professionnelles, avec des coûts très différents et l'obligation, en l'absence de certificat vert pour l'instant, de fournir des tests PCR négatifs ?
Se pose également la question du formulaire papier. Son édition dépendrait du choix de l'État membre. Si tel est le prix à payer pour retrouver une saison touristique, comment être sûr qu'une version papier permettra, notamment à des personnes âgées ou à des personnes n'utilisant pas de smartphones, de pouvoir se déplacer librement, et que les États ne retiendront pas seulement les versions numériques ?
Sept Français sur dix sont aujourd'hui très défavorables à l'instauration d'un passeport vaccinal européen, en raison de l'atteinte aux libertés individuelles. Sachant la très lente capacité vaccinale en France, comment faire en sorte de ne pas pénaliser les Français non prioritaires pour les vaccins - je pense, en particulier, aux jeunes qui aspirent à voyager mais ne sont pas dans les publics prioritaires ?
M. Franck Montaugé. - La 5G pourrait être la clé de la troisième révolution industrielle. Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'elle donne déjà lieu à des affrontements entre la Chine - champion, pour le moment, de cette technologie - et les États-Unis - qui sont distancés. Entre ces deux géants, on trouve les autres continents à conquérir, dont l'Europe et son marché prometteur, avec ses industries, ses villes, son énergie, ses transports, sa santé encore à transformer par la 5G.
Certains analystes disent que cette technologie offre la possibilité aux opérateurs de télécoms européens de gagner la bataille mondiale des ondes contre Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam), Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi (BATX) ou Huawei. Monsieur le commissaire, quelle est la stratégie industrielle de la Commission pour faire des opérateurs de télécoms européens des acteurs de premier plan ? Comment faire accéder Nokia et Ericsson aux premiers rangs mondiaux des fournisseurs de technologie 5G ?
Dans le projet de méta-cloud Gaia-X, fruit d'une coopération franco-allemande, on retrouve de plus en plus de partenaires américains - Amazon Web Services (AWS), Microsoft, Google, Intel, l'officine de renseignements Palantir -, voire chinois - Ali Baba et Huawei. Que faut-il comprendre ? Quelle est la stratégie de l'Europe sur ces sujets ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Merci pour votre impulsion en faveur de la nouvelle stratégie numérique. Comme vous l'avez dit, il est temps d'en finir avec la naïveté et la complaisance : le bilan de l'Europe en matière de transformation numérique et de politique industrielle est plutôt particulièrement faible : incapacité à créer un écosystème numérique de niveau international - le Programme-cadre de recherche et de développement (PCRD) et Horizon 2020 ont surtout profité à des acteurs historiques sans aider à faire émerger des licornes européennes -, absence de Small Business Act à l'européenne permettant de financer indirectement nos PME, des règles de concurrence contreproductives, etc. Au-delà des pistes défensives - fiscales, dispositions anti-trust, etc. -, quelles seront les pistes offensives pour aider l'écosystème européen ? À l'heure de l'internet des objets, ne doit-on pas orienter nos marchés vers des PME innovantes vers des secteurs stratégiques, comme la santé connectée, l'énergie, la maîtrise de l'environnement, ou les transports ?
Au-delà de Gaïa-X, quels sont les projets pour se doter de capacités suffisantes de stockage et de traitement des données sur le territoire européen, afin d'éviter les interventions extraterritoriales et les ingérences dans les données des Européens, qui sont devenues un actif stratégique majeur ? Le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA) constituent des avancées, certes, mais le véritable sujet n'est-il pas plutôt le modèle économique toxique des Gafam que même des géants comme Apple contestent désormais, et non seulement Shoshana Zuboff. Tim Cook dénonce ainsi le profilage des individus qu'il estime incompatible avec la démocratie et explique que le RGPD devrait s'appliquer partout ! Les Américains eux-mêmes parlent de démantèlement des Gafam, comme vous d'ailleurs. N'est-il donc pas temps, comme nous avons su le faire avec le RGPD, de bâtir une troisième voie, entre le « business above all » des Américains et le modèle autoritaire chinois ?
M. Thierry Breton. - Madame Mélot, effectivement, nous devons continuer évidemment à produire les autres vaccins. Nous devons aussi anticiper, le cas échéant, une nouvelle politique vaccinale à l'automne au cas où l'apparition de nouveaux variants rendrait nécessaire l'injection d'une troisième dose à nos concitoyens. C'est pour cela que nous voulons porter à trois milliards de doses notre capacité de production vaccinale, tout en maintenant notre capacité sur les autres pathologies. La création de l'incubateur HERA va dans ce sens afin d'intervenir en amont, pour disposer et maintenir sur le moyen et long terme une plateforme de production capable de répondre rapidement à l'évolution de la situation pandémique.
Le DSA suscite un large consensus, y compris parmi les plateformes, que nous avons beaucoup associées à notre démarche et qui se rendent compte qu'elles n'ont plus guère le choix. Je suis donc optimiste sur notre capacité à faire aboutir cette législation. Nous créons un nouveau système de responsabilité. Harcèlement scolaire, discours haineux, etc., les plateformes ont compris qu'elles n'étaient plus de simples intermédiaires. C'est un moment historique dans le basculement de cette responsabilité. Le DSA crée des obligations de moyens et de résultats pour les plateformes, avec des audits annuels et des sanctions éventuelles, allant jusqu'à l'interdiction d'opérer sur le territoire européen.
Monsieur Fernique, la transition verte est un élément clef de la stratégie industrielle : nous voulons une approche différenciée selon les écosystèmes, afin de mieux identifier les barrières. Cette vision sectorielle, proche du terrain, nous permet d'associer tous les acteurs, notamment les PME pour les doter des moyens nécessaires pour réaliser cette transition. Nous devons aussi veiller à garantir le level playing field, c'est-à-dire la possibilité pour nos entreprises de lutter à armes égales avec leurs concurrentes dans la mondialisation. Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, que je défends activement, est un instrument de justice qui vise à nous permettre de mieux réguler, tout en dotant l'Union européenne de nouvelles ressources pour accompagner ceux qui auront à effectuer cette transition.
Madame Estrosi-Sassone, nous ne créons pas un « passeport », car ce mot rime avec obligation, mais plutôt un certificat vaccinal, qui sera fondé sur le volontariat. Rien ne sera obligatoire. Il appartiendra à chacun de déterminer si un tel document peut lui être, ou non, utile. Il sera disponible sous format papier ou numérique et contiendra des informations simples, afin de savoir si la personne a été vaccinée, si elle possède des anticorps, ou si elle a réalisé un test PCR. Il faut aussi que ceux qui ne disposeront pas de ce certificat ou refuseront d'en être porteurs, puissent, pour retrouver une vie sociale normale, sans restrictions de mouvements, et ne serait-ce que pour se protéger ou pour protéger les autres, réaliser des tests rapides, à moindre coût. Il appartiendra évidemment aux autorités locales de décider si un tel certificat ou de tels tests sont nécessaires pour prendre des transports, aller au spectacle, etc. Tout cela contribuera à ce que nous retrouvions une vie normale lorsque nous aurons atteint l'immunité collective, dont nous sommes proches.
Ceux qui croient qu'il suffit d'homologuer d'autres vaccins pour atteindre plus vite l'immunité collective se trompent : il faut aussi s'assurer que ces vaccins peuvent être produits en masse. Or, entre le moment où on l'agrée un vaccin et le moment où il peut être distribué massivement, il s'écoule un délai de douze à quatorze mois, car il faut adapter les lignes de production. Les Russes ont ainsi les plus grandes difficultés à produire en masse le Spoutnik V. Notre but est de parvenir à l'immunité collective le plus rapidement possible, puis de laisser aux États membres le soin de fixer les règles les moins attentatoires à notre liberté pour retrouver une vie sociale normale.
Monsieur Montaugé, il est faux de dire que la Chine est leader sur la 5G, car ce sont les deux entreprises européennes que vous avez citées qui possèdent le plus de brevets et de contrats de déploiement de réseaux 5G. Les États-Unis sont en retard, et nous leur fournissons l'intégralité de leurs réseaux 5G. L'enjeu est que nous restions en tête. C'est l'objet des alliances que nous lançons comme l'Alliance européenne sur les données industrielles et le cloud. Gaia-X est un projet franco-allemand et réunit différents partenaires. Aucun des acteurs que vous avez cités n'est membre de l'alliance sur le cloud industriel que la Commission a lancé et qui se situe au-dessus du partenariat Gaia-X, car notre but est l'autonomie stratégique. Nous voulons créer un projet industriel d'intérêt européen commun pour financer la recherche qui sera nécessaire et répondre aux exigences de souveraineté.
Madame Morin-Desailly, vous avez raison, on ne crée pas assez d'entreprises innovantes en Europe, mais je peux témoigner que l'on peut créer en Europe des leaders mondiaux en matière de paiement, de supercalculateurs, etc. L'Europe n'est pas toujours à la traîne ! Cela dépend des entrepreneurs, du soutien des pouvoirs publics, et de notre capacité à créer un écosystème adapté. Nous avons ainsi décidé qu'un lanceur spatial serait chaque année réservé à des start-up désirant tester gratuitement des applications dans l'espace. Vous avez fait référence à L'Âge du capitalisme de surveillance de Shoshana Zuboff, qui décrit l'économie de surveillance. Sans aller jusqu'à Harvard, M. Tirole, à Toulouse, qui a reçu le prix Nobel d'économie, a aussi décrit la réalité de ce marché biface, qui repose, de façon plus ou moins consciente, sur l'utilisation des données des utilisateurs en échange de services. Finalement, on est parvenu à une économie que vous qualifiez de toxique. Il est temps que cela cesse. C'est le but du DMA qui permettra de lutter contre les situations de monopoles : beaucoup de PME sont obligées, pour vendre leurs produits, de passer par ces plateformes qui n'hésitent pas à utiliser leurs données et celles de leurs clients pour proposer ensuite des services concurrents. Cela sera désormais interdit. Il faut revenir aux principes de l'économie de marché, fondée sur la juste concurrence et la liberté d'entreprendre.
M. Pascal Allizard. - Vous avez évoqué la nouvelle stratégie industrielle de l'Europe. L'Europe a-t-elle les moyens d'assurer la sécurité de son réseau satellitaire ?
La Chine contrôle 85 % des terres rares : comment desserrer la contrainte ? Est-il possible de mettre en exploitation de nouveaux gisements ? Il faut du temps entre la découverte et l'exploitation, et celle-ci n'est pas très écologique. Ou bien faut-il parier sur des substituts ? Mais là encore les délais sont longs entre la recherche et l'industrialisation.
Mme Laurence Harribey. - La crise a montré le défaut d'articulation entre la recherche fondamentale et l'industrie. L'Europe ne dispose pas d'une structure comparable à la Biomedical Advanced Research and Development Authority (Barda) américaine. Un règlement européen est en préparation sur cette question. Pourriez-vous nous en dire plus ?
En quoi le travail effectué depuis février sur la chaîne de valeur peut-il permettre d'apporter des éléments de réponse ?
On entend souvent que les vaccins devraient être un bien commun, mais la propriété industrielle est aussi un moteur de l'innovation. Vous avez évoqué un partage volontaire de licences. Selon quelles modalités concrètes ?
M. Jean-Marie Janssens. - L'industrie aéronautique française et européenne traverse la crise la plus longue de son histoire, frappant aussi bien les compagnies aériennes que les sous-traitants, avec des conséquences sociales et financières considérables. Ainsi l'usine Daher fermera-t-elle bientôt à Saint-Julien-de-Chédon ; plus de 300 salariés et tout un bassin d'emplois seront touchés. Il est essentiel que l'État et l'Europe soutiennent cette filière face à ses concurrents chinois ou américains. Les pistes sont nombreuses : gestion des mutations industrielles, accélération de la transition énergétique, consolidation des rapports entre fournisseurs et grands groupes, etc. Airbus avait été un symbole de la construction européenne. Pouvez-vous nous donner votre vision de l'avenir de l'aéronautique français et européen ? Quels sont les leviers d'action ?
M. Jean-Raymond Hugonet. - Nous ne pouvons que nous féliciter du Green Deal, à articuler avec la politique industrielle. Nous en déduisons que l'Union européenne fera des industries bas-carbone sa priorité. Dès lors, il apparaît impensable que le futur de l'industrie nucléaire en Europe, première des technologies bas-carbone sur laquelle l'Europe a eu un leadership historique, s'écrive en russe, en chinois ou en américain, qu'il s'agisse de son financement ou des technologies employées... Il en va de la souveraineté européenne et de notre autonomie stratégique. Le nucléaire sera-t-il bien inclus dans la taxonomie européenne en cours de définition, afin de garantir une égalité de traitement entre toutes les technologies bas-carbone ? Dans la mesure où le parc nucléaire européen, et en particulier français, constitue la colonne vertébrale qui garantit la sûreté européenne du système électrique et l'outil le plus efficace pour atteindre la neutralité carbone en Europe, défendez-vous la notion de service d'intérêt économique général pour le nucléaire européen, au nom de sa valeur assurantielle et climatique, comme vous avez porté le Fonds européen de défense en 2016 ?
M. Jean-Marc Boyer. - En France, à ce jour, 7,7 millions de personnes ont reçu une première injection de vaccin, soit 11,5 % de la population ; au Royaume-Uni, 30 millions de personnes ont reçu une injection, soit 60 % de la population adulte. La France est le 49e pays au monde en nombre de doses injectées ramené à la population, selon les statistiques de l'université d'Oxford. Pour parvenir à l'immunité collective le 14 juillet, il faudrait en moyenne vacciner 3 millions de personnes par semaine. Est-il raisonnablement possible de rattraper ce retard ? Pensez-vous que l'Europe a été à la hauteur en matière de vaccination ? Israël et les États-Unis ont commandé des vaccins six mois auparavant, en y mettant le prix. Le processus de vaccination a-t-il été bien anticipé ? La Grande-Bretagne, en plein Brexit, a commandé, dès juin 2020, des quantités importantes de vaccins, pour la plupart, d'ailleurs, fabriqués en France, alors que la France et l'Europe ont attendu novembre 2020.
M. Cédric Vial. - Ma question portera sur le soutien au secteur des médias et de l'audiovisuel dans l'Union européenne. Ce secteur, déjà fragilisé par rapport à ses concurrents mondiaux par la fragmentation du marché, a été encore affaibli par la crise sanitaire qui a provoqué une baisse des recettes publicitaires, l'effondrement des cinémas - les pertes ont été estimées à 100 000 euros par écran et par mois pendant le confinement -, la mise en veille de la production cinématographique, etc. Pour les médias d'information, les recettes liées à la publicité ont chuté de 30 à 80 %. Cette situation, à un moment où les plateformes en ligne de pays tiers gagnent des parts de marché, risque de compromettre notre autonomie stratégique. Parallèlement, la désinformation en ligne progresse au niveau mondial, et l'autorégulation des géants du net est préoccupante pour la liberté d'expression. Les secteurs des médias et de l'audiovisuel sont essentiels pour la démocratie, la diversité culturelle et l'autonomie numérique de l'Europe. La Commission européenne a adopté, il y a quelques mois, un plan d'action visant à soutenir ce secteur et sa transformation. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur ce plan ?
