- Jeudi 25 mars 2021
- Étude sur le logement dans les outre-mer - Audition de M. Philippe Estingoy, directeur général, accompagné de M. Aurélien Lopes, responsable du programme inter-outre-mer pour des bâtiments résilients et économes en énergie (OMBREE), de l'Agence qualité construction (AQC), de M. Antoine Desbarrières, directeur de Qualitel et président de Cerqual, accompagné de Mme Lisa Sullerot, directrice des relations institutionnelles et collectivités locales, et de M. Cédric Caillier, responsable de la certification outre-mer
- Étude sur le logement dans les outre-mer - Audition de M. Jean-Christophe Bouissou, ministre du logement, de l'aménagement et des transports scolaires du gouvernement de la Polynésie française, accompagné de M. Oraihoomana Teururai, délégué à l'habitat et à la ville, et Mme Emmanuelle Thénot, directrice de la délégation à l'habitat et à la ville
Jeudi 25 mars 2021
- Présidence de M. Stéphane Artano, président -
Étude sur le logement dans les outre-mer - Audition de M. Philippe Estingoy, directeur général, accompagné de M. Aurélien Lopes, responsable du programme inter-outre-mer pour des bâtiments résilients et économes en énergie (OMBREE), de l'Agence qualité construction (AQC), de M. Antoine Desbarrières, directeur de Qualitel et président de Cerqual, accompagné de Mme Lisa Sullerot, directrice des relations institutionnelles et collectivités locales, et de M. Cédric Caillier, responsable de la certification outre-mer
M. Stéphane Artano, président. - Mes chers collègues. Dans le cadre de l'étude sur le logement dans les outre-mer, nous auditionnons aujourd'hui M. Philippe Estingoy, directeur général de l'Agence qualité construction (AQC), accompagné d'Aurélien Lopes, responsable du programme inter-outre-mer pour des bâtiments résilients et économes en énergie (OMBREE). Nous recevons également M. Antoine Desbarrières, directeur de Qualitel et président de Cerqual, accompagné de Mme Lisa Sullerot, directrice des relations institutionnelles et collectivités locales, et de M. Cédric Cailler, responsable de la certification outre-mer.
Nous les remercions vivement d'accepter de répondre aux questions de nos trois rapporteurs - Guillaume Gontard, Micheline Jacques et Victorin Lurel - sur les aspects qualitatifs et de performance des logements dans nos outre-mer.
En effet, au-delà du déficit quantitatif de l'offre de logements en outre-mer, notre rapport se doit d'aborder les questions d'amélioration et d'adaptation de l'habitat ultramarin aux défis actuels, comme celui de la transition énergétique dans le secteur du bâtiment. Nous sommes donc particulièrement intéressés par un diagnostic éclairé de la situation dans les territoires ultramarins ainsi que par vos propositions sur l'habitat neuf ou ancien.
Vous le savez également, le comité de pilotage du PLOM s'est réuni le 18 mars dernier pour faire le point sur la mise en oeuvre du Plan logement outre-mer (PLOM) 2019-2022. Le Gouvernement a ainsi annoncé que près de 8 000 logements ont été construits ou réhabilités en 2020 grâce à un investissement massif de l'État de 215 millions d'euros. En outre, tous les PLOM territoriaux ont été élaborés ou sont en cours de mise en oeuvre. En 2021, l'État devrait encore amplifier ses investissements pour le logement dans les outre-mer, à hauteur de 250 millions d'euros, afin d'augmenter et d'améliorer l'offre de logements dans les territoires ultramarins.
La présente audition est donc aussi l'occasion de revenir sur ces différentes annonces. Je vous rappelle que lors d'un débat en séance publique le 2 mars dernier sur le thème « construire plus et mieux en France », nos collègues Viviane Artigalas et Marie-Laure Pinera-Horth ont interpellé la ministre Emmanuelle Wargon sur ces sujets. Ce premier bilan depuis l'adoption du nouveau PLOM constitue un premier encouragement à poursuivre nos travaux.
Je propose que nous débutions sans plus tarder l'audition de MM. Philippe Estingoy et Aurélien Lopes de l'Agence qualité construction pour une présentation générale liminaire. Je donnerai ensuite la parole à M. Antoine Desbarrières de Qualitel ainsi qu'à son équipe. Les trois rapporteurs vous interrogeront pour des éclairages complémentaires. Je donnerai enfin la parole à nos autres collègues, en présentiel ou en distanciel, qui pourront poser à leur tour leurs questions.
M. Philippe Estingoy, directeur général de l'Agence qualité construction (AQC). - L'Agence qualité construction est une association loi 1901 qui regroupe les principales organisations professionnelles. Elle a vocation à prévenir les désordres dans le bâtiment et à améliorer la qualité de la construction. Je rappelle qu'elle a été créée à l'initiative de l'État en corollaire de la loi Spinetta. Pour mener à bien sa mission, l'AQC dispose d'un observatoire qui lui permet de détecter les causes de la sinistralité. En parallèle, l'AQC réalise de la prévention des désordres sur les produits et techniques de construction. Dans ce cadre, elle produit de nombreux outils autour des sujets de sinistralité, à destination de tous les professionnels et des particuliers. Elle produit aussi des outils à destination des pédagogues.
Par ailleurs, l'AQC pilote de grands programmes, certains financés par le fonds de compensation de l'assurance construction, d'autres par des certificats d'économie d'énergie (CEE). Ces programmes, dont le programme OMBREE, spécifiquement ciblé sur les outre-mer, permettent de concentrer les efforts de l'AQC sur des thématiques ciblées.
L'AQC n'a jamais cessé de s'investir sur les sujets d'outre-mer et s'est toujours appuyée sur les expertises locales. En effet, les outre-mer ont certes à apprendre de l'Hexagone, mais la réciproque n'en est pas moins vraie.
Vous nous avez interrogés sur le bilan relatif au rapport sur les normes de votre délégation, publié en 2017. Je vous précise qu'en 2016, nous avions produit un rapport, à destination de votre délégation, comportant plusieurs propositions et en particulier sur la normalisation, qui ont été pour partie reprises dans votre rapport de 2017.
Au-delà de la direction générale de l'AQC, je préside, au sein de l'AFNOR, le comité stratégique (COS) construction et urbanisme. Dans le cadre de ce COS, nous avons instauré dans nos orientations stratégiques que l'approche des situations ultramarines soit systématiquement abordée lors de l'élaboration ou la révision des NF DTU. Ainsi, les avancées demandées par le rapport de la Délégation sénatoriale aux outre-mer sur les normes ont été rendues possibles par la mise en place d'une organisation pionnière au niveau de La Réunion puis étendues grâce à la création de CERC (Cellules économiques régionales de la construction) en Martinique et en Guadeloupe. Nous essayons de concrétiser ces avancées pour étendre ces réflexions à la Guyane.
Par ailleurs, vous avez posé des questions sur la sinistralité liée aux difficultés d'articulation entre les règles d'accessibilité et la réalité technique locale. À ce titre, je vous informe que cette situation va se dégrader avec la publication d'un arrêté qui impose la construction de douches sans ressaut ; il en sera de même dans l'Hexagone. Or, cette réglementation n'était pas en vigueur au moment de la publication du rapport de votre délégation. Les enjeux techniques autour de la réalisation de douches sans ressaut étant complexes, ces travaux représentent un coût important. En outre, le type de construction ultramarin, qui repose sur une multiplication des portes-fenêtres est particulièrement pénalisant en termes de sinistralité. En raison du vent, les pressions exercées sur les menuiseries et les écoulements d'eau sont beaucoup plus fortes, l'eau peut pénétrer dans les habitations en pied de porte-fenêtre dès qu'il n'y a pas de seuil.
L'article 19 de la loi du 10 août 2018 pour un État au service d'une société de confiance (ESSOC), est un signal très positif. Il donne la possibilité d'apporter des solutions d'effet équivalent à des obligations de moyens qui existeraient dans la réglementation dès lors que l'on montre que l'on atteint l'obligation de résultat. Cette loi, que vous avez votée, constitue un bénéfice considérable pour les outre-mer puisqu'elle pose un principe d'adaptation des réglementations de moyens. Le décret modifiant la partie réglementaire du Code de la construction devrait être publié en juillet prochain. Il faut noter que, concomitamment, l'article 88 de la loi relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine (LCAP) qui préfigurait le dispositif lié à la loi ESSOC, ne s'applique plus.
Je rappelle que 60 % des normes sur la construction sont issues de Bruxelles. Je souhaite également attirer votre attention sur la situation de l'île de Saint-Martin : les parties françaises et néerlandaises ne sont pas soumises aux mêmes règles européennes, ce qui s'est particulièrement vu après le cyclone IRMA ! La question du marquage CE en outre-mer doit être traitée politiquement, dans l'intérêt de l'ensemble des outre-mer avec une recherche d'équivalence géographique. Au niveau européen, les débats autour du règlement sur les produits de construction, RPC, sont extrêmement tendus et retardent l'entrée en vigueur des normes harmonisées.