M. Thierry Breton. - Monsieur Allizard, la sécurité satellitaire est un sujet important pour notre sécurité stratégique. Toute mon action est articulée autour de notre sécurité stratégique, un sujet un peu nouveau pour l'Union européenne. Mais dans le monde d'aujourd'hui, fondé sur des rapports de force, des tensions entre la Chine et les États-Unis qui iront s'exacerbant, nous devons désormais agir sans naïveté et affirmer notre autonomie. Nous devons mieux maîtriser nos dépendances et notre sécurité. Notre projet satellitaire va dans ce sens.
Nous avons mené une analyse de nos écosystèmes pour identifier nos dépendances et diversifier nos sources. Nous avons fait une cartographie de nos ressources, qui sera annexée à la revue de notre politique industrielle, qu'il s'agisse des composants, des matériaux stratégiques, ou de nos ressources minières, même si nous avons des contraintes environnementales plus fortes que dans d'autres parties du globe. Il est possible d'accroître plus rapidement que vous ne l'indiquez nos capacités d'extraction. Par exemple, pour fabriquer des batteries, essentielles pour notre stratégie de verdissement - comme l'est le nucléaire, d'ailleurs -, il faut du lithium ; or, nous sommes dépendants d'autres pays, mais nous avons la capacité d'assurer notre indépendance, y compris en ce qui concerne l'extraction sur le continent européen.
Madame Harribey, la propriété intellectuelle est un enjeu essentiel pour la compétitivité, en effet, et le gage du bon fonctionnement de la recherche et de l'innovation. On aime beaucoup en France se comparer avec les autres pays pour voir ce qui n'a pas marché, mais il est curieux, sinon tendancieux, de se comparer à des pays qui dépendent totalement de nous pour leur politique vaccinale... En revanche, il est incontestable que les États-Unis ont joué un rôle important dans cette crise grâce à la Barda, mise en place en 2006, après les attaques terroristes, avec un contrôle parlementaire très faible - une telle institution serait inenvisageable en Europe -, richement dotée et très libre dans ses interventions. Les Américains ont pu ainsi investir massivement très vite plus d'1,8 milliard de dollars par an, alors qu'en Europe la politique de santé relève des États membres et que nous ne possédons pas une telle structure. Très vite, dès juin, nous avons travaillé à la création d'une autorité comparable pour pouvoir réagir aux urgences sanitaires, l'HERA. La Barda a pu financer à la fois des vaccins développés aux États-Unis, mais aussi en-dehors des États-Unis. Je rappelle toutefois que plus de la moitié des vaccins utilisés contre la covid ont été développés grâce à des fonds européens : c'est le cas des vaccins de BioNTech, CureVac, Oxford, Janssen, etc.
Accorder des licences gratuites n'accélérerait pas la vaccination : nous disposons déjà d'un certain nombre de vaccins qui fonctionnent. L'enjeu est désormais de les produire de manière industrielle. Or il faut dix à douze mois au minimum pour convertir ou installer des chaînes de production. Ce n'est donc pas en allant en Inde que l'on ira plus vite, les délais seront les mêmes et nous ne disposerons pas des vaccins avant 2022, date à laquelle nous aurons déjà produit plus de 2 milliards de doses, et où l'on aidera tous les autres pays à vacciner, aussi bien ceux qui ont besoin de la seconde dose, comme le Royaume-Uni, qui dépend entièrement de l'Europe à cet égard, que les pays africains, par exemple. Nous pourrons sans doute revenir sur la question de la propriété intellectuelle après la crise, mais dans l'immédiat il convient de ne pas déstabiliser le marché.
Monsieur Janssens, l'aéronautique traverse une crise profonde. Je suis en contact permanent avec tous les acteurs. Des commandes ont été annulées. Voir tous ces avions immobilisés sur les tarmacs ne peut que nous fendre le coeur ! Nous devons dès maintenant réfléchir à l'avion du futur. Nous accompagnons la filière en ce sens, pour garder les compétences, tout en préparant l'industrie aéronautique de demain, qui sera différente. Ce sujet mérite une audition à lui tout seul et je suis prêt à venir en reparler devant votre commission si vous le souhaitez.
Monsieur Hugonet, je n'ai pas peur de le dire, je suis à la Commission un fervent défenseur du nucléaire. Je sais ce que cette technologie a apporté à la France et à l'Europe. Je parle d'ailleurs d'une énergie décarbonée de transition à bas coût. La taxonomie est un sujet capital et c'est la raison pour laquelle la Commission n'a pas encore présenté d'acte délégué. Nous sommes en discussion sur ce sujet. Mais je suis très vigilant à cet égard.
Monsieur Boyer, j'entends les critiques sur la vaccination. L'Europe aurait certainement pu faire mieux, notamment si elle avait disposé d'un équivalent de la Barda. Mais je rappelle que l'Union européenne a été la première à commander le vaccin AstraZeneca, développé à Oxford, non le Royaume-Uni. Chaque biotech s'est associée à un industriel, car aucune n'avait de capacité de production : BioNTech avec Pfizer, Moderna avec Lonza, Janssen avec Johnson&Johnson, etc. Oxford voulait s'associer avec l'américain Merck mais le Gouvernement britannique s'y est opposé, et Oxford a fini par s'associer avec AstraZeneca, entreprise partiellement britannique, mais qui n'avait malheureusement pas de compétence en matière de fabrication vaccinale. Nous avons commandé 120 millions de doses à AstraZeneca, qui nous en a livré 30 millions. Si le contrat avait été respecté, nous serions dans la même situation vaccinale que le Royaume-Uni... Depuis, nous avons augmenté nos commandes auprès de nos autres fournisseurs et nous aurons la capacité de fournir 360 millions de doses à la fin du mois de juin, 420 millions à la mi-juillet.
Il faut reconnaître que la culture vaccinale est très forte outre-Manche : lorsque AstraZeneca a cherché des volontaires pour tester son vaccin, 400 000 personnes se sont immédiatement manifestées au Royaume-Uni, tandis que chez nous on entendait surtout les anti-vaccins... Il n'en demeure pas moins que la pandémie a été très virulente au Royaume-Uni, avec une gestion qui n'a peut-être pas été aussi rigoureuse que sur le continent, du moins au début, ce qui se traduit par plus de 136 000 victimes outre-Manche. La Grande-Bretagne s'est appuyée sur les vaccins produits dans l'Union européenne, car elle n'a pas les moyens de les produire. Donc tout cela n'a rien à voir avec le Brexit. Des deux côtés de la Manche, on a commandé un nombre de doses suffisant. Il y a simplement eu un petit incident avec une société anglaise, qui n'a pas fourni ce qu'elle aurait dû fournir, comme l'ont fait les sociétés européennes. Israël a eu une politique vaccinale très dynamique, même si je rappelle que sa population est inférieure à celle de l'Île-de-France. Ce pays a commandé 7 ou 8 millions de doses à Pfizer, qui étaient fabriquées en Europe - je le rappelle, les États-Unis ne fournissent aucune dose au monde -, en échange de la transmission des données anonymisées de sa population, ce qui ne serait pas possible en Europe, étant donné notre sensibilité sur ce sujet. Au total, l'Europe a produit 180 millions de doses pour 450 millions d'habitants, les États-Unis 180 millions de doses. Cela n'est pas suffisant pour régler le problème. Nous avons tiré les leçons : si un nouveau vaccin devait être homologué, je demanderais une inspection de la chaîne de production pour vérifier que l'industriel peut produire dans les délais les doses promises.
Enfin, Monsieur Vial, je partage votre analyse. Les médias constituent un secteur fondamental pour la démocratie ; il figure parmi nos priorités. J'ai proposé un plan d'action pour les médias qui consiste en un soutien aux fonds propres, car le secteur est sous-capitalisé, un accompagnement à la transformation numérique, et une réflexion sur le numérique, en particulier les données et le développement de nouvelles relations avec les plateformes. Nous avons lancé un dialogue avec tous les acteurs pour une mise en oeuvre rapide. Nous espérons agir dès cette année, car il y a urgence.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous vous remercions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 heures.
Mercredi 31 mars 2021
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 14 heures.
Questions sociales et santé - Stratégie vaccinale de l'Union européenne : Communication - Certificat vert européen : proposition de résolution européenne et avis politique
M. Jean-François Rapin, président. - Nous avons pu entendre hier Thierry Breton, commissaire européen en charge du marché intérieur, au cours d'une longue audition rassemblant trois commissions. Nous avons parlé avec lui autonomie stratégique, politique industrielle et production de vaccins. Il a confirmé que l'Union européenne pourrait assurer son immunité collective mi-juillet car elle aura de quoi vacciner 70 % des Européens. Il a fait observer qu'elle était d'ores et déjà le premier producteur de vaccins au monde - elle en a produit 180 millions de doses - et avait mobilisé 53 usines sur son sol qui montaient en puissance. Il a indiqué que, contrairement aux États-Unis, l'Union européenne avait exporté 40 % de sa production de vaccins pour contribuer à la lutte contre la pandémie car cette lutte ne saurait qu'être mondiale. Enfin, il entend à présent doter l'Union d'une force de recherche et développement aussi puissante que la Barda (Biomedical Advanced Research and Development Authority) américaine.
Notre réunion va nous permettre de creuser le sujet qui est au centre de l'agenda politique cette semaine : nous traversons de fait une passe critique, où la vaccination n'arrive pas à aller aussi vite que le virus et ne parvient pas à en freiner la course, au risque de devoir imposer un nouveau confinement à notre pays. Nous serons fixés ce soir.
Aussi, c'est avec le plus grand intérêt que nous allons entendre nos collègues Pascale Gruny et Laurence Harribey sur la stratégie vaccinale de l'Union européenne : l'Union européenne est-elle la cause de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui ? Nous avons besoin d'informations précises pour répondre à cette question qui nous taraude tous. À cet égard, j'attire votre attention sur le dernier numéro des « Actualités européennes » que notre commission publie et qui donne des éléments objectifs d'information sur le sujet : chacun d'entre vous l'a reçu sous forme électronique et en format papier.
Nous pourrons ensuite évoquer la proposition de texte qu'a publiée la Commission pour établir un certificat - et non un passeport - vert destiné à restaurer la libre circulation au sein de l'Union européenne : nos deux rapporteures nous soumettront une proposition de résolution européenne afin de nous positionner sur ce sujet qui devrait faire l'objet d'une négociation européenne rapide, puisque l'ambition est de rendre le certificat opérant avant l'été. Je les remercie pour le travail qu'elles ont effectué et leur cède la parole.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Aujourd'hui, nous allons tout d'abord vous présenter une communication sur la stratégie mise en oeuvre par l'Union européenne pour développer, acquérir et déployer des vaccins contre la covid-19. Puis, nous vous proposerons d'adopter une proposition de résolution et un avis politique sur le « certificat vert numérique », Thierry Breton refusant le terme de passeport, que la Commission européenne souhaite créer.
L'Union européenne a souvent été mise en cause et désignée comme responsable des nombreuses difficultés que nous rencontrons aujourd'hui avec la vaccination. Comme nous suivons ces questions depuis un certain temps, il nous apparaissait dès lors nécessaire d'établir les faits tels qu'ils sont pour permettre à chacun de se positionner face à l'euroscepticisme ambiant, qui nous heurte. La rigueur scientifique et l'honnêteté intellectuelle sont requises pour pouvoir ensuite se faire librement une opinion.
Tout d'abord, on constate une vraie implication de l'Union européenne : elle a investi 350 millions d'euros dans la recherche et garanti à hauteur de 400 millions d'euros des prêts accordés par la Banque européenne d'investissement. Les sociétés BioNTech et CureVac ont bénéficié de ces prêts. L'Union européenne a donc bien soutenu la recherche et ce, dès le mois de février 2020. Toutefois, il faut reconnaître que les budgets alloués restent modestes si on les compare à ceux observés aux États-Unis, où Moderna a reçu à lui seul un milliard de dollars de subventions pour la recherche. J'ai interrogé hier Thierry Breton sur ce point.
Ensuite, l'Union, comme les États-Unis ou Israël, a eu recours à des contrats d'achats anticipés. En échange du droit d'acheter un nombre défini de doses de vaccins dans un délai donné et à un prix donné, l'acheteur verse une avance aux entreprises pharmaceutiques, destinée à couvrir une partie des coûts initiaux liés au développement et à la production de masse du vaccin. Les contrats signés par la Commission prévoient bien qu'elle pourra réaliser des audits sur pièce et sur place pour vérifier comment sont utilisées les avances versées. Ces contrats sont conclus avant que les vaccins ne soient finalisés et il existe donc un risque que ces avances soient perdues si le vaccin développé n'est pas sûr et efficace. Dans le cas contraire, si leur mise sur le marché est autorisée, ces avances sont déduites du prix de vente.
Sur ce sujet, il est important de souligner que l'action de l'Union a permis d'éviter une concurrence entre États membres pour l'acquisition de vaccins et que la responsabilité de l'Union se limite à la passation des marchés.
Recourir à des contrats d'achats anticipés négociés par la Commission européenne se justifie pleinement au nom de la solidarité entre États membres : l'objectif est que tous les États membres aient accès au vaccin. On compare régulièrement les politiques de l'Union européenne et des États-Unis en ce qui concerne l'achat de vaccins : imaginons une telle comparaison, mais entre État membre et État membre... Rappelons qu'en mai dernier, le directeur général de Sanofi estimait devoir réserver prioritairement aux États-Unis l'accès à un éventuel vaccin, au motif que les États-Unis partageaient davantage les risques liés à la recherche et au développement avec les entreprises pharmaceutiques. À la suite de cette déclaration, et pour garantir l'accès aux vaccins le plus rapidement possible, quatre États membres - l'Allemagne, la France, l'Italie et les Pays-Bas - réunis dans « l'Alliance européenne pour des vaccins inclusifs » ont annoncé, le 13 juin 2020, avoir signé un accord avec l'entreprise AstraZeneca pour garantir la fourniture à l'Union de 300 millions de doses d'un éventuel futur vaccin contre le coronavirus. Soucieuse de maximiser la solidarité et l'équité entre les États membres, la Commission a alors publié, le 17 juin 2020, une communication présentant la stratégie de l'Union pour assurer un approvisionnement suffisant des États membres en vaccins au moyen de contrats d'achat anticipé conclus avec des producteurs de vaccins. Dès lors, le contrat avec AstraZeneca fut signé par la Commission comme tous les autres contrats.
Celle-ci mobilisa 2,7 milliards d'euros via l'instrument d'aide d'urgence, dont les fonds sont prélevés sur le budget de l'Union pour conclure des contrats d'achats anticipés avec cinq autres entreprises pharmaceutiques : BioNTech-Pfizer, Moderna, Sanofi-GSK, CureVac et Johnson&Johnson. L'objectif pour la Commission était de maximiser la solidarité et l'équité entre les États membres. Il est prévu que les doses commandées soient attribuées aux États membres au prorata de leur population. Un débat est en cours à ce sujet, notamment pour favoriser les États les plus touchés. La vaccination a pu débuter dans l'ensemble des États membres au même moment, entre le 27 et le 29 décembre 2020. Si chaque État membre avait négocié séparément, il n'est pas certain que chacun aurait pu acquérir des doses de vaccin.
Cette avancée importante a été obtenue alors que c'était une première pour l'Union européenne qui, rappelons-le, ne dispose pas de compétences en matière de santé. Notons aussi que, dans le cadre des contrats d'achats anticipés, les compétences des États membres ont été respectées. Certes, ceux-ci se sont engagés à ne pas lancer leurs propres procédures d'achats anticipés de vaccins en négociant avec des entreprises déjà en négociation avec la Commission. Toutefois, ils restent libres de contracter ou non via la Commission : lorsque la Commission souhaite signer un contrat avec une entreprise pharmaceutique, celui-ci est notifié aux États membres qui disposent de cinq jours pour éventuellement indiquer à la Commission qu'ils ne souhaitent pas prendre part à ce contrat. En outre, les États membres sont associés aux négociations. Un comité de pilotage où chaque État membre est représenté assiste la Commission dans le choix des candidats vaccins qui pourront être financés. Un contrat ne peut être approuvé qu'avec l'accord de quatre États membres au moins. Les négociations, elles, sont menées par la Commission, assistée de représentants de sept États membres, parmi lesquels la France.
Enfin, ce sont les États membres qui commandent, acquièrent et règlent les doses de vaccins auprès des producteurs. Ils doivent préciser un seul et unique lieu de livraison à chaque entreprise. Ce sont ensuite les États membres qui sont responsables du déploiement de ces vaccins sur leur territoire et qui décident quel public doit être vacciné en priorité. Il ne faudrait donc pas imputer à la Commission européenne des manquements nationaux.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Toutefois, il apparaît clairement aujourd'hui que l'Union européenne a commis des erreurs dans l'élaboration de sa stratégie vaccinale.
Tout d'abord, les États-Unis ont investi dès le début de la pandémie des montants plus importants pour s'assurer de disposer d'un maximum de doses dans les plus brefs délais. Quand les États-Unis investissaient 10 milliards de dollars dans la recherche et le développement de vaccins dans le cadre de l'opération Warp speed, l'Union européenne mobilisait un budget moindre, correspondant à environ un tiers de cette somme, avec 750 millions d'euros pour la recherche et 2,7 milliards d'euros pour les contrats d'achats anticipés. Plus frileuse, l'Union européenne a aussi été plus lente : les États membres et l'Union européenne n'ont proposé des financements aux entreprises pharmaceutiques dans le cadre de contrats d'achats anticipés qu'au mois de juin 2020, alors que les accords de la Barda, agence chargée de la biodéfense aux États-Unis, avec Johnson&Johnson datent du 11 février 2020, et ceux avec Sanofi-GSK du 18 février 2020. Les États membres avaient pourtant la possibilité de renforcer l'instrument d'aide d'urgence mais ils ne l'ont fait qu'en 2021 et à hauteur de 750 millions d'euros seulement.
De plus, la communication de la Commission du 17 juin 2020 précisait les critères de sélection des candidats-vaccins pour la conclusion d'un contrat d'achat anticipé. Il s'agit notamment de la rigueur de l'approche scientifique - en essayant de couvrir les différentes technologies possibles -, de l'état d'avancement des travaux, de la capacité à fournir rapidement et à grande échelle des quantités suffisantes du vaccin, et du prix proposé associé aux avantages offerts en contrepartie du préfinancement octroyé. Il est aujourd'hui reproché à la Commission d'avoir opté en priorité pour des vaccins qui seraient produits sur le territoire de l'Union, comme AstraZeneca ou Sanofi-GSK, au détriment de vaccins plus prometteurs sur le plan scientifique comme Moderna. Ainsi, 300 millions de doses des vaccins AstraZeneca ou Sanofi-GSK ont été commandées contre seulement 80 millions de Moderna. Si l'Union européenne avait préféré miser davantage sur des vaccins produits hors de ses frontières, n'aurait-elle pas aussi essuyé des critiques ? On est toujours très prompt à dire que c'est la faute de l'Union européenne...
Il est également reproché à la Commission de ne pas avoir suffisamment encadré les délais de livraisons ou de ne pas s'être assurée que les entreprises seraient en mesure d'honorer les commandes - ce qui n'est pas si simple ! À ce jour, une seule entreprise pose vraiment des difficultés. Il s'agit d'AstraZeneca, qui ne livrera probablement que 70 à 100 millions des 300 millions de doses négociées pour une livraison complète au 30 juin 2021. Sur cette question, certains estiment que la Commission, à trop vouloir obtenir les prix les plus bas possibles, n'a pas posé de conditions suffisantes pour garantir les délais de livraison. La Commission se justifie en faisant valoir que c'est grâce au nombre plus important de doses commandées que les prix payés par les États membres sont plus faibles. Quoi qu'il en soit, la partie rendue publique du contrat conclu avec AstraZeneca ne permet pas de savoir si la Commission a prévu des pénalités en cas de retard. Toutefois, on peut lire dans le contrat que l'entreprise doit engager l'ensemble des moyens dont elle dispose pour honorer ses engagements. On parle de best reasonable efforts. Cette notion implique, selon le contrat signé entre la Commission et AstraZeneca, la production de vaccins pour l'Union dans des usines situées sur le territoire de l'Union et au Royaume-Uni. Or, selon les autorités britanniques, le contrat signé par AstraZeneca avec le Royaume-Uni contiendrait une clause qui empêche AstraZeneca d'exporter les vaccins produits sur le territoire du Royaume-Uni tant que le marché britannique n'a pas été approvisionné conformément au contrat. Cette question est source de tensions entre le Royaume-Uni et l'Union européenne.
Concernant la responsabilité des États membres, et sous réserve d'un certain nombre d'informations qui n'ont pas été rendues publiques, on comprend que les États membres pourraient indemniser les entreprises pharmaceutiques si elles venaient à être condamnées en cas de dommages pour la santé causés à un tiers par le vaccin, ce qui contraindrait les États membres à financer des fonds d'indemnisation. Toutefois, la Commission assure que les entreprises pharmaceutiques restent responsables dans de nombreux cas, selon certaines dispositions prévues par les contrats qui n'ont pas été rendues publiques. Par ailleurs, la vente ou le don de doses achetées en surplus à des États tiers est conditionnée à l'acceptation par ces États des clauses des contrats signés par la Commission, notamment en matière d'indemnisation. Cela peut compliquer la mise à disposition de ces doses dans le cadre du mécanisme Covax destiné à approvisionner en vaccins les États les moins riches.
Voilà ce que nous pouvons dire des contrats conclus par la Commission, sachant que leur évaluation est compliquée par leur confidentialité, demandée par les entreprises pharmaceutiques au nom du secret des affaires.
Autre sujet qui a suscité de nombreuses polémiques : la procédure d'évaluation et d'autorisation de mise sur le marché des vaccins est jugée trop lente. Avant que la Commission n'autorise la mise sur le marché d'un vaccin, celui-ci fait l'objet d'une évaluation par l'Agence européenne des médicaments qui doit s'assurer que ce vaccin est sûr et efficace. Les vaccins ont été évalués selon la procédure prévue à l'article 14 du règlement (CE) n° 726/2004. Celui-ci prévoit qu'une autorisation de mise sur le marché peut être soumise à certaines obligations spécifiques qui sont réévaluées tous les ans. Pour permettre une évaluation plus rapide des demandes, un groupe de travail sur la pandémie de covid-19 a été institué au sein de l'Agence européenne des médicaments pour fournir des avis scientifiques sur les essais cliniques et la mise au point des produits. Enfin, alors que dans le cadre d'une procédure d'évaluation classique, l'ensemble des données relatives à la qualité, à l'efficacité et à l'innocuité du vaccin doivent être fournies au début de l'évaluation pour être ensuite examinées, les données destinées à l'évaluation des vaccins contre la covid-19 sont examinées au fur et à mesure de leur disponibilité, dans le cadre d'une révision en continu de l'évaluation avant qu'une demande formelle ne soit soumise : cela permet un gain de temps. Dans les faits, le Royaume-Uni a été le premier à autoriser le vaccin BioNTech-Pfizer le 2 décembre 2020, suivi par les États-Unis le 11 décembre et l'Union européenne le 21 décembre, soit seulement 19 jours après le Royaume-Uni et 10 jours après les États-Unis. Le vaccin Moderna a été autorisé le 18 décembre 2020 aux États-Unis, le 6 janvier 2021 par la Commission européenne et le 8 janvier au Royaume-Uni. Celui d'AstraZeneca a été autorisé au Royaume-Uni le 30 décembre 2020 et le 29 janvier 2021 sur le territoire de l'Union. On note là un décalage un peu plus long d'un mois qu'il faut toutefois relativiser sachant qu'AstraZeneca n'a déposé sa demande d'autorisation officielle auprès de l'Union que le 12 janvier 2021. Enfin, le vaccin Johnson&Johnson a été autorisé aux États-Unis le 27 février 2021 et le 11 mars sur le territoire de l'Union. Si, dans un contexte de pandémie, chaque jour compte, on remarque que l'Union a en moyenne une dizaine de jours de retard seulement. Il semble difficile d'imputer les retards actuels des campagnes de vaccination des États membres à ces décalages. En effet, l'Union n'a, à ce jour, vacciné pleinement que 4,9 % de sa population contre 15% aux États-Unis. De même, 11,3 % des plus de 18 ans résidant sur le territoire de l'Union ont reçu une première dose contre 40 % au Royaume-Uni, chiffre à relativiser dans la mesure où seuls 3 % des plus de 18 ans y ont reçu une seconde dose. Toutefois, on peut noter que la Chine et la Russie vaccinent deux fois moins vite que l'Union européenne et que la France vaccine plus rapidement les adultes de plus de 18 ans que l'Allemagne ou l'Italie.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Ces insuffisances sont sans doute révélatrices à la fois d'une faiblesse structurelle de l'industrie pharmaceutique et des failles de notre régime d'exportation. En réalité, ces difficultés sont principalement logistiques, donc du ressort des États membres, et aussi liées aux problèmes rencontrés par les entreprises pharmaceutiques pour honorer leurs commandes.
La chaîne de valeur est opaque, ce qui complique l'application de règles restreignant les exportations. En réponse aux difficultés d'approvisionnement de l'Union européenne en vaccins, l'Union a créé, le 29 janvier 2021, un mécanisme de contrôle des exportations de vaccins pour lesquels elle a signé un contrat d'achats anticipés. Les entreprises doivent solliciter une autorisation d'exportation auprès de l'État membre où sont produits les vaccins. Cette demande est transmise à la Commission, qui se prononce sur celle-ci. Ainsi, 249 demandes d'exportation de vaccins ont été transmises aux autorités des États membres et notifiées à la Commission européenne. Celle-ci ne s'y est opposée qu'une seule fois : le 17 mars 2021, la Commission a bloqué l'exportation de 250 000 doses du vaccin AstraZeneca d'Italie vers l'Australie.
Elle menace à présent de bloquer les exportations vers le Royaume-Uni de vaccins produits par l'usine Halix aux Pays-Bas pour faire pression sur le Royaume-Uni, qui n'exporte vers l'Union européenne aucun des vaccins AstraZeneca produits sur son sol. En comparaison, 21 millions de doses ont été exportées depuis le territoire de l'Union vers le Royaume-Uni. Toutefois, la chaîne de valeur qui permet la production de doses de vaccins n'est guère transparente, comme l'a souligné Thierry Breton hier : certaines de ces doses ont peut-être seulement été embouteillées sur le territoire de l'Union à partir de substances actives produites au Royaume-Uni. De surcroît, dans le cadre de sa demande d'autorisation de mise sur le marché du vaccin, AstraZeneca n'avait pas déposé de demande d'homologation auprès de l'Agence européenne des médicaments pour l'usine Halix, à laquelle AstraZeneca sous-traite la production de son vaccin. Sans cette homologation, les doses produites dans cette usine ne pouvaient être inoculées sur le territoire de l'Union. Une demande d'homologation a finalement été déposée le 25 mars 2021. Son homologation, désormais effective, devrait permettre une augmentation du nombre de doses livrées à l'Union. Des accords de production croisés sont à développer. Il en est d'ailleurs question actuellement, car le Royaume-Uni a besoin d'avoir accès à un certain nombre de doses pour assurer la seconde injection.
Pour maximiser l'approvisionnement des États membres, l'Union cherche également à accroître la production de vaccins. Le 4 février 2021, la Commission européenne a mis en place un groupe de travail chargé d'accroître la production industrielle de vaccins, sous l'autorité du commissaire chargé du marché intérieur, Thierry Breton. L'objectif du groupe est d'identifier, en temps réel, les goulots d'étranglement, avec un suivi intrant par intrant, pour garantir la transparence de la chaîne de production, tant en ce qui concerne la fabrication du vaccin que les produits nécessaires à son embouteillage et à son inoculation. Les composants essentiels des vaccins mais aussi les cuves en plastiques nécessaires à la fabrication ou les flacons en verre pour le conditionnement sont ainsi particulièrement surveillés.
Ce groupe travaille également à créer des synergies entre les différentes entreprises européennes et à développer leurs capacités pour prévenir ces goulots d'étranglement et accroître la production. Il s'agit par exemple de favoriser la mise à la disposition d'autres entreprises pharmaceutiques des capacités de production de Sanofi qui ne sont pas utilisées, compte tenu du retard pris dans le développement de son vaccin. L'enjeu est double : garantir la traçabilité et développer les synergies, voire une forme de solidarité, entre les entreprises du secteur pharmaceutique.
Contrairement aux États-Unis, l'Union européenne ne dispose pas d'un organisme comme la Barda, qui est dotée de moyens considérables et est chargée de coordonner la recherche et l'industrie. On sait que cette articulation entre les deux domaines constitue un des problèmes de l'Europe. J'ai interrogé Thierry Breton hier à ce sujet. La Commission doit présenter une proposition de règlement à la fin de l'année pour doter l'Union d'une telle agence.
En conclusion, je vous dirai qu'il faut souhaiter que cette crise soit une occasion de repenser les bases de la politique industrielle européenne en matière pharmaceutique pour assurer la souveraineté sanitaire de l'Union. En tout cas, la solidarité n'a pas fait défaut.
M. André Gattolin. - Votre rapport éclairant montre que l'on blâme autant l'Union européenne lorsqu'elle agit que lorsqu'elle n'agit pas !
Vous avez évoqué un financement européen de 2,7 milliards d'euros et 750 millions d'euros pour la recherche, en indiquant que l'achat des vaccins était à la charge des États : le montant de 2,7 milliards correspond-il à des sommes issues du budget européen ou s'agit-il d'argent communautarisé ? Avez-vous aussi une idée du coût global de la vaccination tant au niveau européen que national ?