Par ailleurs, vous connaissez mieux que moi les problèmes posés par les normes de mise en oeuvre (NF DTU), en outremer, si les spécificités ultramarines ne sont pas prises en compte. Des membres de l'Union européenne, relayés par des fonctionnaires bruxellois souhaitent la production de normes de mise en oeuvre ayant vocation à s'appliquer sur tout le territoire européen. Les représentants français dans les différentes instances concernées se sont régulièrement opposés à cette production qui pourrait remettre en cause les spécificités architecturales régionales dont celles des outre-mer.
Toujours en réponse à vos inquiétudes sur la qualité architecturale des bâtiments dans les outre-mer, je signale la volonté chinoise - au travers de l'ISO - d'élaborer une norme de construction industrielle. Dans ce contexte, nous sommes en décalage total par rapport à vos attentes sur le travail historique et culturel de la construction dans les outre-mer.
Vous m'avez interrogé sur nos éventuelles activités de recherche, je vous confirme que nous n'en avons pas directement, mais que nous pouvons en piloter dans le cadre des grands programmes que j'ai évoqués.
Par ailleurs, vous nous demandiez quelles actions peuvent être menées à la fois sur le logement ancien et le logement neuf. Dans le cadre du programme OMBREE, nous menons effectivement des actions de sensibilisation, d'information et de formation pour valoriser les ressources locales disponibles, mobiliser les acteurs de terrains et proposer une plateforme de partage inter-outre-mer. Cependant, le programme OMBREE est financé par les CEE, qui ne peuvent être distribués que sur une partie du territoire national. Il ne couvre donc pas tous les outre-mer et en particulier La Nouvelle-Calédonie. Il importe d'identifier d'autres moyens pour élargir le périmètre de la plate-forme.
Je vous confirme que nous ne percevons aucun financement que ce soit de la ligne budgétaire unique (LBU), de l'ANAH ou encore de l'ANRU. Il n'en demeure pas moins que les actions menées par ces deux organismes nous semblent pertinentes pour améliorer la qualité du logement en outre-mer, comme en métropole.
S'agissant de la réglementation technique aération et acoustique (RTAA), je partage le fait que la RE2020 revêt une importance fondamentale. Les enjeux énergétiques intéressent évidemment les outre-mer, mais différemment de l'Hexagone. Nous y travaillons à travers des actions sur les protections solaires, les alternatives à la climatisation, etc. Ce qui sera très utile aussi pour la l'ensemble du territoire national.
Vous nous avez posé la question suivante : « qu'attendez-vous pour les outre-mer du projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et le renforcement de la résilience face à ses effets et notamment de son titre IV, se loger ? ». Sur cette question, j'attends que ce projet de loi prenne en compte des analyses scientifiques confirmées, la réalité des situations locales ainsi que l'expérience des acteurs locaux, et qu'il inscrive dans le marbre l'octroi de moyens financiers nécessaires pour la mise à niveau des constructions par rapport aux risques naturels. Le « stop-and-go » des politiques publiques est une véritable problématique en outre-mer, puisqu'il ne peut faire l'objet d'aucune régulation avec un marché voisin. Nous avons rencontré des difficultés à établir une relation de confiance sur la durée avec ces territoires. Sans une avancée sur cette thématique de la résilience aux risques naturels, une catastrophe sismique peut faire aux Antilles plus de morts que l'épidémie de Covid-19.
Pour terminer, nous avions proposé d'élaborer un programme d'amélioration des constructions en outre-mer, programme qui aurait été financé par les crédits restants du fonds de compensation des risques de l'assurance (FCAC). Or, l'Assemblée nationale et le Sénat ont adopté le projet de loi de finances pour 2021, avec le paragraphe X de l'article 24 qui a permis - en pleine connaissance des services du Budget - de capter les quelques millions d'euros qui restaient sur le FCAC comme une recette du budget général. Nous n'avons donc plus ce moyen d'intervention à notre disposition.
Je laisse à présent la parole à M. Aurélien Lopes qui présentera les actions d'OMBREE.
M. Aurélien Lopes, responsable du programme inter-outre-mer pour des bâtiments résilients et économes en énergie (OMBREE) de l'Agence qualité construction (AQC). - Je vais revenir sur les actions de l'AQC sur les territoires ultramarins à travers les programmes PACTE et OMBREE. Nous avons centré notre réflexion sur deux aspects : comment travailler avec les territoires ultramarins de façon pertinente et comment faire en sorte que l'expertise locale puisse s'exprimer et se concrétiser.
Pour rappel, le programme PACTE a été lancé en 2015 et se poursuit encore. Ce dispositif a été l'occasion d'expérimenter la production de règles de l'art locales à travers trois dispositifs : le soutien d'une commission de normalisation à La Réunion ; le soutien de la création des CERC Martinique et Guadeloupe ; la réalisation de commandes publiques de la part de la DHUP, pour la rédaction de recommandations professionnelles pour les toitures métalliques en tôle ondulée et nervurée. Pour ces recommandations professionnelles, il reste à mener à bien la concertation pour aboutir à la reconnaissance de ces règles aux Antilles et à La Réunion. Ce dernier travail devrait bientôt aboutir à la reconnaissance de ces règles pour ces territoires.
Par ailleurs, le programme PACTE a également permis le lancement d'un appel à projets. 30 projets ultramarins ont été recueillis, dont certains pour soutenir des laboratoires locaux avec des certifications COFRAC (comité français d'accréditation) du laboratoire du CIRBAT à La Réunion, qui permettent aujourd'hui de tester des menuiseries sur place. Cela a donné aux expertises locales l'opportunité de s'exprimer en vue de l'élaboration et de la diffusion de guides de construction adaptés au contexte de ces territoires.
Nous avons eu la chance de pouvoir répondre à un appel à programmes de la DGEC (Direction générale de l'énergie et du climat) sur les systèmes de financement des CEE. Nous avons été lauréats, avec le programme OMBREE qui nous a permis de poursuivre ce travail de réseau, mais sous un prisme différent. En l'occurrence, les efforts se sont concentrés sur les économies d'énergie, ce qui nous a amputés d'un certain nombre de possibilités sur d'autres thématiques d'importance comme les risques sismique et cyclonique. Nous avons souhaité tirer parti de nos partenariats avec des structures locales en répondant directement à l'appel à candidatures avec quatre partenaires locaux, qui ont été impliqués dans la gouvernance et le pilotage de ce programme. Nous avons réussi à créer un appel à projets dans le cadre du programme CEE. À travers ce dernier, dans le but d'améliorer la qualité énergétique des bâtiments, nous avons constitué un incubateur dont l'objectif était d'accompagner les porteurs locaux qui ne sont pas habitués à ce type de dispositifs.
Nous avons ainsi fait émerger des projets pouvant être évalués dans le cadre du dispositif CEE. En effet, depuis le début de l'année, dix lauréats sont sortis de la période d'incubation et pourront travailler sur leurs différents projets. De plus, lors de l'incubation, nous avons travaillé à la détermination de points de mutualisation ainsi que de collaborations. Des passerelles ont été établies ; nous accorderons une attention toute particulière à leur suivi afin de les encourager et consolider cette dynamique.
Enfin, nous avons l'ambition de créer une plate-forme de ressources numériques qui mettra à disposition des acteurs ultramarins les ressources locales sur la construction. Cette plate-forme numérique a pour objectif d'alimenter des sites internet locaux. Une association fondée en Martinique, par exemple, peut intégrer dans son site internet cette base de données pour bénéficier de la distribution de ces ressources. L'objectif étant de favoriser les expertises locales et de valoriser le réseau local.
M. Stéphane Artano, président. - Merci Messieurs. Nous vous remercions. Je vous propose à présent de poursuivre avec les intervenants de Qualitel.
Nous attendons vos contributions écrites en réponse aux questions que nous vous avons adressées, ainsi que les compléments que vous jugerez nécessaires pour éclairer les travaux de notre délégation. Nous vous invitons à mettre en évidence, au cours de cette audition, les points saillants.
M. Antoine Desbarrières, directeur de Qualitel et président de Cerqual. - L'association Qualitel a été créée par l'État dans le but de promouvoir la qualité du logement - essentiellement social. Elle est composée de membres institutionnels et réunit, outre l'État, l'AQC, le représentant du ministère en charge du logement. Elle est en outre constituée des acteurs de la filière construction et de l'offre du logement ainsi que des associations de consommateurs.
Pour mener à bien sa mission, la certification constitue le levier d'action principal. Cette dernière s'effectue au travers d'un organisme nommé Cerqual - dont j'assure la présidence - et au travers de marques de qualité avec « NF habitat », « NF habitat HQE » (en partenariat avec AFNOR) ainsi que l'alliance HQE GBC pour des bâtiments et des logements durables, respectueux de l'environnement. La certification, au sens du Code de la consommation est effectuée sous accréditation du COFRAC. Nous certifions des logements construits, rénovés et en exploitation, qu'il s'agisse de maisons individuelles ou de logements collectifs (incluant les foyers de personnes âges et résidences de service). Ainsi, en construction neuve, au niveau national, nous certifions près de la moitié des constructions de logements collectifs. En revanche pour la construction individuelle, notre certification ne concerne que 10 % des logements.