Le système de sélection des entreprises et des vaccins a été mixte, associant l'Union européenne et les États, notamment la France, l'Allemagne, l'Italie et les Pays-Bas. Je m'interroge sur le choix de Sanofi. Les intérêts français ont sans doute pesé lourd. Son premier vaccin a été un échec et le second, avec GSK, est encore en phase de test. On ne peut faire porter le chapeau à l'Europe !
Le système de santé américain est très différent du nôtre : peu de dépenses sociales, mais des dizaines de milliards investis en recherche et développement. Surtout, ils appliquent la règle de l'entonnoir en soutenant de nombreux projets sans les pré-sélectionner, afin de permettre l'éclosion de projets couronnés de succès. En Europe, en revanche, on est gouvernés par la logique des tuyaux : on veut retrouver ce que l'on a investi au départ. On prend moins de risques. Les moyens qui seront alloués au projet HERA (Health Emergency Response Authority) seront bien faibles en comparaison des moyens de la Barda, car nos États consacrent beaucoup d'argent à la dépense sociale.
M. Claude Kern. - Tous les États de l'Union européenne ne sont pas égaux en ce qui concerne les dépenses sociales. Il suffit de comparer la France et l'Allemagne. Nous n'avons rien à envier aux autres pays de l'Union en la matière. Ensuite, sans vouloir faire de reproches à la Commission, on ne peut que souligner les limites de sa stratégie de négociation qui a porté principalement sur le prix des vaccins ; or la santé n'a pas de prix et en recherchant des économies à tout prix, on a eu ce que l'on méritait !
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Les crédits de 2,7 milliards d'euros correspondent à des crédits débloqués via l'instrument d'aide d'urgence dont les fonds sont prélevés sur le budget de l'Union pour conclure des contrats d'achats anticipés. Comme il s'agit d'avances, ils seront déduits de la facture des États. Quant aux 750 millions, ils sont prélevés sur le programme Horizon 2020, le programme d'innovation et de recherche de l'Union européenne.
Certes, l'initiative HERA est modeste au regard de la Barda, mais il s'agit de la première initiative commune en la matière. Plus que les montants, il faut être sensible au changement d'ordre culturel. Notre politique industrielle reposait plutôt, jusque-là, sur le marché unique, non sur une vision industrielle commune. On note donc un petit frémissement en faveur d'une autre approche. Le budget de l'Union européenne est modeste, il ne représente que 1 % du PIB européen et ne permet guère d'agir. L'essentiel est donc plutôt l'amorce nouvelle d'une politique européenne en matière d'industrie de la santé.
Il faut aussi donner les moyens à la Commission de prendre en compte d'autres éléments que le prix dans les négociations. Mais si la Commission avait négocié autrement, on aurait eu des dérives et d'autres critiques... Le travail que mène Thierry Breton est intéressant. On verra ses résultats.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Cette pandémie a été l'occasion d'apprendre à travailler ensemble différemment, de manière plus réactive. On reproche souvent à la Commission européenne la lenteur et le caractère très administratif de ses procédures ; en l'espèce, elle a été capable d'agir dans l'urgence. Imaginez si les Vingt-Sept avaient chacun travaillé de leur côté. Certains auraient tiré leur épingle du jeu, mais pas tous...
L'existence d'une autorité européenne telle que HERA me paraît indispensable. Sur les moyens, nous nous battrons ; nous en avons l'habitude. Chaque pays a sa propre recherche ; mutualiser ces efforts dans un pot commun assorti de fonds européens ne vaudrait-il pas mieux ? Thierry Breton nous disait que la réflexion avait déjà commencé sur les variants, qui ne seront peut-être pas tous couverts par les vaccins actuels. Un travail est également en cours sur les maladies contre lesquelles les antibiotiques n'ont plus d'efficacité. Il faut sans attendre soulever toutes les questions qui pourraient se poser.
Un mot sur la négociation : chaque État membre pouvait choisir quels vaccins il voulait commander et quelles quantités, dans la limite de sa quote-part définie pour chaque vaccin, en proportion de sa population. L'Union européenne a négocié les prix, mais les vaccins ont ensuite été distribués aux États membres en fonction de leurs commandes. L'Union européenne n'a pas décidé qu'un État membre recevrait plutôt des doses d'AstraZeneca que d'un autre vaccin : chaque État membre a eu la maîtrise de sa commande.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Pour ce qui est de Sanofi, il est toujours facile de réécrire l'histoire. Du point de vue des risques, les deux technologies dont on parle sont totalement différentes. Des intérêts industriels nationaux sont évidemment en jeu.
M. André Gattolin. - Je ne réécris pas l'histoire ; je partage les informations dont je dispose.
M. Jean-François Rapin, président. - J'ai eu des échanges avec la direction de Sanofi à un moment délicat... Sanofi adopte une stratégie de « deuxième coup », c'est-à-dire de long terme, dans la perspective de vaccins combinés intégrant d'autres vaccinations nécessaires dans le futur.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - Nous allons maintenant vous présenter une proposition de résolution européenne et un avis politique sur le certificat vert européen.
La Commission européenne a présenté, le 17 mars dernier, une proposition de résolution dont l'objectif est de faciliter la libre circulation entre les États membres de l'Union. Cette proposition prévoit que les États membres seront tenus de délivrer gratuitement à tout citoyen de l'Union et aux membres de sa famille ressortissants d'un État tiers un certificat vert numérique qui attestera qu'ils ne peuvent pas propager le virus SARS-CoV-2. Un tel certificat pourra prendre les formes suivantes : une attestation confirmant que le titulaire a reçu un vaccin contre la covid-19 dans l'État membre qui délivre le certificat ; une attestation indiquant le résultat négatif pour le titulaire et la date de réalisation d'un test d'amplification des acides nucléiques moléculaires, habituellement de type PCR, ou d'un test rapide de détection d'antigènes ; une attestation confirmant que le titulaire s'est rétabli d'une infection par le SARS-CoV-2 à la suite d'un résultat positif à un test.
Les certificats verts numériques afficheront un code-barres interopérable lisible numériquement et contenant les données pertinentes. Ces données devront également être lisibles par l'oeil humain et être traduites au moins en anglais. Les États membres garantiront l'authenticité, la validité et l'intégrité des certificats par des cachets électroniques ou des moyens similaires. Ce document pourra également être délivré sous format papier.
La Commission prévoit d'investir 49 millions d'euros pour aider les États membres à mettre en place le certificat vert numérique et garantir son interopérabilité. L'objectif serait qu'il soit opérationnel en juillet 2021.
En parallèle, la Commission a présenté une proposition de règlement dite « miroir » qui permet d'étendre le droit à la délivrance d'un certificat vert numérique, dans les mêmes conditions, aux ressortissants d'États tiers qui résident ou séjournent légalement sur le territoire d'un État membre et sont autorisés à se rendre dans d'autres États membres, conformément au droit de l'Union.
Deux points doivent être bien compris.
Premier point : le certificat vert numérique est un outil qui garantit la fiabilité des informations qu'il contient. Il n'est pas un titre garantissant l'accès au territoire d'un État membre. Chaque État membre reste libre d'imposer les restrictions qu'il juge utile pour éviter la propagation du virus, dans le respect des principes de non-discrimination et de proportionnalité.
Ainsi, un État membre peut soumettre le titulaire du certificat vert numérique entrant sur son territoire à une quarantaine, à un autoconfinement ou à un test de dépistage dès lors qu'il a auparavant notifié ces mesures à la Commission européenne et aux autres États membres. Les États membres d'accueil peuvent aussi choisir de ne pas exiger la présentation d'un certificat vert numérique à l'entrée sur leur territoire. Ils restent libres d'apprécier la nature du test et le délai préalable dans lequel un test sera réalisé avant l'entrée sur le territoire, mais ils doivent appliquer les mêmes dispositions en matière de tests à tous les États membres. Si les États membres choisissent d'accepter les certificats établis sur la base d'une vaccination, la proposition de règlement prévoit simplement qu'ils ne peuvent refuser un certificat établi à la suite d'une vaccination effectuée avec l'un des vaccins autorisés par la Commission européenne. Toutefois, ils restent libres d'accepter aussi un certificat indiquant une vaccination par un autre vaccin.
Un second point doit être bien compris : la proposition de règlement ne fait pas de la vaccination une condition nécessaire pour pouvoir circuler librement sur le territoire de l'Union. La Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales limite la possibilité de créer une obligation vaccinale. L'article 3 de la proposition de règlement prévoit des alternatives à la vaccination pour la délivrance du certificat vert : test négatif ou certificat de rétablissement après avoir été malade. Le considérant 26 rappelle expressément qu'il y a lieu d'empêcher toute discrimination à l'encontre des personnes qui ne souhaitent pas se faire vacciner. De toute façon, la mise en oeuvre d'une obligation vaccinale relève de la compétence des seuls États membres. Les États membres d'accueil devront donc accepter de manière équivalente des certificats verts numériques délivrés à la suite d'une vaccination, d'un test ou d'un rétablissement consécutif à une infection par le virus SARS-CoV-2.
Le certificat vert a pour seul objectif de garantir la fiabilité des attestations exigées par l'État membre d'accueil à l'entrée sur son territoire. En effet, l'absence de formats normalisés et sécurisés complique les déplacements et donne lieu à un trafic de documents frauduleux ou falsifiés. Le 1er février 2021, Europol a ainsi diffusé une alerte précoce sur les ventes illicites de faux certificats de test négatif de la covid-19. Ces difficultés pourraient s'accroître encore avec les certificats de vaccination que certains États membres pourraient être amenés à délivrer.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Pour toutes ces raisons, cette proposition de règlement nous paraît justifiée et mérite d'être soutenue. Elle appelle néanmoins quatre remarques.
Tout d'abord, une évaluation scientifique régulière permettant d'actualiser la durée de validité du certificat vert numérique nous paraît absolument nécessaire compte tenu des incertitudes relatives à l'immunité et à la contagiosité.
Deuxièmement, la Commission doit préciser dans quels délais et à quelles conditions le certificat vert numérique continuera d'être utilisé une fois que l'Organisation mondiale de la santé aura déclaré la fin de l'urgence sanitaire.
Notre troisième remarque concerne la protection des données à caractère personnel - notre collègue Catherine Morin-Desailly est en ligne avec nous : leur collecte doit être limitée au strict minimum pour la mise en place du certificat vert. Or la Commission prévoit de permettre la collecte de données supplémentaires par le biais d'un acte délégué. C'est un sujet récurrent : la Commission prévoit souvent des actes délégués pour compléter une réglementation ; autoriser la Commission à procéder ainsi peut nous mener très loin... Il serait souhaitable que la Commission précise directement dans le règlement ou son annexe les données à caractère personnel supplémentaires qu'elle pourrait envisager d'inclure à terme dans le certificat vert numérique.
Le règlement devrait en outre prévoir que les autorités compétentes des États membres effectuent des contrôles réguliers des prestataires de services de transports pour éviter toute infraction à la législation relative aux données à caractère personnel.
Enfin, il nous semble souhaitable, en tant que défenseurs de la démocratie parlementaire, que la Commission rende compte au Parlement européen et au Conseil, qui est l'émanation des exécutifs nationaux, de la mise en oeuvre de ce règlement de manière régulière et publique.
M. Philippe Bonnecarrère. - Trois observations rapides.
Premièrement, je partage votre avis, beaucoup plus indulgent que l'opinion publique, sur le travail de la Commission. Elle a tâché de tenir compte des demandes des États et d'équilibrer les risques dans l'attente de savoir quels vaccins fonctionneraient.
Je serais beaucoup plus sévère néanmoins sur les difficultés de production que nous rencontrons aujourd'hui : elles viennent de très loin ; elles sont le fruit d'une histoire vieille de trente années, pendant lesquelles tous nos gouvernements successifs ont fait le choix d'un prix du médicament le plus bas d'Europe, ce dont nous nous sommes souvent faits les propagandistes. Ce choix a affaibli les capacités de production de nos industriels : la France était le premier opérateur européen voilà trente ans ; elle n'est plus qu'au quatrième ou cinquième rang. Cette facilité budgétaire a certes permis de limiter les déficits de la sécurité sociale mais, sur le plan industriel, les résultats ne sont pas brillants.
Deuxièmement, la Commission a commandé beaucoup plus de vaccins qu'il n'est besoin en réalité. Il sera probablement reproché à l'Europe d'en avoir trop commandé. Il faudrait donc que les contrats offrent davantage de souplesse, en permettant soit que les achats soient réorientés vers des vaccins un peu différents pour tenir compte de l'évolution du virus, soit que les commandes puissent servir à l'achat de doses à plus long terme pour une deuxième vague de vaccination si, comme pour la grippe, une vaccination annuelle est nécessaire.
Troisièmement, sur le certificat vert, je ne me fais aucune illusion. Il va susciter l'enthousiasme général : tout le monde va avoir envie de respirer, d'aller au restaurant ou dans le pays voisin. Ce certificat de vaccination va être interprété comme un certificat de liberté. À titre personnel, je suis très réservé sur la pertinence dans la durée de ce type d'opérations.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Le surplus de vaccins pourra être absorbé par le mécanisme Covax.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous aurons le 5 mai prochain, en séance publique, un débat sur la réponse européenne à la pandémie organisé à la demande de notre commission. Soyez attentifs à solliciter vos groupes pour pouvoir y prendre la parole.
La commission adopte à l'unanimité la proposition de résolution européenne, ainsi que l'avis politique en ligne sur le site du Sénat qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 15 heures.
Jeudi 1er avril 2021
- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -
La réunion est ouverte à 10 h 35.
Institutions européennes - Audition de M. Clément Beaune, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes, à la suite du Conseil européen des 25 et 26 mars 2021
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le secrétaire d'État, merci d'avoir accepté le changement d'horaire de votre audition ce matin, liée à l'inscription à l'ordre du jour du Sénat d'un débat sur les mesures annoncées hier soir par le Président de la République, en réponse à la troisième vague de covid-19. Nous vous accueillons pour que vous nous rendiez compte de la réunion du Conseil européen des 25 et 26 mars derniers.
Le contrôle parlementaire du Sénat sur les réunions des chefs d'État ou de gouvernement s'exerce dorénavant selon de nouvelles modalités : un débat en plénière en amont du Conseil européen avec une discussion générale allongée, formule que nous avons expérimentée mardi 23 mars au soir, et une audition du ministre par notre commission après le Conseil européen. Nous y sommes : cette réunion n'est pas élargie à l'ensemble des sénateurs et ne réserve pas un temps défini aux orateurs des groupes politiques qui ont déjà pu s'exprimer largement en séance publique. Elle est donc moins formelle, Monsieur le Ministre, ce qui permettra peut-être de la rendre plus interactive.
Le sujet du déploiement des vaccins s'est imposé au Conseil européen ; ce déploiement est en effet notre seul espoir de sortir de la pandémie, qui flambe de plus belle. Nous en avons discuté hier en commission, et avons adopté une proposition de résolution européenne sur le projet de certificat vert. Nous avons également pu, avant-hier, interroger le commissaire Thierry Breton sur la stratégie européenne en matière vaccinale.
L'Union européenne a exporté 40 % de sa production de vaccins quand les États-Unis ou le Royaume-Uni donnaient la priorité à la vaccination de leurs citoyens et n'exportaient rien. Ce choix éminemment politique, qui a sa légitimité, pèse lourd aujourd'hui, alors que nous subissons l'inconséquence du groupe AstraZeneca, qui est incapable d'honorer son contrat.
Pour ce qui concerne le deuxième sujet abordé, à savoir la transformation numérique, nous ne pouvons que saluer l'ambition affichée, et notamment l'invitation faite à la Commission d'utiliser à cet effet tous les instruments disponibles dans les domaines des politiques industrielle, commerciale, de la concurrence, de l'éducation et de la recherche. Cette approche transversale est très prometteuse quand nous souffrons de la tendance des directions générales de la Commission à fonctionner en silos.
Permettez-moi de relever un point dans les conclusions du Conseil européen sur le volet numérique : elles appellent à garantir la conservation des données nécessaires pour permettre aux services répressifs et aux autorités judiciaires d'exercer leurs pouvoirs légaux pour lutter contre les formes graves de criminalité. La récente jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a pourtant amenuisé la capacité d'investigation de la police et de la justice en restreignant l'accès aux données de connexion. Je crois savoir que la France travaille à résoudre cette question sensible. Pouvez-vous, monsieur le secrétaire d'État, nous en dire plus à ce sujet ?
Enfin, pour ce qui est de la Méditerranée orientale, le Conseil européen a ostensiblement joué la carte de l'apaisement avec la Turquie - vous nous l'aviez préalablement annoncé. Pourtant, celle-ci persiste à faire preuve de mauvaise volonté en refusant de réadmettre les migrants déboutés de Grèce. Que pouvons-nous raisonnablement attendre de la rencontre des présidents de la Commission européenne et du Conseil européen avec le président Erdogan prévue à Ankara mardi 6 avril prochain ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé des affaires européennes. - Merci de votre flexibilité. Il était normal que je m'adapte, puisque c'est à la suite d'une demande du Gouvernement que l'agenda sénatorial a été bousculé.
Je vous remercie également pour le format nouveau qui a été créé pour le débat préalable au Conseil européen. Je m'adapterai au format que vous trouverez le plus utile pour votre assemblée.
Ce Conseil européen important a été largement consacré à la question sanitaire et vaccinale. La discussion a eu lieu sur les forces et faiblesses objectives de la campagne de vaccination européenne. Un message très clair a été adressé : produire, beaucoup plus, beaucoup plus vite, et ensemble. Aucun des problèmes réels auxquels nous sommes confrontés en Europe ne serait mieux traité si nous cassions ce cadre européen et revenions à une logique de « cavalier seul ».
Au mois de décembre 2020, l'Europe comptait quinze sites de production de vaccins ; cinquante-cinq sites sont actifs désormais, et cette mobilisation va encore augmenter, notamment en France, avec cinq sites supplémentaires à partir du mois d'avril. L'Union européenne est aujourd'hui la deuxième zone de production du monde, derrière les États-Unis ; nous serons sans doute la première dès l'été. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de difficultés ; on le voit bien en constatant les retards relatifs de la campagne vaccinale dans l'Union par rapport au Royaume-Uni et aux États-Unis notamment.
Cette insistance sur l'accélération de la production a été le message clé du Conseil européen. Un chiffre important a été confirmé par Thierry Breton : nous savons maintenant que nous avons reçu un peu plus de 100 millions de doses au premier trimestre ; nous en recevrons plus de 350 millions au deuxième, en intégrant les très importants retards de livraison d'AstraZeneca. L'accélération des productions et livraisons de vaccins est réelle.
Plusieurs points ont été évoqués, à commencer par celui de l'exportation de vaccins. C'est l'Union européenne qui a exporté le plus de doses depuis le début de la production au mois de décembre. Une partie de ces exportations est liée à la solidarité internationale et à l'initiative Covax. Il y va à la fois du modèle de solidarité que nous souhaitons promouvoir et de notre intérêt : même si nous vaccinons en priorité notre population, nous aurons encore un travail international à faire pour vacciner ailleurs ; à défaut, on le sait, le virus mute et varie. Si l'ensemble du monde n'est pas vacciné, nous serons toujours sous la menace.
Je précise également que 95 % des exportations de vaccins depuis l'Union européenne ont été réalisées sur des doses Pfizer ; or ce laboratoire a dépassé ses objectifs de livraison fixés à l'égard de l'Union. Autrement dit, nous exportons des doses d'un vaccin qui nous est livré. L'exportation en soi n'est pas un problème ; elle atteste une force industrielle et elle est la contrepartie d'importations d'intrants nécessaires aux dernières étapes de la production de vaccins. Il est impensable néanmoins que nous exportions des doses d'un vaccin émanant d'un laboratoire qui ne respecterait pas ses engagements - je pense à AstraZeneca -, ou vers un pays qui n'assurerait aucun flux dans l'autre sens, c'est-à-dire vers nous - je pense au Royaume-Uni ; c'est dans ce domaine que l'Europe doit éviter toute naïveté.
Un mécanisme de contrôle des exportations est en place depuis le début du mois de février. Il s'agit non pas d'un mécanisme d'interdiction systématique, mais d'examen systématique et d'interdiction au cas par cas. Tout laboratoire doit demander avant tout export une autorisation aux autorités nationales du pays où est achevée la production, qui l'accordent sous le contrôle de la Commission européenne ; ainsi l'Italie a-t-elle empêché, dans le cadre de ce mécanisme, l'exportation de 250 000 doses de vaccin AstraZeneca vers l'Australie, considérant à juste titre que le laboratoire ne tenait pas ses engagements à notre égard et que la situation sanitaire de l'Australie n'était pas de nature à justifier un tel export. C'est également dans le cadre de ce mécanisme que, sur demande de la Commission européenne, les autorités sanitaires italiennes ont diligenté une enquête qui a permis d'identifier 29 millions de doses du laboratoire AstraZeneca qui n'étaient pas recensées - cela confirme qu'il y a un déficit de transparence de la part de ce laboratoire.
Le Conseil européen a encadré ce mécanisme de contrôle des exportations par un critère de réciprocité et de proportionnalité. La formule est simple : on livre si on est livré.
Contrairement à ce que l'on entend parfois, le Royaume-Uni n'a pas négocié quelque chose de différent de l'Union européenne pour le contrat AstraZeneca. La rédaction du contrat prévoit les mêmes engagements du laboratoire, à savoir les meilleurs efforts pour la livraison la plus rapide possible. Il n'y a pas de formule plus engageante ou plus contraignante dans le contrat britannique. Dans le contrat européen, quatre sites de production sont mentionnés, dont deux au Royaume-Uni ; nous n'avons pas reçu les doses de ces deux derniers, alors qu'ils sont explicitement mentionnés dans le contrat.
Enfin, il n'y a pas eu non plus de retard à la signature ; nous avons même signé le contrat 24 heures avant les autorités britanniques. En résumé, un problème manifeste existe, mais rien dans le contrat signé ne vient justifier ce problème, qui doit se régler avec le Royaume-Uni et AstraZeneca.
Cependant, même en prenant en compte les retards très importants du laboratoire AstraZeneca, nous aurons une montée en puissance des livraisons européennes au deuxième trimestre, qui reposera, de manière centrale, sur le vaccin Pfizer-BioNTech.
Il n'est pas vrai de dire que le vaccin AstraZeneca-Oxford a été entièrement financé par les autorités publiques britanniques. Le Royaume-Uni, jusqu'au 31 décembre dernier, était membre de l'Union européenne ; à ce titre, il était éligible aux programmes de recherche de l'Union et, concernant cette recherche, Oxford a touché 85 millions d'euros. Ne soyons pas naïfs, améliorons nos dispositifs de contrôle, mais ne cédons pas non plus à la rhétorique britannique du vaccin national qui aurait été développé de manière autonome.
Après la production et l'exportation, le troisième point concerne la distribution des doses de vaccins. Un système simple et juste de répartition des doses européennes, au prorata des populations de chaque pays, a été mis en place. Au début de la campagne de vaccination au mois de décembre dernier, certains pays ont, pour diverses raisons, sous-commandé par rapport à leur population ; d'autres, dont la France, ont sur-commandé. Des pays comme la Bulgarie, la Croatie ou la République tchèque demandent aujourd'hui une forme de rééquilibrage ; on parle de quelques centaines de milliers de doses dans les prochaines livraisons. Cet ajustement se fera notamment avec les 10 millions de doses supplémentaires prévues pour être livrées de manière anticipée par Pfizer-BioNTech pour le deuxième trimestre. La Chancelière Merkel et le Président Macron ont souhaité que le Conseil européen confirme ce principe d'équité du prorata, afin que les chefs d'État ou de gouvernement ne s'engagent pas eux-mêmes dans une bataille autour de la distribution.
Le « certificat vert » n'a pas fait l'objet de discorde au sein du Conseil européen. Je souhaite, à ce sujet, préciser deux éléments. La Commission européenne propose la mise en place d'un certificat sanitaire - et non vaccinal. Il ne s'agit pas de faire dépendre la libre circulation en Europe du vaccin, mais de s'assurer d'un certain nombre de preuves sanitaires, non pas dans un sens de fermeture, mais, au contraire, d'ouverture. Comme vous le savez, la majorité des pays européens exigent aujourd'hui de présenter un test PCR pour l'entrée sur leur territoire. L'objectif, avec ce certificat sanitaire harmonisé au niveau européen, est bien d'élargir les possibilités de circulation. Cette proposition législative, datant du mois de mars, sera examinée par le Conseil et le Parlement dans les prochaines semaines, avec l'idée que le débat aboutisse d'ici le mois de juin.
Cette idée, qui mérite d'être examinée sans précipitation dans un cadre européen, suscite un certain nombre de questions importantes, notamment d'un point de vue scientifique. Par exemple, la question de savoir si, vacciné et donc efficacement protégé, on peut malgré tout diffuser le virus n'est pas encore résolue par les études.
Un autre sujet important, plus consensuel, concerne le marché intérieur et, plus particulièrement, la stratégie numérique. Le principe d'une souveraineté numérique a été rappelé dans les conclusions du Conseil européen. Nous avons fait du chemin par rapport aux dernières années où l'idée d'une régulation européenne était contestée. On relève notamment une référence essentielle à la taxation du numérique. Nous avons, sur ce sujet, deux dimensions à articuler : les travaux internationaux à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et, si l'on ne pouvait aboutir à un accord international ambitieux, la solution européenne portée par la Commission ; celle-ci s'est engagée à faire une proposition législative avant la fin du semestre.
Dans les conclusions du Conseil européen, des questions émergent à la demande de la France, notamment celle de la conservation des données - vous l'avez soulignée -, qui renvoie à des choses très concrètes - entre autres, les enquêtes pénales et la lutte antiterroriste. Nous sommes préoccupés par la jurisprudence de la CJUE sur ce point précis ; elle risquerait de rendre inapplicables un certain nombre de dispositifs policiers et pénaux pourtant indispensables à notre sécurité. Nous menons une offensive diplomatique et politique pour rallier le plus d'États membres à cette préoccupation.
La Turquie a été assez brièvement évoquée, du fait d'un travail préalable, notamment franco-allemand, sur le texte du sommet. L'idée est de concilier une approche de pression et d'attente. Il a été décidé au mois de décembre, sous l'impulsion principalement de la France et de quelques pays comme la Grèce, d'accentuer la pression sur la Turquie, avec des mesures pouvant aller jusqu'à des sanctions. Depuis, la Turquie a donné quelques signaux positifs, comme le retrait des navires des eaux chypriotes ou grecques ; je les crois directement liés à la pression exercée. D'autres signes, plus préoccupants, font écho à la stratégie turque ; je pense au limogeage brutal du gouverneur de la Banque centrale de Turquie, ainsi qu'aux procédures enclenchées à l'égard d'un parti politique national ; nous avons pu également observer - et cela nous préoccupe très directement - le retrait de la Turquie de la convention d'Istanbul.
L'idée, en accord avec nos partenaires européens, est de maintenir cette pression tout en laissant ouverte la discussion - c'est le sens, notamment, de la visite de Mme von der Leyen et de M. Michel la semaine prochaine à Ankara. On espère que la Turquie choisira la désescalade, mais, pour l'instant, rien n'est clair. Un nouveau rendez-vous a été fixé lors du prochain Conseil européen au mois de juin.
Un dernier point important de politique internationale : l'invitation du président américain Joe Biden à la visioconférence par le président du Conseil européen. Dans cette prise de contact, le président Biden a insisté sur l'importance de la relation transatlantique et exprimé sa volonté d'apaisement. La séquence a été brève, mais elle a marqué cette réunion du Conseil européen.
M. Jean-François Rapin, président. - Je reviens sur notre proposition de résolution européenne concernant le « certificat vert ». Nous n'avons pas apporté un blanc-seing à ce certificat ; nous considérons qu'il faut être vigilant sur la façon dont les États membres pourraient se saisir de ce document. L'objectif, c'est que cela ne devienne pas une usine à gaz. L'interopérabilité est également essentielle au niveau européen. Nous souhaitons, par le biais de cette proposition de résolution, garantir certains points précis.
M. Jacques Fernique. - Où en est la mise en place du plan de relance, alors que l'on commence déjà à envisager un deuxième élan pour abonder l'effort ? On peut avoir l'impression que le premier élan patine, aux prises avec les ratifications, les examens des plans nationaux et désormais le recours auprès de la Cour de Karlsruhe qui ajoute une incertitude inopportune.
Comment avance l'élaboration progressive des ressources propres nécessaires à cet effort commun ? La taxation de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam) est-elle en bonne voie ?
L'ajustement carbone aux frontières ne serait-il pas dénaturé si la ligne voulant maintenir des quotas gratuits à nos industries les plus polluantes l'emportait ?
L'Europe paraît réaliser son sous-investissement par rapport aux États-Unis dans la phase risquée de développement des vaccins. Engage-t-on le sujet des vaccins de seconde génération dans des dispositions différentes ? Comment doter de moyens d'action la future agence européenne ? Et comment réaliser concrètement la promesse d'un vaccin bien public mondial ?
Je souhaite enfin insister sur deux enjeux problématiques : le sort des bassins transfrontaliers frappés par les restrictions compromettant leur réalité économique ; et la cause de l'Europe de la démocratie et de sa capitale Strasbourg aujourd'hui diminuée dans sa fonction.
M. Claude Kern. - Je souscris à l'idée de maintenir la pression sur l'État turc. Si la Turquie ne réagit pas, il nous faudra appliquer des mesures. Nous perdrions sinon toute crédibilité auprès de M. Erdogan.
Le Maroc occupe une position stratégique en termes de migrations, de trafic de stupéfiants et de terrorisme, en raison notamment de sa frontière avec la Mauritanie au Sahara occidental. Il représente un pont entre l'Afrique et l'Union européenne. Les États-Unis y ont établi des positions ; la Chine s'y intéresse. La France et l'Union européenne ne devraient-elles pas renforcer leur présence et leur influence, notamment dans le Sud marocain ?