La certification est une démarche volontaire qui vise à vérifier la conformité des logements construits et rénovés par rapport à nos référentiels. Ces derniers s'appuient en premier lieu sur le respect de la réglementation et des normes de construction, mais l'essentiel recouvre les critères de qualité et de performance sur les logements au travers d'exigences de moyens ou de performance. Ces référentiels sont élaborés avec toutes les parties prenantes. En conséquence, nous avons développé des référentiels territorialisés, élaborés avec les acteurs locaux de La Réunion, la Guyane, la Guadeloupe. Des travaux sont en cours à Mayotte et en Martinique.
Quant au bilan de la mise en oeuvre des recommandations du rapport sur les normes de votre délégation, je n'ai pas d'avis à émettre au-delà des éléments évoqués par Philippe Estingoy.
Vous nous avez également questionnés sur nos travaux de recherche. Il est important de noter que notre association est dotée d'une direction études et recherche, qui contribue à la réalisation de 5 % du chiffre d'affaires du groupe Qualitel. Ces travaux, concernant les outre-mer, nous mènent le plus souvent à conduire des expérimentations sur les sujets relatifs à la qualité de l'air intérieur et la ventilation notamment. Qualitel dispose d'une vraie expertise en matière d'acoustique et de performance énergétique. Nous intervenons sur l'ensemble des critères, lesquels critères déterminent la qualité d'un logement. Notre conseil d'administration est d'ailleurs très attaché à cette approche multicritère. Par exemple, il est inutile de rénover énergétiquement un immeuble si l'on ne s'intéresse pas aux questions de sécurité et de confort, en particulier acoustique.
Quant à la résilience vis-à-vis du changement climatique, nous avons développé un outil d'aide à la décision, qui permet, à partir d'une analyse des aléas climatiques, de définir les exigences que devra satisfaire un projet de rénovation ou de construction entrant dans le cadre de la certification. Nous avons élaboré cet outil en partenariat avec la mission risques naturels de la Fédération française de l'assurance (FFA).
Nos référentiels, dès lors qu'ils sont territorialisés, sont guidés par des exigences de moyens pour la construction. Je pense à des sujets très basiques comme la mise hors d'eau du tableau électrique en présence de centrale de ventilation ou de climatisation, la surélévation des habitations, la pose d'anneaux d'amarrage afin de faciliter l'évacuation en cas d'inondation, la présence de batardeaux, etc. Les acteurs attendent que nous leur apportions des solutions ayant prouvé leur efficacité. Notre objectif est bien d'assurer l'accès à la qualité globale pour le plus grand nombre.
Je laisserai Cédric Caillier aborder les spécificités des outre-mer en termes d'exigences. Lisa Sullerot évoquera ensuite les aspects financiers. Historiquement, la certification a été utilisée par les collectivités territoriales pour s'assurer de la bonne utilisation de leurs subventions.
À mon sens, la notion de résilience climatique est absente du projet de loi. Or, il me semblerait opportun d'intégrer cette dimension, ainsi que celle de la spécificité des territoires ultramarins.
Enfin, vous nous avez invités à formuler des propositions visant à améliorer la qualité des constructions en outre-mer. Je laisserai le champ de la construction à l'AQC. Un logement de qualité repose nécessairement sur une qualité de construction.
Je voudrais attirer votre attention sur le baromètre de la qualité du logement que nous avons développé avec IPSOS. Les logements les plus récents sont les mieux appréciés des Français, puisqu'ils obtiennent une note moyenne de 7,5 (contre 6,7 pour l'ensemble des logements). Cette note est encore plus élevée pour les logements certifiés (7,9). Il convient donc de promouvoir le recours à la certification via les dispositifs d'incitation financière.
M. Cédric Caillier, responsable de la certification outre-mer. - Nous sommes présents en outre-mer depuis 2010 et avons implanté une agence à l'île de La Réunion, dont j'ai la responsabilité. Nous sommes en outre présents en Guyane depuis 2018 et en Guadeloupe depuis 2019. Près de 8 000 logements ont été soit certifiés, soit sont en cours d'évaluation. Tous nos référentiels d'évaluation sont adaptés localement grâce à des comités NF Habitat et NF Habitat HQE. Ces comités réunissent les acteurs du logement de chacun des territoires (l'ARMOS, la DEAL, l'ordre des architectes, les services des collectivités, etc.) et permettent d'offrir des référentiels sur mesure répondant localement aux besoins et spécificités. L'île de La Réunion est concernée par près de 7 000 logements, dont environ 3 000 sont certifiés et livrés. La certification procède d'une démarche volontaire. Tout référentiel doit faire l'objet d'un contrôle, tant en phase de conception que de livraison. Ce référentiel est aujourd'hui bien maîtrisé par les acteurs locaux. Nous nous adaptons aux outre-mer dans leur pluralité car les demandes sont spécifiques pour chaque territoire. À La Réunion, on nous a demandé de rehausser de manière assez importante l'isolation des façades et la protection des baies ; en Guadeloupe, de rendre les séjours traversants ; en Guyane, d'étudier la mise en place de dispositifs permettant d'éviter le ruissellement de l'eau sur les façades, etc. Les principales attentes des habitants concernent le confort hygrothermique.
Notre objectif est de poursuivre l'adaptation des référentiels en fonction des mises à jour réalisées chaque année, et des retours d'expérience des maîtres d'ouvrage et des équipes de maîtrise d'oeuvre. De plus, une expérimentation est en cours à Mayotte sur deux opérations. De même, nous souhaitons développer des projets en Martinique sous réserve que les contraintes sanitaires soient levées. Les difficultés que nous avons rencontrées lors de l'instruction des dossiers de certification ou encore en termes d'approvisionnement en matériaux étaient surtout liées à des incohérences entre les préconisations des notes de calcul (sur les facteurs solaires, la toiture, la porosité des façades) et l'intégration de ces dernières dans les CCTP (cahier des clauses techniques particulières).
En matière de rénovation, le sujet de la qualité certifiée est aujourd'hui plutôt porté par le neuf et les bailleurs sociaux. Ainsi, nous avons très peu d'opérations en rénovation du fait d'une problématique d'accompagnement financier. En effet, ces dispositifs existent pour la certification du logement neuf et sont moins nombreux en ce qui concerne la réhabilitation.
En outre, certaines opérations ont été décidées très tardivement. Or, les maîtres d'oeuvre n'apprécient pas de voir leur projet remis en cause. C'est pourquoi il faut intégrer le référentiel très en amont, accompagner le maître d'ouvrage tout au long de la conception du projet, puis procéder à des contrôles de conformité avant la livraison des logements.
Concernant la rénovation, la présence d'amiante a été constatée sur de nombreux parcs HLM, notamment à La Réunion.
M. Antoine Desbarrières. - Cette problématique génère non seulement un coût important de travaux, mais pose également la question du traitement et de l'évacuation des déchets amiante. En effet, il n'existe pas de filière dédiée à ces opérations sur ces territoires. Cette carence interdit pour l'instant tout projet global de rénovation.
Mme Lisa Sullerot, directrice des relations institutionnelles et collectivités locales. - Vous nous avez par ailleurs interrogés sur les aides financières, notamment celles des agences nationales comme l'ANAH ou l'ANRU. Les aides de l'ANRU sont difficilement applicables aux projets de rénovation en outre-mer, faute d'éligibilité aux labels HPE rénovation et BBC rénovation.
Nous souhaitons en outre porter à votre connaissance une aide spécifique aux outre-mer, instaurée en 2018 : l'éco-prêt logement social DOM. Ce dispositif n'est quasiment pas utilisé par les bailleurs sur les territoires ultramarins. Or, c'est un éco-prêt qui permet d'affecter 16 000 euros par logement sur des bouquets de travaux. Il peut être assorti d'un prêt complémentaire de 2 000 euros pour répondre aux exigences environnementales. Ce dispositif reste encore peu utilisé, peut-être en raison de sa complexité. Il serait donc pertinent de mener une réflexion approfondie sur ce type d'aides qui fonctionnent dans l'Hexagone, mais se révèlent difficiles à appliquer en outre-mer.
Mme Micheline Jacques, rapporteure. - Mesdames, Messieurs, je vous remercie pour la qualité de vos interventions et vous rejoins sur quasiment tous les points évoqués, notamment en matière de sécurité des populations face au risque sismique.
L'une des principales problématiques est celle des normes, notamment l'impact des normes européennes sur la France et plus particulièrement les outre-mer. Nous comptons donc sur vous pour nous accompagner dans ce travail de longue haleine. Ce travail incombe certes aux politiques, mais la situation sur le terrain est bien plus complexe à mettre en oeuvre. Cette réalité est parfois oubliée du fait de la distance avec l'Hexagone. Il convient de souligner que l'acheminement des matériaux augmente considérablement l'empreinte carbone. Il est donc préférable de choisir des matériaux disponibles sur place.