M. Didier Marie. - Je remercie le ministre pour son exposé d'une grande précision. Ma première question porte sur les vaccins. Des États membres commandent, ou pourraient commander, des vaccins produits hors de l'Union européenne comme le vaccin russe Spoutnik. Qu'en est-il de la solidarité européenne sur ce sujet et de nos relations avec la Russie dans l'hypothèse d'un achat de doses du vaccin Spoutnik ?
Concernant le plan de relance européen, les pays dits frugaux continuent-ils, en parallèle des discussions, à demander la mise en oeuvre de réformes structurelles dans le cadre des plans nationaux ? Vous appeliez à une évolution des règles du pacte budgétaire après la crise. Reviendrons-nous à la réglementation ex ante ?
Enfin, j'ai noté la volonté d'apaisement en Méditerranée orientale. J'espère que la visite d'Ursula von der Leyen et de Charles Michel en Turquie permettra de réaliser quelque progrès. Pour autant, les dernières mesures prises par la Turquie apparaissent inquiétantes. En l'absence de coercition, je crains qu'il ne puisse y avoir d'apaisement. Quelle est, sur ce sujet, la position de la France ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Je commencerai par répondre à M. Fernique. Il est vrai que le plan de relance européen est l'objet de péripéties épuisantes, mais elles représentent la contrepartie d'un plan exceptionnel qui brise certains tabous, notamment l'établissement d'une dette commune qui fait justement l'objet d'un recours auprès de la cour de Karlsruhe, et qui établit un budget européen de 1 800 milliards d'euros pour les sept prochaines années. Il prend effectivement du temps à être ratifié par l'ensemble des États membres, mais pas davantage qu'un autre accord. Déjà, seize pays, dont l'Allemagne - et je suis assez optimiste sur le fait que sa cour fédérale tranchera rapidement sur le recours engagé pour ne pas allonger le délai de ratification -, ont engagé une procédure parlementaire et les choses avancent dans les onze autres. J'ai bon espoir que le processus aboutira en mai pour lancer, au début de l'été, les premiers décaissements au titre des préfinancements. Du reste, le plan européen produit déjà des effets économiques et budgétaires. Ainsi, il abonde largement les 100 milliards d'euros du plan français, dont 26 milliards d'euros ont déjà été engagés. En revanche, le débat sur un nouvel abondement me semble prématuré. Il convient de mettre en oeuvre le premier plan, révolutionnaire pour beaucoup d'États membres, de le faire vivre, d'évaluer son efficacité avant de réfléchir à un éventuel complément dans deux ou trois ans. Lors de la précédente crise, l'Union européenne n'a pas su convenablement gérer l'après-crise - le Président de la République l'a reconnu. Aussi, il convient de veiller à ne pas reproduire les mêmes erreurs.
S'agissant de la taxation des géants du numérique, il apparaît effectivement difficile de trouver un accord. Il faut nous fixer un horizon raisonnable à la fin du semestre pour obtenir un accord au niveau international, idéalement dans le cadre de l'OCDE. À défaut s'imposera une solution européenne, même si, pour des raisons tactiques ou de fond, de nombreux États membres préféreraient attendre l'établissement d'un cadre international. La Commission européenne a annoncé le dépôt d'un texte législatif sur le sujet d'ici l'été, mais son adoption nécessitera l'unanimité.
Vous m'avez également interrogé sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières. Son articulation avec le dispositif des quotas gratuits relève davantage d'une question de calendrier que de principe. À terme, les deux systèmes ne pourront pas cohabiter. Il convient donc de réfléchir au phasage du passage d'un dispositif à l'autre. Notre objectif est d'être ambitieux sur le plan climatique, sans pénaliser l'Union européenne d'un point de vue économique et social. Ce débat politique me semble essentiel.
Le Président de la République a évoqué les vaccins lors du dernier Conseil européen. Il a reconnu que les investissements avaient été insuffisants dans la phase de développement des vaccins et en matière de production. Pour autant, l'Union européenne se positionne en deuxième position mondiale en termes de fabrication de vaccins et devrait prochainement prendre la tête du classement avec deux milliards de doses produites annuellement d'ici à la fin de 2021. Évitons les faux débats sur les contrats et les prix et identifions les vraies erreurs afin de ne pas les reproduire, avec les vaccins de seconde génération. À titre de comparaison, les États-Unis ont dépensé 14 milliards de dollars pour financer la dernière étape des vaccins de première génération ; pour sa part, l'Agence européenne des médicaments (EMA) ne dispose que d'un budget, très insuffisant, de 150 millions d'euros. Il faudra allouer plusieurs milliards d'euros dans les prochains mois au bénéfice des vaccins de seconde génération. Aucun pays ne peut investir seul une telle somme ; l'effort doit donc être européen.
Vous avez évoqué la question frontalière et la question strasbourgeoise. Je suis parfaitement conscient de ce qui se passe aujourd'hui dans les bassins de vie frontaliers, et qui concerne quotidiennement plusieurs milliers de travailleurs. Maigre consolation : par la discussion avec les Allemands et les Länder, nous avons réussi à éviter une fermeture des frontières et obtenu que le dispositif de tests PCR quotidiens, prévu au départ, cède la place à des tests antigéniques deux fois par semaine. C'est tout de même pénible, c'est pesant et cela crée des tensions. Nous continuons l'effort de discussion avec les autorités allemandes et nous espérons que ces restrictions durent le moins longtemps possible. Bien sûr, la meilleure arme pour s'en débarrasser est d'améliorer la situation sanitaire et de vacciner rapidement.
Sur Strasbourg, vous connaissez mon engagement et celui du Gouvernement. Le contrat triennal, qui marque l'engagement des collectivités et de l'État en faveur de Strasbourg capitale européenne, sera finalisé dans les prochains jours, avec un engagement financier accru de certaines collectivités - pas toutes - et de l'État. C'est important à la fois sur le fond et comme signal. Je ne peux pas encore vous en dire la date exacte, mais le Président de la République se rendra prochainement à Strasbourg pour mettre en avant le contrat triennal, sans doute à l'occasion d'un événement européen - je pense notamment à la conférence sur l'avenir de l'Europe, dont nous insistons pour qu'elle soit inaugurée au siège du Parlement européen à Strasbourg.
Sur la position de l'Union européenne à l'égard de la Turquie, il faut être clair. Je crois que nous avons fait évoluer le consensus européen vers davantage de fermeté, ces dernières semaines. Certes, il y a encore des nuances ou des différences, parfois des divergences, au sein de l'Union européenne. Mais nous avons toujours réussi à préserver l'unité. Si je suis le premier à appeler à davantage de fermeté collective, rien ne serait pire qu'une position de fermeté contrebalancée par la souplesse excessive d'un pays qui se jetterait dans les bras d'Ankara pour discuter budget, migration, etc. Nous avons évité cela, renforcé les messages de fermeté et préparé des mesures de sanction, comme les Turcs le savent.
Au-delà de la fermeté et de l'unité, il y a une question de crédibilité. Après la visite de Mme von der Leyen et de M. Michel, et après une évaluation lucide des choses, si nous voyons, au-delà de quelques signaux tactiques en Méditerranée orientale, que la Turquie poursuit dans la mauvaise direction, nous devrons rouvrir le débat sur des mesures dures. En tous cas, nous avons réussi à déplacer le centre de gravité européen, en maintenant tout le monde à bord et en durcissant la position. Nous travaillons aussi sous des formats plus réduits, comme les exercices militaires de l'été dernier avec la Grèce, Chypre et l'Italie. La Grèce, en faisant de nouveau le choix d'avions français pour renforcer sa propre défense, participe aussi à la crédibilisation sécuritaire et politique de l'Union européenne dans la région. Nous ne lâcherons pas ce combat.
Je suis moins spécialiste de la question marocaine, mais vous avez raison, c'est une priorité que nous partageons avec l'Espagne. Nous souhaitons que l'Union européenne soit davantage à même de discuter avec le Maroc sur le plan migratoire et sur celui de l'investissement. Elle est encore trop dispersée : projets industriels ou écologiques allemands, discussion bilatérale hispano-marocaine sur les flux migratoires, et à l'occasion du déplacement récent de MM. Le Drian et Darmanin, échanges franco-marocains sur les visas et les contrôles migratoires. Mais il n'y a pas encore de stratégie européenne d'influence forte au Maroc, alors que d'autres puissances n'hésitent pas à s'investir davantage dans ce pays clé pour notre stabilité et la stabilité du Maghreb.
Sur les commandes de vaccins hors Union européenne, il y a beaucoup de fantasmes. Il n'est pas vrai que tous les pays européens sauf nous seraient allés, beaucoup plus offensivement que la France ne l'aurait fait, chercher des doses cachées dans telle ou telle capitale étrangère. Les pays qui ont fantasmé sur cette idée se sont souvent cassé les dents. Ainsi, les chefs de gouvernement autrichien et danois ont réalisé qu'Israël allait vite dans sa campagne de vaccination, mais ne produisait pas de doses de vaccins !
Il faut aussi être lucide et réaliste sur la situation russe. Il ne s'agit pas d'exclure le vaccin russe par principe politique, parce qu'il est russe : ce serait une faute sanitaire et politique. Mais le vaccin russe doit faire comme tout le monde, si j'ose dire, c'est-à-dire déposer son dossier, s'il estime être suffisamment efficace, devant l'Agence européenne des médicaments. Nous nous en remettons à l'avis commun européen. Les Russes ont déposé tardivement ce dossier, mais ils l'ont fait. La première étape de l'examen consiste en une revue scientifique, qui durera au moins jusqu'à la mi-juin. Ensuite, pour obtenir l'avis de l'EMA sur l'autorisation de mise sur le marché, il faudra encore quelques semaines. Ce vaccin ne sera donc vraisemblablement pas autorisé avant la fin du mois de juin.
Il y a deux conditions simples pour qu'un vaccin soit injecté dans les bras des Français : qu'il soit validé scientifiquement - c'est évidemment la moindre des choses - avec la même méthodologie pour tous les vaccins ; et qu'il soit produit ! Or ce qu'on sait aujourd'hui du vaccin russe, c'est qu'il est faiblement produit, quoi que donnent à voir les actes géopolitiques ou, pour le dire de manière plus directe, les coups de communication de nos amis russes pour montrer à quel point ils sont présents dans l'Union européenne, au service - ne soyons pas naïfs - d'une stratégie de division de l'Union européenne qui, pour l'instant, n'a pas fonctionné au-delà de quelques coups de canif. En tous cas, il n'y a pas une production massive de vaccins russes dont nous nous priverions. Simplement, nous respectons deux critères - validation scientifique, production industrielle - qui ne sont pas remplis, pour l'instant, pour ce vaccin. Quand ils le seront, sans doute au début de l'été, notre situation aura changé, puisque nous aurons beaucoup plus de doses de vaccin disponibles. Notre besoin sera beaucoup moins criant.
Nous n'excluons aucune solution ni aucune piste, mais ne nous faisons pas d'illusion non plus sur les vaccins russes ou chinois. Parmi les pays européens, seule la Hongrie a fait appel au vaccin russe et l'utilise. La Slovaquie y a fait appel, mais ne l'utilise pas. D'ailleurs, l'affaire a fait tomber son Premier ministre... Le vaccin n'est pas utilisé en Slovaquie parce que l'autorité sanitaire slovaque a dit n'être pas encore en mesure de l'évaluer et attendre l'avis de l'Agence européenne des médicaments. Le Chancelier Kurz, en Autriche, a indiqué qu'il était en discussion pour un million de doses ; mais l'agence sanitaire autrichienne, elle aussi, a indiqué qu'elle attendait l'avis de l'Agence européenne...
Bref, le sujet n'est pas une commande de doses, mais la production, et l'accélération de la production ! Tous les lots disponibles ont été commandés. Même, des doses qui ne sont pas encore produites ont déjà été commandées. L'Union européenne est le premier commanditaire de doses dans le monde : 2,6 milliards de vaccins. La question n'est pas d'en recommander davantage, c'est qu'elles arrivent.
Sur le plan de relance, nous aurons un débat entre pays européens, mais le cadre est clair depuis le Conseil européen du mois de juillet 2020 : il n'y a pas de droit de veto d'un pays sur un plan de relance national. Nous avons déjà une discussion en amont du dépôt final, qui interviendra au cours de ce mois, mais je récuse l'idée d'une conditionnalité entre une réforme particulière et un décaissement.
Sur les règles budgétaires, le débat doit s'ouvrir, et nous ne devons pas refaire l'erreur que nous avons faite en gérant mal l'après-crise en 2011, 2012 et 2013, en durcissant les règles budgétaires d'avant-crise appliquées à toute la zone euro. Pour adapter ces règles, alors que la situation économique est très différente, il faudra commencer par une discussion franco-allemande, sans doute fin 2021 ou au début de l'année 2022, avec le nouveau gouvernement fédéral. La Commission européenne envisage des propositions, y compris législatives, d'ici à la fin de l'année, donc c'est un sujet que nous aurons à traiter au fond, sans doute déjà au cours de la présidence française de l'Union européenne en début d'année prochaine. En tous cas, il faudra veiller à adapter ces règles à notre besoin d'investissements, notamment écologiques et numériques.
M. Jean-François Rapin, président. - Je souhaite revenir sur la vaccination, sans angélisme, mais avec nuance, pour vous dire comment, en tant que professionnel de santé, je ressens les choses, mais aussi en tant que président de la commission des affaires européennes. Je vois de plus en plus chez les peuples un sentiment anti-européen, qui naît du retard de la vaccination. C'est vrai en France, et même en Allemagne, ce qui est assez incroyable : en Allemagne, le peuple s'exprime de façon assez sévère sur ses dirigeants, mais aussi sur la gestion de la crise.
Je pense qu'une erreur stratégique de communication a été faite quand, le 27 décembre, on a vacciné la première française, prénommée Mauricette, parce qu'on a fait croire au peuple français qu'on allait très rapidement pouvoir vacciner tout le monde. Ce fut une erreur de communication dramatique, car la vaccination efficace a en fait commencé à se mettre en place un mois et demi plus tard. Il ne serait pas mauvais de faire un mea culpa sur ce point. Sans cette annonce anticipée, le peuple français aurait mieux compris. Mon propos peut vous sembler critique, mais il correspond à un ressenti largement partagé.
Le Président de la République l'a dit encore hier : les médecins, les pharmaciens peuvent vacciner. Mais, monsieur le ministre, nous n'avons pas de vaccins ! La semaine dernière, j'ai obtenu un flacon, et j'ai vacciné treize personnes dans mon cabinet médical en 55 minutes - quand le parcours moyen, dans un vaccinodrome, est d'une heure. Cette semaine, les pharmaciens nous informaient que la plateforme de commande des vaccins est fermée, faute d'un nombre suffisant de doses. La réalité du terrain est là : un discours national qui fait penser aux gens qu'ils peuvent être vaccinés, comme ils le veulent - et demain chez leur vétérinaire ou leur dentiste - et un manque criant de vaccins. Je sais qu'ils vont venir, mais il serait bon de montrer au peuple, de temps en temps, qu'on est capable de reconnaître avoir fait une erreur. On a gâché les espoirs des Français dans la vaccination.
Puis, on a vacciné avec l'AstraZeneca, mais une polémique a éclaté sur la qualité du vaccin. Sachez que beaucoup de ceux qui ont reçu leur première dose ne veulent plus recevoir la deuxième dans deux mois ! Ce que je viens de dire, je l'ai sur le coeur depuis un certain temps, et cela a sans doute beaucoup alimenté le sentiment anti-européen. L'Europe ne s'est pas trompée en disant qu'il fallait vacciner tout le monde, de façon cohérente, solidaire, intelligente. Mais les États membres n'ont pas pu suivre, faute d'avoir les bons éléments.
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Mon sentiment est que nous avons tenu une ligne de crête entre la défiance vaccinale, qui était assez largement répandue, et une sorte d'impatience qui s'est matérialisée plus vite qu'on ne pensait. Nous avons tous été surpris par cette impatience, clairement liée au ras-le-bol des restrictions. La défiance initiale s'est transformée en confiance obligatoire dans le vaccin, puisque nos concitoyens ont décidé de passer outre leurs doutes pour sortir de cette situation.
Sur le cadre européen, je suis plus directement concerné encore. C'est mon obsession que tout se passe bien. Si, dans deux mois, l'Europe a décroché, notamment sur les vaccins de seconde génération ou le rythme de vaccination, et qu'on voit les images d'ailleurs où tout se passe beaucoup mieux, cela écrasera tous nos efforts. Je suis parfaitement lucide sur le fait que c'est l'image du jour qui compte !
Au Royaume-Uni, en décembre, c'était la catastrophe. D'ailleurs, les Britanniques auront sans doute à déplorer entre 35 000 et 40 000 morts de plus que nous, à population égale. Mais ce qui compte, c'est la dernière image. Et aujourd'hui, les Anglais vaccinent plus vite. Notre obsession est donc d'accélérer le rythme de la vaccination, comme vous l'a rappelé hier Thierry Breton, non pas pour dire que nous sommes les meilleurs du monde, mais pour que ce soit visible. D'ici au mois de mai ou de juin, je pense que c'est possible. J'espère qu'en juin la situation sera bien meilleure, et que la perception de l'Europe sera que nous avons relevé le défi, que nous sommes les meilleurs producteurs de vaccins du monde, et que nous avons préparé la suite. Si nous n'avons pas une vaccination qui marche en Europe, la perception sera mauvaise.
Les difficultés sont là. Il y a sans doute eu des erreurs. Je suis obsédé par la nécessité d'identifier les bons problèmes. Sinon, comment corriger les choses ? On peut faire un débat a posteriori sur les prix, les lenteurs administratives, etc. Mais ce n'est pas le sujet. Le sujet, c'est l'industriel et l'anticipation de la seconde génération. Pour l'instant, la perception de l'Europe n'est pas bonne. On peut dire aux gens qu'ils ont tort de penser ainsi, cela ne change rien : il faut changer la réalité.
Mme Marta de Cidrac. - Notre président ayant bien exprimé ce que je souhaitais partager, je ne reviendrai pas sur le déploiement du vaccin. Vous avez évoqué le vaccin de deuxième génération, et plus spécifiquement le programme d'incubateur HERA, lancé en février, qui a comme vocation de contrôler les variants, d'anticiper les pandémies futures, et de préparer le fameux vaccin de seconde génération. Vous avez parlé de 150 millions d'euros. À combien estime-t-on le coût de ce programme ? Quelles sont les échéances ? Comment ce programme pourrait-il profiter à notre industrie française ?
À l'occasion de notre débat préalable à la réunion du Conseil européen, j'avais évoqué l'empreinte environnementale du numérique. Je souhaiterais revenir sur cet aspect. Si on regarde la trajectoire environnementale du numérique, comparée avec celle du secteur aérien, on voit bien qu'on a des soucis à se faire pour l'avenir. L'empreinte environnementale du numérique est-elle prise en considération alors qu'il y a beaucoup plus d'humains qui utilisent le numérique que d'humains qui prennent l'avion ? Vous avez évoqué un certain nombre d'erreurs commises par manque d'anticipation...
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je remercie notre président d'avoir été le porte-parole de ce que nous ressentons très profondément sur la question de la stratégie vaccinale. Les failles de communication sont désastreuses et l'enjeu, aujourd'hui, est de rebâtir la confiance avec les Français, comme après la question des masques, sur laquelle la communication avait été aussi contradictoire et incohérente.
Sur le numérique, vous avez rappelé qu'on avançait, et qu'il fallait mobiliser l'ensemble des outils qui sont à notre disposition, et notamment les outils fiscaux, les outils juridiques et les outils diplomatiques. Mais la politique fiscale ne peut être l'alpha et l'oméga d'une politique de reconquête de notre souveraineté. Il faut une politique industrielle digne de ce nom. Vraiment, les trente dernières années ont été calamiteuses en termes de bilan industriel. Nous nous sommes attachés à développer le marché intérieur, mais pas à créer un écosystème autonome en Europe. Il ne s'agit pas de recréer un système souverain, mais au moins de reprendre la main sur des éléments de la chaîne numérique.
Toutes les nations qui ont développé des écosystèmes technologiques puissants ont investi massivement et de manière volontariste. Avons-nous la volonté de développer des capacités de stockage et de traitement de nos données suffisantes sur notre continent ?
M. André Reichardt. - Sur le franchissement de la frontière, vous dites qu'on a échappé au pire. Bien, mais ce n'est pas satisfaisant. Le double contrôle par semaine est très mal vécu par les travailleurs frontaliers. Ce matin encore, un maire m'interpellait violemment sur la question. Cela ne peut pas continuer comme cela. La situation n'est pas acceptable. Pour certains Alsaciens, cela s'assimile presque à une fermeture de frontière.
L'apprentissage transfrontalier a connu un développement très important ces deux dernières années. Les difficultés de franchissement de la frontière sont de nature à casser cette dynamique, de notre côté comme chez les Allemands, qui sont pourtant très demandeurs de cette main d'oeuvre. Que pouvez-vous faire, à votre niveau, pour sensibiliser vos collègues sur cette question ? Dans les circonstances actuelles, il faut redonner un espoir à la jeunesse - et l'apprentissage transfrontalier est aussi de nature à donner une nouvelle image de l'Europe telle que nous la souhaitons.
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Le concept de vaccin de seconde génération mérite d'être précisé. Il s'agit de se mettre en mesure, sur le plan de la recherche et de la production industrielle, de produire des vaccins adaptés à des variants et à des mutations. Contre les variants récents, malgré leur agressivité, les vaccins dont nous disposons actuellement sont efficaces - sauf peut-être contre le sud-africain. La solidarité internationale est aussi indispensable pour maîtriser la pandémie. Il faut vacciner le monde entier, non seulement par bienveillance et humanisme - ce qui serait déjà une bonne raison - mais aussi parce que c'est notre intérêt sanitaire.
Ce que nous faisons au niveau européen va dans la bonne direction, mais n'est pas encore suffisant. HERA est la préfiguration d'une agence de type Barda. Nous devons identifier les vrais problèmes : l'un d'eux était que l'Europe n'était pas équipée sur le plan sanitaire. Je ne crois pas à une Europe de la santé qui s'occupe de tout, ce serait absurde. Mais sur des sujets industriels de production, je crois que le cadre européen doit être réformé. Pour la seconde génération, ce qu'il faut, c'est mettre des moyens. Les 150 millions d'euros annoncés ne sont pas suffisants, bien sûr. Il y a quelques poches de financement que nous pouvons mobiliser : le nouveau budget de santé de 5 milliards d'euros, dans le budget européen, mis en place à partir de 2021 pour sept ans, et le programme Horizon Europe, qui est beaucoup mieux doté, avec près de 100 milliards d'euros. Il faut rester très pragmatique : il y aura aussi des financements nationaux. Nous serions bien inspirés, dans les semaines qui viennent, de prévoir une conférence européenne pour réunir des moyens financiers rapidement. On ne peut pas dire que le problème a été le manque de moyens par rapport aux États-Unis, et ne pas en tirer la conséquence pour la suite. Un tel fonds européen devrait être focalisé sur les capacités de production et le développement de nouvelles générations de vaccin. Avant l'été, il faut avoir pris une initiative de cette nature.
La question de l'empreinte environnementale du numérique devient, au même titre que celle des vols en avion, de plus en plus prégnante : nous devons nous en saisir, si l'on veut éviter les craintes millénaristes. Nous pourrions sans doute inscrire ce sujet à l'ordre du jour de la présidence française de l'Union européenne, pour l'évaluer de manière rationnelle et prendre des décisions adaptées. Les jeunes savent déjà qu'un simple courriel consomme de l'énergie. Cette question n'est pas anecdotique. La consommation d'énergie pourrait faire partie des critères à prendre en compte dans la mise en place d'un cloud européen ou dans les clauses environnementales renforcées dans les marchés publics. Il faut aussi mieux informer le consommateur. Mais les opérateurs l'ont bien compris, puisque l'un d'entre eux axait déjà sa campagne publicitaire sur ce thème.
Madame Morin-Desailly, notre politique industrielle a changé d'approche ces dernières années. Celle-ci doit s'articuler à trois niveaux. Au niveau national, nous devons renforcer notre compétitivité. Avant la crise, on recommençait à créer des emplois industriels grâce à notre politique en faveur de l'attractivité, à une politique fiscale stable et lisible, et à notre réforme du marché du travail.
Cette action doit se combiner avec une évolution de la politique de concurrence européenne. Une approche statique, fondée sur la seule analyse du marché pertinent, n'est plus adaptée. La décision sur la fusion d'Alstom et de Siemens a été révélatrice ; elle manquait d'une vision dynamique : si la Chine n'est pas encore leader en Europe, elle risque de le devenir dans les prochaines années. On doit défendre les intérêts européens et pas simplement ceux du consommateur aujourd'hui. Ce changement d'approche n'est pas que juridique, il est aussi politique et nous poussons en ce sens.
Il faut aussi faire évoluer notre politique commerciale et garantir une plus grande protection au niveau européen, grâce à des règles antidumping. La Commission fera bientôt une proposition, que nous soutenons, sur le contrôle des subventions étrangères et le contrôle des investissements stratégiques. Il s'agit d'interdire à des entreprises subventionnées à l'étranger, et qui ne sont donc pas à armes égales avec nos entreprises, d'être éligibles à nos marchés publics, et d'imposer une réciprocité dans l'ouverture des marchés, l'Europe étant le continent où les marchés publics sont les plus ouverts au monde. Certains secteurs, comme le photovoltaïque, ont été balayés par cette concurrence déloyale. Nous avons réussi à protéger nos producteurs d'acier grâce à l'instauration de règles antidumping. S'agissant du contrôle des investissements étrangers, une première étape a été franchie il y a deux ans, mais il faut aller plus loin, car la Commission n'est qu'informée des grands investissements de pays tiers et ne peut pas intervenir.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Pourquoi ne pas s'inspirer du Small Business Act américain ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - J'y suis très favorable, mais, pour être honnête, une telle mesure semble, dans l'immédiat, beaucoup plus difficile à obtenir au niveau européen que le contrôle des subventions étrangères ou la régulation des marchés publics. La réforme des procédures de concurrence et des pratiques commerciales, pour lutter contre le dumping et contrôler les investissements étrangers, me semble être une façon de rééquilibrer notre politique industrielle.
Enfin, j'entends vos interpellations sur la vie frontalière. J'étais en Moselle récemment : les travailleurs frontaliers ne comprennent pas les barrières. Au-delà de la gêne provoquée, l'exigence d'un test revêt avant tout une dimension symbolique, qui nie le caractère intégré de leurs vies. À Sarreguemines, on est à 500 mètres de la frontière, et pourtant il faut un test PCR pour la passer. Cette barrière n'a guère de sens. Il faut absolument éviter de refermer les frontières comme cela a été fait en 2020. Les répercussions seraient durables, notamment sur le plan symbolique. Rétablir des barrages de police à la frontière franco-allemande ne serait pas neutre ! Nous essayons de faire en sorte que les restrictions soient les moins pénalisantes possible et j'espère qu'elles ne dureront pas. Avec les collectivités, nous sommes en relation permanente avec nos homologues allemands. Nous développons les tests antigéniques et accélérons le déploiement des tests salivaires.
En ce qui concerne l'apprentissage transfrontalier, je crois à la coopération bilatérale. Une conférence intergouvernementale sera organisée dans les prochains mois avec le Luxembourg. De même, avec l'Allemagne, nous examinerons aussi ces questions dans quelques semaines. C'est en demandant aux employeurs et aux chambres de commerce d'identifier les verrous et de proposer des actions concrètes que l'on avance, bien plus que par une grande déclaration franco-allemande. Ce modèle a fait ses preuves avec l'Espagne.
M. Pierre Cuypers. - La politique agricole commune (PAC) puise ses racines dans l'exigence de garantir la souveraineté alimentaire de l'Europe. Elle doit demeurer un outil économique résilient dans tous les territoires de notre pays ; elle contribue à préserver le pouvoir d'achat des ménages.
Or la feuille de route proposée est à l'opposé des attentes du monde agricole. Le projet de la Commission est une usine à gaz. Les mesures environnementales imposées vont à l'encontre des exigences du développement économique et ne permettront pas de maintenir une agriculture dans notre pays.
M. André Gattolin. - Vous avez partiellement répondu sur la réaction du chancelier Kurz lors de la visioconférence, lorsque la question de la covid a été posée. Pourquoi un Conseil européen prévu pour durer deux jours n'a-t-il duré qu'un seul jour ? Son agenda était pourtant assez dense et M. Biden est intervenu en vidéoconférence. Quid de la Russie ? Il est juste indiqué que le Conseil européen a pris connaissance des derniers développements des relations entre l'Union européenne et ce pays, et qu'un débat stratégique sera organisé au cours d'un prochain Conseil européen. Pourtant ce dossier est sensible. M. Navalny a entamé une grève de la faim.
On a l'impression que tout est suspendu jusqu'aux élections allemandes : on renvoie la question chypriote à l'ONU ; aucun changement d'attitude quant au traité d'investissement avec la Chine voulu par l'Allemagne ; abstention sur la question russe, sujet sensible au sein de la grande coalition allemande. On ne sait à quelle valse-hésitation joue l'Allemagne dans cette période électorale...
Mme Christine Lavarde. - Le Conseil européen a été suivi d'un sommet de la zone euro, qui a donné lieu à un entretien avec la présidente de la Banque centrale européenne (BCE) et le président de l'Eurogroupe : la déclaration finale plaide pour renforcer le rôle de l'euro, accroître l'autonomie stratégique de l'Union européenne, contribuer à la stabilité du système financier mondial et soutenir les entreprises et les ménages européens. J'ai l'impression que les politiques européenne et américaine divergent, les États-Unis venant de lancer un vaste plan d'investissement. N'êtes-vous pas inquiet en raison de la surévaluation de l'euro qui pénalise nos entreprises ?