Je n'ai pas de questions particulières puisque vous avez été très éclairants sur le sujet. Je laisserai donc la parole à M. Guillaume Gontard.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - À titre personnel, la question de la certification et des labels me semble importante. Nos dispositifs de labellisation en France sont souvent marqués par l'absence de contrôle en fin de chantier, alors même que les qualités d'exécution sont parfois loin d'être satisfaisantes. En ce sens, il est tout à fait intéressant d'intégrer la démarche le plus amont possible et d'accompagner la maîtrise d'oeuvre jusqu'au chantier.
Quelles problématiques rencontrez-vous justement à ces différentes étapes ? Ont-elles trait à la maîtrise d'oeuvre et les préconisations qui sont faites ou à la réalisation et la mise en conformité des chantiers ? Au cours de nos différentes auditions, particulièrement sur les DOM, la problématique récurrente était celle du manque d'entreprises qualifiées. Ainsi, la question de l'accompagnement des entreprises dans leur montée en compétences et de votre rôle dans la formation se pose également.
S'agissant des matériaux locaux, nous savons que plusieurs expérimentations ont été menées. Il convient de déterminer de quelle manière intégrer - dans la réglementation et la certification - l'expérimentation de différents matériaux.
En outre, avez-vous été associés à la RE2020 ? Enfin, la question du partage des pratiques est intéressante à examiner. Il a notamment été proposé d'organiser des Assises du logement. Je souhaite connaître votre ressenti sur cette possibilité et sur votre participation éventuelle.
M. Antoine Desbarrières. - Pour revenir sur la certification, les processus que nous avons développés depuis 40 ans visent à accompagner les professionnels au maximum dans leur projet, essentiellement dans les phases de conception. Il y a toutefois bien un accompagnement dans la maîtrise d'ouvrage pour que ce projet atteigne les niveaux d'exigence et de performance requis. L'accompagnement est donc très important même si le juge reste impartial et indépendant, les certificats pouvant être retirés en cas de contrôle négatif.
Les référentiels de certification consistent à partager les bonnes pratiques auprès de tous les acteurs.
En ce qui concerne le recours aux matériaux locaux, je vous livrerai deux exemples. Le bois utilisé en Guyane est acheminé depuis l'Hexagone, car le bois amazonien est trop coûteux et ne répond pas aux standards. Les expérimentations menées en Martinique avec la filière du lisier démontrent que nous sommes capables d'intégrer à nos projets de certification des dispositifs nouveaux, dans une approche multicritère.
Enfin, nous avons bien été impliqués dans les travaux sur la RE2020. Un label a été instauré par l'État il y a quelques années pour expérimenter ce changement radical de paradigme. Malheureusement, il semble que le retour d'expérience n'ait pas été pris en compte dans son entièreté. Même si nous partageons évidemment le constat de l'urgence climatique, il nous semble que les actions sont menées trop rapidement. Il faut tenir compte des capacités des filières. Dans l'Hexagone, par exemple, la filière bois ne sera pas nécessairement en capacité de suivre l'évolution de la réglementation.
M. Cédric Caillier. - À La Réunion, nous avons intégré des matériaux locaux via une marque de qualité nommée Géocert et développée par l'Association de développement industriel de La Réunion (ADIR). Elle vise à garantir la durabilité de certains matériaux au regard des conditions climatiques locales. Ce dispositif est opérationnel et nous sommes à l'écoute des partenaires. Nous sommes donc prêts à tenir compte des matériaux qui seraient issus d'une filière locale.
M. Philippe Estingoy. - Du fait du caractère insulaire de ces territoires, les entreprises ne peuvent voir le jour que s'il existe des besoins pérennes. En conséquence, les problèmes de manque d'entreprises surviennent principalement lors de pics d'activité. Par ailleurs, le niveau de qualification des entreprises n'est pas du ressort de Qualitel, mais des organismes de qualification. À ce titre, effectivement, un certain retard a été constaté, particulièrement dans la qualification RGE des entreprises. Cela signifie qu'un travail supplémentaire est nécessaire pour inciter les entreprises à intégrer le dispositif de qualification. Pour les entreprises, il existe un programme dédié aux formations aux économies d'énergie (FEEBAT) dont nous assurons le secrétariat technique. C'est un programme qui génère des formations spécifiques pour les outre-mer dans le but d'améliorer la qualité des professionnels des entreprises.
Vous nous avez par ailleurs interrogés sur les nouveaux matériaux. À ce sujet, dans le cadre d'OMBREE, nous soutenons actuellement un projet d'étude sur la terre crue à Mayotte et en Guyane. De plus, dans l'Hexagone, il existe des recommandations professionnelles « paille » qui sont reconnues comme des techniques courantes. La filière « paille » est très intéressante, motivée et effective. Il importe d'aider les acteurs locaux à mettre en place des dispositifs de mesure de la performance de ces matériaux nouveaux afin de pouvoir transposer ces règles, sans nécessairement entrer dans le cadre des dispositifs européens. Ces matériaux doivent remplir la fonction attendue au titre de la construction. Or, en Guyane et à La Réunion, le bois de construction est importé, car le bois présent sur ces territoires n'est pas suffisamment caractérisé et les classes de service ne sont pas déterminées (ce qui a pour conséquence de faire le choix par défaut d'une classe 4 très contraignante). Il est donc primordial que nous soutenions un travail de qualification des bois locaux de façon à ce que les règles de construction soient adaptées aux propriétés mécaniques et physiques des matériaux locaux.
Par ailleurs, le 10 décembre 2018, nous avons organisé à Paris la première réunion construction des outre-mer pour permettre aux acteurs de se rencontrer. Depuis cette date, nous proposons régulièrement des réunions en visioconférence afin de nourrir ces échanges. De plus, la loi de finances pour 2020 prévoyait un projet spécifique dédié à la mise en place de zones d'échanges autour de réunions entre les acteurs de la construction, ainsi que d'autres dispositifs de partage de l'information.
Enfin, concernant la RE2020, nous avons réalisé des changements de paradigme considérables dans les méthodes de conception et dans les méthodes de travail des entreprises. La RE2020 est indispensable, mais le report de sa mise en oeuvre au 1er janvier 2022 n'est pas dramatique. Toutefois, je tiens à vous signaler que l'un des grands combats de cette réglementation porte sur la performance énergétique. Nul n'est aujourd'hui capable de la mesurer réellement. Nous nous y appliquons depuis de nombreuses années, même si ce travail est d'une grande complexité technique. Nous serons ainsi en mesure d'effectuer une première mesure de la performance énergétique intrinsèque d'ici fin 2021. La RE2020 nous permettra d'accomplir des progrès considérables au regard de l'enjeu carbone.
M. Aurélien Lopes. - Le projet de construction à partir de briques en terre crue en Guyane et à Mayotte est bien un projet collaboratif entre ces deux territoires.
Toujours sur cette thématique de mutualisation, le projet de qualification de classes de service des bois a débuté en Martinique, en Guadeloupe et se décline pour la Guyane en application de la même méthodologie. C'est à nouveau un exemple de mutualisation des savoirs qui permet d'accélérer les processus en transposant des projets portés par des acteurs locaux.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie et je laisse à présent la parole à mes collègues.
Je partage pleinement vos propos, Monsieur Lopes, sur la nécessité de travailler en étroite collaboration avec les acteurs locaux. Je crois en outre que nous devrions tenir compte des bureaux de contrôle locaux. En effet, lorsque nous avions réalisé notre rapport sur les normes dans le BTP, on nous expliquait par exemple que les termites en outre-mer étaient très différents. Or, s'il existait des moyens spécifiques pour répondre à cette problématique, les produits appliqués dans l'Hexagone avaient une efficacité toute relative. Pour faire certifier un produit local et l'utiliser, il fallait observer un processus fastidieux incluant la validation du produit par la métropole puis par les autorités européennes, impliquant des allers-retours incessants. Aussi, lorsque des bureaux de contrôle locaux existent, nous devrions tenir compte de leurs préconisations de portée locale sans passer par un circuit de qualification trop onéreux.
La question du traitement des déchets doit enfin être examinée, notamment au regard du risque de catastrophes naturelles.
M. Philippe Estingoy. - Concernant le sujet des termites, la loi ESSOC, en son article 49, permettra de mettre en place des solutions d'effets équivalents qui seront validées par des bureaux de contrôles techniques locaux qui vérifieront leur efficacité. En ce sens, cette loi représente une avancée majeure.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. - Pour revenir sur la question du calcul de la performance énergétique, la complexité de ce procédé n'est pas à démontrer. Au demeurant, la RE2020 dépasse cet aspect technique ; elle pose la question de l'usage carbone et des matériaux biosourcés.