M. Victorin Lurel. - Le Président de la République affirmait que le vaccin était un bien commun : quelle est la position de la France à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ? Quelle est celle de l'Europe à cet égard ? Cette pandémie est mondiale. Il faudra vacciner dans tous les pays, si l'on veut en sortir.
La Cour de Karlsruhe a suspendu le processus de ratification du plan de relance. Que ferons-nous si le blocage persiste ?
En ce qui concerne le maintien du budget du programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (Posei) qui bénéficie aux outre-mer, le Conseil et la Commission font de la résistance, alors que les demandes exprimées sont très raisonnables. Où en est-on ?
Quelle est votre position sur la hausse du plafond du régime spécifique d'approvisionnement (RSA), qui est une aide à l'importation de céréales destinées à la transformation prévue dans les mesures Posei ? Depuis 2013, ce plafond est bloqué à 26,9 millions d'euros. La profession souhaite une hausse à 35 millions.
Dernière demande des outre-mer : l'autorisation de percevoir des cotisations professionnelles étendues. Cette mesure est aujourd'hui réservée à la viande ; au sein de l'interprofession, d'autres familles de produits ne sont pas assujetties.
Je demande à M. le secrétaire d'État que la France défende ces positions qui ont déjà fait l'objet de discussions au Parlement européen.
M. Jean-Yves Leconte. - Je veux souligner trois points de vigilance.
Le volume du plan états-unien de relance et d'investissement dans les infrastructures est très important, d'un ordre de grandeur incomparable à celui que nous commençons à mettre en place en Europe. Au-delà de l'incertitude liée à la décision du tribunal de Karlsruhe, les montants en jeu aux États-Unis suscitent des inquiétudes relatives aux pressions inflationnistes qui pourraient en résulter et à leurs effets sur notre capacité à avoir accès à de l'argent pas cher. Notre plan de relance ne risque-t-il pas d'être trop modeste et trop tardif, avec un risque de décrochage ?
Deuxième point de vigilance : nous avons récemment présenté un rapport sur l'État de droit en Europe assorti d'un avis politique à la commission des affaires européennes, qui les a adoptés ; on sent un durcissement, dans les pays concernés, pour faire prévaloir le droit national sur le droit européen. Les outils dont nous disposons nous permettent-ils de faire face à ces évolutions inquiétantes susceptibles de dynamiter l'Union européenne ?
Un mot, enfin, sur les questions migratoires. Notre perte d'influence, notre défaut d'attractivité, le déficit d'image de l'Union européenne sont aussi liés à notre obsession des laissez-passer consulaires et à l'hégémonie de cette fausse notion d'« appel d'air ». Ne faudrait-il pas revoir notre politique de voisinage en refusant de céder à l'obsession migratoire ? Quid de la capacité de l'Union à faire évoluer les propositions de la Commission européenne, qui oscille aujourd'hui entre statu quo et aggravation de la politique actuelle ?
Mme Florence Blatrix Contat. - Ma collègue Catherine Morin-Desailly vous a interrogé sur la question des données d'un point de vue stratégique, économique et démocratique. Je vous ai moi-même interrogé la semaine dernière sur le développement des capacités européennes d'acheminement, de stockage et de traitement des données. Pour la première fois, en 2020, les entreprises ont dépensé davantage dans le cloud que pour moderniser leurs propres salles de stockage. En France, l'essentiel de l'informatique n'est toujours pas dans le cloud : 70 % des données sont encore hébergées dans des salles blanches ou dans des sièges d'entreprises - il existe donc un vrai potentiel de croissance.
Il y a là un volet important de l'autonomie stratégique de l'Union. Où en est la mise en oeuvre du projet Gaïa X ? Comment l'Europe saura-t-elle saisir cette opportunité de développement ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Un mot, tout d'abord, sur la politique agricole commune. Le ministre Julien Denormandie est à la manoeuvre pour poursuivre la négociation, mais nous avons d'ores et déjà évité la renationalisation de la PAC qu'aurait sans doute provoquée l'adoption des positions initiales de la Commission. La double exigence de conformité et de performance que la Commission envisageait dans sa réforme initiale aurait été à l'inverse de la logique qu'elle prônait, qui visait plutôt à donner des marges de manoeuvre aux États membres : on aurait créé de la rigidité supplémentaire. Nous sommes plutôt allés vers une uniformisation des exigences environnementales, ce qui est très important pour la compétitivité française.
S'agissant du budget de la PAC, nous avons évité le recul massif de 15 % que la Commission proposait au départ et stabilisé sur sept ans les paiements directs, par le jeu des transferts entre pays. Au total, en incluant le plan de relance, nous pouvons dire que nous avons assuré la stabilité des retours financiers français pour l'agriculture hors inflation, en euros courants, pour les sept ans à venir. Tel était l'objectif partagé avec les organisations professionnelles, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) notamment. Concernant la négociation des derniers paramètres qui a lieu actuellement au Parlement européen, nous pourrons en rediscuter.
J'en viens aux questions de Victorin Lurel. Nous avons réussi à éviter, fin 2020, la baisse de l'enveloppe du Poséi au terme d'une bataille difficile. Il faut maintenant que nous garantissions sa stabilité financière pour l'ensemble de la période budgétaire 2021-2027 - nous devrions y arriver. Quant à la hausse du plafond du régime spécifique d'approvisionnement, ce sujet est bloqué depuis 2013-2014 ; il doit faire l'objet d'un suivi spécifique de la part des ministères concernés.
Je réponds à André Gattolin : le sujet de la Russie n'a été évoqué qu'un très court instant au Conseil européen ; il fera l'objet de discussions plus approfondies la prochaine fois. Je ne me lancerai pas dans un commentaire sur la stratégie allemande à l'égard de la Russie. Je ne sais pas vous dire quelle sera la politique européenne et russe de l'Allemagne à l'issue du scrutin fédéral de fin septembre, mais nous avons déjà fait la démonstration de l'unité franco-allemande avec les dernières sanctions prises, à la suite de l'affaire Navalny, dans le cadre de la réglementation Magnitski.
M. André Gattolin. - Pourquoi ce point a-t-il été traité aussi brièvement ?
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Un suivi était prévu, mais compte tenu de l'ordre du jour et de la place prise par les vaccins dans la discussion, il a été décidé de revenir sur le sujet ultérieurement.
Sur les questions relatives à la zone euro, une séquence a effectivement été consacrée au rôle international de notre monnaie, avec un point de situation de Christine Lagarde et de Paschal Donohoe pour l'Eurogroupe. Le rôle international de l'euro n'a pas massivement évolué, même si, à la faveur de la crise, la part de l'euro dans les transactions internationales remonte légèrement, celle du dollar baissant à due proportion. On reste néanmoins à plus de 60 % pour le dollar contre un plus de 20 % pour l'euro. Comment renforcer le rôle international de l'euro au-delà de l'action sectorielle ? Les deux leviers à notre disposition sont la relance et l'innovation financière, qu'il s'agisse de l'euro numérique ou des obligations vertes. Si notre monnaie est vue comme porteuse des grandes innovations d'endettement dans les années à venir, elle sera attractive et elle se placera devant le dollar. Le plan de relance n'est pas qu'une façon d'être solidaire, c'est aussi un moyen d'émettre de la monnaie commune sur les marchés internationaux. Ces titres contribueront au renforcement international de l'euro. Le Président de la République l'a rappelé lors d'un précédent sommet, on ne peut pas vouloir renforcer le rôle international de l'euro, qui ne se décrète pas, et être hostile à l'idée d'un budget commun beaucoup plus fort. Notre plan de relance va dans la bonne direction à cet égard.
En ce qui concerne la comparaison entre le plan de relance européen et le plan de relance américain, remettons les choses à leur juste place. D'abord, le plan Biden n'est pas un plan de relance stricto sensu, c'est un plan d'urgence. Il est comparable à ce que nous faisons en matière de chômage partiel et de soutien au pouvoir d'achat : c'est en quelque sorte un rattrapage en termes de protection sociale. Si le plan américain est nécessaire à cette hauteur, c'est aussi parce que le modèle structurel des États-Unis est moins protecteur et dénué d'amortisseurs sociaux. La France compte 20 points de plus de dépenses publiques que les États-Unis. Certains pourraient dire que c'est trop en régime de croisière, mais en période de crise, cela nous offre des protections sociales dont nous pouvons être fiers. Elles fonctionnent, c'est pourquoi nous avons moins besoin de ce genre de grand plan massif.
Cela étant, il y a dans ce plan une composante d'investissement et de relance importante. À la suite du discours de Pittsburgh, cette dimension sera certainement renforcée. On nous annonce un plan du même ordre de grandeur pour la décennie à venir jusqu'en 2030 en matière d'investissement et d'infrastructure. Vous avez raison, il ne faudrait pas que nous ayons un décrochage post-crise dans l'investissement à long terme par rapport aux États-Unis. C'est la raison pour laquelle le Président de la République a évoqué la possibilité de compléter notre réponse de relance européenne. Il ne s'agit pas, encore une fois, de comparer nos 750 milliards d'euros aux 1 900 milliards de dollars du plan américain : c'est dans la stratégie d'investissement qui va suivre que nous devons nous remettre au niveau des montants engagés par les États-Unis et par les autres grands concurrents internationaux.
Victorin Lurel a également évoqué la question vaccinale. Oui, nous défendons l'idée que les vaccins doivent être un bien public mondial. Mais ce n'est pas en levant la protection des brevets que nous y parviendrons. D'abord, soyons clairs, l'innovation doit être rémunérée. Nous avons parlé des vaccins de seconde génération : comment espérer des progrès si nous disons aux grandes start-up, qui nous apporteront demain des solutions que nous n'imaginons pas encore aujourd'hui, qu'elles ne seront pas rémunérées pour leurs efforts ?
En revanche, cette rémunération légitime ne doit pas priver les pays, qui n'ont pas les moyens financiers ou industriels, d'accéder aux vaccins. Il faut donc encourager la production locale. C'est ce que nous cherchons à faire avec la directrice générale de l'OMC grâce au transfert de technologie. Il faut également, à court terme, faire preuve de solidarité dans l'achat et la livraison de doses de vaccin. C'est tout l'objet de l'initiative internationale Covax dont nous sommes à l'origine. Même si la période est tendue, nous avons réussi à livrer plus de 30 000 millions de doses dans cinquante-sept pays. Nous vaccinons en priorité en Afrique les soignants pour ne pas que le système de santé craque. C'est ainsi que nous honorerons progressivement la promesse de faire du vaccin un bien public mondial. C'est aussi la raison pour laquelle l'Union européenne a commandé beaucoup plus de doses que nécessaires pour sa population, afin de participer encore davantage à cette solidarité internationale.
En ce qui concerne la Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe, nous n'anticipons pas de blocage. Je veux croire que nous allons y arriver, et vite. Nous avons surmonté beaucoup de péripéties, y compris sur le programme de financement monétaire européen de crise en mai 2020. Nous avons surmonté des tabous politiques sur l'endettement commun. Je pense aussi à la question de la conditionnalité sur l'État de droit avec la Pologne et la Hongrie, et aux ratifications nationales, qui sont difficiles partout, surtout dans un délai très court et à vingt-sept, mais nous y parviendrons une fois de plus. Si ce n'était pas le cas, nous trouverions d'autres solutions. Mais je ne souhaite pas envisager un scénario de blocage allemand, qui serait un scénario noir.
Je rebondis sur les autres questions du sénateur Jean-Yves Leconte sur l'État de droit. Nous relevons effectivement des évolutions inquiétantes dans certains pays. Mais je veux rester optimiste puisque c'est devenu un vrai sujet de préoccupation et d'actions européennes. Il y a deux ou trois ans, qui s'intéressait à ce qui se passait en Hongrie, en Pologne ou ailleurs en matière d'État de droit ? Aujourd'hui, nous avons des mécanismes renforcés de conditionnalité budgétaire. Même s'ils sont encore insuffisants, ils constituent une véritable avancée. La Commission européenne a saisi hier, au sujet de la Pologne, la Cour de justice de l'Union européenne, qui décidera en toute indépendance et objectivité. Elle l'a déjà fait sur la réforme du Tribunal constitutionnel polonais. Cette pression continue. Nous la maintiendrons de toutes les manières possibles : la revue des pairs du Conseil sur la question de l'État de droit, l'article 7, les recours juridiques, etc.
Sur la question des migrations, je ne suis pas sûr d'avoir compris votre interrogation. J'ai relevé la question des laissez-passer consulaires. Il ne faudrait pas, selon vous, que notre politique à l'égard des pays concernés se résume à la question migratoire, c'est bien cela ?
M. Jean-Yves Leconte. - Il ne faudrait pas qu'elle se résume à l'obtention des laissez-passer consulaires et à la peur de « l'appel d'air ». Les difficultés pour obtenir des visas et les différentes vexations subies engendrent un délitement progressif de la relation entre les pays du Sud et l'Union européenne, au profit, en particulier, de la relation avec la Turquie. C'est assez préoccupant.
M. Clément Beaune, secrétaire d'État. - Je suis tout à fait d'accord, il ne faut pas résumer la relation avec notre voisinage méditerranéen ou avec l'Afrique à la question migratoire. En termes d'investissement, d'éducation, de mobilité et d'investissements privés, beaucoup de choses restent à faire. C'est l'objet du sommet Afrique-France qui se tiendra dans les prochaines semaines. Nous réfléchissons à un autre événement entre l'Afrique et l'Europe pour élargir notre agenda au-delà des questions de développement et de migration au cours de l'année 2022, durant la présidence française de l'Union européenne. Nous partageons donc votre volonté de ne pas résumer notre relation à la Méditerranée à un agenda migratoire.
Mme Blatrix-Contat m'a interrogé sur le numérique, en particulier sur Gaia-X. Une des exigences portées par le commissaire Thierry Breton, et que nous avons soutenue, est que tous les plans de relance nationaux comprennent 20 % de dépenses consacrées à la transition numérique, qu'il s'agisse du développement de la 5G, du projet commun franco-allemand Gaia-X, de la relocalisation des données, etc. Il s'agit d'asseoir une compétence souveraine européenne. Au-delà du tragique incendie récent, OVH reste un vrai champion. Nous aurons l'occasion dans les cinq ans à venir de développer une vraie stratégie de relocalisation des données sensibles au sein de l'Union européenne. Nous en avons la capacité industrielle, notamment en France. Gaia-X est un beau projet franco-allemand dans le domaine du cloud. Beaucoup de pays européens s'y rallient progressivement. Un autre outil qui permettra de financer des projets communs et qui a montré son utilité dans le domaine des batteries électriques, et demain dans l'hydrogène, est constitué par les Important Projects of Common European Interest (IPCEI). Il s'agit d'un cadre européen très utile, qui permet de se détacher des règles de concurrence, notamment en matière d'aides d'État. L'IPCEI permet, en effet, un financement public sans contrainte, avec à chaque fois un soutien du budget européen en complément.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci, monsieur le secrétaire d'État, d'avoir accepté cette audition, dans un contexte sanitaire aussi compliqué.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 heures 45.