S'agissant de la classification du bois, il serait intéressant de partager les expériences réalisées dans l'Hexagone - où il n'est pas rare d'utiliser du bois importé. Aussi, il est important de trouver des solutions pour s'approprier la ressource locale, quel que soit le territoire. Certains exemples sont pertinents, comme la labellisation du bois des Alpes qui permet, en termes de marchés publics, de cibler plus facilement ce type de bois. À l'instar des AOP ou des AOC, la labélisation du bois permet une réflexion globale sur la filière et d'intégrer les aspects éthiques de gestion de la forêt et de conditions de mise en oeuvre du bois.
M. Philippe Estingoy. - Je vous confirme que les outre-mer peuvent apprendre de l'Hexagone. Inversement, la métropole apprendra des outre-mer. Par ailleurs, des investissements massifs sont effectués sur les enjeux du bois. Je suis donc plus optimiste que mon collègue, M. Desbarrières : les filières bois s'organisent enfin. Elles amorcent des progrès certains en matière de réglementation sur la construction bois notamment, et entreprennent de nombreuses expérimentations pour une gestion de la filière éthique et durable. Les industriels n'apprécient pas le « stop-and-go ». En l'occurrence, la RE 2020 leur apporte une visibilité sur le long terme.
M. Stéphane Artano, président. - En l'absence d'autres demandes de prise de parole, je vous remercie tous de votre disponibilité, ainsi que de la qualité de vos interventions et de vos contributions que vous ne manquerez pas de nous transmettre.
- Présidence de M. Stéphane Artano, président -
Étude sur le logement dans les outre-mer - Audition de M. Jean-Christophe Bouissou, ministre du logement, de l'aménagement et des transports scolaires du gouvernement de la Polynésie française, accompagné de M. Oraihoomana Teururai, délégué à l'habitat et à la ville, et Mme Emmanuelle Thénot, directrice de la délégation à l'habitat et à la ville
M. Stéphane Artano, président. - Monsieur le Ministre, je vous remercie sincèrement d'avoir accepté cet échange, lequel s'inscrit dans le cadre de nos auditions en vue du rapport sur le logement dans les outre-mer de nos trois collègues rapporteurs : Guillaume Gontard, Micheline Jacques et Victorin Lurel.
Cette étude a l'ambition de couvrir, autant que faire se peut, l'ensemble des territoires ultramarins. Dans ce contexte, il est essentiel d'y inclure les collectivités du Pacifique qui sont confrontées à des défis spécifiques, liés notamment aux risques naturels et aux conséquences du réchauffement climatique.
Nous partageons également de nombreux sujets communs, comme la production de logements abordables, la rénovation du bâti ancien ou les adaptations aux nouveaux modes de vie. Nous accordons beaucoup d'importance aux regards croisés entre les outre-mer.
La Polynésie est représentée au sein de la délégation sénatoriale aux outre-mer par nos collègues Lana Tetuanui et Teva Rohfritsch.
Nous saisissons l'occasion pour les saluer chaleureusement, car la crise du Covid a considérablement limité les déplacements.
Je vous précise que la délégation a déjà procédé à une douzaine d'auditions, notamment avec les organismes nationaux. Nous les poursuivrons au cours des prochaines semaines en nous attachant aux contextes et aux particularités de chaque territoire.
La politique publique de l'habitat « 2021-2030 » de la Polynésie française a fait récemment l'objet d'une présentation. Sa programmation de logements sur dix ans et son objectif d'un habitat digne pour tous, englobant le secteur public comme le secteur privé, ont retenu toute notre attention.
Monsieur le Ministre, je vous invite à nous exposer votre projet en vous guidant de la trame qui vous a été adressée. Ensuite, Micheline Jacques, rapporteure, vous demandera si nécessaire des éclairages complémentaires. Enfin, les collègues présents vous questionneront à leur tour.
M. Jean-Christophe Bouissou, ministre du logement, de l'aménagement et des transports scolaires du gouvernement de la Polynésie française. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, chers amis parlementaires, je suis très heureux de vous accueillir, de manière virtuelle, en Polynésie.
Je suis chargé de la politique du logement en Polynésie française, mais également de l'aménagement du territoire, de l'urbanisme et des problématiques de transport, intérieur et maritime. J'interviens aujourd'hui en ma qualité de ministre de l'aménagement et du logement.
Vous l'avez dit en préambule, la Polynésie française est une collectivité d'outre-mer particulière. Elle est en effet située à quelques 18 000 kilomètres de l'Hexagone, dans une région du Pacifique dont le contour est aussi vaste que l'Europe et l'espace maritime de l'ordre de 5,5 millions de km2.
La dispersion des îles présente d'incontestables inconvénients. Cependant, l'espace maritime de la Polynésie est aussi un immense atout.
En effet, la Polynésie française est située à égale distance entre la Chine, le Japon, l'Australie et la Nouvelle-Zélande d'un côté, l'Amérique d'un autre côté. Elle est donc un passage obligé, d'une part, pour le transport aérien et maritime, car les distances sont très grandes, d'autre part, pour les câblages, car la connectivité et les connexions numériques sont indispensables au développement de nos territoires en matière de communication.
Dans ce contexte, nous avons élaboré un schéma d'aménagement général de la Polynésie française (SAGE), que nous avons considéré comme un prérequis à la définition de nos politiques publiques. Depuis 2014, le gouvernement d'Édouard Fritch a en effet conduit plusieurs études dans le cadre de la définition des politiques sectorielles - tourisme, pêche, économie bleue, agriculture, transport aérien, transport maritime.
Nous finalisons actuellement deux grands sujets qui concernent d'une part, la politique foncière de la Polynésie française, laquelle relève du vice-président du gouvernement Teari Alpha ; d'autre part, la définition de notre politique publique de l'habitat, dont je suis chargé.
Cette politique publique de l'habitat est pratiquement achevée, les conclusions de l'étude seront rendues mi-avril. Elle a été conçue en fonction des objectifs de notre schéma d'aménagement du territoire.
Dans un contexte d'augmentation de la population estimée à 10 % sur la période, nous souhaitons permettre aux habitants d'être logés dignement pendant les vingt prochaines années en favorisant le développement des archipels.
La politique menée jusqu'à présent a conduit à l'hyperconcentration sur les îles de Tahiti et Moorea, où vivent aujourd'hui les trois quarts de la population polynésienne. L'archipel de la Société, y compris les îles sous-le-vent - Bora-Bora, Raiatea - distantes d'environ 250 kms de Papeete, abrite 84 % de la population.
Au travers d'un schéma d'aménagement, nous souhaitons permettre un inversement du flux migratoire polynésien, de l'île de Tahiti vers les archipels. Pour ce faire, il nous faut développer les ressources propres de ces archipels.
Le tourisme est la vocation de nos îles. Les îles Marquises suscitent notamment un intérêt grandissant.
Le développement des archipels nécessite des outils structurants et des investissements lourds dans plusieurs domaines. C'est pourquoi notre schéma d'aménagement prévoit d'ouvrir la Polynésie, grâce à des points d'entrée distincts de l'aéroport de Tahiti-Faa'a. La création d'un aéroport de dégagement à Rangiroa et l'ouverture des Marquises à l'international visent notamment cet objectif.
Une meilleure desserte de l'archipel des Marquises répond en outre à un souhait de rapprochement des Îles d'Hawaï, lequel a été émis à l'occasion de plusieurs discussions avec le gouvernement de cet État et des responsables de compagnies aériennes. Il permettrait en effet de restaurer la culture hawaïenne, car cette dernière tend à disparaître en raison d'un modèle de développement et d'une société qui ont progressivement écarté les Hawaïens d'origine et partant, les langues polynésiennes, et la représentation de ces derniers dans certaines structures et centres de pouvoir.
Trois ou quatre points d'entrée sont donc nécessaires pour permettre le transport international des personnes qui souhaitent visiter la Polynésie. Bora-Bora a vocation à recevoir des jets privés.
Dans ce cadre, nous voulons développer l'ensemble des activités nécessaires et souhaitées, y compris par les élus des archipels. Le schéma d'aménagement du territoire a été conçu avec les maires, les parlementaires, les élus de l'Assemblée et les forces vives du pays - les chefs d'entreprise notamment.
Notre politique publique de l'habitat ne se limite donc pas aux conditions de vie des familles dans les quartiers, mais s'intègre dans une vision plus large. Nous souhaitons en effet traiter de l'habitat, des transports et des logements dans le tissu urbain en particulier sur la commune de Papeete où vit trois quart de la population.
Notre démarche s'est appuyée sur plusieurs constats. D'abord, nos moyens actuels ne suffisent pas à la réalisation de nos objectifs.
Ensuite, notre politique de logement social, définie depuis 1999, nous permet de servir les familles qui gagnent moins de 2,5 SMIC, mais elle écarte la population qui travaille en métropole, dispose de revenus intermédiaires et paye des impôts et taxes. Cette dernière n'est notamment pas soutenue dans ses projets de primo-accession.
De nombreuses mesures ont été mises en place empiriquement et progressivement. Les logements sociaux sont financés par deux sources : la participation de l'État au titre des subventions publiques nationales et les prêts. Cette politique se révèle à la fois insuffisante eu égard au nombre de logements à construire et très onéreuse pour les pouvoirs publics.
1 400 logements doivent être construits chaque année pour rattraper le retard constaté. 3 600 familles ont en effet constitué des dossiers pour solliciter un logement social en locatif simple. Ce chiffre inclut les objectifs en matière d'habitat dispersé et de résorption de l'habitat insalubre.
Malgré les problématiques foncières, les ménages polynésiens ont encore la faculté de construire sur leurs propres terres. La gestion de l'indivision reste alors interne aux familles. Elles peuvent également acquérir des terrains, car la redistribution des terres domaniales par le gouvernement facilite leur accès à la propriété.
La mesure relative à l'habitat dispersé permet aux familles qui respectent les conditions d'éligibilité de construire leur logement individuel aux normes paracycloniques sur un terrain appartenant à autrui, en contrepartie d'un bail de longue durée. Notre ambition se concrétise chaque année par la construction de 400 à 500 logements en habitat dispersé.
Des mesures relatives à la réhabilitation des logements, comme les aides en matériaux, complètent ce dispositif, mais nous avons encore beaucoup à faire dans ces domaines. À cet égard, la fédération SOLIHA - Solidaires pour l'habitat - qui existe dans l'hexagone pourrait être reproduite utilement en Polynésie pour accompagner les familles dans la réhabilitation de leur logement.
Nous souhaitons également ouvrir les financements à d'autres sources, car les financements publics demeurent coûteux. Les subventions publiques pourraient ainsi être utilisées à travers un levier de remboursement d'emprunt.
Nous avons commencé à réfléchir avec la Caisse des dépôts et consignations à un modèle de financement qui repose sur une restructuration de nos opérateurs locaux du logement social, dont l'Office polynésien de l'habitat (OPH).
Nous souhaitons permettre l'accès à des prêts de long terme - 40 ans pour des constructions de logement et 60 ans pour du foncier - à des taux quasi nuls. Dans cette optique, nous peinons à solliciter des structures comme Action Logement, qui collecte les contributions des entreprises métropolitaines au 1 % logement. L'adhésion et la participation des entreprises polynésiennes méritent d'être envisagées dans ce cadre.
Nous veillons enfin à ce que la Polynésie française puisse bénéficier des actions de l'ANRU et de l'ANAH, lesquelles peuvent nous aider à réaliser les objectifs de notre politique publique de l'habitat.
M. Stéphane Artano, président. - Je vous remercie, Monsieur le Ministre, pour votre présentation. Les voies alternatives que vous recherchez pour faire appel à des opérateurs bénéficiant d'une assise nationale constituent notamment une piste intéressante que d'autres territoires pourraient exploiter également.
Mme Micheline Jacques, rapporteur. - Monsieur le Ministre, je vous félicite pour le projet ambitieux que vous avez prévu pour la Polynésie française, car la conciliation entre l'aménagement du territoire et l'exiguïté des territoires insulaires se révèle parfois difficile, d'autant plus qu'elle est contrainte par les risques naturels. J'apprécie énormément le travail qui est le vôtre.
Votre présentation a été très complète. J'aimerais orienter mes questions vers des problématiques d'ordre social. Je me préoccupe notamment des modalités d'association de la population à ce vaste projet d'aménagement, de la capacité de la main-d'oeuvre locale à atteindre vos objectifs ainsi que de l'impact des coûts de revient sur l'accession au logement et à la propriété de toutes les franges de la population.
M. Jean-Christophe Bouissou. - La Polynésie est en effet exposée aux risques cyclonique et de submersion marine. Nous essayons d'adapter nos logements en fonction de ces risques très importants.
En Polynésie, le secteur du bâtiment et des travaux publics se porte bien malgré la crise sanitaire. Les communes et le pays injectent en effet des montants conséquents à travers leurs politiques d'investissement et les projets privés poursuivent leur développement, car les besoins en construction de logements demeurent importants.
Les ménages qui ne peuvent bénéficier de logements sociaux sollicitent les aides publiques. L'aide à l'investissement des ménages leur permet d'accéder à des prêts consentis par les banques locales.
Le sénateur Teva Rohfritsch a initié ce vaste travail alors qu'il était ministre de l'économie et des finances, chargé des grands projets.
Sans ce cadre, nous rencontrerions certainement des difficultés à faire travailler les entreprises sur ces grands projets et à poursuivre l'énorme chantier de construction de logements souhaités.
Par ailleurs, nous avons rencontré tous les conseils municipaux de l'ensemble du territoire. Je me suis rendu personnellement à la rencontre des élus, des acteurs et de la population, laquelle a été invitée à s'exprimer.
Nous utilisons également les moyens modernes de communication et disposons d'un site internet qui nous permet de recueillir les avis, souhaits et propositions des habitants des archipels.
Nous avons ainsi obtenu l'unanimité des votes de l'Assemblée au sujet de notre schéma d'aménagement. Nous espérons que notre politique publique de l'habitat aura le même succès.
Nous constatons clairement une hausse des prix à la construction du mètre carré. Cette évolution s'explique notamment par les nombreux investissements spéculatifs que réalise la population locale, voire nationale. La part des logements ainsi acquis est estimée à 20 % des logements construits.
L'augmentation des loyers provoque une flambée des prix d'accès au logement et les entreprises bénéficient de cette politique inflationniste. Les coûts à l'importation évoluent peu. Les augmentations relatives des indices de la construction et des prix à la consommation confirment l'aspect spéculatif des investissements.
C'est pourquoi notre politique publique de l'habitat s'inscrit dans une logique de régulation, particulièrement dans le secteur du logement intermédiaire.
Mme Victoire Jasmin. - J'aimerais savoir si vous disposez sur place de tous les matériaux nécessaires pour le plan que vous allez mettre en oeuvre. Si, au contraire, vous en importez, j'aimerais connaître la part que représentent ces coûts dans les frais d'approvisionnement.
M. Jean-Christophe Bouissou. - Nous importons la majorité des matériaux de construction - ciment, bois - que nous transformons localement.
Grâce au soutien du programme PACTE, nous avons étudié la filière bois qui n'a pas été exploitée jusqu'à présent. Elle nous intéresse particulièrement, car il existe un gisement important de pins des Caraïbes dans trois archipels - Îles Marquises, Îles sous-le-vent et Îles Australes. Ce bois est susceptible de satisfaire aux conditions de construction de logements en habitat dispersé.
L'utilisation de ce bois, ancienne en Polynésie française, éviterait d'importer 30 à 40 % des besoins en bois depuis les États-Unis, la Nouvelle-Zélande ou l'Australie.
Nous avons intégré la filière bois locale à nos achats dans nos récents appels d'offres. Je rappelle que 45 à 50 millions d'euros sont consacrés chaque année à la construction de 400 à 500 logements. La place du bois au niveau de la structure et des coûts est donc importante.
Mme Victoire Jasmin. - J'aimerais aborder le risque assurantiel. Je m'interroge particulièrement sur les coûts d'assurance, compte tenu de la réticence éventuelle de certains assureurs et de l'existence de normes relatives aux risques naturels majeurs.
M. Jean-Christophe Bouissou. - En Polynésie française, nous avons des droits et taxes à l'importation, que nous avons très largement fait baisser depuis l'instauration de la taxe sur la valeur ajoutée. Nous avons encore des droits de douane et quelques taxes sur des produits qui concurrencent les produits que nous souhaitons développer localement.
Par ailleurs, nous disposons d'éléments éclairés issus des analyses réalisées sur le traitement du bois. La certification du bois et de son traitement reste à confirmer par une norme.
Nous n'avons pas beaucoup évolué sur la question de l'assurance décennale en Polynésie française. La loi Spinetta a été rendue applicable et étendue en Polynésie française. Pourtant, les entreprises, qui sont tenues de justifier d'une garantie décennale, ne sont pas systématiquement couvertes par les compagnies d'assurance en cas de sinistre. Le deuxième volet de cette loi doit donc encore être appliqué en Polynésie.
M. Stéphane Artano, président. - La mise en place d'une filière bois sur votre territoire repose sur un processus de certification de ce bois, pour respecter les normes de construction notamment. Le hasard a voulu que la délégation sénatoriale auditionne ce matin l'Agence Qualité Construction et Qualitel qui sont des organismes de certification. Pour certifier les matériaux issus de la filière que vous allez mettre en place, solliciterez-vous des entités nationales qui existent déjà ou disposez-vous d'un processus de certification propre à votre territoire ?
Par ailleurs, pour avoir accès à des opérateurs nationaux de type Action Logement, pensez-vous qu'il vous faudra trouver un véhicule législatif qui permette de contourner ou de régler le sujet de la cotisation des entreprises de votre territoire à Action Logement ?
M. Jean-Christophe Bouissou. - Je vous propose qu'Emmanuelle Thénot, directrice de la délégation à l'habitat et à la ville, réponde aux questions relatives à la certification.
Mme Emmanuelle Thénot, directrice de la délégation à l'habitat et à la ville. - Je suis très honorée de participer à cette réunion qui concerne la politique de l'habitat en Polynésie.
Le ministère de l'agriculture et la direction de l'habitat et de la ville ont travaillé conjointement sur les normes de construction en bois local. Depuis deux ans, le pin des Caraïbes est certifié pour être du bois de structure.
Un corpus réglementaire sur la qualité de la construction, un code de la construction et un code de l'habitation locale sont en cours de développement. L'Agence qualité construction (AQC) assure également le secrétariat du projet PACTE. Dans ce cadre, elle suit le projet que nous avons mené sur la filière construction en bois local. Elle sera invitée en juin à participer à un séminaire de restitution de l'ensemble de nos réflexions sur la filière construction en bois local.
Par ailleurs, les premiers pilotis sur l'eau en bois ont été réalisés en Polynésie française à l'occasion d'un projet hôtelier. Certains assureurs seraient certainement enclins à travailler sur des projets atypiques.
M. Jean-Christophe Bouissou. - J'ai ouvert un débat local avec nos partenaires sociaux - fédérations des entreprises et syndicats de salariés - pour aborder la cotisation patronale au 1 % logement constituant le Fonds de solidarité habitat (FSH), laquelle a disparu en 2006 au profit des politiques familiales.
65 % des salariés des entreprises polynésiennes bénéficient des politiques publiques de l'habitat. Restaurer cette cotisation permettrait d'apporter notre contribution à Action Logement et de bénéficier des lignes de crédit - subventions, prêts.
Nous dépensons chaque année cent millions d'euros pour financer les constructions de logement. Un emprunt de 40 milliards de francs Pacifique sur 40 ans engendre un remboursement annuel d'un milliard. L'effet de levier est extraordinaire. Nous souhaitons en bénéficier en Polynésie.
Il sera certainement nécessaire de réfléchir sur le plan réglementaire ou de légiférer, car la définition de notre politique en matière de cotisations patronales et salariales relève de nos instances locales. L'accompagnement de l'État français est sans doute aussi à envisager.
Mme Micheline Jacques, rapporteure. - Lors de diverses auditions auxquelles nous avons assisté, la faible disponibilité du foncier a été évoquée. Par ailleurs, les dispositifs en place induisent une inadéquation entre les projets et l'aménagement du foncier. Comment le foncier est-il organisé en Polynésie ? En particulier, des lois coutumières interviennent-elles dans son organisation ?
M. Jean-Christophe Bouissou. - D'une manière générale, le foncier est problématique en Polynésie française en raison de l'application du code de la propriété et du code civil. En cent ans, ils n'ont pas permis à l'ensemble de propriétaires terriens polynésiens de procéder aux déclarations de propriété.
Toute la population ne connaît pas cette situation. Néanmoins, une part importante du foncier - vallées entières, pans de montagnes, îles - se trouve gelée par les problèmes d'indivision. Aux Marquises, le pays et les Églises catholique et protestante sont propriétaires d'importants ensembles fonciers qui leur ont été vendus. Ce sujet est particulièrement actuel sur les îles Actéon situées à l'est de l'archipel de Tuamotu.
La difficulté majeure sur le foncier est de pouvoir discuter des modalités d'aménagement et de développement avec des interlocuteurs identifiés. Mais pour certains, cet inconvénient permet d'éviter la dispersion des terrains et leur vente à l'étranger ou à des acquéreurs qui en empêcheraient une utilisation future.
Notre démarche vise donc à aménager cette indivision. Notre ministre des affaires foncières, Tearii Alpha, présentera prochainement un schéma directeur relatif au foncier et à l'élaboration d'un cap conventionnel avec les propriétaires fonciers polynésiens.
Le statut de la Polynésie française prévoit que les terres en déshérence reviennent au pays. Les terres qui n'ont pas été revendiquées sont confiées au pays au travers des « terres présumées domaniales ».
Au niveau de la direction des affaires foncières, le « sommier des biens » de la Polynésie française recense l'ensemble des propriétés appartenant au pays, qu'elles soient publiques ou privées. Nos programmes de construction sont élaborés en fonction de ce « sommier des biens ».
En outre, nous ambitionnons de procéder à des redistributions de terres archipélagiques pour permettre le maintien des familles polynésiennes qui souhaitent y poursuivre leurs activités.
Enfin, un aménageur pourrait travailler sur la préparation ou l'aménagement du foncier dans le cadre de diverses politiques publiques - construction de logements sociaux et intermédiaires, mise à disposition du foncier, développement économique, hôtellerie, environnement.
Nos opérateurs souhaitent également que nous procédions suffisamment tôt à des acquisitions foncières pour en disposer dans le cadre de nos opérations d'aménagement - programme de rénovation urbaine notamment.
Plusieurs communes et quartiers nécessitent une intervention pour être désenclavés et sortir de l'habitat indigne. Aussi, nous avons besoin d'acquérir des terrains dans les zones concernées pour procéder à des opérations de relogements provisoires.
Dans ce cadre, des financements importants sont nécessaires, ainsi qu'un aménageur capable de réaliser un travail concret de discussion avec les propriétaires et de production d'aménagements dès la réalisation des PRU (plans de rénovation urbaine).
M. Teva Rohfritsch. - Je remercie M. Jean-Christophe Bouissou pour son exposé complet de la situation.
Je rappelle que la Polynésie française se caractérise par une surface équivalente à celle de l'Europe, répartie en 78 îles et abritant 277 000 habitants - dont 80 % vivent sur l'île de Tahiti - et un vaste espace maritime.
Ses défis sont donc immenses en matière d'aménagement, d'équipement du territoire, de transports, de continuité territoriale interne, de développement économique, mais aussi en matière de logement.
Parallèlement, ses moyens sont restreints. L'Office public de l'habitat agit dans tous les champs d'intervention qui touchent au logement : la lutte contre le logement indigne, le développement du parc locatif social, la viabilisation de parcelles en vue de la location-vente, l'accession directe à l'habitat et la création de cités de transit.
De nombreuses mesures ont été initiées ces dernières années sous l'impulsion de Jean-Christophe Bouissou et du gouvernement d'Édouard Fritch. Néanmoins, trois éléments saillants subsistent.
L'enjeu foncier d'abord. Nous vivons sur des bandes côtières réduites, en particulier sur nos îles hautes. Aux îles Tuamotu, le point culminant s'élève à deux mètres au-dessus du niveau de la mer. L'acquisition de nouveaux espaces destinés à l'aménagement en vue du logement s'envisage donc sur les terres de montagne. Cependant, la constitution de réserves foncières se heurte aux problématiques d'indivision soulevées par Jean-Christophe Bouissou.
Par ailleurs, l'introduction tardive du Code civil en Polynésie engendre des difficultés d'interprétation, d'intégration des pratiques culturelles précédentes - notamment des « tomites » - et de gestion spatiotemporelle communautaire.
Le pays a institué, au fur et à mesure de ses évolutions statutaires, « les terres présumées domaniales » dont les propriétaires ne sont pas systématiquement recensés et peuvent encore faire valoir leurs droits au moyen d'actes particulièrement anciens.
L'enjeu de réserve foncière est immanent, car il n'est pas possible de construire sans foncier. Il est d'autant plus criant que les disponibilités sont réduites et que les problèmes d'indivision et de clarification du foncier subsistent.
Cet enjeu est également financier, car les demandes d'usage se concentrent sur du foncier rare. L'opérateur public unique est donc confronté à des coûts d'acquisition importants.
L'aménagement ensuite. Ces trois dernières années, Jean-Christophe Bouissou et le gouvernement polynésien ont déployé de nombreux partenariats techniques avec les agences d'urbanisme en métropole et des opérateurs pour disposer d'outils.
Le partenariat national avec la métropole est précieux. Nous gagnerions à encourager le développement des partenariats entre nos régions insulaires, car d'autres territoires ultramarins ont également développé de bonnes pratiques.
L'ensemblier qu'évoquait M. Jean-Christophe Bouissou apparaît stratégique dans ce contexte. La Nouvelle-Calédonie a développé des savoir-faire en matière d'aménagement du foncier, sur lesquels il semble opportun de capitaliser.
L'enjeu financier, enfin. Le pays est autonome et a sa propre fiscalité. L'insuffisance de moyens d'intervention divers a conduit le pays à financer le budget d'investissement. Cent millions d'euros annuels y sont ainsi consacrés depuis quelques années.
Le pays n'a jamais dégagé autant de moyens en faveur du logement, car les besoins sont criants et nous ne disposons pas d'opérateurs nationaux qui nous permettent d'asseoir financièrement la stratégie développée selon un schéma d'aménagement général et des PRU.
Il apparaît primordial que la Caisse des dépôts et consignations puisse soutenir l'opérateur sur une longue durée afin que le logement ne soit pas financé uniquement par le budget d'investissement de la collectivité.
Le contrat de développement et de transformation, qui fait suite au contrat de projet, introduit une quote-part prise en charge par l'État. La fiche technique de ce contrat, validé récemment par l'Assemblée de Polynésie française, semble complète et synthétique dans sa partie traitant de la politique de logement. Elle apporte notamment des éléments nécessaires à la bonne compréhension des enjeux actuels sur lesquels nous pourrions insister dans notre rapport.
Par ailleurs, le sujet plus général du rapport à l'autonomie mérite d'être étudié. Le droit à la différenciation est évoqué par beaucoup de nos collectivités territoriales. Il a du sens dans les territoires d'outre-mer en raison de leur éloignement, de leurs caractéristiques géographiques distinctes, de leur histoire et de leur culture.
Les Polynésiens ont obtenu ce droit à la différenciation au travers d'un statut d'autonomie. Ce droit ne saurait néanmoins évoluer vers une déresponsabilisation.
Il me semble en effet que la lutte contre l'habitat indigne mérite d'être davantage soutenue par le budget de l'État, même si le principe de subsidiarité prévoit que les Polynésiens assument le maximum de responsabilités. L'État doit intervenir aux côtés de ces citoyens français qui ont actuellement un besoin criant de logement.
Au-delà des emprunts à solliciter auprès de la Caisse des dépôts et consignations dans le cadre de la mission outre-mer du projet de loi de finances et malgré l'autonomie institutionnelle de la Polynésie, nous pourrions consacrer davantage de moyens pour aider directement au rétablissement de la dignité par le logement de citoyens français.
Je souhaite enfin souligner l'enjeu technique de la création de cet habitat. L'habitat collectif apparaît relativement peu développé, car le Polynésien est particulièrement attaché à sa terre.
La politique du gouvernement, qui consiste à permettre aux familles de conserver un lien ancestral avec le foncier - posséder une maison, cultiver sa terre, est coûteuse et contrainte.
La Polynésie française a développé des fare (maisons sur pilotis sur terre) aux normes anticycloniques qui ont résisté à de nombreux vents forts. Elle fait figure de modèle en matière de construction, car elle a envoyé des kits chez ses voisins du Pacifique lorsqu'ils ont subi des épisodes cycloniques.
L'État pourrait notamment soutenir la construction et le déploiement dans la région Pacifique de ces kits simples à monter et contribuerait ainsi au rayonnement d'un savoir-faire polynésien et français dans les îles du Pacifique et encouragerait ainsi les entrepreneurs locaux.
Nous faisons notre maximum pour atteindre les objectifs visant à faire vivre dignement nos familles. Je remercie la Délégation sénatoriale aux outre-mer de s'intéresser aussi au logement en Polynésie française, et de ne pas considérer la barrière statutaire comme un obstacle.
M. Stéphane Artano, président. - Une table ronde passionnante traitant des questions institutionnelles outre-mer s'est tenue récemment au Sénat. La délégation souhaite poursuivre les discussions sur ce thème. La commission des lois s'est d'ailleurs engagée à mettre en place un groupe de travail sur ce sujet d'actualité.
Il peut y avoir des passerelles entre les territoires, y compris sur les questions statutaires. J'ai présidé un territoire fiscalement autonome et constaté que l'autonomie n'est pas synonyme d'indépendance. La France doit continuer à soutenir nos territoires, y compris quand ils disposent d'une autonomie fiscale ou législative, dans certains domaines de compétences, et leur permettre de se projeter dans leur région. L'insertion régionale, même à quelques milliers de kilomètres, détermine le positionnement géopolitique de la France et mérite à ce titre des actions particulières.
Comment le plan de relance est-il appréhendé par la Polynésie française ? Certaines actions sont-elles entreprises en matière de logement ?
M. Jean-Christophe Bouissou. - Je vous remercie pour vos questions, et je remercie le sénateur Teva Rohfritsch pour son intervention.
Les Polynésiens, les jeunes couples et les familles notamment, souhaitent aujourd'hui posséder un terrain pour y construire leur maison et le cultiver, mais aussi habiter à proximité de leur lieu de travail. C'est pourquoi notre approche en matière d'habitat prend également en compte les services publics. Le développement de transports en commun faciliterait la vie des familles.
Par ailleurs, nous bénéficions de deux plans de relance :
- Le plan de relance polynésien répond à la crise sanitaire. La place du logement, du bâtiment et des travaux publics y est prépondérante ;
- Le plan de relance de L'État accompagne notre volonté de lutter contre l'habitat indigne. Dans ce cadre, nous avons d'ores et déjà engagé des opérations cofinancées par l'État. À titre d'exemple, des populations se sont établies à proximité de l'aéroport de Tahiti-Faa'a depuis plusieurs décennies. Leur sécurité est menacée par la proximité des avions. Certains quartiers nécessitent donc une intervention forte. La restauration d'un habitat digne pour ces familles requiert des opérations très onéreuses qui nécessitent que le pays soit accompagné. L'habitat indigne occupe une place très importante dans la collaboration que nous devons mener.
M. Teva Rohfritsch. - J'ai en effet évoqué la barrière statutaire, car elle paraît parfois insurmontable. À ce jour, seules des opérations de réhabilitation des bâtiments de l'État figurent dans le plan de relance pour la Polynésie française.
Le prêt consenti à la Polynésie et garanti par l'État couvre les coûts engendrés par la crise sanitaire - acquisition de masques et matériels médicaux, financement des dispositifs de lutte contre le virus, baisse des recettes du pays, soutien aux entreprises et aux salariés mis en place par la Polynésie. L'État nous a également rendus éligibles au fonds de solidarité nationale et au Prêt garanti par l'État (PGE), mais nous n'avons pas accès à tous les dispositifs qui existent en métropole. Les mesures de relance doivent être financées par le prêt accordé ou par un prêt supplémentaire.
Nous avons réagi assez vivement sur ce sujet, car nous sommes contraints de réaliser cet effort de relance en raison d'une pandémie mondiale. Nos économies, lesquelles reposent sur le tourisme, sont à l'arrêt total. En Polynésie, nous n'avons pas accès au chômage partiel. Aucune caisse de chômage n'a été mise en place. La Polynésie française finance sur son budget direct des mesures d'amortisseur social.
Je regrette que le plan de relance ne propose pas d'extensions particulières en raison de ces différences statutaires. Je déplore que des enveloppes exceptionnelles et temporaires n'aient pas été dégagées, notamment pour financer la politique structurante du logement, car elle est pourvoyeuse d'emplois.
Le prêt garanti par l'État que nous a octroyé l'Agence française de développement permet à la Polynésie de faire face à ses grands défis. Néanmoins, le plan de relance national concerne principalement les bâtiments de l'État, qui représentent peu au regard des enjeux touristiques.
Je souhaite construire un rapport des outre-mer à la République qui n'est pas systématiquement juridico-comptable, car nous sommes tous citoyens français.
M. Stéphane Artano, président. - Vos préoccupations sont souvent partagées par l'ensemble de vos collègues.
Monsieur le Ministre, nous sommes intéressés par les compléments que vous jugerez utile d'apporter à votre présentation et nous vous remercions des éléments que vous nous avez communiqués.
Je loue la manière dont vous avez construit le processus d'élaboration de cette politique publique de l'habitat « 2021-2030 » qui m'intéresse à titre personnel, car nous réfléchissions au même sujet sur le territoire de Saint-Pierre-et-Miquelon. Je rejoins mon collègue M. Teva Rohfritsch lorsqu'il évoque des passerelles en matière de méthodologie de travail et de déploiement sur les territoires des politiques d'aménagement et d'habitat.
Les tables rondes organisées par la délégation attiseront probablement la curiosité de certains territoires au sujet des processus et idées que vous avez mis en application.
Monsieur le Ministre, je vous remercie vivement et vous propose de conclure.
M. Jean-Christophe Bouissou. - Je vous remercie de m'avoir permis de contribuer à cette réflexion fort utile pour nos populations et nos collectivités.
Nous avons réfléchi à l'ensemble des problématiques relatives à notre développement économique et social et à la reconnaissance de nos particularités, de notre culture et de nos langues. Nous avons compris que notre législation ne nous permet plus de mener une politique de la main tendue.
En revanche, l'accompagnement de l'État demeure important. C'est pourquoi nous veillons à répondre aux exigences de nos populations et aux enjeux actuels le temps que ces politiques publiques se mettent en place.
Nous démontrons notre volonté de résoudre nos problématiques de vascularité et de développement dans une région très éloignée de France en sollicitant également l'accompagnement de l'État.
Il s'avère nécessaire que l'État affirme sa présence dans nos collectivités, notamment en Polynésie dont l'espace maritime pourrait servir la France dans ses projets futurs. Nous pourrions construire un partenariat.
Mes collègues et moi-même vous remercions, car nous sommes très heureux d'avoir participé à votre réflexion.